amor abbasi

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Annales HSS 55:6 (2000), pp. 1255–1282 L’AMOUR À LA COUR DES ABBASSIDES Un code de compétence sociale Gadi ALGAZI et Rina DRORY Entre les règnes des califes al-Mahdî (774/5–785) et al-Ma’mûn (813– 833), la culture de cour abbasside connut en peu de temps un développement remarquable. De cette période brève mais féconde en productions culturelles, destinées à exercer une influence considérable, date la majeure partie de ce que l’on nomme la « civilisation de l’Islam classique ». Divers corpora textuels, mais aussi, fait peut-être plus essentiel, des outillages culturels (modèles de perception, de transmission et d’organisation des connaissances) devaient marquer très profondément la culture arabe. En vérité, c’est le double projet des Abbassides — élaboration d’une culture de cour raffinée d’un côté, et invention d’un passé pré- islamique nomade et « ignorant », la jâhilîyya, de l’autre — dont il convient de définir plus précisément l’articulation. Dans ce processus de « construction d’une culture 1 », la cour joue le rôle de laboratoire culturel, qui met au point des répertoires de comportements et de savoirs. La présente étude entend examiner dans quelles conditions spécifiques une société de cour — domaine réservé d’une sociabilité d’élite — peut être amenée à exercer cette fonction. En effet, il existe Nous voudrions remercier ici les participants de l’atelier « Élites du monde de l’Islam classique et médiéval », qui s’est déroulé à l’université de Tel-Aviv en décembre 1998, pour leurs remarques sur une première version de la présente étude ; notre gratitude va en particulier à Zvi Razi et Stephen D. White pour leurs précieuses suggestions. L’étude présente les premiers résultats de notre projet de recherche collectif, qui, soutenu par la Israël Science Foundation, a été conçu dans le cadre de nos activités à la Culture Research Unit de l’université de Tel-Aviv et doit beaucoup à l’armature théorique qui sous-tend le travail de celle-ci. 1. Sur ce concept, on se reportera à Itamar EVEN-ZOHAR, « Culture Planning and the Market », Studies in Polysystems of Culture (à paraître) ; grâce à Jonas FRYKMAN et Orvar LÖFGREN, nous disposions d’une étude de cas extrêmement stimulante : Culture-Builders: A Historical Anthropology of Middle-Class Life, trad. angl. Alan Crozier, New Brunswick, Rutgers University Press, 1987.

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historia de amor entre abbasiés y españoles

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  • Annales HSS 55:6 (2000), pp. 12551282

    LAMOUR LA COUR DES ABBASSIDES Un code de comptence sociale

    Gadi ALGAZI et Rina DRORY

    Entre les rgnes des califes al-Mahd (774/5785) et al-Mamn (813

    833), la culture de cour abbasside connut en peu de temps un dveloppement remarquable. De cette priode brve mais fconde en productions culturelles, destines exercer une influence considrable, date la majeure partie de ce que lon nomme la civilisation de lIslam classique . Divers corpora textuels, mais aussi, fait peut-tre plus essentiel, des outillages culturels (modles de perception, de transmission et dorganisation des connaissances) devaient marquer trs profondment la culture arabe. En vrit, cest le double projet des Abbassides laboration dune culture de cour raffine dun ct, et invention dun pass pr-islamique nomade et ignorant , la jhilyya, de lautre dont il convient de dfinir plus prcisment larticulation.

    Dans ce processus de construction dune culture1 , la cour joue le rle de laboratoire culturel, qui met au point des rpertoires de comportements et de savoirs. La prsente tude entend examiner dans quelles conditions spcifiques une socit de cour domaine rserv dune sociabilit dlite peut tre amene exercer cette fonction. En effet, il existe

    Nous voudrions remercier ici les participants de latelier lites du monde de lIslam classique et mdival , qui sest droul luniversit de Tel-Aviv en dcembre 1998, pour leurs remarques sur une premire version de la prsente tude ; notre gratitude va en particulier Zvi Razi et Stephen D. White pour leurs prcieuses suggestions. Ltude prsente les premiers rsultats de notre projet de recherche collectif, qui, soutenu par la Isral Science Foundation, a t conu dans le cadre de nos activits la Culture Research Unit de luniversit de Tel-Aviv et doit beaucoup larmature thorique qui sous-tend le travail de celle-ci.

    1. Sur ce concept, on se reportera Itamar EVEN-ZOHAR, Culture Planning and the Market , Studies in Polysystems of Culture ( paratre) ; grce Jonas FRYKMAN et Orvar LFGREN, nous disposions dune tude de cas extrmement stimulante : Culture-Builders: A Historical Anthropology of Middle-Class Life, trad. angl. Alan Crozier, New Brunswick, Rutgers University Press, 1987.

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    de nombreuses socits auliques, partout o une concentration suffisante de richesse et de pouvoir le permet ; mais ce nest pas ce double phnomne en lui-mme2 qui nous intresse, puisquil ne suffit pas susciter de nouveaux types de conduites et des modles culturels denvergure, ni le dveloppement dun crmonial aulique, attest dans de multiples cas3, car il ne dbouche pas forcment sur des schmas de comportements la fois nouveaux et reproductibles. Il faut cette mergence cest l notre hypothse une configuration sociale particulire, souvent nomme cour , quoiquelle soit loin de caractriser toutes les cours. En dautres termes, la cour est ici envisage en fonction de la problmatique interne notre hypothse de recherche : la question porte, non point sur un systme courtois hirarchique avec son crmonial formalis, mais sur lmergence dun espace social singulier une configuration , pour employer lexpression de Norbert Elias , qui est le lieu de modes dinteraction spcifiques : dans cet espace souvent cr de toutes pices, les niveaux de pouvoir et les distinctions hirarchiques entre membres de llite sont provisoirement suspendus, condition de possibilit indispensable lpanouissement dun jeu social particulier dans lequel la comptence culturelle devient lenjeu majeur dans la comptition continue pour lhonneur.

    Autant de prsupposs thoriques qui sous-tendent notre projet collectif de recherche long terme, consistant comparer la culture de cour abbasside avec certaines de ses quivalents dEurope occidentale entre les XIe et XIIIe sicles, en fonction de quatre axes essentiels : les nouveaux rpertoires culturels labors ; le rle quy jouent les traditions antrieures ; les acteurs impliqus dans ce processus ; et enfin la diffusion des modles lextrieur de cet espace social quest la cour. Parmi ces rpertoires, lamour, semble avoir occup une place essentielle et sans quivalent dans les cultures auliques antrieures4. Il ne sagit nullement de sintresser la clbre et maintes fois tudie thorie de lamour promise lpanouissement , ni de ses multiples dfinitions philosophiques et thologiques que reclent les discours savants5. Il ne sagit pas non plus de

    2. Sur les questions administratives, voir Michael MORONY, Iraq After the Muslim Conquest,

    Princeton, Princeton University Press, 1984, pp. 70-86 ; sur le contexte politique, se reporter Hugh KENNEDY, The Early Abbasid Caliphate: A Political History, Londres, Croom Helm, 1981, pp. 73134 ; louvrage de Dominique SOURDEL, Le vizirat abbasside, Damas, Institut franais de Damas, 19591960, est ici particulirement utile.

    3. Voir Dominique SOURDEL, Question de crmonial abbasside , Revue des tudes islamiques, 28-1, 1960, pp. 121148 ; pour le cas byzantin, Avshalom LANIADO, Un fragment peu connu de Pierre Patrice , Byzantinische Zeitschrift, 90-2, 1997, pp. 405412. Nous aimerions remercier le Dr Laniado de nous avoir aids de sa connaissance de la cour byzantine.

    4 Au moment de procder a la reconstruction historique des significations du mot amour , il nous faut dire que nous ne savons pas ce que les Abbasides avaient prsent lesprit lorsquils utilisaient ce terme ; du mme, leur modle damour tait sans aucun doute diffrent de ce que tout lecteurs modern pourrait lui associe Si les guillemets de pouvaient encadre chaque occurrence, que le lecteur nait garde doublier cet avertissement.

    5. Cf. Joseph Norment BELL, Love Theory in Later Hanbalite Islam, Albany, State University of New York Press, 1979 ; Lois A. GIFFEN, Theory of Profane Love Among the Arabs: The Development of the Genre, New York, New York University Press, 1971 ; id., Love Poetry and Love Theory in Medieval Arabic Litterature , in Gustave E. von GRUNEBAUM (d.), Arabic Literature: Theory and Development, Wiesbaden, Harrassowitz, 1972 ; Gustave E. von GRUNEBAUM,

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    l essence de lamour. Il nous faut en revanche procder lanalyse de ses fonctions et des pratiques quil engendre, en se fondant pour lessentiel sur les anecdotes historiques contenues dans les textes arabes classiques, et particulirement la littrature de ladab. Dans la perspective dune sociologie historique des cultures auliques, ce choix ne va pas sans rencontrer de difficults : si les textes relatent des exemples particuliers de comportement et dcrivent des interactions sociales qui manifestent les prsupposs des acteurs et les modles sous-jacents, en revanche, la diffrence des chroniques ou des romans, ces rcits circulent en gnral sous la forme danecdotes disperses, dnues de cadre narratif dvelopp et dindications suffisantes sur le contexte dans lequel elles sont censes se drouler. En labsence dune cartographie prcise de lunivers aulique, dont les matriaux sont riches mais clats, il est impossible de formuler une interprtation sociologiquement valide des paroles et actions relates. La mme prudence est de mise lorsquil sagit de dpasser les modles culturels vers dhypothtiques ralits psychologiques : vitant les prsupposs sur les affects des personnes, il sagit de se limiter strictement aux codes, traits ici, non point comme des reflets ou des rfractions de la ralit, mais comme des modles actifs faonnant les comportements, les relations, voire les perceptions de soi.

    Lamour abbasside et les codes auliques

    Lamour est au cur des codes culturels en vigueur la cour des Abbassides : en croire les rcits, tout un chacun, du calife au plus infime des membres de son entourage, se doit dtre amoureux6 ; chacun de sy

    Avicennas Risla f l-Ishq und Hfische Liebe , in Kritik und Dichtkunst: Studien zur arabischen Literaturgeschichte, Wiesbaden, Harrassowitz, 1955, pp. 7077; Franz ROSENTHAL, From Arabic Books and Manuscripts VIII: as-Sarakhs on Love , Journal of the American Oriental Society, 81, 1961, pp. 222224 ; David SEMAH, Rawdat al-Qulb by al-Shayzar, A Twelfth-Century Book on Love , Arabica, 24, 1977, pp. 187206.

    6. Sur le calife Al-Mahd, voir Ibrhim b. Al AL-HUSRI, al-Masn f sirr al-haw al-naknn, d. Abd al-Whid SHALAN, Le Caire, 1989, p. 45 ; sur Hrn al-Rashd, se rfrer Al b. Muhammad Ab al-Hasan al-Shbusht, Kitb al-diyrt, d. G. AWWAD, Beyrouth, 19863, pp. 226227 ; Al b. al-Husayn Ab al-Faraj al-Isbahn, Kitb al-Aghni, d. Abd Allah Al Mu-hann et Samr JABIR, Beyrouth, 1992, vol. 5, pp. 240242 ; Abd al-Rahmn b. Al Ibn al-Jawz, Dhamm al-haw, d. Ahmad Abd al-Salm ATA, Beyrouth, 1987, pp. 264265, 267268 ; Mahmd b. Umar ABU AL-QASIM al-Zamakhshar, Rabi al-abrr wanuss al-akhbr, d. Salm al-Nuaym, Bagdad, s. d., vol. 3, pp. 202203 ; al-Hfiz Mughulty, al-Wdih al-mubn f dhikr man stashhada min al-muhibbn, Beyrouth, 1997, p. 58 ; Kitb al-Aghn, vol. 5, op. cit., pp. 240242 ; vol. 18, pp. 369370 ; vol. 22, pp. 50, 54 ; al-Mamn : Ahmad b. Muhammad Ibn Abd Rabbihi, Kitb al-iqd al-fard, ds Ahmad Amn, Ahmad al-Zay et Ibrhm al-Ibyr, Le Caire, 1965, vol. 6, p. 457 ; Al b. al-Husayn Ab al-Hasan al-Masd, Murj al-dhahab wa-madin al-jawhar, d. Muhammad Muhiyy al-Dn Abd al-Hamd, Le Caire, 1965, vol. 4, p. 5; Muhammad b. Ahmad Ab al-Tayyib al-Washsh, Al-Zarf wal-zuraf (al-Muwashsh), d. Abd al-Amr Al Muhann, Beyrouth, 1990, pp. 9596 ; Rab al-abrr, op. cit., vol. 3, p. 25 ; sur le calife al-Mutawwakkil , on peut lire Dhamm al-haw, op. cit., pp. 268269 ; Rab al-abrr, op. cit., vol. 3, p. 25 ; Abd Allah ibn al-Mutazz : al-Masn, op. cit., pp. 4344. Sur les courtisans impliqus dans des discussions sur lamour et des liaisons amoureuses, voir par exemple Murj, op. cit., vol. 3, pp. 379385 ; Al-Wdih al-mubn, op. cit., pp. 46, 85 ; Yqt b. Abd Allah al-Hamaw, Mujam al-udab aw irshd al-arb il marifat al-adb, Beyrouth, 1991, vol. 4, pp. 180181 ; Kitab al-Aghn, op. cit., vol. 8, p. 384 ; Ab Hayyn al-Tawhd, al-Basir

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    complaire ; on clbre, on discute, on cultive lamour. Et ce nest pas simplement affaire de got littraire pour certains genres potiques ; tel est le comportement requis par la cour :

    al-Asma raconte : Jamais je nai vu leffet du vin7 sur le visage dHrn al-Rashd, si ce nest une fois, lorsquen compagnie dAb Hafs al-Shatranj8, je lui rendis visite, et que je vis son visage engourdi par la torpeur. Il nous dit alors : Rivalisez de vers ou, mieux, de pomes, et celui qui saura aller droit au but de mon me, celui-l recevra de moi dix mille dirhams. Leffroi me saisit et je demeurai ptrifi par la terreur quil minspirait. Ab Hafs dit :

    chaque tour que fit la coupe, saigrirent son dsir et le feu de sa peine, et pour toi il pleura.

    Al-Rashd dit : Cest bien dit, et tu auras dix mille dirhams. Mon effroi svanouit et je dis :

    Il nest point all jusqu toi, mon espoir de te voir, et cependant je ne sais plus dsirer une autre que toi.

    Al-Rashd dit : Cest bien dit, et tu auras vingt mille dirhams. Il inclina la tte et demeura quelques instants silencieux, puis il la redressa et, en me regardant, sexclama : Par Dieu, je suis meilleur pote que vous deux !9 , et il dit :

    Jai dsir que Dieu me ft don du sommeil pour quil me ft accord te voir [en rve]. 10

    Les tats dme dHrn al-Rashd ntant pas notre propos, cest le choix dune conduite amoureuse quil convient de souligner, et le fait quelle puisse lui tre lgitimement impute : manifestation du nouveau statut de lamour la cour, sans quivalent notre connaissance chez les

    wal-dhakhir, d. al-Qdi, Widd, Beyrouth, Dr Sdir, 1988, vol. 2, p. 28 ; cf. Jammal E. Bencheikh, Les secrtaires potes et animateurs de cnacles aux IIe et IIIe sicles de lHgire , Journal asiatique, 263, 1975, pp. 236315, et en particulier pp. 291 et 309.

    7. Littralement : du vin de datte (nabdh). Lexpresssion signifie que al-Rashd avait perdu le contrle de lui-mme et dvoil ses sentiments. Dans al-Iqd al-fard, op. cit. (voir ci-dessous note 9), on lit Jamais je ne vis al-Rashd dcouvrir ses sentiments si ce nest une fois , aprs qual-Rashd eut reu un pome de la jriya Ann, qui laccablait de reproches sur la manire dont il lavait traite durant leur relation amoureuse.

    8. Sur Ab Hafs al-Shatranj, le pote dUlayya, fille du calife al-Mahdi et compagne de plaisir de plusieurs des fils dal-Rashd, voir Kitb al-Aghn, op. cit., vol. 22, pp. 48-57.

    9. Hrn al-Rashd fait par l remarquer quil est capable de complter les deux vers prcdents et dajouter un troisime de mtre et de rime identique, de manire obtenir un pome tout entier.

    10. Kitb al-Aghn, op. cit., vol. 23, pp. 97-98 ; Al b. al-Husayn Ab al-Faraj al-Isbahn, al-Im al-shawir, d. Nri Hammud al-Qays et Ynus Ahmad AL-Smirr, Beyrouth, 1984, pp. 42-43 ; Al al-Azd Ibn Zfir, Badi al-badih, d. Ab al-Fdl IBRAHIM, Beyrouth, 1992, pp. 219-220. Pour une version plus longue, voir Kitb al-Iqd al-fard, op. cit., vol. 6, p. 58.

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    Les califes omeyyades11. La tradition relative Hrn al-Rashd implique sans conteste un modle identifiable et codifi de ltat amoureux, puisque les courtisans, capables de le reconnatre chez le calife, ont en outre la possibilit de recourir des schmas potiques prtablis pour improviser des vers qui saisissent avec plus ou moins de bonheur lhumeur du calife. quelles rgles obit donc ce modle spcifique de lamour qui, lvidence, est devenu un jeu obligatoire dans la cour?

    Lhomme ne doit aimer quune femme la fois, souvent donne pour inaccessible, quand bien mme elle est en ralit sous la coupe de son soupirant : il en va ainsi de ces courtisans amoureux de leur esclave lducation raffine (jawr)12. Il faut aussi exprimer tous les tourments du dsir et manifester lensemble des symptmes associs au mal damour (ishq)13. Au-del des signes traditionnels du tourment amoureux, amaigrissement, pleur et insomnie, lamour est cens transformer le soupirant. Topos assurment ancien, mais la mtamorphose excde ici les effets temporaires de la maladie damour. Dsormais, lamour doit imposer ltre aimant un bouleversement la fois radical, profond et durable, selon un processus non seulement admis mais clbr : lamour donne naissance au parfait courtisan. Considre comme la cl de vote du raffinement, lamour acquiert une fonction sociale reconnue, comme le souligne une trs riche tradition :

    On dit lun des dignitaires (ruas) : Ton fils est amoureux ! Il rpondit : Dieu en soit lou ! Voici que son visage va saffiner, ses ides se dlier ; voici que ses gestes vont sempreindre de grce et ses mouvements de dlicatesse ; voici que ses expressions vont gagner en beaut, et ses lettres en agrment ; il sera en qute de beaut et fuira la vilenie. 14

    11. On connat peu de rcits qui relatent lamour dun calife omeyyade, lexception notable de

    Yazd ibn Abd al-Malik (qui rgna entre 720 et 724), dont est mentionn lamour pour la jriya Habba. On raconte que sa passion pour elle tait telle que, lorsquelle mourut aprs avoir, par mgarde, aval un grain de grenade, il refusa de linhumer et garda son corps auprs de lui aussi longtemps quil le put (Muhammad b. Yazd Ab al-Abbs AL-MUBARRAD, al-Kmil f al-lugha wal-adab, Beyrouth, s. d., vol. 1, pp. 389-390 ; Jafar IBN AL-SARRAJ, Masri al-ushshq, Beyrouth, s.d., vol. 1, pp. 119-120). Il ne lui survcut gure et, lorsquil mourut de chagrin, on lenterra aux cts de sa bien-aime (Kitb al-Aghn, op. cit., vol. 15, p. 142). Mme si certains traits de lhistoire ne sont pas sans similitudes avec le modle abbasside, la relation amoureuse, telle quelle est dcrite dans al-Aghn (vol. 15, pp. 119-142), sinscrit nettement dans le code damour omeyyade.

    12. On se reportera par exemple aux deux vers attribus au calife al-Mahd : Nest-ce point assez tes yeux que de me tenir en ton pouvoir quand tous les autres sont mes esclaves ? Coupe-moi bras et jambe, et plein damour je dirais encore : tu fais bien, poursuis, je ten prie , al-Masn, op. cit., p. 45 ; voir aussi Masri al-ushshq, op. cit., vol. 2, p. 207 ; al-Wdih al-mubn, op. cit., pp. 72-73.

    13. Al-Zarf wal-zuraf, op. cit., pp. 93-98. Pour une tude globale du mal damour, voir Mary F. WACK, Lovesickness in the Middle Ages: The Viaticum and Its Commentaries, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1990.

    14. Muhammad b. Ab Bakr Ibn Qayyim al-Jawziyyia, Rawdat al-muhibbn wanuzhat al-mushtqn, Beyrouth, s. d., p. 175. Al-Zarf wal-zuraf, op. cit., p. 92, donne une version plus brve qui commence par On dit un homme de Basra [] . Al-Wdih al-mubn, op. cit., p. 63 porte un des lettrs au lieu d un des dignitaires . On abordera plus loin (n. 58) les traditions apparentes.

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    Loin dtre un simple moment de tourments, on a ici clairement affaire une transformation durable et structurelle, qui inclut toutes les composantes de ladab la culture raffine et doit devenir partie intgrante de la personnalit. Cest lun des nombreux textes abbasides o lamour figure en fait comme voie daccs ladab mais aussi au zarf : ce terme dsigne un code global de comportement raffin incluant bonnes manires, modes de relations humaines, vture, alimentation et soins corporels ; il implique lhabilet se plier aux rgles de la conversation et la matrise active des modles littraires, en particulier la posie15. Rien de solitaire ou dindividuel dans lapprentissage de ce complexe qui est la marque distinctive de llite abbasside16 : la mdiation sociale joue plein, puisque lon atteint au zarf en courtisant laime dont les faveurs sobtiennent grce au raffinement, dans une relation qui fournit le cadre de la transformation. Lamour fait donc figure de ressort dans lapprentissage de la comptence culturelle.

    De l dcoulent plusieurs caractristiques du modle abbaside de lamour. Dabord, cest lart de faire sa cour qui occupe le cur du dispositif et non point linnamoramento ou les affres du dsir pour une aime absente. Il faut en effet que cette tape perdure, quitte la prolonger artificiellement par la fiction dune inaccessibilit, puisquune russite trop rapide nuirait au processus ducatif : la fonction sociale assigne lamour est intimement lie la structure de lexprience. Il faut en outre que la bien-aime constitue un ple daction rel, et quelle soit dote dune comptence culturelle considrable, qui lui permette den exiger autant du soupirant.

    On trouve ce modle complexe formul avec une rare clart dans une histoire (dont il existe plusieurs versions) attribue al-Fadl ibn Sahl (m. 818), le puissant vizir du calife al-Mamn. Dorigine iranienne, converti lislam sur le tard et devenu premier conseiller du calife, il passait pour profondment attach aux traditions iraniennes17. Quoiquil ait t prcepteur dal-Mamn dans sa jeunesse, le rcit voque lducation de jeunes gens appartenant sa propre maison :

    [1] Al-Yamn ibn Umar, client [mawl] dal-Fadl ibn Sahl raconte : Dh al-Riysatayn18 avait coutume de nous envoyer, nous autres jeunes gens de sa maison, tudier sous la frule dun vieux cheikh du peuple de

    15. Cf. Al-Zarf wal-zuraf, op. cit., pp. 90-91 ; Anwar G. CHEJNE, The Boon Companion in

    Early Abbassid Times , Journal of the American Oriental Society, 85, 1965, pp. 327335 ; Mohammed F. GHAZI, Un groupe social : les raffins (zuraf) , Studia Islamica, 9, 1957, pp. 3971.

    16. Lorsque nous rapportons le point de vue exprim dans nos sources, nous employons souvent le mot culture comme un terme descriptif renvoyant lensemble circonscrit des rpertoires de prestige qui dfinissent lhomme de culture, lhomme de ladab. Dans les autres cas, en revanche, nous donnons ce terme un sens large, avec la valeur dun concept analytique renvoyant au systme htrogne de rpertoires, la fois implicites et explicites, qui sont potentiellement disponibles dans la socit considre.

    17. H. KENNEDY, The Early Abbasid, op. cit., pp. 137138. 18. Cest--dire lHomme aux deux commandements , titre officiel de al-Fadl ibn Sahl : il

    tait la fois amr et wazr, responsable de ladministration civile et militaire des zones orientales du califat.

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    Khursan, et il nous disait : De lui apprenez la sagesse [al-hikma]. Nous nous rendions chez le cheikh, et, lorsque nous en revenions, Dh al-Riysatayn senqurait de ce que nous avions appris, et nous le lui relations.

    [2] Un jour le prcepteur nous dit : Vous voici dsormais hommes de culture [udab], et vous avez prt loreille bien des paroles sages [hikam]. Il est parmi vous des hommes de grand bien [vertu/richesse]19. Quelquun dentre vous est-il amoureux [shiq] ? Nous rpondmes : Non. Il dit : Alors, tombez amoureux, car lamour [ishq] dlie la langue de celui qui a la bouche empche, il donne au fou lhabilet, et de lavare fait un gnreux ; il incline cultiver la nettet [tanazzuf], llgance du vtement ; il engendre la vivacit [haraka] et lintelligence et les nobles ambitions ; mais prenez garde aux choses interdites [harm]20.

    [3] Al-Yamn poursuivit : Nous revnmes et Dh al-Riysatayn senquit de ce que nous avions appris ce jour-l. Nous hsitmes lavouer. Il insista et nous lui dmes : Il nous a enseign faire ceci et cela. Dh al-Riysatayn dit : En vrit, il a bien fait. Savez-vous do il tient sa sagesse [adab] ? Nous rpondmes que non, et il nous raconta ceci :

    [4] [Le Roi de Perse] Bahrm Gr avait un fils quil destinait au trne, mais ce fils grandissait sans ambition ni virilit [mura] ; faible tait son me et bas son esprit ; grossire tait sa nature et obtuse sa pense. Et Bahrm Gr en tait fort marri. Il engagea des prcepteurs [muadibbn], des astronomes et des sages [hukam] pour entourer son fils et lenseigner. Souvent il senqurait de ses progrs, et ce quon lui en rapportait ne faisait que lui retourner le cur. [Un jour] lun des prcepteurs dit Bahrm Gr : Grand est le souci que nous inspire son mauvais adab, car ce qui est survenu nous a fait perdre tout espoir. Bahrm Gr dit : De quoi sagit-il ? Et le prcepteur rpondit : Votre fils a vu la fille dun certain al-Marzubn et il sest pris damour pour elle au point que son cur en est prisonnier tout entier. Jour et nuit, il rve delle et ne vit que dans son souvenir [ou : ne parle plus que delle]. Bahrm Gr dit : Dsormais jai quelque espoir en son salut.

    [5] Il convoqua le pre de la jeune fille et lui dit : Je men vais te confier un secret ; quil demeure cel en ton cur. Le pre promit et Bahrm Gr lui raconta que son fils stait pris damour pour sa fille et que lui-mme avait lintention de la lui donner pour pouse. Le pre, dit-il, devait enjoindre sa fille de prendre le jeune homme dans ses rts et de lui crire sans lautoriser lui rendre visite ou [mme] poser un instant les yeux sur elle ; une fois pieds et poings lis, il lui faudrait se montrer cruelle et labandonner ; sil tentait de lui plaire, elle devrait lui dire que seul un fils de roi, ou quelquun dont la noble ambition convnt un roi, pouvait aspirer elle, et que telle tait la raison qui sopposait la poursuite de leurs relations. Le pre devait lui rendre compte des faits et gestes des deux jeunes gens mais ne lui dcouvrez point ce que je vous ai confi . Et le pre dit quil ferait ainsi.

    19. Wafkum ahdth walakum niam . AL-SARRAJ (p. 22) donne la version : walakum jiddt

    waniam ; et AL-IBSHIHI : walakum hud wanaghm (Muhammad b. Ahmad Ab al-Fath al-Ibshh, al-Mustatraf min kull fann mustazraf, Beyrouth, s. d., vol. 2, p. 160.

    20. Cf. al-Wdih al-mubn, op. cit., pp. 60-61 : wahuwa lladh khatta alayhi dh l-riysatayn f qawlihi liashbihi : ishaq wal tashaq harman, fainna ishqa l-hall yutliqu l-lisna l-ayiyya wayadfau l-taballuda wayushk kaffa l-bakhli wayabathu al l-nazfa wayad il l-dhak. Comparer aussi avec Dhamm al-haw, op. cit., p. 231.

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    [6] Alors Bahrm Gr convoqua le prcepteur : Dis mon fils de craindre mon courroux et encourage-le entrer en correspondance avec elle. Ainsi fit le prcepteur, et la fille obtempra aux ordres de son pre. Lorsque fut venu le temps de rejeter son soupirant [tajann] et que le jeune homme sut la raison de son cong, il embrassa ladab et cultiva la connaissance, lquitation, larcherie et lart du polo [darb al-sawlija] jusqu y passer matre ; il se tourna alors vers son pre et lui rclama des mules et tous les accessoires, et les mets et les vtements les plus rares, et des conseillers, bien au-del de ce quil avait pu faire auparavant.

    [7] cette nouvelle, le roi se rjouit et donna ordre que lon octroyt son fils tout ce quil avait demand. Il convoqua le prcepteur et lui dit : Le jeune homme en est venu un degr damour pour cette jeune fille qui force mon respect ; prsent, tu peux lui suggrer de mapprocher sur ce point et de me demander sa main. Ainsi fit-il [le jeune homme], et le pre apprta les noces et veilla ce que la promise lui soit amene au plus vite. Il dit son fils : Quand enfin tu seras en sa prsence, garde-toi de rien entreprendre avant mon arrive. Lorsquils furent runis, le pre vint et dit son fils : Mon fils bien-aim, garde-toi de jamais la mpriser de tavoir crit [des lettres damour], car cest sur mon ordre quelle a agi ainsi et non point pour te prendre au pige. Nul na jamais rpandu sur toi autant de grce quelle, qui ta amen embrasser la voie de la connaissance et de la sagesse, et acqurir des manires royales, jusqu te faire parvenir ltat qui te rend digne de me succder. Il te faut la chrir et lhonorer autant quelle le mrite.

    [8] Ainsi fit le jeune homme et ils vcurent heureux ; [Bahrm Gr] r-compensa gnreusement le Marzubn et lleva en poste et en dignit pour le rcompenser davoir gard le secret et de lui avoir obi ; il rcompensa largement le prcepteur pour avoir suivi ses instructions et lgua le royaume son fils. Dh al-Riysatayn conclut : Demande au cheikh pourquoi il ta enseign tomber amoureux. Nous le lui demandmes et il nous narra lhistoire de Bahrm Gr comme lavait fait Dh al-Riysatayn21.

    De cette histoire dune remarquable richesse, sur laquelle nous revien-drons plusieurs reprises, bornons-nous souligner pour linstant quelle met nu lutilisation de lamour comme incitation adopter un rpertoire princier, conforme la cour. Le rcit-cadre et lhistoire de Bahrm Gr dmontrent tous deux le lien troit entre ducation et reproduction sociale

    21. AL-HUSRI ( 1022), al-Msun, op. cit., pp. 47-48 (nous avons dcoup le texte en units

    numrots pour faciliter les rfrences). Voir aussi Ibrahm b. Muhammad AL-BAYHAQI (dbut du Xe sicle), al-Mahsin, wal-maswi, Beyrouth, Dr-Sdir, 1970, pp. 171-173 ; Muf b. Zakariyya ABU AL-FARAJ AL-NAHRAWANI ( 999), al-Jlis al-kf wal-ans al-nsih al-shf, ed. Muhammad Murs AL-KHULI, Beyrouth, 1981, vol. 2, pp. 15-17 ; AL-SARRAJ (m. vers 1106), Masri al-ushsq, op. cit , vol. 2, pp. 21-23 ; Abd al-Rahmn b. Al IBN AL-JAWZI (m. 1201), Dhamm al-haw, op. cit., pp. 241-243. Pour une version abrge, voir Ab Hayyn AL-TAWHIDI (m. 1023), al-Basir wal-dhakhir, op. cit., vol. 2, p. 132 (n 91). Pour une version plus courte, attribuant les mmes qualits au lettr, voir Muhammad b. Ab Bakr IBN QAYYIM AL-JAWZIYYIA (m. 1350), Rawdat al-muhibbn, op. cit., p. 177 ; al-Hfiz MUGHULTAY (m. 1361), al-Wdih al-mbin, op. cit., p. 65 ; Ahmad b. Hajala IBN ABI HAJALA (m. 1375), Dwn al-sabba, Beyrouth, 1984, p. 27.

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    de llite ainsi que le rle-cl dvolu lamour dans lacquisition dune culture raffine.

    On peut donc caractriser lamour chez les Abbassides en fonction de son statut, des effets qui en sont attendus et des fonctions qui lui sont assignes : composante centrale et indispensable de la vie de cour, il est cens induire une transformation positive, durable et structurelle chez les membres masculins de llite, qui les amne essentiellement adopter la gamme des modes courtois de conduite et de consommation. Autant dlments auxquels une comparaison avec dautres cultures et des poques antrieures ajoute de nouvelles significations : il stablit alors un parallle remarquable avec le rle de lamour dans les cultures de cour dEurope occidentale depuis le XIIe sicle et, linverse, un contraste saisissant avec les codes en vigueur des priodes antrieures de lhistoire arabe.

    Lamour jhil : contrastes et continuits apparentes

    Clbr chez les Abbassides, lamour avait en revanche dans le monde de la jhilyya (le pass nomade pr-islamique, ignorant ) et, dans une large mesure, au temps des Omeyyades, un statut profondment ambivalent : les codes dominants de virilit en font une force potentiellement paralysante, son pouvoir de transformation reconnu mais dnu de valeur positive. Cest l une diffrence essentielle : lamour tait considr comme une menace pour la stabilit de la socit. Ni force civilisatrice ni initiation structure des codes culturels trs priss, cest un danger qui risque de conduire lhomme amoureux hors de la socit, dans la sauvagerie. Frapp par lamour, il cessera de salimenter, ngligera son apparence physique, jouera avec des cailloux et, au bout du compte, oubliera la socit humaine et la civilisation pour vivre dans la compagnie des btes sauvages22. Bref, dans un contraste saisissant avec la conception abbasside, il troque la culture contre la nature . Le rle dagent de civilisation jou par lamour est, dans le monde jhil, dvolu la posie, qui constitue un abrg de lethos social dominant : cest elle qui instille la mura ensemble de dispositions qui dfinissent lidal viril23.

    Autant de diffrences troitement lies la manire de reprsenter lamour, et peut-tre den faire lexprience. La tradition jhil se concentre

    22. Al-Zarf wal-zuraf, op. cit., p. 107, sur Majnn Layla ; Masri al-ushshq, op. cit.,

    vol. 2, pp. 91, 101-102, 104-106. Tomber amoureux dune chanteuse apparat dangereux pour Yazd b. Muwiya, qui tenta de dissimuler le fait son pre : Al b. al-Hasan ab al-Qsim IBN ASAKIR, Tarkh madnat Dimashq, tarjim al-nis, d. Sukayna AL-SHAHABI, Damas, 1982, p. 257.

    23. Cf. Ab Al al-Hasan IBN RASHIQ AL-QAYRAWANI, al-Umda f mahsin al-shir wa-dbihi wa-naqdihi, d. Muhiyy al-Dn ABD AL-HAMID, Beyrouth, 1972, vol. 1, pp. 28, 29, 35 ; Qudma b. Jafar ABU AL-FARAJ, Kitb naqd al-nathr, Beyrouth, 1980, p. 81 ; Kitb al-iqd al-fard, op. cit., vol. 5, p. 274 ; Ahmad b. Yahy Ab al-Abbs THALAB, Majlis thalab, d. Abd al-Salm Muhammad HARUN, Le Caire, 1987, vol. 1, p. 66 ; Abd al-Karm b. Ibrhm Ab Muhammad AL-NAHSHALI, Ikhtiyr al-mumti f ilm al-shir waamalihi, d. Mahmd Shkir AL-QATAN, Le Caire, 1984, vol. 1, pp. 9192, 93.

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    sur la douleur que cause labsence de laime, aprs la sparation24. Do la scne canonique par excellence de la posie amoureuse, o lon voit les vestiges de la demeure abandonne par laime rappeler son souvenir lamant25, alors que les textes abbassides se consacrent la phase o le soupirant fait sa cour : lhistoire de Bahrm Gr ne dcrit pas le moment de linnamoramento et, si la douleur de labsence est mentionne, elle se situe non pas aprs la sparation mais au cur de long processus au cours duquel on fait la cour; point plus important encore, le texte est centr sur la rponse structure ltat amoureux, savoir la mtamorphose du fils de Bahrm Gr en hritier dun capital culturel et donc du pouvoir social.

    Ainsi, dans un cas comme dans lautre, si les reprsentations de lamour inassouvi jouent un rle essentiel, les obstacles y sont de nature diffrente : le rpertoire traditionnel bdouin montre un amant aux prises avec des contraintes sociales, une sparation physique et une censure collective, obstacles dans lesquels les alliances, le contrle du groupe, les considrations d honneur sont parties prenantes ; lamant abbasside, en revanche, a affaire une inaccessibilit construite, qui lincite acqurir une comptence culturelle et en faire la preuve. En tmoigne le moment auquel est mis en scne le cong donn au fils de Bahrm Gr par la jeune fille : ce nest pas la censure sociale qui fait obstacle lamant, mais les exigences de sa condition et les rgles soigneusement orchestres du jeu damour.

    Modles europens : le don damour

    Lattitude courtoise

    La question de lmergence des cultures de cour europennes au XIe sicle, aussi bien quune comparaison gnrale des cultures auliques, excdent lune et lautre les limites du prsent article26 ; aussi prendrons-nous un raccourci permettant de souligner similitudes et diffrences avec

    24. Cf. la manire dont Ibn Qayyim al-Jawziyya aborde lamour jhil (wakn yasnna l-

    ishqa ani l-jim) : Rawdat al-muhibbn, op. cit., pp. 85-88. 25. Ce que lon appelle nasb [] est invariablement ddi la mmoire de lamour perdu, et

    jamais impliqu dans une relation amoureuse en cours (Ilse LICHTENSTADTER, Introduction to Classical Arabic Literature, New York, Schoken Books, 1976, p. 23). Sur le nasb (prlude amoureux la Qasda) voir Abdulla EL TAYIB, Pre-Islamic Poetry , in A. F. L. BEESTON et alii (ds.), Arabic Literature to the End of the Umayyad Period, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, pp. 43-52.

    26. Afin de rendre les parallles et les contrastes perceptibles, il nous faudra ngliger des diffrences rgionales et des volutions historiques pourtant incontestables. Nous sommes particulirement redevable ltude de C. Stephen JAEGER, The Origins of Courtliness: Civilizing Trends and the Formation of Courtly Ideals (939-1210), Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1985. Voir aussi du mme auteur, Courtliness as Social Change , in T. N. BISSON (d.), Cultures of Power: Lordship, Status, and Process in Twelfth-Century Europe, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1995, pp. 287-309. Sur les cultures de cour, voir Joachim BUMKE, Courtly Culture, Berkeley, University of California Press, [1986] 1991 ; Aldo SCAGLIONE, Knights at Court : Courtliness, Chivalry and Courtesy from Ottonian Germany to the Italian Renaissance, Berkeley, University of California Press, 1991.

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    lamour abbasside : ltude de la fonction assigne lamour pendant le Moyen ge central, en nous bornant un seul texte mais dont le rayonnement fut important27.

    La premire partie du Roman de la Rose, compose vers 1225 par Guillaume de Lorris, offre avec le passage consacr aux commandements dAmor lune des formulations les plus explicites du programme prescrivant au nom de lamour dadopter un rpertoire courtois de conduites et dinteractions28. Bien que lon ait pu dfinir ce clbre trait de lamour comme une summa des conventions de lamour courtois29 , l nest pas la raison de notre choix, et nous nentendons pas non plus entrer dans la question fort dbattue de l amour courtois : lintrt de ce texte rside pour nous dans sa position particulire au sein des discours mdivaux sur lamour. la diffrence des romans courtois, en effet, lamour y apparat, non point comme le fil directeur dune srie daventures qui conduisent lapprentissage progressif du futur chevalier, mais comme le moteur dune culture de soi, et de lacquisition dune attitude courtoise30.

    27. Nous naborderons pas ici la question fort controverse du rle quont pu jouer dans la

    formation de la culture de cour de possibles contacts entre al-Andalus et ses voisins du Nord. De telles controverses tendent prsupposer une conception contestable de l amour courtois et accorder une attention excessive un nombre restreint de traits sur lamour (tel le Tawq al-Hamma, dIbn Hazm). Cela ne les empche pas de mettre en vidence, loccasion, des parallles importants. Il faut sans doute souligner que plusieurs spcialistes dhistoire europenne ont dclar impossible de trouver trace du pouvoir anoblissant de lamour chez Ibn Hazm (Alfred JEANROY, La posie lyrique des troubadours, Toulouse-Paris, Privat, 1934, vol. 2, pp. 366367), certains considrant mme que cette notion tait inconnue en Orient (Leo POLLMANN, Die Liebe in der hoch-mittelalterlichen Literatur Frankreichs: Versuch einer historischen Phnomenologie, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1966, p. 215).

    28. GUILLAUME DE LORRIS et JEAN DE MEUN, Le Roman de la Rose, Flix LECOY (d.), Paris, Champion, Classiques franais du Moyen ge n 92, 95, 98, 1965-1970, vol. 1, vers 2055-2212. On se reportera Karl August OTT, Der Rosenroman [Ertrge des Forschung, 145], Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellshaft, 1980 ; Jean BATANY, Approches du Roman de la Rose : ensemble de luvre et vers 8227 12456, Paris, Bordas, 1973. Nous soulignerons parfois certains parallles contemporains avec les comandemenz du Dieu amour, mais sans tenter de nous rfrer ses sources directes.

    29. Hans Robert JAUSS, Die Minneallegorie als esoterische Form einer neuen Ars amandi Ars amandi , in J. BAYER (d.), La Littrature didactique, allgorique et satirique [Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters, vol. 6-1], Heidelberg, Carl Winter, 1968, pp. 224-244, ici pp. 229, 233.

    30. Les travaux touchant l amour courtois ont reconnu ce fait depuis longtemps. Mais lexpression ordinairement utilise pour en rendre compte, savoir le pouvoir ennoblissant de lamour , semble rduire la distance analytique ncessaire ltude du phnomne et suggre une conception normative de la culture de cour. cette conception, nous en prfrons une autre comme rpertoire souple des options, un outil servant aux stratgies sociales. Dans cette perspective, on ne privilge pas a priori des modles codifis qui auraient un statut de normatif, et on ne suppose pas que la matrise des codes quivaut se conformer aux normes : nombre de modles pratiqus par les courtisans, loin dtre simplement des rgles qui interdisent ou prescrivent certaines expressions, relvent aussi de stratgies permettant de faire des choses avec des mots la cour, matrise de leuphmisme, du double sens, etc. Voir C. S. JAEGER, Origins of Courtliness, op. cit., pp. 156, 161-168, pour des exemples fort clairants.

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    Amor, dieu de lamour, explique au hros comment mriter dentrer son service. Il doit fuir la vilenie et les vilains : lattitude courtoise se dfinit donc par opposition ce qui est dtestable dans limaginaire culturel autant que social de lpoque31. viter les paroles basses et vulgaires, faire preuve de politesse envers tous, tre doux et raisonnable dans ses propos quel que soit linterlocuteur. Certaines interdictions langage obscne, propos dsobligeants sur les femmes, vantardise font clairement allusion la sociabilit masculine courante32. linverse, la construction dune rputation emprunte de nouvelles voies : parole fminine, dpenses ostentatoires et aptitude courtiser. Il faut servir et honorer les femmes, agir de manire leur plaire, de faon qu elles entendent dire et raconter du bien sur toi . la vantardise directe et la calomnie explicite, il faut substituer grce et lgance, belles manches et souliers lacs, autant de tmoins muets mais loquents de richesse et de culture. la place des voies traditionnelles de la renomme sesquisse donc un nouveau cercle de conscration : laristocrate doit acqurir une comptence culturelle qui lui vaut dtre reconnu auprs dun public de cour averti, o les femmes occupent une position privilgie33.

    De lnumration des accessoires matriels requis manches et chaus-sures, gants, ceintures et fleurs , on passe directement aux prescriptions qui concernent le raffinement corporel. On remarquera linsistance vidente

    31. Voir Jacques LE GOFF, Les paysans et le monde rural dans la littrature du haut Moyen

    ge (Ve-VIe sicle) , in Agricoltura e mondo rurale in Occidente nellAlto Medioevo (Settimane di studio del Centro italiano di studi sullalto medioevo, 13), Spolte, Centro Studi Alto Medioevo, 1966, pp. 723-741, repris dans Pour un autre Moyen ge : temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, Gallimard, 1977, pp. 131-144 ; Jacques CHAURAND, Latin mdival et contexte social : le campagnard et lhomme de cour daprs un recueil de distinctions du XIVe sicle , in La lexicographie du latin mdival et les rapports avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen ge, Paris, ditions du CNRS, 1981, pp. 59-75.

    32. Voir Ulrich MLK, Curia und Curialitas. Wort und Bedeutung im Spiegel der romanischen Dichtung : Zu fr. cortois(ie)/pr. cortes(ia) im 12 Jahrhundert , in J. FLECKENSTEIN (d.), Curialitas: Studien zu Grundfragen der hfisch-ritterlichen Kultur, Gttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, Verffentlichungen des MPIG, 100 , 1990, pp. 27-38, en particulier pp. 30-31 ; Horst WENZEL, Zur Deutung der hfischen Minnesangs: Anregungen und Grenzen des Zivilisationtheorie von Norbert Elias , in K.-S. REHBERG (d.), Norbert Elias und die Menschenwissenschaften: Studien zur Enstehung und Wirkungsgeschichte, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1996, pp. 213-239, en particulier pp. 219220.

    33. Une seule fois, le texte semble faire rfrence un public extrieur la cour, des vilains sidrs par les souliers merveilleusement seyants du courtisan, mais le terme de vilains pourrait bien renvoyer mme dans ce cas un manque de comptence culturelle plutt qu une catgorie sociale dfinie : Solers a laz et estivaus / aies sovent frais et noviaus, / et gart qui soient si chauant / que cil vilain aillent tenant / en quel guise tu te chauas / et quel part tu i entras (Le Roman de la Rose, ibid., vers 21372142) (Aies des souliers lacets et des souliers lgers dt et change-les souvent, et veille ce quils taillent parfaitement pour viter que les vilains naillent te le reprocher, en te demandant de quelle manire tu tes chauss, et de quel ct tu es entr). Le vers 2203 contient un usage identique du terme : vilain entule et sot (vilain stupide et sot). Les traductions en franais moderne sont empruntes ldition-traduction dArmand Strubel, Le Roman de la Rose, Paris, Hachette/Livre de Poche, 1992. Fonde sur des manuscrits diffrents de ldition Lecoy, utilise par les auteurs, nous avons parfois modifi la traduction (M. d. T.).

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    sur les parties visibles du corps et les risques quencourt lidentit masculine ce jeu-l :

    Ne sueffre sus toi nulordure ; lave tes mains, tes denz escure ; sen tes ongles pert point de noir, ne li lesse point remanoir. Cous tes manches, tes cheveus pigne, mes ne te fardes ne ne guignes34.

    Tout ceci est bien entendu au service de lamour :

    Il est ensi que li amant ont par eures joie et torment ; amant sentent les maux damer, une eure douz, autre eure amer. Maus damer est mout corageus : Or est li amanz en ses geus, or est destroiz, or se demente, une eure pleure, autre eure chante35.

    Ces symptmes conventionnels sont pleinement reconnus mais il convient de ne pas les exagrer : lamour est une maladie mout cortoise , il faut donc garder une mine joyeuse , autrement dit respecter les exigences de la sociabilit de cour. Mais il ne suffit pas de faire montre des tourments de lamour, il faut encore cultiver ses capacits sauter, monter cheval jouter, et chanter :

    Si avient bien a bacheler que il sache de veller de citoler et de dancier par ce se puet mout avancier36.

    La gestion de limpression globale faite sur un public indiffrenci doit saccompagner de dons gnreux adresss la personne particulire de laime :

    34. Ne souffre sur toi aucune malpropret : lave-toi les mains, cure-toi les dents ; si dans tes

    ongles apparat un peu de noir, ne ly laisse pas subsister. Couds tes manches et peigne tes cheveux, mais ne mets pas de fard et de maquillage (Le Roman de la Rose, ibid., vers 2153-2158). Lusage de produits de beaut ou de maquillage rapprocherait lhomme des dames [] de mauvais renom . Sur cette prescription, voir Marcia COLISH, Cosmetic Theology: The Transformation of a Stoic Theme , Assays: Critical Approaches to Medieval and Renaissance Texts, 1, 1981, pp. 314.

    35. Il en va ainsi : les amants selon lheure vont de la joie au tourment ; les amants sentent le mal daimer, une fois doux, une fois amer. Le mal damour est plein de courage : une fois lamant est tout ses jeux, une autre il est au dsespoir et se lamente, une fois il pleure, une fois il chante (Le Roman de la Rose, ibid., vers 2169-2176).

    36. Cela va trs bien un jeune homme de savoir jouer de la vielle et du flageolet et de savoir danser : ces dons peuvent lavantager beaucoup (Le Roman de la Rose, ibid., vers 2195-2198).

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    Que cil qui a por un regart ou por un ris douz et serin doun son cuer tot enterin, doit bien aprs si riche don doner ce quil a a bandon37.

    Lensemble du texte est rgi par une progression nette qui va de la rgulation des relations sociales (usage du langage en particulier) un modelage de lhomme de cour, parure vestimentaire dabord, et parties visibles du corps ensuite. Ce corps ainsi faonn peut sengager dans la dmonstration des aptitudes culturelles qui dfinissent lhomme de cour (musique, chant, joute, quitation et, finalement, offrande de dons). Cest prcisment Linstitution paradoxale du don, o libert et obligation sont insparables, qui est utilise dans le reste du texte pour laborer le model courtois de lamour et illustrer les dispositions intrieures qui lui sont ncessaires. Dans le passage consacr au don, la description des activits extrieures cde progressivement la place aux prescriptions concernant ltat desprit qui doit les accompagner : lamant doit se livrer des exercices de gestion et contrle des motions (management of emotions) dans ce qui est au plus prs dune gestion des affects dans un contexte profane, mme si les techniques en sont clairement empruntes au rituel religieux :

    Enprs te doing em penitance que nuit et jor sanz repentance en amors metes ton penser. Tot jorz i pense sanz cesser et te menbre de la douce eure dont la joie tant te demeure38.

    Modelage de la mmoire et de la perception li aux prescriptions concernant la structure de la relation : il faut un seul objet un amour et une dvotion indivis, car Amour ne tolre point de service moiti39 . Lamant doit aussi accepter une relation fonde sur une gnrosit sans fin pour une r-compense incertaine et la retenue dans la rclamation dune contrepartie directe. Aussi, bien que cette rgle du jeu de lamour ne vise pas explicite-ment la formation des partenaires fminins, sa logique interne exige dans une certaine mesure que les femmes jouissent dune capacit de choix et daction : les offrandes de lamant et son amour comme don absolument

    37. Car celui qui a pour un regard ou pour un sourire doux et charmant donn son cur tout

    entier, il lui faut bien aprs un si riche prsent, donner ce quil possde sans aucune retenue (Le Roman de la Rose, ibid., vers 2208-2211).

    38. Ensuite en pnitence je tordonne que nuit et jour tu consacres tes penses lamour, sans ten repentir. Songes-y sans cesse ni relche et souviens-toi du doux moment dont la joie te tarde tant (Le Roman de la Rose, ibid., vers 2221-2225).

    39. Et por ce que fins amanz soies,/ viel je et comant que tu aies en un seul leu tot ton cuer mis, /si quil ni soit mie demis, / ainz toz entiers sans tricheries / car je naim pas metoierie./ Qui en mains leus son cuer depart, / par tot en a mauvesse part ; / mes de celui point ne me dout / qui en un leu met son cuer tout. / Por ce veil quen un leu le metes [] (Le Roman de la Rose, ibid., vers 22282237).

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    libre40 doivent tre sans conditions, fonds sur lespoir de voir son amour pay de retour, mais sans aucune assurance41 : rgle absolue de lapprentissage du jeus dAmors 42.

    Cl de vote de lattitude courtoise, force positive capable de transformer durablement celui qui lprouve et qui, en courtisant sa Dame, slve par lapprentissage de llgance, des convenances et dune culture raffins dans la version mdivale europenne de ladab et du zarf (qui demeure on en conviendra dune porte modeste lorsquon la compare certaines normes proche-orientales de conduite civilise) : tel est le portrait que brosse de lamour le Roman de la Rose. Mais au-del dune simple numration des diffrences et des ressemblances, une analyse comparative doit permettre de mettre lpreuve les explications reues et, mieux encore, de formuler des nouvelles hypothses de travail. Aussi, sans pour autant proposer un modle entirement labor des cultures auliques, souhaitons-nous prsent attirer lattention sur certains aspects significatifs directement lis la structure et la fonction de lamour.

    Pouvoir et culture

    Les cours dEurope occidentale se sont dveloppes au sein de socits caractrises par une intgration politique faible, et leur naissance concide avec lmergence de principauts encore fragiles, qui doivent assurer leur

    40. Don tot quite (Le Roman de la Rose, ibid., vers 2241). 41. Mes gardes bien que ne le prestes ; / car se tu lavoies prest, / jou tendroie chaitivet. /

    Mes done le en don tot quite, / si en avras greignor merite ; / car bontez de chose preste / est tot rendue et aquitee / mes de chose donee en dons / doit estre grant li guerredons. / Donc le done quitement, / si le fai debonairemant, / car len doit chose avoir mout chiere / que est donee a bele chiere ; / et je ne pris le don un pois / que len done desus son pois. (Le Roman de la Rose, ibid., vers 2239-2252) ( mais prends garde de ne pas le prter, car si tu lavais prt, je le tiendrais pour une conduite misrable : donne-le au contraire sans restriction et ton mrite en sera plus grand, car le bien fait par une chose prte est vite rendu et acquitt, tandis que pour une chose donne, la rcompense en retour doit tre grande. Donne-le donc sans aucune rserve, et fais-le de bon cur car on doit apprcier beaucoup ce qui est donn avec bonne grce : je trouve que ce que lon donne contre son gr ne vaut pas grand-chose. )

    42. On remarquera que les modles chevaleresque et courtois de lamour ne semblent pas prsenter la mme configuration de lchange de dons. Comme la montr Christiane MARCHELLO-NIZIA ( Chevalerie et courtoisie , in G. LEVI et J.-C. SCHMITT (ds), Histoire des jeunes en Occident, 2 vols, Paris, Le Seuil, 1996, vol. 1, pp. 147-197, ici p. 178), on voit parfois dans le roman daventure chevaleresque la dame montrer sa gnrosit en offrant des dons au chevalier, qui doit les lui rendre sous la forme de son service et de sa loyaut. En revanche, dans le modle courtois, cest lamant qui prend linitiative du don pour tenter de gagner la faveur de sa dame. Il peut arriver que ces dons ne soient pas pays de retour, mais lamant est averti quil ne doit pas les rduire des prts en rclamant leur contrepartie. Dans les deux cas, lchange implique les personnes autant que les choses : tandis que le chevalier risque sa vie, lamant courtois entre dans un mouvement dauto-transformation, accompagnant ainsi ses dons matriels dune prestation totale de sa personne, puisque en obissant aux lois de la dame, il se dclare symboliquement sien. Pour une analyse aigu des relations fodales en termes dchange de dons, voir Stephen D. WHITE, The Politics of Exchange: Gifts, Fiefs, and Feudalism , in E. COHEN et M. de JONG (ds), Medieval Trans-formations : Texts, Power and Gifts in Context, Leyde, Brill (2000), pp. 169188

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    emprise sur des conglomrats de pouvoirs locaux exercs par des aristocraties de type guerrier. Tel nest pas apparemment le cas des Abbassides. Et pourtant, l aussi, la construction de rpertoires culturels pourrait tre lie, quoique de manire plus dtourne, aux structures de pouvoir.

    suivre certaines interprtations de type sociologique, la fois ingnieuses et puissantes, lamour aurait fonctionn dans les cours europennes du Moyen ge central comme une ruse du pouvoir : il aurait permis dassujettir au pouvoir princier les jeunes nobles indisciplins sans porter atteinte leur honneur. La finamors tait donc, pour utiliser lexpression de Georges Duby, un jeu ducatif , un exercice de discipline de soi et de loyaut dont le destinataire apparent tait la Dame, pouse du prince, constitue en objet inaccessible qui faisait en fait office dinter-mdiaire induisant lallgeance au seigneur, son poux lgitime43. Cest ici que la thse suscite quelques objections. Plusieurs spcialistes de littrature mdivale ont en effet soulign que lamour envers lpouse inaccessible du seigneur ne constituait nullement le thme majeur des textes de lpoque44, et, mme lorsque cest le cas, il est possible de mettre srieusement en doute lide que les publics de cour cherchaient dans la littrature un reflet des relations sociales relles45. Enfin, sil ny a pas de raison de soutenir que lamour fut un dispositif invent den haut par le prince plutt que den bas par les courtisans, une troisime hypothse serait nettement prfrable, celle dune cour comme champ de pouvoir particulier qui, collectivement, construit une adhsion au code de lamour46. Code qui est non pas un texte

    43. Christiane MARCHELLO-NIZIA, amour courtois, socit masculine et figures du pouvoir , Annales ESC, 36-6, 1981, pp. 969982 ; Georges DUBY, On Courtly Love , in G. DUBY, Love and Marriage in the Middle Ages, Oxford, Polity Press, 1993, pp. 5663. Ces deux textes sont fonds sur larticle classique de Georges DUBY, Les jeunes dans la socit aristocratique , in G. DUBY, Hommes et structures du Moyen Age, Paris-La Haye, Mouton, 1973, pp. 213225.

    44. Nous nous limitons bien entendu aux travaux parus : Rdiger SCHNELL, Causa Amoris. Liebeskonzeption und Liebesdarstellung in der mittelalterlichen Literatur, Berne, Francke, 1985, pp. 81-83, 95-97, 109-110.

    45. R. SCHNELL (Causa Amoris, op. cit., pp. 103-109) fournit des indications fort intressantes sur la manire dont les divers publics de lpoque pouvaient percevoir la posie lyrique des troubadours et le Minnesang. Lecture tout aussi convaincante voire davantage certains pomes font peut-tre rfrence non point un horizon dattente de leurs rcepteurs, mais leurs conditions de production : lamour reprsente alors lart de la posie, tre amoureux fait figure de condition de possibilit de lactivit potique, et les faveurs que recherche lamant renverraient indirecte-ment aux dons que le pote attend de son protecteur (Edward I. CONDREN, The Troubadour and his Labor of Love , Medieval Studies, 34, 1972, pp. 174-195). En tant que thme littraire, et non pas code rgissant un jeu, lamour pouvait videmment revtir des significations diffrentes pour les clercs, les potes professionnels et les divers publics.

    46. certains gards, linterprtation de Georges Duby avait t anticipe par un article dUrsula Peters, paru en 1973, o, contre la thse dErich Khler, elle soutenait que la posie amoureuse, loin dexprimer ncessairement les aspirations frustres des petits nobles, avait t mise lhonneur par de puissants aristocrates de manire sattacher le service des milites (Ursula PETERS, Niederes Rittertum oder hher Adel? Zu Erich Khlers historisch-soziologischer Deutung des altprovenzalischen und Mittelhochdeutschen Minnelyrik , Euphorion, 67, 1973, pp. 244-260). Alors que, selon Duby, le patronage princier encouragea dlibrment linstauration de ces liturgies sculires quincarnent les histoires de Lancelot et Gauvain (p. 60), et que les dirigeants cherchrent assurer leur emprise sur la classe des guerriers en adoptant le code de lamour courtois (p. 61), Peters essaie dviter de voir dans les textes lexpression directe de lintrt princier (pp. 250-251). Elle suggre aussi que, du moins dans le cas allemand, lattrait que pouvait exercer le thme du service la Dame aime tenait ses prestigieuses origines franaises et

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    interprter mais une langue permettant de concevoir des relations et une gamme de choix pour les actions47.

    De cette interprtation politique sduisante mais contestable, on peut cependant retenir son schma global dun amour li au pouvoir et sa reproduction, qui vaut aussi pour la cour des Abbassides. Illustration exemplaire, lhistoire de Bahrm Gr, o lamour fait explicitement figure de ruse dploye par le monarque, qui met en scne toutes les personae dramatis de manire se donner un successeur digne de lui (item 5 du rcit transcrit ci-dessus). On constate pourtant des diffrences significatives : dans le cas abbasside, lenjeu est, apparemment, non pas lallgeance politique, mais la comptence culturelle. Et ce fait concorde avec un autre : on ne trouve pas trace du schma o lamant gagne le cur dune femme par une srie daventures qui lloignent de la cour o il revient ensuite purifi. Chez les Abbassides, lamour est une force qui pousse apprendre et mettre en uvre les codes courtois rgissant attitudes et relations.

    Pourquoi assigner lamour cette fonction ? Celui-ci serait cest du moins notre hypothse le nom de code de la violence douce de la socit de cour. Les courtisans abbassides se devaient dadopter des attitudes culturelles prcises pour rpondre aux souhaits de leur protecteur48, mais lintrieur du vocabulaire de motifs qui slabore la cour49, la soumission une aime difficile vaincre semble avoir constitu une raison acceptable et officielle de se forger librement une comptence culturelle qui, pour les courtisans, compagnons du monarque et soucieux de se distinguer de ses serviteurs, tait lvidence mieux accorde leur statut social. Ds lors, la participation active de llite masculine la production culturelle

    linversion imagine des relations sociales courantes (pp. 257258).

    47. Sur les diffrences entre une conceptualisation de la culture comme texte et une vision alternative de la culture comme ensemble des rpertoire des modles daction, voir Gadi ALGAZI, Kulturkult und die Rekonstruktion von Handlungsrepertoires , Lhomme: Zeitschrift fr feministische Geschichtswissenschaft, 11-1, 2000, pp. 105119.

    48. Sur les rpertoires qui se succdent au gr des dtenteurs du pouvoir, voir Rab al-abrr, op. cit., vol. 3, pp. 241-242 ( propos de lOmeyyade al-Shab) ; Ahmad b. Muhammad Ab Abd Allah IBN AL-FAQIH, Kitb al-Buldn, d. Ysuf AL-HADI, Beyrouth, 1997, p. 57 ( propos de lAbbasside Usma b. Maqil).

    49. Il est significatif que al-Masd voie dans lamour (ishq) lexplication plausible dvnements politiques importants survenus la cour abbasside. len croire, la chute des puissants Barmakides serait imputable au sentiment de trahison quaurait prouv Hrn al-Rashd en apprenant la liaison interdite entre sa sur bien-aime Abbsa et son conseiller favori Jafar ibn Yahy al-Barmak (Murj, vol. 3, pp. 379-389) ; voir Julie Scott MEISAMI, Masd on Love and the Fall of the Barmakids , Journal of the Royal Asiatic Society, 2, 1989, pp. 252-277. De mme, selon al-Masd, al-Mamn aurait mis mort son fidle vizir al-Fadl ibn Sahl (ce mme Dh al-Riysatayn qui est cens raconter lhistoire de Bahrm Gr) parce que son pouvoir tait si grand quil aurait exerc des pressions sur le calife propos dune jriya que ce dernier voulait acheter. Aussi le calife le tua-t-il par ruse (Murj, op. cit., vol. 4, p. 5).

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    au-del de la commande duvres dart et de textes littraires pouvait devenir une marque de distinction et une dimension essentielle de lidentit sociale de ses membres. Ils manifestaient ces codes culturels au-del de la sphre restreinte de la cour, ce qui tait impossible si lacquisition des codes culturels fut une marque de soumission au dtenteur du pouvoir.

    Autant de diffrences qui, loin de rpondre dfinitivement aux questions, en suscitent de nouvelles. On peut ainsi se demander si, dans le cas europen, la focalisation sur une conception troite du pouvoir politique na pas conduit sous-estimer les implications sociales de lacquisition de comptences culturelles : pour lintgration de llite, ladhsion un code commun pourrait avoir t tout aussi importante long terme que lallgeance politique directe au dtenteur du pouvoir. Chez les Abbassides, cest probablement ce phnomne que fait allusion une phrase indiquant que, pour llite, le lien stablit non par lappartenance un lignage commun (nasab), mais par le partage dune culture raffine (adab)50.

    La position des femmes

    Selon certains historiens, lpanouissement de lamour dans les cours europennes du milieu du Moyen ge entretiendrait une relation troite avec lamlioration du statut des femmes de laristocratie. Hypothse conteste51, mais stimulante. Chez les Abbassides, en revanche, les femmes libres sont dordinaire exclues du jeu amoureux, gnralement rserv aux jawri, esclaves promues au rle de courtisanes52. Do la quasi-impossibilit denvisager une causalit lie au statut des femmes. Ltat prsent de la recherche nautorisant pas daffirmation solide sur leur position dans la socit abbasside53, nous tenterons une hypothse heuristique : cest le jeu de lamour, et sa fonction la socialisation secondaire de llite , qui exige la

    50. On raconte que le gouverneur de Bagdad, Muhammad ibn Abd Allah ibn Thir avait

    accueilli le lettr al-Zubayr ibn Bakkr par ces mots : Nous sommes sans doute loigns par la ligne, mais proches par notre culture (Mujam al-udab, op. cit., vol. 3, p. 348). Muhammad ibn Abd Allah ibn Thir appartenait la troisime des quatre gnrations de la ligne des Thirides qui occuprent la fonction de gouverneur de Perse et de Khrasan, mais firent aussi carrire Bagdad, rsidence du califat abbasside. Protecteurs de lettrs et de potes, ils avaient leur propre cour. (Voir Clifford Edmund BOSWORTH, The Tahirids and Arabic Culture , Medieval Arabic Culture and Administration, Londres, Variorum Reprints, I, 1982, pp. 45-79.)

    51. G. DUBY, On Courtly Love , art. cit. ; J. BUMKE, Courtly Culture, op. cit., pp. 360-413 ; Werner RSENER, Die hfische Frau im Hochmittelalter , in J. FLECKENSTEIN (d.), Curialitas, op. cit., pp. 171-230.

    52. Cette diffrence est releve par Julie Scott MEISAMI, Encyclopedia of Arabic Literature, Londres-New York, Routledge, 1998, vol. 1, p. 176, art. Courtly Love ; cf. Abdallah CHEIKH-MOUSSA, Figures de lesclave chanteuse lpoque abbaside , in H. Bresc (d.), Figures de lesclave au Moyen-Age et dans le monde moderne, Paris, LHarmattan, 1996, pp. 31-76 ; Abdul-Kareem HEITTY, The Contrasting Spheres of Free Women and Jawri in the Literary Life of the Early Abbaside Caliphate , Al-Masq, 3, 1990, pp. 31-51.

    53. Voir par exemple Leila AHMED, Women and Gender in Islam: Historical Roots of Modern Debate, New Haven-Londres, Yale University Press, 1992, pp. 79101 ; Fatima MERNISSI, The Forgotten Queens of Islam, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993, pp. 967.

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    construction dune inaccessibilit de la femme et lui confre une considrable libert daction. On constate ainsi dans lhistoire de Bahrm Gr que la femme se voit assigner une capacit dagir, de manire crer entre les partenaires la tension quilibre54 qui permet la pratique du jeu : le mouvement se prolonge artificiellement du fait des exigences de la jeune fille, qui sont en fait celles du roi (item 6).

    Condition ncessaire du jeu, cette capacit daction prte aux femmes ne lui prexiste en revanche pas ncessairement dans une situation sociale extrieure : elle nat du jeu lui-mme. Dautant quen contexte islamique, il y avait en gnral de grandes diffrences entre les partenaires ; certaines jawri taient au pouvoir de leur soupirant, ou mme expressment leur proprit, mais le jeu consistait agir comme si ce dsquilibre nexistait pas : il fallait gagner leurs faveurs en faisant sa cour.

    Comptence sociale et jeu amoureux

    Mais pourquoi donc se livrer ce jeu ? Son rle se bornait-il donner une motivation officiellement reconnue lapprentissage des codes distinctifs de llite ? Le que cette fonction et admise si clairement nous donne penser. Il faut peut-tre chercher des fonctions supplmentaires, moins apparentes : au-del du champ visible (normes de comportement et modles codifis dune culture de soi), le jeu de lamour est aussi un rpertoire de formes dactions la cour de scnarios et de stratgies, de coups et de stratagmes. On en veut pour preuve les propos dal-Washsh dans son manuel damour: les personnes de culture raffine (adab), loin de se caractriser simplement par leurs bonnes manires et leur lgance, sont aussi capables de dissimuler la perfection leurs intentions et dimaginer des stratagmes subtils ; elles possdent matrise de soi, affabilit, ruse et prudence, toutes qualits qui leur permettent de parvenir leurs fins tout en les maintenant caches55. en croire al-Washsh, il sagit donc dune culture qui largit les capacits daction dans lespace social particulier de la cour. La comptence culturelle est un atout politique.

    Ds lors on comprend mieux aussi le rle concret du jeu de lamour dans cet apprentissage, un jeu qui, au-del dune culture, confre des comptences sociales : lamour serait associ au pouvoir politique parce quil constituerait un terrain idal pour sexercer aux jeux plus srieux de

    54. Norbert ELIAS, Dynamics of Sport groups , in N. ELIAS et E. DUNNING, Quest for

    Excitement: Sport and Leisure in the Civilizing Process, Oxford, Blackwell, 1986, p. 193. 55. Al-Zarf wal-zuraf, pp. 238-243-244. Grammairien et professeur, al-Washsh, fut aussi le

    matre dune jriy nomme Munya, qui appartenait lune des pouses du calife al-Mutamid. Nous ne disposons daucun renseignement sur ses relations avec la cour, si ce nest que ses deux recueils manifestent une profonde connaissance du zarf et des attitudes courtoises. Voir Jean-Claude VADET, Lesprit courtois en Orient dans les cinq premiers sicles de lHgire, Paris, Maisonneuve, 1968, pp. 317-351, et en particulier pp. 317-318 ; MARIA G. STASOLLA, Raffinatezza e amor cortese nel Kitb al-Muwashsha , Quaderni di Studi Arabi, 7, 1989, pp. 105-123 ; Encyclopedia of Arabic Literature, op. cit., vol. 2, pp. 807-808, art. al-Washsh .

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    la cour : patronage et flatterie, change de dons et de services, art de mettre ceux-ci en lumire ou de les laisser dans lombre. Il faut percer jour les intentions dissimules, parler un langage oblique fait de demi-mots et dallusions , masquer ses ambitions et faire de prudentes avances pour gagner les faveurs de quelquun : autant daptitudes que lamour permet, sinon dacqurir, du moins de cultiver. Et quiconque a affaire des patrons capricieux a tout gagner stre fait la main avec une bien-aime fantasque56 : le jeu exige que, dans la fiction, la femme dispose de son libre arbitre et dun pouvoir sur son soupirant, quelle puisse le congdier et le contraindre prouver ses talents. Plutt quune mtaphore dcoder, nous verrions donc dans lamour un mode conventionnel dactivit un jeu srieux qui permette damliorer et dentretenir sa capacit daction la cour. Cest cette fonction que renvoient les reprsentations littraires que nous avons cites, mme de manire dtourne : elles soulignent en effet les modes de vie codifis et les normes plus que des stratgies ; elles tendent reprsenter le processus continu de cultiver une comptence sociale fonde en fait sur un habitus prexistant, comme sil sagissait dune mtamorphose radicale ( lamour fait de lhsitant un homme rsolu ), et remplacer les incertitudes inhrentes au travail dapprentissage par une certitude imaginaire, articule par les maximes souvent rptes qui insistent sur les pouvoirs infinis de lamour.

    linstar de certains sports et du latin, qui ont pu faire figure de forma-tion idale pour les membres de llite britannique destins gouverner un empire, lamour est un terrain dentranement pour les activits sociales requises par la politique de cour, difficilement codifiables et que seule la pratique permet de matriser. Linsistance marque, dans nos sources, sur le rle de lamour comme force conductrice permettant dacqurir une comptence culturelle particulire, souligne les lments codifis et viables de la culture pour en masquer dautres. Au bout du compte, il est donc possible de retenir lhypothse de Georges Duby, qui voit dans lamour un jeu ducatif , mais deux rserves prs : largir la dfinition trop troite de l amour courtois quelle prsuppose, et ter ducation ses connotations formelles et normatives, puisquelle nest ici que la partie

    56. Si certaines socits de cour comptent des femmes au nombre de ces personnages puissants

    qui un service tait d, il ne faut pas les confondre a priori avec ces femmes impliques dans le jeu de lamour, puisque celles-ci pouvaient tre, chez les Abbassides, des esclaves instruites, ou cest parfois, semble-t-il, le cas dans les cours dEurope occidentale des figures purement littraires, les unes et les autres permettant lexploration et la mise en pratique des diverses options et stratgies. Il nest nullement ncessaire que le pouvoir qui leur est prt se confonde avec celui que dtiennent certaines femmes dans dautres circonstances de la vie de cour. Mais, dun autre ct, linstar dautres jeux de lpoque pr-moderne, celui de lamour nest pas spar de la vie relle par des frontires tanches, si bien que les relations amoureuses pouvaient tourner parfois lalliance politique et interfrer avec les changes de services et dhonneurs. Non que lamour ft dnu de limites, mais celles-ci pouvaient faire lobjet de redfinitions et de rengociations de la part des participants. Il est possible dinterprter ainsi les conflits qui opposrent Hrn al-Rashd et certains de ses puissants courtisans, mlant inextricablement amour et pouvoir (voir ci-dessus la note 48), mais il faudrait y consacrer une autre tude.

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    visible dun processus plus gnral destin inculquer un habitus social. Dans ce jeu de lamour, la discipline et la loyaut ne sont pas seules en cause, mais intervient aussi la matrise active des stratgies requises pour prendre part aux jeux du pouvoir et des honneurs en vigueur la cour.

    Cest en quoi lhistoire de Bahrm Gr recle une morale implicite pour ses auditeurs et ses lecteurs : la leon dispense par Dh al-Riysatayn ses disciples porte non seulement sur lamour, cl de la culture, mais aussi sur lintrigue politique et lusage des affects (items 1-3, 9). Si lon revient du cadre narratif lhistoire qui sy embote (items 4-8), linsistance de Bahrm Gr sur les raisons caches du comportement de la bien-aime est fort significative : non content de laver celle-ci de tout reproche ventuel pour avoir cd une tentation blmable, il initie aussi le jeune homme au mcanisme de son propre dsir, lui faisant partager son exprience politique. Bref, lunion est moins celle des jeunes amants que celle de deux gnrations dhommes au pouvoir.

    Inculquer le code amoureux abbasside

    Le rle de la production textuelle

    Comment apprenait-on le code amoureux ? Comment ce nouveau rpertoire dont il faudrait sans aucun doute dterminer avec prcisions les conditions dmergence en vint-il se transmettre et se diffuser ? Dans lapprentissage de modles de comportements et de relations, lapplication du principe, cest en forgeant quon devient forgeron , joue lvidence un rle considrable : la cour fait le courtois. Nanmoins, dans le cas considr, il faut souligner limportance de lassimilation des textes qui servent structurer les modes de perception et de comportement. la diffrence de certaines attitudes prcises rgles de politesse, par exemple, assimilables par participation des interactions lamour reprsente un modle global qui structure une perception de soi et des autres, et met en relation un grand nombre dlments htrognes. Aussi est-il difficile dimaginer une transmission purement implicite du modle, dans le cadre de relations relles. Si le mimtisme suffit sans doute largement lapprentissage des symptmes de ltat amoureux, en revanche la rponse structure lamour, comme auto-transformation par acquisition de capa-cits culturelles, se conoit mal sans lappui de rcits-guides et dinstitutions qui la soutiennent. Par consquent, il nest pas de pratique de lamour sans une assimilation pralable et approfondie de ses incarnations narratives.

    La littrature au sens large dactivit textuelle aurait donc jou un rle capital dans la transmission du code. Ce seraient, notamment, les recueils dadab (surtout certaines anecdotes attribues des individus rels) et la posie, qui auraient enseign comment tre amoureux, comment ragir cet tat et quesprer chaque tape du jeu. Cest ainsi quil convient de comprendre lhistoire dHrn al-Rashd cherchant le vers qui traduira avec justesse ses tats dme. Il faut ce processus davantage quune simple lecture ou coute. La composition de textes est un lment cl du service

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    amoureux. Dans le Kitb tafrj al-muhaj wasabab al-wusl il al-faraj dal-Washsh, par exemple, sorte de manuel de la correspondance amoureuse57, lintroduction dcrit le matriel de rigueur (les diffrents types de papier et dencre, de plumes et de parfums) et propose des exemples de pomes pour toutes les occasions amoureuses. Voici une anecdote qui dcrit le rle de lcriture et lassimilation du raffinement quelle permet :

    On dit un jour Sad ibn Salm58 : Ton fils sest mis composer et diffuser de la posie raffine. Il demanda : Pourquoi cela ? , et on lui rpondit : Parce quil sadonne lamour. Il rpondit : Quil en soit ainsi, car il deviendra lgant et aimable et il cultivera la puret [yazrufu wayaltafu wa yanzufu]. 59

    Rdiger des lettres damour et des pomes modle lexprience, tout en enseignant les codes quest cens susciter lamour. La place que nous accordons ici la littrature de ladab est donc leffet du rle central jou par celle-ci dans la diffusion et la mise en uvre des modles damour courtois.

    La rdaction intensive de nouveaux textes et la rinterprtation des uvres antrieures, loin de reflter simplement lmergence de la culture de cour, en constituent donc une dimension essentielle. Quel rle jouait dsormais la posie, dont la tradition avait fait le vecteur textuel principal des modles de conduite ?

    La posie la croise des chemins

    Cest un ddoublement des fonctions de la posie, rarement soulign dans les tudes sur la littrature arabe, que conduit le double projet culturel des premiers Abbassides : schmatiquement, elle se scinde dune part en un corpus de textes hautement codifis et, de lautre, en une pratique de cration.

    Premier aspect, la posie morte , embaume dans lcrit, devient dwn al-arab en un nouveau sens : cen est fini de larchive vivante, de ce vecteur quasi insparable des configurations politiques changeantes ; la voici devenue savante, fixe, monument du pass. Sa conservation est progressivement remise entre les mains de nouveaux groupes : savants et grammairiens remplacent peu peu les potes professionnels dans leur rle de gardiens fiables de la posie devenue archive immobile du pass60.

    57. Berlin, Staatsbibliothek, Ms. Berlin 8638. 58. Sad b. Salm al-Bhil ( 832), tait le petit-fils de Qutayba b. Muslim, gouverneur de

    Khursn sous al-Hajjj, et le fils de Salm, qui occupa le mme poste pour le compte du calife omeyyade Hishm b. Abd al-Malik. Il fut lui-mme gouverneur dans les provinces orientales du califat abbasside et un fin connaisseur de la littrature arabe, hadth et adab (cf. al-Kmil, op. cit., vol. 2, p. 24 ; Ahmad b. Al Ab Bakr AL-KHATIB AL-BAGHDADI, Trkh Baghdd, Le Caire, Maktabat al-Khanji, 1931, vol. 9, pp. 74-75).

    59. Al-Masn, op. cit., p. 47 ; al-Wdih al-mubn, op. cit., p. 63, avec des rcits analogues ; Rawdat al-muhibbn, op. cit., p. 175 (au nom de Sad b. Aslam).

    60. Pour un expos dtaill, voir Rina DRORY, The Abbasid Construction of the Jhilyya: Cultural Authority in the Making , Studia Islamica, 83-1, 1996, pp. 33-49.

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    Second aspect, on voit apparatre une nouvelle forme de posie, directement lie la vie de cour et au contexte urbain. Libre de sa fonction de porteur du pass collectif61, elle donne parfois limpression dtre personnelle, individuelle , alors quelle sinscrit nettement, autant que les formes potiques antrieures, dans des contextes sociaux spcifiques : elle vhicule les schmas courtois et un nouveau lexique de relations incluant une configuration indite de lamour. Si, dans la priode antrieure, cest la posie que revenait gnralement le pouvoir dinculquer les vertus62, ce rle est dsormais frquemment dvolu lamour, comme en tmoigne le dit attribu Muhammad ibn abd alla ibn Thir, gouverneur de Bagdad (m. 864) : Contiens-toi et tu gagneras en dignit ; tombe amoureux et tu gagneras en raffinement63.

    Les usages multiples de la Jhilyya

    Dans ce contexte, le pass pr-islamique se voit assigner un double rle : envisag comme priode de la Jhilyya (ignorance), des murs nomades grossires, il fait figure de contrepoint ngatif mettant en valeur les nouveaux schmas courtois. Et lorsque, comme cest souvent le cas, les modes bdouins ou jhil de lamour sont compars au systme abbasside, ils incarnent la simplicit et la rudesse opposes au raffinement courtois.

    Cependant, ce tableau est nuancer srieusement : exemples et textes jhil et omeyyades sont souvent perus travers le filtre du prsent abbasside et assimils ses codes. De l schafaude la construction de paralllismes qui servent conforter le sentiment dune continuit culturelle. Tmoins les rcits jhil et omeyyades concernant liffa des Bdouins (la continence de lamant qui sabstient de lacte charnel) recueillis et diffuss apparemment dans le but de justifier la prolongation artificielle du jeu amoureux abbasside. Al-Asma (m. vers 828), qui collecte avec passion expressions et traditions bdouines, et dailleurs compagnon dHrn al-Rashd et prcepteur de ses fils, semble avoir jou un rle majeur dans lincorporation des schmas bdouins au contexte de la cour. Cest sous son nom que circulent bon nombre dhistoires de ce genre :

    Al-Asma dit : On demanda un Bdouin : Que ferais-tu si tu obtenais la femme que tu aimes ? Il rpondit : Je ferais plaisir mes yeux en con-templant son visage, mon cur en conversant avec elle, et mabstiendrais de ce que Dieu interdit et quil napprouve que dans la situation permise [i. e. le mariage]. On lui demanda : Et si tu craignais de ne plus

    61. Ce nest bien entendu pas le cas de lensemble de la posie ; sur ses usages politiques, voir

    en particulier Albert ARAZI, Ab Nuws fut-il shubite ? , Arabica, 26, 1979, pp. 161. Nous nous concentrons ici sur lespace nouvel qui permettait lmergence de types de posie novateurs.

    62. Voir par exemple al-Umda, op. cit., vol. 1, pp. 28-30. 63. Al-Basir wal-dhakhir, op. cit., vol. 1, p. 70 (n 193) ; Rab al-abrr, op. cit., vol. 3,

    p. 125 ; Al-Wdih al-mubn, op. cit., p. 62. Sur Muhammad ibn Abd Alla ibn Thir, voir supra, note 50.

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    jamais la revoir ? Il rpondit : Je confierais mon amour mon cur, et jamais ne briserais mon vu envers elle en commettant un acte laid64.

    Dans une autre anecdote, Al-Asma demandait un Bdouin le rcit de sa nuit en compagnie dune femme : il raconta que, sans se toucher, ils eurent lun envers lautre une conduite irrprochable65. Al-Mubarrad (m. vers 899) voque lhistoire des amants omeyyades Layla al-Akhyaliyya et Tawba qui, parce quils ntaient pas maris, rsistrent la tentation de consommer leur amour, ainsi que le voulait la coutume des Udhir et autres amants du temps jadis66 .

    lpoque abbasside, ces hros faisaient probablement figure de prcurseurs du jeu amoureux en vigueur, tel al-Abbs ibn al-Ahnaf par exemple, qui refusa de prendre la jriyya dont il tait amoureux67. Reste que la continence abbasside revt une fonction diffrente :

    Quand auprs de laime dautres cueillent le [fruit] dfendu [haram], mon lot est beau et lgitime.

    Des paroles qui, pures, coulent comme leau du ciel et sentrelacent la complainte

    de lamant [tb], cest la complainte qui enseigne lart des paroles belles, Des baisers humides, doux comme le miel parfum de girofle : Amour est continence et puret et plaisir des curs qui jouissent de lamoureux

    service68. Jamais dune bassesse je ne jetterais la honte sur laime ; Car la beaut me requiert et me fait son image69.

    Ce nest pas ici un interdit de nature sociale ou religieuse qui justifie la continence mais lincorporation de la iffa dans le jeu de lamour : la complainte de lamant expression conventionnelle appartenant au jeu amoureux est ce qui enseigne lart des belles paroles ; continence et puret et plaisir des curs sont dclars constitutifs de lamour. Les cercles de cour trouvaient mme sans doute un piquant particulier aux

    64. Rawdat al-muhibbn, op. cit., p. 329. 65. Ibid., pp. 325-326. Pour des rcits similaires voir ibid., pp. 81-87, 89 ; al-Masn, op. cit.,

    p. 124 ; Ab Hayyn AL-TAWHIDI, Kitab al-Imt wal-munasa, Beyrouth, Dr al-Kutub al-ilmiyya, 1997, vol. 2, pp. 55-56 ; al-Wdih al-mubn, op. cit., pp. 84-88 ; Ysuf b. Abd Allah Ab Umar AL-QURTUBI, Bahjat al-majlis wauns al-mujlis washahdh al-dhhin wal-hjis, d. Muhammad Murs AL-KHULI, Beyrouth, Dr al-Kutub al-Ilmiyya, s. d., vol. 2-1, p. 824.

    66. Muhammad b. Yazd Ab al-Abbs AL-MUBARRAD, Kitb al-taz wal-marth, d. Muhammad AL-DIBAJI, Damas, 1976, pp. 73-74.

    67. Al-Masn, op. cit., pp. 150-154 ; Kitb al-Iqd al-fard, op. cit., vol. 6, pp. 382-388. Cf. Joseph HELL, Al-Abbs ibn al-Ahnaf : Der Minnesnger am Hfe Hrn al-Rashds , Islamica, 2, 1926-1927, pp. 271-307 ; J.-C. VADET, Lesprit courtois, op. cit., pp. 195-263.

    68. Wam l-ishqu ill iffatun wanazhatun waunsu qulbin unsuhunna l-taghazzulu . 69. Rawdat al-muhibbn, op. cit., pp. 87, 346-347 ; voir aussi al-Zarf wal-zuraf, op. cit.,

    pp. 83, 8687.

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    histoires qui relataient un renoncement par dvotion lunion charnelle70. En tout cas, ils pouvaient apprcier le mlange de familiarit et dtranget de ces pomes et rcits issus dun univers tout autre. Il tait donc possible de goter les projections de la ralit prsente sur le pass ou sur la ralit bdouine contemporaine dans leur loignement apparent, sans que la distance culturelle sparant lecteurs et compilateurs abbassides de textes dun autre monde ft un obstacle.

    Ainsi, pour les lites abbassides occupes llaboration de nouveaux modes de vie, les histoires damour bdouine ou jhl visaient assurer un sentiment de continuit ; pour un il moderne, cest la continuit culturelle lintrieur de la civilisation arabe classique qui ressort. Il se pourrait donc fort bien que nous soyons, nous aussi, prisonniers de lentreprise culturelle des Abbassides.

    *

    Dans cette tentative pour esquisser les contours du rpertoire qui se dveloppe la cour abbasside, nous avons propos, non point une narration historique qui rende compte de lmergence de nouveaux modles amoureux, mais une srie de comparaisons soulignant les traits originaux de cet amour, quant son statut, sa fonction et sa structure. Dans le lexique des motifs qui slabore, il devient la force motrice qui permet dacqurir toute une gamme de conduites et dinteractions hautement apprcies. Ces rpertoires sont rassembls sous la notion de culture (adab), segment visible et codifi qui sert en ralit distinguer une lite ; mais en mme temps, par leur participation ce jeu contrl et formalis, les courtisans doivent acqurir des savoirs moins visibles, certes, mais non moins importants de la culture de cour : les stratgies sociales qui permettent dexercer une action effective dans lespace aulique. Cette comptence sociale constitue un capital politique beaucoup plus difficile codifier : comme elle ne pouvait gure revtir la forme de normes explicites de conduite et de prescriptions de raffinement, il convenait de sen imprgner par le biais dune participation active au jeu amoureux et par lassimilation de rcits qui offraient un champ dexploration et une slection dattitudes. Restent, pour conclure, quelques questions jusquici restes en suspens.

    Nous avons jusqualors laiss de ct la question des ressources cultu-relles particulires perses, byzantines ou autres qui ont servi laborer le nouveau code amoureux, ainsi que celle de lidentit prcise des acteurs impliqus dans le processus. Si, lvidence, lhistoire de Bahrm Gr

    70. Cf. Al-Zubayr b. Bakkr propos dun dvot de La Mecque qui tombe amoureux dune

    jriyya mais sabstient de toute relation charnelle (Rawdat al-muhibbn.., op. cit., p. 325). On trouve mainte histoire de ce genre dans AL-SARRAJ, Masri al-ushshq, op. cit. R. SCHNELL (Causa Amoris, op. cit., pp. 47-49) a montr comment, de manire analogue, la chastet tait porteuse de valeurs trs diffrentes selon que le contexte tait religieux ou courtois.

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    confirme lorigine persane du pouvoir civilisateur de lamour71, son cadre narratif est en revanche sans conteste situ en contexte abbasside. Laissant de ct la question du fondement de cette histoire et dautres du mme genre, nous avons tudi sa fonction dinjonction culturelle lamour. Les problmes lis aux emprunts culturels sont complexes, et leur attribution ne peut tre qu peine suggre. Les phnomnes rels demprunt excdant largement les productions explicitement qualifies d trangres . Ainsi, les conflits sur lidentit culturelle, qui consistent souvent classer comme tranger ou autochtone un produit dfini, nautorisent quune comprhension partielle et souvent biaise des dynamiques rgissant les contacts culturels et les processus dappropriation. Lemprunt peut en effet tre tacite, ou mme ignor des acteurs, phnomne particulirement pertinent lorsquil porte non sur des produits finis mais sur des procdures et des modles employs de manire non explicite72. Il est donc vain de rduire la question aux dbats historiographiques sur les influences perses ou Shubiyya, qui risquent fort de reproduire les reprsentations partiales que proposent les agents des processus culturels ainsi que leurs stratgies de lgitimation.

    Notre tude stant limite au nouveau modle amoureux, sans envisager les traditions et les modles qui pouvaient entrer en concurrence avec lui73, elle na pas voqu les ventuels conflits suscits par ces nouveauts. Le code raffin de lamour repose uniquement sur limage construite par les Abbassides eux-mmes et la perception dune culture codifie qui tait la leur. Or, on peut supposer que ce code entrait en concurrence avec des images dj existantes de lamour, de la virilit et de ladab. Les sources europennes, par exemple, trahissent une tension entre les modles courtois de lamour et de llgance, et les schmas de virilit et dhonneur qui pr-valaient jusque-l74. Lhistoire de Bahrm Gr, pour sa part, nest pas sans

    71. Le Perse Bahrm Gr, dit la tradition, fut lui-mme envoy par son pre, le roi Yazdgard, la cour de Namn b. Munzir, roi de al-Hra, pour y tudier la langue des Arabes, leurs traditions narratives (akhbr) et leurs manires (traduction possible dadab dans ce contexte) : Rab al-abrr, op. cit., vol. 3, pp. 325-326.

    72. Sur les cas d emprunt tacite , voir Rina DRORY, Literary Contacts and Where to Find them: On Arabic Literary Models in Medieval Jewish Literature , Poetics Today, 14, 1993, pp. 277302.

    73. No