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Robert Cresswell

Le geste manuel associé au langageIn: Langages, 3e année, n°10, 1968. Pratiques et langages gestuels. pp. 119-127.

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Cresswell Robert. Le geste manuel associé au langage. In: Langages, 3e année, n°10, 1968. Pratiques et langages gestuels.pp. 119-127.

doi : 10.3406/lgge.1968.2555

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1968_num_3_10_2555

ROBERT GRESSWELL

LE GESTE MANUEL ASSOCIÉ AU LANGAGE

L'un des traits caractéristiques du langage humain est le mouvement corporel continuel qui accompagne presque partout l'effort de communication verbale. Parmi les composants de ce comportement la gesticulation manuelle est celui qui traduit le mieux, parfois qui trahit, les nuances de la pensée qui s'exprime, voire les structures inconscientes de l'esprit, éventuellement les concepts fondamentaux de la culture dont le langage est un des véhicules. Malheureusement, tout ce domaine si fécond de la signification du comportement corporel reste à peu près inexploré, malgré des suggestions formulées périodiquement par les fondateurs de la science ethnologique 11 et l'un des buts poursuivis dans ces lignes sera d'esquisser un cadre possible pour une étude de la gesticulation, l'autre étant de rendre compte des résultats d'une enquête sur les gestes manuels associés au langage en milieu français.

De façon précise qu'entend-on par geste manuel associé au langage? Un geste manuel comprend toute position et tout mouvement de la main qui nécessite une tension musculaire. Le bras doit être accessoirement pris en considération pour des raisons évidentes. Le geste doit accompagner une communication verbale, ce qui exclut les langues manuelles, secrètes ou ouvertes, et les signes purement conventionnels.

Insister sur ces définitions peut paraître relever d'un scientisme par trop pointilleux, mais en fait découle du caractère très arbitraire de la division que l'on opère ainsi dans le domaine de la signification. En ce qui concerne l'aspect physique du geste pourquoi, en effet, exclure le haussement d'épaules qui accompagne, ou remplace, les phrases indiquant l'indifférence ou l'ignorance? Ou, encore, pourquoi ne pas rendre compte du hochement de tête qui signifie la négation dans les pays arabes? Ou,

1. Cf. parmi d'autres : Gushing (1892); Mauss (1936); et Lévi-Strauss, qui démontre que l'étude des. techniques corporelles « apporterait des informations d'une richesse insoupçonnée sur des migrations, des contacts culturels ou des emprunts qui se situent dans un passé reculé... » (1950, p. xiv). L'un des rares travaux est celui d'Efron (1941) qui démontre définitivement que la race seule ne joue aucun rôle dans la gesticulation, et que le milieu socioculturel est un facteur très important.

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enfin, comment justifier l'exclusion de la mimique faciale très expressive qui consiste à avancer la tête, lever les sourcils, et abaisser les coins des lèvres pour signifier le doute en milieu français? En fait, le haussement d'épaules peut être considéré comme un prolongement de mouvement de mains, ou comme l'abrègement d'un geste plus ample comprenant un mouvement de mains, mais qui s'accomplit souvent sans l'usage de la parole, et a acquis, donc, une certaine valeur de signe conventionnel. De même le hochement de tête du Moyen-Orient est un signe conventionnel, intéressant en tant que signifiant, mais n'ayant pas besoin du support du langage pour être signifié. La mimique faciale participe à la fois du caractère du geste abrégé, en toute probabilité, et certainement de celui de signe conventionnel.

Par ailleurs, si l'on exclut les signes conventionnels, si l'on restreint le comportement à étudier à celui qui accompagne la parole, en excluant celui qui se substitue à elle, la raison en relève de l'orientation à donner au travail plus que d'une distinction substantive entre les deux comportements. En effet, les signes conventionnels sont d'un degré plus éloignés des structures et concepts que l'on cherche à élucider que le geste associé au langage. Par exemple, avancer l'index et l'auriculaire, les autres doigts repliés, pour parer le mauvais œil, ou encore porter la main ainsi pliée à son front pour ridiculiser un cocu, sont des gestes qui nous renseignent sur le symbolisme d'une société, mais qui sont stéréotypés au niveau de l'effort de communication. S'il est exact que ce geste symbolise le bélier sacrifié contre le mauvais œil, l'intérêt d'une recherche résidérait dans la découverte des rapports censés exister entre le bélier et le mauvais œil, ou dans l'élucidation des raisons pour lesquelles on affuble de cornes un homme trompé, mais le geste même n'est que la réponse sanctionnée par la culture à une situation donnée, et nous livre en premier lieu un enseignement historique, là où le geste « libre » nous introduit immédiatement dans le monde des métaphores et symboles sociaux. En d'autres termes, le choix intervient au niveau de l'évaluation de la situation et non pas au niveau du geste. Cette évaluation ne concerne donc pas l'effort de communication verbale qui est le domaine qui nous intéresse.

Nous pouvons visualiser plusieurs grandes zones d'intérêt. Premièrement, un secteur où le corps exprime par l'attitude adoptée, ou par une position dans l'espace physique, un état intérieur ou une situation dans l'espace « social ». Être assis ou debout, assumer un masque fier ou servile, paraître triste ou joyeux, sont, avec des significations qui diffèrent selon la culture, autant d'efforts de communication, soit pour exprimer un rapport social, soit pour le créer, soit pour distiller une ambiance psychologique. Deuxièmement, un secteur où nous retrouvons le geste manuel associé au langage. Ici le véhicule principal de communication est le verbe, mais le geste peut revêtir une valeur sémantique secondaire. Enfin, un secteur où le geste est un signe conventionnel, où il est un signifiant autonome. Entre ces secteurs une zone diffuse où se combinent les éléments

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des trois secteurs précédents et où, par conséquent, tout découpage revêt forcément un aspect arbitraire.

Le domaine d'une étude de gesticulation ainsi délimité, il faut préciser les techniques et concepts de recherche, surtout parce qu'une telle étude se situe au carrefour de trois disciplines classiques : la linguistique, la biologie et l'anthropologie culturelle. Dans un premier temps nous pouvons écarter la biologie, car, bien qu'il existe certainement des rapports entre la motricité de la main, le langage et le dispositif neuromoteur, et bien que l'un des traits qui différencient les primates des autres mammifères soit l'inversion du rapport main-face 2, pour l'instant la biologie ne peut nous aider que pour délimiter l'espèce humaine sans pouvoir cerner les groupes culturels. En ce qui concerne les techniques d'analyse des deux autres disciplines, il faut éviter, tout au moins dans l'état actuel de la recherche, l'emploi de concepts spécifiques de la linguistique, tels que phonèmes et morphèmes (sans toutefois préjuger de leur usage éventuel), ou des clivages et des catégories de l'anthropologie culturelle, tels que sacré et profane, voire tels que technologie et sociologie. Par exemple, le fait qu'un prêtre fait le signe de la croix en pronation avec sa paume tournée vers l'extérieur et non pas en supination, position musculairement plus détendue, possède une signification qui dépasse le pur symbole religieux.

En ce qui concerne les techniques pratiques de l'enquête, il faut évidemment utiliser les moyens les plus appropriés : photographies, observation directe, cinéma, etc., mais il faut éviter à ce stade de l'étude une minutie trompeuse. Avant d'avoir pénétré plus avant dans ce domaine, chercher la signification des différences de quelques centimètres dans les mouvements de mains (bien qu'il faille les fixer dès maintenant photo- graphiquement ou par toute autre méthode) équivaut à chercher à nommer l'espèce avant d'avoir déterminé les catactéristiques du genre.

Ayant suggéré les écueils possibles, nous devons maintenant esquisser les grands domaines que doit traiter un travail sur la gesticulation associée au langage. Sans préjuger d'autres préoccupations, une telle étude doit pouvoir au moins répondre aux questions concernant les origines et les raisons d'existence d'un geste, et ses fonctions psychologiques, culturelles et sociales. Et ceci en traitant le geste comme une expression culturelle parmi d'autres, et surtout comme une traduction des structures profondes et des concepts mentaux inconscients et fondamentaux.

La plupart de ces considérations trouvent leur source dans une étude faite en 1950-1952 sur le geste associé au langage en France. Un certain nombre, d'ailleurs, faisaient déjà partie des hypothèses de départ. Cette étude se déroula en deux temps. La première année, à partir d'hypothèses très générales, furent menées de front une observation directe de la gesticulation et une recherche bibliographique 3.

2. Leroi-Gourhan, 1965, p. 38. 3. La bibliographie établie contient environ 250 titres. Efron (1941) indique

une compilation de plus de 1 000 titres qu'il a fait sur ce sujet.

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Les hypothèses principales étaient au nombre de cinq : les gestes associés au langage ne sont pas variés à l'infini; il existe un fonds gestuel propre à chaque culture; il est possible, sans imposer une fausse grille à la réalité, de séparer les observations en gestes rythmiques et gestes descriptifs (gestes qui rythment un discours par un même mouvement répété, ni la forme ni le mouvement de la main ou des mains ne décrivant spatialement un objet tangible; et gestes qui décrivent un objet); il existe une corrélation entre la sous-culture, ou le groupe social, et le geste; et enfin, les données les plus fructueuses se dégageront de l'étude du symbolisme utilisé.

La fiche d'observation comprend dix catégories. 1. Le nom (éventuellement), l'âge, et le numéro de référence de

l'individu observé. 2. Le numéro de référence du geste. 3. Le caractère public ou non public du discours. (Un discours

public est unilatéral, les autres discours sont bi- ou multilatéraux).

4. Le lieu d'observation. 5. La strate socio-économique (si possible celui de naissance aussi)

et les professions de l'orateur. 6. Le texte du discours qu'accompagne le geste. 7. Le geste (les mouvements dans les trois dimensions sont notés,

la forme des mains au début, pendant et à la fin du geste, etc).. 8. Le dynamique du geste — accéléré ou ralenti, forte ou piano?

crescendo ou diminuendo, vite ou lent, tendu ou lâche. 9. La catégorie du geste — rythmique, description exacte, des

cription symbolique (cf. infra). 10. Idéologie — la pensée ou l'arrière-pensée décrite (cf. infra).

Les recherches historiques firent ressortir que le degré de gesticulation que l'on rencontre associé à une langue n'est pas forcément un trait immuable. Pour ne citer que deux exemples, les commentateurs de la vie anglaise au xvme siècle et pendant la première moitié du xixe, notèrent» souvent en la désapprouvant, la tendance prononcée des Anglais de gesticuler en parlant 4. Pourtant, à la fin du siècle dernier, le manque de gesticulation était devenu l'une des expressions d'un flegme considéré comme trait essentiel du stéréotype culturel. D'un autre côté, à la fin du xvie siècle, des plaintes s'élevèrent en France contre la « mauvaise » influence des Italiens qui apprenaient aux Français à gesticuler 5.

Ces constatations, parmi d'autres, mènent à formuler l'hypothèse qu'il existe une certaine corrélation entre le degré de gesticulation et le degré d'agitation sociale d'une époque historique, bien qu'il soit diffi-

4. Cf. Hogarth (1753), Addison (1712), The Guardian (1713) et pour la fin du siècle dernier, The Habits of good Society.

5. Par exemple, Estienne (1578). Et à la fin du xviie le Dictionnaire de l'Académie française (1694) donnait : « gesticuler : faire trop de gestes en parlant ».

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cile d'établir les critères objectifs permettant de caractériser comme stable ou instable une époque de l'histoire. Les autres résultats de ce premier travail indiquèrent les lignes de recherche suivantes : il ne paraissait pas y avoir de corrélations très significatives entre milieu socio-culturel et geste ou, plus exactement, le fonds gestuel de la culture au niveau national paraissait très important et la différenciation entre sous-groupes culturels, sociaux ou techniques s'établissait surtout à travers le geste rythmique, sans, toutefois, caractériser celui-ci; il y avait moins de variations que prévues dans le geste descriptif, en d'autres termes il semblait y avoir un choix limité de formes se prêtant à une description manuelle; il y avait une hiérarchie dans le geste, le geste rythmique étant le premier utilisé; et, enfin, l'emploi des deux mains semblait lié au geste descriptif.

Ces conclusions tentatives ayant été ajoutées aux premières hypothèses de travail, une deuxième série d'observations fut recueillie, aboutissant à la notation de quelque 600 gestes faits par 190 personnes. Ces chiffres ne sont pas une mesure de la gesticulation car chaque geste ne fut noté qu'une seule fois, et seulement quelques exemples de gestes de description pure accompagnant une référence verbale à un objet tangible furent notés. Ajoutons que quelques sondages de mesure furent faits et les résultats suggéraient une moyenne de 2-3 gestes par minute de discours, dont deux tiers de gestes rythmiques.

Parallèlement à ces observations, une recherche fut entreprise à travers les documents écrits dans le but d'élucider les concepts recouverts par les mots « geste » et « gesticuler » dans différentes langues. De nouveau comme pour le domaine de l'Histoire, on ne peut que suggérer des lignes de recherche intéressantes. Par exemple, les Grecs anciens distinguaient entre les mouvements de la main (chëiros kinësis — mais chëir peut indiquer encore au ne siècle après J.-C. le bras tout entier), le mouvement de la tête (nëuma), le jeu théâtral (upokrisis), etc. 6. Par contre, les Romains utilisaient une seule série de signifiants pour plusieurs concepts. Nous trouvons, en tant que dérivés de gero, gestus : manière de se tenir, port, attitude, geste; gesticulor et gesticulus : gesticuler, mimer, danser; et gesta : exploits 7. Au départ, donc, une seule notion un peu statique : l'attitude corporelle; l'idée de geste se développe dans la langue latine, et dans certaines langues qui en dérivent, pour se présenter aujourd'hui sous deux aspects : un mouvement du corps ou du bras (geste, gesture)* avec un verbe adéquat (gesticuler, gesticulate); et une action où la notion de mouvement du corps est absente ou très estompée (gestes, gesture 8).

Après ce qui sont, en somme, des attitudes analytiques (grec) et synthétique (latin) envers l'idée de geste, prenons l'exemple d'une attitude purement descriptive : l'arabe. Un geste est un mouvement (f\ara-

6. Sophocles (1870), Pillon (1847), Courtaud-Divernéresse. 7. Ernout et Meillet (1932). 8. En anglais un gesture est un significant movement of limb or body (The Concise

Oxford Dictionary, 1940).

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kat), et gesticuler, c'est simplement multiplier (kattara) les mouvements. Harakat porte une nuance qui peut laisser sous-entendre quelque chose qui informe ou qui indique, car le mot signifie aussi les marques de voyelle (particulièrement informateur dans cette langue), de même que : trouble, agitation. Remarquons qu'agitation n'est pas une notion péjorative, car une autre racine (ramuz), qui peut vouloir dire : être agité ou faire des gestes, signifie aussi être intelligent ou de race noble. En dialecte syrien subar signifie : faire des gestes avec la main ouverte en parlant, de même que : couper en tranches, se vanter, revendiquer; et èabber signifie : gesticuler en parlant, se vanter, réclamer. Ces mots dérivent de Sabar en littéraire, où il signifie : mesurer à l'empan, s'approcher en combat.

Mais cette recherche diachronique, qui consisterait à comparer l'évolution de la notion de geste à la gesticulation associée à la langue, reste à faire. Et il faudrait poursuivre en même temps une recherche synchro- nique pour construire les ensembles et constellations d'oppositions où prennent place les signifiants de « geste » et « gesticuler ».

Le classement des 600 gestes présenta un certain problème. En effet, après avoir réduit l'ensemble à 493 gestes pour le rendre plus homogène, en éliminant les gestes de paysans et ceux dont l'association linguistique était insuffisante, il fut possible de classer le reste en 15 catégories deposition initiale de la main, dont seulement 17 gestes dans la catégorie : divers. Par contre, en ce qui concerne le mouvement de la main, ou des mains, pendant le geste, tout classement morphologique s'avéra impossible. Il y eut autant de catégories que de gestes à classer 9. Il fallut donc chercher un classement lexical, et pour cela il fallut procéder à l'expansion des deux termes des hypothèses de travail : gestes rythmiques et gestes descriptifs.

L'étude des rapports entre l'association verbale et le geste permit l'élaboration des catégories suivantes, qui se rangent sur une sorte d'échelle allant du geste rythmique aux signes conventionnels. Le pur geste rythmique — tous les autres peuvent éventuellement rythmer — part en général d'une position de main simple. 77 % des gestes rythmiques (n = 182) se rangent dans six catégories de position initiale.

Vient ensuite la première catégorie des gestes descriptifs où le mouvement de la main exprime un symbole de l'arrière-pensée. Par exemple, un moniteur d'éducation physique dit : « ...qui ont des tempéraments différents... », en parlant des différences entre certains hommes, et accompagna sa phrase avec un geste qui signifie : mince et effilé. Le contexte général du discours, et une gesticulation antérieure, rendirent évident qu'il décrivait un coureur. Il y a donc une double symbolisation; d'abord pour traduire tempérament par coureur, et ensuite pour rendre gestuellement l'un des traits d'un coureur.

Viennent ensuite deux catégories assez proches, mais qu'il semble

9. Ce qui n'exclut pas forcément une telle catégorisation à partir d'un ensemble plus important de gestes.

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important de garder distinctes. En premier lieu, les gestes qui traduisent directement l'arrière-pensée. On dit : « ...ça marchait... », et la main décrit un mouvement de rotation. L'association verbale traduit directement l'idée de bien, mais la main symbolise cette idée par une autre métaphore, « ça tourne rond ». Deuxièmement, les gestes qui symbolisent directement la phrase. On prononce : « ...dans cette société... », et les mains dessinent une sphère, une globalité 10.

Suit la catégorie de gestes de description exacte, qui comporte deux modalités. Soit le gesticulateur fournit un supplément d'information à son interlocuteur, tel celui par exemple qui accompagne la description d'un instrument compliqué avec des esquisses spatiales tracées par ses mains. Soit le gesticulateur dessine exactement avec ses mains l'objet dont il parle. La première modalité appartient encore au domaine — celui des cinq catégories que nous venons de décrire — structuralement le plus intéressant, car il peut nous aider à accéder aux structures et concepts socioculturels inconscients, tandis que la deuxième modalité appartient au domaine des gestes qui peuvent se faire sans association verbale.

Dans ce domaine nous trouvons, après la deuxième modalité de gestes de description exacte, la catégorie de tous les gestes qui servent à compter ou à montrer. Chaque culture possède son propre fonds de ce genre de gestes. Pour ne donner qu'un seul exemple, un Américain commence à dénombrer une série quelconque avec l'auriculaire gauche, continuant jusqu'à l'auriculaire droit qui est dix, et, s'il ne touche pas le bout de ses doigts avec l'index, a tendance à replier les doigts sur la paume, celle-ci étant tournée vers lui-même. Un Français commence une série avec le pouce, et déplie ses doigts, la paume tournée vers lui. Un Américain désigne un seul chiffre avec le nombre approprié de doigts, sa paume tournée vers l'extérieur. Le Français fait de même, mais garde sa paume tournée vers lui. Le Mohave commence à compter soit avec le pouce, soit avec l'auriculaire, et indique une quantité comme le Français u. Le Zuni commence à compter avec l'auriculaire de sa main gauche 12, probablement pour des raisons qui dérivent de son système général d'orientation dans l'espace. Les gestes qui servent à montrer accusent tout autant de différences culturelles.

Viennent, enfin, à l'autre bout de l'échelle, tous les gestes qui sont en réalité des signes conventionnels. Les signes pour amener quelqu'un à soi 13, les signes qui écartent les dangers (mauvais œil, etc.), les signes

10. Il n'est peut-être pas inutile de souligner l'extrême prudence à exercer en classant des gestes dans ces catégories. Par exemple, un Arunta (Mallery, 1881, p. 601) demande : « Qui êtes- vous? » à un étranger en faisant osciller sa main devant son visage , la paume vers l'extérieur, l'index en l'air, le pouce et les autres doigts repliés. Il serait facile d'y voir un geste d'interdiction d'avancer sur son territoire avant d'avoir établi le degré de parenté, ce dernier équivalant à une interrogation d'identité.

11. Devereux, 1949, p. 326. 12. Cushing, 1892, p. 308. 13. Cf. le geste arabe, où les doigts tournés vers le sol font un mouvement d'avant

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cachés (par exemple, les doigts croisés pour assurer la bonne chance, ou pour invalider un serment), appartiennent tous à cette catégorie.

Tentons de dégager la signification du geste manuel associé à la langue et de suggérer quelques lignes de recherche, à la lumière des réflexions préliminaires, de l'étude des documents écrits, et des travaux de terrain. En ce qui concerne l'origine du geste qui accompagne la parole, que nous pouvons postuler comme faisant partie intégrante de la langue, et sans chercher à soulever le problème phylogénétique (dans l'ontogenèse, il précède toujours la parole), nous pouvons nous demander si les régions de petites unités ethniques et linguistiques (par exemple le bassin méditerranéen de l'antiquité) n'ont pas favorisé le développement de la gesticulation, à la fois du point de vue de sa fréquence et de son degré de cohérence interne en tant que système.

Mais ce rôle informateur ne peut suffire à expliquer à lui seul la fonction des gestes. Ce problème se pose selon toute vraisemblance au niveau de la structure linguistique. A ce propos, il faut évoquer la notion de langues polysémantiques. Tylor cite plusieurs voyageurs qui notèrent que les Tasmaniens utilisaient des gestes pour étoffer leur langue monosyllabique et en conclut à la pauvreté de langue d'une race sauvage 14. Il est plus probable, si tant est que les Tasmaniens gesticulaient plus que d'autres, que l'économie de structure d'une langue à multiples homonymes, où une seule poésie peut être « décodée » en généalogie, en traité de cosmologie, ou en récit politique15, ait favorisé la création de gestes « modificateurs », d' « adjectifs » manuels. Existe-t-il une corrélation entre les types de langues — mots à plusieurs ou à une seule signification, avec ou sans beaucoup de synonymes, etc. — et les types et les degrés de gesticulation? Chaque langue a son style et son génie propres : le latin et l'esquimau une structure périodique compliquée, l'anglais une fluidité relâchée, le chinois une structure quasi mathématique doublée d'une grande puissance d'évocation 16; il faudrait rechercher les « styles » de gesticulation qui s'y associent.

Quoi qu'il en soit, cette gesticulation est indissolublement liée à la culture; un geste identique, par exemple l'extension et la réunion des bouts des doigts, ceux-ci pointés vers le ciel, pouvant signifier une chose en arabe proche-oriental et une autre en français. Soit parce qu'elle en est l'expression. Que tracer une ligne avec son index sur sa paume gauche signifie : faire un voyage, en mohave, et lire ou écrire en français, se passe de commentaires. Soit parce que cette gesticulation traduit un concept profond de la culture. A Damas, le geste qui accompagne une conversation

en arrière vers celui qui parle, et le geste français qui est le même, sauf que les doigts sont tournés vers le ciel.

14. 1871, p. 162. 15. Ottino, 1966. 16. Sapir, 1921, p. 243.

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sur les chevaux fait monter le cheval par le cavalier 17; chez les Mohave, le cheval assume le rôle actif 18.

En somme, la gesticulation accompagnant la parole peut nous aider à atteindre l'un des buts que Benveniste assigne à la linguistique : « ...éclairer le fonctionnement profond de l'esprit dans ses démarches opératoires 19 ». Et il est aussi probable que notre compréhension du rôle joué par le geste qui accompagne la parole deviendra déplus en plus utile au fur et à mesure qu'augmente l'écart entre notre connaissance du monde réel (les lois et les structures) et nos structures verbales.

RÉFÉRENCES CITÉES :

Addison, J. (1712), The Spectator, n° 407, June 17, 1712. Benveniste, E. (1966), Problèmes de linguistique générale, Paris. Brewer, W. D. (1951), « Patterns of gesture among the Levantine Arabs »,

in American Anthropologist, vol. 53, n° 2. Courtaud-Diverneresse, J. J. (s. d.), Abrégé du dictionnaire français- grec,

6e éd., Paris. Cushing, F. H. (1892), « Manual concepts », in American Anthropologist,

vol. 5, n° 4 (Old series). Devereux, G. (1949), « Some Mohave gestures », in American Anthropolog

ist, vol. 51, n° 2. Efron, D. (1941), Gesture and environment, New York. Ernout, A. et Meillet, A. (1959), Dictionnaire étymologique de la langue

latine, 4e éd., Paris. Estienne, H. (1578), Deux dialogues du nouveau langage françois italianizé

et autrement desguizé... 2 vol., Paris, 1883. Hogarth, W. (1753), The analysis of beauty, London. The Habits of Good Society, London, 1870. Leroi-Gourhan, A. (1965), Le Geste et la parole. Tome II : La Mémoire

et les rythmes, Paris. Lévi-Strauss, C. (1950), « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss »,

in M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris. Mallery, G. (1881), o Sign language among North American Indians », in

1st Annual Report of the Bureau of American Ethnology, Washington. Mauss, M. (1936), « Les Techniques du corps », in Journal de Psychologie,

XXXII, 3-4. Ottino, P. (1966), « Un procédé littéraire malayo-polynésien. De l'ambi

guïté à la pluri-signiflcation », in L'Homme, t. VI, n° 4. Pillon, A. (1847), Synonymes grecs, Paris. Sapir, E. (1921), Language, New York. Sophocles, E. (1870), Greek lexicon of the Roman and Byzantine periods

(from B. C. 146 to A. D. 1100), Boston. Tylor, E. B. (1871), Primitive Culture (Chaps I-X, The Origins of Culture,

Harper Torchbooks, New York, 1958).

17. Brewer, 1951, p. 236. 18. Devereux, 1949, p. 326. Cet auteur note que le même geste sert d'insulte

obscène, et en conclut que la femme assume le rôle actif dans cette culture. Il faut remarquer que le geste obscène est susceptible d'une autre interprétation, plus simple peut-être.

19. Benveniste, 1966, p. 30.

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