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D.M.C.E. / Le théâtre musical de Luciano Berio / 04 juillet 2011
Martin Kaltenecker
Allez hop
1. Le projet et la première représentation
Allez hop est étroitement lié à plusieurs autres œuvres de Berio. Ayant composé en 1952 la pièce
d’orchestre Mimusique n° 2 il proposa trois ans plus tard à l’écrivain, auteur de radio et futur
ethnomusicologue Roberto Leydi d’imaginer un argument scénique à partir de sa partition, en vue d’un
ballet pour petit orchestre et groupe de mimes qui fut créé en octobre 1955 au Teatro delle novità de
Bergame1. Recevant en 1959 la commande d’Allez hop pour la Biennale de Venise le compositeur détacha
trois parties de ce spectacle (dont une « musique de guerre » et une rumba) afin de les insérer dans la
nouvelle œuvre pour Venise, alors qu’il en avait déjà repris deux mouvements, « Scat Rag » et la
« Rhumba-Ramble » dans son Divertimento per orchestra (1958), précédés par un « Dark Rapture
Crawl » de Bruno Maderna, le tout formant une nouvelle œuvre instrumentale commune2. Ceci fut
possible parce que les deux œuvres scéniques de 1955 et 1959 ne représentent pas purement le genre de la
musique vocale, même si Berio inséra dans Allez hop deux canzone ; elles illustrent davantage celui très
ancien du mimodrame, devenu typique également de la culture théâtrale populaire depuis le milieu du XIXe
siècle, et peuvent être qualifiés, selon la formule de Massimo Mila « d’opéra[s] pour sourds et muets3. »
L’argument de la version scénique de Mimusique n° 2 est résumé par le sous-titre de l’œuvre,
« trois manières de supporter la vie », à savoir s’enivrer, faire la guerre et prier, encore qu’aucune de ces
stratégies ne se révèle efficace – aucune n’est indiquée hormis la solidarité entre être humains. Parabole
édifiante influencée par Bertolt Brecht4 (dont la traduction italienne de Ecrire la vérité : cinq difficultés,
avait été publiée par Leydi en 1951), l’œuvre fut donnée à Bergame dans une mise en scène elle-même
« brechtienne », avec un commentateur et des sous-titres écrits sur des cartons, due à Jacques Lecoq, avec
lequel Berio allait collaborer de nouveau quatre ans plus tard pour Allez hop.
Jacques Lecoq (1921-1999) avait été initié à l’art du mime par Etienne Ducroux qui avait lui-
même travaillé au début des années 1920 avec Jacques Copeau au Théâtre du Vieux Colombier, où le
célèbre metteur en scène présentait parfois des « masques » ou « scènes sans paroles » sous forme
d’exercices d’étudiants ; les mimes y apparaissaient avec des masques censés « annuler le visage » et
« aussi nus que la décence le permettait5. » Lecoq étudia deux années auprès de Jacques Dasté (marié à
1 David Osmond-Smith, Berio, Oxford University Press, 1991, p. 91.2 Dans la partition du Divertimento, Berio indique à propos du 3e mouvement, la « Rhumba-Ramble », « da Mimusique n° 2, 1953 », donc en référence à la première version purement orchestrale. Aucune partition ni aucune esquisse pour ces deux œuvres scéniques (ni pour Divertimento) ne se trouve à la Fondation Sacher, qui conserve quelques feuillets d’esquisses pour Allez hop, dont quatre pages éliminées.3 Cité dans Ute Brüdermann, Das Musiktheater von Luciano Berio, Francfort/Main, Peter Lang, 2007, p. 35.4 « D’après un thème de Bertold Brecht adapté par Roberto Leydi », écrit Jacques Lecoq dans Le Théâtre du geste, sous la direction de J. Lecoq, Paris, Bordas, 1987, p. 110. Voir aussi le témoignage de Leydi dans Ivanka Stoianova, Luciano Berio. Chemins en musique, Paris, Richard Masse, 1985, p. 226 -228.5 Etienne Ducroux, Paroles sur le mime, Paris, Librairie Théâtrale, 1994, p. 17 ; voir aussi p. 89s : le corps est plus important que le visage.
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Marie Hélène, la fille de Copeau, elle-même professeur d’art corporel au Vieux Colombier) puis alla en
1947 rejoindre la troupe de Gianfranco de Bosio à Padoue. Cette expérience italienne fut surprenante tout
d’abord, et l’amena à corriger quelques mythes : « Si vous pensez à la commedia dell’arte, oubliez
l’Italie » dira-t-il plus tard6. Lecoq travailla ensuite avec le dessinateur de masques Amleto Sartori. « À
Padoue, j’allai au marché aux bestiaux voir les paysans vendre leurs bœufs, puis Sartori m’emmenait dans
la périphérie de la ville manger du cheval fumé dans les tripots, au milieu de ceux qu’il appelait les
‘voleurs de cheveux’. J’ai senti dans ces quartiers ce que pouvait être une authentique commedia
dell’arte, celle où les personnages sont en permanence dans l’urgence de vivre7. » La collaboration avec
Sartori, qui enseignait alors à l’école « Il Selvatico », aboutit à la création de ce que les deux artistes
appelleront le « masque neutre », fabriqué en papier collé et plus tard en cuir8, alors que Ducroux avait
travaillé avec les masques blancs et « nobles » inspirés du théâtre Nô japonais. À Vicence, Lecoq
présenta Satori à Giorgio Strehler et il collabora en 1950 à une production de L’Exception et la règle de
Brecht à Padoue, mise en scène par Eric Bentley, où les mimes furent intégrés « d’une manière
chinoise », ainsi qu’à une Electre montée par Strehler au Teatro olimpico de Vicence9. En 1952, Lecoq
rencontra Dario Fo : « Tous deux devinrent membres d’un troupe qui se consacrait à un travail
expérimental dans le cadre d’un théâtre populaire. En 1952, ils créent une série de revues satiriques et
politiques, qui marquent nettement une distance par rapport aux revues traditionnelles
‘sécurisantes’ dominés jusque-là par la présence d’acteurs célèbres10. » La mise en scène par Lecoq de
Mimusique n° 2 à Bergame en 1955 montre encore les traces d’une influence de Ducroux (masques
blancs et habits noirs pour les mimes, sur lesquels sont cousus des bandes blanches qui soulignent les
silhouettes et dessinent les mouvements11). L’année suivante Lecoq retourna à Paris pour y fonder une
école toujours en activité.
Le contexte des expériences italiennes de Lecoq est important pour comprendre sa mise en scène
de Mimusique n° 2 et le désir de Berio de retravailler avec lui. Le mime n’est pas employé seulement en
vue d’un revival de la commedia dell’arte ou d’un prolongement de la tradition populaire de la revue,
avec ses numéros séparés et ses sketchs : au-delà, l’imitation de scènes de la vie courante se conçoit
comme une critique d’ordre politique. De surcroît, Lecoq considérait l’art du mime comme un art
autonome susceptible de renouveler la danse : « Il fallait inventer de gestes nouveaux pour la musique et
la danse contemporaines : et c’est au mime qu’on le demandait. La danse n’avait pas encore trouvé le
chemin du mime, ce qu’elle a fait aujourd’hui12. »
6 Cité dans Simon Murray, Jacques Lecoq, London, Routledge, 2003, p. 12. 7 Jacques Lecoq, Le Corps poétique. Un enseignement de la création théâtrale, Arles, Actes Sud, 1997, p. 19. 8 Ibid., p. 110. 9 Ibid, p. 109s.10 Murray, Jacques Lecoq, p. 13. 11 Voir une photographie de la représentation dans Lecoq, Le Théâtre du geste, p. 110. 12 Ibid., p. 111. Pour d’autres formes d’expérimentation théâtrale dans l’Italie de l’après-guerre, dont le théâtre de marionnettes, l’opéra radiophonique ou des spectacles sans chant, voir Giordano Ferrari, Les Débuts du théâtre musical d’avant-garde en Italie. Berio, Evangelisti, Maderna, Paris, L’Harmattan, 2000, chapitre 1.
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Berio reçut la commande d’une nouvelle œuvre pour la Biennale de Venise probablement à la fin
de 1958 et demanda à Italo Calvino, qu’il avait connu cette année-là13, de travailler à un scénario pour un
racconto mimico dont le point de départ seraient trois « morceaux très caractérisés » (selon l’expression
de l’écrivain14) tirés de Mimusique n° 2. Calvino devait donc considérer la rumba, le ragtime et la
« Musica du guerra » comme autant de « points » soutenant la « courbe » de l’intrigue à trouver,
exactement comme Roberto Leydi quatre ans auparavant. Calvino s’inspira d’une scène du film récent
Limelight (« Les feux de la rampe », 1952) de Charlie Chaplin, où celui-ci apparaît en dompteur de puces
– « Allez hop ! » est l’ordre qu’il donne à la puce pour sauter. Or l’insecte va sauter sur le public, le
rendre fou, créer la confusion, le chaos, la guerre. Ce motif avait déjà été exploité dans un épisode du
roman Il Barone rampante (1957) de Calvino où les puces sont utilisés comme une arme contre les
hussards français15. Dans le scénario élaboré pour Berio, la puce s’échappe dans un night club où un
public blasé assiste à un striptease sur scène – sorte de « théâtre dans le théâtre » ironique – en suscitant
peu à peu de l’agitation et des querelles dans l’assistance. Ce night club impose l’utilisation d’instruments
utilisés dans le jazz (trois saxophones, vibraphone), qui s’ajoute (avec une guitare électrique et une
percussion fournie) à un orchestre de 14 vents, 4 cors et trompettes, 3 trombones et 36 cordes.
Dans la seconde scène, un homme « à l’air important » sort dans la rue, suivi par le dompteur,
distribuant des billets de banque aux passants ; lorsque cet homme est arrêté par la police, la puce saute
sur le chef des policiers qui se rend lui-même à une réception officielle où la puce rend fous ministres et
diplomates : une guerre est déclarée alors que le dompteur tente en vain de rattraper l’insecte qui saute
d’une armée à l’autre. L’unique solution pour arrêter les hostilités est une révolution faite par les
femmes : tout s’arrête alors, la puce est enfin capturée avec tous ses petits – mais voilà que le monde
redevient ennuyeux ! À la fin, le dompteur libère de nouveau une puce et s’en va sur la pointe des
pieds…16
Même s’il est un peu capricieux, ce scénario dessine tout de même une intrigue continue et
représente ainsi « la dernière histoire complète et entière que Berio aura jamais porté sur scène 17. » La
morale n’en est pas aussi claire que celle du Barone rampante puisque les puces symbolisent ici une plaie
nécessaire pour que l’humanité s’éveille, mais qu’elle ne saurait supporter 18. Calvino se refusa d’ailleurs
plus tard à fournir une interprétation univoque de l’histoire : « Dans Allez hop il n’y avait rien de
brechtien parce qu’il n’y avait rien de didactique. Je n’avais rien à apprendre à personne, je n’avais rien à
enseigner. J’ai du mal à en expliquer la signification car si l’on me demandait la morale, moi, je ne savais
13 Voir la lettre adressée par Calvino à T. M. Vogt en 1984 où il se souvient que Luigi Nono était venu le trouver à Turin « en 1958 ou 1959 » et l’avait ensuite présenté aux membres du studio électronique de la RAI à Milan, Maderna, Berio et Eco « le théoricien du groupe » (Italo Calvino, Lettere, Milan, Mondadori, I Meridiani, 2000, p. 1524s.)14 Stoianova, Luciano Berio, p. 291 ; Brüdermann, Das Musiktheater, p. 30. 15 Voir Claudio Varese, cité par Brüdermann, Das Musiktheater, p. 30.16 Voir l’argument reproduit dans la partition, publiée par les éditions Suvini Zerboni.17 Osmond-Smith, Berio, p. 92.18 Voir la réaction de Giacomo Manzoni face à un message « discutable » (préférer la guerre à l’ennui…), dans L’Unità du 22 septembre 1959 cité dans Brüdermann, Das Musiktheater, p. 32.
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pas19. » Dans l’esprit de Berio, il devait s’agir d’un « anti-festival work », comme il l’écrit à son éditeur20,
sans doute à cause de son caractère satirique, par le fait que l’œuvre serait « muette » et, peut-être, parce
que la partition n’aurait pas un caractère avant-gardiste marqué, ou pas exclusivement, rompu de surcroît
par des chansons de variété21.
En juillet 1959 Mario Labroca, directeur de la Biennale de Venise, informa le compositeur que
pour des raisons économiques, l’œuvre ne pourrait pas être donnée dans le cadre du festival mais serait
inscrite plus tard dans l’année dans la programmation de la Fenice, dont il était également responsable.
Comme Labroca était au courant de l’intention de Berio de réutiliser certains éléments de Mimusique n°
2, il préférait une œuvre entièrement nouvelle pour l’édition suivante du festival et, pour 1959, un
programme spécial couplant Allez hop avec des œuvres instrumentales de Pierre Boulez et Karlheinz
Stockhausen, ainsi que de la musique électronique22. Berio n’était cependant pas heureux de ce projet de
différer Allez hop et proposa d’en monter une production allégée, avec un groupe de sept mimes, solution
finalement acceptée par Labroca et Lecoq23.
La troupe qui assura la création du 21 septembre 1959, l’orchestre étant placé sous la direction de
Nino Sanzogno, apparaît sur plusieurs photographies. L’une est prise à la terrasse d’un café près de la
Fenice, pendant la période des répétitions, et montre Jacques Lecoq (à gauche, de profil, assis à la
deuxième table), sa future femme Fay Lecoq (regardant son appareil photo), les comédiens Philippe
Avron (troisième table, à l’extrême gauche), Elie Pressman, Isaac Alvarez, élève et collaborateur de
Lecoq, et l’écrivain Edoardo Manet (avec lunettes de soleil), le futur cinéaste Yves Kerboul (au centre de
la photo), ainsi qu’à l’extrême droite Luciano Berio (voir ill. 1).
19 Stoianova, Luciano Berio, p. 223.20 Brüdermann, Das Musiktheater, p. 33.21 Cette dernière hypothèse est aussi formulée par Brüdermann, ibid. 22 Voir la lettre de Mario Labroca à Luciano Berio, datée du 11 juillet 1959 : « La situazione purtroppo è tale che mette il Festival nella impossibilità di realizzare, fuori dei piani prestabiliti economicamente prime, la tua opera./Dato però che io ho assunto la Direzione artistica della Fenice, penso di mantenere l’impegno per quel Teatro nella stagione invernale : penso che la cosa sia anche più idonea a una stagione ordinaria, perché praticamente non si tratta di una novità assoluta (ma non è questa la ragione che non mi permette di realizzarla durante il Festival) e perché avremo certamente la possibilità di inquadrarla in uno spettacolo omogeneo e significativo al quale sto pensando. In tal modo manterrò l’impegno con Italo Calvino e con te, impegnandoti fin da ora, e spero tu avrai voglia di farlo, di pensare alla novità assoluta per il Festival dell’anno prossimo. […] S’intende che i confido nella tua presenza e per la manifestazione elettronica e per qualsiasi altra cosa vorrai propormi, e che tu sarai naturalmente il presentatore di quello spettacolo che comprenderà Boulez, Stockhausen e le musiche elettroniche. » (Paul Sacher Stiftung). Comme le précise Brüdermann, Allez hop fut couplé lors de première avec des œuvres de Maderna, Pousseur et les premières exécutions italiennes du Livre pour Quatuor de Boulez et d’Artikulation de Ligeti, et la reprise du 25 septembre avec deux œuvres scéniques d’Alberto Bruno Tedeschi et Gino Negri.23 Lettre de Mario Labroca à Luciano Berio, datée du 12 juillet 1959 : « Caro Berio, a seguito del nostro colloquio di ieri sera, resta inteso che qualora tu riesca a convincere Lecoq a montare la tua opera con un gruppo di sette mimi e un totale di spesa di un milione, l’esecuzione del tuo ‘Allez-hoop’ [sic] avrà luogo durante il Festival del settembre 1959./Sono convinto che questa limitazione, che potrà essere compensata dall’apporto di elementi locali, non influirà affatto sulla qualità dell’esecuzione, che risulterà pertanto quale tu desideri./ Qualora Lecoq non riuscisse a rientrare nei limiti, io ti prego di tener presente l’eventualità di far preparare il lavoro da un altro coreografo, che potrà valersi degli elementi che gli procuremo qui sulla piazza »(Paul Sacher Stiftung).
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Ill. 1 Collection F. Lecoq Droits réservés.
La seconde photographie montre les acteurs posant sur scène : assis, de gauche à droite, Yvonne
Cartier, Lilane de Kermadec et Hélène Chatelin, et, debout derrière elles, Philippe Avron (troisième en
partant de la gauche), Elie Pressmann (quatrième en partant de la gauche), Isaac Alvarez, le frère de
Cathy Berberian (?) et Edoardo Manet24 (voir ill. 2).
Le striptease de la première scène d’Allez hop, précisément réglé par le metteur en scène, fut
confié à Bona Tibertelli de Pisis, nièce du peintre Filippo de Pisis qui avait épousé en 1950 l’écrivain
André Pieyre de Mandiargues (voir ill. 3)25. Le seul dessin de Lecoq retrouvé à ce jour concernant sa
réalisation scénique montre précisément le décor de cette première scène (voir ill. 4).
24 Les acteurs ont été identifiés par Fay Lecoq, que je remercie de m’avoir permis de reproduire l’illustration 1.25 Magali Croset, biographe de Bona de Mandiargues, confirme l’identification de l’artiste sur cette photo.
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Ill. 2 Archivio Biennale di Venezia
Ill. 3 Archivio Biennale di Venezia
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Ill. 4 Archivio Biennale di Venezia
Les autres éléments qui nous permettent d’imaginer la première représentation sont une remarque
de Berio – « une fois, à Venise, avec Jacques Lecoq, on a fait une version presque ‘soviétique’ avec des
gens qui avançaient comme un mur de corps vers le public26 », moment qui se réfère peut-être à la scène
VI (voir ci-dessous) – ainsi que quelques remarques de critiques qui s’étaient rendus à Venise. Fedele
d’Amico considérera la mise en scène comme « d’un allégorisme rigide, pauvre en événements,
hermétique27.» Si Giuseppe Pugliese parle de provocation à propos d’un striptease réalisé sur la scène
vénérable de la Fenice28, Franco Abbiati qualifie l’« événement piquant » qu’est Allez hop de « mauvaise
plaisanterie dont la faute n’incombe aucunement à la technique sérielle ou à l’écriture pointilliste ou au
dynamisme extrêmement tendu qui le caractérisent, mais surtout à la paralysie spirituelle qui sert de
prétexte à de tels ‘récits mimés’, par ailleurs aussi vieux que les expériences de l’expressionniste Weill et
de Milhaud qui barbouille de la musique d’ameublement29. » Duilo Courir parle à propos de la musique
d’un « matériau hétérogène disposé avec une habileté inégalable » et loue « l’inspiration ardente bien
connue » du metteur en scène30. Claude Rostand enfin estime que ce « conte philosophico-surréaliste est
26 Stoianova, Luciano Berio, p. 230s27 Il Paese, 29 septembre 1959, repris dans Luciano Berio/Fedele d’Amico, Nemici come prima. Carteggio 1957-1989, Milan, Archinto, 2002, p. 94. 28 Critique parue dans Il Gazzetino, 22 septembre 1959, citée par Brüdermann, Das Musiktheater, p. 34. 29 Corriere della Sera, 22 septembre 1959. Je remercie Gabriele Bonomo de m’avoir communiqué le dossier de presse concernant Allez hop conservé aux archives des éditions Suvini Zerboni.30 Il Resto del Carlino, 22 septembre 1959.
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mimé avec beaucoup de fantaisie par la troupe Jacques Lecoq », qualifie Berio d’un des compositeurs
« les plus remarquables de la jeune école italienne », mais ajoute : « Je ne vois pas beaucoup de rapports
entre sa musique et l’argument de M. Calvino, mais telle qu’en elle-même c’est une partition qui mérite
d’être réentendue au concert31. »
Il semble que Berio ait été davantage sensible à certaines remarques critiques qu’aux réactions
positives et qu’il s’en soit ouvert par la suite à Mario Labroca, puisque celui-ci lui assure en octobre qu’il
ne considère guère quant à lui Allez hop comme une simple reprise de la production de Mimusique n° 2,
tout en ajoutant que la version vénitienne avait mis en lumière « les faiblesses de certains éléments plutôt
que leurs forces32. » Réaction de solidarité qui explique peut-être que Divertimento per orchestra ait été
dédié à Labroca lors de la publication de cette partition en 1959.
Jacques Lecoq songea à deux reprises au moins à reprendre Allez hop dans les années 196033. Une
nouvelle production eut lieu en Italie en 1968, donnée d’abord au Teatro communale de Bologne en
février, sous la direction du compositeur en alternance avec Ettore Gracis (dédicataire de la partition),
dans une mise en scène de Mario Missiroli et le secours d’une troupe de mimes dirigée cette fois-ci par
Marise Flach (autre ancienne élève d’Etienne Ducroux), puis en mars à l’Opéra de Rome 34. Berio s’est
exprimé à plusieurs reprises sur cette production-là, qui fut marquée par une actualisation du setting
(transposition dans un monde dominé par la technique et les médias où s’affrontent maintenant deux races
de puces, les oppresseurs et les opprimés), par l’ajout d’une troisième chanson avec accompagnement de
guitares électriques (illustrant un débarquement de marines américains…), un petit scandale auprès du
public romain, ainsi qu’une rixe avec quelques jeunes néo-fascistes pendant les répétitions, d’où le
compositeur sortit avec une vertèbre cassée35.
2. La musique
Allez hop fut enregistré pour le label Phillips en 1960 et publié avec un texte d’accompagnement
dû au musicologue Luigi Rognoni36. Or, Berio avait envoyé à Rognoni en septembre 1959 une lettre
31 Le Monde, 27-28 septembre 1959.32 Lettre de Mario Labroca à Berio, datée du 20 octobre 1959 : « Caro Berio,/ti ringrazio per la lettera e per lo sfogo. Non sto a darti incoraggiamenti perché non ne hai bisogna, ma voglio dirti che non è il caso che tu dia eccessivo valore a quello che la critica ha detto, perché sono convinto anch’io che il tuo lavoro non può essere considerato una réplica di quello di Bergamo, e tanto meno a quello che dicono di te i tuoi colleghi. Non hai nessuna ragione, secondo me naturalmente, di preoccuparti di certi atteggiamenti : perché la mia opinione è che tu sei molto migliore di loro e assolutamente al di sopra e al di là di un conformismo dal quale quelli che ci sono cascati dentro mi pare non sappiano come tirar fuori le zampe ; e difatti il Festival di Venezia, secondo me, ha messo un [sic] luce piuttosto le debolezze anziché le forze di certi elementi. Vivi restano, e più che mai, quelli che hanno davvero da dire qualcosa, quali siano i mezzi impiegati per dirla […] » (Paul Sacher Stiftung). 33 Voir deux lettres adressées à Berio à la Paul Sacher Stiftung mentionnant une reprise au Théâtre dramatique de Belgrade (5 octobre 1960) et à Aix ( ?) (27 octobre 1969).34 À Bologne, Allez hop fut couplé avec I sette peccati d’Antonio Veretti et Partita a pugni de Vieri Tosatti. Une tournée s’en suivit en Emilie-Romagne. 35 Voir Stoianova, Luciano Berio, p. 230s, Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, Genève, Contrechamps, 2010, p. 85s et Brüdermann, Das Musiktheater, p. 39-42.36 Republié dans Berio, Enzo Restagno (éd.), Torino, EDT, 1995, p. 62-65.
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accompagnée d’éléments d’analyse de sa partition. Il y insiste en premier lieu sur la distance prise avec la
méthode sérielle : « Garde à l’esprit, toutefois, que dans toute l’œuvre je n’ai jamais utilisé une série en
bonne et due forme (moi-même, je m’en étonne, car les parties II et IV, je les ai écrites en 1952, après
avoir connu Dallapiccola !)./La structure « mélodique » et dynamique est, si tu veux, fonction des
développements de l’harmonie, des timbres et des rythmes. Je veux dire par là qu’une série de
dynamiques ou de hauteurs ne m’aurait pas permis d’aboutir, par exemple, à ce degré d’évolution et
d’ambiguïté des parties I, V et VI. J’ai pour cela choisi un ‘fait objectif’ harmonique, rythmique et
timbrique qui soit assez fréquent et assez significatif en soi pour pouvoir conditionner automatiquement
tout le reste, faisant ainsi apparaître tout le reste comme une conséquence de la situation harmonico-
timbrique et rythmique. Rapport fonctionnel là aussi, en somme37 .»
On trouve dans ce texte des notions centrales pour la représentation que Berio veut donner de sa
technique d’écriture (sujet sur lequel n’aura jamais été aussi disert que Boulez ou Stockhausen) et qui
réapparaîtront sous des formes diverses : le « fait objectif », que Berio appelle aussi « situation » et
ailleurs « objet » ou « comportement », la composition étant souvent comprise comme un parcours ou
processus où deux de tels objets se croisent, font un chemin l’un vers l’autre, échangent leurs qualités et
produisent une sorte de morphing38 ; la notion de « développement » qui implique des opérations de
soustraction, d’imbrication ou de modification progressive (plutôt que des opérations dialectiques dans la
tradition allemande où deux matériaux s’affrontent ou se « mangent » l’un l’autre, ou encore les
« proliférations » chez Barraqué et Boulez) ; enfin, la notion d’« ambiguïté » qui peut expliquer la relative
hétérogénéité harmonique d’Allez hop .
Or, quoiqu’il en dise, Berio a tout de même commencé la réflexion sur sa partition (ou du moins
sur les parties composées pour Venise) par l’élaboration de structures dodécaphoniques, comme il ressort
de deux feuilles d’esquisses jointes à la lettre adressée à Rognoni et datées de septembre 1959, pages dont
une analyse détaillée reste à faire. Une série de douze hauteurs y est inscrite en haut (ex. 1), ensuite
déployée (après interversion du mi bémol et du mi) par mouvement ascendant sur plus de quatre octaves
et lue ensuite en une sorte de miroir « imparfait » descendant, avec des interversions internes de notes
(ex.2), procédé reproduit pour cinq autres séries (voir la troisième, ex. 3 : les interversions sont ici moins
irrégulières, Berio conservant des groupes que nous avons indiqués par les hampes).
Ex. 1
37 Lettre du 8 septembre 1959, dans Luigi Rognoni intellettuale europeo, Carteggi, Pietro Misuraca (éd.), Bagheria, CRID, 2010, p. 315-320. Je remercie Angela-Ida de Benedictis d’avoir attiré mon attention sur ce document essentiel.38 Voir par exemple Entretiens avec Rossana Dalmonte, p. 22, p. 79 et p. 103.
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Ex. 2
Ex. 3
Sur un second feuillet s’élabore une construction d’accords (voir ex. 4), la série (appelée A, suivie
de son rétrograde cette fois-ci exact, appelé B) étant dépliée sur deux portées et accompagnée sur deux
autres par des accords complémentaires, où le compositeur souligne par des traits des mouvements
internes conjoints (mi-fa-sol-la, et sol bémol-la bémol- si bémol).
Ex. 4
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Quelque soit le lien profond entre ce réservoir et la partition finale, il semble qu’en la mettant en
œuvre, le compositeur se préoccupe davantage d’objets reconnaissables ou d’une ambiguïté harmonique
que de la réalisation exacte de cette grille hors temps. Le travail harmonique, écrit-il à par ailleurs
Rognoni, est-ce qui « relie » les scènes I, V et VI, alors que le développement rythmique est « à la base »
des sections II, III et IV39. On retrouve ainsi un travail sur des lignes conjointes ascendantes dans la
texture des trois saxophones qui ouvre l’œuvre (voir ex. 5) et qui réapparaîtra comme un fil conducteur
dans les transitions, appelées II bis (pour deux clarinettes) et III bis (pour deux bassons).
Ex. 5
La structure de la ligne du saxophone alto est formée par la succession ascendante fa dièse-sol-la-
si bémol-do-ré (avec transposition du sol et du ré une octave plus bas) ; celle du saxophone ténor, par
39 Rognoni, Carteggio, p. 318.
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allusion au contrepoint traditionnel, privilégie des gestes conjoints descendants couvrant l’ambitus fa-ré
bémol ; le saxophone baryton fait son entrée sur un fragment de gamme tonale (ré majeur), de nouveau
ascendant. Chaque instrument joue dans un ambitus restreint, comme serré dans une cage, les intervalles
privilégiés étant des secondes et des tierces, représentant une sorte de degré zéro du chant et la matière
même d’une berceuse ; précisément, sur scène, l’assistance du night club somnole, et la puce patiente
dans sa cage. Chaque mesure introduit régulièrement une ou deux hauteurs nouvelles, si bien que la
texture produit l’impression d’une énergie mélodique en train de se réveiller, mouvement amplifié ensuite
pendant toute la première section de la scène (jusqu’à la mes. 55), construite comme une montée
régulière. Dès les premières mesures, Berio introduit cependant des irrégularités, grâce aux petites notes
qui sont une signature de son style et qui lui permettent d’établir un premier et un second plan,
éventuellement en rapport de polyphonie, ou de brouiller une ligne trop claire ; ici, ce sont des écarts
rappelant des insectes qui agaceraient la ligne principale. D’un point de vue harmonique, la texture des
trois saxophones est en effet « ambiguë » – ni tonale, ni modale ou polymodale (pas d’attraction vers une
tonique ou une teneur), sans rappeler non plus le dodécaphonisme diatonique d’un Dallapiccola ; la
musique cependant fait allusion à tous ces types d’écriture, allant vers une sorte de modalité flottante qui,
selon les contextes, peut-être tirée soit vers la tonalité, soit vers la dodécaphonie.
La première section de ce Notturno évolue en plusieurs cycles qui se réfèrent toujours à la
« situation » exposée entre les mes. 1-10. La texture de saxophones est variée par l’ajout d’une
connotation jazzistique (pizzicatos de contrebasses, cymbales frottées) ; le second cycle commence mes.
23 avec l’entrée de deux trompettes (l’une avec sourdine), accentuant l’impression d’un big band. Les
cordes et la harpe sont employées comme un ripieno discret qui tisse un arrière-plan. « Une infrastructure
timbrique, dit Berio, permet une évolution constante (construite par ‘analogie’ : par exemple, saxophone
→ altos → basson → cor). Pourtant, l’évolution harmonico-timbrique est discontinue. Tantôt, c’est un
seul son qui s’articule du point de vue du timbre (et donc aussi du rythme), tantôt ce sont des groupes de
sons rapidement transformés. De temps à autre, des ‘lambeaux’ de mélodies apparaissent pendant un
instant, confiés à la trompette solo. La harpe et les percussions ont essentiellement la fonction de marquer
‘l’attaque’ des différentes transformations de timbre et de faire évoluer dans le bruit les moments de plus
grande densité harmonique40. »
Les cycles mélodiques monteront progressivement (succession du sol dièse4 jusqu’au point
culminant fa dièse5, mes. 50-53, ligne répartie entre trompette et clarinette, relayés par les violons), avec
une brève interruption mes. 46 (un 3/8 enchâssé dans le 4/4) où une figure de doubles croches au
saxophone alto, accompagnée par un cluster aux cordes, figure sans doute le premier saut de la puce. Ces
deux éléments seront développés dans la dernière section, plus étroitement liée à l’action principale qui
s’enclenche : les lignes sautillantes aux intervalles très disjoints (successivement aux saxophone ténor, et
40 Ibid., p. 318s.
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à la petite clarinette) symbolisent les sauts de la puce, sur des accords faisant parfois ressortir un
intervalle central (ré/fa dièse mes. 60-65) allant jusqu’à des complexes de 11 hauteurs (mes. 82-84).
C’est dans cette scène que doit s’insérer la première des chansons écrites par Calvino et mises en
musique par Berio dans un style jazzy : construit autour de l’image de l’ennui et du vide intérieur, le texte
parle d’une femme qui, dans un appartement new yorkais, se sert des cocktails, hésite entre la télévision
et le pick-up et ressent un « froid au cœur »41. Ces chansons, dira Berio plus tard, « n’ont pas de réelle
fonction, elles font partie du décor, comme une armoire ou une fontaine. On pourrait même mettre autre
chose à leur place42. »
Berio précisait que dans chacune des scènes d’Allez hop, le rapport entre musique et action
scénique était différent, considérant pour cette raison l’œuvre entière comme un « collage » du point de
vue dramaturgique ; si la musique se développe un peu en dehors dans la scène I, étant indépendante de la
l’intrigue, dans la seconde, elle « transfigure » l’action43. Il s’agit du moment où l’effet des morsures de la
puce se fait sentir et où tout « s’électrise » dans le night club44 : le compositeur reprend ici sa rumba de
195245 qui sonne comme une contamination entre une musique dodécaphonique classique (voir la ligne de
la flûte, mes. 24-58) à la texture transparente avec une étude sur un rythme sud-américain, continument
permuté. Peu à peu s’opère un échange entre le rythme réel et celui des silences correspondants jusqu’au
mélange total des deux » (ex. 6) ; ce travail sur le rythme en creux apparaît entre autres aux deux flûtes
(mes. 63-65), aux violons (mes. 70-71) ou dans le tutti (mes. 84s).
Ex. 6
Le morceau est marqué par un caractère chambriste et ironique que Fedele d’Amico avait relevé
dans une lettre écrite au compositeur en 1957, après la création romaine du Divertimento (dont la rumba
forme donc le 3e mouvement). D’Amico soutient que le refus de l’hédonisme et d’objets parfaits – « la
bella riuscita » – en tant qu’expression de l’angoisse qui caractérise la vie moderne ne doit pas verser
pour autant dans l’ascétisme : « On peut même aboutir au scherzo », jeu de mots sur le sens musical et
celui de plaisanterie ; ce serait là exactement la veine illustrée par la pièce de Berio, dont il préfère sans
41 Les deux chansons de la version 1959 sont publiés en piano-chant par Suivini-Zerboni avec la partition ; on en entend l’instrumentation dans l’enregistrement sur disque.42 Entretiens avec Rossana Dalmonte, p. 81.43 Rognoni, Carteggio, p. 318. À plusieurs reprises, la partition indique une alternance entre musique et action, qui s’immobilisent tour à tour, signalée par les mots « azione stop ».44 Préface à la partition ; les gens commencent à se gratter et à réagir précise Berio à Rognoni. 45 Pour les (très légères) modifications par rapport au Divertimento, voir Brüdermann, Das Musiktheater, p. 29.
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hésiter « la grâce […] aux resucées d’un surréalisme vieux de quarante ans 46. » La grâce dont parle
d’Amico provient ici d’une dynamique retenue (un premier forte passager intervient à la mes. 45 et le seul
tutti au ff dure seulement trois mesures) et d’une utilisation de la percussion dont la délicatesse rappelle
l’instrumentation subtile du « Scherzo de la Reine Mab » dans Roméo et Juliette de Berlioz – autre scène
de piqûre et de folie.
La transition (II bis) confie une variation de l’objet musical initial de l’œuvre à deux clarinettes :
le même matériau mélodique est cette fois-ci caractérisé par des intervalles distendus et des monnayages
qui se bloquent sur la quadruple ou quintuple répétition d’une même hauteur, illustration, là aussi, des
agitations de la puce. En arrière-plan, les cordes, entrant successivement par pupitres, des aigus aux
graves, tissent un immense cluster de douze sons formé de bandes de secondes mineures, dans la nuance
pppp47. Dans la scène III, dit Berio, la musique « commente » l’intrigue48 : le « Scat Rag » correspond au
trajet du monsieur distribuant ses billets dans la rue. La pièce est moins « autonome » ou close sur elle-
même que la rumba, et sa régularité rythmique est moindre : le motif général en est le contretemps. Berio
précise que le rythme est en vérité « encore basé sur celui de la rumba qui précédait, développé et
contracté de diverses manières49 .» « Scater » signifie soit « marcher rapidement », soit intégrer dans le
chant jazzistique des onomatopées – ce sont probablement les grappes de secondes majeures qui
symbolisent ici de telles interjections. La musique propose un alliage fascinant entre l’univers « savant »
et des riffs aux contours déstructurés qui annonceraient Ornette Coleman. L’effectif est plus ample —
c’est celui du « grand orchestre de jazz50 » – et il tranche avec le caractère chambriste de la rumba ; les
cuivres prédominent tout au long de cette section, dialoguant avec des interventions de la guitare
électrique, de la percussion et d’un piano lui-même percussif, dont les accords sont dissonants (mais
disposés tonalement, avec les intervalles larges dans la main gauche) ou bien faits d’une superposition
d’accords parfaits (mes. 53-55, voir ex. 7)
Ex. 7
46 « […] si può arrivare fino allo scherzo (e non è obbligatorio che si tratti di uno scherzo macabro). Di tal genere, se non sbaglio, mi pare la Sua rumba eseguita recentemente a Roma, tanto per fare un esempio. Ossia un pezzo che evidentemente non si pone obiettivi grandiosi, ma la cui grazia personalmente preferisco senza confronto alla noia di certi martelli incapaci di battere un chiodo, e buoni soltanto a rifare il verso a surrealismi vecchi di quarant’anni » (Luciano Berio/Fedele d’Amico, Nemici come prima, p. 26).47 Comme dans la transition III bis, Berio a supprimé ce tapis de cordes dans l’enregistrement discographique de 1960.48 Rognoni, Carteggio, p. 318.49 Ibid., p. 319.50 Ibid.
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Une transition similaire à celle entre les scènes II et III apparaît en cet endroit, avec un cluster
soutenant le dialogue des deux bassons ; de nouveau, le spectateur ne peut pas ne pas relier ici les figures
de sur-place, écrites en pp ou ppp, à des démangeaisons, en activant les connotations comiques du basson,
la fable de Calvino n’étant d’ailleurs pas sans lien avec L’Apprenti sorcier de Paul Dukas. Berio intitule
la scène IV « La Grande guerra » et qualifie la musique de « descriptive », avec même des moments
« onomatopoétiques »51. Les discours de ministres sont ponctués par de brèves fanfares toujours
ascendantes, auxquelles se mêlent une ligne torturée au violon solo puis à la flûte, sur un fonds rythmique
formé de cellules irrégulières et caractérisé par des sonorités tranchantes (tambour militaire, tambour
basque, tom-tom, temple block…).« C’est encore le rythme de rumba peu à peu exaspéré et
complètement transformé52 », tel qu’on peut le percevoir par exemple dans les contretemps de la ligne des
contrebasses (mes. 1-11), les rythmes des percussions et des cordes en pizzicato (mes. 43-47) ou la
division de la mesure à 3/4 en deux noires pointées (mes. 54-58). La deuxième section (mes. 71s)
transpose des salves de fusils au moyen groupes massifs et agressifs de trois, quatre ou cinq doubles
croches, sur des clusters de secondes mineures. À la fin, écrit le compositeur, le rythme vient buter sur un
tutti qui joue « l’accord principal » : il s’agit là d’un accord de douze sons dans les vents (seconde moitié
de la mes. 107), suivi de son écho aux cordes qui clôt la scène.
Dans la partie V, intitulée « Refrain », la musique « commente » la scène, dit Berio : on y voit les
ruines de la guerre et musicalement, « c’est une reprise du Notturno – les développements harmoniques
sont de plus en plus serrés et plus complexes, toujours selon les procédés de la scène I. Les cloches-tubes
soulignent les ‘noyaux’ harmoniques les plus importants (c’est la revanche des prêtres – les fossoyeurs).
Vers la fin tout se contracte plus rapidement (comme si l’on écoutait un disque à 45 tours au lieu de 33 !).
L’homme jette la puce et s’en va53 ». C’est donc dans les redoublements, par les cloches ou la harpe, des
attaques de certaines hauteurs jouées par les cordes (fa dièse, mes. 1, sol dièse, mes. 3 etc.) ou les cuivres
que Berio situe le lien avec la scène I, même si le caractère de la musique est tout autre ici, plus poignant,
plus élégiaque, dessinant un paysage désolé. Dans cette scène s’insère la seconde des chansons de
51 Ibid., p. 318. 52 Ibid., p. 319.53 Ibid., p. 319.
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Calvino, décrivant le voyage sur une autoroute monotone d’un couple qui, après des années de mariage,
ne se parle plus. On peut remarquer par ailleurs un passage mélodique en homorythmie où les cordes
soutiennent une mélodie avec des accords d’une densité toujours changeante (voir ex. 8 et 9). On voit là
aussi « l’ambiguïté » chère au compositeur, utilisant en l’espace de deux mesures des accords qui
comprennent de 4 à 12 hauteurs différentes (dernier accord mes. 20), ou encore obtenus par empilement
d’accords parfaits (premier accord mes. 21) ; on remarquera dans les trois accords de la mesure 21 la
prédilection du compositeur pour des étagements de tierces.
Ex. 8
Ex. 9
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Ce passage correspond peut-être à la « révolution des femmes » dont parle le résumé de Calvino
(mais que Berio ne mentionne pas dans la lettre à Rognoni), à moins qu’elle n’ait été placée dans la scène
VI, marquée par un certain pathos et de nouveau par un travail harmonique. « L’orchestre explose encore
sur le même accord qui, toujours ff, se transforme lentement : sur scène, c’est l’immobilité absolue.
L’accord s’arrête : action sur scène. Et ainsi de suite jusqu’à ce que la contraste entre action – silence (et
vice versa) s’annule. L’accord se défait peu à peu, il se dispose de différentes manières puis se dissout.
Un dernier retour à l’accord conclut la pièce. Ce finale aussi peut se comprendre comme un prolongement
du Notturno et du Refrain54 ».
Les 37 premières mesures sont constituées en effet par un seul accord de neuf hauteurs (voir ex.
10) qui fait l’objet d’une immense Klangfarbenmelodie : si l’accord se « transforme », comme dit Berio,
c’est qu’en fait l’orchestration le creuse, en tire de petits motifs mélodiques et fait ressortir par un jeu de
54 Ibid.
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crescendos et decrescendos certaines de ses composantes, comme si l’on actionnait différents
potentiomètres sur une table de mixage55.
Ex. 10
Or, cet accord de huit sons n’est identique ni à celui mentionné par le compositeur à propos de la
fin de la scène IV (accord de douze sons), ni à celui qui clôt la scène VI (accord de douze sons également,
voir ex. 11).
Ex. 11
Quand Berio parle d’un « accord principal56 » dans Allez hop, il semble donc qu’il faut entendre
par là plutôt l’idée d’un accord englobant toutes les hauteurs, sorte de plérôme scriabinien servant de
réservoir à différents sous-accords (comme celui du début de la scène VI) et qui fait l’objet d’une
extraction de motifs ou d’un travail sur le timbre. Le dernier accord sera répété ad libitum, allant du p au
fff puis disparaissant de nouveau, comme pour indiquer un mouvement circulaire.
3. Perspectives
Il est peut-être risqué de tirer de ce descriptif, qui n’est guère une analyse de la partition, des
conclusions plus générales. Nous allons tenter cependant de proposer quelques remarques reliant Allez
55 Dans sa lettre à Rognoni, Berio ajoute qu’en venant à Milan, il lui montrera « le schéma de ce finale […], assez intéressant ». Il formalisait probablement la structure de cette mélodie de timbres.56 Rognoni, Carteggio, p. 319.
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hop à d’autres œuvres du compositeur et à son rapport à l’avant-garde des les années 1950.
Si l’on part de la conception du paramètre harmonique, le cluster de douze sons apparaît ici
comme une sorte d’arrière plan d’où sont extraits des objets très différents, extraction qui recoupe pour
Berio la notion de « transformation », terme employé à propos de l’accord de neuf sons immuable
toujours différemment zoomé dans la scène VI ; utilisé souvent pour ponctuer la fin d’une section, le
cluster constitue en même temps une sorte d’horizon de l’harmonie, son état saturé, tout comme dans
Sinfonia, plus tard, certains accords serviront d’arrière plan statique 57. Un lien s’établit alors avec une
fascination pour la circularité – celle de l’histoire d’Allez hop elle-même, celle du dernier accord répété
ad libitum ou de la texture des saxophones du « Notturno » initial, lequel fait lui-même l’objet de reprises
et variantes dans les transitions et dans les sections V (intitulée précisément « refrain ») et VI. La
répétition, on le sait, sera un sujet omniprésent chez Berio, d’Allelujah à Circles, de Chemins IV à
Ricorrenze, ces deux dernières partitions offrant quelque chose qui n’est pas loin d’une parodie du
compositeur par lui-même.
En 1970, Berio fera à Fedele d’Amico cette remarque essentielle : « Toi, tu es toujours pour les
formes et moi, pour les ‘formations’, toi, pour les systèmes et moi, pour les processus 58 ». Mais il faut
observer que ces formations et processus produisent chez Berio des textures statiques, que seule une
interruption violente, surgissant de l’extérieur, peut déchirer — c’est là le geste typique et le sujet même
de Sinfonia. À ce statisme, profondément, rien ne permet d’échapper. La notion d’une transcendance, les
transformations pathétiques à la Beethoven, ou encore le Durchbruch mahlérien sont étrangers à cet
univers, plus proche du mythe et du rituel que d’une ascension ou d’une percée ; les processus, ici, se
développent sous une menace permanente et sont comme désactivés, ils ne créent aucune dynamique qui
opérerait un saut dialectique. C’est cela que d’Amico – sur un registre plus psychologique – tentait de
formuler dans l’article consacré à Allez hop en 1959, parlant d’une « grâce de ce qui ne conclut pas », de
l’« élégance du geste énigmatique, de l’émotion muette de la décision renvoyée à plus tard », ou encore
du caractère « incertain » que la musique elle-même insufflait à la fable de Calvino59. Curieusement, la
critique que Berio adressait à une certaine utilisation trop abstraite du sérialisme – créant « un monde
immobile et statique qui tourne sur lui-même60 » – fait parfois retour dans son propre univers, réfractaire
parallèlement à toute dramatisation des processus et transformations. Un processus n’y est jamais produit
devant l’auditeur comme sur une scène ni proposé comme évolution tragique ou libératrice, tout ce que
Carl Dahlhaus, en parlant de Beethoven, résumait par la formule d’une « relation entre monumentalité et
manipulation thématique sophistiquée61. »
Si l’on tient aux oppositions adorniennes entre Schoenberg et Stravinsky, brillamment recadrées
57 David Osmond-Smith, Playing on words, a Guide to Luciano Berio’s ‘Sinfonia’, London, Royal Musical Association, 1985, p. 6.58 Nemici come prima, p. 66. 59 Nemici come prima, p. 96.60 « Luciano Berio on New Music: An Interview with David Roth », Musical Opinion n° 99 (1976), p. 548.61 Carl Dahlhaus, Nineteenth Century Music, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1989, p. 154.
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quant à la musique de ce dernier par Richard Taruskin, on placerait tout de même un grand nombre de
productions de Berio dans le voisinage du Russe62 – du côté d’une combinaison entre l’ornement et le
rituel et d’un refus de l’idéologie allemande du développement, et non pas du côté du déploiement
glorieux de la forme dialectique, telle qu’elle se dévore dans cet « Über-Quatuor » de Boulez (crée en
Italie dans la même soirée que Allez hop) dont seul la partition reste intelligible. C’est dire que l’avant-
gardisme de Berio est en tension, dans les années 1950, avec une tradition dont Taruskin a souligné
l’importance au XIXe siècle et qu’il nomme la culture « anti-sublime ». Celle-ci refusait une
« dichotomisation entre la beauté et tout un discours de la profondeur, de la force, de l’élévation hautaine
et de la puissance » – d’un côté, ainsi, Beethoven et Wagner, de l’autre, Bizet, Verdi ou Tchaikovsky,
« dernier des grands compositeurs du XVIIIe siècle ». L’un des traits techniques caractéristiques de cette
culture étant la juxtaposition, Taruskin établit un lien éclairant entre le goût de Tchaikovsky pour la suite
et le ballet à entrées et la parataxe stravinskienne, deux figures d’un refus du modèle « cinétique et
syntaxique » allemand63.
D’autres traits de la culture anti-sublime permettent peut-être d’éclairer autrement l’esthétique de
Berio. Elle est le domaine de la maîtrise artisanale comme valeur en soi, de la belle ouvrage et de
l’exécution virtuose, où un compositeur est capable d’écrire un ballet d’une heure en l’espace de vingt
jours, comme le fit Tchaikovsky, et Berio lui-même, dans une chambre d’hôtel à New York 64. C’est
l’univers où une notion emphatique de l’œuvre d’art est tenue en échec par les contraintes du monde de
l’opéra, avec ses structures de production et de communication particulières ; dans Allez hop, les canzoni
écrites pour Cathy Berberian apparaissent alors comme l’équivalent des arie di baule que les chanteurs
d’opéra inséraient à leur gré dans un opera seria au XVIIIe siècle, et les adaptations de la production
vénitienne à Rome en 1968 s’inscrivent tout naturellement dans une série de réflexes consistant à adapter,
arranger, modifier et remettre au goût du jour une œuvre en vue de la communication avec un public
spécifique. Communiquer avec l’auditeur reste la préoccupation majeure, et cela en partant d’objets
repérables ; quand Berio utilise la harpe, les percussions ou les cloches-tubes pour souligner une attaque,
marquer le début d’un autre cycle harmonique, il pratique ce que Boulez théorisera trente plus tard
seulement comme un « signal » destiné à scander la forme afin de la rendre intelligible 65. Pour Berio,
l’œuvre ne doit pas seulement savoir se parler à elle-même, elle doit avant tout se tourner vers l’auditeur.
62 Berio appartient « al versante Stravinsky-Ravel » écrivait déjà Mario Bortolotto (Fase seconda, Enaudi, 1976, p. 137).63 Richard Taruskin, Defining Russia musically, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 1997, chapitre 11, en particulier p. 258, p. 266 et p. 274.64 Per la dolce memoria di quel giorno, d’après les Trionfi de Pétrarque, ballet composé en avril 1974 pour Maurice Béjart.65 Voir Jonathan Goldman, « Pierre Boulez, théoricien de l’écoute », Circuit, 13, 2 (2003).
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