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  • ALGRIE COLONIALE :

    LES RAISONS

    DUNE

    PURIFICATION ETHNIQUE

    Jos GARCIA

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  • Ils sont plus nombreux que les cheveux de ma tteceux qui me dtestent sans sujet.

    Ils sont forts ceux qui sans motif travaillent maperte : ce que je nai pas vol, maintenant je dois le rendre.

    (Livre des psaumes 69-5)

    Ayant pos les deux mains sur la tte du bouc vivant,Aaron confessera sur lui toutes les iniquits des fils dIsral,toutes leurs transgressions et toutes leurs fautes ; il lesdposera sur la tte du bouc et il lenverra au dsert par unhomme tout prt.

    Le bouc emportera sur lui toutes les iniquits versune terre aride et on lchera le bouc dans le dsert.

    (Le Lvitique 16-21 et 22)

    Malheur vous, scribes et pharisiens hypocritesparce que vous ressemblez des spulcres blanchis: lextrieur ils paraissent beaux, mais lintrieur ils sontpleins dossements et dimpurets. Ainsi de vous: vous avez auxyeux des hommes un extrieur de justice, mais lintrieurvous tes remplis dhypocrisie et diniquit.

    (Evangile selon St Matthieu 23-27 et 28)

    Ce livre prsente la vrit de Pierre sur son pays,lAlgrie coloniale. Tous les faits historiques rapports dans sontmoignage sont authentiques et, de rares exceptions prstoujours signales, facilement vrifiables ; les actes etvnements de la vie de tous les jours voqus dans ce livre, desplus insignifiants aux plus tragiques, ont t choisis dans lammoire de sa famille et relats le plus fidlement possible.

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  • I18701940 - Lre des certitudes

    Naissance dun peuple

    La rue monte sans cesse en pente plus ou moins raidedepuis le passage niveau, tout en traversant le faubourg dElKantara aux maisons souvent entoures de jardinets. Puis elledevient plane sur quelques dizaines de mtres permettant auxmarcheurs un rpit bienvenu une fois la dernire grimpettefranchie ; les chevaux suant dans la chaleur en profitent pourreprendre leur souffle aprs avoir pniblement gravi la cte entirant des charrettes parfois lourdement charges. La rue tournealors vers la gauche, passe sur un pont mtallique sansprtention, long dune vingtaine de mtres, au dessus dunepetite dpression appele avec emphase le ravin par les gaminsdont cest un des endroits de jeu favoris. Elle parcourt enfin lefaubourg Lamy pour finir lEcole Normale dInstituteurs.

    Sur la droite du pont vers la naissance du ravin, deux ou trois cents mtres, une colline de schiste presque noirporte sur son flanc une grosse btisse daspect peu engageant, deux tages, sombre, aux fentres minuscules : la ferme.

    Pousss par la dtresse ou beaucoup plus rarementcondamns lexil cause de leurs opinions politiques, attirspar la perspective dun sort plus clment, lAndalou mourant defaim, le Napolitain misrable, les habitants sans avenir sur leurs

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  • les trop pauvres ou trop peuples comme Malte, la Corse ou laSicile, le paysan des Causses cultivant un sol ingrat, lebonapartiste ou le communard condamns la dportation dansles colonies, lAlsacien refusant la domination allemande,lanti-franquiste interdit de sjour dans son pays, arrivaient surcette terre, bercs de promesses, sans espoir de retour, despriodes diffrentes, ignorant que le nom de Colon qui leur taitattribu leur arrive serait un jour porteur dinfamie pour eux-mmes et pour leurs descendants: ils ne cherchaient qumanger leur faim dans un pays sr o ils pourraient construireune vie meilleure pour leurs familles.

    Un peu dHistoire

    Ces immigrants venaient dans une Algrie inconnue.Peuple de Berbres depuis la prhistoire, elle avait vcu aucours des sicles quelques pisodes plus ou moins agits quandsurvint, partir de 680, le conqurant arabe, par vagues dontcelles, particulirement dvastatrices, des tribus Bni Hillal etSolein arrives sur son sol aux Xe et XIe sicles. Une partie deshabitants se convertit trs vite lislam, lautre rsistalongtemps ceux qui voulaient lui imposer par la violence etdes discriminations humiliantes leur religion, leur langue etleurs usages, et agirent de mme dans tout le Maghreb. DesBerbres sauvrent leur dignit, leur vie, leur idiome et leurscoutumes en fuyant vers des massifs montagneux imprenables,entre autre les monts de Kabylie et des Aurs, ou des zonesdsertiques, mais finirent par tre tous islamiss au dbut duXVIe sicle, on pourrait dire par osmose, en gardant toutefoisleur langue, leurs murs et quelques restes de leurs croyancespaennes. Une tutelle turque muscle dbutant avec le XVIesicle acheva la ruine de ce pauvre pays

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  • Au XIXe sicle la mode en Europe tait aux colonies.Le prtexte ntait plus, comme jadis au Maghreb ou enAmrique du Sud, damener un Dieu tranger, au prix depillages et de massacres, des paens qui sen taient trs bienpasss depuis la prhistoire ; officiellement il sagissait desupprimer des usages barbares, darrter des guerres tribales, defaire profiter les indignes des avances de la mdecine et de lascience, de les civiliser en douceur tout en respectant leurscoutumes ; en change on profitait de richesses naturellesinexploites. Troc plus ququitable : on initiait au progrs,dernire religion qui, elle, allait apporter le paradis sur terre,sans attendre. Qui aurait pu refuser ce march ? On peut liredans la prsentation de lAtlas Colonial Franais, (Editions deLIllustration, 1931, page 6) : Faut-il ajouter que ce ne sont passeulement des questions dintrt qui nous incitent dvelopper notre domaine colonial ? La colonisation [] nestque la plus haute expression de la civilisation []. Cettemission civilisatrice nous lavons toujours remplie lavant-garde de toutes les nations et elle est un de nos plus beauxtitres de gloire.

    Cest ainsi quavec une bonne conscience absolue laFrance de 1830 envoya une expdition militaire vers Alger, nidde pirates turcs sur un territoire anonyme, de lan mille, quisemblait avoir grand besoin dun tuteur paternaliste. A la suitede pripties trop longues raconter elle sortit sans le vouloirdu cadre qui prvoyait de noccuper quune zone restreinteautour de cette ville et, sans avoir dfini une politiquecohrente, elle acheva de pacifier, parfois brutalement, toutecette rgion, quelle baptisera Algrie, conqute laborieuseallge grce une prbende somptueuse mtamorphosant lechef rebelle Abd El Kader en un retrait riche et paisible. Enfinelle y attira ds 1850, et surtout aprs 1870, venant pour la

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  • plupart dles ou de pays latins, des Europens misrables quisy enracinrent.

    Vie des premiers colons

    Les immigrs famliques, trs souvent faonns pardes annes de ventre creux, aventuriers de lespoir, travailleursacharns, durs la peine, dbarquaient dans un pays inconnu olespace ne manquait pas, prts tout supporter, porteurs durve indestructible dviter leurs enfants des jours de misre etde famine humiliantes tels quils en avaient connus eux-mmes.

    Ladministration franaise les dirigeait souvent versdes terres en friche, mesure que Maurice Viollette (homme degauche, co-auteur, en 1936, avec Lon Blum, lors du frontpopulaire, dun projet de rformes concernant les Musulmans,dont lune accordait la nationalit franaise plusieurscatgories de ceux-ci avec la possibilit de conserver leur statutcoranique) justifiait dans les termes suivants :

    A lorigine de notre installation dimmensessuperficies demeuraient sans aucune utilit. Lexpropriationqui fondait le droit des colons sur cette absence de toutpropritaire utile et leur donnait un titre la condition quilsralisassent la mise en valeur se dfendait donc juridiquement.Lintrt gnral tait clatant. Faut-il prendre lexemple deBoufarik ? Quon compare ce pays de marais avantlexpropriation et depuis. La dmonstration est premptoire enprsence de cette richesse faisant place ce nant (Extrait deLAlgrie vivra-t-elle ? page 87. Librairie Flix Alcan, Paris.1931).

    Dautres immigrs taient tablis sur des terresachetes rgulirement, en respectant les lois en usage, leurspropritaires musulmans. Enfin existaient des terres considres

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  • comme prises de guerre saisies par les autorits, dont lasuperficie totale, il faut le dire, tait de beaucoup infrieure celle de chacun des deux cas prcdents. En aucune faon cesnouveaux venus ne pouvaient tre considrs comme les acteursdune rue vers lor dsireux de faire fortune du jour aulendemain. Ils savaient que leur bien-tre ne pouvait qutre lersultat de leur sueur, ne leur viendrait quaprs avoir dfrich,assaini, construit. Ils arrivaient sur un territoire sous-peupl etsous-exploit mme dans des rgions fertiles, sans presqueaucune infrastructure terrestre et encore moins, si possible,maritime ; grand comme plus de la moiti de la France pour sapartie dite utile, celle o la pluie voulait bien tomber peu prssuffisamment et sans trop dirrgularit pour permettre desrendements quailleurs on aurait jugs faibles ; o dimmensestendues taient labandon, sur lesquelles on leur avait faitmiroiter la possibilit de btir leur place au soleil. Ils nedemandaient rien dautre que pouvoir donner la mesure de leurcapacit faire fructifier cette terre nouvelle.

    Ces dracins ne voulaient pas accumuler lesembarras. Lcole tant lassurance dune vie meilleure, ils luiconfiaient totalement leurs enfants charge pour elle den fairedes citoyens utiles et bien dans leur peau. Voil pourquoi M...,immigr espagnol, ou italien, ou autre, admettait sans se poserde questions quon puisse apprendre ses enfants quilsdescendaient de Gaulois. Sa reconnaissance envers la France,son nouveau pays, ntait pas entame par cette inexactitudeinsignifiante. Pour lui le pass comptait peu, seul importaitlavenir. La russite fut totale. Les descendants de ces gens qui,sauf exception, ne parlaient pas le franais, se firent tuer pour lapatrie au cours des deux guerres mondiales du XXe sicle,comme tout Breton ou Picard, et trouvaient cela normal : ilspayaient, parfois sans le savoir, mais toujours sans discuter, ladette de leur famille envers leur nouvelle patrie.

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  • Pendant des annes dans cette terre hors du temps oabsolument tout tait faire, les premiers colons avaient, deleurs mains calleuses, dfrich, assaini les marcages, bti,prospect, sans se dcourager malgr les difficults, malgr lesmaladies.

    Les destins avaient diverg. Les premiers arrivantstaient souvent rests pauvres, mais les liens familiaux trs fortspermettaient une pauvret digne : victimes de linscurit desdbuts, des conditions de vie prcaires, du paludisme, ou toutsimplement mal arms pour la nouvelle vie qui les attendait, ilsavaient demi chou dans leur qute de mieux-tre ; les lotsde colonisation qui leur avaient t attribus et quils avaientdfrichs leur furent enlevs car ils navaient pu rembourserleurs dettes. La vie tait dure alors, et les vautours guettaient.Beaucoup abandonnrent lagriculture pour aller habiter desvilles ou des villages nouvellement crs

    Leur travail obstin permit leurs descendants,manuvres, ouvriers, employs, artisans dans leurs choppes,piciers pres au gain, mls quelques nouveaux arrivs, depeupler, ds le dbut du XXe sicle, des quartiers comme celuidEl Kantara Constantine, o la vie suivait le rythme des finsde mois difficiles ou des paiements alatoires ; mais en euxpersistait lespoir des pionniers, confort par luvre djaccomplie. Pour leurs enfants ils taient prts tous lessacrifices, le seul hritage quils pouvaient leur laisser tant lameilleure ducation possible et le souvenir dune vieexemplaire.

    Tout naturellement existait dj une lite issue deleurs rangs, rejoignant des cadres principalement administratifsvenus de France et qui souvent avaient fait souche.

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  • Ils taient reconnus comme exubrants mais sansvulgarit, confiants parfois jusqu la navet, fiers de ce quilsavaient construit pice pice partir du nant, nattendant rienque deux-mmes, durs la peine, citadins plus quaux quatrecinquimes. Ils se prsentaient comme Colons, nom courant quiprit parfois le sens restrictif de cultivateurs, ou bien FranaisdAlgrie, ou bien le plus souvent Algriens exactement commeles Franais dAlsace se disent Alsaciens ou les Franais duJura Jurassiens : ce nest que beaucoup plus tard que ce termedsignera les Musulmans dAlgrie. Ils auront bientt forg undialecte usage interne, auront leurs auteurs reconnus, clbres,leurs champions sportifs, leurs coutumes. Bref, un peuple taitn.

    La famille de Pierre

    Manolo, francis en Manuel, encore tout enfant, venude la province dAlicante avec son pre et sa mre, avaitdbarqu Oran vers 1870 en compagnie dun groupe asseztoff de parents et damis. Ce petit monde avait t orient parladministration dans la rgion de Sidi-Bel-Abbs, chargepour eux daider dfricher et mettre en culture des lots decolonisation, autrement dit des parcelles de terrain de quelqueshectares, rarement un peu plus de quinze, parsemes de rocherset couvertes dpineux, ou de jujubiers, ou de palmiers nainsenvahissants et tenaces, appels localement doums, devenusfrquentables depuis sous le nom savant de chamaerops. Ilfallait emprunter en attendant les premires rcoltes et mmeenfant Manuel dut travailler dur. Il tait encore jeune quand laterre dont son pre soccupait fut saisie. Cest ainsi qu la mortde ses parents Manuel se retrouva journalier agricole, louant sesbras quand on en voulait bien, peu pay, et seulement quand iltrouvait quelquun qui avait besoin de lui. Mari Concha, ildcida daller habiter Sidi-Bel-Abbs.

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  • Ils stablirent dans un logement compos uniquementde deux pices de taille moyenne quils ne quittrent jamais. Ilssclairaient la bougie puis la lampe ptrole et tiraientleau dun puits commun laide dune pompe bras. La sallede bain se rsumait un broc et une cuvette. Concha staitconvertie en couturire et compltait les salaires maigres etirrguliers de son mari en faisant tourner, littralement du matinau soir, une machine coudre, merveilleuse invention dont lecliquetis saccad laccompagna toute la vie. Ils eurent deux fils,Pierre et un an, qui passrent une enfance heureuse malgr cesconditions de vie spartiates.

    De lautre ct de la rue les gamins jouaient en bandesur une grande place poussireuse dont la terre battue, dun ocretrs clair, noyait en juillet et en aot les rares passants intrpidesdans une rverbration de lumire aveuglante et de chaleursaharienne. Tout au fond un immense faux poivrier cachait lesoleil un moment, abritant le courageux piton heureux de cerpit. Sur la droite un petit portillon donnait aux enfants unaccs cach au grand jardin public de la ville. Ds lentre ilsplongeaient dans lombre rafrachissante si recherche en tdun parc bois, o rgulirement rptait ou donnait desconcerts de grande qualit la clbre musique de la LgionEtrangre dont les Bel-Abbsiens racontaient quelle possdaiten ses rangs des virtuoses internationaux venus oublier on nesavait quel drame personnel dans lanonymat de ce corpsdlite. Cest ainsi que Pierre et ses petits camarades,merveills, plus chanceux que beaucoup de leurs semblablesde leur poque sans TSF, eurent la rvlation rpte etinfailliblement prenante de cet art qui, toujours, les transportaitdans un monde plus beau.

    Pousss et encourags par leurs parents, le frre ande Pierre puis deux ans aprs Pierre lui-mme russirent au

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  • Certificat dEtudes, prouesse jadis peu commune, remarquable,longuement clbre dans le quartier par les amis et lesconnaissances. Ils purent ainsi se lancer avantageusement dansla vie active ds quatorze ans, remplissant nombre de petitsboulots avant de trouver un emploi convenable. Le frre dePierre obtint une place de dmarcheur dans une petite affairedassurances et Pierre devint salari de la compagnie ferroviairede cration relativement rcente connue plus tard sous le nomde CFA, pour Chemins de Fer Algriens, qui rassembladiffrents tronons de voie ferre prcdemment construits pardiverses socits en un seul rseau couvrant le territoirealgrien. Ils purent ainsi contribuer payer les tudessecondaires et universitaires dun proche cousin qui, conscientde son devoir, eut cur de se montrer digne de la confiancequi lui avait t accorde : sa russite fit lorgueil de la famille.

    Chez les parents plus ou moins loigns, on comptaitun directeur dcole primaire, ce qui ntait pas rien, uneinstitutrice, un grossiste en grains, un bniste, un cultivateur, etde nombreux autres encore, moins marquants.

    Deux des cousins de Pierre ntaient pas revenus destranches de la Grande Guerre, comme vingt-deux mille deleurs compatriotes. Les Franais dAlgrie tant moins de cinqcent mille cette poque, rapport la population de la Francecela correspondait environ un million huit cent mille tus. Cesgens avaient fait leur devoir.

    La premire tape de lintgration de cette petite tribudans la communaut franaise tait une russite sans faussenote. Personne ne regrettait lexil choisi par les premiersarrivants sur cette terre et lide dun retour au pays de leursanctres ne les effleurait jamais. Pour ceux de la deuxime

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  • gnration dj, lEspagne ntait plus quun pays trangercomme un autre.

    La ferme lautre bout du pays logeait alors un couplede cultivateurs venu dAlsace qui sobstinait vouloir faire dellevage de bovins sur un sol ingrat, et ne subsistait que par unacharnement presque obtus.

    Pierre stablit Constantine

    La maladie impitoyable en ces temps presqueprhistoriques emporta le pre de Pierre certainementprmaturment us, puis son frre encore jeune. Au dbut desannes trente Pierre accepta un poste Constantine, loin verslest de lAlgrie, neuf cents kilomtres de sa ville natale, en ygagnant une promotion qui lui permettait damliorer sonmaigre salaire de dbut. Accompagn de sa femme Jeanne et deson fils Charles, bientt frre dune petite Marie, il sinstallavers le bas de la rue principale du quartier dEl Kantara, appeleRue des frres Fidon, du nom de trois fils dune famille deConstantine tus dans les tranches de la Grande Guerre. Ilfaisait parvenir ponctuellement chaque mois sa mre quirefusait de quitter son cadre de vie pour le rejoindre une petitesomme qui, ajoute dautres secours de parents proches et auxrevenus des travaux de couture, la laissait matresse de sesdcisions.

    Pierre et les siens emmnagrent au rez-de-chaussedune maison deux tages partage en appartements alors quela ville vivait dans une atmosphre extrmement lourde. Pierrese joignit un rassemblement de ses tout nouveaux voisinssentretenant voix basse, lair grave, dincidents sanglants quivenaient de se produire. Comme toujours dans les cas tragiquesles mmes mots revenaient souvent, comme si de leur rptition

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  • allaient natre une connaissance plus prcise de ces vnements,une meilleure comprhension de leur gense. Le fait est que du4 au 6 aot 1934 des bandes dArabes, ou encore dIndignes,comme alors les Musulmans dAlgrie taient nomms parladministration ou par les colons venus dEurope, avaientchaque jour pntr dans le quartier juif de Constantine munisde gourdins et darmes blanches et avaient procd desdestructions ou attaqu des personnes pendant quelques heures.

    Daprs les chiffres officiels, avant lintervention dela police et de larme pour stopper luvre des meutiers, unesoixantaine de malheureux, parmi lesquels on avait dnombrune vingtaine de tus, furent victimes de cette pousse deviolence. Le calme enfin rtabli, le quartier juif put compter sesmorts et soigner ses blesss. La rumeur parlait dun nombre devictimes, environ deux cents, morts ou blesss, beaucoup plusimportant que le chiffre officiel. Lopinion gnrale tait quilsagissait l dune explosion de racisme ordinaire exacerb parune querelle religieuse quelconque dgnrant en massacre. Lathse retenue par les autorits tait celle dun isralite ivreinsultant les fidles prs de, ou dans, une mosque, ce quebeaucoup trouvaient peu vraisemblable. Puis les jours passrentsans nouveaux incidents et plus personne nen parlait. Maischez tous une inquitude sourde persista quelques semaines,bientt enfouie sous les strates des soucis et des joies de la vieordinaire.

    Pierre et sa famille sinstallrent dans leur nouvellevie. A cette poque et dans ce milieu les traditionsmditerranennes taient encore fortes. On se mariait pour lavie. Le pre travaillait et nourrissait les siens; la mre soccupaitde la maison et du bien-tre de tous : quelle pt occuper unemploi salari tait du domaine de linimaginable ; les enfantssavaient quon les envoyait lcole pour y apprendre, et les

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  • parents que les matres en tireraient le meilleur. Ces quelquesrgles fortes rgissaient le quartier. Tout le monde sysoumettait. Aucun ne songeait y chapper car personne nepensait une autre vie possible.

    Sans moyen de locomotion lunivers tait rduit unpetit cercle autour du lieu de vie. Sinstaller dans un endroittait une espce dunion avec les voisins presque aussi solidequun mariage, laquelle il tait impossible dchapper. La viese droulait pratiquement sans mystre ; de plus le climatclment ou trs chaud aid par les coutumes importes de paysensoleills imposait une vie portes et fentres ouvertes. Enoutre, la population europenne de la ville ne dpassait pas celledune petite ville de France, cest dire que chacun connaissaittout le monde, au moins de vue, et donc que les services derenseignements fonctionnaient sans cesse : toute amliorationde salaire, tout faux pas, tout vnement heureux oumalheureux, absolument tout se savait.

    Ce systme ne prsentait pas que des inconvnients :de multiples petits services changs facilitaient lexistence ;une convivialit relle se forgeait dans les conversations dusoir, la frache, devant le seuil des maisons, assis soit sur deschaises sorties pour loccasion, soit mme le sol ; despromenades champtres runissaient plusieurs familleslorsquon allait pied passer la journe du dimanche dans unpetit bois aprs une marche de quelques kilomtres. En cas debesoin, les parents trouvaient toujours quelquun pour soccuperdes petits ; si ncessaire, lors dune difficult imprvue, unvoisin obligeant venait spontanment proposer son aide. Bref,personne ne vivait tout fait seul, personne ntait vraimentmalheureux, et les enfants taient rois.

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  • Une vie studieuse

    Pierre avait rapport de la bibliothque des cheminotsun livre de Jack London, Martin Eden, autobiographieromance o lauteur montre son hros, fils dune famillepauvre contraint de gagner trs tt sa vie, qui arrive surmonterpar un travail acharn son handicap culturel, devientsocialement reconnu, parle dgal gal avec lliteintellectuelle de son pays issue de familles aises et faonnepar les meilleures universits. Il fut fascin par ce destin. Il sesentit pouss, encourag, guid en quelque sorte par lexemplede cette vie. Il se reconnaissait dans Jack London pauvre, seretrouvait dans les mots qui dcrivaient son dsir daccder aumonde lointain de llite, vivait avec lui toutes les tapes de sonascension.

    Ce livre le laissa dans un tat dexaltation fivreuse. Ilrelisait les passages qui lavaient marqu, sen imprgnait. Cejour exceptionnel il fut Jack London, et le resta toujours un peu.Ce coup de pouce du destin le dcida, arm de son certificatdtudes et de sa formidable volont, tenter de toutes sesforces dapprocher le niveau de ceux quil admirait pour leursupriorit intellectuelle, laisance de leur locution, la qualitet la quantit de leurs connaissances, fruits dune ducationcomplte et sans faille.

    Chaque membre de la famille connaissait sa partition.Deux fois par jour, le matin et en dbut daprs-midi, Pierreallait la gare prendre le train dit des ouvriers qui en quelquesminutes transportait les cheminots du quartier au village de SidiMabrouk vers des ateliers o ils rparaient le matriel roulantdes CFA, et les ramenait pour les repas de midi et du soir. Ilconsacrait chaque moment libre complter avec des lectures etdes cours par correspondance de lEcole Universelle, alors trs

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  • connue, une ducation arrte quatorze ans, dans lespoir quise concrtisera damliorer convenablement sa situation ; ilsurveillait aussi attentivement les progrs scolaires des enfants.

    Jeanne, comme chaque mre, prparait les petits, lesregardait partir propres et srieux vers lcole, arait draps etcouvertures quelle battait et exposait un moment au soleil surlappui des baies grandes ouvertes, faisait la poussire desmeubles, lavait les parterres, achetait au vendeur arabeambulant, en surveillant de trs prs la pese, les lgumesports sur la tte dans un grand panier plat circulaire fait debandes de roseau tresses, prparait le repas, chantonnantsouvent une rengaine de la radio. Elle se reposait de temps entemps en changeant, de fentre fentre, avec telle ou tellevoisine, quelques propos anodins.

    Les enfants profitaient pleinement de cette vie rgle ;lamour ne leur manquait jamais, mme quand ils taientcorrigs par le pre impitoyable sur les rsultats scolaires et peine moins sur la conduite envers les adultes. Il est notable queles parents sinterdisaient de parler en espagnol ; seules,rarement, la surprise ou la colre leur arrachaient un mot,parfois une expression toute faite, rests en eux comme unrflexe toujours vivant.

    Sinquitant de ce qutait la ferme, Pierre avaitappris quune dizaine dannes avant son arrive sespropritaires lavaient vendue une famille arabe auxnombreux enfants. Trois de ces pauvres habitationstraditionnelles trs rpandues, aux murs de pis, avaient trajoutes, accoles au btiment, sans doute pour abriter lesfamilles fondes par des fils adultes.

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  • Le rle de la France en Algrie

    La France, grande puissance mondiale, rayonnait surla terre entire et poursuivait inlassablement son oeuvrehumaniste dans les colonies, les faisant bnficier de la paix etde sa civilisation exemplaire. Les enseignants le rptaientchaque anne dans leur classe, les journalistes lcrivaient toutpropos, les politiques le proclamaient dans leurs discours.

    Les textes relatifs cette conception du rle de laFrance dans les colonies, dont Pierre a dj donn un exemple,abondaient, souvent dans un langage hyperbolique ne faisantque traduire la parfaite bonne foi de lauteur, sa convictionabsolue dtre dans le vrai. Pour tre plus prcis, Pierre,choisissait ces citations, prises dans des publications semi-officielles patronnes par le Gouvernement Gnral loccasiondu Centenaire de lAlgrie :

    propos du dbarquement des troupes franaisesvenues conqurir lAlgrie en 1830 :

    Tous ceux qui abordrent, le sabre en main []surent quelle uvre grandiose on les menait : reprendre latradition romaine perdue depuis un millnaire et ramenerlAfrique barbare la civilisation axiale suprieure delEurope mditerranenne. (Le Gouvernement de lAlgrie, Vedes Cahiers du Centenaire de lAlgrie, M Louis Milliot,professeur la Facult de Droit dAlger. p 8)

    sur ladministration du territoire par les militairesavant 1870 :

    Le Service des Bureaux Arabes [] jouera le rle[] de trait dunion entre europens et indignes. Despremiers il bridera les impatiences. Il calmera, des derniers,les inquitudes, dissipera les doutes et les dfiances, brisera

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  • lindiscipline et la rvolte, les habituant peu peu cet ordrede chose tout nouveau quest la paix franaise, les persuadanten mme temps de notre supriorit et de notre force. (p 10)

    ou par les civils partir de 1870 :La grande proccupation du rgime civil va tre de

    faonner une Algrie nouvelle limage de la France. (p 15)

    propos du peuplement europen de lAlgrie :Il faut proclamer bien haut que la politique

    dassimilation a pleinement atteint son but de peuplementfranais de lAlgrie []. En encadrant ce milieu europen, deprovenance si diverse, dune administration imite de laMtropole, la politique dassimilation la pli nos habitudesde penser et dagir et, finalement, a imprgn desprit franaiscette masse, alors inconsistante. (p 21)

    Aucune note discordante dans ce concert. Pierre, sonniveau, navait aucun souvenir de lexistence dune tendancecontraire cette unanimit. Si cette poque quelquun avaitexprim son dsaccord, sa voix stait leve si faiblement quepersonne ne lavait entendue. Pierre et tous ceux de son espcene pouvaient donc imaginer quil aurait pu en tre autrement. Etlorsquils voyaient passer un Arabe de la campagne,enturbann, cap de son burnous le recouvrant jusquaux pieds,venu faire quelques achats en ville remonter vers son douar,impassible, libre de toute charge, dun pas toujours gal, suivi distance respectueuse par sa femme enveloppe de haut en basdun voile noir ne laissant voir du corps que les yeux, ousouvent mme un seul il, portant en quilibre sur la tte, enplein soleil, un ballot parfois trs gros, ils changeaient desregards incrdules.

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  • Ils ne comprenaient pas pourquoi depuis cent ans deprsence de la civilisation franaise prsente commeexemplaire dans un pays o, il fallait bien le constater,nexistait aucun exemple concret dune quelconque autrecivilisation part de nombreuses et parfois importantes ruinesromaines et trois monuments massifs, sans doute des spulturesde chefs berbres davant notre re, (mais dont le plus connu,semblable une tombe de roi trusque, tait appel sans raisonTombeau de la Chrtienne), les coutumes des autochtonessemblaient figes pour lternit plus de mille ans aprs laconqute et loccupation arabes ; les hommes refusaient souventtout contact, les femmes taient invisibles et les famillestoujours des familles nombreuses, souvent trs nombreuses, auxenfants si sales et apparemment livrs eux-mmes ; leshabitations, faites de pis ou de pierres brutes lies par dutorchis, toujours des espces de prison paraissant prtes scrouler, sans aucune ouverture sur lextrieur autre que laporte.

    Lors de larrive des colons dans ce pays aucun pont,aucune route, aucun monument de quelque importance nemarquait sur le paysage lempreinte de lhomme, si lonexceptait de rares marabouts, constructions cubiques dequelques mtres de ct au toit en dme, sans ornement, peintes la chaux : il sagissait de tombeaux dermites musulmansappels eux-mmes marabouts, rvrs de leur vivant pour leurpit et leurs dons de thaumaturge ; mme les pistes ntaientque le rsultat du passage constamment renouvel de troupeauxmartelant la terre de leurs sabots sur des endroits choisis par onne savait quel instinct : lAlgrie fut la grande dlaisse de lacivilisation islamique qui avait marqu tant dautres rgions dumonde.

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  • Majoritairement habitant des quartiers construits pareux et pour eux dans les villes, grandes ou petites, les Pierre seretrouvaient sur les lieux de travail dans des bureaux, deschantiers ou des ateliers o ils reprsentaient la trs grandemajorit des ouvriers et des employs, leurs familles avaiententre elles des contacts parfois trs confiants, et toutnaturellement les jeunes gens se dcouvraient des conjointsparmi leurs connaissances. Le soir, ds le printemps, ilssortaient des chaises afin de profiter ensemble dun peu defracheur tout en conversant amicalement pendant que lesenfants jouaient. Bref, ils avaient assez peu de contacts chez lesArabes, souvent silencieux et rservs.

    Par contre leurs relations qui ne posaient aucunproblme avec certains dentre eux, collgues, commerants, oumarchands ambulants, restaient malgr tout limites carrserves aux seuls mles et ne sortant pas du planprofessionnel ou de banalits. Peu nombreux taient lesEuropens qui pouvaient affirmer avoir parl dautre chose quedu sirocco ou du manque de pluie avec un Musulman. Enexagrant raisonnablement, pour nombre dentre eux un voyageen train leur faisant traverser le bled, cest dire la campagne,ou une promenade dans le quartier arabe quon retrouvait danschaque ville, avaient une saveur dexotisme. La barrire de lalangue jouait bien sr aussi son rle : seule la partie minoritairedes Europens qui vivait dans les petits villages ou dans desfermes pouvait parler, selon les Musulmans au contactquotidien de qui elle vivait, soit larabe dialectal, langueimporte, soit, moins souvent, le berbre, langue sans aucuneressemblance avec larabe., parle surtout en Kabylie ou dansles Aurs, et avait ainsi quelque connaissance de leur monde etparfois des relations, presque toujours superficielles, aveccertains Indignes.

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  • Car mme dans ce cas des coutumes trs diffrentesdressaient une barrire invisible mais relle entre ces deuxpeuples. Pour ne prendre que cet exemple, les faons totalementopposes de concevoir le rle des femmes dans la socitrendaient pratiquement illusoire toute tentative de relationsintercommunautaires.

    Les mariages mixtes, rendus trs difficiles de ce fait,furent trs rares et aboutissaient souvent un chec.

    Il fallait aussi tenir compte dun lment extrmementimportant dont on a souvent sous-estim linfluence : uneespce de retenue, de drobade, de nombreux Musulmansdevant tout contact, autre que ceux de simple politesse, avec lemonde europen. Quelle en tait la cause ? Pierre citait cepropos ces quelques lignes de Mr E. F. Gautier, professeur delettres la facult dAlger, dans le III Cahier du Centenaire delAlgrie, intitul LEvolution de lAlgrie de 1830 1930 :

    En face du bloc colon, le bloc indigne musulmanreste part, clos et impermable en gros []. Ce nest passimplement parce quun des deux blocs est conqurant etlautre conquis []. Cest quelque chose de bien plus profond.Une opposition totale dans lorganisation de la famille, de lajustice, de lEtat. Deux socits entrent en contact aprs desmillnaires dvolution indpendante : lOrient et lOccident.Cest toute la question de lislam.

    Lislam, grande inconnue pour Pierre qui pensaitpouvoir citer, comme reprsentatives de ses quelques lecturessur le sujet, et apportant leur part dexplication descomportements et des vnements dont il parlait, ces ligneschoisies dans le livre du musulman Mohamed Essad Bey :Allah est grand, paru en 1937 (Bibliothque historique Payot Paris) :

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  • Islam signifie la soumission la volont de Dieu. (p14)

    Limportant pour celui qui sest donn lislam cestla paix de lme, la joie intrieure []. Comme toutsaccomplit daprs lordre dAllah, et que tout ce que veutAllah est sage, le croyant na qu se soumettre []. Lislamne signifie pas fatalisme, mais soumission tranquille. (p 15)

    La soumission Allah est complte par une donnepolitique qui, avec la paix de lme, caractrise le musulman :un sentiment ingal de supriorit []. Il se sent suprieur etprfr aux autres humains, combl par Allah qui la lu et ena fait un musulman (p 16)

    Lislam [] posa un principe tout fait nouveau :celui de la fraternit entre tous les musulmans []. Il nexiste,selon la dfinition de Mahomet, que deux groupementshumain : la patrie des mahomtans, Dar el Islam , et lamasse des incroyants, Dar el Harb . Cette division doit trecomprise dans son sens psychologique profond : la Maisonde lIslam est le pays de la raison, lautre monde est la Maison de la Guerre , la maison des fous o logent ceuxquAllah veut garer (p 17).

    Quelques notes sur lenseignement en Algrie coloniale

    Dans les quartiers arabes des villes, dans les villages,ou isoles dans le bled, des coles en nombre encore insuffisantappeles coles indignes accueillaient les petits coliersmusulmans quelles formaient, comme tout enfant, la langueet la culture franaises. Pierre rappelait les difficults derecrutement dlves souvent rencontres ds leur cration etpendant une longue priode par ladministration devant desparents rticents : quallait-on apprendre leurs enfants, lesprceptes du Coran seraient-ils respects dans ces coles auxmains des Roumis ?

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  • Beaucoup plus tard, en 1952, Pierre parlait dun invit un repas familial, ami de Charles, venu de la Mtropoleenseigner dans une cole de bled. Ce jeune homme racontaitquen tablissant les listes dlves en dbut danne scolaire ilavait demand inscrire aussi les petites filles ; en plein milieudu vingtime sicle, les pres prsents avaient refus sanshsiter et rpondu textuellement, titre dexplication, avec uneunanimit et une autorit nadmettant pas la contradiction :Tout ce quune fille a besoin de savoir, cest de rouler lecouscous et tisser le burnous, adage apparemment solidementancr dans leur esprit.

    Dans les coles des quartiers europens tudiaient leslves de toute origine rattachs ces coles, et donc aussi lesgarons des rares familles arabes habitant ces quartiers. Ainsipeu peu apparaissait une minorit de Musulmans cheval surdeux mondes, dont Pierre et ses semblables pensaientconfusment, avec une navet comprhensible, quun jour sansdoute elle participerait comme eux et avec eux au devenir de cepays. Tous avaient des exemples douvriers, demploys,dingnieurs, de pharmaciens, de docteurs musulmans nediffrant en rien de leurs homologues franais dans leursactivits et leurs relations professionnelles. Ce qui avaitcommenc, petite chelle certes, mais existait, ne pouvaitquaugmenter avec le temps

    Dun autre ct ces Europens venus de tantdhorizons divers avaient une priorit imprieuse qui occupaitsans cesse les esprits : se fondre dans la culture et le peuplefranais. Tout le reste, devant cette obsession, tait secondaire.Ctait aussi simple que a.

    Il tait remarquable qu son lyce Charles dut choisirentre langlais et lallemand pour langue vivante ; larabe ntait

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  • pas propos comme option, et probablement, sil lavait t, trspeu dlves lauraient choisi. Cette situation ntait pasgnralise toute lAlgrie et les lves dorigine europennequi tudiaient larabe venaient trs souvent de fermes ou devillages o ils parlaient dj larabe dialectal dans leurs jeuxavec leurs petits camarades musulmans.

    Dans un domaine analogue, comme il le constata avecun lve de sa classe, si on leur avait appris, par exemple, que laLoire, quils navaient jamais vue et ne verraient peut-trejamais, prenait sa source au mont Gerbier-de-Jonc, ilsignoraient o naissait le Rhumel, principal oued du dpartementde Constantine dont ils traversaient tous les jours les gorgesclbres sur le pont dEl Kantara pour se rendre au lyce. Il fautajouter que cette remarque faite en passant tonna un peu lesdeux gamins sur le moment, mais ne les scandalisa absolumentpas. Pris par leurs tudes dont les matires taient trsexactement les mmes que celles dun petit parisien ou breton,ils loublirent bien avant darriver dans leur classe.

    Et donc tout naturellement les programmes scolairesimposaient ltude des classiques et des romantiques franais,citaient rapidement de grands auteurs europens et quelquesunes de leurs uvres matresses, mais Charles, par exemple,pouvait affirmer ne connatre aucune uvre arabe ni aucunauteur arabe, simplement parce que tout au long de ses tudesdu cours prparatoire jusqu luniversit pas un de ses matresne lui en avait parl : en avaient-ils connaissance eux-mmes ?

    De nombreuses annes plus tard, adulte, au coursdune conversation o des Mtropolitains reprochaient auxFranais dAlgrie leur manque dattention envers le mondemusulman, Charles se souvint de ces dtails qui illustraient defaon aveuglante leur attitude. Par leur ducation ils ne

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  • connaissaient de ce monde que ce quapprenait un Corse delhistoire et de la langue corses, ou un Breton de lhistoire et dela langue bretonnes, cest dire rien. De plus, dans leur cas,sexerait la pression de leur milieu pour les amener se coulerdans le moule destin les transformer en Franais moyens, ousi possible, en Franais au del de la moyenne, mais pas enarabisants, ni dailleurs en hispanisants ou autres.

    Mais Pierre ajoutait : on aurait pu donc croire que cesdeux peuples vivaient cte cte dans toute lAlgrie ensignorant mutuellement. Pourtant, comme toujours, la ralittait complexe et ne se laissait pas canaliser par les dogmes oules prjugs. En dpit des obstacles, le temps et les hommes debonne volont de ces communauts accomplirent peu peu uneuvre silencieuse de rapprochement qui, cent vingt quatre ansaprs 1830, se rvla assez importante pour devenir la cause dumalheur de nombreux innocents, Musulmans ou FranaisdAlgrie.

    Les saisons

    Les diffrences entre Pierre et ses homologues deFrance sestompaient de plus en plus. La vie coulait paisible,marque par la rptition monotone des actes courants, lepassage quotidien et attendu des marchands ambulants dont onreconnaissait de loin les appels, ou des cycles plus longs commele retour invitable et toujours brutal des ts brlants, levoyage annuel vers Sidi-Bel-Abbs grce aux permis, titres devoyage par train, gratuits, dlivrs en nombre limit aux salarisdes CFA et leur famille, permettant le maintien de relationsconcrtes avec Concha devenue la grand-mre, et divers oncleset cousins.

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  • Un soir Pierre, revenant des ateliers, annona auxenfants larrive dune nouvelle locomotive vapeurextraordinaire, une Garratt, rapide, carne, belle. Le prochainvoyage en t vers sa ville natale se droulerait dans un traintract par cette merveille. Pierre se proposa pour accompagnerles gamins et gamines du quartier en contempler un exemplairequi devait sarrter en gare le lendemain. Cette Garratt, commetout objet manufactur depuis la plus petite des aiguilles jusqula plus imposante des machines, tait importe de France.Charles et ses camarades la dcouvrirent ensemble, blouis etfascins : elle trnait, longue, frmissante, puissante, chef-duvre de la technique moderne, admirable et admire, puispartit rejoindre le dpt des chemins de fer attendre sonprochain voyage.

    Dans un pays apparemment stabilis la familletraversait une re calme, un palier enfin atteint, que Pierrenimaginait finir que par une reprise de la marche en avant, ouplutt vers le haut. A la fin dune anne scolaire, revenant dulyce dAumale o il avait accompagn Charles qui avaitobtenu plusieurs prix dont celui dexcellence, Pierre heureux etfier comme il ne lavait jamais t pronona le mot dont ondevinait quil reprsentait pour lui le sommet mythique auquelil rvait depuis la naissance de son fils : Polytechnique. L allaitaboutir, esprait-il ardemment, le chemin commenc par le prede Manuel plus de soixante-dix ans auparavant.

    Les hivers studieux passaient peu pluvieux, le plussouvent doux, piquant cependant presque rgulirement unepetite crise de neige qui commenait en gnral la nuit. Pierrepartait tt prendre son train, aussi ctait Jeanne qui, cetteoccasion, avanait un peu lheure du rveil des enfants pour leurannoncer la grande nouvelle: il fallait profiter de cette manne leplus possible, la toucher, la goter, essayer de gober un flocon

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  • au vol, sy rouler, car le plus souvent, le soleil son retour, sanspiti, ou la pluie, faisaient rapidement disparatre la coucheblanche, et le lendemain seules en restaient quelques traces aupied de buissons ou de murs exposs au nord.

    Janvier et fvrier, plus rarement mars, connaissaientde belles journes froides avec de temps en temps des gelesmatinales vite vapores dont la dernire tait suivie presquesans transition par lclatement du printemps, saison bnie desdieux dans ce pays avec ses jaillissements de couleurs tendres etde parfums, son air pur et transparent peine agit de brisestout juste tidies dont Pierre disait ne pas trouver dautres motsque caresses pour les qualifier, son soleil qui se retenait pourmieux rgner en matre absolu deux mois plus tard, sesbignonias gnreux en fleurs dun rose clair couvrant desfaades entires. Un jour de tristesse Concha avait confi Pierre qui en fut boulevers : Je ne voudrais pas mourir avantdavoir revu une dernire fois le printemps.

    Lpoque des sorties champtres tait revenue. Lafamille de Pierre et dautres familles amies prparaient la veilleun repas froid et copieux, et trs tt, un dimanche matin, chacunportant une charge, dose selon ses possibilits, de nourriture,boissons dont anisette, couvertures, ballon, grosse corde,lectures, ils partaient pour une marche de cinq kilomtres quimontait en pente moyenne dans un paysage de friches et derocaille, puis de champs, et menait vers un vrai petit coin deFrance, comme lappelaient les Pierre dont la plupart navaientjamais vu la Mtropole quen images dans leurs livres dcole :trois petits lacs artificiels inattendus entours dun bois dunecentaine dhectares, refuge de verdure et de fracheur relativeappel Djebel Ouach sur lequel veillait un garde forestier.

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  • La corde attache une branche horizontale devenaitune balanoire rudimentaire, les couvertures servaient denappes pour le repas et de couches pour la sieste. La journepassait vite, trop vite. Vers la fin des annes trente il arrivaitaux hommes de parler, le visage grave, de ce qui se tramait l-haut dans les rgions brumeuses et inquitantes du nord delEurope, doublier un moment quils taient venus l pour sedtendre. En fin daprs-midi les promeneurs redescendaientheureux davoir chapp un temps la monotonie de leur vie,convenant de la date de la prochaine sortie.

    Puis venait lheure du soleil prsent, insistant,accablant, presque insupportable quand le sirocco soufflait unehaleine de four venue du sud, du Sahara brlant, dont leffet sefaisait sentir encore les nuits. Des annes plus tard, quand Pierrese souvenait de son pays perdu, cest ce matre aveuglant etimplacable quil pensait dabord, la vibration intense de lalumire, lair chaud auquel nul ne pouvait chapper, aux ruesdsertes pendant la journe, aux rares passants rasant les murs la recherche de la plus petite ombre, aux volets clos pourempcher la relative douceur de la nuit de svaporer trop vite, limmobilit trange des arbres dont pas une feuille netremblait, au goudron de la rue qui, ramolli, se dformait sous lepas, aux cigales qui commenaient chanter ds laube,annonce trop souvent dcourageante dune journeinluctablement ardente, et dont tout au long des heures lesstridulations lancinantes montaient et baissaient avec la chaleur,aux petits oiseaux poss, ou pour mieux dire tombs sur le sol, bout de force, les ailes tranantes, le bec ouvert, respirant avecpeine, au refuge lgrement moins chaud de lappartement, lachambre plonge au moment de la sieste dans une pnombrereposante pendant que bourdonnait une mouche insaisissable.

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  • Le soir venu portes et fentres souvraient, les adultesse retrouvaient en petits groupes assis devant chaque maison,bavardaient, ou plus simplement savouraient en silence cesmoments o la temprature devenait plus clmente, stonnaientrgulirement, comme dune dcouverte, de sentir bienlongtemps aprs le crpuscule le sol encore chaud sous la main.Les enfants organisaient des jeux, se racontaient leurs petiteshistoires loin des oreilles adultes, menaient leur vie insouciante.Les constellations fidles brillaient dans le ciel profond de cequartier sans lampadaires en bordure de la campagne, de temps autre une toile filante naissait et passait en silence. Vers onzeheures du soir, comme un signal, on rappelait les enfants, onprenait cong, on rentrait les chaises, un autre jour finissait.

    Quelques nuages dans un ciel bleu

    Par deux fois pendant cette dizaine dannes quiprcda la deuxime guerre mondiale, un vnementinattendu, presque incongru, troubla ces veillestranquilles. Quelques personnes du quartier avaienttrouv, glisse pendant la nuit sous leur porte dentreou bien place dans leur bote aux lettres, une feuillede papier portant les dessins dune valise et duncercueil. Le message tait sans quivoque, et,personne alors ne sen doutait, prophtique : lesimmigrs europens taient invits, sous peine demort, quitter lAlgrie.

    Chaque fois les conversations du soir furent centressur ce sujet. Chacun donnait son opinion, essayait de retrouverdans sa mmoire des incidents oublis pouvant expliquer cettemenace dconcertante dont lapparition prenait des alluresdanomalie dans ce pays o il vivait si paisiblement. Pierrepensait en coutant ses voisins deux anecdotes.

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  • A Alger, en 1936, au cours dun congrs musulmanorganis dans un stade par une Association des Oulmas, lesdisciples de ceux-ci, comme les militants dun parti nationalistearabe dinspiration islamiste, la Glorieuse Etoile Nord-Africaine, avaient rejet avec passion un projet de loi connuplus tard sous le nom de projet Blum-Viollette pour lAlgrie,qui allait tre prsent au Parlement en 1938, entamant unprocessus dassociation de la population musulmane luvrede modernisation du pays en accordant dans un premier tempsla nationalit franaise des personnalits reprsentatives decette communaut.

    Toute ces personnes refusaient absolument au nom deleurs principes religieux quun Musulman ait la possibilit dedevenir citoyen franais ; elles ne voulaient aucun prix decette citoyennet, pourtant accompagne dentorses auxprincipes de la lacit. Que des personnalits prtendant tre lesguides dun peuple qui avait si manifestement besoin de progrspuissent rejeter cette offre paraissait Pierre proprementaberrant.

    Longtemps aprs, Messali Hadj, chef de la GlorieuseEtoile Nord-Africaine, la suite davatars dont Pierre ignoraitles dtails, sera le chef dun parti dans la ligne de cette Etoile aunom de Mouvement Nationaliste Algrien, plus connu sous sonsigle, MNA.

    Pierre avait constat que ce projet avait t refus toutaussi catgoriquement par beaucoup de personnalitseuropennes dAlgrie, en particulier parmi ceux quonappellera un jour les gros colons, catgorie minoritaire deFranais dAlgrie mais dont linfluence tait grande, il compritbeaucoup plus tard pourquoi.

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  • Sur le moment il fut davis que si le gouvernementfranais lavait jug utile, tant le matre, il aurait impos lesilence tous ces gens qui ne reprsentaient queux-mmes etaurait appliqu sa rforme ; sil ne lavait pas fait, il devait avoirses raisons qui chappaient aux Pierre moyens. Durant son exilen Mtropole, aprs 1962, il remarqua quon y insistait toujourssur lopposition de ces gros colons, occultant totalement cellede Messali Hadj et surtout celle des Oulmas tout aussiradicalement hostile au projet que la leur : exemple dunehistoire officielle retouche et partiale enseigne en France quiamenait croire que seuls des Europens dAlgrie furentresponsables du retard des rformes ncessaires dans ce pays.

    Pierre pensait aussi Manuel, son pre, suant sous unsoleil impitoyable dans le travail de dfrichage qui lui avait tsi souvent propos, cassant les blocs de calcaire la masse pouren faire un monticule sur un coin strile, et surtout arrachantdinnombrables palmiers nains, les doums, la pioche,transportant les pieds dracins, les mettant scher en tasavant de les brler. Travail pnible, interminable, blessant lesmains, brisant le dos, si dur et si rptitif quil en tait arriv prendre cette plante en horreur. Manuel avait racont son filsquun Arabe, passant prs de lui un jour o des racines semontraient particulirement difficiles mettre nu et couper,lui avait demand pourquoi il se donnait tant de mal puisque :un jour tu seras oblig de partir et tous ces champs que tudfriches seront nous les musulmans. Anecdote qui,accompagne de la valise ou le cercueil et de quelques raresautres indices rvlateurs dun tat desprit, donnait unclairage particulier au credo, malgr tout marginal semblait-il,des partisans de Messali Hadj et surtout des Oulmas, traduisantle fait quune proportion encore mal dfinie de Musulmans

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  • rejetait en bloc et sans hsiter tout ce qui pouvait porterlestampille France, de quelque nature que ce ft.

    Avec le temps Pierre oublia ces anecdotes quiljugeait dimportance mineure. Il avait ses enfants lever, saculture personnelle approfondir, sa situation amliorer. Lesnouvelles importantes, les seules vraiment connatre, venaientde France et dEurope, en particulier dAllemagne, avec leursprsages de plus en plus menaants de guerre totale, etsuffisaient elles seules pour occuper les esprits. Hommesincre et foncirement honnte, rflchi, dune famille sortiede la misre grce la France qui lavait accueillie et donnait ses enfants ce trsor que reprsentait linstruction, homme deson temps aussi ce quil ne faut pas oublier sous peine de setromper sur son compte, il croyait aux vertus du travail, de lascience, de lducation, sources du progrs mancipateur. Iltait plus que mfiant envers les curs et autres oulmas ourabbins, et aimait, on pourrait dire idalement, maisprofondment, son pays rayonnant sur le monde, grandepuissance coloniale, la France, quil navait jamais vu et quil sereprsentait vert, riche, intelligent, humaniste. Suivant unepente naturelle il votait gauche, tait syndiqu mais reculaitdevant le communisme dont le langage et les mthodes lerebutaient souvent, ne mettait jamais les pieds dans une glise,se montrait circonspect envers les Arabes en gnral frustes,vivant replis sur eux-mmes, fuyant les contacts, dvots avecostentation ce qui le confortait dans sa conviction que toutereligion ntait quun obstacle sur le chemin des hommes verslentente et le progrs. Il tait fier dtre un citoyen du plusrenomm des grands pays civiliss, lempire colonial le plustendu aprs celui de lAngleterre, avait confiance en lacapacit de ses dirigeants dominer les difficults, naimait pasparticulirement la puissance que confre largent et donc ceux

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  • qui en possdaient. Ctait un Franais moyen de lentre-deux-guerres.

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  • II

    19401945 - Consquences dune dfaite

    Prmices et dbut de la deuxime guerre mondiale. Pierre etlarmistice

    La deuxime guerre mondiale qui couvait depuis tantdannes commena par quelques abcs : larme allemandeannexait lAutriche et le territoire des Sudtes, larmesovitique agressait la dangereuse Finlande aux deux ou troismillions dhabitants et ces deux mmes armes, la suite dunaccord secret entre leurs gouvernements respectifs, dpeaientla Pologne tout aussi menaante, ce qui entrana de proche enproche le conflit gnralis redout depuis longtemps. La suite,pour la France, est connue : en quelques jours larme franaisefut vaincue, capture, envoye en Allemagne dans des stalags etdes oflags pendant que les rfugis erraient sur les routes.

    Les autorits politiques sexilrent Bordeaux, et,consquence dun vote quen dautres circonstances on auraitappel triomphal, larmistice fut demand le 16 juin 1940 par lemarchal Ptain g de 84 ans, mandataire choisi commeprsident du conseil par la quasi unanimit des parlementairesdans ce seul but. Puis quelques jours plus tard, aboutissementlogique de cette dfaite totale, le Parlement runissant dputset snateurs donna, lexception dun petit nombre dlus,pleins pouvoirs ce vieillard pour assurer depuis Vichy ladirection des colonies et de ce qui restait du territoire de la

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  • mtropole non encore occup par les armes du dictateurallemand.

    Pierre pleurait sans honte, sans bruit, dstabilis,incrdule, devant son poste de TSF, en coutant la voixchevrotante du trs vieux marchal annoncer cette capitulationfaisant suite une dfaite totale absolument inattendue etincomprhensible. Il tait ananti, atteint au plus profond de sontre, incapable de raisonner, assis droit sur sa chaise, dsesprautant quun enfant perdu dans une rue inconnue.

    Charles, encore garonnet, sarrta surpris et inquietdevant ce tableau inhabituel, mais instinctivement il en perut lagravit avant mme den pressentir la cause grce quelquesmots chuchots par Jeanne. Il en fut marqu pour la vie. Jamaisil noubliera les larmes de son pre, ses yeux rougis, son visage,habituellement si rassurant, dcompos. Ce jour-l il compritpleinement la profondeur de lamour de cet homme si peuexpansif pour son pays, la France, qui avait accueilli les siens.Bien plus tard, en exil, il se demanda si beaucoup de sescollgues et de ses voisins de Lyon auraient pu dire quilsavaient vcu une scne semblable.

    Jeanne parlait, essayait de calmer Pierre, de trouverdes paroles susceptibles de le rveiller, de lui faire perdre cet airhagard qui lui allait si mal : Cest un vieux soldat, cest levainqueur de Verdun, il doit savoir ce quil fait, il faut lui faireconfiance, il a toujours t respect de tous, son pass montreque... Peu peu Pierre sapaisait, mais ne comprenait toujourspas ce qui avait pu arriver.

    Le lendemain de larmistice il sortit trs tt, bienavant lheure de rejoindre le train des ouvriers. Il voulaitrespirer, rencontrer un ami du quartier, sappuyer sur ses

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  • semblables, trouver des raisons de ne pas dsesprer. Il arrivaau pont sur le ravin, sarrta mi-chemin. Il regardait sans lesvoir des eucalyptus poussant sur les pentes encore vertes duneherbe que le soleil de lt allait bientt calciner.Machinalement il leva les yeux vers la ferme : elle taitentoure maintenant dun vritable hameau.

    Les jours suivants il voulait croire une ruse pourgagner du temps, attendre le moment de reprendre le combat ; ilessayait de pntrer les arrire-penses du vainqueur de Verdun,et comme de nombreux Franais ne se trompait peut-tre quesur la volont et les capacits dun homme la vieillesse trsavance tre fidle ce programme. Par la suite il entenditparler dun gnral de Gaulle qui, suivi au dbut de son actionpar un petit groupe dhommes, essayait de sauver son pays dunnaufrage total avec des moyens ridiculement faibles, et plus tardrussit ce miracle en sappuyant essentiellement sur quelquesremarquables faits darmes de lArme dAfrique, forme deLgionnaires, de Musulmans et de Franais dAlgrie.

    Lre vichyste en Algrie

    Les Allemands taient loin de lAlgrie, et nymettront jamais les pieds. Depuis Vichy, le gouvernement dumarchal Ptain exerait une souverainet surveille sur ce quisubsistait de la France. La fiction qui imposa aprs la fin de laguerre lide dirrgularit de procdure pour essayer deffacerde lHistoire, comme par magie, tout lpisode Ptain, est uneabsurdit. Pour tous les Pierre dAlgrie, et aussi leurssemblables de France, le passage de la Troisime Rpublique lEtat Franais, justifi par un armistice ratifi la quasi totalitdes dputs et des snateurs, droite et gauche confondues,confort par une dlgation de pouvoirs accorde par les mmeslus une majorit un peu moins forte, mais tout de mme

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  • significative, au vieux marchal, ne leur posait aucun problme.La France continuait, elle en avait connu dautres, il suffisaitdtre patient, elle remonterait de labme. Le Marchal, de sonposte, veillait sur le pays.

    En apparence rien navait chang sauf le contenu desjournaux et la nature des missions la radio. Puis trs vite lespiceries manqurent des aliments les plus ordinaires, lestickets de rationnement furent distribus aux mnages, lesmagasins se vidrent. La pnurie gnrale tait l, avec sescombines, son systme D gnralis, les queues interminables etsouvent vaines, son march noir, ses petits malins, les pleurs deJeanne qui navait rien pour rendre apptissants certainslgumes bizarres, tels des topinambours, seuls disponibles cejour-l.

    Dans un genre plus srieux, les mules du Marchalse mirent en branle avec la Lgion Franaise des Combattants,forme essentiellement danciens combattants de la GrandeGuerre qui, parfaitement en accord avec la nouvelle devise dela France ptainiste Travail, Famille, Patrie, prconisaient leretour la terre dans une France rurale idyllique, la promotiondes produits du terroir, la disparition des intermdiaires ou desprofiteurs crasant la paysannerie franaise, le redressement dupays par le retour aux vertus traditionnelles.

    Pour forger une race forte le service militaire taitremplac par les Chantiers de Jeunesse, en plein air, lever laube, douche leau froide, longues marches en pleine nature,chants patriotiques. Le gnral Weygand et ses adjointsutilisrent cette nouveaut pour forger secrtement le noyau delArme dAfrique qui sera oprationnelle, aux cts desAmricains, ds la fin de 1942.

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  • Apprendre lHymne au Marchal tait obligatoiredans les tablissements scolaires et certains matins avant lescours les couleurs devaient tre leves devant matres et lvesrassembls par classe dans un silence religieux et un ordreparfait. Pierre, questionnant ses enfants, constata peine surprisquinstituteurs et professeurs se conformaient scrupuleusementaux injonctions officielles concernant ces nouveauts.

    De nouvelles lois promulgues en France etapplicables aussi en Algrie vinrent troubler la foi de Pierre. Ala suite dune srie de lois anti-juives dont la premire datait du22 juillet 1940, les lves juifs furent exclus des tablissementsscolaires et les Juifs agents de ltat renvoys de leur poste. Sitoutes ces mesures discriminatoires furent bien accueillies parles partisans de la nouvelle Lgion, il est malhonnte ettendancieux de dire que tous les Pierre dAlgrie lesapprouvaient, ou au moins une majorit dentre eux. Il suffit,pour montrer la stupidit de cette accusation, de rappeler quedans son dlire de suprmatie raciale lextrme droite franaise,qui avait toutes les raisons de croire son heure de gloire arrive,parlait dappliquer aux Pierre dorigine trangre, et doncespagnole ou autre, des lois dans le genre de celles jusqualorsrserves aux Juifs. Ne serait-ce que pour cela les Pierre nepouvaient tre daccord avec ces mesures. Quiconque prtend lecontraire est un menteur, ou un affabulateur aux mobiles peuclairs.

    Son voisin et ami Jacques, appartenant la franc-maonnerie, qui depuis quelque temps avait toutes les raisonsde craindre pour sa tranquillit cause de son engagement danscet ordre, lui fit part de son inquitude la suite de lapromulgation dune loi, le 14 aot 1940, dcidant que la franc-maonnerie devait tre supprime. Jacques, effectivement, dutfermer son petit atelier de ferronnerie dont il tait patron et seul

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  • employ, fut soumis plusieurs enqutes, emprisonn quelquetemps. Ses ennuis ne cessrent quavec le dbarquement alli enAlgrie en 1942.

    Pierre perdit donc trs vite sa confiance dans lergime de Vichy, et mme en Ptain, et trouva en de Gaullelhomme quil attendait, les guides naturels des Franais tantdiscrdits, des communistes tout fait inexistants depuis lepacte dalliance germano-sovitique et la fuite en pleine guerrevers lUnion Sovitique de leur secrtaire gnral MauriceThorez, jusqu lextrme droite complotant autour de Ptain envoyant dans le rgime de Vichy un marchepied vers son idaltotalitaire. Il coutait passionnment les missions de la B.B.C.,faisait circuler des tracts, accueillit lagression allemande dejuin 1941 contre lUnion Sovitique comme une excellentenouvelle, dclara que les Allemands devaient tre considrscomme battus quand le 11 dcembre 1941 ils sattaqurent auxEtats-Unis dAmrique, salua comme le dbut de la fin de cecauchemar qutait la guerre le dbarquement des allis,majoritairement Amricains, dans les ports dAlgrie le 8novembre 1942.

    Les Franais dAlgrie paient leur dette une deuxime fois

    Les Amricains arrivrent quelques jours plus tard Constantine en un impressionnant dfil, long de quelqueskilomtres, dautomitrailleuses, camions, jeeps, tanks, canons etautres engins de guerre. Musulmans et Europens regardaient,bouche be, sidrs, les troupes se diriger vers leurscantonnements. Personne navait jamais vu, navait mmejamais imagin possible un tel dploiement de puissance. Lespetits tanks Renault datant de la guerre de 1914-1918 quiservaient entraner les soldats sur le plateau de Mansourah,prs de Constantine, prenaient des airs de jouets presque

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  • comiques compars aux normes Sherman. Les magnifiquesspahis que le peuple voyait dfiler en tenue de gala sur leurschevaux nerveux le quatorze juillet passaient au rang de soldatsdoprette devant ces professionnels en tenue camoufle et larmement imposant, tous motoriss, parfois sur des enginsmonstrueux dont les grondements sourds faisaient trembler lesvitres. Ce jour marqua le dbut dune autre re en Algrie,nombreux furent ceux qui le sentirent confusment. Il renditpresque palpable pour les spectateurs la confirmation delaffaiblissement de la France, dj annonc par la dfaite dejuin 1940.

    Les Pierre dAlgrie furent mobiliss en masse et dansune proportion qui navait jamais t atteinte en Francemtropolitaine, mme au plus fort de la Grande Guerre. Cestainsi que le 17 novembre 1942 le maire de chaque communedAlgrie reut le mme tlgramme, aux dtails gographiquesprs, que celui reu de la sous-prfecture de Miliana par lemaire de Kherba, paisible et agrable village de colonisationdans la valle du Chlif. Pierre en donnait de mmoire lestermes exacts :

    Prire aux autorits municipales de faire part aux 27classes dge de votre commune de la Mobilisation Gnrale.Stop. Tous ces hommes, sauf pour le moment les affectsspciaux et les agriculteurs, doivent rejoindre immdiatement,sous votre responsabilit, le centre mobilisateur de Blida. Stop.

    Accompagns de la Lgion Etrangre irrprochablecomme toujours et de plus de deux cent mille soldatsmusulmans la conduite en tout point remarquable, plus decent cinquante mille Franais dAlgrie, dont Pierre, firent leurdevoir. Apportant une aide parfois prcieuse aux Amricains,cette Arme dAfrique dabord appele Arme B et pour finirPremire Arme Franaise, commande par un chef

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  • exceptionnel, le gnral Juin, Franais dAlgrie, participerapendant un peu plus de deux annes toutes les batailles qui lamneront de Tunisie en Autriche, passant par lItalie, la Franceet lAllemagne, librant au passage avec les Amricains toutlest de la Mtropole de Marseille Strasbourg, jusqu lavictoire finale le 8 mai 1945. Pour la deuxime fois en trenteans des Franais dAlgrie moururent pour la France, sans bruit,discrtement, peu clbrs par la Mtropole qui les oublia trsvite.

    Pour ne parler que deux, ceux dont Pierre disaitlhistoire, ceux pour qui il plaidait, et donner une ide deleffort demand leur peuple, ctait comme si,proportionnellement, la France mtropolitaine avait engagdans cette guerre une arme de plus de huit millions dhommesforme de tous les adultes de vingt prs de cinquante ans !

    Les quelques rares et seules batailles gagnes par laFrance dans cette guerre lont t, au moins pour une partimportante, par eux et grce eux. Sans leurs combattants dontquatorze mille furent tus, soit prs de neuf pour cent deshommes mobiliss, cette Arme dAfrique dont ils taient lacolonne vertbrale naurait pu exister. Sans eux la Francenaurait pas retrouv une part de son honneur et naurait jamaiseu sa place ni pu se faire entendre dans les assemblesinternationales qui suivirent larmistice du 8 mai 1945 ; il fautaffirmer et rpter cette vrit contre ltrange conspiration dusilence qui cherche la minimiser ou mme locculter, leffacer de leur histoire.

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  • III

    Mai 1945 - Emeutes Stif : leurs causes et leursconsquences

    Les massacres de Stif

    Pierre, qui avait eu la chance de ne pas avoir reu deblessure, allait tre dmobilis. Il tait impatiemment attendu, lavie familiale reprendrait son rythme normal, lavenirsannonait radieux. Le rpit fut court, trs court. Le jour mmede larmistice des nouvelles alarmantes faisaient tat demassacres de membres de la communaut franaise par desbandes dmeutiers musulmans, surtout autour et dans Stif,petite ville du nord constantinois. Le bouche oreille,malheureusement confirm et mme amplifi par la suite,parlait de mutilations horribles, dhommes torturs mort, defemmes violes plusieurs fois avant dtre ventres, denfantssupplicis. Vieillards assis sur le pas de leur porte, mres defamille faisant des courses, gamins jouant dans la rue, hommesau travail dans leur choppe, leur bureau ou leur ferme, toutEuropen qui avait le malheur de se trouver sur la route de cesassassins apparemment sortis du nant prissait dans desconditions innommables ; aprs leur passage on ne trouvait quepeu de survivants. Lenqute complte de madame FrancineDessaigne sur ces vnements, publie sous le titre : La paixpour dix ans (Editions Jacques Gandini, 1990) en portetmoignage.

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  • Lhorreur quil fallait absolument arrter dura de un quatre jours selon les endroits. Des familles rfugies dans leurmaison furent dcimes dans des conditions pouvantablesaprs que la porte dentre ferme en hte, drisoire protection,ft enfonce. Dautres plus heureuses, possdant un fusil dechasse, purent maintenir les assaillants lcart. Dautresencore russirent se regrouper pour mieux faire front. Maistoutes avaient rapidement compris, le premier moment pass,que leurs heures taient comptes si les secours narrivaient pas.

    Il ne faut pas oublier que dans ces maisonspratiquement tous les hommes, et donc parmi eux tous les chefsde famille, taient mobiliss en ce moment mme dans lesarmes qui venaient de terminer plus de deux ans de guerre enEurope et attendaient lheure de retourner au pays natal. Lesorganisateurs des meutes navaient certainement choisi auhasard ni le moment, ni les agglomrations, lorsquils lancrentleurs troupes dans ces massacres.

    Les autorits, ayant pris la mesure de lampleur et dela nature de ces atrocits, ne pouvant y faire face par desmoyens classiques de maintien de lordre, furent contraintes defaire appel des units de tirailleurs algriens au repos dans largion ; la rpression fut sans piti comme le furent lesmassacres, les agresseurs pourchasss, abattus ou arrts.Comme il fallait sy attendre dans des oprations de ce genre,des innocents payrent pour les coupables.

    Pour les nombres de victimes, les plus vraisemblablestaient denviron deux mille meutiers et cent Europens tus.Il y eut aussi 4500 arrestations suivies de procs et vingt-deuxcondamns mort excuts. Plus tard Pierre prit connaissanceavec stupfaction dune prsentation fantaisiste des faits qui,dans certains milieux, avanait le chiffre norme et totalement

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  • irraliste de quarante-cinq mille victimes musulmanes, et enrendait responsable un pige tendu par les autorits civiles etmilitaires du Constantinois.

    Particulirement Stif et ses environs on aurait prisle prtexte dune manifestation pacifique de Musulmans enfaveur de lindpendance pour les attirer dans un guet-apensmortel. Peut-on srieusement croire quen ce 8 mai 1945, quiallait tre le jour dun armistice prvisible espr depuisquelque temps dans la fivre, o la seule pense tait celle de lafin de ce conflit aux consquences dvastatrices pour la France,o chaque famille attendait avec impatience la joie de revoirceux qui taient partis en Europe faire leur devoir dans cetteguerre interminable, les responsables de cette rgion eussentpris linitiative de tendre un pige des manifestants pacifiquespour les tuer ? Comment alors expliquer des meutessimultanes, ou des tentatives avortes, dans de nombreuxvillages et petites villes du nord Constantinois ? Pourquoi dansce cas laisser scouler plusieurs heures, et mme jusququelques jours dans certaines communes, sans intervenir etlaisser ainsi massacrer plus de cent colons ? Dans quel but unnombre aussi absurdement lev de victimes arabes ? Pourquoicette date : quelle urgence aurait ncessit le dclenchementdune preuve porteuse de tant de dangers sans attendre leretour des hommes mobiliss ? Simples questions de bon sens.

    Dmobilis et revenu chez lui, plus le temps passait etplus Pierre sentait confusment que lAlgrie quil retrouvaitntait plus celle quil avait quitte : la guerre et sesconsquences avaient dans ce pays commenc modifier descomportements et agiter des dmons qui guettaient depuislongtemps, calfeutrs ici ou l dans des esprits fanatiques ouincultes. Ces vnements tragiques restaient vivants dans toutesles mmoires. Un repli communautaire, rsultat obligatoire du

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  • climat lourd de menaces potentielles, effaait silencieusementles clivages politiques habituels chez les Europens, et chez lesMusulmans favorisait un renforcement des valeurs coutumireset religieuses traditionnelles. Pour un temps, ou dfinitivement,personne ne pouvait le dire, les passerelles peu peu construitesavec les annes entre les deux communauts taient fragilises.Une volution lente dun sicle tait fige.

    Recherche des responsables

    Un des amis de Pierre, employ au sige deladministration de la commune mixte de K.., avait prisconnaissance dun document, quon peut consulter labibliothque municipale de Carnoux, sous la forme dune notedinformation rdige en franais la suite des vnements deStif lintention de Monsieur lAdministrateur de laCommune mixte de K par un musulman, ancien combattantgrand mutil de la Grande Guerre 14-18, vivant dans cettergion, et le lui avait montr.

    Pierre donnait les ides fortes de ce document oaprs quelques gnralits lauteur crivait : Le changementdans ltat desprit de certains musulmans, nous le devons leffondrement qui sest produit en juin 1940, et la dfectionsuivie de servilit envers lennemi occupant du pseudogouvernement de Vichy []. Par surcrot, depuis ledbarquement des Allis en Algrie, (les passages soulignslont t, semble-t-il, par le destinataire de ce document) desgroupements nationalistes combattent linfluence franaise[]. Celui des Oulmas rformistes est le plus dangereux [].Ce groupement lutte pour lIslam au nom de lIslam et cefaisant il propage la haine contre tout ce qui nest pasmusulman, exaltant ainsi le fanatisme des fidles et prchant laGuerre Sainte, []. Les oulmas rformistes ont cr des

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  • Mdersas, ou coles coraniques, o lon professe unenseignement exclusivement religieux en mme temps que lempris de lEuropen qualifi dinfidle []. Les oulmasrformistes staient ainsi empars de quelques milliersdesprits frustes quils lancrent dans une mission insense demassacres purificateurs, principalement dans les rgions deStif et de Guelma. Puis : Je mempresse dajouter quil ne fautpas confondre [] avec ces fanatiques la trs grande majoritdes musulmans laborieux paisibles. En conclusion, lauteurmontrait lalternative recherche par les instigateurs de cesatrocits : lentreprise stendait et russissait et elleanantissait une prsence impure sur ce quils appelaient uneterre dislam, ou bien elle chouait et un foss de sang sparaitdeux communauts que le temps semblait devoir menerlentement mais srement une coexistence pacifique, unrapprochement dont ils ne voulaient aucun prix. Il terminait enindiquant une des pistes suivre selon lui pour contrer lesfanatiques religieux : Lordonnance du 7 mars 1944 quiaccorde la citoyennet (franaise) certaines catgories decontribuables musulmans doit non seulement tre maintenue,mais rigoureusement applique et tendue tous ceux qui ensont dignes.

    Pierre lut et relut ce rapport dune douzaine de pagesmanuscrites sur un petit cahier dcolier : il sortait delinnocence. Quelques vnements auraient pu le faire rflchirmais il nen avait pas tenu compte, les ayant considrs commengligeables alors mme quils taient plus des signauxdalarme que des actions isoles dune poigne dextrmistesborns ne reprsentant queux-mmes, comme il lavait cru.Certains des Musulmans quil ctoyait sans les voir depuis silongtemps entraient brutalement dans son monde sans sapermission.

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  • Faut-il laccuser daveuglement, de mpris delautre ? Pierre tait un pur produit de lentre-deux-guerres, dela France triomphante, de lexposition coloniale de 1930. Lepeu de temps que lui laissaient son travail, lducation de sesenfants, laiguillon qui le poussait vouloir sans cesse secultiver davantage, il le passait lire des journaux, feuilleterdes revues. Toutes ces lectures navaient quun ple: la France.Quand par hasard, avant 1945, un politique ou un journaliste, dedroite comme de gauche, sgaraient soccuper des colonies, ilne sagissait que de phrases convenues, de mission civilisatrice,de progrs apports par la colonisation, de peuplades qui neconnaissaient la scurit et lordre que depuis larrive de laFrance.

    Le Franais dAlgrie moyen, lhorizon limit par lemanque de moyens matriels et chloroform par lenseignementreu, par les moyens dinformation sa disposition, journaux etradio, repli sur ses soucis et ses fins de mois difficiles, pouvaitpenser bon droit quil suffisait de laisser le temps agir pourque naisse un jour dans le monde une espce de grandecommunaut de peuples francophones et francophiles : ctaitlide quil retenait de son environnement culturel.

    Les accrocs ce tableau idyllique ntaient que desanecdotes insignifiantes ranger dans les oubliettes de lhistoirepuisque les autorits elles-mmes les minimisaient. Et lesPierre, noys depuis trente ans, exactement comme lesMtropolitains, dans les bruits de la Grande Guerre et de sesconsquences : lapparition dune puissance communisme avecson messianisme, puis la monte du nazisme, la guerredEspagne, lavnement du Front Populaire et enfin ladeuxime guerre mondiale dont ils ntaient pas encore revenusau moment des massacres, navaient pas eu une minute pour

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  • sintresser lvolution silencieuse de certains groupes deMusulmans, dont dailleurs personne ne parlait.

    Do donc venaient cette Association des Oulmasrformistes et ses milices sanguinaires ? Comment pouvait-on,en 1945, lancer des mots comme infidles, guerre sainte,djihad ? Ctait un retour insens de mille ans dans le pass.Pourquoi une telle situation ?

    Certains citaient la pauvret des fellahs en 1945. Surce sujet, Pierre tenait donner quelques prcisions utiles :lappauvrissement d au conflit mondial npargnait personne. ;de plus leffort de guerre demand lAlgrie comprit aussi unecontribution financire qui fut instaure ds 1942 et finira paratteindre 600 millions en 1944 et en 1945, (dans le fascicule n4 de Documents Algriens publi en 1946 par le GouvernementGnral de lAlgrie), somme norme pour ce pays auxressources limites, reprsentant bien plus de 15% de sonbudget gnral ; enfin productions du sol et du sous-sol etmoyens de transport taient rquisitionns au profit de larmeou des industries de guerre.

    Ces prlvements en hommes, en argent et enressources diverses oprs par le gnral de Gaulle Alger(alors appele capitale de la France Libre) dstabilisrent etappauvrirent lAlgrie dj par essence pauvre et fragile, etencore plus fragilise et appauvrie par une scheresseimplacable les deux annes prcdant la paix.

    Et donc au cours de cette priode laccumulationdpreuves et de charges devint lourde pour tous ses habitants,surtout pour les plus pauvres.

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  • Avec la paix les hommes dmobiliss se remettront autravail, les sommes prleves seront rtrocdes par la France :trop tard, le mal tait fait.

    Des voix en France dsignrent les gros colons, ouparfois aussi, sans nuance, tous les Pierre, tonns et incrdules,comme responsables dune pauvret supplmentaire tout faitconjoncturelle frappant lAlgrie coloniale de 1942 1945.Simpliste et faux, occultant la ralit : ce pays pauvre, quimergeait difficilement depuis une dizaine dannes dun sous-dveloppement chronique millnaire, oubliant ses habitants,tous ses habitants, pendant la guerre, avait ainsi rassembl sesforces vives, ses ressources et son argent pour soutenir lArmedAfrique qui, allie lArme Amricaine, allait librer lesFranais de la moiti sud de la Mtropole occupe depuis troplongtemps.

    Les handicaps intrinsques lAlgrie coloniale, dontles Pierre de 1945 ne pressentaient ou ne souponnaientvaguement qu de trop rares moments lexistence etlimportance, conduiront une dizaine dannes plus tard ce paysvers une tragdie prvisible exacerbe par le souvenir du cottrop lourd de cet effort, et de ses suites dont la plus clatante futle drame du 8 mai 1945 Stif, prsent avec un succs certaincomme un gnocide gratuit dinnocents par la propagandenationaliste.

    Il tait exact que les salaires lgaux des ouvriersagricoles, qui ne reprsentaient quune petite minorit de lapopulation musulmane, il ne faudrait pas loublier, taientrelativement faibles et que les lois sur le travail taient parfoispeu ou mal appliques en Algrie, mais qui la faute ? Entenant compte de certaines conditions particulires au pays:retard, sols souvent dgrads, climat excessif, rendements

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  • mdiocres et de plus en plus alatoires avec lloignement de lamer ayant pour consquence la rarfaction des pluies, lesdiffrents gouvernements franais auraient pu, et d, dicter unelgislation adapte ces conditions particulires et la fairerespecter. Pourquoi ne lavaient-ils jamais fait ?

    De plus, ce terme de gros colons, connotationmprisante, o ladjectif gros ntait pas innocemment employ,passait sous silence lexistence de grands propritaires, tel JeanLamy, qui, immergs dans le monde musulman, en avaient uneide moins superficielle que le Pierre courant, connaissaientcertaines des rgles fortes qui lui servaient de code de conduite,et avaient rflchi sans prjugs aux politiques souhaitablespour quune coexistence de ces deux mondes si diffrents soitprospre et profitable pour tous.

    Pierre ajoutait : par une gnralisation pas du toutinvolontaire, ce terme de gros colon allait peu peu englobertout propritaire terrien europen, si petite que soit sa proprit.A ce propos il tenait rappeler quune proprit de centhectares en Algrie, sauf dans certaines rgions trs limites,navait rien de comparable une proprit de cent hectares dansla Beauce, pourtant considre cette poque en France commeun minimum pour vivre peu prs dcemment.

    Et trs vite enfin, triomphe dune propagandeinsistante, tout Franais dAlgrie sera peru en France commeun homme aux poches pleines dun argent honteusement gagn,fodal richissime qui fait suer le burnous, clich immortel etdailleurs faux immanquablement accol au nom de Colon.. LesPierre, dans une immense majorit, pendant toute leur vie,navaient jamais fait suer personne queux-mmes et auraientbien voulu tre riches, eux dont le revenu moyen tait bieninfrieur celui des Franais mtropolitains.

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  • Pierre remarquait aussi que ces meutes navaient riendmeutes de la faim: les victimes europennes furent trssouvent de petites gens, vivant parfois presque aussi mal queleurs tortionnaires ; les entrepts de vivres, les magasins,navaient pas t pills. La pauvret indiscutable des fellahstait loin den tre totalement responsable, il sen rendit comptebien vite. Le fanatisme, dont les racines et la sve taient sanslien avec elle, sen tait servi, mais elle ntait pour lui quunplus, il aurait exist, il existait indpendamment delle.

    Un an aprs le 8 mai 1945, la situation tait stabilise.Puis des rformes politiques prenant effet en 1947 partageaientle territoire algrien en dpartements, sur le modle desdpartements franais, organisaient des lections avec une loilectorale tablissant une distinction entre les lecteurs,permettant lapparition dlus musulmans dans lesmunicipalits, craient une Assemble Algrienne avec desdputs musulmans et europens. Les Pierre taient en droit depenser que les gouvernants avaient tir les leons desvnements, fait leur travail, vot les rformes possibles, et, seconfiant en leur sagesse, ils reprirent trs vite leurs occupationshabituelles, oubliant peu peu les mauvais souvenirs, conduitebien humaine.

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  • IV

    19451954 - Dernire priode heureuse

    Un calme trompeur

    Une priode apaise suivit. Charles prparait le deuximebac. Marie faisait ses premiers pas au lyce. Pierre voyait sesefforts rcompenss par des promotions lui permettantdenvisager une fin de carrire entrevue jusqualors seulementen rve ; sa valeur naturelle aide par une volont hors ducommun et un travail incessant lavaient fait remarquer etapprcier ; lpoque des vaches maigres tait termine, et il entait extrmement fier.

    Mais, au fond, il savait quil ne serait jamais lhommecomplet quil avait poursuivi depuis tant dannes: il luimanquerait toujours cette aisance naturelle acquise seulementpar les favoriss du sort ns dans une famille dintellectuels etterminant leur ducation dans les coles les plus prestigieuses.Quand il avait affaire un jeune diplm dune de ces coles,nouvellement recrut comme cadre, il retrouvait, luilautodidacte, lui qui souvent le dpassait cent fois, une timiditmerveille dlve devant son matre. Seule Jeanne le savait, etCharles sen doutait.

    Plus serein, proche du but, Pierre put enfin vivremoins tendu. Il en profita pour se livrer plus souvent sonpasse-temps favori : la pche en mer. Il prparait avec soinlignes et amorces le samedi pendant la soire, suivant les

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  • recettes de pcheurs chevronns, mthodique et volontairecomme dans tout ce quil entreprenait. Avant laube, presquetoujours accompagn dun ou deux amis, il montait dans laMicheline, un de ces autorails imports de France depuis peu,dernire merveille industrielle monte sur pneus, do son nom,qui les menait dans un silence presque parfait vers le port dePhilippeville un peu plus dune heure de Constantine.

    Ds la sortie de la gare ils se dirigeaient, selon lasaison et lhumeur de la Mditerrane, vers la plage JeannedArc, ou un chaland se balanant paisiblement dans le port, ousi la mer tait belle ramaient dans une pastera, barquesemblable un petit pointu provenal, quon leur prtait pourloccasion. La journe scoulait dans le calme, protgs dusoleil par un chapeau de propret douteuse, spcialit despcheurs, esprer la touche, le doigt sur le fil du moulinet oude la palangrotte, lesprit occup suivre des cheminsimprvisibles, regardant sans les voir les vagues venues du largebattre sans cesse le rivage ou la jete, nchangeant que leminimum de mots ncessaires, savourant des moments debonheur total quand des bouffes intermittentes de brise marinerafrachissaient les corps.

    Tamanar

    Vers la fin dun printemps de cette poque Pierre putdisposer pour un dimanche dun petit camion ridelles servantau transport de personnel. Il mit au point avec quelques voisinsde quartier ou collgues cheminots