amidu magasa papa commandant 1978

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Amidu Magasa Papa-Commandant a jeté un grand filet devant nous Les exploités des rives du Niger 1900-1962 FRANÇOIS MASPERO 1, place Paul-Painlevé PARIS-V* 1978

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Page 1: Amidu Magasa Papa Commandant 1978

Amidu Magasa

Papa-Commandant a jeté un grand filet

devant nous

Les exploités des rives du Niger 1900-1962

FRANÇOIS MASPERO 1, place Paul-Painlevé

PARIS-V* 1978

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A la mémoire de Seebugu-Baba, dit Dankelen et de toutes les victimes des travaux forcés.

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LES SIGLES

A. N. Archives nationales A. O. F. Afrique occidentale française E. N. I. Economie nationale indépendante G. F. E. Grande famille étendue P. P. S. Parti progressiste soudanais S. T. I. N. Service temporaire d'irrigation du Niger S. C. A. O. N. Syndicat des colons et agriculteurs de l'Office

du Niger S. T. O. Service du travail obligatoire T. C. I. Travail contractuel imposé T. O. M. Territoire d'outre-mer U. S.-R. D. A. Union soudanaise, section du Rassemblement

démocratique africain I. S. H. M. Institut des sciences humaines du Mali E. H. E. S. S. Ecole des hautes études en sciences sociales C. N. R. S. Centre national de la recherche scientifique

Les documents

Nous donnons en totalité les témoignages de nos informateurs ; toutefois, nous les citerons en extraits dans le corps du texte à titre d'illustration.

L'orthographe des mots africains

C'est celle adoptée par la conférence de l'U. N. E. S. C. O. de 1966 à Bamako relative à la transcription des langues africaines et le décret n° 85/P. G. R. M. fixant l'alphabet des langues nationales bambara, peul, sonrhaï et tamasheq. Les textes bam-bara ont été transcrits selon l'application officielle de ces règles. On notera un certain écart entre ces textes et leur traduction en français que nous avons voulue libre, car le style et la maîtrise de la langue bambara varient entre les « travaux forcés » de Segu, ceux de l'Office du Niger et les colons mosi de cette entreprise.

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Préface

Les paysans maliens n'ont pas oublié. Quand on les interroge sur la « deuxième portion du contingent », ils écartent le sujet en riant : il n'est pas poli d'accabler les autres de ses malheurs. Ils rient aussi parce qu'ils sont gênés d'évoquer devant un Français avec quelle férocité se sont conduits ses compatriotes et représentants à l'époque de l'Office du Niger.

Mais Amidu Magasa n'est pas un toubab Il est malien et comme tous dans son pays il a entendu parler, sans rire, de l'Office, de la « deuxième portion », de Marakala, du bar-rage, des digues et des « colons ». Il a voulu en savoir davantage. Il a interrogé ceux qui, dans les années trente, ont été recrutés par force pour accomplir ces travaux et ceux qu'on attira ensuite comme « colons » sur les terres aménagées.

Ce que décrivent ces hommes, c'est l'envers du développe-ment. L'Office du Niger devait être « une grande réalisation française » à l'image de ce qu'accomplissaient nos rivaux impé-rialistes britanniques au Soudan et destinée à approvisionner la métropole en coton. Un premier projet fut confié en 1920 à

1. Toubab : européen.

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une entreprise privée, la Cie générale des colonies. La même année, un ingénieur, Hirsh, fondait à Diré la Cie de culture cotonnière du Niger. La première fut remplacée par un office public en 1924, la seconde fit faillite en 1929 et fut rachetée par la Colonie du Soudan. C'est un trait de l'impérialisme fran-çais, lorsque par incurie, ou parce que les conditions d'exploi-tation sont trop coûteuses, que de passer la main à la bureau-cratie.

Il y a toujours eu en France de grands commis de l'Etat pour accomplir, au nom du progrès et pour le service de la nation, les basses besognes. Mais si les hommes d'affaires passent la main à l'Etat, c'est pour en obtenir des avantages. Le recours à la puissance publique permettait de faire inter-venir la coercition, la violence, le travail forcé sans qu'il en coûte au secteur privé. Avec nos technocrates, l'administration coloniale fut la grande complice de cette entreprise. Elle recrutait sur deux fronts : pour la guerre, le premier contingent ; pour le travail, le deuxième contingent. En temps de paix, les morts et les blessés du deuxième contingent étaient plus nom-breux. Bien que davantage productifs, les hommes coûtaient moins cher, car ils n'avaient ni pensions, ni uniformes, ni caser-nes. Ils étaient à peine nourris, et mal de surcroît : le travail n'a pas, aux yeux de l'administration coloniale, la même noblesse que la tuerie. Quand ils étaient malades et bons à rien, on les renvoyait chez eux.

C'était ce qu'on appelait la « mise en valeur ». Le grand succès de l'Office du Niger fut aussi de permettre

à de nombreuses sociétés métropolitaines d'obtenir d'avanta-geux contrats, tandis que le travail leur était fourni gracieuse-ment. Mais le coût réel des travaux de l'Office, les témoins interrogés par Magasa nous le disent. Ils le connaissent : ce sont eux qui l'ont payé. Le travail non rétribué n'est pas gratuit pour tout le monde. L'Office du Niger a coûté cher aux paysans maliens.

Tandis qu'en 1944 les Français s'indignaient en découvrant les camps de travail forcé nazis, ils restaient muets sur ce qui se passait dans leurs colonies, en dépit des plaintes qui avaient été déposées par des organisations syndicales devant le B. I. T. de Genève. En France, une fois de plus, « on ne savait pas ». La complicité du silence était générale. Aux témoignages sur le travail forcé, on substituait les discours sur l'œuvre coloni-satrice de la France.

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préface

Ce barrage de Marakala, ces centaines de kilomètres de digues, c'est au prix de la vie qu'ils ont été construits. L'Office du Niger, c'est une œuvre de mort et, comme toutes celles-ci, qui se construisent sur des cadavres, que ce soit des monuments ou des « grandes entreprises », elles ne prennent jamais vie. L'Office du Niger est un échec, il n'a jamais fonctionné de manière rentable. C'est qu'en fait le travail forcé coûte cher. La coercition, l'encadrement qu'elle exige, la désorganisation sociale et politique qu'elle provoque sont des coûts qui finissent tôt ou tard par peser lourd. De surcroît, une entreprise bâtie sur un effort de travail excessif parce que contraint est une entreprise démesurée. Elle n'est pas à l'échelle des capacités d'un pays ou d'un peuple. L'Office du Niger n'a cessé depuis son existence d'absorber, pour fonctionner, pour essayer d'atteindre à la rentabilité, un capital croissant et souvent inadapté.

Le travail forcé n'a été aboli dans les colonies françaises qu'en 1946 sous la pression du Rassemblement démocratique africain, parti constitué en Afrique de l'Ouest française après la Seconde Guerre mondiale afin de lutter pour l'indépendance. Depuis, les méthodes militaires de développement ont été aban-données. Là comme ailleurs, l'armée n'a pas fait la preuve de capacités constructives. Mais le « développement », cette hui-tième plaie d'Egypte, n'a pas lâché les paysans. On s'est aperçu que le procédé qui consistait à éloigner les paysans de leurs terres n'était pas satisfaisant, qu'il demandait trop de sur-veillance, trop de déplacements, trop d'intendance ; qu'il pro-voquait la fuite et la famine. Il fallait au contraire encadrer les paysans dans leurs villages et les encourager à produire, avec l'énergie qu'ils tirent de leur propre subsistance, les den-rées commercialisables dont a besoin le marché métropolitain. Les effets de cette politique ont été décrits et analysés ailleurs2 : une baisse critique de la production vivrière, des disettes, l'incapacité de faire face aux catastrophes naturelles et la dépen-dance envers l' « aide alimentaire » des pays nantis, en parti-culier des Etats-Unis.

Ces projets ont été encadrés successivement par des « sociétés de prévoyance », des « sociétés mutuelles », des « coopératives » d'inspiration administrative, etc. Aujourd'hui, l'Etat s'en remet

2. Qui se nourrit de la famine en Afrique ?, Maspero, Paris, 1975,

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de préférence à des sociétés privées ou semi-publiques étran-gères, spécialisées dans le « développement ». Des régions entières sont ainsi vouées à la monoculture et confiées à ces sociétés avec mission d'encadrer les paysans et de les inciter à cultiver le coton, le tabac ou l'arachide. Le paysan n'a guère d'initiative : il est intégré d'office par décision gouvernementale, du fait de sa résidence, dans une zone tabac ou coton. Il reçoit ses instructions d'animateurs ruraux formés par les sociétés; 11 est incité à acheter du matériel agricole à crédit, ainsi que des engrais, des pesticides, etc. Il s'endette. Si les procédés de culture qu'on l'invite à suivre lui paraissent mauvais, il n'a guère la possibilité de le faire savoir. L'achat d'un capital, si modeste soit-il, et l'endettement provoquent assez vite des inégalités entre paysans qui dépendent moins de leur capacité comme agriculteurs que de leurs moyens de financement.

Partout où ces projets de développement ont été mis en train, on observe une différenciation sociale croissante entre les paysans, aggravée par l'attitude des sociétés d'encadrement qui encouragent les plus gros producteurs.

Des formes cachées d'exploitation s'insinuent sous les appa-rences des modes traditionnels d'entraide, en même temps que le salariat s'installe entre migrants et autochtones, puis entre villageois.

La propriété privée de la terre apparaît de fait, sinon de droit, au profit de ceux qui disposent de numéraire, marchands ou fonctionnaires, provoquant la création d'une classe de proprié-taires fonciers absentéistes dont les intérêts immédiats sont la production de cultures de rapport aux dépens des cultures vivrières.

Dans les domaines où la paysannerie a conservé l'initiative, comme l'élevage ou les cultures maraîchères et où elle avait obtenu quelques résultats, elle se trouve de plus en plus menacée par l'installation de multinationales agro-industrielles. Pourtant l'exemple des grosses sociétés maraîchères installées au Sénégal n'est pas prometteur pour les paysans. Elles provoquent une sous-prolétarisation des femmes des villages voisins, mais aussi la faillite des petits paysans cultivant les bas-fonds. On prévoit que l'utilisation massive de pesticides laissera, après le départ de ces sociétés, des insectes nuisibles résistants et incontrôlés par un milieu écologique dénaturé. Ces sociétés pratiquent en outre une exploitation destructrice qui ne contribue pas à l'entretien des sols, comme la culture paysanne, mais au

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préface

contraire emporte définitivement les matières organiques natu-relles 3.

Au Mali, on expérimente la création de ranchs. Ceux-ci découpent de larges espaces voués à la clôture, ce qui diminue d'autant les superficies des pâturages collectifs et accélère leur dégradation.

Si les conditions du marché mondial de la viande sont telles que ces opérations ne sont pas immédiatement rentables, il semble inévitable que, dans le cadre du développement actuel, cette forme de production représente l'avenir capitaliste que se prépare le régime.

Ainsi les paysans ont toujours la sensation que, même si les champs collectifs coloniaux et postcoloniaux ont disparu, même si le recrutement forcé a été aboli, ils ne sont pas maîtres de leur destin, qu'ils sont les cobayes ou les victimes d'expériences indéfiniment renouvelées et la proie d'une bureaucratie adminis-trative alourdie par celle des sociétés d'encadrement.

A leur niveau, ils ne perçoivent pas bien la différence entre la colonisation et le nouveau régime. Les toubabs sont moins nombreux qu'autrefois dans les campagnes, et l'africanisation des cadres peut leur donner l'impression que leurs maîtres ont changé.

En vérité, la pression étrangère est plus forte que jamais : les hommes d'affaires, les envoyés gouvernementaux se multi-plient à Bamako. Les experts, les coopérants et les missions étrangères reconstituent la vieille couche coloniale. Les cadres locaux sont payés jusqu'à dix fois moins qu'un expert inter-national dont les capacités sont souvent discutables et la connais-sance du pays médiocre.

L'UNESCO, qui dépense volontiers son argent de cette manière, se refuse à créer des bibliothèques, qui sont la base de l'éducation et du progrès, et de favoriser les recherches de terrain à la base.

Par la constitution d'une couche de techniciens étrangers achetés par des salaires démesurés et qui prévient l'accession d'une classe instruite à des positions d'autorité, par la préser-vation des moyens d'accès à la connaissance au profit des ressortissants des pays nantis, enfin par l'incarcération de tous ceux qui manifestent leur désaccord politique, le Mali se main-

3. C. REBOUL, « Le développement contre les paysans », Actuel Déve-loppement, 12, mars-avril 1976.

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tient dans une situation de dépendance économique, intellectuelle et donc politique. Les seuls régimes qui surnagent dans ce gâchis sont ceux qu'accepte l'impérialisme, parce qu'ils accep-tent l'impérialisme. Ils n'ont d'autres moyens de s'en démarquer que les déclarations patriotiques formelles et le recours aux tracasseries bureaucratiques qui donnent dans l'impuissance, l'illusion fugace de la puissance. Privés d'un appui populaire, ils n'ont d'autres moyens de se perpétuer qu'en livrant leur pays à l'exploitation (/' « aide ») internationale. Le désenchante-ment d'une population qui pourtant avait pris la mesure de ses capacités politiques pendant les premières années du régime de Modibo Keita donne peut-être du Mali l'image d'un pays résigné.

Il n'en est rien pourtant. Ce peuple, l'un des rares qui par-vint à se décoloniser et à conquérir sa dignité nationale, accepte de moins en moins, qu'avec son même grand filet de garde-cercles, de gendarmes et de militaires, dans son uniforme neuf mais déjà défraîchi, Papa-Commandant veuille rester là.

Claude Meillassoux Paris, décembre 1977

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Avant-propos

Au cours d'une conversation avec un ami « ancien combat-tant 1 » relative à sa vie de tirailleur sénégalais, celui-ci nous a évoqué quelques-uns de ses souvenirs de travailleur forcé aux premiers temps de l'implantation coloniale française sur le terri-toire du haut Sénégal et Niger, dénommé ensuite Soudan français puis Fédération du Mali avec le Sénégal et actuellement Répu-blique du Mali.

Tout Africain connaît des anecdotes sur la vie de martyr des « anciens combattants », mutilés physiquement et souvent menta-lement ; mais beaucoup ignorent tout d'un autre sacrifice non moins grand, celui auquel la main-d'œuvre coloniale consentit, jour après jour, sur le sol africain au profit de la lutte économi-que des impérialismes français, anglais, belge ou portugais.

C'est cette lutte économique, sous son aspect répression-résis-

1. Cet ami, Baba Kululaby dit Seebugu-Baba ou Dankelen, était très populaire à Segu à cause de son discours humoristique sur les plantes, médicinales qu'il vendait. Il est décédé en février 1976. Qu'il trouve ici l'expression de nos meilleurs souvenirs.

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tance, que nous nous proposons d'éclairer, en brisant le mur de silence qui entoure le processus de création et les créateurs de l'infrastructure qui a été nécessaire à l'exploitation coloniale. Ce mur de silence substitue de manière idéologique à la question de savoir dans quel but, par qui et comment ont été construits en Afrique les réseaux de communications, les bâtiments et les rares unités de production la version combien exotique du tirailleur sénégalais exposant sa poitrine couverte de gris-gris aux balles allemandes pour protéger le corps français.

« L'impôt de sang » et « l'impôt de sueur » perçus par la France sur les peuples africains sont deux aspects indissociables d'une même politique, si l'on sait que c'est dans le même contin-gent d'hommes valides que furent recrutés sous le drapeau fran-çais ceux de « l'armée du travail » appelés les soldats de la 2e por-tion et ceux de « l'armée de combat » appelés soldats de la 1" portion — plus connus sous le nom de tirailleurs sénégalais.

Les rapports entre les soldats de la 1" portion et ceux de la 2e ont un caractère contradictoire d'unité et de lutte ; unité du point de vue de leur origine sociale et de leur rôle de subalternes dans l'édifice colonial, mais surtout lutte par la position privilé-giée octroyée aux soldats de la 1" portion comme bouclier répressif vis-à-vis des soldats de la 2e portion, du peuple travail-leur (le colonialisme est déjà un néo-colonialisme) en vue de pré-venir tout retournement de situation. Car la lutte anticoloniale a été permanente, malgré les jugements péjoratifs et tribalistes qu'on a portés sur telle ou telle forme qu'elle a revêtue, à telle ou telle époque. L'histoire de ces dernières années nous éclaire sur l'évolution des soldats de la 1" portion, lesquels tendent à pousser jusqu'au bout le procès d'autonomisation.

Nous avons opté pour une étude approfondie plutôt qu'étendue du monde du travail colonial africain, en focalisant notre atten-tion sur la main-d'œuvre des travaux publics et notamment celle du complexe agro-pastoral de l'Office du Niger. Notre foyer d'investigation est donc principalement la région de Segu dont la conquête militaire a été plus récente du fait de sa position conti-nentale et de la résistance de l'Empire toucouleur créé par El Hadj Omar, opposé à la pénétration coloniale. Ainsi, nous pou-vons observer, sur une période historique relativement courte (1890, conquête de Segu suivie de l'institution des travaux forcés ;

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avant-propos

1932, création de l'Office du Niger), l'implantation économique coloniale au début d'une époque, à son apogée et à l'aube de l'indépendance juridique. Notons en second lieu qu'au Soudan, arrière-pays à vocation agro-pastorale, la seule manifestation éco-nomique digne d'intérêt de toute l'époque coloniale est l'Office du Niger. Les activités industrielles étaient quasiment inexistantes et la spéculation commerciale était menée essentiellement par les Maisons bordelaises qui avaient monopolisé le marché colonial. La troisième de nos motivations, c'est qu'il faut ethnologiser la colonisation par une description systématique de la vie des popu-lations durant cette époque, description soutenue par une indis-pensable enquête sur le terrain. Il s'agit également de mémoriser la lutte des travailleurs africains en démasquant la sauvagerie de la répression coloniale tout en gardant en vue l'objectif culturel d'enrichir les archives sur les luttes du peuple, archives dans lesquelles le peuple pourra puiser afin de reconstituer une mémoire estompée par les oppresseurs qui œuvrent à effacer les traces de leurs forfaits. Cela dit, si nous avons cru devoir insister sur les pratiques répressives de l'époque coloniale, c'est moins pour faire œuvre de « ponce-pilatisme » qui nous déculpabiliserait q u e POUR NOUS INVITER, AUJOURD'HUI, A OBSERVER LA REPRODUC-TION FIDÈLE DE CES MÊMES PRATIQUES A NOTRE ÉPOQUE DE NOU-VEAUX COLONIALISTES.

Toutefois, notre approche sectorielle de la question a des limi-tes certaines si l'on sait la dynamique de la main-d'œuvre à tra-vers les flux migratoires qui dépassent les lignes frontières d'une région, d'un territoire et même d'un empire colonial, comme l'atteste la présence des Mosi de Haute-Volta en « Gold Coast » (Ghana) et celle des Navetanes du Soudan français en Gambie anglaise.

Pour alimenter notre réflexion sur cette étude, nous sommes allés à deux sources, écrite et orale. Ecrite, par la consultation des archives coloniales, ou ce qu'il en reste à l'Institut des sciences humaines, section des archives nationales (Kuluba) et au service de la documentation de l'Office du Niger à Segu et à la bibliothè-que de la rue Oudinot à Paris. Nous avons recouru à ces docu-ments en vue d'un recoupement critique de ce qui est écrit en français par ce qui sera dit en bambara et parce que la meilleure façon de décrire la vie des travailleurs africains c'est encore de

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donner largement la parole aux écrits coloniaux. Orale, nous avons procédé à une sorte de table ronde autour de la question des travaux forcés en interviewant2 des hommes et des femmes qui ont vécu cette époque ; en matière de littérature orale, le monopole ne doit pas être réservé aux griots. Longtemps niée dans son existence culturelle et dans sa capacité à rendre compte de la société africaine, la littérature orale est aujourd'hui recon-nue et élevée à la dignité d'un savoir ; l'U. N. E. S. C. O. donne le ton et parfois accorde des subventions en vue de son exploita-tion immédiate. Au niveau des appareils du savoir, la tradition orale tend à se relever de la marginalisation dont elle est victime de la part du pouvoir. Mais il y a lieu de s'inquiéter de l'esprit de précipitation de ces appareils, culpabilisés qu'ils sont et qui vou-draient se racheter à coups de citations mécaniques d'un tradi-tionaliste selon lequel « un vieillard qui meurt est une bibliothè-que qui brûle en Afrique ».

Il y a à notre avis deux types de littérature orale : celle qui est institutionnalisée et celle qui ne l'est pas ; celle des griots et celle des hommes de savoir anonymes, et qui recouvrent deux domai-nes de la connaissance fort distincts. On aurait tort de sures-timer la littérature orale rapportée par les griots et autres généalo-gistes, littérature qui est forcément la vision du pouvoir d'une famille ou d'un homme qu'elle doit louer. Le témoignage histo-rique de cette famille ou de cet homme n'a de valeur scientifique que par la manière dont il se représente par rapport au monde. C'est donc une valeur narcissique que le griot a pour charge de diffuser et de perpétuer comme idéologie dominante ; ainsi, cha-que famille régnante, chaque pouvoir, a son griot, et en consé-quence cette vision ignore totalement le rôle des masses, elle n'est point critique. Les institutions du savoir, nationales ou inter-nationales, qui ont pour responsabilité de défendre et de promou-voir les acquis de la littérature orale, se comportent, hélas ! comme de véritables griots, par leur refus conscient ou incons-cient d'investir le domaine de la tradition orale détenue par des hommes de savoir anonymes.

2. Les bandes d'enregistrement de ces entretiens sont disponibles à l'Institut des sciences humaines du Mali, ainsi que leur transcription en bambara.

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avant-propos

L'intérêt scientifique de ces derniers est précisément qu'ils sont anonymes et qu'ils se trouvent de l'autre côté de la barrière, qu'ils ont subi un pouvoir ; rarement ils parlent au nom de quelqu'un, et leur témoignage sur l'historicité d'une époque n'en est que plus juste. Au contraire du pouvoir qui dispose d'un agent (le griot) pour enregistrer, composer et diffuser son message, le peu-ple, lui, est sa propre mémoire et il s'exprime sans intermédiaire en des circonstances bien précises, car sa tendance à ne pas par-ler est aussi forte. Elle est bien rendue par la formule « ne pas parler est aussi mauvais que de parler » (kuma man di, kumaba-liya fana man di).

Entre la mémoire du pouvoir et la mémoire du peuple, il y a aussi une différence de forme. La première est plus arrangée dans sa composition, tandis que la seconde se caractérise par son ton direct et la diversité de ses techniques de mémorisation : pro-verbe, devinette, symbole, chant, conte, jeu, récit, témoignage, etc.

Lorsque nous avons tendu le microphone à ces hommes ano-nymes pour qu'ils se racontent dans le procès du travail forcé, nous posions alors un regard voyeur sur eux, déclenchant invo-lontairement certains blocages. Dès lors se posait la question de notre propre identification. Qui étions-nous ? L'autorité adminis-trative ? Des journalistes de l'animation rurale ? Des politiciens (au sens de « flic » qu'on lui donne) ? Des jeunes qui voulaient profiter du travail et du savoir sur le travail des vieux ? Des cher-cheurs ? Selon les uns et les autres, nous recevions différentes éti-quettes, nous étions acceptés ou rejetés3. C'est du côté des fem-mes que nous nous sommes heurtés à une barrière, celle du sexe. Seule une tante s'est entretenue avec nous, longuement.

En outre, les informateurs sur les travaux forcés étaient moins crispés que les colons4 de l'Office du Niger à cause de l'histori-cité de leurs communications. Une fois expliqué l'objet de notre enquête, les plus disponibles développaient sans interruption tout

3. C'est avec la participation, heureuse ou malheureuse, des cadres de l'Office du Niger, moniteurs ou ingénieurs, que cette enquête s'est effectuée publiquement, dans le village de nos différents informateurs.

4. Le terme colon s'applique ici aux paysans africains travaillant sur les terres de l'Office du Niger.

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le thème sans que nous ayons eu besoin de leur formuler, à chaque fois, un point de notre questionnaire.

Dans le présent ouvrage, nous n'avons pas fait d'étude écono-métrique appuyée sur des données statistiques qui auraient élevé la rigueur scientifique.

Notre préoccupation première, à mi-chemin entre la transcrip-tion de la littérature orale et l'étude socio-historique, a été d'apporter une contribution, si partielle soit-elle, à la réponse à une question que d'autres se posent avec nous sur le rôle du monde du travail africain, dans le passé et dans le présent, en tant que capital le plus précieux pour la conquête de jours meil-leurs.

Le mérite de cet ouvrage, si mérite il y a, revient principale-ment aux informateurs qui en ont fourni les matériaux. Notre intervention s'est limitée au recueil, à la transcription, à la tra-duction et au commentaire synthétique de ces témoignages. Et, chaque fois qu'il y a eu insuffisance d'informations (dans le 1" chapitre notamment), la réflexion fut étouffée en raison de nos ressources financières limitées (cette étude étant aux frais de l'auteur), et l'ambitieux projet initial s'est rétréci comme une peau de chagrin autour de la question de l'Office du Niger. Que les cadres et travailleurs de cette société d'Etat trouvent ici l'expression de mes remerciements les plus sincères pour l'indis-pensable soutien logistique qu'ils ont bien voulu m'accorder.

En conclusion, j'exprime ma sincère reconnaissance à tous ceux qui m'ont aidé dans la préparation de cette étude par leur esprit de constructive contradiction. Je me sens particulièrement obligé envers I. Kulubaly, instituteur de Tènènkun, B. Mayiga, ingénieur agronome à l'Office du Niger, M. Jop, chercheur à l'I. S. H. M., J.-L. Amselle et J.-M. Gibbal, chercheurs à l'E. H. E. S. S. et au C. N. R. S., et A. Jalo, ingénieur chimiste à la Somarem. G. Darabo, journaliste à L'Essor, a bien voulu « alléger » ce texte ; qu'il trouve ici même l'expression de notre profonde gratitude.

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Grands travaux et travaux forcés

Les ambitions du projet de l'Office du Niger sont nées de la possibilité historique d'utiliser, sans rémunération, la main-d'œuvre africaine. Il importe de dégager cet arrière-plan dans les périmètres de la future implantation agro-industrielle.

Dans un style direct, trois informateurs de la région de Segu ont bien voulu nous répondre ; il s'agit de deux habitants de Seebugu, Madu Bary, âgé de 90 ans, devenu marabout, et Baba Kulubaly, dit Dankelen, cultivateur âgé de 75 ans, et d'une ménagère de Jene, Fatumata Kulubaly, âgée de 50 ans environ. Tour à tour, ils interviendront sur chaque question. Fula-Bèn Sidibe, dit Fankelen, 59 ans, colon à Fulabugu, et Manyan Kulubaly, 85 ans, colon à Bamakokura, apporteront également leur contribution dans cette conversation, que nous avons dû monter.

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Echelle : 1/16 000 000

Afrique occidentale. Situation du Mali et du Delta central nigérien

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A. Les tâches

grands travaux et travaux forcés

I. Le recrutement

Bary : « Lorsque les Blancs sont arrivés, j'ai personnellement vécu une partie de cette époque. Ils ont commencé par libérer les esclaves juste avant le début des travaux publics. Ils ont libéré les esclaves de case. On te privait de ton esclave et l'éman-cipait en te disant que chacun était désormais libre. Que per-sonne ne cultiverait plus pour un autre, chacun travaillerait pour lui-même, à la seule condition qu'il paie l'impôt. Alors on chantait :

Jonbila kè Baba-kumandan ye jonbila kè Baba de bè monè bà-

Libération d'esclaves Papa-Commandant a libéré les esclaves C'est Papa qui met fin à un malheur immérité

Après avoir terminé cette action, ils ont commencé les travaux publics, mais par le travail, par la force : c'est le travail forcé. Le travail forcé a débuté sur cette route2. Ils allaient demander au chef de village de fournir des hommes, il ne s'agissait pas de guerriers mais de travailleurs. »

Dankelen : « Quand, un après-midi, ton tour d'aller aux tra-vaux publics arrivait, même si tu étais en pleine activité aux champs, tu devais te préparer. Aussitôt, tu t'accrochais la daba (houe) à l'épaule tel que Segikolon3, qui vient de rentrer. La daba déposée, on allait se laver et faire ses préparatifs. On a à peine

1. Cette chanson, très populaire jusqu'à nos jours, est un hommage à la « libération colonialiste » de la force du travail.

2. Le village, Seebugu, situé à 7 km de Segu, est riverain de la route Bamako-Segu.

3. Segikolon est son fils aîné, il est de retour des champs pendant notre entretien qui a eu lieu en septembre 1974.

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le temps de se faire des réserves de mugufara4. Certains prépa-raient du couscous mélangé à l'arachide ; après des heures de travail, ils y ajoutaient de l'eau pour le manger. Toute la semaine, rien que du couscous. Les villages se relevaient une fois par semaine. »

Fankelen : « Quand on demandait à recruter des hommes et qu'il n'y avait que des filles dans une famille, celles-ci étaient réquisitionnées. De même que les jolies femmes qu'ils voulaient étaient séparées de leur mari ; c'est ce que faisaient notamment les fils de chef (auxiliaires des gardes-cercles). Tu sais bien que, dès lors, il ne s'agissait plus de travail mais de femme. »

II. Les travaux publics

Dankelen : « Au coup de sifflet de l'appel du matin, l'heure d'aller au travail était annoncée. Tout le village sortait. »

Bary : « A l'aube, vous sortiez pour l'appel et vous vous mettiez en rang, deux par deux, et par équipes : ceux du chantier de la route, ceux du chantier de la carrière, ceux du transport des coquillages pour le haut fourneau, ceux qui travaillaient à brûler les briques rouges et à les transporter... C'est ainsi qu'on a construit tout le poste administratif. »

Manyan : « J'ai voyagé quelques années. J'allais travailler chaque année au chemin de fer. A l'époque, on nous payait un sou par jour.

Je travaillais en Côte-d'Ivoire ; Abidjan n'existait même pas. Quand j'étais en Côte-d'Ivoire, dès notre première année et au chant du coq, "ils" faisaient le rassemblement à coups de fouet. On recevait une claque si on osait porter le regard sur un Blanc. Ensuite, ce fut le Sénégal, au chemin de fer, j'y ai passé trois ans et je rapportais l'impôt. »

III. Les routes

Dankelen : « La première grande oppression fut celle de la construction des routes au point qu'on disait : "Là où un adulte

4. Mugufara : farine de mil épicée, consommée avec ou sans lait.

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grands travaux et travaux forcés

est épuisé, un enfant chierait." Cela se passait pendant notre jeunesse, c'était notre plus grande angoisse. »

Bary : « On faisait d'abord les tracés de la route, de cette route-ci. »

Dankelen : « Du tonkunbilennin5 était écrasé puis étalé sur la route afin de la raffermir. Après le tonkunbilennin, on en est venu à l'utilisation du gravier, ce qui est très récent. Partout de nombreuses personnes chargées de tonkunbilennin et en train de consolider la route. Après le tonkunbilennin, le gravier, ce fut finalement l'époque de l'utilisation du goudron. »

Fatumata : « Les jeunes filles transportaient l'eau pour arroser la piste. Et c'était très dur, car partout où passaient les hommes vous les suiviez. On passait toute la journée à transporter de l'eau, avec un garde-cercle dans le dos qui vous insultait, aussi bien vous que votre père. Parfois, quand il fouettait certaines, pani-quées elles allaient pour puiser et revenaient avec la calebasse vide. »

Fankelen : « Les femmes transportaient, elles aussi, de l'eau, du gravier ; elles faisaient exactement comme nous. Seules les maîtresses des fils de chef n'étaient pas battues. »

Bary : « Les jeunes filles transportaient de l'eau et arrosaient la piste, les jeunes hommes la raffermissaient avec la dame et ce toute la journée durant ; on jouait du tam-tam et on chantait pour se réjouir et se reposer du poids du travail :

Yaala yaala k'a dun de Yaala yaala k'a dun de Koràtitigi min tè N'Makungoba la Yaala yaala k'a dun de.

Balade-toi, balade-toi à manger Balade-toi, balade-toi à manger Le détenteur de kôrôtè qui n'est pas membre du culte de N'Makungoba Balade-toi, balade-toi à manger6.

5. Terre rouge. 6. Biton Kulibaly, fondateur du royaume bambara de Segu, était

à l'origine un chasseur. A partir de son école de chasse, il fonda son autorité de faama (souverain). Il avait quatre objets religieux (les

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Alors, on rythmait ce couplet à coups de dame (sur la route) :

Dindin Dindin Dindin Dindin Dindin Dindin

comme imitation du son du tam-tam. On critiquait ainsi les gardes-cercles qui fouettaient. Ils se promenaient en train de manger dans votre dos, tandis que les autres travaillaient. C'étaient des détenteurs de kôràtè (poison envoyé à distance), mais ils ne faisaient pas partie du culte de N'Makungoba, le fouet est ici le poison.

L'autre chanson disait :

Mugu bannen ye Basi bannen ye Baba-kumandan I ye ka joba d'an nyè.

Plus de farine Plus de couscous Papa-Commandant A jeté un grand filet devant nous.

La farine moulue étant finie de même que le couscous, tu n'avais aucune possibilité d'aller chercher à manger ; le grand filet posé par le Commandant, c'était en l'occurrence les gardes-cercles... Où pouvait-on aller dans ce cas ?

Ce sont là des chansons pour critiquer les gardes-cercles ; ils n'y comprenaient rien et y prenaient le plaisir de leur ouïe, stupides qu'ils étaient à cette époque-là. »

A Banjagara, Mamadu Kansaye, 65 ans, interprète peul-dogon, bambara-français, nous confie son témoignage à propos de la construction des routes.

fétiches) : Kôndara, Binyèjugu, N'Makungoba et Nangoloko. Les deux premiers sont destinés au culte de la chasse, tandis que N'Makungoba et Nangoloko servent à celui du pouvoir. Ici le fouet du garde-cercle est assimilé à celui qui détient le kôràtè, c'est-à-dire les philtres malé-fiques.

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grands travaux et travaux forcés

Kansaye : « Entre Banjagara et Duwansa, il y a une colline qui descend comme ça à pic ; il y avait trois villages aux alen-tours. Lorsque le véhicule du Commandant arrivait à cet endroit, on l'attachait à un câble. Ce sont les hommes de ces trois villages qui tenaient le câble. On éteignait le moteur, et ils fai-saient descendre le véhicule. Quant au chargement du véhicule, il revenait aux femmes de le transporter. A la suite de cela, quand les habitants des trois villages ont été à bout, ils ont fui... Cela se passait jusqu'en 1935-1936.

Dans notre pays ici, à l'époque de la récolte du fonio (octobre-novembre) sur cette route de Duwansa, chaque village fournis-sait vingt hommes qui se relevaient pour la construire ; on les confiait à un garde-cercle. Il y avait la chicotte, pas de paie ; beaucoup se sont enfuis définitivement. Les gardes obtenaient beaucoup de choses, car on pouvait se libérer moyennant finances. Bien ! Quand ils arrivaient à un village, ils ne prenaient que des plats préparés avec du poulet, du poulet dans la sauce.

Mes compagnons d'âge dogons chantaient :

Aw ko Tubabu ka diinè A ka di Ne m'a diyayoro ye Ne fa bora N' denkè taara Ne ba bora N' maminèmuso ko "Ne bônèna n' cè la" Tubabuw ka tile Aw ko A ka di Ne m'a diyayoro ye.

Vous dites La voie du Blanc Est bonne Je n'en vois pas la bonté Mon père a quitté Mon fils est parti

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Ma mère s'en est allée Ma fiancée dit : "Je suis frustrée de mon homme" Le règne du Blanc Vous dites Qu'il est bon Je n'en vois pas la bonté. »

IV. Le transport des matériaux

Fankelen : « Trente jours hors de chez soi à vivre de farine : nous chargions du gravier, coupions et transportions de gros arbres. Des troncs de rônier sur nos têtes... Nous avons fait ce travail entre Misala et Kana. Dans le Bèndugu, si tu demandes quelle a été la route de la mort, on te montre le chemin de Nyamana. Entre Kana et les régions de Folo, en allant vers Jene. Tout Kucala, tout le Bèndugu sait le nombre de personnes mortes l'année de la construction de cette route.

C'est tout adolescent que je fis ce travail. » Bary : « C'est sur la tête que tout ce fil électrique a été trans-

porté de Bamako ; ce sont des hommes qui ont tout transporté. Les ânes l'ont chargé de Dakar à Bamako. »

Dankelen : « D'ici jusqu'à Kucala7, chargé sur la tête, la bobine ! La bobine qu'il y a sur les poteaux téléphoniques, rien que cela jusqu'à Kucala avec un coussinet sur la tête. De la période coloniale, nous n'avons connu que des travaux durs. »

Bary : « Nous aussi, nous avons transporté jusqu'à Kucala, San, Jene et autres. Des coups de fouet pleuvaient sur nous comme sur des ânes. Toutefois, il y avait dans la foule des gens exceptionnels qui n'étaient pas fouettables ; mouraient ceux qui les fouettaient. On avait beau fouetter, on ne les touchait point : en tout cas, celui qui a une longue vie ne les fouettait pas. »

Fankelen : « De soif et de faim, certains fuyaient ; les fils de chef et les gardes-cercles les rattrapaient gisant sur le sol. Les gardes-cercles étaient des chefs avec pour auxiliaires des fils de chefs locaux, encore plus méchants qu'eux. Tout le long du

7. 167 km de Seebugu.

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grands travaux et travaux forcés

chemin qui mène à la carrière, les fils de chef surveillaient. Pen-dant que vous versiez du gravier sur la route, d'autres vous fouettaient comme si vous étiez des ânes. Rentrés dans la carrière, on en sortait aussitôt ; on allait et venait à la même vitesse. C'était une question de vie ou de mort que de savoir courir. »

V. La construction des bâtiments

Bary : « Nous avons construit, par la force, des maisons, toutes celles que tu vois, tous ces bureaux, hormis les derniers en date. Tous les bureaux où ils sont à discourir, nous les avons construits, par la force, même la maison à cent portes, celle qui est située sur la corniche, la résidence du gouverneur8. »

Fatumata : « Quand il y avait des travaux de bâtiment, on effectuait également le transport de l'eau, depuis le fleuve [Niger], L'eau était mélangée à des coquillages et du sable, le tout placé dans de petits moules. Ceux-ci étaient envoyés à brûler au haut fourneau pour en faire des briques rouges ou de la chaux ; c'est avec ce matériau que tous les bâtiments admi-nistratifs ont été construits. »

VI. La corvée de bois

Bary : « On allait également couper du bois pour le feu de leur cuisine ou pour celui du haut fourneau ; c'est ce que nous faisions. »

Fatumata : « Deux hommes coupaient un arbre entier, le débarrassaient de ses branches et allaient le fixer pour y atta-cher des fils de fer. »

8. La résiii ice du gouverneur de Segu est un grand pavillon sis sur les bords M Niger et construit selon le style architectural de la mosquée de Jene. Ce style semi-arabe avec des galeries en ogive fait dire qu'elle a cent portes. Les bureaux et les habitations dont il est question sont situés au quartier administratif de Segu.

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VII. La construction des digues

Bary : « Il s'agissait d'enlever l'eau de l'inondation de sous les arbres et de construire des digues. De plus, ils battaient les gens tels des ânes. Ainsi, l'un des travailleurs du nom de Mamadu fut battu ; celui qui l'a battu n'a pas survécu à cette journée. Après son acte, il entra se reposer sous sa tente, il en ressortit mort. Il l'a bien cherchée, sa mort. »

VIII. Le transport de l'eau

Fatumata : « Celles qui suivaient les hommes en campagne transportaient de l'eau. Au retour des hommes de la coupe du bois et lorsqu'ils avaient fixé les poteaux, elles leur donnaient à boire. On était pointé lorsqu'on allait en campagne donner de l'eau. Celles qui n'avaient pas de motif d'absence avaient "chaud" avec les gardes. A moins d'être déclarée malade par sa mère, on était battue à mort et seule à faire le transport d'eau d'un jour, travail prévu pour une équipe de cinq filles.

Il s'agit là du transport d'eau pour l'installation des poteaux de télécommunication. Le transport d'eau pour la construction des routes était encore plus pénible, car il fallait apporter aussi des vivres. Comme le chantier était très mobile, certaines res-taient au village à faire la cuisine. D'autres transportaient de l'eau. Le repas du garde-cercle était à la charge du village d'accueil. Nous qui venions d'autres villages apportions nos vivres. Le matin de bonne heure, au village d'accueil, on pré-parait et transportait les plats pour les hommes sur le chantier de construction de la route. »

B. Les pratiques colonialistes

I. La ration du cheval

Fatumata : « Autrefois, quand un garde-cercle devait arriver,

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grands travaux et travaux forcés

le chef de village passait chez tous les villageois l'annoncer. Alors chacun apportait un mure (1,5 kg) de mil, qu'on collectait au titre de la ration de son cheval. A son arrivée, les jeunes filles allaient à sa résidence, nettoyer et faire son lit. Un grand mortier était installé pour contenir tout le mil de la ration du cheval. C'était le cas même si la collecte de mil pesait 500, 700 kg. Dans le cas de gros villages, ça faisait beaucoup plus si tu sais que pour chaque âne il fallait fournir un mure, ce qui donnait dix sacs de mil environ. Le reste de ce que le cheval avait consommé durant son séjour étant chargé sur des ânes par le chef de village et expédié chez le garde-cercle. »

II. La mesure de « gongo »

Fatumata : « L'obligation de fournir le gongo (12 kg) de mil était telle que personne ne pouvait s'y soustraire, même s'il fallait se vendre. Chaque âme devait apporter sa part, tu devais dix mesures de gongo si tu avais dix enfants, sans compter ce que tu devais en personne ainsi que ce que devait ta femme. Des gens appelés lakôlidenw (les écoliers) récupéraient tout cela. On les appelait "les écoliers", de la même manière que les encadreurs ruraux actuels pour la culture du coton. »

III. La sauce au poulet

Fatumata : « De la même manière qu'on fournissait le mil, chaque homme devait au garde-cercle un poulet pour sa sauce. Tout ce mil et ces poulets non consommés sur place étaient réunis et chargés sur un âne pour être expédiés chez le garde-cercle. »

IV. La cuisine

Fatumata : « En outre, le garde ne faisait pas de cuisine ; les familles se relayaient chaque jour pour lui apporter son plat : le déjeuner, le dîner et le petit déjeuner. Une cuisine qui

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devait être fine, plus fine que ce que nous avions l'habitude de faire. On y mettait tout son talent et tout ce qu'on possédait. Celles qui préparaient du nyènyènkini9 le faisaient avec de la sauce à base de pâte d'arachide. Mais le garde ne prenait jamais son repas s'il n'y avait pas de poulet dans la sauce. La sauce rouge du to10 était préparée également avec du poulet. Préparer avec une viande autre que la volaille amenait sur vous des châtiments corporels. »

V. La perception de l'impôt

Fatumata : « Un jour, des gardes sont arrivés chez nous pour recenser. Tu sais bien qu'en vue de la perception de l'impôt il y avait recensement, chose qui angoissait les gens de la brousse. Dès qu'on annonçait l'arrivée des recenseurs, le chef de village demandait à ceux qui avaient cinq personnes d'en déclarer trois. Les polygames à deux femmes étaient invités à se déclarer monogames et à cacher une des épouses. On pensait qu'ainsi on ne paierait pas d'impôts pour ces personnes non recensées. En fait, on le payait après aux gardes-cercles et au chef de village qui se le partageaient. C'est ce que nos gens ont compris très récemment. Même avec cinq enfants, tu en déclarais deux et cachais les trois autres. Malgré la bastonnade et la torture, tu persistais dans ta première déclaration. Les gardes-cercles étaient les auteurs de cette fraude à l'égard de nos gens. »

VI. Quand les plats étaient mauvais

Fatumata : « Lors d'un de ces recensements dans notre village, ils ont demandé qu'on leur fasse la cuisine. Ils étaient arrivés avec l'interprète qu'on appelait le brigadier-chef, le brigadier. Eh, Amidu, nos gens ont préparé un repas, quand ils sont arrivés. Eh, Amidu, ce jour-là, les plats alignés attei-

9. Plat à base de grains de mil. 10. Plat à base de farine de mil.

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grands travaux et travaux forcés

gnaient d'ici à la distance du manguier11. Eh bien, quand ils ont inspecté les plats, ils ont conclu que ceux-ci étaient mauvais — ils ont choisi les quelques plats qu'ils estimaient mangeables. Les auteurs des mauvais plats étaient invités à se placer devant leur préparation. Ainsi, toutes nos femmes sont sorties, une à une, se placer devant leur plat, jusqu'à identification complète. Tu sais que, même s'il y a tous les condiments pour préparer, il y a toujours une différence de connaissances chez les cuisi-nières. Celles qui ont fait des mauvais plats ont été isimilahi, déshabillées, mises au soleil, battues, battues, et elles passèrent l'après-midi en cet endroit. Tous les hommes ont pris la fuite, abandonnant les femmes à la furie des gardes. Ce fut le comble de la misère. Tu sais, les gens n'ont pas la même compétence culinaire, même quand il y a tous les éléments qu'il faut ; cela est vrai aussi bien pour les gens de la brousse que pour ceux de la ville. Chacun a son habitude de travail. C'est ainsi qu'ils ont pu les avoir. »

VII. Les séances de massage

Fatumata : « Nous qui étions les jeunes filles, nous assurions le transport de l'eau. Amidu, ils choisissaient parmi nous cer-taines jeunes filles. Les gardes se couchaient et celles-ci les massaient. Eventés par les unes et massés par les autres, jus-qu'à ce qu'ils s'endorment. On les massait par-ci, on les massait par-là, les autres éventaient. Ils dormaient et se réveillaient, et tu veillais sur leur sommeil sans pouvoir chasser une mouche qui se poserait sur toi. On était quelques jeunes filles à faire cela, six ou sept pour quatre ou cinq gardes. Toujours deux jeunes filles pour un garde-cercle. On faisait cela tandis que les autres allaient chercher de l'eau. »

11. 10 m environ.

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Les créateurs de l'Office du Niger

L'Office du Niger est le plus grand complexe agro-indus-triel de la France coloniale jamais entrepris au Soudan (Mali) et en Afrique de l'Ouest. Pourquoi et comment est né cet outil de l'agro-business colonial ?

A. Le complexe agro-pastoral de l'Office du Niger

I. Le monde du coton

Malgré ses conquêtes coloniales, la France fut incapable de prendre économiquement le dessus dans les rapports qui l'ont toujours opposée à l'empire colonial britannique. La guerre du coton fut un épisode de cette lutte. Ce que la France voulut faire en Afrique de l'Ouest dans le second quart du xx' siècle, l'Angleterre et les Etats-Unis l'avaient déjà réussi dès le

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XVIII* siècle et le xix* siècle avec la culture cotonnière en Inde, en Egypte, aux Antilles et en Amérique. Dans ce combat d'arrière-garde de l'empire colonial français, les troupes furent les populations africaines, notamment sahéliennes, contre les-quelles le capitalisme français devait retourner toute la violence qu'il avait lui-même subie sur le marché mondial en raison de son niveau primaire : si le coton ne donne pas, c'est parce que le nègre est paresseux et inintelligent (l'esclave est toujours fautif et le maître a toujours raison) ; mais, puisqu'il faut que le coton, vaille que vaille, pousse et approvisionne les filatures métropolitaines, il faudra dresser le paysan africain à coups de chicotte. L'insuccès de la politique cotonnière française n'eut pas que ces causes psychologiques, il est aussi inhérent à son mode d'accumulation capitaliste, différent de celui de l'Angle-terre.

En effet, au XVIIIE siècle, la révolution industrielle en Angle-terre a été acquise grâce à l'accumulation du capital réalisée dans le cadre du commerce triangulaire dont les trois marchés étaient l'Europe, l'Afrique et le « Nouveau Monde ». Mais le réservoir de main-d'œuvre indienne était faible, et pendant le xvne et le XVIII" siècle les navires négriers européens quittaient la métropole avec leur cargaison de produits manufacturés, le plus souvent des pacotilles, qu'arrivés en Afrique ils échan-geaient contre des esclaves noirs. Puis les négriers prenaient la route du « Nouveau Monde » pour vendre leur marchandise humaine et acheter des produits tropicaux destinés à la métro-pole. La célèbre boucle triangulaire était ainsi fermée et les surprofits accumulés en Europe. C'est dans ce cadre que l'in-dustrie cotonnière de Manchester s'approvisionnait aux Antilles en fibres de coton produites par les esclaves noirs, échangées contre ses tissus.

Avec le blocage du commerce triangulaire (et son corollaire l'abolition de l'esclavage), le « réveil cotonnier » de la France fut très tardif malgré l'Office du Niger. Mais il y avait un choix de classe à faire entre les cultures industrielles et les cultures vivrières. L'Office ne manquera pas de faire ce choix en faveur du coton, en tant que prolongement colonial de l'économie métropolitaine en proie aux difficultés d'approvisionnement de ses filatures. Peu importe qu'il ait lamentablement échoué dans

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les créateurs de l'office du tiiger

sa politique cotonnière, l'option de base, la doctrine, étant l'élément essentiel à considérer.

II. La doctrine

La conquête économique de l'Afrique continentale a été plus rapide que sa conquête militaire. Cette conquête économique des pays sans accès côtier nécessitait d'urgence l'installation d'une infrastructure (routes, canaux, chemins de fer) pour ouvrir à l'exploitation coloniale de nouvelles régions de pro-duction, des aménagements hydro-agricoles pour faciliter la mise en valeur de ces régions ; des ports pour rendre plus rapide et moins coûteuse l'exportation des produits vers les marchés mondiaux. Exploitation et exportation étant les deux pôles de toute économie capitaliste, singulièrement de l'économie colo-nialiste. Dans une atmosphère enfiévrée de foire d'empoigne, aucune vie indigène ne fut épargnée pour mettre au point l'outil d'exploitation et d'écoulement vers l'Europe et l'Amérique des richesses africaines.

De ce point de vue, la technique de la culture irriguée était une arme privilégiée pour une exploitation des travailleurs afri-cains, leur contrôle policier et militaire, deux préoccupations majeures de toute volonté de domination. En termes coloniaux, les régions susceptibles d'un développement économique à court terme sont rarement des régions peuplées ; d'où l'organisation de véritables déportations de population, une méthode rendue tristement célèbre par la création des compounds miniers d'Afrique du Sud et utilisée dans toutes les colonies françaises, anglaises ou portugaises, l'économie coloniale étant une et indi-visible.

L'inégale répartition de la main-d'œuvre en raison de cette politique est une des raisons de l'inégal développement du continent africain ; les pays sans accès côtier ont été de véri-tables réservoirs de main-d'œuvre sous-payée pour les pays côtiers. De même, dans un pays côtier, la frange maritime connaissait un développement privilégié (produits d'exportation) par rapport aux régions intérieures (produits vivriers). C'est toute la question d'actualité de la désarticulation économique

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entre la côte et l'intérieur, entre les villes et les campagnes, qu'aucune théorie vague sur l'exode rural ne saurait dissimuler.

III. La technique

Après dix ans passés aux Indes, M. Emile Bélime1 était appelé en 1919 au Soudan pour tenter une expérience nouvelle sur le fleuve du Niger sur la base des études d'irrigation de la vallée du Niger faites par l'ingénieur Younes en 1917-1919. Dès 1920, Bélime présentait un avant-projet de l'Office du Niger au gouverneur général de l'Afrique occidentale française, et en janvier 1922 celui-ci signait une convention avec la Compagnie générale des colonies (composée de plusieurs socié-tés financières, commerciales et industrielles) fondée en 1920 dans le but de favoriser et de développer les entreprises colo-niales. Dans ce groupe monopolistique, on retrouve toutes les sociétés et maisons coloniales familières aux Africains, parmi lesquelles, le Crédit lyonnais, la Banque de Paris et des Pays-Bas, la B. A. O., la B. A. E., la Société générale, etc., pour les banques ; la C. F. A. O., la S. C. O. A., Peyrissac, Devez et Chaumet, etc., pour le commerce ; les Grands Travaux de Marseille, le Syndicat général de l'industrie cotonnière, la Société des constructions électriques de France pour les indus-tries. Ces maisons représentaient le véritable patronat colonial et le bailleur de fonds de toutes les entreprises de conquêtes militaire et économique. Si Bélime n'avait pas existé, ce groupe l'aurait créé.

Ainsi naissait la dépendance technologique de l'Office du Niger à l'égard de l'Europe, avec tout son mépris pour les ressources techniques locales. Dans cette « affaire de gros sous », les patrons étaient en quête de débouchés pour leurs produits industriels, et l'appareil d'Etat colonial leur four-nissait des exploitations sans qu'ils aient à investir un seul centime. C'est à eux que l'Office du Niger s'adressait pour ses

1. A titre posthume, E. Bélime reçut une distinction honorifique de la République du Mali.

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les créateurs de l'office du tiiger

fournitures en carburant, matériaux, engins agricoles, véhi-cules, pièces détachées et pour tous ses travaux.

Le programme triennal de 1925 établi entre ce patronat colo-nial et ses commis de la haute administration prévoyait la réalisation en 1926, 1927 et 1928 de travaux portant sur la construction du barrage des Aigrettes et du canal de Sotuba, d'une part, et l'endiguement du haut Masina d'autre part.

Le S. T. I. N. (Service temporaire d'irrigation du Niger) réa-lisait le canal de Sotuba et le barrage des Aigrettes, puis créait en 1927 le premier village de colonisation du Soudan à Nyene-bale, à 12 km de Kulikoro (ce qui se fit en déplaçant quelques villages environnants à 20 km de distance). Ce fut un succès qui encouragea l'approbation du projet de 1929 portant création de l'Office du Niger2.

Ce projet de l'Office avait deux objectifs : d'abord la cons-truction du barrage régulateur de Sinsannin3 pour alimenter 1) le canal du Masina assurant l'irrigation de 450 000 ha de terres à riz et 10 000 ha de terres à coton, 2) le canal du Sahel (Nyono) destiné à la mise en valeur de 410.000 ha de terres à coton, 3) le canal de Karadugu desservant une superficie non déterminée ; ensuite le lancement d'une politique de coloni-sation agricole des terres aménagées par une population d'un million d'habitants pour une superficie d'un million d'hectares.

Les principes techniques du projet consistaient à relever le niveau du fleuve par le barrage de retenue de Marakala, situé au double point de défluence de l'ancien lit (devenu le marigot de Molodo) et du marigot de Boky-Were par le canal de navi-gation, long de 8 km ; le trafic fluvial serait préservé grâce à l'écluse de Co ; le canal adducteur, long de 7 km également, était destiné à conduire les eaux retenues en amont du barrage, précisément au « Point A » vers les deux marigots endigués au moyen des canaux du Sahel et du Masina. L'eau arrive dans les casiers de culture par un réseau de canaux distributeurs, de partiteurs, d'arroseurs et de drainage de l'excédent. Le Niger

2. Nyenebale fut abandonné à cause de l'épuisement des sols et d'une révolte violente des colons en 1945-46 qui revendiquaient la propriété du sol et le départ des Blancs.

3. Sinsannin (ou Sansanding), à l'est de Marakala (Markala).

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Echelle: 1/3.000.000 Us , 'Gundam \ # . S j , j *

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La région de Bamako à Tombouctou

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Ile : 1 500 000

Office du Niger. Aménagements du Delta central nigérien

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Tunbufcu Accès routier au Delta central nigérien

(D. C . M.)

ERRATUM

A u lieu de Kalakani, lire : Kolokani

Au lieu de Malada, lire : Molodo

Au lieu de Nyana, lire : Nyono

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lui-même était endigué sur la rive gauche, en aval du barrage, afin de prévenir toute inondation lors de la période des hautes eaux. Les casiers de culture ainsi délimités, il ne restait plus qu'à installer dans des villages à construire une population paysanne encadrée et une infrastructure industrielle pour traiter, commercialiser et écouler les produits de récolte.

L'ambition des promoteurs de l'Office était de faire de la région le réservoir agro-industriel de l'A. O. F., grâce à cette irrigation « qui aurait pour objet de transformer la vallée du Niger en un vaste champ de culture de coton pour le grand bénéfice de nos industries textiles et de les rendre ainsi, dans quelques années, indépendantes de la production anglaise et américaine », disait Merlin, gouverneur général de l'A. O. F. en décembre 19204. Le bétail et les céréales auraient été acheminés en direction des pays voisins et de l'Europe grâce à une voie transsaharienne longue de 3 000 km.

IV. L'espace-temps de l'Office du Niger

1. L'environnement géographique

Autrefois, le Niger ou Joliba, prenant sa source dans le massif du Futa-Jalon en Guinée, suivait son cours vers le nord et ali-mentait une grande cuvette lacustre qu'il traversait pour rejoindre, à l'ouest, par l'actuel bassin du fleuve Sénégal, l'océan Atlantique.

Aujourd'hui, le Joliba, c'est d'abord à l'ouest le Delta mort, et à l'est le Delta vif, qui constituent le Delta central nigérien. A la suite d'une série de phénomènes d'érosion et de captures, le Niger changea plusieurs fois de lit et le Delta central se dessécha dans sa partie ouest ; ce qui finit par isoler le marigot ou fala de Molodo et le marigot de Boky-Were (hameau du Baobab en peul). De nos jours, le Delta central se limite :

— au nord par l'anticlinal du Mema, — au nord-ouest par les deux ergs superposés de Sokolo,

4. Documentation sur l'irrigation de la vallée du Niger, 1921-1937, A. N., série IR/O. N.

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— à l'ouest par les monts de Muruja (Mourdiah), — au sud par le cours du Niger, — au sud-est et à l'est par le Niger, le marigot du Jaka et

la région lacustre appelée Delta vif. Les facteurs écologiques sont configurés en premier par les

débits du fleuve puis par la pluviométrie et la nature des sols. Les débits du fleuve dans cette région sont liés à la pluviométrie dans le massif du Futa-Jalon, variable d'une année à l'autre. C'est justement cette variabilité de débits qui constitue un obstacle à la régularisation du Niger. Quant à la saison des pluies qui coïncide avec les plus hauts niveaux du fleuve, elle se situe de juin à octobre avec une forte intensité du 15 juillet au 15 septembre.

Les études topologiques et pédologiques des sols montrent leur diversité, donc une hétérogénéité de la végétation. Toutefois, l'argile y est très abondante. Dans le Delta mort, les sols sont pauvres en matières organiques, d'où la nécessité d'intégrer l'éle-vage à l'agriculture. Ces études des ingénieurs de l'Office du Niger sont basées sur la connaissance paysanne des sols dont nous donnons la classification en langue bambara.

2. Les grandes dates

L'Office du Niger est passé par quelques grandes étapes mar-quées par les dates suivantes :

— 1897 : le gouverneur de Trentinian demande d'étudier l'hydrographie générale du bassin du Niger ;

— 1903 : l'Association cotonnière coloniale, inspirée par l'exemple britannique de la Gezira, se propose de développer la culture intensive du coton ;

— 1919 : la proposition fut sérieusement examinée, une pénurie de coton s'étant installée lors de la Première Guerre mondiale. Ainsi fut créé en métropole un Comité du Niger5.

5. Le Comité des forges était représenté au Comité du Niger. P. Her-bart, un des meilleurs critiques de son époque, se posait la question de savoir si « toute l'affaire n'était pas destinée à permettre à M. de Wendel de vendre 3 270 km de rails », puisque l'Office du Niger n'avait pas de raison d'être sans les lignes du transsaharien (cf. Le Chancre du Niger, Gallimard, p. 58).

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CLASSIFICATION DES SOLS PAR LES PAYSANS BAMBARA

Nom bambara Caractéristiques générales

seno formation dunaire très sablonneuse

danga sol beige, sablo-limoneux, battant en saison des pluies, très dur en saison sèche ; très faible cohésion ; forte affinité pour l'eau

dangabilen sol rouge, limono-sableux à limono-argileux, généralement friable en surface, provenant de l'érosion des danga ; peut se couvrir d'un gravillon ferrugineux dans les zones très érodées

dangafin sol beige-noirâtre, analogue au danga mais plus riche en limon et en matières organiques

jati sol brun, argilo-limoneux, très compact avec fentes de retrait fréquentes

janpèrèn sol fan très argileux, largement crevassé

murusi sol noir, très argileux, à structure friable en surface, comprenant de nombreux nodules calcaires et largement crevassé ; forte cohé-sion des agrégates colloïdaux ; faible affinité pour l'eau

buwa sol gris ardoisé, limoneux, compact, pouvant être crevassé ; fond de mare

buwabilen sol buwa à nombreuses taches ocres, ferrugi-neuses généralement ; fond de mare ou de marigot

buwafin sol noir, limono-argileux, généralement fria-ble en surface, riche en humus, non crevassé.

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Ce fut le début des études topographiques et hydrographiques dans la vallée du Niger et le Delta central. Un an plus tard, la Compagnie générale des colonies fit son apparition avec le projet de 1,6 million d'ha de terres à irriguer dans les régions deltaïques et prédeltaïques ; c'est le « programme Carde », qui porte le nom du gouverneur général de l'A. O. F. ;

— 1920 : une initiative privée, celle de l'ingénieur Hirsch, fonda la Compagnie de culture cotonnière qui opéra à Diré ;

— 1924 : le Service général des textiles et de l'hydraulique dirigé par l'ingénieur Bélime, en rapport avec le S. T. I. N., avec à sa tête le colonel Doizelet, entreprend le creusement du canal de Sotuba. En 1925, le barrage des Aigrettes (et la ferme de Nyenebale) entre en activité en vue d'irriguer 3 300 ha sur 7 500 au centre de Baginda ;

— 1929 : dépôt du projet de mise en valeur du Delta central par la mission Bélime ; 910 000 ha de terres irriguées entrent dans les prévisions, dont 510 000 pour la culture du coton et 450 000 ha en riz ;

— 1931 : loi du 22 février, approuvant la mise en construc-tion du barrage de Sinsannin (Marakala) et des grands canaux (l'adducteur, le Sahel et le Masina) et ouverture d'un crédit de 1 500 millions de francs de l'époque, dont 300 pour les ouvra-ges ;

— 1932 : décret du 5 janvier, portant création de l'Office du Niger, établissement public doté de la personnalité civile et de l'autonomie financière ;

— 1934 : début des travaux du barrage de Marakala ; — 1935 : continuation des travaux du barrage de Marakala

par un consortium d'entreprises de travaux publics et mise en colonisation du centre de Boky-Were (aujourd'hui Kolongotomo) dans le Masina avec 11 000 ha ;

— 1937 : mise en colonisation du centre de Nyono (le Kala inférieur) avec 11 000 ha ;

— 1942 : établissement d'un projet révisé portant sur 160 000 hectares à aménager en dix ans. En 1960, ces 160 000 ha consti-tueront la limite des surfaces irrigables à partir du barrage et

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des gros ouvrages, selon leur état. Création d'un service des travaux neufs pour la conquête de nouvelles surfaces ;

— 1945 : achèvement du gros œuvre du barrage de Marakala et fin de la « période des grands travaux » ;

— 1947 : inauguration du barrage et début de la « période moderne d'exploitation » ;

— 1950 : le projet F. I. D. E. S. prévoit la mise en valeur de 180 000 ha en 10 ans ;

— 1956 : le projet du programme quadriennal envisage l'occupation de 5 000 ha/pn ;

— 1960 : l'Office devient société d'Etat sous la République du Mali ;

— 1962 : africanisation du personnel dirigeant l'Office.

Y. Le dispositif bureaucratique de l'Office do Niger

On a voulu donner à l'Office du Niger une double vocation. D'abord comme entreprise de travaux publics qui étudie, construit et gère des ouvrages de génie civil, ensuite comme exploitant agricole et industriel.

Doté de la personnalité civile, cet établissement a connu, selon les décrets du 9 décembre 1941, du 18 juillet 1948 et du 22 octo-bre 1954, différentes modifications soit pour le rendre autonome, soit pour le placer sous l'autorité directe du ministre de la France d'outre-mer. Centralisation ou décentralisation, la question est aussi vieille.

Au sommet de son organisation administrative très pyramidale, on retrouvait un conseil d'administration, un comité de direction avec son délégué et un conseil technique des travaux.

Ce conseil d'administration se composait d'une vingtaine de têtes d'affiche de la politique coloniale dans les domaines de l'administration, de l'économie, des finances, des travaux publics et de la recherche scientifique. A titre symbolique, trois notables africains désignés par arrêté du gouverneur du Soudan y figu-raient « au nom > des populations concernées. Un représentant du personnel européen et un autre du personnel africain appor-

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taient la caution syndicale des bureaucrates de l'établissement. Le conseil d'administration, qui siégeait à Paris, avait pour attributions essentielles l'organisation de l'Office du Niger, son régime financier et ses plans de campagnes agricoles, mais ses délibérations ne devenaient exécutoires qu'après approbation du ministre de la France d'outre-mer. Ce dernier nommait le direc-teur général pour qu'il veille à l'exécution des décisions, repré-sente l'établissement et en devienne l'ordonnateur-comptable. Il était assisté par le secrétaire général pour les questions adminis-tratives et par l'ingénieur en chef pour les conseils techniques.

Mieux que ce trio de la direction générale, c'étaient les divers services administratifs qui rendaient compte des objectifs de l'Office du Niger.

Depuis sa création en 1946, le Service des travaux neufs fut le plus important de tous (4 000 personnes). Comme son nom l'indique, il exécutait les nouveaux travaux et ceux importants de l'entretien. Il avait aussi la charge des ateliers et des trans-ports fluviaux, le Niger étant navigable toute l'année dans la zone de l'Office du Niger et huit mois seulement sur le reste de son parcours au Soudan.

Avec ses 2 500 agents, le Service de l'exploitation devait gérer l'ensemble du système de colonisation, des industries agricoles et de la section centrale des machines et tracteurs (S. M. T.). Ce service était la tête de pont dans l'exploitation de la force de travail des hommes et des animaux.

Le recrutement, la direction et le contrôle des colons et du personnel africain lui revenaient, d'une part ; la section vété-rinaire relevait de lui, d'autre part. Le Service de l'exploitation commandait huit centres de colonisation qui étaient des imités d'exploitation dirigées par un contrôleur, chef de centre. Ces centres de colonisation ou unités d'exploitation encadraient un des huit secteurs de colonisation ou unité de culture6 grâce à la poigne d'un instructeur. Ce service n'est pas seulement celui de l'exploitation de la force de travail humaine et animale, il

6. L'ensemble des terres de l'Office du Niger étaient exploitées en colonisation ou en régie à Baginda, Nyono, Molodo-colonisé, Kokiry, Kolongotomo, Kurumari, Molodo-régie et au Soninkura.

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est aussi celui du produit des colons, puisque la commerciali-sation des récoltes lui revenait.

Le Service des études générales disposait quant à lui d'une section topographique et d'un bureau d'études. Les différentes brigades de la section établissaient les plans des terres occupées par l'Office du Niger. Les données de cette section étaient utilisées au niveau du bureau d'études en vue de concevoir les avant-projets d'aménagement de campagne annuelle des tra-vaux (réseau d'irrigation, canaux d'adduction, ouvrages hydrau-liques) et étudier les plans des bâtiments nécessaires à l'exploi-tation des terres.

Une station centrale installée dans le Kurumari et deux stations locales (celle du Sahel pour le coton et la zootechnique et celle du Kayo pour le riz) permettaient au Service des recherches de mener ses investigations dans les domaines pédo-logiques en ce qui concerne la qualité des terres et dans le domaine agricole pour déterminer les cultures rentables.

Ayant réalisé que la ceinture de protection sanitaire des colons dépendait de celle des populations environnantes, le Service sanitaire finit par étendre ses activités. Un personnel réduit comprenant 3 médecins européens assistés d'un corps africain de 3 médecins, de 48 infirmiers, de 7 infirmières et de 3 sages-femmes se répartissait entre les 5 centres médicaux à Segu, Kokiry, Kolongo, Nyono et Baginda.

Le Service du paysannat fut le dernier en date (1958), eu égard à la nécessité d'accorder un appui sociologico-adminis-tratif aux questions humaines de la colonisation. En effet, les luttes politiques et syndicales de l'époque montrèrent aux pro-moteurs de l'Office du Niger qu'un Africain était plus qu'une unité de main-d'œuvre, plus qu'un chiffre (un hectare pour un homme, comme l'avait souhaité Bélime). Ce service, confié à l'éminence grise ethnologisante D. Zahan7 , ne servira que de caution sociologique à l'agro-business colonial.

7. Actuellement professeur à l'Université de Paris-I. De 1948 à 1958, Zahan fut attaché à l'Office du Niger comme chef de la section de l'immigration, chargé des problèmes humains posés par la colonisation agricole.

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Un seul agent dirigeait le Service de la comptabilité générale et assistait le directeur général dans sa présentation d'un « état de prévision annuel ». Il décrivait toutes les opérations de l'établissement.

L'agence de Paris avait pour rôle de prospecter le marché industriel et de se mettre en rapport avec d'éventuels fournis-seurs.

Pour faire fonctionner cette machine bureaucratique, il a fallu un personnel européen et africain de 7 000 employés, soit un bureaucrate pour quatre colons. La hiérarchie du pouvoir au sein de cet appareil était caractérisée par trois statuts. D'abord, le personnel non qualifié, temporaire ou permanent, se composait uniquement d'Africains, manœuvres et ouvriers. Ensuite, le personnel qualifié au niveau de la maîtrise et des cadres était mixte et comprenait des Européens et des Africains de diffé-rentes catégories : ouvriers spécialisés, chefs de chantier, vété-rinaires, ingénieurs, médecins, etc. Enfin, le personnel hors statuts ne pouvait être que français. Ce sont les cadres supérieurs du ministère de la France d'outre-mer, provisoirement détachés à l'Office du Niger, au titre de directeur général, de secrétaire général et de chefs des principaux services. Etant « hors statuts », leur rémunération était fixée uniquement par les décisions du comité de direction, c'est-à-dire par eux-mêmes. En fait, ils se payaient compte tenu de l'évolution socio-écono-mique de l'A. O. F. On estimait à 321 000 francs par an le traitement de Bélime, directeur général.

B. La « 2e portion » du contingent à l'Office dn Niger :

camps de travail ou de concentration

La réalisation du complexe agro-pastoral de l'Office a beaucoup plus fait appel à une main-d'œuvre africaine qu'à un équipement mécanique. La conception colonialiste de la p r j -duction étant une conception militarisée, même en temps de paix, on a procédé dès 1927 lors des travaux entrepris par le S. T. I. N.

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à l'utilisation des travailleurs de la deuxième portion du contin-gent, véritables bataillons d'ouvriers.

Les hommes valides d'un village étaient recrutés puis classés soit dans la 1™ portion du contingent, celle qui portait les armes, soit dans la 2" portion, celle incorporée dans les travaux. Toute-fois, en cas de mobilisation générale, la 2" portion était incor-porée d'office dans les unités combattantes ; à ce titre, durant les trois années d'incorporation sous le drapeau français elle était une force active de production et une force combattante de réserve. La T portion complétait d'autres hommes de 15 à 50 ans réquisitionnés de force dans les régions plus ou moins lointaines et qui constituaient la majorité des ouvriers alors employés à l'Office.

La main-d'œuvre ainsi recrutée était concentrée dans les camps de travail organisés et dirigés comme des camps militaires et suivant les chantiers. Les compagnies de travailleurs pou-vaient compter de 1 000 à 5 000 hommes, divisés en quatre ou cinq sections occupant deux ou plusieurs camps.

Les camps de travail de l'Office étaient situés sur les deux rives du Niger. Sur la rive droite, on comptait :

1) le camp de Marakala pour les ateliers, 2) le camp de Pingely pour le canal de navigation, 3) le camp de Jamarabugu pour les chantiers du barrage, 4) le camp de Npebugu pour la carrière.

Sur la rive gauche on notait :

1) le camp de Sarakala pour le canal d'adduction principale, 2) le camp de « Bucryus », 3) le camp de Banjugu pour le canal du Sahel, 4) le camp de Kayo pour le canal nord, 5) le camp de Kokiry pour le canal d'évacuation.

Chaque camp comprenait de 350 à 850 hommes encadrés par des sous-officiers français et des surveillants africains, supervisés par un officier chef de camp. Ces encadreurs militaires étaient chargés tout d'abord de maintenir la discipline, ensuite de veiller à l'entretien des camps et aux conditions de logement, d'habil-lement et de santé des travailleurs dans les strictes limites néces-saires à la réparation de leur force de travail. C'est dans la lecture

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des comptes rendus des conférences du S. T. I. N. de mai 1932 à Segu que nous trouvons la meilleure description de ces camps. Un camp, c'est une petite ville provisoire bâtie le plus rapide-ment possible et qui dure quelques mois, quelquefois un an, rarement deux, selon les événements.

« Son emplacement est déterminé par des conditions diverses : proximité du travail ; côté du terrain, à cause de la crue annuelle du fleuve ; proximité relative d'agglomérations indigènes, à cause des ravitaillements en œufs, poulets, etc. Il est par contre dan-gereux d'être trop près. Car le nègre a un caractère dominant : il est sale.

Un village nègre est donc quelque chose de malpropre, où il est bien difficile de faire respecter un tant soit peu l'hygiène et dans lequel une épidémie peut toujours se déclarer très vite et progresser très rapidement.

Donc, à 4 ou 5 km au plus du lieu de travail sur une élévation de terrain et, si l'on peut, à 500 ou 600 m d'un village indigène, voici l'emplacement d'un camp du S. T. I. N.

Bien séparés l'un de l'autre, le camp des Européens et celui des indigènes ne se ressemblent pas.

Les cases rondes, toutes identiques, aux murs de banco, au toit pointu en paille sont celles des indigènes. Alignées en carrés, en parallélogrammes ou en demi-cercles, suivant l'idée du chef de camp et la conformation du terrain, elles sont séparées par de larges allées et l'ensemble est propre, clair et net.

Les cases normales pour célibataires, rondes de 4,50 m de diamètre intérieur, abritent 4 hommes (qui dorment sur des nattes) ; leur superficie correspond ainsi à l'aire minimale exigée par les instructions de l'autorité supérieure.

Des cases plus petites de 3,75 de diamètre intérieur sont réservées aux ménages, à raison d'une case par ménage.

Cases pour célibataires et cases pour ménages sont groupées séparément.

Entre chaque case, d'axe en axe, on ménage une distance de 20 m.

Mais le camp indigène ne comprend pas que des cases d'habi-

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tation. Il y a aussi le poste de secours dont le toit pointu s'orne d'un pavillon blanc à croix rouge. Dans cette case, l'infirmier indigène range les médicaments d'usage courant, c'est là égale-ment qu'il fait les pansements des malades peu graves, dont l'état ne nécessite pas l'envoi à l'infirmerie centrale.

Il y a aussi le four à incinérer, petit four cylindrique, sorte de case dont on aurait oublié de monter le toit et dans laquelle on brûle quotidiennement les ordures. Les chefs de camp sont particulièrement stricts sur la question d'hygiène.

Puis voici les cuisines. Sous un abri de paille, des moussos8, la poitrine à l'air, pilonnent avec ardeur du mil, pendant que leur progéniture, bien emmaillotée et attachée à leur dos, dode-line de la tête, en cadence. Le pilon à mil, la poitrine de la mousso s'agitent par-devant, l'enfant suit le mouvement par-derrière, tandis que les poulets rachitiques picorent le mil à terre ; par-dessus tout cela, le soleil écrasant, implacable. C'est un tableau plein de vie, de mouvement, très "couleur locale", mais pas du tout "vie parisienne".

Chaque camp aussi a son arbre à palabres, à tam-tam. C'est sous cet arbre, le jour comme la nuit, que se réunissent les vieux, les jeunes qui ont fini leur travail, les moussos ; c'est là que l'on danse la nuit, quand le chef de camp le permet.

C'est un peu le salon commun de ces dames et de leurs chevaliers (si l'on peut dire !). »

Le camp européen assez éloigné (200 à 400 m selon les cas) du camp indigène ne lui ressemble guère.

Les sous-officiers ou mécaniciens civils des camps habitent seuls dans la plupart des camps ; parfois, mais rarement, ils sont groupés dans la même case.

« Chaque célibataire a une pièce, les couples en ont deux, ainsi que l'officier chef de camp. »

Les pièces sont en général carrées de 4 m de côté environ. Les murs sont en brique de banco et le toit est en paille. Dans les

8. Muso : femme en bambara ; les colonialistes faisaient une utili-sation péjorative des mots africains. Ici, ce sera muso; là, jigen (en wolof) ; à la différence du mot « femme » réservé aux Européennes.

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chambres, en plus du chaume il y a un plafond en tôles ondulées. Chaque chambre dispose d'un cabinet de toilette.

La case du chef de camp, un peu à l'écart, est sensiblement plus grande que les autres ; d'abord parce que son propriétaire est le chef, ensuite parce qu'il peut y recevoir des visiteurs et qu'il y est souvent appelé à travailler, à dessiner, etc.

Un drapeau tricolore flotte au-dessus de l'agglomération, mon-trant bien aux indigènes que, si la France est venue conquérir, puis pacifier, autrefois, elle est encore et toujours présente.

Et puis partout où flotte l'emblème de la patrie, on est chez soi, on vit.

Le personnel d'un camp comprend : un officier, chef de camp, une dizaine de sous-officiers conducteurs et surveillants recrutés dans les troupes coloniales et le génie, un ou deux mécaniciens civils et 300 hommes environ de la 2e portion du contingent.

Bien peu parmi eux sont mariés. La vie pour une femme dans un camp de brousse n'est pas « réjouissante ».

« Quant aux enfants, c'est presque un crime de les emmener en brousse. Et pour de multiples raisons, de natures diverses. »

En guise de vêtement, on fournissait aux travailleurs un tricot, un pantalon de toile, une veste, un bonnet, tandis qu'une femme pour plus de dix hommes s'occupait de la préparation d'aliments en quantité insuffisante, percevant un salaire de 0,50 F pour une journée de travail de 9 heures.

Quelques vagues mesures de prophylaxie étaient prises contre le paludisme, la bilharziose, la dysenterie, le ver de Guinée, le parasitisme intestinal, les maladies vénériennes, la tuberculose, le tétanos, les maladies par carence, la trypanosomiase...

Théoriquement, un salaire de 1,50 F par jour était prévu, mais, aux dires de L. Guerdus, expert et grande figure du patronat colonial en sa qualité de directeur général des Consortiums fores-tier et maritime des grands réseaux français, « dans un stade inférieur de civilisation, le haut salaire est une incitation à la paresse ». Précisant sa pensée plus loin, il disait : « Le poids d'un atavisme d'indolence rendue possible par les incessantes généro-sités d'une nature prodigue, l'absence de besoins, l'amour de la liberté, l'incompréhension pour beaucoup de la nécessité du tra-

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vail et pour presque tous une sorte d'aversion pour le travail salarié9 », tout cela rend formelle la rémunération dont on s'est passé très souvent. Et, comme mesure de tutelle à l'égard des travailleurs, on a institué une réglementation concernant la cons-titution d'un pécule ; une retenue sur le salaire alimentant la caisse de l'employeur jusqu'à la fin du « contrat » avec l'employé. La morale paternaliste de cette institution appelée pécule est simple : en bon tuteur européen concerné par le sort de sa pupille africaine, il faut préserver le travailleur des dépenses superflues.

On obtenait des ouvriers un rendement maximum sans s'occu-per de leur bien-être en les faisant travailler au-delà des normes prévues et selon un horaire de 1 heure à 13 heures avec arrêt complet de 13 heures à 15 heures puis reprise de 15 heures à 1 heure, soit une moyenne de onze heures par jour, non compris le temps systématiquement pris sur les heures et jours de repos.

Dans le face à face du patronat colonial et du travailleur afri-cain, le premier infligeait au second des traitements inhumains : bastonnades, non-délivrance de la ration alimentaire prévue, durée de travail supérieure à la durée légale elle-même déjà trop élevée, taux de salaire insignifiant et retenue systématique sur ce taux, punitions allant de 8 à 60 jours de prison sans solde et refus de transmettre toute plainte ; contre ces mesures, le tra-vailleur réagissait par le refus d'obéir, l'absence de plus de vingt-quatre heures, la désertion massive ou la mutinerie.

Aux brutalités et violences d'officiers européens exercées à l'endroit des travailleurs de camp de façon directe ou par l'inter-médiaire de gardes-cercles africains, il faut ajouter les nombreux morts et blessés dus aux transports défectueux ou, sur les chan-tiers, à la suite d'éboulements très fréquents.

Fidèle à son entêtement colonial face à une telle situation, le chef de service du S. T. I. N. déclarait en 1928 devant une révolte au camp 6 : « Un rassemblement suspect de 1 500 indigènes, venus depuis trois mois au fond de la brousse, exécuté avec un ordre et une rapidité dignes des populations civilisées, conscientes et syndicalistes, est anormal. Il y avait un meneur qu'il fallait

9. L. GUERDUS, « La Crise de la main-d'œuvre aux colonies », Revue de botanique appliquée et d'agriculture coloniale, sept. 1927.

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découvrir I0. » En fait, ces actes de révolte dans les camps de tra-vail n'ont pratiquement jamais cessé. On peut citer pour mémoire la désertion massive des travailleurs aux camps de Sarakala et de Nyono en 1936.

Repris, les déserteurs étaient renvoyés sur les chantiers ; puis, s'ils récidivaient malgré les mesures disciplinaires prises contre eux, leur famille et leur village d'origine devaient pourvoir à leur remplacement par un nombre de recrues double de celui des fugitifs.

Sur la toile de fond de la répression se tissait un certain nom-bre de contradictions suscitées par la politique du « diviser pour régner ». En effet, ce n'était qu'exceptionnellement que l'officier européen intervenait directement pour châtier de sa main les travailleurs africains. Lorsqu'il le faisait, son acte était considéré comme un manque de « souplesse coloniale » et sanctionné par ses supérieurs. Par contre, les chefs d'équipe et les gardes-cercles africains, très haïs des travailleurs, prétendaient frapper les pares-seux au nom des officiers européens. Cette méthode eut pour résultat (provisoire) de présenter l'Européen comme « le recours providentiel » et en même temps de renforcer le mépris de l'Afri-cain pour lui-même par garde-cercle interposé. Du côté des tra-vailleurs existait une situation conflictuelle entre deux catégories de recrues, la 1" portion du contingent, les unités combattantes, et la 2e portion, les unités productives ; il y avait de même division entre les unités de production recrutées et réquisition-nées. Revendiquant le statut de soldats (comme la 1™ portion) et refusant de se considérer comme ouvriers réquisitionnés, la 2e portion du contingent, par son mépris quasi permanent de l'autorité des gardes-cercles et autres surveillants u , apportait une contribution majeure à la solidarité des luttes. Les surveillants étaient d'ailleurs relevés chaque année afin d'éviter qu'ils ne fra-ternisent avec les travailleurs.

10. « Travailleurs de la 2" portion, compte rendu des punitions et accidents, 1918-1935 », in A. N., série S, n" 35.

11. Une disposition judiciaire prévoyait que « les travailleurs de la deuxième portion du contingent ne sont pas des militaires et relèvent de la juridiction civile ; ils sont régis par le droit commun des indigènes » (art. 22 de l'arrêté général du 4 décembre 1946 portant application du décret du 31 octobre 1926).

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C'est essentiellement grâce à la force de travail des populations sahéliennes que le gouverneur Courmarie pouvait inaugurer le 22 mars 1944 le barrage de Marakala, étape décisive dans l'éla-boration du complexe agro-hydraulique de l'Office du Niger. Les travaux de ce barrage ont été dirigés, de 1937 à 1947, par un consortium formé par la Société nationale des travaux publics (S. N. T. P.), les Etablissements Meunier-Gogez et la Société de construction des Batignolles. Ouvert sur une longueur de 800 m par des vannes mobiles, ce barrage supporte une route à double voie et une digue submersible de 2,6 km.

C. Le témoignage des « travaux forcés »

Les témoignages suivants de divers travailleurs forcés affectés à des postes différents représentent la meilleure illustration de la vie sociale à cette époque. A chacun son vécu colonial, semblable et différent des autres et que nous vous donnons dans un récit intégral.

I. Isa Tesuge, Banjagara

La concession de Diré 12 ayant été le lieu de la répétition géné-rale de l'Office du Niger, écoutons Isa Tesuge, 65 ans, cultivateur à Banjagara.

« Nous avons été pris comme 2e portion allant à Gundam. Nous avons quitté ici (Banjagara) pour Mopti, à pied. Nous y avons passé trois nuits et reçu notre ration alimentaire. Ensuite, nous avons pris le bateau pour Diré. De Diré, ils nous ont dirigés sur le "Drain 3". Là, nous avons été mis à la disposition du "Chef Ture" ; celui-ci nous a répartis entre les différents champs, dans le but de cultiver du coton.

12. La Compagnie de culture cotonnière s'installa à Diré avec une concession de 3 000 hectares à porter à 50 000. Cette société privée, dirigée par l'ingénieur Hirsch, fit faillite en 1929.

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On nous mesurait quelques mètres carrés ; ceux qui terminaient allaient se reposer, ceux qui ne finissaient pas y passaient la jour-née. Et, si tu ne terminais pas ta tâche du jour, on te mesurait une nouvelle superficie le lendemain. Au rassemblement, les retardataires étaient battus. Ceux qui refusaient d'aller au travail avaient leur ration alimentaire supprimée. Certains cultivaient le coton, la machine labourait et avec une mesure de quarante mètres attachés à l'un des deux bâtons, certains mesuraient la distance devant séparer les pieds, d'autres creusaient. Les uns mesuraient la distance entre des pieds, les autres plantaient avec du sable ; c'est ainsi que nous procédions. Quand le coton était "mûr", on allait le cueillir. On passait la journée à cueillir, le sac en bandoulière. Après la cueillette, on pesait ; ceux qui avaient obtenu 100 kg étaient payés et les autres non.

Lorsqu'un canal ou une digue s'écroulait, on nous avertissait par tam-tam. Quand on y allait, on se répartissait par surface, muni d'une pelle, d'une pioche et de la daba (houe). Un jour, le grand canal s'est écroulé, il y a eu des cris. L'eau allait détruire le "Drain 3 ", le "Défrichement", Gorondo et Diré. Tous les Blancs, tous les gens du pays se sont unis à propos de cette digue. On y passait la journée et la nuit ; ce sont des personnes qu'on entassait, on y adjoignait des feuilles, du bois, de la terre pétrie. C'est exactement des personnes qu'on entassait les unes sur les autres comme des troncs d'arbre, et derrière eux on mettait de la terre pétrie, du bois pour arrêter l'eau. On chantait et jouait du tam-tam. En quelques jours, la digue fut reconstruite. Cette digue existait entre le "Drain 3" et le "Défrichement", une très grande digue. Nous fîmes ce travail de 1926 à 1930, entre Diré et Gundam. En 1926, 1927, 1928 et 1929, c'est ce travail qu'on faisait entre Diré et Gundam. »

II. BilaliJalo-Tènènkun

Bilali Jalo, muezzin et maçon à Tènènkun, est un homme de 62 ans, toujours très vigoureux et riche d'une expérience excep-tionnelle. Esclave, manœuvre, chef d'équipe, rebelle, il a livré plu-sieurs batailles et a toujours gagné en énergie morale et physique.

13. Bilali est un prénom d'esclave.

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Nous l'appellerons Bilali Jalo-Tènènkun pour le différencier d'un second Bilali Jalo, non moins intéressant, de Marakala.

« C'est avec le travail forcé que les Blancs sont arrivés ici, c'est nous qui sommes de l'époque du travail forcé, qui avons connu les moments les plus durs. Avec des chefs coutumiers du pays, les Blancs recrutaient les gens. On construisait les routes, les larges rues. Les gens allaient couper du bois pour le bateau à Jafarabe. Nous avons fait tout ce travail ; en fin de compte, nous avons élevé une digue entre Pamasala et Ja, au port de Ja et la ville. Et également la digue qu'il y a entre Ja et Tènènkun. A l'époque, il était très difficile de se nourrir. Quelquefois, après avoir eu à dîner, on n'avait plus que le fruit du rônier pour tout déjeuner et qu'on cueillait. Avec notre gourde de calebasse rem-plie d'eau, on passait la journée avec à manger ce fruit et à boire.

Devant la dureté de la tâche, les gens ne montraient pas tous la même résistance, certains fuyaient au bout de huit, dix jours. Très peu restaient les dix jours. Une fois, on était vingt hommes à quitter Tènènkun ; tous ont déserté, sauf moi. Ce jour-là, le garde a dit : "Tu es un homme, tous tes compagnons de travail ont déserté et tu restes le seul, tu es un homme." Les dix jours effectués, je suis rentré à la maison. Je me suis reposé vingt jours avant de reprendre.

Je ne faisais pas que ma part de travail, il y avait aussi celle de mes maîtres avec qui j'étais ; je travaillais pour eux et pour moi. A cause du travail forcé, ils avaient fui et abandonné le pays pour d'autres régions. Toutefois, c'est avec leur mère que j'étais resté. Je travaillais pour leur mère, je travaillais pour eux. Je travaillais pour trois personnes, étant moi-même la quatrième. Je suis leur esclave par ma mère et non par mon père.

Finalement, j'ai atteint l'âge d'être enrôlé dans l'armée. C'est à Ja qu'on m'a recruté, qu'on nous a pris. Bon, "ils" ont présenté des bouts de papier : celui qui tirait le service militaire partait à l'armée ; celui qui prenait le papier du travail forcé allait aux travaux forcés et celui qui tirait le papier du libéré était libre. Dieu a fait que nous, nous tirions le travail forcé. C'est au nombre de soixante que nous avons quitté Ja pour Kè-Masina. Là, nous avons rencontré au bureau soixante autres recrues. Cela se passait en 1936.

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Ils nous ont montés en pirogue, à destination de Kirango, accompagnés d'un garde-cercle dont le nom est Dènba Dayisogo. A Kirango, on est restés une semaine. Chaque matin, on arrosait les jardins potagers, cela pendant huit jours. Ensuite, on est partis pour Nbarebela et Dura. Pour commencer, on nous a fait défricher : 2,50 m pour chaque personne. Nous avons fait cela un mois durant. Ensuite, le Blanc nous a envoyés dans une cam-pagne chercher de l'eau pour mettre dans la machine, tandis que d'autres coupaient du bois qu'ils apportaient aux travailleurs de la machine. Après ce travail, le Blanc m'a pris comme chef d'équipe, disant que je comprends un peu le français, le bambara, et je fus le chef des Peul ; Nyansôn Jara celui des Bambara ; Barika-Bori Tanbura, de Walo, celui d'autres travailleurs. On était trois équipes, nous nous relevions, tu comprends. Certains travaillaient de l'aube jusqu'aux environs de midi. D'autres au crépuscule. Et nous du crépuscule jusqu'à l'aube. Cela pendant trois mois.

Après cela, ils ont pris environ soixante hommes, des gens de Masina, pour le camp 9, vers Kokiry, disant qu'il y avait là-bas du travail pour des hommes solides. Là, nous avons trouvé que tout ce que nous faisions auparavant comme travail était des par-ties de plaisir. Chacun de nous avait pour lui un espace de trois mètres carrés de superficie. On devait y creuser une tranchée de deux mètres et demi de profondeur et élever une digue de quatre mètres de haut. On creusait et on entassait la terre. Deux mètres en certains endroits, un mètre et demi à d'autres. Certains endroits sont profonds, d'autres sont en terre-plein. Nous qui étions dans la fosse, on avait un mètre à creuser. Ceux qui étaient au-dessus de nous deux mètres et demi. Au-dessus de ce palier, trois mètres. On était disposés par paliers, un bâton de part et d'autre du trou et une corde pour mesurer si on a atteint le niveau marqué, et ce jusqu'à égaliser le niveau de la digue. Une fois la digue égalisée, on lui faisait une pente. Pendant neuf mois, nous avons fait ce travail dans les environs de Kokiry.

A l'approche de l'hivernage, ils nous ont envoyés cultiver de l'arachide à Banankôrônin ; notre contingent avait soixante hom-mes. Là-bas, on était avec des Blancs, on cultivait et ils récupé-raient la récolte. Ils nous payaient trois francs par jour.

On a passé trois mois à Banankôrô. Ensuite, ils nous ont

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envoyés à Baginda réparer les nombreux canaux d'irrigation construits là-bas et qui étaient tous détériorés. Nous sommes restés six mois à Baginda. Puis, nous sommes partis pour Nyono terminer notre service au camp 26, en construisant des canaux. Le caterpillar creusait le grand canal et nous nous faisions des canaux secondaires reliés au premier. A Kokiry, il y avait le caterpillar à défricher mais pas à creuser les canaux.

Nous avons construit des cases ; au camp où on était, on avait un chef de camp, tu comprends. Après le travail, on allait dormir là. Mais, après le travail de l'équipe du matin, on passait la journée sous les arbres ; car, si l'on indiquait une superficie à travailler, tu n'avais pas le droit de retourner aux cases tant que tu ne l'avais pas terminée, c'est pourquoi on se couchait souvent près de la digue. Certains jours, il n'y avait pas d'arrêt de travail. Si tu terminais en trois jours, alors tu arrêtais ; si tu ne terminais pas ta part en une semaine, alors pas le droit de s'arrêter. On passait la nuit dans ce camp, six hommes par case, pas de femme.

Des hommes détachés pour cela faisaient la cuisine. Ils prépa-raient du sakaroba ani jègèjalan qu'on mangeait. Ils le prépa-raient en employant du mil non trié mêlé à toutes sortes de déchets, et la cuisson se faisait dans un fût. Ce plat était dange-reux, il rendait malade. Parfois, moi je délayais ma ration dans de l'eau afin d'enlever le sable, ensuite j'ajoutais du sel pour le manger. Qu'il s'agisse du petit mil ou du gros mil, c'était la même chose, il n'y a eu qu'une légère amélioration avec du riz. On n'avait du riz que le samedi et dimanche. On ne pouvait vrai-ment pas manger du sakaroba, c'était dangereux et ça tuait. C'était plein de sable, qui avalé vous rendait impuissant sexuel-lement. Durant les neuf mois qu'on a passés au camp, il y a eu près de dix personnes mortes à cause de cette alimentation dangereuse.

On n'était sous l'autorité d'aucun garde, on recrutait les chefs d'équipe parmi les plus durs à la tâche. Mamadu Kamara m'a recruté avec Ansina, le Songhoï. Il disait que chaque fois qu'il passait il constatait qu'on avait fini de faire notre digue en trois ou quatre jours, tandis que d'autres ne finissaient qu'au bout d'une semaine. D'autres chefs d'équipe plus âgés nous donnaient des ordres, Sedu Sidibe et Katile, les plus méchants à l'égard des "travaux forcés". Ils les battaient, ils leur faisaient toute

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sorte de méchancetés. Oui, Sedu Sidibe, Katile et Mamadu Kamara. Un jour, on les a menacés de les battre tous s'ils venaient à toucher à un des nôtres. Mais à la digue de Kè-Masina par exemple, il y avait un chef d'équipe nommé Tôtô qui battait à mort les gens et les enterrait dans la digue. Il y avait un jeune homme, un autre chef d'équipe du nom de Amari Jara, il ne battait pas les gens mais il incitait les chefs contre eux. A ses chefs, il allait rapporter que un tel faisait ceci ou cela.

Parmi les chefs d'équipe, il y avait toujours les militaires démobilisés qui cherchaient un emploi, c'étaient eux les Katile, les Sedu Sidibe, tu comprends, les Tôtô, tu comprends, les Usumane ; c'étaient tous des "anciens combattants".

A Tôtô, on dédiait une chanson-critique :

Marinyè Toto I y'an bugo Ni pelukala ye. Marinyè Toto I jantà walidenw na Nansara ye kalabaanciye.

Marinyè Tôtô Tu nous as battus Avec le manche de pelle. Marinyè Tôtô Prends soin des fils d'autrui Le Blanc est menteur.

Pelle en main, nous chantions cela, tout en jetant de la terre :

Marinyè Tàto I janto walidenw na Tubabu ye kalabaanci ye.

Marinyè Tôtô Prends soin des fils d'autrui Le Blanc est menteur.

On jetait et jetait de la terre (reprise de la chanson, puis rires).

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Il y a beaucoup de chansons-critiques qu'on chantait. Quand on travaille, tu sais qu'il n'est pas possible d'avancer sans bouger le corps, alors on chantait :

Joni y'a ku lamaa N'Jaseere ! Baaraden ku lamaa N'Jaseere ! Joni y'a ku lamaa N'Jaseere !

Qu'est-ce qui a remué sa queue N'Jaseere ! Remué la queue au travailleur N'Jaseere ! Qu'est-ce qui a remué sa queue N'Jaseere14 !

Katile Jara, Marinyè Toto et les autres chefs d'équipe répondaient à nos chants par d'autres chants. Ils se munissaient d'un fouet, passaient parmi les travailleurs et les fouettaient. Ils chantaient :

Cékoroba denntan yo Ne mago tè Waliden na. Den tè ne fè Ne mago tè Waliden na. Badingè konb yan Den tè ne fè Ne mago tè Waliden na.

Vieux sans fils

14. Nous traduisons l'expression bambara k'a ku lamaga par « battre quelqu'un » au lieu de « remuer sa queue ». On a ainsi : « Qu'est-ce qui l'a battu battu, le travailleur ». N'jaseere est une interjection disant : « Je n'en serai pas le témoin ».

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Je me fiche Des fils d'autrui. De fils je n'ai point Je me fiche Des fils d'autrui. Dans ce canal De fils je n'ai point. Je me fiche Des fils d'autrui.

Qu'un seul chef d'équipe soit à la tête de huit cents per-sonnes et qu'il les batte, c'était une pratique à laquelle nous avons mis fin. En frappant le chef d'équipe en question jusqu'à ce qu'il perde connaissance. Jusqu'à notre départ de la zone de Kokiry, aucune personne n'en a battu une autre. Je donne un exemple de nos méthodes. Nos chefs avaient la mauvaise habi-tude de frapper nos jeunes quand ceux-ci allaient chercher le petit déjeuner. Un samedi, donc, nous avons décidé d'aller à la place des jeunes. Alors un Mosi a pris le bâton et a blessé à la tête l'un des nôtres... Hé, hé, il n'en fallait pas plus que cela... mon cher, on les a battus et battus, tous, les femmes, les "anciens combattants", les chefs, on les a tous battus dans ce camp. On les a tous battus à coups de pelle, cuisiniers aussi bien que ceux qui servaient, on les a tous battus avec un man-che, de l'aube jusqu'au matin. A l'époque, ils donnaient un plat pour vingt personnes ; ce jour, certains plats ont été servis pour dix personnes. On les a tous battus, aucun d'eux n'a pris le petit déjeuner, sauf nous, on a tout mangé. Un plat pour dix hommes, ils le donnaient à vingt hommes, tu reconnais que ce n'est pas normal.

On chantait aussi :

Segukamuso ! I tè fara jajasiri la Nanbara ma nyin de Tooro feere ! Jiri feere ! Toro feere ! Jinèjugu feere !

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Femme de Segu ! Arrête tes manières de nouer le jaja Ce n'est pas bien de tricher Fleur de figuier ! Fleur de plante ! Fleur de figuier ! Fleur du méchant génie !

Le jaja, c'est ce qu'elles portaient à la tête, un mouchoir de tête en tissu qu'elles nouaient haut et beau, pour faire du charme à leurs messieurs. Les gars étaient ainsi séduits. De cela, nous avons fait un chant que dansent les hommes. Le sens des comparaisons que nous faisions : tu sais, on peut voir un figuier, mais jamais ses fleurs. On est surpris un jour par l'apparition de ses fruits. Qui a donc vu fleurir un figuier? C'est sur ce genre d'arbre qu'on rencontre les génies, les méchants, ceux qui donnent des fleurs. Les feuilles de cet arbre sont utilisées par les Bambara comme plante médicinale.

C'est ce qu'on chantait sur les lieux de travail pour nous réjouir ; ce n'était pas une chanson-critique, mais un chant de kotèba [théâtre bambara].

On avait aussi un autre chef d'équipe du nom de Mamari Kulibali. On a dédié une autre chanson, à lui et à d'autres qui avaient de mauvaises pratiques, une chanson qui disait que la vie de tel ou tel est finie :

I ye Mamari si banna Mamari Kulubali si banna. I ye Katile si banna Katile Jara si banna. I ye Sedu si banna Sedu Buwarè si banna.

Vois-tu, La vie de Mamari est finie La vie de Mamari Kulibali est finie.

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Vois-tu, La vie de Katile est finie La vie de Katile Jara est finie. Vois-tu, La vie de Sedu est finie La vie de Sedu Buwarè est finie.

Nous passions la journée ainsi et, à la fin de notre service, lorsqu'il ne nous restait plus que quelques mois à tirer, on chantait :

Nansara ko Masina bèe ka taa so Jiginso, jigintuma sera Nansara ko Buguni bèe ka taa so Jinginso, jigintuma sera.

Le Blanc a dit Que ceux de Masina rentrent à la maison Le temps de retourner en famille est arrivé. Le Blanc a dit Que ceux de Buguni rentrent à la maison Le temps de retourner en famille est arrivé. »

III. Bakary Tarawore, Marakala

Il fut chauffeur du chef des travaux, il a 61 ans, il s'appelle Bakary Tarawore. Son point de vue est celui d'un homme qui se trouvait dans l'intimité d'un des hauts technocrates français et son expérience celle d'un homme qui a du recul eu égard à sa mobilité.

« En 1936, j'étais le chauffeur du chef des travaux. A l'épo-que, les conditions de travail étaient très dures ; il y en avait qui allaient consulter les marabouts afin qu'on les débauche. Aussi, beaucoup de gens mouraient en construisant les digues, enterrés parfois par les machines. D'autres mouraient battus par les chefs d'équipe. Il y en avait beaucoup.

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Nous étions à Kolongo, et l'appel du matin avait lieu à 6 heures. Pour ceux qui avaient un peu de retard, on fixait un bâton ici et un bâton là, auxquels on les attachait, jambes et bras tendus, deux hommes placés de part et d'autre les bat-taient. Beaucoup y ont perdu leur vie. Ce fut le cas d'un de nos jeunes, du nom de Yaya, un Bamakois. Un matin, sur les lieux du rassemblement, on l'a battu jusqu'à ce qu'il en meure. A l'époque, Cèmôgô était là, ainsi que les Jimejan, les Cèki Ayidara.

Il y en avait d'autres très épuisés, parce qu'ils étaient très mal nourris : ils tombaient victimes d'un vertige et la machine les recouvrait de terre et passait. On rencontre plusieurs de ces cas sur cette distance. Quand j'étais le chauffeur du chef de chantier, j'ai eu l'occasion de porter secours à trois de ces malheureux en les cachant. La nuit j'ai été chercher le premier, tous étaient persuadés qu'il était mort ; je l'ai caché dans ma case jusqu'à ce qu'il reprenne ses forces. Rétabli, je l'ai libéré et lui ai fait traverser à Tagala, village situé à proximité du camp 9, pour qu'il aille à Badugu. Ainsi, il a pu rentrer chez lui. Ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres.

Cette époque dont je parle fut très pénible pour nos gens, car pour le contrôle de leur alimentation il a fallu qu'un inspecteur arrive de Dakar ; quelqu'un lui avait adressé une plainte l'in-formant que les ouvriers étaient très mal nourris. En effet, le sac de mil ouvert était aussitôt versé dans un fût ; tu sais que la rouille à l'intérieur du fût est très dangereuse. Quant aux vers qui se trouvaient dans le poisson séché, on ne les enlevait pas, et le tout était mélangé avec un pilon. Il y avait quelques femmes qui préparaient le sakaroba au camp 9. Il y en a une que l'on a surnommée Sakarotobi-Nyeba (Nyeba-à-préparer-du-sakaroba). Mais, en général, ce sont les hommes qui faisaient la cuisine. Donc l'inspecteur est arrivé de Dakar à la suite de la lettre non officielle envoyée par un jeune de Doyila, un albinos, du nom de Musa ; cela se passait en 1943. Il a fait amener sur place quelques médecins pour effectuer une visite. A l'époque, ce sont les malades qui enterraient les cadavres en les recouvrant de poussière. Parfois, on voyait les membres d'un cadavre dans la gueule d'un chien. Cette vie est devenue encore plus pénible quand une épidémie de diarrhée s'est

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déclarée. Parmi les six cents recrues de Bafulabe, seuls trois cents ont réchappé deux mois plus tard. Les gens de Masina et de Buguni furent éprouvés également. Mais ce furent les gens de Jene qui se révoltèrent contre le Blanc. De même que les Mosi. Ce jour-là, je me suis rendu sur les lieux avec mon patron. Armés de bâton, ils nous ont chassés, on a pris la fuite. Les causes de cette révolte étaient l'insuffisance de la nourri-ture ajoutée à l'obligation de finir une tâche impossible en un jour. Le lendemain on te fixait une nouvelle tâche.

A l'époque et même à présent, il y avait des chefs d'équipe qui ne pouvaient passer en certains lieux de ce pays sans risquer de se faire lyncher. Mais c'étaient les Blancs qui les incitaient à cela ; les chefs connaissaient les sanctions qui les attendaient s'ils ne s'exécutaient pas. Nous avons été témoins d'un chef d'équipe, du temps de Rocca-Serra, commandant de cercle à Masina, qui a voulu prendre la défense des travailleurs lorsqu'ils ont été maltraités. Il fut arrêté, attaché à un cheval monté par un garde-cercle et conduit du camp 9 à Masina. Alors qu'il arrivait à Kokiry-Madu, le chef d'équipe tomba, il fut traîné par le cheval. Aux environs de l'aérodrome de Masina, il perdit connaissance et les gens conclurent à sa mort. C'est quelqu'un de Nyaro qui coupa alors la corde. Le garde se précipita sur ce courageux, mais celui-ci l'accueillit à coups de bâton ; le garde prit la fuite. Celui-là avait ainsi fait le sacri-fice de sa vie. On transporta le chef d'équipe chez Rocca-Serra, chez le docteur Berrichan, si j'ai bonne mémoire. Il fut soigné. Cela se passait en 1939.

Lorsqu'on était à Kolongo, les gens dédiaient beaucoup de chansons à Clouet15 et à mon patron :

A ye taa a fo Perene ye Ko kulusikolondon Tè kamalenya sa A ye taa a fo kuluwe ye Ko kulusikolondon Tè kamalenya sa.

15. Clouet était un entrepreneur qui dirigeait une équipe de la 2" portion.

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Allez-y dire à Pérennet16

Que même si tu portes une culotte usée Ça n'empêche pas d'être un brave Allez-y dire à Clouet Que même si tu portes une culotte usée Ça n'empêche pas d'être un brave.

C'était un chant des recrues de Sikaso et de Kucala, joué au balafon. Le Blanc lui-même venait danser ; par la suite, il en comprit le sens.

Les misères que le Blanc a exercées à l'endroit de nos parents et dont nous avons été témoins sur les chantiers, en voici les principaux extraits. Par la suite, lorsque les conditions de travail se sont améliorées, les mêmes Blancs avaient peur de nos syndicats. Ils savaient que leur fin approchait. Même s'ils commettaient encore des exactions, c'était en cachette. »

IV. Sidi Tarawore, Jamarabugu, Marakala

Autochtone de Jamarabugu, Sidi a vu s'installer dans son village le projet de l'Office du Niger. Toujours cultivateur, il nous parle, à 68 ans, de ses expériences de travailleur forcé.

« Mon père est né ici à Jamarabugu, ainsi que mon grand-père. En 1925, j'ai eu à faire mon premier travail forcé. Ils sont arrivés avec deux Blancs, l'un s'appelait "Adjudant" et l'autre "Kouliforme", l'ingénieur qui a fait les études topo-graphiques de ce pont [celui de Marakala]. A ce moment-là, il n'y avait ici aucun travail dirigé par les Blancs, c'est nous qui avons été les premiers à inaugurer la chose, ici, à douze. C'est un lundi matin que nous fûmes recrutés près de ce pont. Là, nous avons commencé ce travail, durant deux saisons chau-des et deux hivernages. Les recrues de Jamarabugu travail-laient à la route du pont, celles de Kirango à la construction des maisons, celles de l'ingénieur et de ses compagnons. Les

16. Pérennet était chef des travaux à l'Office du Niger.

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temps étaient durs à l'époque, on était battus et insultés. On a passé deux années à faire cela.

On se nourrissait nous-mêmes. Ils nous avaient remis une pirogue et, aux heures de repas, on envoyait quelqu'un chercher notre plat à la maison. Un jour, après l'arrivée de notre repas et bien que ce soit l'heure de l'arrêt de travail, notre chef d'équipe — il s'appelait Sanba — a dit qu'il ne nous laisserait manger que quand cela lui semblerait bon. Nous avons continué à travailler jusqu'aux environs de 13 heures. Il n'a pas voulu nous laisser manger. En colère, nous sommes allés prendre quand même notre repas, ce qu'il s'en fut rapporter à l'ingénieur Kouliforme. Ce dernier nous convoqua le lendemain. Parmi nous, il y avait deux anciens combattants, Nyaso Fane et Jiriba Sanogo. L'ingénieur les a interrogés. Ils lui ont donné notre version de l'affaire. Aussitôt les explications terminées, l'ingé-nieur lui donna un coup de pied et deux coups de poing à la figure, au point qu'il a saigné de la bouche ; ensuite, il nous a tous renvoyés au travail. Au coucher du soleil, on empruntait la pirogue et on traversait le fleuve pour passer la nuit à la maison. A l'aube, on faisait le trajet inverse.

En 1934, j'ai travaillé au chantier du pont, une année au train et l'année suivante comme maçon à la construction de la résidence des ingénieurs et des autorités de l'Office. Le Blanc qui dirigeait ce chantier était appelé, en raison de sa méchanceté, "l'âne", c'était monsieur François. Dès qu'on l'entendait arriver avec ses coups de sifflet, on savait à quoi s'en tenir.

A la fin de ces travaux de construction, on nous a transférés sur le chantier du pont. Impossible de déterminer le nombre de gens qu'il y avait. Mis à part ceux qui écrivent, personne ne pouvait recenser le nombre de morts qu'il y avait par jour. Mais rares étaient les jours où quelqu'un ne mourait pas sur le chantier. Le courant était de haut voltage, et dès qu'on tou-chait aux fils on y passait. Le nombre de personnes tuées par la décharge électrique était très élevé, mais le chiffre est demeuré indéterminé. On avait également l'habitude de battre les gens ; tu sais que quand tu viens d'arriver sur un chantier et qu'on te frappe, tu es paniqué ; ainsi certains allaient se jeter sur les fils électriques. Un jour, quatre personnes sont mortes en ma

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présence, quatre personnes dont je connais la région d'origine. C'est l'électricité qui les a tuées. L'un fut pris par la décharge électrique, et dès qu'il tomba ses proches sont accourus à son secours ; eux aussi furent renversés, puis encore une autre personne. Quatre hommes, tous ont ainsi péri au même endroit, c'étaient des Mosi. »

V. Cèmôgô Keyita, Marakala

Ouvrier mécanicien sur le bateau de ravitaillement des chan-tiers, Cèmôgô Keyita est né à Kita vers 1910. Actuellement en retraite à Marakala, il nous donne le témoignage d'un travailleur très mobile. Il nous parle surtout de l'alimentation.

« Je suis né alors que mon père faisait son service militaire à Bamako. J'ai été apprenti ouvrier à Tukoto, et j'ai passé un examen au Service des travaux publics à Bamako. J'ai été reçu, on m'a envoyé à Kulikoro. Je suis arrivé dans cette ville (où je suis resté vingt et un ans) l'année où on finissait le bateau Gallieni. Je fus nommé chef mécanicien sur le Mage. Et, lorsque le S. T. I. N. organisait sa flotte à Baginda, ils ont commandé un bateau du nom de Archinard. A Kulikoro, nous avons monté Archinard et le "cent vingt tonnes". Nous avons mis un mois et vingt-cinq jours à faire ce travail. Un travail pour lequel on ne devait être payé que lorsqu'il serait achevé.

A la fin de ces travaux, le capitaine Doizelet17 a envoyé un message m'affectant à Marakala. A mon arrivée, nous avons travaillé sur le bateau. Les "biches russes" [les excavateurs] travaillaient déjà sur l'autre rive. Comme main-d'œuvre, il n'y avait que des recrues aux travaux forcés. Le jaama de Sin-sannin 18 vendait aux Blancs des coupes de bois que nous trans-

17. « Un chef de la grande tradition des bâtisseurs impériaux » selon Georges R . MANNE, Méditerranée-Niger, Editions Fernand Sorlot.

18. Le faama (souverain) de Sinsannin, Mademba Sy, est tristement célèbre dans la région de Segu. Parmi ses hauts faits de cruauté, on cite qu'il fit emmurer quatre jeunes filles aux angles de son palais de nervis du colonialisme. En récompense des services rendus, le village de Sinsannin fut livré aux pulsions aristo-perverses de cet ancien pos-tier... Le temps qu'il meure.

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portions pour alimenter les engins. On travaillait nuit et jour, et Archinard pouvait passer trois mois le moteur en marche. Ensuite nous avons monté deux machines allemandes. L'une fut envoyée en direction du Sahel et l'autre vers le Masina.

Ils ont choisi douze cents "2" portion" parmi les recrues du Nord (ceux qui savaient travailler sur l'eau) pour les détacher sur notre bateau Archinard. On avait aussi un Blanc du nom de Boussouman w, extrêmement méchant. A nous, les ouvriers du bateau, ils avaient fourni des gamelles de soldat. Lorsqu'on arrivait à un camp, on accostait pour prendre notre repas. Ce que les "travaux forcés" mangeaient à l'époque, consistait en ceci : on apportait du mil non lavé dans une moitié de fût qui servait de marmite, on y ajoutait du poisson séché, du sel, du piment. On faisait cuire. Nous croquions littéralement ce plat, jamais cuit à point. Nous qui travaillions sur le bateau, c'était notre seul repas de la journée, car on n'arrivait jamais à temps pour les réserves prévues dans un prochain camp. Le niveau de l'eau étant bas dans le canal, on halait le bateau jusqu'à un endroit qui nous permettait de le remettre en marche.

Lorsqu'on était trop éprouvé par la faim, les sergents Raymond et Aimé choisissaient quelques recrues. On allait alors dans les villages riverains, vers les Welentigila... On accostait et pillait les Bambara. Une fois, à Welentigila, les Bambara ont tué deux recrues. On les pillait à la recherche de la nourriture. Lorsqu'on trouvait du maïs dans un champ, on le cueillait ; si c'est une chèvre qu'on rencontrait, on l'attrapait et on l'égorgeait ; ensuite, on reprenait notre route.

Nous nous chargions des coupes de bois et nous nous diri-gions sur le "biche russe", l'excavateur ; nuit et jour, nos deux cents "2* portion" chargeaient et déchargeaient.

Un jour, on était arrivés au camp d'ici, de Marakala, et une "2* portion" de Buguni a pris le plat qu'on nous a servi... Le colonel Doizelet faisait une promenade sur les rives du fleuve, les bras croisés... la recrue l'a rejoint avec son plat. Il a dit au colonel Doizelet : "Regardez, on va tous mourir ici de faim, de maux de ventre ; chaque jour il y a plus de quinze soldats qui meurent rien qu'à cause de cette mauvaise alimentation."

19. Un Européen non identifié.

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Il parlait, mais le colonel ne comprenait pas le bambara et lui pas un mot de français. A l'époque, peu de gens parlaient fran-çais. Il y avait là un chef d'équipe, Koni Darame ; il a bien battu la recrue, sous prétexte que celui-ci lui avait créé des ennuis. A la reprise du travail, Togora Keyita, un interprète a été convoqué par le colonel, venu en personne à l'heure du rassemblement. Il a demandé qu'on lui appelle le soldat qui était allé le rejoindre avec le plat. La recrue sortit du groupe. Le colonel lui a dit de répéter à Togora ce qu'il avait dit et que ce dernier traduirait. La recrue a repris ses explications, il a dit que les soldats mouraient plus de la mauvaise nourriture que du travail. De cette nourriture sale, assaisonnée de poisson sec, pleine de vers, cette nourriture mal cuite qu'ils étaient réduits à croquer. S'il pleuvait, les grains de mil allaient à coup sûr germer dans leur lieu d'aisance. Ils effectuaient des travaux pénibles, on les battait et ils mouraient tous de maux de ventre. Togora a traduit tout cela. Le colonel a dit à la recrue de ne pas avoir peur et de lui expliquer comment on leur préparait la nourriture à la maison. La recrue a répondu que chez lui les femmes vont laver le mil, le piler et le moudre pour en faire du to20. Dans la sauce, on met du sel, des oignons, du piment, de l'huile, de la viande. Le colonel a dit "bien" et a noté tout cela au crayon. Ensuite, il a ordonné aux soldats d'aller sur le chantier. C'est de ce jour que date la nomination à un échelon supérieur des soldats de la "2e portion" du contin-gent. En effet, le cinquième jour qui a suivi l'événement que je t'ai relaté, le colonel a convoqué la recrue ainsi que le chef d'équipe Koni Darame. On a tous cru à leur incarcération. Mais non, à leur arrivée, la recrue fut nommée caporal. Cet homme s'appelait Jokèlè, un fils du village de Wenyin. Il cessa de tra-vailler et est devenu chef d'équipe sur le chantier du canal. Ensuite, le colonel a envoyé un camion chargé d'huile, de poisson, de condiment du néré, du sel, tout ce qu'il fallait à la sauce. Il a embauché des femmes pour faire la cuisine. Mais, comme il y avait beaucoup de gens, on n'a pas pu organiser la cuisine ; toutefois, la qualité de la nourriture a été quelque peu

20. Plat de farine de mil des paysans bambara, consommé avec une sauce de gombo.

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améliorée. La ration de viande a été fournie bien après, aux ouvriers aussi bien qu'aux "travaux forcés", chaque samedi. Je ne te l'ai pas dit, à Marakala, les soldats qui tombaient malades et ne pouvaient travailler étaient battus par Boussou-man, à coups de bâton ; ceux qui ne pouvaient plus bouger étaient évacués par le bateau, partout il y avait des soldats couchés sur les côtés. On quittait Marakala pour le dispensaire de Cèncènkunti. On arrivait parfois avec trois morts ou plus.

Ensuite, le consortium est arrivé et m'a sollicité auprès du capitaine Blanche. Amadu Mayiga, Usumani-Mosi, Mamutu Kane, Karamoko Banba, Badulaye Tarawore, Ganandugu-Cèkura et moi étions chargés, nuit et jour, de faire marcher le premier train qui est arrivé ici à Marakala en transportant des pierres depuis la carrière.

Avant les travaux de construction des pieds du pont, j'ai transporté Bélime à Sinsannin. Là, nous avons installé les tentes, ils y ont passé quinze jours à faire des études sur la résistance du sol. Us avaient envisagé d'installer le pont à Sinsannin. Non satisfait du sol, "Sesa", un Blanc, chevaucha jusqu'ici à la recherche d'une terre qu'il rapporta à Bélime. Celui-ci ordonna de lever le camp. Et le travail commença ici, à Marakala. »

VI. Bilali Jalo, Marakala

Il a 104 ans, de la tradition coloniale des hommes à poigne, prêt à abattre tout « ennemi intérieur ». Avec amertume, il nous évoque ce qu'il a assumé durant toute sa vie de gardien des valeurs coloniales.

« Lorsque j'ai été recruté pour service militaire, j'ai fait mes débuts dans "la guerre des Bobo21" en 1916. Cette guerre a pris fin en 1917. Ensuite, je fus envoyé au Sénégal et de là à Toulon (en France), à la "huitième". Après la fin de la guerre 1914-18, je fus libéré. A ma libération, on voulait faire de moi un garde-cercle. J'ai dit qu'après avoir échappé à la mort

21. La « guerre des Bobo » est l'une des dernières batailles de « paci-fication coloniale » au Soudan face à la résistance des populations bobo.

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"au masculin" (la guerre classique) je ne voulais pas d'une mort "au féminin", je ne voulais pas être garde-cercle. Alors le gouverneur Terrasson m'a détaché chez Bélime, pour faire les relevés topographiques. Je fus nommé chef d'équipe. Nuit et jour, nous vivions dans la campagne, de 1923 à 1929. Nous avons fait tout ce travail dans ce pays de Segu, jusqu'à Nya-funke, jusqu'au lac Debo. Nous avions comme main-d'œuvre des "travaux forcés" (il n'existait pas encore de "2* portion"), 240 recrues venant de Masina, 240 de Nara, 240 de Nyafunke, 240 de Segu. Le commandant de cercle réclamait aux chefs de canton de la farine de mil pour nous, préparée avec du sel et du piment. C'est ainsi qu'on se nourrissait. Certains travailleurs étaient détachés avec des bœufs pour notre ravitaillement en eau. On dormait à la belle étoile, les Blancs installaient leur tente ; nous qui n'en avions pas et ceux qui ne possédaient pas de natte non plus dormaient tout habillés. A la saison des pluies, on allait à Bamako.

Puis c'est le S. T. I. N. qui est arrivé en 1930. Recruté par lui, je fus nommé chef d'équipe, avec d'autres chefs d'équipe sous mes ordres. Et deux cents soldats de la "2° portion" du contingent que je répartissais entre les six sous-chefs d'équipe. Nous avons commencé à creuser des canaux d'irrigation jusqu'à Bandugu. De Bandugu, je suis revenu à nouveau ici à Marakala.

A l'époque, le camp de Jamarabugu était en terrasse avec des piliers intérieurs en bois de karité. Le chef de camp s'appelait Kansel. Je lui dis qu'avec les pluies le toit de la maison risquait de tomber sur les deux mille personnes qu'elle abritait. Je lui ai proposé de construire des cases rondes. Alors "Chef Kansel" est allé transmettre la requête au capitaine. La nuit, je renvoyais les soldats dormir dans le magasin. En fin de compte, ils ont fait appel à Masa pour commencer la construction des cases rondes. La mienne, d'abord. Le camp était divisé en deux parties : celle des chefs et celle des soldats. Dans notre partie, les chefs d'équipe occupaient à deux une case parce qu'ils étaient mariés. Les chefs d'équipe célibataires étaient logés à trois par case, les soldats mariés à quatre et les soldats céli-bataires à dix.

Quant à la nourriture, on n'y trouvait que du gravier, et c'est plus tard que l'ordinaire a été amélioré. Les femmes diri-

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geaient la cuisine avec vingt soldats comme aides ; ils pilaient le mil, le lavaient, le préparaient jusqu'à cuisson. Ce fut le début de la bonne nourriture, d'une alimentation convenable. Le mérite en revient aux femmes ; intégrées à la cuisine en 1934, la nourriture a été bien faite. C'étaient les épouses des "2° portion" qui étaient réquisitionnées pour cette tâche. Aupa-ravant, la nourriture était exécrable. L'année où on a commencé la construction du pont, une épidémie de maux de ventre s'est déclarée à cause des mouches et d'une mauvaise alimentation. Les selles des gens ressemblaient à du charbon. Beaucoup sont morts à ce moment ; cela se passait en 1936. Quant à nous, chefs d'équipe, nos femmes nous préparaient à manger ainsi qu'aux chefs d'équipe célibataires. Chaque samedi, on tou-chait une ration alimentaire : du mil, du riz, de l'huile, du sel, du poisson séché. L'épouse aussi avait droit à la même ration.

En 1937, on travaillait toujours au pont, cette année on a construit cinq "pieds22". Le pied qui est du côté de la centrale électrique s'est effondré un soir vers 20 heures sur vingt soldats. Dix-sept en ont réchappé et les trois autres ont péri. Lors de la pose de la "toiture" du pont2i, d'autres sont morts par suite de la décharge électrique. Nuit et jour, il y avait de l'électricité ; on y travaillait de jour comme de nuit. On travaillait de 20 heures à 4 heures, puis de 4 heures à midi et de midi à 20 heures. Une charge électrique qui se communique au fer est un danger pour celui qui le touche. Lorsqu'elle terrasse une personne, celui qui n'en sait rien se précipite pour porter secours et est lui aussi atteint et tué.

En 1939, on a commencé le sixième "pied" du pont. Au sixième "pied", ceux qui tombaient mouraient ; alors je trans-portais leur corps dans le chaland qui les acheminait sur le dis-pensaire. Et ce jusqu'à la fin. Nous avons terminé ce "pied" en 1939, puis les trois autres "pieds" en 1940.

Ensuite, nous avons engagé la construction de la digue. Ceux qui devaient mourir mouraient ; ceux qui devaient vivre vivaient. On chargeait le train de terre pour élever la digue, cette digue du pont. Il y avait six locomotives et chaque locomotive tirait

22. Les piles du pont. 23. Le tablier du pont.

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dix wagons... Et on devait faire quatorze voyages par jour. Les lorry étaient actionnés à la main. La grue transportait la terre que les gens chargeaient, elle la déversait dans les lorry. Lorsque ceux-ci étaient remplis, on ordonnait à certains d'aller déverser le chargement directement dans l'eau ; il arrivait que les ouvriers chutent avec les lorry et meurent.

Lors de la construction du pont, il y avait au moins qua-torze ingénieurs, mais c'était Charles-Vieux leur chef à tous. Lorsque Charles-Vieux sortait et posait ses pieds sur les pre-mières marches des bureaux, il avait le chic pour distinguer ceux qui travaillaient de ceux qui ne faisaient rien parmi les deux mille hommes sur le chantier. II courait alors gaillardement frap-per celui qui ne travaillait pas. Lorsque Vieux sortait du bureau, posait ses pieds sur les marches, rien que sur les marches, tous les travailleurs de Npebugu disaient qu'il était sur leur chantier, ceux de Ciyo disaient "non, c'est chez nous qu'il se trouve" ; ceux du Point A rétorquaient qu'il se trouvait chez eux ; les travail-leurs du pont étaient unanimes quant à sa présence chez eux. En fait, il n'était allé nulle part, il était debout juste devant le grand bureau. Chacun prenait peur de son côté. C'était quelqu'un qui marchait avec les génies ! Quand il prenait sa voiture, il s'impa-tientait et descendait pour courir à pied. Quand il montait en voiture, il tapait sur la tête de Ba-Mori24 et disait : "Allez, en route !" Il a vraiment fait souffrir ce pauvre Ba-Mori.

A l'époque, on ne marchait qu'au rythme des coups de bâton. Ceux qui s'arrêtaient de travailler recevaient un coup. A ceux qui travaillaient mal, on disait de faire attention ; s'ils recommençaient la même faute, on les punissait : c'était la prison pour huit ou quinze jours, selon notre bon vouloir. Outre l'em-prisonnement, le chef d'équipe s'adressait au Blanc lorsqu'il y avait un acte de rébellion ; celui-ci prenait les dispositions qu'il estimait opportunes.

Mais la plus grande cause de mort c'était la mauvaise alimen-tation. En 1938, le lieutenant Sumare25 est arrivé et a pris posi-

24. Ba-Mori a été le chauffeur de Charles-Vieux. Affaibli par la maladie et l'âge, nous n'avons pu l'interviewer.

25. A la suite de l'éclatement de la Fédération du Mali avec le Séné-gal, il fut nommé l8r chef d'état-major de la République du Mali avec grade de général jusqu'à sa mort. '

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tion contre les Blancs devant les souffrances infligées aux soldats. Il a mis au pas tous les Blancs qu'il y avait là, les chefs ; à la moindre protestation de leur part, il réagissait. Il leur disait que les Noirs n'étaient pas des ânes, qu'ils étaient exactement comme lui, le lieutenant Sumare. Il protestait devant l'alimentation dan-gereuse qu'on leur donnait. Il n'est resté qu'une année.

De la création de la "2e portion" à sa dissolution, les déser-tions étaient fréquentes parce que c'était chaud, chaud, isimilahi rahamani! Il fut une période où il y avait trop de désertions. Ceux qui fuyaient se débarrassaient la nuit de leur tenue. Après le rassemblement du matin, on venait inspecter les couchettes ; la tenue abandonnée nous révélait l'identité du déserteur. Ses parents étaient alors convoqués par le commandant de la région : "Ton fils a déserté !" Ce qu'on lui réservait, tu le devines toi-même. Le déserteur repris était battu et renvoyé à son poste de travail.

C'était nous, les chefs d'équipe, qui appliquions ces sanctions. Depuis 1923 jusqu'à l'année de ma retraite en 1958, j'ai travaillé pour le même service. J'étais littéralement un instrument et je n'ai jamais obtenu de récompense pour ce que j'ai enduré.

J'ai passé sept ans nuit et jour en campagne, ensuite j'ai vécu la période qu'il a fallu au S. T. I. N. pour devenir l'Office du Niger où je suis resté jusqu'à ma retraite en 1958. »

VII. Bakary Toye, Marakala

Presque vingt ans après les débuts des travaux forcés, c'est la même violence qui se poursuit ; c'est ce que nous révèle Bakary Toye, 51 ans.

« Je viens de Haute-Volta, plus précisément de Zuma, dans le cercle de Tugan. Nous avons été réquisitionnés pour les travaux forcés de canalisation. Voici notre camp, sur ce terrain vierge, nous habitions les camps 1, 2, 3 et 42é. C'est en 1942 que je

26. L'interview a eu lieu à Marakala ; l'espace désigné est compris entre les bureaux de l'Office et le cinéma.

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suis arrivé ; à l'époque, il n'y avait aucun véhicule, sauf une auto-mobile alimentée au charbon, qui nous a transportés de Tugan à San. Le matin, elle roulait très lentement et s'arrêtait au pre-mier village que l'on rencontrait et où nous passions la nuit. Le lendemain, on reprenait la route jusqu'aux environs de 10 heures du matin. C'est ainsi qu'on est arrivé à San. De San aux rives du Banin, nous avons marché. Là, nous avons emprunté un petit train à destination de Segu. Arrivés vers 17 heures, on nous dirigea aussitôt vers le port pour continuer le voyage en pirogue.

Ils nous ont envoyés travailler derrière le pont, sous les ordres de deux Blancs, Arabello et Jemourousigi, avec pour chefs d'équipe Bilali, Kasimu, Birema, Tarawore. Les surveillants qu'on avait étaient d' "anciens combattants", Sajo, Koninba et Sanaba.

A chacun de nous on remit une pelle et une pioche. On nous indiqua notre tâche : creuser la terre et charger les wagons, les-quels seront déchargés près du pont. Six personnes se parta-geaient le chargement d'un wagon, sous l'œil des surveillants. Et des coups de pelle partaient du matin jusqu'en fin d'après-midi. On prenait notre repas près des wagons sans possibilité d'aller nulle part. Certains jours, on piquait une douleur aiguë au dos comme une aiguille qui vous perçait, tellement le travail était dur. Debout, on restait engourdis sans pouvoir se baisser ni se tenir droit. Alors le surveillant arrivait et demandait qu'on se baisse à nouveau. Mais, de ça, tu en étais incapable. Alors on te battait et battait sérieusement, ce qui ne changeait rien car tu ne pouvais pas te courber, voilà tout. On t'envoyait donc au dispensaire de Sarakala. Là tu ne recevais presque pas de soins, on te frottait le dos avec quelque chose de huileux et puis tu étais renvoyé au chantier. Arrivé au travail, tu faiblissais à nouveau. Finalement, tu étais hospitalisé pour deux ou trois mois avant de reprendre à nouveau le travail. C'était toujours le même cycle.

Cependant, beaucoup de gens mouraient sur ce chantier dont les murs s'éboulaient. Lorsqu'on était sous terre à faire un mur aussi grand que cette maison 27 et à enlever de la terre, avec le wagon dans le dos, sans possibilité de mouvement en cas de dan-

27. Le bureau à un étage de l'Office à Marakala.

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ger, il arrivait que les murs s'écroulent ; certains réussissaient à sauter dans le wagon, tandis que d'autres étaient tués.

En ces temps, il y avait des désertions quand c'était très dur. En cas de refus de travailler, on était arrêté, battu et emprisonné et on reprenait le même travail. En cas de désertion, on arrêtait le père du déserteur, et il était envoyé en prison jusqu'à ce qu'on retrouve le fugitif ! Mais on n'était jamais repris et le père n'était libéré que quand ils le désiraient.

J'ai fait ce travail un an et six mois. Après ma libération, Dieu a fait que, dans notre camp, avant le retour au pays, mes bagages ont été perdus. C'est la raison qui m'a retenu ici. »

VIII. Birehima Konibala Tarawore, Segu

61 ans, chef du personnel, fonctionnaire à la retraite, il dirige une importante exploitation familiale à Segu. Ce court témoi-gnage a été recueilli en français.

« Lors de la création des douze pavillons résidentiels de Segu, il y a eu un éboulement dont furent victimes de nombreux ouvriers de la "2e portion". Le nombre des victimes, la statis-tique des pertes en vies humaines, était très facile à établir, étant donné le contrôle militaire quotidien de l'effectif à l'appel du matin, aux heures de repas et au chantier. Délibérément, cette information a dû être étouffée. »

Ces documents relatifs aux travaux forcés ont été recueillis, en une ou plusieurs séances, de septembre 1974 à juillet 1975, à Seebugu, Banjagara, Tènènkun et Marakala. C'est pour réduire les redites que nous n'avons pas cité tous nos informateurs cha-que fois qu'ils confirmaient des points de vue déjà exprimés. Ainsi nos remerciements vont à Alijuma Tarawore, 70 ans, cultivateur à Tènènkun ; Bubakari Tanbura, 62 ans, « étalagiste » à Tènèn-kun ; Sibiri Tanbura, 60 ans, à Tènènkun ; Domè Kansaye, 65 ans, veuve d'un chef d'équipe à Banjagara ; Maky Kamara et Amaru Kulubaly, cultivateurs à Banjagara, et Abdulaye Sagara, 58 ans, commis d'administration en retraite à Banjagara.

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Le fait qu'on ait interviewé tous nos informateurs en bambara, qu'ils soient Peul, Dogon, Mosi ou Minyanka, témoigne du fait linguistique que le bambara était la langue d'intercommunication ethnique sinon la langue de commandement.

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Les colons à l'Office du Niger

Tout n'est pas de forger l'outil, encore faut-il qu'on veuille l'utiliser, le perfectionner ; et, au Soudan (Mali) comme partout ailleurs, c'est l'homme qui commande l'outil. Cette question, celle de l'utilisation de l'outil, se posera avec une acuité particu-lière aux techniciens de l'Office du Niger lors de la colonisation agricole des terres aménagées (une population d'un million d'indi-vidus devant parfaire l'irrigation et la mise en valeur d'un milliard d'hectares).

En fait, les experts de l'Office, qui se voulaient exclusivement technocrates, ont inversé les deux pôles (l'outil et l'homme) de ce complexe agro-pastoral en estimant que c'étaient les plans préétablis qui détermineraient l'immigration des travailleurs vers les terres à coloniser, alors qu'en réalité ce fut cette immigration elle-même qui a fini par commander les plans d'aménagement et d'exploitation.

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A. La colonisation agricole des terres irriguées

L'équipement hydraulique, le barrage de Marakala, ne suffisait pas, il fallait trouver un million de bras ; mais c'était placer la charrue avant les bœufs que de ne pas mettre en ligne de compte l'avis des populations africaines concernées. Cet avis était d'au-tant plus indispensable que lesdites populations avaient été très éprouvées par les pertes en vies humaines occasionnées par la traite des esclaves, la famine, la conquête et les entreprises colo-niales telles la guerre et le portage, principales causes de la dépopulation de l'Afrique. Les fatigues du portage, avec environ 30 kg sur la tête, une distance quotidienne de plus de 60 km à couvrir, réduisaient la résistance des individus aux maladies endé-miques qui les guettaient et dont la diffusion était favorisée par les déplacements incessants des porteurs, souvent définitivement coupés de leur village, du pays d'origine.

C'est contre ce mur de désolations qu'allait se heurter l'Office dans la recherche d'une solution au deuxième volet de la réalisa-tion du complexe agro-pastoral : la colonisation agricole des terres irriguées. En attendant de « faire du Noir » au Soudan pour constituer un cheptel humain, selon ls slogan colonial alors à la mode, il fallait répondre d'urgence à la crise de main-d'œuvre : le territoire avait une population évaluée à trois millions d'hom-mes.

La politique démographique de l'empire colonial français vou-lait se débarrasser des colonisés indésirables en les utilisant comme main-d'œuvre sur de nouvelles terres. Ainsi, on envoyait les Juifs dans le Proche-Orient, qui envoyait à son tour ses popu-lations (Syriens et Libanais) en A. O. F., laquelle colonie allait recevoir également les Indochinois parce que ceux-ci seraient « envahis » par les Chinois. On tentera de convaincre les Fran-çais pauvres qu'ils devaient aller protéger leur patrie coloniale de la présence de ces métèques en s'y installant. Dans cette logique de la déportation, l'idéologie raciste et chauviniste ne viendra que plus tard pour justifier la doctrine première qui est économi-que : l'exploitation des richesses coloniales en un lieu donné commande la mobilité de quelque force de travail que ce soit.

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les colons à l'office du niger

En ce qui concerne le Soudan, les solutions proposées étaient diverses mais toutes s'inspiraient d'une idée-force : la déportation de population. Examinons une à une ces propositions et la controverse entre les thèses en présence qui estimaient : 1) que l'Afrique devait être réservée aux Africains, 2) que le Soudan devait être réservé par priorité aux Soudanais et aux populations voisines, 3) ou enfin que l'Afrique française devait être réservée par priorité aux Français.

I. La solution de colonisation asiatique

Fin 1928, sur les chantiers du Congo-Océan, Maginot, ministre des Colonies, décidait d'instaurer « une utilisation africaine des Jaunes » en faisant appel à la main-d'œuvre asiatique l. Ainsi, venant de Kouang Tcheou Wan et de Hong Kong débarquaient à Pointe Noire des travailleurs asiatiques.

Pour prévenir toute agitation sociale, c'était parmi les coolies et la population en chômage qu'était effectuée cette ponction. Et, du point de vue de la qualité de la main-d'œuvre, L. Géraud, déjà cité, estimait : « La régularité au travail peut être aisément obtenue des populations évoluées comme celle de l'Indochine et du centre de Madagascar. Elle paraît aux populations plus primi-tives [africaines] une atteinte intolérable à leur paresse et à leur liberté. »

Cette expérience est-africaine d'utilisation de la main-d'œuvre asiatique fut écartée dans le cas de l'Office à la suite des grèves perlées sur les chantiers du Congo-Océan déclenchées par les tra-vailleurs asiatiques — « des intellectuels et des malfaiteurs s'étant glissés en leur sein », à en croire les autorités coloniales.

1. Le Journal officiel du 13 novembre 1938 a publié le décret sui-vant : « Article l*r. — Il est institué une mission chargée d'étudier en Afrique occidentale française, à Madagascar, aux Nouvelles-Hébrides et en Nouvelle-Calédonie la possibilité d'une émigration des travailleurs indochinois vers ces pays. »

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II. La solution de colonisation nord-africaine

C'est le maître d'œuvre incontesté de l'Office, Bélime, qui sol-licita le prélèvement de la population algérienne, des chômeurs notamment, pour les mettre à la disposition de la colonisation agricole du Soudan. Une telle opération devrait être évaluée dans ses risques politiques et économiques. Ecoutons plutôt Bélime le dire au gouvernement de Coppet : « L'A. O. F. est disposée, sous réserve de certaines modalités, à mettre à la disposition de l'Algérie, pour son peuplement indigène, une superficie de deux à trois millions d'hectares prélevés sur les terrains irrigables de la vallée du Niger2. » Bélime avait d'abord pensé aux popula-tions annamites et juives : la proposition de cette autorité agro-coloniale était séduisante à plus d'un titre, compte tenu de la situation sociale qui prévalait en Algérie et en Afrique du Nord. La confiscation des terres riches par les colons Français avait chassé les populations rurales algériennes vers les villes, déve-loppant ainsi le chômage et accroissant le mécontentement social préjudiciable à la « paix coloniale ». L'accroissement démogra-phique aidant, l'élite française dirigeant l'Algérie commençait à regarder vers le sud, vers ces territoires de l'autre côté du désert et auxquels un grand fleuve peut procurer la fertilité. Cette colonisation par l'Algérie de son hinterland lointain du Soudan envisageait le regroupement séparé du cultivateur soudanais et du fellah algérien dans le pays du Masina, et cela dans la même perspective que celle actuelle du développement séparé, de l'apartheid, des Bantoustans d'Afrique du Sud. La colonisation, dans ses méthodes, est une et indivisible.

Outre les chômeurs, ce projet envisageait l'émigration des Harratins, descendants des Noirs razziés des rives du Niger et vivant dans le Sud algérien. Aussi idyllique, démagogique et conflictuel que le retour des Noirs américains en Afrique, cette « libération colonialiste » des esclaves présentait quelques dan-gers pour lesquels elle fut abandonnée. « L'esclave libéré » n'allait-il pas tirer parti du prestige de la culture arabe pour dominer « l'esclave autochtone » ? Qui remplacerait la main-d'œuvre harratin dans les oasis du désert algérien ?

2. Correspondance Office du Niger, n° 43, série IR/A. N.

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les colons à l'office du niger

L'intérêt de la colonisation agricole algérienne au Soudan était triple : économique, politique et social. Economique, par la production intensifiée des matières premières. Politique, par le développement de la colonisation française en Algérie et celui de la colonisation algérienne au Soudan pour éliminer le point de « saturation humaine » en Algérie et combler le « déficit humain » du Soudan. Socio-idéologique, par l'apaisement des esprits dans les colonies d'Afrique du Nord en transplantant les chômeurs et mécontents derrière le rideau de sable du Sahara tout en brisant la solidarité des colonisés par la manipulation des relations conflictuelles qui naissent dans une telle situation de reproduction coloniale du procès hiérarchique.

Cette opération qui devait se dérouler à partir de 1937 com-portait également un certain nombre de risques pour l'empire colonial français. D'une part, elle hypothéquait la paix inté-rieure d'une colonie par celle d'une autre par la circulation d'une information panislamique ou nationaliste. Et d'autre part par la crainte qu' « on ne joue plus du tam-tam mais du couteau » au Soudan, du fait des rapports conflictuels qu'il pourrait y avoir entre les populations bamanan, minyanka et mosi, réputées pour leur animisme, et les populations musulmanes arabes.

Ces risques, ajoutés aux impératifs de la Seconde Guerre mon-diale, eurent tôt fait de mettre un terme aux spéculations de Bélime.

III. La solution de colonisation européenne

Le Soudan peut-il être une colonie de peuplement européen comme l'Algérie ou l'Afrique du Sud ? Un colon agricole fran-çais peut-il se permettre d'aller refaire périodiquement ses forces en métropole, en raison de ce climat soudanais qu'on présente comme dur et hostile à l'Européen ? Pour minimiser les risques et maximiser les profits, il y avait un certain nombre de diffi-cultés à vaincre, de barrières naturelles certes, mais aussi de mythes :

a) pour les hommes, c'étaient le paludisme, la dysenterie, la fièvre jaune, l'insolation ;

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b) pour le bétail, c'étaient la peste bovine, la péripneumonie, la trypanosomiase ;

c) pour les cultures vivrières, c'étaient les invasions de sau-terelles et de criquets.

En conclusion, la colonisation de peuplement européen pré-sentait un coût trop élevé. Et « la marge entre le prix de revient et le prix de vente de la plupart des produits est si faible qu'elle ne permet pas l'interposition du fermier européen entre l'agri-culteur indigène et le consommateur. L'Européen ne peut exercer au Soudan qu'un rôle de direction, d'instruction ou de contrôle. Il est, à mon sens, essentiel d'éviter la création d'un prolétariat blanc qui n'engendrerait que déceptions et déconcerterait les indigènes dans leur considération pour le Blanc. Un Blanc qui ne réussit pas à la colonie est un échec pour toute la collectivité blanche vis-à-vis d'elle-même. Cet échec devient une catastrophe s'il a lieu sur le plan du prolétariat, parce qu'il diminue alors l'Européen vis-à-vis de la collectivité indigène ». Ainsi s'expri-mait Ronodier, ingénieur d'agronomie coloniale, au Congrès soudanais de technique de colonisation africaine, tenu à Bamako et à Segu en 1936 3. Le thème de ce Congrès indique la prédo-minance de la thèse de la colonisation africaine des terres irri-guées de l'Office.

IV. La solution de colonisation africaine

Les principes de cette colonisation consistent en l'octroi d'une concession provisoire et révocable à une famille et non à un individu, l'adhésion du chef de famille entraînant celle de tous les autres membres de cette unité sociale élargie qu'il faut pré-server et utiliser comme unité économique.

Après avoir exproprié les occupants, les terres du Delta furent déclarées propriété de l'Etat français parce que « les indigènes n'ont aucun droit sur elles ».

Une taxe foncière est imposée et l'obtention définitive de la

3. Questions de peuplement, 1944-45, n° 39, série IR/A. N.

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les colons à l'office du niger

concession n'a lieu qu'après une période assez longue ; la durée minimale de colonisation étant de cinq ans avec cinq hectares à mettre en valeur par homme pour le riz et six hectares pour le coton. Les textes de l'Office du Niger relatifs au contrat d'exploi-tation par les colons se caractérisaient par leur confusion et leur profusion excessive. Le colon qui « réussissait » pouvait prétendre après dix ans non à être propriétaire, mais à un simple permis d'occuper qui lui reconnaissait la jouissance des lieux. Il n'était pas plus avancé que le nouveau colon, puisque ses héritiers pouvaient perdre cette jouissance si l'établissement estimait qu'ils ne la méritaient pas, et aucun contrat individuel ne liait l'Office à quelque colon que ce soit. En fait, aucun permis d'occuper n'a été délivré. Les textes n'ont donné aucune précision sur les droits réciproques de l'Etat, de l'Office du Niger et des colons en ce qui concernait le régime de l'exploi-tation. En tout cas, rien ne justifiait le taux de prélèvement des taxes.

B. Du travail forcé au colonat

Afin de procéder à une colonisation africaine des terres, l'Office et les autorités coloniales lancèrent une campagne dans les cercles de Segu et limitrophes en milieu bamanan, chez les Minyanka de Kucala et chez les Mosi de Wayiguya. Cette action de propagande des agents de l'Office devait être appuyée par les chefs de canton et les notabilités influentes ; c'est ainsi qu'un voyage du Yatenga-Naba fut organisé sur les terres irriguées. Cette campagne visait à obtenir soit des colons volontaires, soit des « consentants », soit des colons par la contrainte.

I. Le recrutement des colons africains et la déportation des populations

Le recrutement par volontariat ne rencontra d'échos que dans les villages bamanan, situés le long du fleuve, de Marakala à

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Evolution de la population « colons » à l'Office du Niger de 1930 à 1962

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les colons à l'office du niger

Sokolo, parce que les terres mises en valeur par l'Office dans leur voisinage s'inscrivaient dans le cadre de leur agriculture extensive : on allait chercher une nouvelle terre lorsque celle sur laquelle on avait travaillé s'épuisait. Mais, en fait de volon-taires, il n'y en eut point, tout au moins s'il faut comprendre que le volontariat ne joue pas pour l'entrée en colonisation mais pour le maintien en colonisation.

Où se recrutaient les « consentants » ? Dans les régions les plus disciplinées du Soudan, parmi les éléments les plus pla-cides, à en croire le commandant de cercle de Segu, Rocca-Serra, qui disait notamment : « Quand nous aurons épuisé les disponibilités en braves gens prêts à toutes les obéissances, il faudra avoir recours à la contrainte4. »

Une fois ces principes de base posés, il est aisé de comprendre que les recruteurs de l'Office préféreront de loin la solution de la contrainte à celle de la persuasion qui exige la capacité politique de convaincre les paysans que l'on veut faire passer d'une forme d'exploitation patriarcale à une forme capitaliste d'Etat, du stade de l'économie agricole familiale à celui d'une économie agricole collectivisée. Le pouvoir de classe que l'Office sert, plus apte à opprimer le peuple travailleur dans tous les domaines, a été incapable d'assumer cette tâche d'éducation des larges masses rurales. Les propos ethnologisants mettant en exergue le culte des ancêtres qui attacherait les paysans soudanais à leur terroir ne faisaient que cacher le refus raciste d'admettre la réticence quasi universelle du monde paysan à passer du stade de l'économie domestique au stade d'une économie collective. D'autant plus que cette collecti-visation était le fait d'un Etat colonial.

Les déclarations aigres-douces des propagandistes de l'Office étaient un constat de leur échec. En 1938, un de ces propa-gandistes, Blanc, disait au chef de canton de Kala, Kokè Samake et à ses habitants : « Vous mourez ici de misère, chez moi [à l'Office], je vous donnerai des effets. Vous ne paierez pas de prestations à Nyono, vous ne fournirez pas d'enfants pour l'école, ni des jeunes gens pour le recrutement pendant

4. Documentation 1937-1940, n" 42, série IR/A. N.

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trois ans5 », déclaration fallacieuse, voilant la violence colo-niale vécue quotidiennement par les Africains et ayant la prétention de pénétrer l'intelligence supposée obtuse des ruraux. Quelques jours après, à la suite du refus unanime des paysans de Kala de le suivre dans son aventure sur les terres irriguées, dans « l'épopée nigérienne », Blanc envoya dans chaque village visité un camion qui devait ramener de force une famille dési-gnée par lui comme bouc émissaire.

Aux moyens habituels de répression administrative s'ajoutait le recrutement par la contrainte des colons de l'Office. En effet, les chefs de canton procédaient à des désignations arbitraires pour la colonisation, frappant les paysans qui n'étaient pas en accord avec eux ou qui refusaient de leur faire des cadeaux en dehors des obligations coutumières. Ainsi, la menace d'envoi en colonisation, perçue comme une véritable punition par les paysans, devenait une arme privilégiée aux mains des chefs de canton. Les arbitraires en colonisation ont même entraîné des cas de suicide chez les Mosi, dans le cercle de Tugan.

C'est la région de Wayiguya qui fournit le plus grand nom-bre de colons du pays Mosi peuplé par 900 000 habitants environ6. Tantôt rattachée à l'autorité coloniale du Soudan, tantôt à celle de Haute-Volta, cette région était un foyer de migration, véritable « réservoir humain » qui a alimenté et alimente encore de nos jours les chantiers et plantations de l'Afrique de l'Ouest, notamment au Ghana (ex-Gold Coast) et en Côte-d'Ivoire. C'était ce flux migratoire mosi que les experts de l'Office tentait de diriger sur les terres irriguées (action qui s'inscrivait dans le cadre de la lutte interimpéria-liste française et anglaise pour le contrôle de la main-d'œuvre ouest-africaine). Là aussi, l'Office échouera dans ses opéra-tions de charme musclées, si l'on en juge par l'exode massif,

5. Ibid. 6. Comme nous le rapporte notre informateur Sindi Sawadogo, la

campagne de recrutement des nouveaux colons en pays Mosi était « autofinancée par les colons déjà installés, si l'on en juge par l'impo-sition sous forme d'un gongo (12 kg) de mil par chef de famille à l'occasion des tournées de propagande du naba ».

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les colons à l'office du niger

dès 1941, des villages entiers des Mosi de Wayiguya, des cercles de Kaya, Tugan et Yako vers la haute Côte-d'Ivoire fuyant devant la perspective de colonisation par la contrainte des terres irriguées nigériennes.

C'est précisément la même année (1941), au mois de mai, que fut enregistrée une forte mortalité, une centaine de per-sonnes parmi les 1 170 nouveaux colons mosi sur les terres irriguées. Cette forte mortalité était due principalement à la précarité des moyens de transport et à la longueur du voyage, auxquelles il fallait ajouter la nourriture indigeste qui avait occasionné des troubles intestinaux (raison clinique de la mort des 100 travailleurs mosi). Il faut dire que les mauvaises conditions de transport ont frappé toutes les populations déportées sur de longues distances, entassées dans les cales et sur les ponts des chalands.

En 1941 également, l'inspecteur G. Pruvost, commissaire du gouvernement près de l'Office, déclarait face aux difficultés et sans mâcher ses mots : « J'estime qu'un tel recrutement [par le volontariat ou le consentement] est impossible sans une pression énergique, susceptible même d'exiger de véritables rafles ou opérations de police7. »

En sa qualité de directeur général adjoint de l'Office, Bauzil devait confirmer ce principe : « Nous serons d'ailleurs amenés cette année sans doute à déplacer non plus des familles isolées, comme il a souvent été fait, mais des villages entiers8. »

La presque totalité des colons africains recrutés pour peupler les villages de colonisation l'ont été malgré eux. C'est de cette constatation que le gouverneur général de l'A. O. F. fit part le 5 juillet 1938 au ministre des Colonies à Paris : « Les paysans noirs du Soudan français ne veulent pas du système actuel de la colonisation. On a employé la contrainte. Elle a échoué » Un aveu éloquent !

7. Notes sur la question du peuplement des terres aménagées pour l'irrigation (1944), n° 116, série IR/A. N.

8. Note sur les méthodes de colonisation indigène, p. 457, Paris. 9. Documentation Office du Niger, n° 42, série IR/A. N.

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II. L'univers carcéral des villages de colonisation

Débutée par la « 2' portion », la construction des villages de colonisation fut terminée par les futurs occupants, les colons, à qui on avait promis, au départ, un logement « clés en mains ». Mais qu'étaient ces villages de colonisation ? Essentiellement des lieux de reproduction alignés comme les camps de travail et d'où était exclue toute activité marginale à caractère artisanal, récréatif ou culturel ; c'est ce qui leur a valu le nom de villages sans âme, avec la tristesse de ses habitants tournant comme des oiseaux en cage, soumis à une contrainte perpé-tuelle.

Outre la culture de ses hectares de coton et de riz, chaque colon devait s'occuper du perfectionnement et de l'entretien des aménagements hydrauliques, ce qui obligeait les femmes à travailler dans les champs de coton. Enrégimenté et attaché à la culture industrielle, le colon devait ses ressources vivrières en céréales à la volonté souvent répressive de l'Office. Il était quasi impossible d'aller se ravitailler ailleurs en produits vivriers à cause de l'encerclement militaire des villages de colonisation, véritable univers carcéral. C'est ce que nous rapporte un surveillant mosi, Mamadu Wedarawogo, chef du gros village de Shango : « A l'époque, les routes étaient sur-veillées, les colons étaient endettés à l'Office en bœufs et en charrues. Quand ils réussissaient à fuir en pays Mosi, c'est nous qui allions les chercher pour les ramener de force. »

Le colon ne devait quitter son village que pour aller tra-vailler au champ, de l'aube au coucher du soleil ; s'exposaient aux punitions ceux qui restaient chez eux pendant ces heures. En réponse à une chargée de mission du gouverneur général, un instructeur français, Robert (grand blessé de guerre), décla-rait :

« Oui, les hommes, les femmes, les enfants, tous travaillent. Ils sont prêts au coup de cloche et ne se font pas punir.

On ne force pas les colons à partir ensemble aux cultures, mais aucun ne doit être trouvé au village entre le lever et le coucher du soleil. Personne ne peut circuler sans autorisation et a fortiori quitter le territoire de l'Office.

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les colons à l'office du niger

Des punitions sont infligées à ceux qui fournissent un travail insuffisant. Elles consistent, pour les nouveaux colons (auxquels une ration remboursable est distribuée), en :

1) privation en sel ; 2) privation de beurre de karité ; 3) privation de poisson sec10 ; 4) diminution ou suppression du mil ou du riz n . » En attendant de fuir ces terres maudites, le colon réagissait

en sabotant les installations hydro-agricoles et en refusant d'obéir aux recommandations techniques des encadreurs. Malgré la pression policière, on enregistre 31 % de départs de colons à Nyono et 26 % à Kokiry pendant la période dure du peuple-ment de 1937 à 1944. Dans ces conditions, c'était moins de 10 % de la population colon qui se stabilisait, et l'Office ne contrôlait plus que sa propre ombre. En infligeant un cinglant démenti de l'homme à cette réussite technique de la colonisation française, le colon fut un des meilleurs déserteurs de son époque.

L'Office a eu la double prétention d'approvisionner la métro-pole en coton et de nourrir les populations colonisées ; il a échoué dans ses deux objectifs.

Le colon partageait ses nuits et ses jours entre le village envahi par les moustiques 12 et le champ encadré militairement. 11 naviguait entre ces deux pôles sous une double identité. Au village de colonisation, lieu de reproduction, il est perçu et organisé en tant qu'élément de telle ou telle ethnie ; ainsi les villages sont tout d'abord bamanan, mosi, minyanka, samogo, etc. C'est le grand renfermement villageois avec son fichier.

Au champ, lieu de production, l'identification ethnique fait place au critère de l'efficacité économique, et peu importe que l'on soit bamanan, mosi, minyanka ou samogo. C'est l'anony-mat de la rentabilité.

10. La ration alimentaire ne comporte jamais de viande, dans un pays qu'on a voulu utiliser comme « l'Argentine de l'Afrique de l'Ouest ».

11. Voir P . HERBART (1939), p. 106. 12. Les travaux de canalisation n'étant pas adaptés aux conditions

hygiéniques d'évacuation des eaux usées, l'Office est devenu une terre de paludisme, au point que Nyono, son plus grand centre, est aujourd'hui symbole de moustique.

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De ce point de vue, les villages de colonisation sont des lieux idéologiques de pression sur le producteur, lequel est manipulé par les technocrates en fonction des choix de l'Office ; des ethnologues, avec D. Zahan à leur tête, eurent pour tâche de mesurer la productivité ethnique, favorisant ainsi la politique du « diviser pour régner » et brisant la solidarité paysanne.

Puisqu'il n'y a pas de village sans chef, l'Office a voulu recomposer, pour ses déportés, leur cadre habituel de vie qu'il avait détruit par ailleurs 13. Ce sera la politique du cloisonne-ment ethnique sous la direction de chefs traditionnels frustrés ou arrivistes. Ainsi dans chaque village de colonisation mosi était intronisé un « sous-naba » M. Ces chefs affublés de titres traditionnels étaient des auxiliaires zélés de l'Office et servaient de courroie de transmission. Ils étaient les agents d'exécution des instructions décidées en haut lieu (préparation de la cam-pagne rizicole, accueil des responsables supérieurs ou métropo-litains, collecte des impôts ou toute autre mesure envisagée par les agents de la conception pour aménager la productivité à la base) : sempiternel principe du colonialisme qui prône la recher-che des intermédiaires locaux pour atteindre le dessein assigné par les autorités coloniales !... Ainsi les grands chefs « coutu-miers » avaient-ils le droit de parler au nom des colons à l'occasion des visites techniques ou des mondanités métropo-litaines, d'assister au conseil d'administration à Paris, d'avoir un véhicule avec chauffeur, de voir leur champ cultivé par les colons, de vivre et de jouir en véritables caciques. D'une rizière, ils ne savaient RIEN mais ils étaient TOUT, idéologiquement par-lant. Leur fonction de classe consistait essentiellement à dissimu-ler l'exploitation capitaliste sous les apparences des structures traditionnelles.

Le paysan soudanais eut suffisamment d'esprit de révolte cependant pour ne pas accepter que les cours familiales deviennent des casernes et les villages des camps de concen-

13. « Nous devons nous décider à désintégrer cette cellule écono-mique stérile qu'est le village indigène », disait Bélime en réponse aux craintes formulées par le professeur Auguste Chevalier, dans la Revue de botanique appliquée et d'agriculture ( l w juillet 1921).

14. Le naba étant chez les Mosi le détenteur de l'autorité.

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les colons à l'office du niger

tration manipulés par les féodaux locaux et les bureaucrates parisiens et bamakois.

C. Le témoignage des colons

Mosi, Samogo, Minyanka, Bamanan des trois secteurs de l'Office nous disent comment ils ont vécu le colonat dans leur communauté et leur village.

I. Tenga Sawodogo, 70 ans, chsï de village de Siginwuse

« Le Blanc est allé chez le jaama15 recruter des gens en disant qu'il y avait de la famine ici et qu'il voulait entreprendre ailleurs un travail. Il disait qu'au bout de trois ans les instru-ments de culture appartiendraient aux travailleurs et ceux qui souhaiteraient s'en aller pourraient le faire. C'est ce que le faama nous a répété. Le faama se rendait dans les gros villages et réunissait les habitants pour leur dire qu'il cherchait des travailleurs pour Kirango. Dans le passé, lorsqu'il préparait une guerre, il se déplaçait de la même manière pour lever les troupes de combat. Pour ce travail à Kirango, il s'agissait exactement de la même chose, disait-il. Et il y a eu beaucoup de gens pour le suivre. Ces propos, il les tenait à Wayiguya, à Sisanba, à Sogore, à Kugunam, à Rasogoma, dans tous les grands centres.

Mais en fait les gens ne voulaient pas venir ici, certains ont fui dans la campagne, d'autres se sont suicidés en cognant leur tête contre le mur. C'était une obligation, on est tous venus contraints. Il y a de cela trente-cinq ans.

Nous avons fait le voyage en camion jusqu'à Mopti. Là nous avons emprunté la pirogue durant trente jours. Avec le faible niveau de l'eau, le voyage a été plus long.

15. Faama : en bambara, chef souverain. Le locuteur appelle ici faama le chef appelé naba par les Mosi.

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On nous ravitaillait en riz, poisson, huile, sel et piment. Nos femmes faisaient la cuisine (on était tous avec notre famille).

L'année de notre arrivée ici à Siginwuse, cent vingt per-sonnes sont mortes de maladie avant la fin de l'hivernage. Lorsqu'on est désespéré et qu'on tombe malade, on meurt si l'on n'a pas le soutien de Dieu. Ces personnes sont mortes de maux de ventre dus à l'alimentation. Le changement brusque de nourriture, du mil au riz, les a tuées.

A notre arrivée ici, sept cents soldats de la "2* portion" du contingent défrichaient, pic et pelle en main. A nous, on demandait de brûler les arbres.

Ensuite, on nous donna un champ de coton et un champ de riz. La culture de coton est très difficile. Les femmes, les hommes et les enfants, tous travaillaient ensemble au champ de coton. Le coton appartenait aux Blancs et le riz était destiné à notre consommation.

Deux ans après mon arrivée, le Yatenga-Naba est venu rendre visite à mes villageois. »

II. Ntihun Wedarawogo, 36 ans, Siginwuse

« De Wayiguya, des gens sont venus chez nous inviter les chefs de famille à une réunion. Tous nos anciens ont répondu à cette invitation ; on emprisonna nos pères et libéra quelques-uns. Ces derniers sont allés dire aux femmes que leurs époux étaient chez le chef de village et qu'elles étaient invitées à les rejoindre. Nos mères venues, on les conduisit toutes à Wayi-guya. C'est ainsi qu'ont été réquisitionnées des familles entières. Je suis venu ici à 18 ans ; à l'époque, les maisons étaient cons-truites mais n'avaient pas de toiture.

Quatre ou cinq ans après notre installation, le faama des Mosi est arrivé en visite à Shango où se trouvait notre chef de canton. De là, il a ordonné à tous les autres villages de venir le voir. Lorsqu'on était tous là, le faama nous a dit qu'on avait quitté un chez-nous pour retrouver un autre chez-nous, que c'était lui, faama, qui nous avait déplacés et qu'on devait se déplacer et travailler avec conscience, que tous, jeunes et

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les colons à l'office du niger

vieux, on devait uniquement se préoccuper de notre travail. Oui, voilà ce qu'il disait le faama. »

III. Tibid Wedarawogo, 80 ans, Siginwuse

« Je suis venu de Wayiguya sur demande du faama. On nous avait promis une maison ; à notre arrivée, elle

n'avait pas de toit et c'est nous qui l'avons terminé. Le Blanc a dit qu'il y avait des vivres et de l'argent. Men-

songe ! Je n'ai rien gagné. Depuis que je suis installé, je ne connais même pas Segu. Toujours fixé au même endroit sans pouvoir aller nulle part. Tout le champ, je l'ai déblayé en brûlant les arbres. Je suis réduit à la misère. Je vis de deux ou trois hectares que je cultive pour me nourrir. Mon fils unique est mort. L'une de mes filles est allée au pays Mosi, l'autre est ici avec moi. II y a trois ans que je ne vais plus aux champs. »

IV. Mamadu Wedarawogo, 62 ans, chef de village à Shango

« Personnellement, je ne suis pas venu ici par la contrainte, mais pour m'occuper avec le naba des gens qu'on a emmenés de force. Il y a de cela cinquante-quatre ans, à l'apogée du travail forcé. J'ai été délégué ici avec le naba Salifu par le naba du Yatenga 16. J'étais le secrétaire du naba, celui qui le remplaçait en cas d'absence. A l'époque, nous étions sous l'autorité de Bamako. Il n'y avait personne ici, et au départ des forgerons les Mosi se sont installés. Masina était notre chef-lieu de cercle.

En ces temps-là, les gens qu'on réquisitionnait, s'ils n'étaient pas placés sous surveillance avant leur transfert, s'armaient d'un arc pour se réfugier dans la campagne, ou ils se suici-daient en se cognant la tête contre le mur. Ils exprimaient ainsi leur refus de venir ici. On a connu beaucoup de ces cas en

16. C'est-à-dire le roi mosi du Yatenga.

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pays Mosi. Le pauvre n'a aucun pouvoir quand il y a entente entre le naba et le gouverneur. C'est compte tenu de cette manière de réquisitionner les gens que le naba nous a délégués auprès des colons forcés, pour les cajoler afin qu'ils travaillent comme prévu.

A notre arrivée, nous étions chargés de la surveillance de ceux qui défrichaient les champs, coupant et brûlant les arbres ; c'était du travail forcé. En ce temps, les gens étaient battus, sinon ils ne travaillaient pas ; on les battait souvent à mort, les gens, avec le manche de la pelle. Quand une personne trépassait, on ne cherchait pas à savoir qui c'était, car l'affi-liation des gens ne comptait pas.

Ce sont les souffrances du colonialisme ! A l'époque, il y avait peu de nourriture et certains allaient cueillir des fruits du baobab pour les vendre et s'acheter de quoi manger, d'autres tressaient des cordes ou vendaient des calebasses pour subsister. A évoquer de nos jours les souffrances de cette époque, on passerait pour un menteur.

Quand un adulte était réquisitionné de force, il ne tenait plus sur place et il fuyait. Mais, s'il venait de son plein gré, il consentait à rester, quelles que soient les difficultés. Si tous les colons avaient eu l'occasion de fuir, aucun d'eux ne serait resté ici. Mais les routes étaient surveillées, les colons étaient endettés à l'Office du Niger en bœufs et en charrues. Quand ils réussissaient à fuir pour le pays Mosi, c'est nous qui allions les chercher et les ramenions de force, et ce plusieurs fois. En cas de désertion, on arrêtait le père du fugitif, on le mettait au soleil et on s'arrangeait pour que le fugitif soit averti de la chose. Le fils informé revenait alors trouver son père. Cela s'est passé dans la ville de Wayiguya. A raconter de nos jours ce qui s'est passé autrefois, on se fait des ennemis.

Aujourd'hui, on peut dire Alamdulahi, mais autrefois les gens se craignaient les uns les autres. Ce n'était pas tellement la joie. Pourquoi les gens se craignaient-ils les uns et les autres ? Parce qu'aujourd'hui, quand on sonne la cloche, on peut passer toute la journée sans que personne ne se présente. Autrefois, lorsque la cloche sonnait, les Mosi se précipitaient et se suivaient aussitôt à la queue leu leu ; il était très peu pro-bable que ceux qui ne venaient pas immédiatement arrivent 100

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les colons à l'office du niger ensuite. Avait la paix celui qui venait vite à l'appel de la cloche ; les retardataires ne venaient plus. C'était une question de pouvoir. »

V. Mamadu So, 66 ans, chauffeur en retraite, Nyono « J'étais chauffeur avant l'arrivée de Zahan. Je partais avec

Zahan pour chercher des colons en pays Mosi. A l'époque, aucun Mosi n'osait contredire le naba, ils suivaient à la lettre ses recommandations. Je faisais la campagne de recrutement à Kucala, chez les Minyanka, toujours avec le même Zahan. Arrivés à Kucala, on se rendait chez le commandant qui nous désignait les chefs de canton à qui l'on devait s'adresser. Avec notre riz et notre huile, on "contentait" les chefs de canton ; on ne peut pas ouvrir une porte sans sa clé, c'était là notre clé. Avec ce cadeau, les chefs de canton nous livraient leur pays. Après Kucala, on se rendait à Wayiguya. J'ai travaillé pendant dix-sept ans au recrutement des colons. »

VI. Sidi Beduba Badeni, 49 ans, Seyika « On était seize, mes trois frères cadets et leurs épouses ;

mais tous sont partis et m'ont laissé seul. Tous sont rentrés au pays parce qu'on ne gagne rien. »

VII. Pascal Kulubaly, 53 ans, Sika « On ne cultivait rien d'autre que le riz à Kokiry. Là, j'ai

passé dix-neuf années comme colon avant de venir ici. Quand j'y étais, la terre commençait à s'appauvrir. En colons avertis, nous avons demandé de nouvelles terres. C'est ainsi que je me suis retrouvé ici. »

VIII. Laji Sanga Wedarawogo, 51 ans, chef d'unité à Wula « Je viens de Namsigiyo, de la région de Wayiguya en

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Haute-Volta. J'allais à l'école quand l'Office s'est mis à embau-cher des moniteurs. Recrutés en 1942, nous avons commencé notre travail de moniteur à l'U. P. 3.

Quand je suis arrivé, il y avait beaucoup de monde dans ce secteur et le travail marchait très bien. A l'époque, la terre était riche, ce qui n'est plus le cas. Aussi, certains sont partis, en 1962 à cause de la technique du repiquage du riz, introduite par les Chinois Il faut noter également l'insuffisance de matériel agricole.

Avec Zahan, je me rendais en campagne de propagande en pays Mosi pour recruter les colons. Zahan, un chaufteur et moi-même, on prenait une aide sur place. Nous y allions avec du riz, du cèkàronin18, de la bière, du vin, du rhum. On faisait cadeau de tout cela aux chefs de canton et aux chefs de province. (Le Yatenga-Naba était le chef d'Etat ; Togo-Naba, Balimu-Naba, Weyidaranga-Naba et Ramsa-Naba étaient les quatre chefs de province.) Ensuite nous commencions notre propagande. Ainsi, j'avais la possibilité d'intervenir dans toutes les foires et marchés où je voulais le faire. Je disais aux gens que c'était bien de venir à l'Office ; qu'au début on les amenait de force, mais que maintenant il y faisait bon vivre et que le riz poussait, qu'il pleuve ou non.

Et je recrutais des gens. Le chef de province, de son côté, ordonnait aux chefs de village de fournir un nombre déterminé de colons. Ces derniers désignaient les familles qu'ils ne souhai-taient plus voir dans leur village. Certaines recrues sont allées jusqu'à se pendre plutôt que de venir ici.

Après la campagne de propagande sous le contrôle de Zahan qui comprenait le mosi, j'allais m'installer près de notre véhicule ; tous ceux qui désiraient partir venaient me donner leur nom, celui de leur village et le nombre de personnes dans leur famille. Je leur fixais le jour du départ (le voyage se faisait en camion). A Wayiguya, on disposait d'une concession pour leur transit, ils y recevaient de la nourriture.

De 1949 à 1955, j'ai fait ce travail de recrutement avec

17. On dit à ce propos qu'il est impossible d'aller de l'avant avec cette technique de repiquage qui consiste à aller en arrière, à reculons. 18. Stimulant sexuel pour homme âgé. 102

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les colons à l'office du niger

Zahan. On allait après le battage du riz, au mois d'avril ou de mars, pour deux mois ou deux mois et demi de campagne.

Au cours de ces campagnes, on faisait des études sur les "fétiches". Tout "fétiche" mosi intéressait Zahan. Je l'aidais dans ce travail. Le propriétaire du "fétiche" lui expliquait comment il faisait ses sacrifices et lesquels : poulet, chien, cheval ou âne. »

IX. Baba Toye, 67 ans, Lafiyala « Je suis venu de Tugan, du village de Bo, il y a de cela

trente-sept ans. C'est par la force que nous avons été amenés ici. C'était aux familles nombreuses que les chefs de province et de village s'en prenaient, c'étaient celles-là qu'ils réquisi-tionnaient de force.

Mais ce qu'il y a de dur, de plus difficile à admettre, c'est de travailler et de se retrouver complètement démuni alors qu'on a vu soi-même les fruits de ses efforts. »

X. Laji Salam Wedarawogo, 64 ans, Wayiguya « Je suis venu de Wayiguya, du village de Yisigi, il y a

trente-sept ans de cela. Quand la terre vieillit, le gain diminue, et quand le gain

diminue on a de la peine. Quand on ne gagne rien, on rentre au pays, c'est dur. En revanche, les années où les champs étaient labourés profondément par les tracteurs, on gagnait et on était tranquille. Mais, quand les champs sont mauvais et qu'on n'a pas les moyens de les travailler, sans bœufs de labour et endetté, on a de la peine et on quitte ; c'est là, le côté dur. »

XI. Fa Sise, 67 ans, chef de village à Nèmabugu « Je suis venu de Nyaro, il y a quarante ans de cela. Nous

avons quitté Nyaro à cause d'une inondation. Nous fûmes 103

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recrutés de force. Nos pères ont donné le nom de Nèmabugu à ce village, disant qu'on aura la paix ici. Alors qu'on était en pleine prospérité, certains sont partis, estimant qu'il n'y avait pas d'avenir à s'installer ici et qu'on finirait avec des dettes (dont ils avaient peur). La moitié du village est ainsi partie. »

XII. Abdulaye Dunbiya, 61 ans, Kankan (ex-Sangarebugu) « Avec toute notre famille, je suis venu de Masina. Mon père,

à sa retraite de garde-cercle, a demandé au commandant son installation comme colon. C'est nous qui avons fondé ce village.

Le nom primitif du village fut Sangarebugu, le village de Sangare. C'est avec lui que nous sommes arrivés du Masina, un écrivain (secrétaire) du nom de Madu Sangare. Par la suite, il ne s'entendit plus avec les colons, d'une part, ni avec les autorités d'autre part. Alors on nous a demandé de donner au village un nom qui ne se rencontre pas dans les environs : ce fut Kankan.

C'est à propos du paiement de la redevance sur l'eau que Sangare eut des problèmes avec les colons. Les colons avaient demandé une diminution du tarif de la redevance sur l'eau. Sangare estimait qu'on ne pouvait présenter pareille doléance aux Blancs. Finalement, il a trahi les Africains pour se lier aux Blancs en vue de maintenir la redevance sur l'eau à son taux, sans un sou de moins. Les colons ayant appris cela, il est devenu leur ennemi.

Puis il a eu maille à partir avec les Blancs, les contrôleurs qui se trouvaient ici. Ces derniers se sont alliés aux colons pour dire que Sangare était un élément de désordre, haï par les colons. Sangare avait la confiance de Bélime avec qui il échangeait une correspondance suivie. Tout petit Blanc qui ne s'alignait pas sur ses positions était aussitôt relevé dès que Sangare s'en plaignait à Bélime.

Un jour, les Blancs sont arrivés avec deux ou trois camions et des sacs vides, pour emporter Sangare et son riz, sous bonne escorte. Tout le village est sorti le huer, ses épouses ont filé discrètement. C'est ainsi que l'Office évacua Sangare sur Segu. 104

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les cotons à l'office du niger Avec un Caterpillar, ils ont ensuite rasé sa maison. Ici, il avait droit à toutes sortes de chansons critiques, comme celle-ci qui était jouée au bala19 :

Do ka don Do ka bo Nsabankolo Balanna Sangare boda la Ntakunbakolo Balanna Sangare boda la. Que s'installe une personne Que s'en aille une autre Le noyau du nsaban A bouché l'anus de Sangare Le noyau du ntaba20

A bouché l'anus de Sangare. On avait ici une foire tous les dimanches. Mais à cause de

la politique, ils l'ont transférée à Kokiry. Plusieurs colons devenus trop pauvres sont partis. Plus de

la moitié du village. On était cent familles, aujourd'hui [1975] on n'est plus que seize. »

XIII. Matin Jara, 75 ans, Dar-Salam « Je viens de Karadugu-Sifara, du village de Ngolokura. Nous

ne sommes pas venus ici de notre gré, mais amenés de force. Certains ont payé pour échapper à la réquisition ; ceux qui n'avaient rien payé ou qui n'avaient pas de bonnes relations avec les chefs de canton ont été réquisitionnés.

Nous qui sommes restés ici, nous avons rencontré des déboires avec la terre. Les dettes s'accumulant, certains sont partis.

La saisie de récolte ? Elle a toujours eu lieu ici depuis notre

19. Le xylophone. 20. Ntaba, fruit dont le noyau est très gros plus qu'il ne pouvait. Sangare a voulu faire

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installation. On en parle seulement quand c'est très dur. A l'époque de Rocca-Serra, le riz avait été saisi par les gardes-cercles sous prétexte de l'effort de guerre en France. Ils ont promis de nous rembourser, mais rien... C'était justement le riz de notre grenier destiné à notre alimentation et à la semence qu'ils ont saisi en disant que la guerre battait son plein et que les soldats, nos frères, avaient faim alors que nous faisions du gâchis ici. Les greniers vides à moitié étaient ainsi recensés comme contenant trois tonnes. Ceux qui sont fermés étaient déclarés contenant cinq tonnes. Il fallait se cacher pour utiliser du riz pour la consommation familiale.

On avait tous pensé que le sacrifice était fait pour nos frères. Mais le riz saisi a passé la saison sèche sur les bords du camp 9. »

XIV. Sindi Sawadogo, 59 ans, Siginogoï « Je viens de Wayiguya, du village de Isigi, il y a de cela

trente-sept ans. Recruté de force. Le gouverneur de Bamako a convoqué notre chef d'Etat pour

lui demander le nombre de personnes qui avaient péri lors de la famine précédente (1914). Le chef d'Etat a répondu qu'il l'ignorait. On lui a dit alors qu'il avait perdu mille six cents personnes, et qu'il fallait refuser de mourir à côté d'un tel champ, en envoyant sur les terres de l'Office la moitié des survivants. Le chef d'Etat a dit qu'il lui était difficile de le faire. Le gouver-neur a répondu que c'était une question de solidarité ; ceux qui travailleraient ici, une fois devenus riches, enverraient quelque chose au pays Mosi en cas de difficulté. C'est juste, lui a répondu notre chef, et il accepta. Le gouverneur lui demanda d'envoyer son fils aîné ici comme faama. Il n'accepta point du tout. Il fut même furieux.

Regarde cette maison (une maison à étage en ruine). Son propriétaire se nomme Joku Sawadogo, c'est mon père. Celui-ci demanda au chef d'Etat de ne point se fâcher, qu'il n'y avait aucune raison pour cela. Que, même en temps de guerre, c'était nous l'avant-garde, les guerriers ; que lui irait à la place de son fils aîné. Le chef a alors accepté cette proposition. Mon père 106

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les colons à l'office du niger fut envoyé ici ; il a passé vingt-six ans avec les Blancs. Après l'indépendance, il est rentré sans nous au pays Mosi.

L'autorité de mon père couvrait le territoire s'étendant d'ici à Wula, en passant par les villages Samogo. Il commandait tous les colons du secteur de Kolongo. C'est devant le vestibule du faama qu'on se trouve actuellement. Regarde cette maison à étage ; autrefois c'était rempli de boissons alcoolisées. Il fut des moments, quand on sonnait la cloche, où toute cette place [la place du village] était noire de monde. On dansait, on buvait, on avait des femmes, les cavaliers gambadaient ; alors le chef sortait contempler tout ça. Sur cette place, l'herbe ne poussait jamais ! Ne vois-tu pas de l'herbe maintenant ?

Mon père avait une voiture, et avec les Blancs il partait au pays Mosi recruter de nouveaux colons. Ses compagnons blancs étaient Grelat, le patron de celui-ci 2 I, Vincenne et Bailly. Quand il allait au pays Mosi, les chefs de village du Wula, de Nansigiyo, Rasogoma, de Lagho (Ndebugu) ; de Rimasa, de Gokose, de Kosuga, de Risiam, passant par les Samogo, tous lui apportaient du riz. Un gongo par chef de famille, le transport de tout ce chargement de riz à destination du pays Mosi était assuré par un camion de l'Office. De nos jours, il ne se passe rien de tout cela ; un sac de riz ne peut même pas atteindre Marakala, à plus forte raison la Haute-Volta 2 2.

Il y avait du monde ici, environ cent vingt familles ; mais de nos jours on n'est plus que treize familles. Quand on est endetté, sans bœufs de labour, où peut-on partir ? Et il faut payer ses dettes. C'est une question de dette à régler qui nous retient, sinon on aurait tous traversé le fleuve.

Les Mosi chantaient : Tubabu bè nkalon tigè A y'a fà k'a bè malonyènyè d'an ma A seginna k'a jo

21. Notre interlocuteur désigne le chauffeur actuel du chef de sec-teur de Kolongo, Sanba, qui nous accompagnait. 22. C'est l'organisme d'Etat, l'O. P. A. M. (Office des produits agri-coles du Mali) qui a le monopole de la commercialisation des céréales au Mali. Une police « économique » dirigée par des militaires contrôle de nos jours les périmètres de l'Office du Niger et interdit la circulation privée des grains. 107

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Ko malonyènyè tè yen Bayi y'a fo k'a bè malonyènyè d'an ma A seginna k'a fd Ko malonyènyè tè yen A ye nkalon tigè Tubabu bè nkalon tigè. Le Blanc ment Il nous a promis des brisures de riz Il a fini par dire Qu'il n'y avait pas de brisures de riz Bailly nous a promis des brisures de riz Il a fini par dire Qu'il n'y avait pas de brisures de riz Il a menti Le Blanc ment 2 3 . »

XV. Fula-Bèn Sidibe, 59 ans, Fulabugu « Nous étions un canton autonome, mais on nous plaça sous

l'autorité des Bambara, ce que nous avons contesté. C'est pour cette raison que nous sommes venus ici.

Il y avait ici à Fulabugu soixante familles, il n'en reste que vingt-quatre. C'est la misère qui a fait partir les gens. Si tu vois que les gens quittent un secteur de l'Office pour un autre, cela signifie qu'ils veulent toujours y rester. Depuis l'indépen-dance, tous ceux qui nous ont quittés sont allés au secteur de Nyono.

C'est la terre non entretenue qui vieillit. Le jour où l'on a créé l'Office, c'était dans le but d'en obtenir

de l'argent et non des vivres. On a connu la saisie de riz qui a eu lieu en 1939, en raison

de l'effort de guerre. Cette année-là, on avait creusé des trous pour cacher notre riz qu'on recouvrait de paille. A certains, on a saisi toute la récolte qui ne leur fut jamais remboursée.

Dans le passé, les parents étaient attachés à nous. Chaque 23. L'informateur a donné la chanson en mosi et l'a traduite en bambara.

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les colons à l'office du niger année, à la récolte, au temps de la prospérité, nos parents et connaissances venaient nombreux nous rendre visite. Mais, maintenant qu'on connaît la misère, ils ne viennent plus nous voir, même pas pour nous présenter leurs condoléances. »

XVI. Manyan Kulubali, 85 ans, Bamakokura « Je suis né la même année où les Blancs ont attaqué Segu

au canon. Il y a trente-neuf ans que je suis arrivé ici, venant de Bani, cercle de Segu, et réquisitionné pour le colonat en tant que membre de famille nombreuse. Trente-huit personnes sont venues avec moi ici.

Les Blancs nous avaient promis qu'au bout de trois ans on serait propriétaire de la charrue et des bœufs qu'ils nous prê-taient. Rien de tel n'est survenu au bout de ces trois ans. »

XVII. Asana Sise, seeréJaire-archivistc à Kolongo (Témoignage recueilli en français.)

« Je fus embauché à l'Office le 7 août 1944 au service sta-tistique. Un an et demi après (1946), j'ai été licencié pour sup-pression d'emploi. Le même jour, au service de la main-d'œuvre, on m'a embauché comme pointeur. Chaque matin, je me rendais à Wayiguya pour fournir leurs rations alimentaires aux 2° portion. Je leur pesais la nourriture qui se composait de farine, de poisson séché, de piment, etc. Cette ration était pesée journel-lement : 1 kg de farine par 2 e portion et par jour — 500 g le matin et 500 g le soir. La ration du dimanche, du riz, ne suffi-sait pas. Au kilomètre 0 (Nyono), il fut une période où on n'avait même pas de piment, on se servait du piment noir. Alors il y eut une épidémie de dysenterie amibienne. Certains mouraient, d'autres, évacués, guérissaient. En 1948, il y a eu onze cas de décès. Pour la cuisine, les femmes des 2" portion étaient utilisées. Elles dirigeaient une équipe de quatre ou cinq hommes qui leur puisaient de l'eau. Quant aux corvées de bois, les samedis après-midi, chaque 2 e portion devait apporter un

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fagot de bois pour la cuisine générale. A cette époque, les moitiés de fût servaient de marmite. Quand il n'y avait pas de femmes pour la cuisine, on utilisait les hommes. Une fois le plat préparé, le chef d'équipe vérifiait sur le chantier si la tâche assignée avait été effectuée. Prenaient leur plat ceux qui avaient fini et ils devaient manger à la militaire, un à un.

Je tenais aussi un carnet de pointage pour contrôler les 2 e por-tion qui allaient au chantier ; les malades et l'effectif étaient com-muniqués quotidiennement à la direction de la main-d'œuvre à Kolongo ou à Nyono.

A Wayiguya, j'avais à peu près cinq cents personnes réparties entre les chantiers de terrassement. Elles creusaient des canaux, faisaient des diguettes sous la surveillance des chefs d'équipe. Là, il s'agissait d'un travail de réaménagement. En 1947, on m'a affecté comme pointeur des 2 e portion au kilomètre 0, à Nyono. J'avais un effectif de mille personnes, un camp complet. Mille personnes qui nous étaient venues de Kulikoro. Ces 2 e por-tion défrichaient les champs et creusaient des canaux d'irrigation.

A Kaye, ils vivaient dans des maisons en banco, étaient nourris et habillés mais pas chaussés. Ils étaient trois ou quatre par case et ils se couchaient à deux sur un lit.

Au bout d'un mois ou deux, certains fuyaient. On adressait alors des lettres à leur lieu d'origine pour les retrouver.

Parmi les 2 e portion, il y avait des sous-chefs d'équipe, les meilleurs travailleurs recrutés par des chefs d'équipe. Ceux-ci représentaient les 2 e portion auprès du chef de camp qui trans-mettait leurs doléances. A mon tour, je partis pour Kolongo revendiquer le respect des droits acquis. A Kolongo-Tomo, il y avait des joueurs de balafon de Buguni. Pendant la phase aiguë des travaux forcés, il y avait à Joron-Kura un entrepreneur, Clouet, qui dirigeait une équipe de T portion et qui résidait à Bafo. Au temps de Bressol, chef du secteur européen, les 2 e por-tion ont composé une chanson qui disait :

Allez-y dire à Bressol à Kolongo-Tomo Que Clouet va tuer les gens aux travaux de canalisation.

Ils chantaient et dansaient, et les couplets étaient tellement intéressants que tout le monde en demandait, même en présence de Clouet. 110

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les colons à l'office du niger En 1946, j'étais payé à 930 F par mois, soit 30 F par jour.

Après la suppression des 2 8 portion, en 1948, j'ai été réaffecté à Markala. Après un mois en famille, j'ai sollicité un emploi au service de l'exploitation à Kokiry où j'ai été embauché comme aide-comptable de 1949 à 1955. Après la suppression de la rizerie de Kokiry, on m'a affecté au service d'exploitation de Kolongo-Tomo. Au moment de l'africanisation des cadres, le secrétaire d'alors, Pavas Wedarawogo, a donné sa démission pour rentrer au pays Mosi (Haute-Volta). Je l'ai remplacé ; depuis 1962, je suis secrétaire-archiviste du secteur agricole de Kolongo-Tomo. »

Burema Kinda, 30 ans, et André Soromu, 45 ans, tous deux colons à Sika, ainsi que Musa Jara, 80 ans, colon à Segukura, Nci Tanbe, 60 ans, colon à Medina, et Mamadu Gologo, direc-teur régional de la santé à Bamako ont apporté leur contribution et confirmé les informations déjà évoquées.

Les villages de colons où nous sommes passés ont tous une date de création et une identité ethnique précise. Ce sont : Kan-kan (ex-Sangarebugu), 1935, bambara ; Dar-Salam, 1936, bam-bara ; Medina, 1936, bambara ; Bamakokura, 1937, bambara ; Segukura, 1937, bambara ; Wayiguya, 1937, mosi ; Nèmabugu, 1937, bambara ; Siginogoï, 1938, mosi ; Tugankura, 1939, samogo ; Lafiyala, 1940, samogo ; Namsigoï, 1941, mosi et samogo ; Fulabugu, 1938, minyanka.

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4

La vision du vainqueur

Lorsque deux forces sociales s'affrontent, le vainqueur orga-nise son appareil d'exploitation sur la base de la vision cultu-relle qu'il a du vaincu. Le plus souvent, ce sont ses propres préjugés qui lui serviront de modèle, comme en témoignent les actes des conférences du Service temporaire d'irrigation du Niger (S. T. I. N.).

A. Le S. T. I. N. ou l'étape du fouet

Par arrêté n° 1561, le gouverneur général Carde créait le 25 juillet 1925 le Service temporaire d'irrigation du Niger, qui exista jusqu'en 1937. Les cadres du S. T. I. N. étaient recrutés parmi les officiers européens et les sous-officiers du génie et de l'artillerie coloniale. La main-d'œuvre réquisitionnée dans tous les cercles du Soudan, armée de pelles et de pioches,

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constituait les troupes de cet organisme paramilitaire. Le tout était placé sous la poigne du colonel Doizelet.

Un ex-ministre français qualifiait l'encadrement civil et mili-taire du S. T. I. N. (et du Soudan) « d'ingénieurs et de contre-maîtres au rabais pour pays insalubre ». Pourquoi le S. T. I. N. ? Pour le dressage et le rendement des travailleurs de la 2* portion du contingent « qui doit transformer en manœuvres, sinon intel-ligents, du moins bien dressés, une foule de sauvages qui arri-vent de leur brousse sans rien connaître de toutes les "manières du Blanc" dont ils auront à se servir, qui ne connaissent que la daba ancestrale, sorte de houe qu'ils utilisent chez eux pour labourer la terre 1 ».

Ayant passé un examen médical des plus sommaires, de tout jeunes gens et des vieillards furent parfois envoyés sur les chan-tiers, au titre de la 2 e portion du contingent, détachements de main-d'œuvre « bien dressés dont le rendement est remarquable ». C'est ainsi que, le 24 février 1926, un lieutenant commandant de camp signalait qu'il venait de recevoir parmi son contingent de travailleurs quarante enfants de moins de 15 ans. Ces recrues venaient de tous les cercles du Soudan : Bafulabé, Bamako, Ban-jagara, Buguni, Gawo, Gundam, Gurma-Rharus, Isa-Ber, Kaye, Kita, Kucala, Masina, Moti, Nara, Nyoro, San, Satadugu, Segu, Sikaso, Tunbutu.

C'est au barrage des Aigrettes à Bamako et au canal de Sotuba que le S. T. I. N. subit son baptême « du feu », le 3 décembre 1925, avec comme encadrement militaire un chef de bataillon, trois lieutenants, quatorze sous-officiers et comme troupes deux mille travailleurs armés de pelles, de pioches et de petits paniers. Il n'était point question d'engins mécaniques de terrassement.

Au chantier de Segu, c'est le S. T. I. N. qui réalisa l'immobilier de l'Office. En 1929, le S. T. I. N. construisait la ville industrielle de Marakala (ateliers et magasins), puis dès 1930 les pavillons de Segu, selon le style architectural de la mosquée de Jene, avec

1. Conférences du S. T. 1. N„ p. 43, Centre de documentation de l'Office du Niger, Segu. 114

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la vision du vainqueur une centrale électrique, deux garages, un magasin, un château d'eau, le tout en une année avec six ou sept cents travailleurs. Ainsi Segu devint le cœur du S. T. I. N qui, à partir de là, ira à la conquête des actuelles terres de l'Office en ouvrant divers chantiers agro-industriels : barrage de Marakala, travaux de canalisation, de construction de bâtiments, etc.

Les conférences du S. T. I. N. sont une mine d'informations révélatrice de l'esprit qui a présidé ces réalisations : « Prenons nos Noirs tels qu'ils sont, ne demandons pas aux Soudanais de courir d'un seul élan au pas de gymnastique et les coudes au corps vers nos chantiers de terrassement, sous prétexte que, au cours de la grande guerre, à la voix de M. le Haut Commissaire des troupes noires, ils se sont levés en bloc comme un seul homme pour aller défendre nos frontières du Nord et de l'Est, si glaciales en hiver. Ceci était une chose, cela en est une autre. Aujourd'hui, la 2 e portion vient chez nous sans trop regimber, et tout cela s'améliorera encore. Passons les déserteurs au compte des profits et pertes, et menons les bons bougres qui nous restent vers un avenir de civilisation et de bonheur, par le travail 2. »

Ce qu'il y a d'instructif dans ces sources, c'est le discours des encadreurs militaires du S. T. I. N., un discours colonial, nu, argotique, d'un racisme sans fard, loin de l'exotisme de l'explo-rateur assis à l'ombre, éventé par une « bonne négresse », le verre de whisky à la main, la quinine et le casque à ses côtés.

Quand on les interrogeait sur les conditions de vie et de travail des Africains, les messieurs du S. T. I. N. vous répon-daient :

— A propos de la bastonnade : « Frappés ? Cela est arrivé, ne le nions pas. Au début, c'était presque fatal, il y a eu quelques brutalités. »

— A propos de la nourriture : « Mal nourris ? Oui, cela a pu arriver parfois. Aucune organisation ne marche sur des rou-lettes dès les premiers jours. »

2. Ibid., p. 8. 115

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— A propos du pillage des populations : « Des gradés euro-péens ont fait "suer le burnous", pour employer une expression imagée. Evidemment, il en est quelques-uns qui admettent que toute leur solde doit intégralement passer dans leurs poches et que c'est aux bons nègres d'assurer, gratuitement ou presque, leur nourriture et le reste, puisque l'Etat est assez pingre pour ne pas s'en charger. »

— A propos de la rémunération : « Et, chez nous, le nègre est payé, il finit par coûter cher, malgré l'idée répandue que le Noir ne coûte rien... »

A cet égard, le bilan des salaires du S. T. I. N. de 1926 à 1934 est très éloquent. En effet, il a fallu 13 millions pour rému-nérer les quelques Européens de l'encadrement et seulement 15 millions pour tous les travailleurs africains, y compris les frais de nourriture. La disparité entre ces deux sommes se passe de tout commentaire. En outre, l'argent dépensé dans le pays durant cette période l'a été par la main-d'œuvre africaine. Les Européens n'ont rien à dépenser sur place, tout le reste étant rapatrié.

A propos des chants de travail, les conférences du S. T. I. N. notaient : « Au rythme endormant de quelque chose qui res-semblait à une marche russe, les piocheurs levaient puis abais-saient leurs pioches ; les dameurs chantaient quelque vieille berceuse de leur pays, en marquant la mesure à coups de dame. » Incapables de comprendre l'expression culturelle de la résistance des travailleurs à l'esclavage colonialiste, les « superman » du S. T. I. N. interprétaient à leur manière ces échos : donner à boire et à manger au nègre bon enfant, il vous bercera, en d'autres termes. « Mais, bien nourri et surveillé de près, il tra-vaille de bon cœur en chantant. » Au-delà du rythme musical des chants de travail et de résistance, les textes que nous avons lus dans les pages précédentes démentent pareille conclusion. Par ailleurs, les encadreurs européens avaient eux aussi leur chant, plutôt un hymne colonial qui exaltait l'hégémonisme français :

France, Tes fils du vieux sol gaulois,

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la vision du vainqueur nobles ou paysans, ont grand besoin d'être secoués pour porter dignement au-delà des mers ton renom et ta gloire de nation civilisatrice entre toutes.

Le S. T. I. N. disposait d'une arme redoutable, celle de la faim, et nulle part ailleurs que sur ses chantiers les travailleurs africains n'ont connu avec une telle acuité la famine et la malnu-trition. Une famine par ailleurs organisée, pire que celle de 1914 consécutive à la sécheresse. Tous nos informateurs sont unanimes pour souligner la mauvaise alimentation qui coûta de nombreuses vies à l'Afrique. Mais un autre son de cloche résonnait dans les conférences du S. T. I. N. : « Leur alimentation dans les chantiers publics et privés est cependant meilleure que celle qu'ils reçoivent dans leur famille. » C'est de ce cynisme que mouraient les travailleurs africains. Bélime, alors inspecteur général de la production et du crédit agricole en A. O. F., décla-rait du haut de sa suffisance de technocrate : « Traversant, de bout en bout, les terres de la famine, le grand fleuve est là, comme un présent magnifique offert à des races trop arriérées pour en comprendre la valeur ou trop inhabiles pour s'en servir3. » Néanmoins, ce prétexte moral de lutte contre la famine n'a point empêché ces messieurs de bâtir leur agro-business sur une autre famine manipulée par eux.

C'est la famine entretenue et portée à un degré insoutenable qui provoqua la révolte et la désertion des travailleurs et non l'action des agitateurs intellectuels comme semble l'insinuer les actes des conférences du S. T. I. N. : « Une vague de méconten-tement propagée par de mauvais bergers (quelques intellectuels véreux parmi les écrivains indigènes et les semi-civilisés) sévit dans certains cercles et provoqua des désertions massives4. »

3. Ibid. 4. Ibid.

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B. Les technocrates (Bélime, Zahan) ou l'étape du discours

Si le nègre, bête et paresseux, a pour lui la force physique et la résistance aux intempéries, le Blanc détient l'intelligence, la technologie et les capitaux. Sous sa forme primaire, les travaux forcés, même à coups de chicotte, devenaient un frein dès l'ins-tant où l'infrastructure de l'Office était sortie de terre et qu'il fallait maintenant passer à son utilisation.

A partir de ce moment, un regard nouveau était posé sur les travailleurs africains ; par la magie du verbe, le demeuré deve-nait adulte dans la bouche de ceux-là mêmes qui l'avaient méprisé. Et Bélime de disserter : « La race noire n'est pas dépourvue d'intelligence, mais l'imagination lui fait défaut. Elle apprend vite, elle n'invente rien ! Un de nos devoirs les plus immédiats consiste par conséquent à la doter d'un outillage agricole, industriel et domestique en rapport avec son degré d'évolution5. » Ces propos nuancés visaient un objectif clair : dispenser une formation limitée au producteur africain et pré-server ainsi le mythe de la supériorité intellectuelle de l'Européen.

Tant que les travaux du génie se poursuivaient, on pouvait espérer obtenir leur achèvement grâce à l'encadrement policier des travailleurs. Mais la complexité des travaux agronomiques et des techniques culturales était telle que toute réussite était étroitement liée au savoir-faire du producteur direct et à l'appré-hension par lui de ses intérêts. La pile d'un pont qui s'affaisse est vite réparée, tandis que le délai qu'il faut pour corriger de mauvaises habitudes de travail agricole est relativement long et exige, au lieu d'un encadrement militaro-policier, un encadrement de formateurs très pédagogues, à l'écoute des paysans et capables de « rectifier le tir », sans fétichisme technocratique ni démagogie.

I. Le nègre est plus qu'une bête Il a fallu l'irruption dans les années cinquante des mouvements

de libération nationale pour que les promoteurs de l'Office réali-5. Ibid.

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la vision du vainqueur sent que l'enfant devenait adulte, que le nègre était plus qu'une bête, que le travailleur a une valeur humaine qui méritait qu'on s'y intéresse. Ce sera l'étape du discours colonial, la belle époque de 1' « ethnologisation », avec pour chef de file D. Zahan, et en 1958 (date éloquente) une division paysannat-service d'étude sociologique fut créée. Après avoir sequestré le corps du colon, il fallait encadrer son esprit en agissant sur sa men-talité. Les psychologues disaient à l'époque que les Bamanan, dans leur pays, préféraient la liberté dans le travail à l'aisance dans la colonisation, tandis que les Mosi étaient difficiles à sta-biliser. Moins disciplinés que les Mosi mais plus que les Bama-nan, les Minyanka étaient recherchés pour leurs qualités d'agri-culteurs. Les Samogo, qui n'offraient pas l'image d'une société hiérarchisée, n'en étaient pas moins considérés comme de bons colons. Il s'agissait pour D. Zahan, à la tête de ce bureau d'étude sociologique, de se poser des questions relatives au paysan soudanais, au colon de l'Office en particulier, espérant qu'une meilleure connaissance des individus amènerait à une uti-lisation plus rentable de leurs capacités. En ce sens est signifi-cative une étude de Zahan sur le « critère du taux de peuplement à l'hectare-coton », étude faite à Marakala en décembre 1952. Cette étude est une analyse statistique qui considère le cas de familles témoins pour déterminer la densité de peuplement selon le temps de travail nécessaire. Cette étude, intéressante à plus d'un titre, est insuffisante quant aux implications du portrait agricole qu'elle nous fixe. Quel est celui-ci ?

1. Les femmes, les enfants, les hommes et le temps

Selon Zahan, en société rurale, le temps actif se divise en trois catégories : 1) le temps agricole, celui des cultures industrielles et vivrières ; 2) le temps domestique, qui est nécessaire aux acti-vités ménagères, à la construction et à l'entretien des habitations et des greniers avant et après la saison des pluies (juin et novem-bre) ; 3) le temps divers, celui qu'on prend pour les activités de marché, de voyage, de travaux communaux, de loisirs, de chasse ou de pêche. Lorsque Zahan traite du temps consacré aux cultu-res industrielles, celle du coton en particulier, comme d'une

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catégorie autonome, il ignore les autres temps qui sont indispen-sables à la disponibilité du temps-coton. Il est vrai qu'il ne trahit point les intérêts de son entreprise en privilégiant ce temps-coton, seul rémunéré par l'Office. Mais nous savons que le temps agricole est déterminé, d'une part, par le cycle de telle ou telle culture et, d'autre part, par le temps nécessaire aux activités extra-agricoles. La valeur du temps-coton est comprise dans celle des autres activités, même si celles-ci sont moralement décon-sidérées et économiquement non rémunérées... Pourquoi le colon ne serait-il pas payé par l'Office, ne serait-ce qu'en partie, lorsqu'il cultive et prépare sa nourriture, fait des enfants et entretient sa famille, puisqu'il n'y aura pas de coton sans ces charges qu'il est seul à supporter ? Vouloir abstraire ce temps-coton, c'est obscurcir le temps agricole et imposer un rapport de forces favorable au capital sur le marché du travail, c'est ne point payer la récolte à son juste prix.

Selon les sexes et les âges, les trois catégories de temps se partagent entre trois types d'activité : masculine, féminine et infantile. Dans la distribution du temps agricole, on constate en pays sahélien une faible participation des femmes aux travaux agricoles par rapport aux hommes et aux enfants. La participa-tion de la femme à ces activités varie selon que celle-ci réussit ou non à se libérer d'une partie des activités ménagères (trans-port d'eau, de bois, soin aux petits enfants...) dont se chargeront les enfants d'âge assez avancé ; donc à la capacité d'intervention de la femme dans le processus de production légitimé s'ajoute aussi celle de la satisfaction de l'acte de reproduction que l'on attend d'elle. En outre, l'utilisation des femmes aux tra-vaux agricoles varie selon les ethnies et les objectifs de pro-duction.

Chez les Mosi, la femme est plus sollicitée, en raison, sem-ble-t-il, d'une volonté familiale d'amasser rapidement quelque avoir et d'en finir le plus vite possible avec le statut de colon débiteur. D'une manière générale, on peut définir ici comme minime l'apport des femmes dans les activités champêtres, contrairement à d'autres régions de l'Afrique.

La contribution de la femme sahélienne à cette spécialité mas-culine semble avoir les mobiles suivants : soutien là où l'activité de la main-d'œuvre masculine est insuffisante ; exploitation des 120

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la vision du vainqueur terres « hors casier 6 », travaux de jardinage particulier aux femmes (arachide, maïs, pois, gombo, jardinage...) ou pour les besoins de l'épargne. Toutefois, le savoir-faire en matière agricole d'une femme égale pratiquement celui de l'homme. En rizicul-ture, l'activité des enfants comporte, en plus de la participation aux différentes étapes de la production, la protection des semis contre les oiseaux lorsque les colons ne suivent pas les recom-mandations techniques des encadreurs (ce qui était très souvent le cas). Mais, à tous les égards, l'homme demeure l'élément essentiel des travaux agricoles.

Quant au temps domestique, il concerne les femmes aussi bien que les hommes et les enfants. Les femmes s'occupant de la cuisine et du ménage, les enfants du transport de l'eau et du bois, les hommes de la construction et de l'entretien du toit. Toutefois, le travail domestique masculin, crépissage des murs et réparation des dégâts causés par l'hivernage, occupe moins de temps que le travail domestique féminin et celui des enfants : ménage, lessive, cuisine, transport d'eau et de bois. L'eau étant consommée immédiatement et le bois stocké en prévision de l'hivernage et de la saison froide, le jeu des saisons rythme les activités. La division du travail artisanal domestique réserve le filage aux femmes et le tissage aux hommes.

Les hommes ont plus de temps divers ou temps mort que les femmes. Tandis que l'homme s'adonne à la chasse ou à la pêche, c'est à la femme que revient la charge de commercialiser les produits acquis ; pour ce faire, elles parcourent de longues dis-tances à pied, la marchandise sur la tête, pour rejoindre un mar-ché plus ou moins éloigné. Lorsqu'il y a un moyen de transport animal ou mécanique, c'est l'homme qui se l'approprie. Mais, puisqu'on ne se repose que quand on n'a rien à faire en société rurale, notamment africaine, il est difficile d'apprécier le temps

6. Terres non aménagées par l'Office du Niger mais qui bénéficient de ses apports d'eau par le déversement du surplus ; terres « sauvages » à occupants « sauvages » tels les femmes ou les colons expulsés. C'est précisément sur ces terres « hors casier » que s'épanouissent les colons en détournant les moyens techniques offerts par l'Office pour la culture de céréales (maïs, mil...), de produits maraîchers (gombo, oignon, tomate, piment...), de plantation (banane, citron, goyave, papaye...) et de coton destiné à la filature artisanale. 121

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de loisir, surtout chez les femmes, accaparées par une multitude de travaux domestiques.

Dans l'ensemble, donc, on peut conclure que la femme tra-vaille en temps pur deux fois plus que l'homme et l'enfant sensi-blement plus que ce dernier. 2. Le « complexe de nourriture »

Les familles à faible effectif sont plus absorbées par les acti-vités domestiques (nourriture, habillement, soins, etc.) que par les activités agricoles. Dans ce cas, le colon aura recours à une main-d'œuvre étrangère 7 pour satisfaire ses obligations de culture industrielle, cotonnière notamment. Notons que la culture du coton nécessite plus de main-d'œuvre que celle du riz et que le riz « absorbe » plus de temps que le mil. L'une des discrimina-tions de l'Office, c'est d'avoir uniformisé la taxation sur les familles à faible effectif comme sur les familles nombreuses. Préoccupé par sa subsistance, le colon concentrera ses efforts personnels sur les travaux de culture vivrière. Le cycle du mil et du riz provoquant des incidences culturales avec celui du coton, en juillet, août, septembre pour le premier et en décembre, janvier pour le second, le colon délaissera volontiers à une main-d'œuvre étrangère le soin de s'occuper des cultures industrielles, laquelle n'en est pas le principal bénéficiaire. C'est ce que D. Zahan, obsédé par les normes de rentabilisation de son entre-prise, déplore et appelle de façon laconique le « complexe de nourriture » chez le colon, c'est-à-dire « le trait psychologique des colons de ne pas laisser aux étrangers les travaux ou une partie des travaux qui touchent directement à la subsistance de la famille 8 ». A notre avis, c'est là un réflexe de légitime défense chez tout agriculteur, soudanais ou autre — mieux, chez toute personne lucide —, que de ne pas laisser à autrui le contrôle de

7. Aucune donnée n'est fournie sur l'utilisation de cette main-d'œuvre saisonnière par les colons. L'Office ne veut pas le savoir et se contente de relever des rapports inégalitaires chez ses exploitants. Loin d'être un appoint marginal, cette main-d'œuvre surexploitée s'intégrait bel et bien dans les activités agricoles de l'Etablissement, notamment pen-dant la récolte. 8. Op. cit., p. 297. 122

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la vision du vainqueur

sa subsistance alimentaire. Il valait mieux que la production du coton ressente les mauvais soins du saisonnier, son manque d'ardeur, plutôt que celle du mil ou du riz ! Ce geste d'auto-défense du paysan soudanais et du colon de l'Office est la juste leçon qu'ils ont tirée de la famine de 1914 et de celle sur laquelle l'Office s'est bâti. D'autres auteurs empruntent la même voie que Zahan en remarquant qu'à l'Office l'alimentation était meilleure qu'ailleurs, en particulier chez les Mosi. C'est là un faux pro-blème, car la question est moins de savoir si l'on mange mieux que les conditions dans lesquelles on obtient ce qu'on mange.

Au regret de Zahan, le colon ne pouvait que baisser sa produc-tivité, n'ayant rien à gagner en fournissant un supplément d'effort à l'Office.

II. L'éducation du colon ? En définitive, ce n'est pas le temps consacré aux cultures qui

est si important mais la qualité du travail ; celle-ci dépend essen-tiellement de la discipline technique du paysan. Et la disci-pline intellectuelle, à l'opposé de la contrainte et de la soumis-sion, est le fruit d'une éducation. Et l'éducation n'est effective que dans la mesure où elle permet de transformer l'énergie poten-tielle des milliers d'individus en énergie actuelle. Identifier en chaque colon cette énergie potentielle doit être le premier pas de toute éducation et non sa négation comme l'a dit Bélime (1925) : « La participation de l'indigène à l'expérimentation agri-cole est une lourde faute. C'est en effet la part la moins contestée, la supériorité scientifique, du crédit que le Noir accorde à l'Européen qui se trouve atteinte et diminuée par l'échec. » Au mois d'avril 1922, un spécialiste américain de l'agronomie, le docteur Forbes, fit au Soudan un voyage relatif aux essais de la Compagnie générale des colonies, il se montra moins « métaphy-sique » dans ses conclusions que l'expert français : « Pendant des milliers d'années, les tribus indigènes séparées du reste du monde par d'infranchissables distances et fréquemment coupées des caravanes commerciales ont été contraintes de vivre sur les ressources locales. A l'école de la famine, les Noirs ont appris à connaître de très près les plantes du pays et il s'est développé en

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eux une instinctive compréhension des conditions dans lesquelles elles vivent 9. » Une approche plus juste sans nul doute, bien qu'ignorante du caractère éminemment rationnel de ce qu'on appelle 1' « instinct nègre ».

Cependant, la qualité de l'éducation c'est aussi celle du forma-teur. A l'Office, l'encadreur africain ou européen s'occupait de tout et finalement de rien. Ses fonctions techniques recouvraient les questions d'agronomie, de technique culturale et de santé animale, tandis que la gestion d'un secteur, le prélèvement des redevances, la distribution des revenus et la surveillance des réglementations de l'exploitation relevaient de ses prérogatives administratives. Du point de vue social, il était chargé d'ensei-gner, de faire exécuter le programme du peuplement pré-établi dans chaque village et de veiller à la santé humaine. En fait, l'encadreur sur les terres de l'Office était à la fois le techni-cien agricole, le commandant de cercle, le commerçant, l'institu-teur, l'infirmier, le vétérinaire, le garde-cercle et rien de tout cela sinon un individu doté d'un surpouvoir. On ne lui demandait qu'une chose : diriger et punir son élève, lequel n'avait qu'un seul droit, celui d'obéir et de travailler.

Ayant aboli l'esclavage au profit du travail forcé puis du tra-vail contractuel imposé, l'Office, de par son système oppressif était dans l'incapacité d'assumer la tâche de formation de ses producteurs directs et a fortiori de ses producteurs potentiels, les enfants des colons. Or, sans cette formation des paysans, toute politique agricole est vouée à l'échec et au charlatanisme élitiste de quelques technocrates.

Nul n'ignore le jeu de cache-cache qui caractérise les rapports entre les moniteurs agricoles et les colons, le jeu du voleur et du gendarme qui finit toujours par l'arrestation du premier mais jamais par la perspective de sa rééducation. Que devenait dans tout cela la vulgarisation des techniques de production ?

Plus les moniteurs et les ingénieurs agronomes essuyaient d'échecs dans leur tâche d'encadrement, plus ils diminuaient les rapports directs avec les paysans et, en conséquence, véhiculaient

9 . Cité par BÉLIME ( 1 9 2 5 ) , p. 9 4 .

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la vision du vainqueur leurs recommandations techniques par le canal répressif des chefs traditionnels et de leurs auxiliaires installés dans chaque village. Le travail était mal fait et la formation du producteur escamotée ; en découlait l'incapacité de lutter contre les habitudes agricoles archaïques.

Même si elles ont une qualité certaine, les techniques cultu-rales proposées par les cadres de l'Office aux colons ont toujours été refusées par ces derniers parce que vécues comme domina-trices et répressives. Au lieu de stimuler la créativité du colon, elles firent régresser son niveau.

En outre, l'action de vulgarisation agricole échoua à l'Office parce qu'elle se limitait aux seuls domaines du coton et du riz alors qu'il était indispensable d'intégrer dans cette formation du colon tout le savoir commercial et de comptabilité, administratif et juridique, socio-éducatif, d'hygiène et de santé. Le transfert de technologie ne devient effectif que lorsqu'il permet de supprimer l'arbitraire des intermédiaires, lequel repose sur un savoir. Le colon pouvait devenir son propre encadreur pour améliorer sa production, en contrôler la commercialisation, échanger direc-tement avec les autorités administratives et judiciaires, vérifier sa feuille d'impôt, s'éduquer et se soigner. Autant la vulgarisation des techniques agro-pastorales est liée à des domaines économi-que, politique, administratif, socio-éducatif et sanitaire, autant la formation du colon ou du paysan dit pilote dépend des possi-bilités d'épanouissement de toute la communauté villageoise.

Ce n'est un secret pour personne que la maîtrise des sciences agronomiques est d'une complexité qui n'a d'égale que l'ar-chaïsme des structures de production qui doivent accueillir ces techniques de pointe. L'apprentissage des paysans aux innova-tions demande beaucoup d'imagination et suppose qu'on leur reconnaisse au moins un savoir : la connaissance physique du milieu (toutes les études pédologiques de l'Office ont d'abord reposé sur une connaissance traditionnelle de la nature des sols) et un droit : l'avis à donner sur les méthodes de travail, l'allége-ment de son rythme. Au contraire, anonymisé, fiché puis enrégi-menté, le colon vit quotidiennement sa négation par l'Office du Niger, face auquel il ne peut opposer qu'un silence désappro-bateur. Le processus de production à l'Office a toujours été blo-qué par la non-communication entre la conception et l'exécution.

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En outre, c'était sur les terres de l'Office que l'on rencontrait le moins d'écoles. Malgré la sédentarisation très poussée de la population (92 habitants/km 2), aucune scolarisation des enfants n'avait été envisagée et à plus forte raison des cours pour adultes.

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Idéal colonialiste et réalité de l'exploitation

A. Esclavage, travail forcé et travail contractuel imposé

Avec René Maran, l'auteur de Batouala, on peut dire à pro-pos de la civilisation occidentale : « Civilisation, civilisation, tu bâtis ton royaume sur les cadavres. » En effet, c'est au nom de l'éthique judéo-chrétienne que furent organisés les peuples colo-nisés. C'est au nom de cette ligne de partage civilisatrice qu'on marqua au fer rouge en collant l'étiquette de « sauvage s- à tou-tes les structures sociales qui pouvaient représenter un frein à la pénétration coloniale, tandis que celles qui la favorisaient avaient droit à un strapontin dans cette hiérarchie des valeurs, la colonisation s'identifiant à la civilisation.

L'attitude de la colonisation vis-à-vis de l'esclavage a été guidée par cette vision à la fois manichéenne et équivoque. Si l'esclavage de case avait sa place dans une économie d'auto-subsistance, il gênait manifestement le processus d'accumulation telle que la concevaient les économistes coloniaux. Par consé-

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quent, il fallait faire sauter ce rouage « sauvage » qui permettait à la force de travail africaine d'échapper au contrôle colonial, il fallait « libérer » ces potentialités des contraintes que leur imposait un horizon familial trop étroit. Il fallait bien entendu réaliser cette opération au nom de l'humanisme anti-esclavagiste. Dans une large mesure, la colonisation atteindra son but. D'abord parce que son action coïncidait relativement avec les aspirations des masses africaines à s'émanciper du despotisme instauré par certaines familles. Ensuite la colonisation s'acquit à très bon compte un prestige utile dans cette lutte car elle avait en face d'elle un pouvoir féodalo-esclavagiste dégénéré en une multitude de familles et de pouvoirs locaux dont l'autoritarisme et la fai-blesse n'avaient d'égal que leur isolement. En ce sens la chanson populaire bambara est très explicite :

Libération d'esclaves ! Papa-Commandant a libéré les esclaves C'est Papa qui met fin à un malheur immérité.

La pratique des « villages de liberté » dans la région de Kaye à la fin du XIXe siècle était significative de l'usage que la colo-nisation entendait faire de la force de travail ainsi « libérée » : résoudre grâce à elle ses problèmes de main-d'œuvre.

Toutefois, l'esclavage sera toléré, entretenu ou créé partout où le besoin se fera sentir d'obtenir l'appui des notables locaux afin d'affirmer la « paix coloniale ». Ainsi s'explique l'installation ex nihilo de cet ex-postier comme jaama de Sinsannin au Soudan français. Mêmes procédés employés chez les Peul du Masina et chez les Maures où l'abolition théorique de l'esclavage n'a pas. empêché le colonialisme d'être complice de l'utilisation de cer-tains captifs à la place de leur maître, ka matigi kbsegin \ réquisitionnés pour les travaux de génie civil.

La « libération colonialiste » de la force de travail a naturelle-ment eu moins d'écho là où les structures féodales étaient solide-ment implantées. Dans ces cas, la politique d' « affranchisse-ment » colonialo-capitaliste compose avec l'oppression féodalo-

1. « Remplacer le maître ». 128

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réalité de l'exploitation esclavagiste qu'elle a dénoncée en d'autres lieux. C'est de ces limites face à l'oppression esclavagiste existante qu'est née la double nature de l'intervention colonialiste dans les structures traditionnelles : cette intervention fut, selon les circonstances, libératrice ou complice d'un arbitraire établi.

Mais quelle fut la suite de l'abolition effective de l'esclavage lorsque celle-ci eut lieu ?

La bataille coloniale pour la domestication de la force de tra-vail « libre » a pris un tour dramatique pour les néo-affranchis avec l'institutionnalisation des travaux forcés. En effet, si l'escla-vage de case refoulait l'énergie créatrice des travailleurs africains dans le ghetto familial, il avait au moins le mérite de pouvoir entretenir cette force de travail, de lui assurer éventuellement les conditions matérielles propres à sa reproduction.

Avec le régime des travaux forcés, ce sera désormais le spectre de la mort qui planera sur les travailleurs. Sous le poids des bagages, sinon celui du pionnier colonialiste lui-même, les por-teurs s'en iront sur de longues distances sans espoir de retour, abandonnés à la fatigue, à la maladie et à la mort.

A l'époque des grands travaux, ceux des routes, des chemins de fer, des ponts et des barrages, le travailleur ouest-africain était assimilé aux matériaux de construction ; l'alimentation qu'on lui proposait n'était pas proportionnelle à la dépense d'énergie physi-que qu'on exigeait de lui (elle pouvait même être la cause directe de sa mort, comme le tristement célèbre sakaroba2). Libération, où donc te trouves-tu ? Il est vrai qu'à cette époque le coût d'une entreprise ne se chiffrait pas en capitaux mais en nombre de vies humaines à engloutir pour réaliser une route, une voie de chemin de fer, un barrage...

Les prétendues ressources financières allouées par la métropole n'intervenaient guère dans ce genre de prévisions — même s'il y a eu injection de capitaux, celle-ci a été réalisée d'abord par les ressources budgétaires locales, y compris les emprunts ; les investisseurs européens n'ayant jamais pris de risque que dans le circuit commercial. Au stade colonial, l'investissement du travail bon marché doit protéger ailleurs celui de l'enveloppe finan-

2. Nourriture actuelle des détenus maliens. 129

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cière ; en d'autres termes, il est préférable de perdre des vies humaines que de l'argent. Pour créer un pont, une route, une ligne de chemin de fer nécessaires à la société, il faut détruire la vie du travailleur qui n'est pas comptée. Ce n'est pas un hasard si les entrepreneurs capitalistes ont toujours cherché à investir dans des régimes à poigne où le travailleur est taillable et cor-véable à merci. Cette recherche de la « stabilité » est la meilleure assurance pour leurs capitaux, tandis que sa remise en cause les engage à déplacer leurs industries de pays en pays, et même de continent en continent.

Venant à la relève d'un recrutement anarchique, les travaux forcés devenaient systématiques avec la création de la 2 e portion du contingent dans le but de ponctionner dans le plus bref délai (deux ou trois ans) le meilleur de la force de travail d'un individu robuste.

L'efficacité de l'institution de la 2 e portion du contingent, c'était :

— d'avoir désocialisé le travailleur en le faisant changer très souvent de chantier, ce qui ne lui laissait guère le temps de déve-lopper la solidarité de lutte en un lieu donné ;

— de faire produire un individu dans des conditions de pro-duction qui relèvent de l'atomisation du travail.

Toutes choses qui n'ont pas empêché les luttes évoquées, même si elle les ont rendues difficiles.

Qu'il soit anarchique ou systématisé, le travail forcé ne pou-vait s'exercer que sur des activités s'étendant sur un laps de temps relativement bref, comme les travaux de construction. La réalisation de ces travaux avait pour objectif de produire et de drainer vers la métropole les richesses africaines. Pour ce faire, il faut plus de délai. Le temps qu'il faut pour jeter un pont sur le fleuve est moins long que celui qui est nécessaire à l'exploitation des matières premières, car dans ce cas il faut fixer la main-d'œuvre pour accumuler un savoir-faire. Si nous insistons sur la notion de délai, c'est parce que le procès de pro-duction colonialiste est atteint par la névrose du temps tout comme un voleur qui « fait un coup ».

Les travaux forcés non rémunérés (même à coups de fouet) 130

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réalité de l'exploitation bloquaient le cycle d'exploitation des matières premières ; il fallait trouver un stimulant matériel, ce fut le T. C. I. : le travail contractuel imposé.

En outre, la monétarisation, en arrachant les rapports mar-chands de l'économie de troc, consolidait en même temps la cen-tralisation du pouvoir et favorisait l'imposition.

Abandonnant la méthode coercitive directe, l'Office allait donc se lier le colon par un contrat écrit. Ce contrat était-il compris ? Tout porte à croire que non. Contrairement à la forme bour-geoise du contrat qui lie par écrit un individu à un autre, ici le travail contractuel est imposé à toute une famille, les clauses étant exprimées en une langue que l'une des parties ignore entièrement. En outre, les risques ne sont pas partagés et l'entre-prise a toute possibilité de se rendre à elle-même justice en frap-pant un producteur défaillant. Cet agro-business colonial a réussi à faire sien l'appareil féodal de solidarité. En effet, le colon couvrait lui-même les frais de sécurité sociale (pas de retraites ni d'allocations familiales), il ne prend pas de congés et supporte le risque des investissements. Perpétuellement endetté par les redevances à l'Office, le colon est arrêté, emprisonné puis exclu sans droit ni titre, même après une dizaine d'années de travail.

Frappé dans sa personne, le colon l'était également dans sa famille. En effet, c'est toute la famille, notamment le père, qui répondait de l'absentéisme ou de la désertion d'un travailleur ou de la rupture unilatérale du contrat, cet objet-fétiche. Dans le cas soudanais, la grande famille, avec ses multiples ramifications, représente incontestablement la base sur laquelle repose les clau-ses du T. C. I.

Selon l'analyse classique, l'histoire ne connaîtrait qu'un seul type de développement : à la société « précapitaliste » corres-pondent les exploitations familiales et tribales, au capitalisme l'entreprise salariale et au socialisme les coopératives de pro-duction à caractère étatique (si l'on fait référence au modèle soviétique). Avec l'Office du Niger, nous avons vu les limites d'un tel schéma par le fait que cette entreprise agro-capitaliste se caractérise essentiellement par l'exploitation de la grande famille étendue (G. F. E.) qu'elle s'est assujettie. Chaque fois que cette G. F. E., qui peut aller au-delà de quarante personnes, perdait de ses membres, la production s'en ressentait. N'étant

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pas salarié, le colon ne pouvait couvrir ses obligations finan-cières qu'avec une partie de sa récolte, commercialisée à l'entre-prise ou à des privés. Et, lorsque le salariat a existé, il n'a pas individualisé le travailleur qui dépend toujours de la G. F. E., sorte de caisse de sécurité sociale.

En fait, l'Office est une entreprise faussement collectiviste, honteusement capitaliste et franchement féodale. Le grand béné-ficiaire de toute cette situation, c'est l'employeur qui ne supporte pas de salaire social. Et le grand perdant c'est le travailleur qui, au lieu de diriger son agressivité contre le patronat, reposera ses espoirs sur les capacités très hypothétiques mais toujours dociles de la G. F. E. C'est à la fois contre le patronat et la G. F. E. que le travailleur finira par exprimer sa révolte, comme c'est le cas lorsqu'une famille de trois frères s'installe comme colons et que deux décident de partir.

On peut dire que les rapports précapitalistes n'ont pas tou-jours été balayés avec l'arrivée du colonialisme ; mieux, qu'ils ont été entretenus et harmonisés avec celui-ci tant qu'ils n'étaient pas subversifs pour le système.

En posant l'étiquette tubabubaara (travail de Blanc) sur ce qu'il faisait, le producteur soudanais a tenu à s'en démarquer : ce travail ne concerne personne, il faut en profiter par toutes sortes de combines. Cette mentalité de la « démerde », très forte de nos jours, inclut un mépris marqué pour la fonction qu'on remplit et légitime en quelque sorte toutes les formes de corrup-tion et de détournements.

Mais on peut se demander si l'Etat-patron ne se sert pas de cet état d'esprit pour détourner les travailleurs des revendi-cations collectives organisées pour l'obtention d'un salaire en rapport avec le coût de la vie. Un bas salaire et une charge sociale élevée sont les conditions nécessaires pour que le tra-vailleur se décompose, se prostitue et se lance dans la quête individualiste d'une nouvelle combine. La conscience de classe est étouffée et la lutte collective négligée.

Le bas salaire agit ici à deux niveaux : économique et idéo-logique. Economique, en raison du travail très sous-payé ; idéologique, en mésestimant le critère de la rémunération du travail. On met en exergue les perspectives de « cadeaux » et autres avantages de la profession, les possibilités d' « arrange-132

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réalité de l'exploitation ment » grâce à ses proches. Une discrimination est ainsi intro-duite entre les emplois qui offrent ces possibilités et ceux qui se limitent au bulletin de salaire. Finalement, le travail contractuel imposé n'a pas stimulé la production-

Esclavage, travail forcé, travail contractuel imposé sont des formes juridiques qui ont exprimé la même contrainte imposée au producteur africain à différentes étapes de l'évolution socio-économique de son continent. Au niveau de ces trois modes d'organisation de la main-d'œuvre, le passage d'une étape à une autre est toujours activé par des considérations économiques fondées sur la capacité idéologico-politique de donner au tra-vailleur l'illusion qu'il est chaque fois un peu plus libre.

B. La féodalité, instrument politique de l'Etat-patron

I. La grande famille étendue et l'illusion capitaliste chez le paysan Malgré le surplus commercialisable que peut obtenir le colon

après paiement de la redevance à l'Office et satisfaction de ses besoins alimentaires, le spectre de la contrainte continue à planer sur lui. Il a le sentiment qu'il travaille pour autrui. Ce sentiment se trouve renforcé par la tendance à l'endettement chez le colon. Les bonnes périodes qu'on nous a évoquées et les succès spectaculaires de quelques-uns n'empêchent pas de constater que sous ce vernis demeure le fait permanent et général que le colon n'a jamais réussi à élever une diguette « de sécurité » qui puisse le préserver dans ses vieux jours, malgré toutes les promesses qu'on lui a fait miroiter.

A cela, il y a des raisons externes et internes à l'Office. Les causes externes sont dues à la dilapidation par les circuits tra-ditionnels du surplus commercialisé. Dans le cas des colons d'origine soudanaise, ces circuits sont liés à la solidarité paren-tale au niveau de la grande famille étendue et des amis et rela-tions restés au village d'origine. Ceux-ci effectuent, en période

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de récolte, des visites périodiques pour apprécier personnelle-ment le pouvoir d'achat du colon ou le démobiliser dans le cas contraire. En ce qui concerne les colons d'origine voltaïque, en plus des redevances aux relations personnelles, ils paient tribut au pouvoir central du Yatenga-Naba. Appeler cela des « dépenses de parasitisme » comme certains auteurs le font, c'est faire abstraction de la réalité concrète des structures tradi-tionnelles qui pèsent lourdement sur les épaules de tout tra-vailleur de cette région de l'Afrique. Des raisons de solidarité sociale (prise en charge par le travailleur des éléments « non productifs » : jeunes, vieux, femmes, malades...) et de contrainte morale motivent cette pratique. En effet, quel est, de nos jours, le travailleur qui ne paie pas tribut à ses relations familiales et sociales par crainte de se voir exclu ? En ce sens, le crédit social est fonction du capital économique. L'Etat colonial, d'es-sence bourgeoise, n'en garde pas moins un côté féodal par le fait qu'il se décharge de sa responsabilité sociale sur la famille. Avant d'être idéalisée, cette grande famille étendue soudanaise sécurise d'abord en assumant plus ou moins l'absence sociale de l'Etat ; en dehors d'elle, c'est un peu l'aventure que tous n'osent pas affronter. Le « fétichisme de parenté » n'est pas seulement motivé par des raisons de sécurité sociale comme nous l'avons indiqué plus haut, mais aussi il sert de paravent idéologique aux rapports de production qui s'établissent entre femmes, jeunes et vieux, d'une part, et entre une famille donnée et l'Etat d'autre part, dans la ligne de la hiérarchie de l'exploi-tation économique. C'est pourquoi la grande famille étendue fonctionne comme une institution de contremaîtrise et, chaque fois qu'il y a défaillance, c'est au chef de famille que l'Etat s'en prend. Ce dernier répercute vigoureusement les instructions reçues aux oncles, tantes, mères et frères aînés. Il convoque même parfois le conseil de famille pour faire entendre le point de vue du patronat. Outre les différentes associations qui pré-parent à son insertion, le réseau de la grande famille étendue est si dense qu'aucun producteur ne pouvait lui échapper à moins de se suicider. Dans le cas bamanan, il y a d'abord le pays (jamana), la région (kafo), le clan (kabila), le lignage (kàlè) la famille (du) et le foyer (ga). L'Office du Niger n'a pas recruté au-delà de la famille chez les Bamanan, parce que le réseau 134

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réalité de l'exploitation était plus faible, contrairement aux Mosi qui furent déportés au niveau de la région, celle de Wayiguya.

Cependant, lorsque le colon réussit vaille que vaille à accu-muler un certain pécule malgré ces ponctions, c'est vers le commerce ou le transport qu'il dirige ses capitaux (à moins qu'il ne thésaurise en or et en bétail) et rarement vers l'agri-culture, ce qui signifie que ceux qui « s'enrichissent » quittent la terre. L'Office est pour eux un lieu de transit vers d'autres activités, tandis que ceux qui s'appauvrissent y sont rivés comme par une malédiction. A ce titre, le projet d'autofinan-cement agricole n'a jamais été qu'un mirage de technocrate.

Le colon, c'est un propriétaire sans propriété, ni sur la terre ni sur les moyens de production ; c'est l'ouvrier agricole déguisé en paysan petit propriétaire. Le colonat n'est pas une vocation, il s'impose.

Les raisons internes des échecs de l'Office sont évoquées par ce colon de Fulabugu que Fankelen nous a évoqué : « C'est la terre qu'on n'entretient pas qui s'appauvrit. » Ce qui pose la question de la mécanisation et de la modernisation de l'Office, l'utilisation régulière des tracteurs de labour profond comme appoint aux charrues et celle d'engrais organiques et chimiques.

A cela s'ajoute le fait que l'Office repose sur la communauté domestique (G. F. E.), sur ses capacités de production et de reproduction. Mais la reproduction de la G. F. E. a toujours été perturbée par les contraintes socio-économiques qui amènent les éléments reproduits (les jeunes moins soumis) à quitter les terres. Incapable de se reproduire, la communauté domestique est donc obligée de s'accrocher à ses éléments âgés dont la pro-ductivité est en baisse. Dans ces conditions, le colon peut-il s'en sortir ? Au lieu de répondre à cette question, les moralistes en mal d'audience s'en prennent à l'exode rural en chantant les délices paradisiaques d'une campagne idyllique où vivrait le sage paysan, gardien des valeurs africaines. Réponse démago-gique ! En réalité — et les jeunes ruraux l'expliqueront mieux que personne —, c'est l'abaissement du niveau de vie, la pau-périsation, qui est à l'origine de l'exode rural, de tout mouve-ment migratoire s'opérant à l'intérieur ou vers l'extérieur d'un pays. Partir, c'est un acte de « défétichisation parentale », un

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espoir d'épanouissement, car, alors que la ville balaie de plus en plus les rapports féodaux, on assiste par contre en campagne à un despotisme de plus en plus pesant des notables locaux et des bureaucrates.

II. Les spécialistes religieux et la domestication du colon Les marabouts et surtout les curés trouvent là un terrain de

choix pour leur embrigadement. La religion remplit une fonction de conservation de l'ordre social existant en légitimant les détenteurs du pouvoir, c'est « la religiosité des dominants ». Au Soudan, l'Eglise catholique dans sa secte des « Pères blancs » a pleinement assumé ce rôle d'auxiliaire moral auprès des troupes militaires de la conquête coloniale, et ce au titre de la solidarité sempiternelle entre la Bible et le fusil. Le message religieux du Christ s'est chargé ici d'inscrire dans l'ordre des rapports surnaturels la traduction des rapports sociaux de la traite des esclaves, puis de la colonisation : une malédiction divine pèserait sur la race noire comme un péché originel. Notre objet n'est pas de déterminer comment l'Eglise (les Pères du Saint-Esprit) a pu accumuler son capital moral, mais plutôt d'apprécier la relation entre ses appareils religieux et écono-miques, donc son attitude vis-à-vis de la main-d'œuvre colo-niale. Pour nous, il s'agit de démasquer les spécialistes reli-gieux, les Pères du Saint-Esprit en l'occurrence, dont l'effi-cacité idéologique à domestiquer les travailleurs africains est fonction de leur capacité à cacher leurs intérêts économiques d'entrepreneur capitaliste et leurs intérêts politiques impéria-listes vite baptisés de « vocation universelle chrétienne ».

Dans le cadre de la division du travail de domination, le mili-taire puis l'administration coloniale a plus ou moins accordé un réel soutien logistique au prêtre catholique face à la concurrence de l'islam et des autres communautés religieuses africaines. Les musulmans étaient suspects de panislamisme et les pratiques animistes trop autonomisées avaient besoin d'être contrôlées avec la centralisation du pouvoir. Le maintien de l'ordre reli-gieux confié à l'Eglise contribuait au maintien de l'ordre poli-tique, à la « paix coloniale » (d'autres auteurs ont apprécié les 136

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réalité de l'exploitation

raisons pour lesquelles l'Eglise catholique, religion d'Etat colonial, n'a pas réussi à s'implanter dans la zone soudano-sahélienne). En échange, l'administration accorde à la mission catholique comme à toute entreprise des concessions territo-riales, réquisitionne pour elle de la main-d'œuvre en vue de la création de ses appareils religieux (église, résidence des prêtres), sociaux (école, dispensaire...) et économiques (atelier, immobilier, champs, vergers). Une fois cette infrastructure mise sur pied à coups de travaux forcés, les soldats du Christ ont la mission de recruter à coups d'eau bénite une main-d'œuvre permanente dans la masse des fidèles. Ainsi, du travail forcé on passe à l'étape supérieure du travail sacré, vaguement rémunéré à l'époque du salariat. Au Soudan, il y a eu le champ du comman-dant, le champ du garde-cercle, le champ du naba, le champ du chef de canton ou même du chef de village, mais on oublie trop souvent de dire que l'Eglise est descendue de sa suffisance du champ religieux à la matérialité du champ agricole. En effet, sur les terres de l'Office et sous l'œil bienveillant des enca-dreurs, l'Eglise a disposé de plusieurs hectares de riz que les colons catholiques, recrutés surtout parmi les populations ani-mistes Mosi, Samogo et Minyanka, cultivaient le dimanche, le jour de la messe ; c'était le « champ de Jésus ». Le fait que ces fidèles prennent sur leur temps religieux le temps agricole nécessaire à cette culture est très significatif des préoccupations temporelles de l'Eglise-entreprise. En outre, la pression morale de l'Eglise était telle que les travailleurs les plus productifs de l'Office se recrutaient parmi ses fidèles.

III. Le mandarinat des chefferies traditionnelles Il y a une permanence du fait féodal dans tous les rapports

de forces qui ont caractérisé l'existence de l'Etat colonial français en général et de l'Office du Niger en particulier. Dénoncé ou soutenu, le pouvoir féodal, défait militairement, demeure une force politique avec laquelle il faut compter. Et cette question est appréciée différemment selon les perspectives colonialistes anglaises et françaises. A l'opposé de l'Angleterre, la France a opté pour une administration directe des colonisés,

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et c'est ce qu'exprime l'un de ses doctrinaires, Archinard, dans son rapport de fin de campagne (1891) : « Presque tous les Noirs d'ailleurs ne demandent guère qu'une chose, c'était [sic] de vivre sous notre dépendance directe sans avoir de chefs indigènes pour servir d'intermédiaire. » Toutefois, le système français de l'administration directe n'en a pas moins utilisé les ressources de l'administration indirecte en remplaçant chaque fois que besoin était la féodalité « traditionnelle » par une féodalité « coloniale » des chefs indigènes, choisis selon des critères sociaux bien précis (la servitude à Papa-Commandant peut « ennoblir »). En plus de ces raisons politiques évidentes, il faut dire que la nomination coloniale de chefs indigènes permettait de réduire considérablement les charges de l'admi-nistration, dans la mesure où ces derniers n'étaient pas rému-nérés par l'Etat. En échange des services policiers qu'ils ren-daient à l'Etat colonial (transmission et exécution des ordres, surveillance des chantiers, recensement et collecte des impôts, recherche des « malfaiteurs », agence de renseignements), les chefs indigènes recevaient, des diverses parties, des cadeaux, en plus du prestige social que leur conférait leur statut. En effet, l'idéologie des cadeaux et l'extorsion de la plus-value illustrent le mieux la continuité historique du mode d'intervention impé-rialiste, depuis la traite des esclaves jusqu'à l'époque colonia-liste, voire néo-colonialiste. Cette technique consiste essen-tiellement à offrir des cadeaux, généralement des pacotilles, aux chefferies indigènes afin de s'assurer d'une part le monopole de la main-d'œuvre et, d'autre part, la soumission idéologique des récipiendaires au modèle de consommation conçu en métropole pour rois nègres. D'un point de vue clinique, ces cadeaux sont aussi des produits qui portent atteinte à la santé quand il s'agit des boissons alcoolisées trafiquées ou des stimulants sexuels. La seconde catégorie de cadeaux est celle qu'offrent les populations aux autorités mandarinales, chefs indigènes et administrateurs, et qui n'est qu'une forme d'extorsion à peine voilée de la plus-value. L'administré est jugé dans sa soumission à l'Etat, à l'administration, en fonction de sa capacité à offrir à l'administrateur un certain nombre de services : accueil (nourriture et logement) sexuel (la compagne de séjour), récréa-tif (les chants et danses), et de biens (bétail, volaille, objet

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réalité de l'exploitation d'art..). En termes bureaucratiques, c'est ce qu'on appelle la réception solennelle du chef, le faamakunbèn. Le faamakutibèn est une intervention cynique des agents de l'Etat, une mani-pulation de l'hospitalité paysanne par le protocole adminis-tratif. Il exige du rural qu'il mobilise son épargne et prépare un repas de fête, qu'il réquisitionne sa femme et sa fille pour les besoins sexuels du faama et de sa suite, qu'il abandonne ses activités quotidiennes et couvre de nombreux kilomètres pour l'accueillir, qu'il vienne jouer et danser pour lui sous le soleil accablant ou tard le soir ; bref, c'est la négation de son être pour assouvir toutes les pulsions féodalo-esclavagistes de son maître, le bureaucrate. De nos jours, on dit à juste titre que l'accueil du chef est devenu un racket aux dépens des pauvres : faamakunbèn kèra faantaminè ye3. Ainsi l'administrateur va aux administrés comme on va à une orgie, et il est apprécié par ses « relations mondaines » en fonction du butin qu'il exhibe ou qu'il partage.

Dans la hiérarchie des chefs indigènes, il y a, au bas de l'échelle, le chef de village, puis le chef de canton et le chef supérieur du rang du Yatenga-Naba. Au Soudan, ce rang de chef supérieur a été supprimé après le rattachement du Wayiguya à la Haute-Volta. C'est cette structure féodalo-coloniale que l'Office a tenté d'animer sur ses terres en spécialisant les chefs indigènes dans des fonctions coercitives agricoles. Ces chefs ont assumé le rôle de garde-chiourne dans la mesure des possi-bilités de contrôle à l'Office. Contrairement à ce que d'aucuns ont pensé, ces chefs traditionnels à l'Office avaient en tous points le même crédit social que leurs collègues d'ailleurs. En effet, il convient de nuancer l'analyse politique des chefferies indigènes, notamment celles de l'Office. En tant que tenants plus ou moins légitimes d'un pouvoir traditionnel fictif ou réel, ces chefs avaient un crédit moral ; aucun d'eux ne peut exister sans cette caution sacrée dont il hérite ou qu'il acquiert. En tant qu'agréés par le pouvoir colonial, ces mêmes chefs étaient méprisés par d'autres comme de simples relais d'une autorité extérieure. Et c'est surtout à ce titre qu'ils disparais-

3. « La rencontre du chef est devenue la capture du pauvre. » 139

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saient au profit d'un autre, sans que l'institution de la chefïerie elle-même soit remise en cause.

IV. L'opinion démocratique française et l'Office du Niger La réalisation du complexe agro-pastoral avait soulevé,

depuis la fin de la guerre de 1914-18, beaucoup de polémiques au sein de l'opinion démocratique en France. Soutenue par les uns, l'entreprise fut dénoncée par les autres.

Disposant d'un appui politique considérable à Paris, Bélime et ses amis de l'agro-business colonial noyautèrent, à coups de pots-de-vin, toute la presse de droite pour lancer un faux débat en faveur du projet de l'Office du Niger. Pour cette presse, la transcription pure et simple des communiqués officiels l'emportait sur une argumentation sérieuse. A ce propos, Pierre Herbart disait : « En 1931, 113 000 F, l'impôt annuel de 8 692 Noirs au Soudan, sont versés aux nombreux journaux qui entretenaient autour des irrigations du Niger une atmosphère d'enthousiasme4. » Puis il les citait : Le Temps, Le Journal des débats, La Correspondance Havas, La Correspondance universelle, La Revue diplomatique, Le Salut public, L'Ere nouvelle, L'Avenir, La Journée industrielle, Le Midi colonial, Le Journal de Rouen, La Gazette de Lille, Le Petit Niçois, Le Figaro, toute la presse du Comité des Forges. Il y a lieu d'ajouter à cette liste le journal d'obédience fasciste et pétainiste Terre et Liberté, que dirigeait personnellement Bélime.

Cette presse eut à présenter l'Office du Niger comme la seule alternative au monopole anglo-saxon sur le coton. Le Niger, ce « beau Nil français » permettrait à la France de réaliser enfin le pendant au « Gezirah » au Soudan anglo-égyptien. Avec Bélime, cette presse de droite eut aussi à changer de veste, sous la pres-sion d'une opinion publique qui doutait de l'efficacité de l'Office du Niger et dénonçait son caractère inhumain. Alors les plumitifs de Bélime et de ses amis adoptèrent le discours de l'assistance aux populations sinistrées en présentant leur affaire

4. Le Chancre du Niger, Gallimard, p. 69. 140

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réalité de l'exploitation comme un acte philanthropique : « L'Office du Niger, terre pour nourrir les indigènes. »

Dans ce combat inégal, la presse du pouvoir aura le dessus sur l'opinion démocratique française, individuelle ou organisée. Sous le gouvernement du Front populaire en 1936, les com-missions d'enquête des socialistes sur les émeutes paysannes au Soudan apportèrent dans la métropole une contre-information sur la situation des colons. Les promoteurs de l'Office du Niger furent gênés dans leur action sans pour autant perdre leur initiative. Grâce à l'habileté de leur nouveau slogan relatif à la création d'un îlot de prospérité, à la lutte contre la famine et à la politique du ventre plein, Bélime et ses soutiens parisiens réussirent à atténuer l'attaque dont ils étaient l 'objet 5. Long-temps ce thème du « ventre plein » fut rabâché par les auto-rités françaises dans les instances internationales, lesquelles affichaient l'Office du Niger comme le modèle de coopération entre l'Europe et l'Afrique dans le seul but de faire obstacle à la décolonisation.

Dans l'empire colonial français, il y avait cependant des intellectuels qui voyageaient et s'informaient loin des circuits administratifs préparés pour le visiteur métropolitain. André Gide et Pierre Herbart furent de ceux-là qui croyaient à une autre grandeur de la civilisation française.

Ils ont dénoncé dans leur carnet de voyage le scandale des entreprises semblables à l'Office du Niger. Leurs écrits, coura-geux pour l'époque, furent « enterrés » dans le silence des archives et des bibliothèques. Préfaçant Le Chancre du Niger, A. Gide disait de l'Office du Niger en 1939 : « Or, ce n'est que par de mensongères promesses que l'on peut espérer obtenir des indigènes qu'ils quittent de plein gré leur village natal, pour édifier cet "îlot de prospérité" chimérique et futur, qui consiste présentement en quelques mornes villages, où font semblant de vivre quelques familles de travailleurs enrégi-

5. L'ancien slogan était : « A quelques exceptions près, tout système d'irrigation ayant pour objet de garantir une production vivrière quel-conque serait voué à l'échec le plus complet. » C'est ce que disait Béline dans son rapport de 1921 au gouverneur général de l'A. O. F., Angoulvant. 141

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mentés, sans joie, sans élan, sans espoir — bétail humain sacrifié à des intérêts "supérieurs". » Ce livre de Pierre Herbart restera longtemps la meilleure (sinon la seule) critique écrite sur l'Office du Niger. L'auteur s'attacha à montrer comment l'illuminé technocrate qu'était Bélime fit son mariage avec le patronat colonial. Appréciant l'hospitalité des populations sou-danaises à l'égard de tout étranger, P. Herbart lançait dès 1939 un avertissement solennel à ses concitoyens. « Et le malaise qu'éprouve le visiteur des villages de colonisation se change en colère s'il évoque la salle de réunion parisienne où des hommes, étrangers pour la plupart aux réalités coloniales, prennent en toute ignorance de cause (seuls quelques-uns, délégués par les vraies puissances de ce monde, savent de quoi il retourne) des décisions qui bouleversent la destinée des pauvres paysans soudanais, qui en font des tubabou jougou6, des captifs de Blancs », concluait-il.

Certains catholiques n'ont pas manqué de s'associer à cette dénonciation. Ce fut le cas de A. Hauser dans un article paru en 1956 dans le périodique Le Monde non chrétien. Au-delà de ses tentatives d'explication de la productivité agricole à partir des opinions religieuses du colon (monothéisme ou ani-misme), cet article eut un intérêt certain quant à l'étude compa-rative qu'il s'était proposé de faire entre l'Office du Niger au Soudan français et la Gezirah au Soudan anglo-égyptien. Les Français avaient mal copié les Anglais, disait-il, en prenant pour référence les conditions de vie des colons. Avant 1956, l'africanisation des cadres jusqu'à l'échelon le plus élevé avait déjà lieu dans la Gezirah, ce ne sera le cas qu'en 1962 à l'Office du Niger.

Ce courant d'opinion et une situation intérieure en France ont soutenu les travailleurs africains.

En métropole, dès 1942, l'occupant nazi exigea en France la création du S. T. O. (Service du travail obligatoire). Les Fran-çais de 18 à 50 ans étaient recensés pour travailler dans les industries de guerre afin d'y remplacer les ouvriers allemands mobilisés. En son temps, la classe ouvrière française eut à

6. Tubabu jugu : ennemi du Blanc ; p. 110. 142

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réalité de l'exploitation combattre le S. T. O. Ce que les fascistes allemands ont appli-qué en 1942, en France, les colonialistes français l'avaient institutionnalisé en Afrique depuis le siècle dernier ; c'est dire si le colonialisme et le fascisme ont « le cul dans la même culotte » (H ju bè kulusi kelen kbno), celle de l'impérialisme. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale disparaissait le S. T. O. allemand, tandis qu'en Afrique les textes relatifs à la suppression du travail forcé demeuraient lettres mortes et que la législation de guerre devait en prolonger les effets jusque vers les années cinquante. Le décret du 11 avril 1940 portait sup-pression du travail forcé et interdiction des réquisitions de main-d'œuvre dans les colonies, et ce en exécution de la recommandation adoptée par la Convention internationale du travail le 17 juin 1937. Ces textes reflétaient le conflit des forces en présence ; leur exécution ne sera effective qu'avec l'activité des syndicats.

A l'Assemblée nationale française, de novembre 1950 à avril 1951, neuf principes essentiels de la proposition n° 17 présentés par les élus communistes et le R. D. A . 7 animeront les interventions au cours des débats sur le Code du travail : 1) abolition de toutes les restrictions au droit syndical ; 2) semaine légale de 40 heures ; 3) application du principe « à travail égal, salaire égal » ; 4) reconnaissance inconditionnelle du droit de grève et sup-

pression de toutes les entraves à son libre exercice ; 5) suppression effective du travail forcé et abolition de toutes

les dérogations, y compris celle qui institue la formation de bataillons d'ouvriers constitués avec la 2 e portion des jeunes du contingent ;

6) droit, pour tous les travailleurs, de participer par l'inter-médiaire de leurs délégués à l'élaboration des conventions collectives ;

7. Le R. D. A. était alors apparenté au P. C. F. sur le plan parlemen-taire. 143

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7) indépendance absolue du corps des inspecteurs du travail à l'égard du gouvernement ;

8) suppression du fonctionnement des offices du travail en cas de conflit du travail ;

9) application du Code du travail dans les territoires d'outre-mer dès sa promulgation au Journal officiel de la République française.

A cet égard, la loi n° 52 1322 du 15 décembre 1952 instituant un code de travail dans les T. O. M. constitua, sans nul doute, une victoire des travailleurs par le fait de l'interdiction expresse du travail forcé, la reconnaissance du droit syndical et du droit de grève, l'institution des 40 heures dans l'industrie, du droit aux congés payés, aux prestations familiales et prénatales. Toute-fois, ce code comporte des lacunes : le refus des 40 heures dans l'agriculture, la forme défectueuse d'extension des conventions collectives, les modalités de paiement des heures supplémen-taires, l'usage abusif de décrets et arrêtés susceptibles de tourner les avantages de la loi, l'organisation du tâcheronat.

Ce code du travail fut aussi et avant tout le produit des luttes que menèrent les paysans, et il sera dans l'avenir ce qu'ils en feront.

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Luttes paysannes

Face à la violence coloniale, y a-t-il eu passivité et fatalisme chez les travailleurs africains ? Il faut faire ici une distinction entre les travailleurs du secteur des transports (les cheminots, les dockers, les marins, etc.) et les agriculteurs. Etant donné le commerce de traite, les premiers avaient une importance consi-dérable en tant que clé de voûte du système, leur lutte était mieux organisée et d'autant plus effective qu'ils avaient la possibilité de tout bloquer. Les seconds, les paysans, ont été plus difficiles à organiser en raison de leur mobilité, de leur isolement. Ce qui ne signifiait point du tout absence de lutte chez eux.

Les formes de résistance du paysan isolé face à la violence ont été le suicide, ensuite la désertion et, rarement, le sabotage de l'appareil de production ou la lutte économique par le boycot-tage du patronat. La résistance s'exprimait aussi dans les chants et danses de travail. Ces chants servaient soit à critiquer l'exploi-teur, soit à faciliter la tâche du producteur. Leroi-Jones disait fort justement à propos des chants de travail : « Il n'aurait pas pu y avoir de blues si les captifs africains ne s'étaient pas transformés

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en captifs américains » Nées de la vie, ces chansons retournent à la vie ; il en est de même pour la danse et le chant tel celui des dameurs de la piste de Segu. Il est intéressant de noter dans les textes de ces chansons la relation faite entre les anciens dieux, le culte de Da-Mônsôn et les nouveaux dieux, les gardes-cercles ; l'utilisation de l'instrument de travail qu'est la dame à des fins d'expression rythmique est aussi remarquable. Est-ce ainsi que naissent les instruments de musique ?

Cette musique collective, que les colonialistes européens ne pouvaient comprendre, saisissait toutes les occasions pour contes-ter, proposer et se réjouir. Il est significatif que les auxiliaires africains du pouvoir colonial aient utilisé ce type de discours chanté pour appuyer les châtiments corporels qu'ils infligeaient aux travailleurs. Des mots et des coups de fouet d'une part, des mots et une opposition d'autre part.

A. L'opposition syndicale et le piège démocratique : les associations agricoles indigènes (A. A. I.)

Face à l'échec de la politique de colonisation « musclée » et à la montée des luttes paysannes, l'Office du Niger voulut sauve-garder les apparences démocratiques en créant à Baginda, Nyono, Kolongo et Kokiry des associations agricoles indigènes2

centralisées par un organisme unique, la Fédération des associa-tions des terres irriguées de la vallée du Niger.

C'étaient des sortes de coopératives constituées obligatoirement

1. Le Peuple du blues, Gallimard, 1968, p. 29. 2. Nous n'avons pas déterminé ici quelle place était faite aux associations agricoles traditionnelles que sont les ton villageois, animés par les jeunes (filles et garçons) pour donner un appui aux familles démunies, en cultivant leur champ, gratuitement ou au meilleur compte, la famille aidée devant aux jeunes ce qu'elle pouvait et quand elle le pouvait. Les ressources ainsi collectées par ceux-ci leur servent à organiser des fêtes. Cette solidarité paysanne hautement démocratique est à l'opposé du « cycle d'endettement » dans lequel l'Office a maintenu ses colons. 146

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luttes paysannes et uniquement par tous les chefs de groupes familiaux du centre en question. Le directeur du conseil d'administration était un fonctionnaire nommé par le directeur général de l'Office. Ses dirigeants étaient recrutés et formés par l'établissement comme animateurs du groupe. Ces associations agricoles indigènes avaient une double vocation. D'un point de vue social, leur objec-tif fut de domestiquer la révolte paysanne, de la « récupérer » comme on dirait de nos jours, afin d'obtenir l'indispensable adhé-

. sion du colon à la politique agricole de l'Office. Pour améliorer la productivité, leur rôle de coopérative consistait à jeter un pont entre l'établissement et les colons dans les domaines agro-industriel, commercial, financier, administratif et social afin de faciliter l'exploitation des centres.

Pour ce faire, on chercha le concours des notables villageois et des élus locaux, tandis que les cadres de l'Office étaient invités à devenir des conseillers techniques et non des gendarmes.

Fausse coopérative à organisation autoritaire, sans nature juri-dique précise et à gestion financière douteuse, ces filiales de l'Office n'obtiendront pas davantage la confiance du colon. En tant que syndicat patronal où les colons ne jouaient aucun rôle effectif, les A. A. I. furent entravées par l'intervention d'autres organisations syndicales plus ou moins autonomes.

L'opposition syndicale ne sera effective que vers la fin des années 1940.

En avril 1944, les colons de Nyono avaient formulé des griefs clairs sur les conditions de vie qui étaient les leurs en orga-nisant une grande manifestation d'un millier de colons origi-naires des cercles de Segu pour rejoindre leur village d'origine. Ces griefs portaient sur :

— leur appauvrissement depuis l'entrée en colonisation ; — l'insuffisance de vivres ; — les mutations trop fréquentes dans des parcelles attribuées ; — l'impossibilité de gagner de l'argent ailleurs en cas de

mauvaises récoltes ; — l'impossibilité d'entraide au profit des vieux colons ; — l'organisation carcérale des villages de colonisation ; — l'absence de liberté dans le choix des cultures. La formulation claire et précise de ces revendications et la

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grande manifestation qui les a exprimées constituent sans nul doute un développement de la conscience syndicale chez les colons de l'Office qui avaient épuisé toutes les autres formes de résistance.

A partir de 1950, un mouvement donnera naissance à une organisation qui passera à l'étape des revendications : le Syndi-cat des colons nigériens, créé en 1954 (sous l'impulsion d'un médecin militant de l'U. S.-R. D. A. 3 ) et qui prendra désormais la direction de la lutte en organisant des grèves, et cela jusqu'à la proclamation de l'indépendance juridique en 1960.

B. La politique agricole du R. D. A. : des luttes syndicales à l'organisation coopérative

Ce médecin contractuel, du nom de Mamadou Gologo 4, de par sa profession était en liaison privilégiée avec les colons de Kolongo et de Kokiry qui lui confiaient leurs espoirs et souffran-ces. A partir des lettres de protestation qu'il écrivait, il arriva à développer l'idée d'une organisation syndicale afin de grouper, en une action unique, toutes les initiatives isolées, appliquant ainsi une directive de son parti, le R. D. A. Le Syndicat des colons et agriculteurs de l'Office du Niger (S. C. A. O. N.), lié à la centrale syndicale de Bamako, fut créé en 1954 et imposé à la direction de l'Office. Cette organisation avait pour ambition de représenter aussi bien les colons que les paysans installés hors des casiers de l'Office, car elle prévoyait qu'avec l'extension de l'Office les terres hors casier seraient tôt ou tard intégrées. Par

3. U. S.-R. D. A. : Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain, dirigé par la petite bourgeoisie coloniale. Ce parti fut à la tête du mouvement de libération nationale au Soudan français. 4. Membre du bureau politique de l'U. S.-R. D. A., il fut ministre de l'Information au Mali. Ecrivain, auteur du roman intitulé Le Rescapé de l'Ethylos, Présence africaine, 1963. 148

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luttes paysannes ailleurs, les colons étaient intéressés par les terres hors casier qui bénéficiaient de l'humidité apportée par les travaux d'irri-gation et dont ils faisaient parfois l'occupation sauvage. De leur côté, les paysans installés hors casier revendiquaient le droit de rester sur leurs terres, celles de leurs ancêtres, tout en souhaitant l'irrigation de leurs lopins.

Calquant son organisation sur celle de l'administration de l'Office, le S. C. A. O. N. avait installé des cellules recouvrant soit un village, soit un secteur, soit une zone de production.

Dans le comité syndical de village, l'éligibilité reposait sur les critères suivants : être dur à la tâche et être en règle avec les autorités de l'Office — cela afin de se démarquer des rapports de domination prévalant entre colons et chefs de village imposés. Les résolutions de l'assemblée générale des colons étaient diffu-sées par crieur public dans tous les villages, soutenues selon les cas par une manifestation de masse et une délégation. Le mou-vement des jeunes rattaché au S. C. A. O. N. devait contribuer à la solidarité avec les villages en difficulté en faisant des travaux agricoles bénévoles, tandis que le mouvement des femmes luttait contre les abus domestiques avec pour mot d'ordre de « chasser à coups de pilon les moniteurs, les encadreurs européens ou africains » qui passaient dans les villages éventrer les greniers en l'absence des hommes.

Les revendications portaient en général sur les points sui-vants : obtention d'un titre de propriété foncière ; cessation des perquisitions (saisie de graines ou de bétail) et des abus des agents techniques et des chefs traditionnels ; révision rationnelle du tarif des redevances à fixer selon la récolte ; recours à l'auto-rité juridique pour résoudre les conflits ; participation à la fixa-tion du prix d'achat au producteur ; liberté de commercialiser en dehors des dotations exigées ; droit d'exploiter des terres hors casier pour le dryfarming ; enfin, élection démocratique du repré-sentant des colons au conseil d'administration siégeant à Paris. Mais la revendication portant sur les titres de propriété foncière fut délibéremment gelée par le S. C. A. O. N. (C'est sur ce ter-rain fort épineux que s'était située l'affaire Sangare. Tantôt lié aux colons, tantôt ami des responsables de l'Office, de Bélime en particulier, Sangare devait payer sa tactique de double alliance par son exclusion des terres de l'Office.)

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Longtemps le R. D. A. s'est tu sur la question de la réforme agraire (celle de la propriété foncière), en raison semble-t-il d'une opposition de principe au développement du secteur privé. Si la question de la réforme agraire ne se ramène pas uniquement à la distribution de la terre à ceux qui la travaillent dans un pays qui dispose de vastes étendues inexploitées (bien qu'ici certaines hiérarchies permettent à une catégorie d'individus de vivre en pro-priétaires terriens), c'est alors la question des rapports de produc-tion qui est posée : où va le profit de la terre qu'on exploite ? La réponse à cette question se lit dans la pratique du R. D. A.

Dans le domaine de l'encadrement paysan, le R. D. A. eut tôt fait de se manifester. Avant 1958, le R. D. A. était politiquement minoritaire dans le Masina et sur les terres de l'Office, ce qui l'amena à la création d'une organisation syndicale contrebalan-çant l'influence de son adversaire du moment, le P. S. P. (Parti progressiste soudanais), solidement installé dans la région. Ainsi les colons qui hésitaient à s'engager dans la lutte politique clas-sique trouvaient un cadre corporatiste au sein du S. C. A. O. N. Le R. D. A. se donnait ainsi une organisation de masse favorable à l'articulation de sa lutte politique et syndicale.

Chaque fois que les colons formulaient des revendications matérielles qu'ils adressaient aux autorités de l'Office, celles-ci étaient à peine examinées. Dès lors, les colons élargissaient leurs interventions en liant la lutte pour l'amélioration des conditions de production à l'Office à celle de la contestation du pouvoir colonial dans son ensemble. Ils intégraient ainsi le combat corpo-ratiste à l'action politique dans le cadre du R. D. A., lequel parti avait ainsi prévu les structures d'accueil de la révolte paysanne, contrairement à son adversaire du moment, le P. S. P.

Les élections législatives complémentaires de 1956 furent un test qui confirma la justesse de cette orientation. En 1957, à la veille de l'établissement de la loi-cadre, le R. D. A. rattrapait dans le Masina l'écart de voix qui le séparait du P. S. P. Dès 1958, le R. D. A., en tant que parti au pouvoir, devait procéder à l'africanisation des cadres qui sera effective en 1962.

En arrivant au pouvoir en 1958, le R. D. A. mettait en veil-leuse l'organisation syndicale au profit de l'organisation coopé-rative parce qu'il se présentait comme l'Etat des paysans, l'Etat de tous sans exclusive aucune ; d'où la thèse fort célèbre du 150

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luttes paysannes jasobaara (construction de la patrie) pour mobiliser toutes les énergies nationales. On a décrété l'unité du pouvoir et des nationaux à la place de la lutte entre le colonisateur et le colo-nisé. L'Etat ne serait plus le patron mais l'assistant des travail-leurs.

Selon les recommandations du premier plan quinquenal (1961-66), l'unique entreprise du Soudan devrait être la zone agricole pilote sur laquelle reposerait le développement industriel du Mali. La diversification des cultures fut retenue comme option et des hectares furent déterminés pour produire du riz, du coton, des dattes, de la canne à sucre, du tabac, etc. Pendant que les missions économiques de l'U. S.-R. D. A. obtenaient l'appui du matériel et des techniciens soviétiques et chinois, les responsa-bles et militants se mirent à la tâche d'organisation et d'informa-tion pour la conquête d'un nouvel Office du Niger. Pour la pre-mière fois, les colons furent à l'écoute. Au niveau villageois, des groupements coopératifs de production et de secours mutuel étaient créés avec participation obligatoire d'un membre au moins par famille. Au niveau de l'unité de culture, des champs et régies collectifs de village ont fait leur apparition au nom de l'exploitation socialiste définie par le parti et le gouvernement.

Les groupements ruraux dans les villages s'inscrivaient dans cette nouvelle perspective coopérativiste en vue d'approvisionner les campagnes en matériel agricole (charrues, engrais, insecti-cides...) et en produits de première nécessité (sel, sucre, savon...), cela en échange de la vente à l'Etat des produits agricoles.

Dans l'agriculture, l'organisation coopérativiste devrait être le fer de lance de la lutte pour promouvoir la production et faire la révolution. Si l'élévation de la productivité est aussi bien un objectif patronal que socialiste, le R. D. A. ne pouvait alors que se situer dans la position de l'ancienne direction de l'Office. Il devait l'assumer en conséquence et répondre concrètement aux revendications des colons tel que l'exigeait son double engage-ment. Outre son caractère stimulant, la nationalisation et la malianisation du personnel d'une entreprise répressive de l'Etat colonial introduisait aussi tout un cortège de fonctionnaires plus préoccupés d'apparaître comme une nouvelle bourgeoisie que de défendre les intérêts des colons. Leur mépris pour cette question fondamentale n'avait d'égal que leur frustration durant toute la

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période coloniale, alors que l'Office du Niger avait une dette morale de plus de trente ans à l'égard des colons. De plus, l'auto-rité administrative pouvait-elle être le secrétaire du syndicat des travailleurs de son entreprise ? La théorie des foyers de déve-loppement (pays pilote, région pilote, village pilote, paysan pilote) pouvait-elle réussir au niveau national, lorsqu'elle repro-duisait la concurrence capitaliste avec des zones et des hommes considérés comme retardataires ? Le colon pouvait-il être l'avant-garde du développement économique du Mali sans que l'on ne retombe dans le fétichisme de la productivité agraire de l'an-cienne direction de l'Office du Niger ?

L'ambiguïté des conceptions des institutions et des hommes de l'U. S.-R. D. A. porta un coup fatal à la politique agricole déci-dée par le bureau politique de ce parti.

Ouvrons une parenthèse pour souligner le fait, largement confirmé par l'histoire africaine de ces dernières années, que la question des rapports de production à la campagne entre l'Etat, les commerçants et les paysans demeure posée. Les circuits com-merciaux parallèles ont toujours exploité avec succès les fai-blesses du système d'échange coopératif. En essayant d'exclure les privés des rapports marchands à la campagne, l'Etat malien décidait de s'engager personnellement vis-à-vis des paysans, pour prendre en charge l'achat des produits agricoles. Dès lors, il était considéré par les populations rurales comme n'importe quel ache-teur privé du produit de leur travail, et les slogans patriotiques sur la production nationale (fasobaara) n'ont rien changé à ce sentiment des agriculteurs. Les organismes d'Etat spécialisés dans la production et la commercialisation, tels l'Office du Niger et les coopératives, deviennent la panacée du développement lorsqu'ils sont un instrument d'exploitation dans les mains d'arrivistes. Soustraire ces organismes d'Etat à l'avidité de ces sangsues afri-caines relève de la même exigence que celle qui a prévalu dans la lutte anticolonialiste. Une chose est d'hériter politiquement de l'appareil d'Etat ou de s'assurer son contrôle par un coup d'Etat militaire, une autre est de continuer à gagner la confiance des populations dans la bataille économique, lorsque les sacrifices consentis n'ont aucune incidence sociale sur la vie des produc-teurs.

Les autorités administratives et les délégués de ces coopéra-152

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luttes paysannes tives, en se comportant comme des bureaucrates coloniaux, eurent tôt fait de détruire le crédit politique qu'on leur accorda. Comme les A. A. I., les coopératives agricoles de l'U. S.-R. D. A. furent aussi étrangères au colon et combattues en conséquence.

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Conclusions

L'Office du Niger, c'est surtout la déportation dans un camp de travail forcé. Parce que cette grande réalisation technique pose le problème de l'émigration soudanaise puis malienne, nous allons apprécier, en guise de conclusion, cette question face au courant traditionnel de migration des navétanes1 en Sénégambie et au Sénégal et au courant actuel du paysannat kayésien2 en France.

En Afrique de l'Ouest, les populations maliennes sont répu-tées pour leur tendance à l'émigration vers les pôles de « déve-loppement ». D'aucuns exaltent ceux qui vont chercher de l'argent loin, jusqu'en France, tandis que d'autres pleurent la tugan3 sans jamais évoquer la spécialisation impérialiste qui a toujours fait de notre pays un réservoir de main-d'œuvre.

Depuis 1913, la monoculture arachidière du Sénégal a suscité

1. Nom wolof donné aux travailleurs saisonniers d'origine souda-naise. 2. De la vallée du fleuve Sénégal. 3. L'exil en bamanan. 155

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une migration saisonnière des paysans des environs de Kayes, de Bamako et de Buguni vers ce pays. Les navêtanes, dont le plus gros contingent venait des cantons de Kita et du Kaarta, ont conservé l'expression « aller en Gambie » pour dire « aller au Sénégal », « aller travailler aux cultures d'arachide de l'Ouest » au profit de cultivateurs sénégalais. Le navétane tra-vaillait deux jours par semaine pour son logeur qui est pro-priétaire du sol et quatre jours pour lui-même, le lundi étant jour de repos. Dix pour cent du produit de vente de sa propre récolte était prélevé par le logeur. En échange de quoi, il recevait logement et nourriture. Lorsque les gains de cette forme de colonisation ne suffisaient pas à couvrir ses besoins, le navétane, d'ouvrier agricole, se transformait en manœuvre ou docker pour payer ses impôts (quelquefois imposé double-ment au village du logeur et au village d'origine), arrondir le pécule destiné à sa famille. Cette migration saisonnière de jeunes paysans âgés de 20 à 30 ans durait toute la saison des pluies, parfois jusqu'en janvier.

L'émigration des navêtanes soudanais fait place de nos jours à un nouveau courant vers la France qui mobilise les paysans maliens, sénégalais et mauritaniens, riverains du fleuve Sénégal, absorbés par la politique d'expansion et de croissance de l'ancienne métropole coloniale.

Le coût très élevé du voyage en France, en moyenne un demi-million de nos francs, oblige le paysan à s'endetter auprès d'un commerçant qui se transforme en banquier et prolonge la durée de son séjour, privant ainsi notre économie d'une force jeune et dynamique pour la formation de laquelle l'ancienne métropole coloniale n'a point contribué.

Les mauvaises conditions de vie et de travail qui leur sont faites (entassement dans des anciennes usines désaffectées vite baptisées foyers, tâches rebutantes, salaires extrêmement bas, tuberculose contractée en France, mépris raciste, déséquilibre affectif, contrôle policier, carte de séjour ou passeport sud-afri-cain...) rappellent les jours sombres et les victimes du travail forcé colonial. Dans ces conditions, il est presque impossible au travailleur émigré africain, singulièrement le riverain du fleuve Sénégal, d'accumuler un savoir, un savoir-faire qu'il réinvestirait une fois de retour dans son pays d'origine comme 156

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conclusions l'étudiant. L'apparente richesse que certains affichent, de retour en Afrique, cache mal leur vulnérabilité économique dès qu'ils décident de rester dans leur pays d'origine en « ouvrant une affaire ».

Ainsi l'émigré sera perpétuellement un émigré tant qu'on ne créera pas dans sa région les conditions de vie et de travail qu'il cherche ailleurs, tant qu'on ne mettra pas en valeur l'homme, car il ne suffit pas de jeter mécaniquement sur le fleuve Sénégal un barrage (encore que ce soit une nécessité !) pour mettre un terme à l'exode des bras vers la France ou l'étranger. Il faut que les riverains aient la conviction que ce barrage sert leurs intérêts et améliore concrètement leurs conditions de vie pour qu'ils le fassent leur, le défendent et améliorent ses capacités économiques dans le cadre d'une politique nationale indépen-dante. Au Mali, l'Office du Niger est un exemple édifiant à ce titre, en tant qu'il représente à ce jour la meilleure intervention scientifique face aux aléas climatiques (réanimation des bras morts du fleuve Niger, activités agro-pastorales). Toute économie nationale indépendante se doit de défendre et de consolider cet outil, acquis du peuple malien, en développant sa capacité hydro-agricole, en mécanisant les gros travaux tel le labour profond, en éduquant l'homme, en le mettant au service du pro-ducteur. Toutefois, l'évolution socio-économique dans les colo-nies et néo-colonies n'est pas autonome, elle est commandée par les intérêts de l'économie métropolitaine mais elle dépend par là même de l'affrontement des classes sociales européennes. En ce sens, la contribution des forces démocratiques européennes dans la transformation des conditions de vie des travailleurs africains est importante. Elle est de dénoncer « au sein du ventre de la bête » l'iniquité des différents régimes de main-d'œuvre, elle est de combattre pour obtenir la protection des travailleurs africains par les institutions internationales. Mais les textes juri-diques ne sont que ce que les travailleurs décident d'en faire dans leur lutte : de belles envolées humanistes qui demeurent lettres mortes ou des acquis démocratiques. Et c'est ce point de vue qui permet de contredire, en matière syndicale, le mythe d'une mission civilisatrice, si elle dénie aux travailleurs africains toute capacité de s'organiser sur des bases autonomes. L'inter-nationalisme prolétarien n'a de sens que dans l'actualisation,

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par des travailleurs vivants, agissants, des conquêtes démocra-tiques arrachées par tous les travailleurs du monde. Seule cette actualisation a permis de percer les écrans bureaucratiques et de faire résonner l'écho du travail forcé au sein de l'opinion démo-cratique française ; de toute évidence, ce n'est pas l'administrateur colonial qui s'est chargé de cette diffusion contraire à ses intérêts, ni même les seules opinions justes de quelques voyageurs isolés tel André Gide.

Les ressources naturelles (les fleuves Sénégal et Niger) et humaines (les bras qui émigrent vers la France et d'autres pays) témoignent de la potentialité économique du Mali, du Sénégal et de la Mauritanie que seule une volonté politique populaire pourra transformer en énergie actuelle capable de prévenir tant la misère que les catastrophes dites naturelles, en mettant un terme à la loi de concurrence acharnée suscitée par la division impérialiste entre villes et campagnes, entre zones « dévelop-pées » et zones « en voie de développement », entre pays côtiers et pays continentaux, spécialisation qui n'est qu'une forme subtile d'apartheid, de développement séparé, au seul profit des mono-poles capitalistes.

Depuis la conquête coloniale jusqu'à nos jours, la restruc-turation de l'espace rural malien, avec ses migrations forcées, se poursuit et s'ordonne en fonction des objectifs tributaires des prêts et demandes du marché international. Actuellement, une quinzaine d'opérations de développement sont en train de cou-vrir la presque totalité du territoire malien pour mettre à jour les projets coloniaux en matière agro-pastorale, avec l'assistance financière et technique d'organismes internationaux tel que le F. A. C., le F. E. D., l'U. S. Aid, la B. I. R. D., le P. N. U. D., ou d'Etats comme le Canada ou l'Arabie Saoudite. Ces opérations veulent encadrer le paysan aussi bien en liberté que détenu. En effet, les camps pénaux agricoles de Tana et de Bankumana, ces prisons sans barreaux du Mali, fournissent aux cultures indus-trielles du coton, de l'arachide et du tabac une main-d'œuvre jeune (de 20 à 30 ans en moyenne), venant des couches sociales les plus opprimées (cultivateurs, bergers, tisserands, forgerons...) et souvent détenue pour des raisons de simple police telles que le vagabondage. C'est parce que les travaux forcés existent jusqu'à présent au Mali, tout au moins sous leur forme pénitentiaire, que 158

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conclusions

nous pouvons relire ce procès dans sa continuité néo-coloniale, comme nous le révèle l'étude de M. T. Dembele (1976) sur les camps pénaux agricoles.

En tant que première opération de développement qui ait vu le jour au Mali (Soudan français), l'Office du Niger est une sévère leçon aux régimes à poigne qui n'existent que pour garantir les investissements étrangers et réprimer toute revendication des nationaux. Sans l'exercice véritable d'un minimum de démo-cratie, le développement économique tant prôné par les tech-nocrates africains et les experts occidentaux ne voile qu'un tissu d'oppression et de mensonge lorsque l'agro-business international, l'Etat néo-colonial et les féodaux locaux séquestrent la main-d'œuvre, affament le producteur et surexploitent sa force de travail au nom du critère sacro-saint de la productivité. « Mais ce qu'il y a de dur, de plus difficile à admettre, c'est de tra-vailler et de se retrouver complètement démuni alors qu'on a vu soi-même les fruits de ses efforts », comme nous disait ce paysan de Lafiyala. Dans ces conditions, le transfert du modèle de la ferme européenne ou de celui de la commune chinoise dans un pays du Sahel n'est qu'une caution technique ou poli-tique à ces stratèges de la famine.

Bamako, juin 1976.

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Préface, par Claude Meillassoux 9 Avant-propos 15 1. Grands travaux et travaux forcés 21

A. Les tâches 23 I. Le recrutement 23

II. Les travaux publics 24 III. Les routes 24 IV. Le transport des matériaux 28 V. La construction des bâtiments 29

VI. La corvée de bois 29 VII. La construction des digues 30

VIII. Le transport de l'eau 30 B. Les pratiques colonialistes 30

I. La ration du cheval 30 II. La mesure de « gongo » 31

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III. La sauce au poulet 31 IV. La cuisine 31 V. La perception de l'impôt 32

VI. Quand les plats étaient mauvais 32 VII. Les séances de massage 33

2. Les créateurs de l'Office du Niger 35 A. Le complexe agro-pastoral de l'Office du Niger . . 35

I. Le monde du coton 35 II. La doctrine 37

III. La technique 38 IV. L'espace-temps de l'Office du Niger 43

1. L'environnement géographique 43 2. Les grandes dates 44

V. Le dispositif bureaucratique de l'Office du Niger 47

B. La « 2" portion » du contingent à l'Office du Niger : camps de travail ou de concentration 50

C. Le témoignage des « travaux forcés » 57 I. Isa Tesuge, Banjagara 57

II. Bilali Jalo-Tènènkun 58 III. Bakary Tarawore, Marakala 66 IV. Sidi Tarawore, Jamarabugu, Marakala . . . . 69

V. Cèmôgô Keyita, Marakala 71 VI. Bilali Jalo, Marakala 74

VII. Bakary Toye, Marakala 78 VIII. Birehima Konibala Tarawore, Segu 80

3. Les colons à l'Office du Niger 83 A. La colonisation agricole des terres irriguées . . . . 84

I. La solution de colonisation asiatique . . . . 85 II. La solution de colonisation nord-africaine 86

III. La solution de colonisation européenne . . 87 168

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table

IV. La solution de colonisation africaine 88 B. Du travail forcé au colonat 89

I. Le recrutement des colons africains et la déportation des populations 89

II. L'univers carcéral des villages de colonisa-tion 94

C. Le témoignage des colons 97 I. Tenga Sawodogo, 70 ans, chef de village

de Siginwuse 97 II. Nuhun Wedarawogo, 36 ans, Siginwuse . . 98

III. Tibid Wedarawogo, 80 ans, Siginwuse . . 99 IV. Mamadu Wedarawogo, 62 ans, chef de

village à Shango 99 V. Mamadu So, 66 ans, chauffeur en retraite,

Nyono 101 VI. Sidi Beduba Badeni, 49 ans, Seyika 101

VII. Pascal Kulubaly, 53 ans, Sika 101 VIII. Laji Sanga Wedarawogo, 51 ans, chef

d'unité à Wula 101 IX. Baba Toye, 67 ans, Lafiyala 103 X. Laji Salam Wedarawogo, 64 ans, Wayiguya 103

XI. Fa Sise, 67 ans, chef de village à Nèmabugu 103 XII. Abdulaye Dunbiya, 61 ans, Kankan

(ex-Sangarebugu) 104 XIII. Madu Jara, 75 ans, Dar-Salam 105 XIV. Sindi Sawadogo, 59 ans, Siginogoï 106 XV. Fula-Bèn Sidibe, 59 ans, Fulabugu 108

XVI. Manyan Kulubali, 85 ans, Bamakokura . . 109 XVII. Asana Sise, secrétaire-archiviste à Kolongo 109

4. La vision du vainqueur 113 A. Le S. T. I. N. ou l'étape du fouet 113 B. Les technocrates (Bélime, Zahan) ou l'étape du

discours 118 I. Le nègre est plus qu'une bête 118

169

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1. Les femmes, les enfants, les hommes et le temps 119

2. Le « complexe de nourriture » 122 II. L'éducation du colon? 123

5. Idéal colonialiste et réalité de l'exploitation 127 A. Esclavage, travail forcé et travail contractuel

imposé 127 B. La féodalité, instrument politique de l'Etat-patron 133

I. La grande famille étendue et l'illusion capi-taliste chez le paysan 133

II. Les spécialistes religieux et la domestication du colon 136

III. Le mandarinat des chefferies traditionnelles 137 IV. L'opinion démocratique française et l'Office

du Niger 140 6. Luttes paysannes 145

A. L'opposition syndicale et le piège démocratique (les associations agricoles indigènes) 146

B. La politique agricole du R. D. A. : des luttes syn-dicales à l'organisation coopérative 148

Conclusions 155

Bibliographie 161

CARTES

Afrique occidentale. Situation du Mali et du Delta cen-tral nigérien 22

La région de Bamako à Tombouctou 40 Office du Niger. Aménagement du Delta central nigérien 41 Accès routier au Delta central nigérien (D. C. M.) . . . . 42 170