alexandre lézine sousse, tunis

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Alexandre Lézine

Deux villes d'Ifriqiya Sousse, Tunis

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BIBLIOTHÈQUE D'ÉTUDES ISLAMIQUES

tome deuxième

publiée sous la direction de : HENRI LAOUST

avec la collaboration de : NICOARӐ BELDICEANU, IRÈNE BELDICEANU-STEINHERR, DOMINIQUE SOURDEL et JANINE SOURDEL-THOMINE.

Page 5: Alexandre Lézine Sousse, Tunis

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

© 1971, LIBRAIRIE ORIENTALISTE PAUL GEUTHNER, S.A.

Tous droits réservés. Aucune partie de cet ouvrage ne peut être traduite, ou adaptée ou reproduite de quelque manière que ce soit : par impression, procédé anastatique, microfilm, microfiche ou par tout autre moyen sans autorisation préalable de l'Éditeur.

« La Loi du 11 Mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, » que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une » utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple » et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement » de l'auteur ou de ses ayants-droits ou ayants-cause, est illicite » (alinéa 1 de l'Article 40).

« Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une » contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal ».

IMPRIMÉ EN FRANCE n° 278

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ALEXANDRE LÉZINE

DEUX VILLES D'IFRIQIYA études d'archéologie

d'urbanisme

de démographie

SOUSSE, TUNIS

LIBRAIRIE ORIENTALISTE PAUL GEUTHNER, 12, RUE VAVIN, PARIS

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La plupart des monuments musulmans qui sont examinés dans la première partie de cet ouvrage appartiennent à la ville de Sousse. Leur étude permet d'être mieux renseignés sur l'histoire médiévale de la capitale sahélienne, qui nous serait demeurée à peu près inconnue, ou tout au moins passablement déformée, si nous avions disposé, pour nous en faire une idée, du seul témoignage des textes. Lorsqu'ils traitent des hautes époques de l'histoire ifriqiyenne, ces derniers sont toujours très brefs et souvent d'une objectivité douteuse, suivant les tendances politiques ou religieuses de leurs auteurs.

Néanmoins l'histoire de la ville avait été esquissée à diverses reprises à partir de documents écrits : itinéraires de géographes, chroniques ou hagiographies.

Nous verrons que l'analyse archéologique des monuments contredit fré- quemment ces textes. Elle nous aménera à soutenir que certains aspects politiques, religieux et les conséquences économiques qui en ont résulté furent, dans les temps les plus anciens de l'histoire de cette ville musulmane, assez différents parfois de ce qu'on pensait généralement.

L'étude des édifices nous permettra en outre d'apporter une solution à un problème qui n'avait pas été résolu jusqu'ici. Nous verrons en effet qu'il est possible d'évaluer l'effectif d'une population musulmane urbaine et d'en suivre l'évolution pendant plusieurs siècles à partir de la contenance de la grande mosquée de la ville et de ses transformations successives.

Seule, en Afrique septentrionale, Sousse réunit toutes les données qui permettent d'appuyer la démonstration sur des éléments précis: salles de prière intactes des I I VIII et III IX siècles, agrandissements du IV X siècle, le contour ancien de l'agglomération étant par ailleurs dessiné par la ceinture bien conservée de ses remparts médiévaux.

Les résultats obtenus, qui permettent de calculer, non seulement l'effectif, mais encore la densité de la population, peuvent être transposés à d'autres villes dont la superficie ancienne est exactement connue ou peut être approximative- ment rétablie. Mais l'examen des édifices permet également de distinguer, parmi

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des textes qui se contredisent, celui qui peut mériter quelque considération. Il devient alors possible de retenir certaines informations transmises par les documents écrits et que les historiens modernes n'avaient pas toujours acceptées.

On trouvera encore dans cet ouvrage, des confirmations nouvelles à l'appui de la thèse que nous avons soutenue ailleurs sur la rupture de l'art ifriqiyen avec les traditions préislamiques locales. Elles sont fournies par l'architecture et le décor sculpté des monuments les plus anciens de Sousse.

L'étude du mihrab de la grande mosquée a conduit à s'interroger sur la signification véritable de la « niche de prière », les hypothèses antérieures ne nous paraissant pas toujours satisfaisantes.Nous avons abouti à une interprétation symboliste, issue d'un verset coranique et que des recherches plus approfondies permettront peut-être de confirmer un jour.

Les observations qui suivent sont le fruit de plusieurs visites récentes à la capitale du Sahel. Sousse constituait en effet le cadre principal des « exercices

qui accompagnaient les cours d'archéologie musulmane que nous donnions périodiquement à l'Université de Tunis.

La deuxième partie du présent volume est consacrée à certains aspects de la ville de Tunis. Leur examen trouve ici sa place puisque les problèmes abordés touchent encore à l'urbanisme et à la démographie historique. Mais il s'agit cette fois de périodes plus rapprochées de nous (XVII et XVIII siècles). Une méthode différente d'évaluation de la population urbaine a été utilisée.

A partir de la vieille ville, nous avons essayé, par ailleurs, de montrer que l'urbanisme des « medinas », loin de mériter les critiques dont il a si souvent fait l'objet, était au contraire un exemple de bonne adaptation à un mode de vie propre aux citadins musulmans.

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Première partie

SOUSSE Notes d'archéologie et de démographie

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LA GRANDE MOSQUÉE

I. L'AGRANDISSEMENT DE LA SALLE DE PRIÈRE

La grande mosquée de Sousse est située dans la partie septentrionale de la vieille ville, très près du rempart de l'est (fig. 1). Une cinquantaine de mètres la séparent du fameux ribat Elle a été fondée en 851 par l'émir aghlabide Abū l-'Abbās Muhammad dont le nom figure sur une inscription dédicatoire du monument en compagnie de Mudām, l'affranchi chargé de la surveillance des travaux

Nous avons tenté ailleurs d'expliquer l'aspect militaire de cette mosquée et de montrer à quelle influence il fallait attribuer le caractère particulier de son architecture Nous nous proposons aujourd'hui d'essayer de préciser la date du premier agrandissement de cet oratoire et d'analyser certains détails de son architecture qui n'ont pas été étudiés jusqu'ici.

On considérait généralement que la salle de prières de 851 avait été agrandie après l'arrivée des Hilaliens en Ifriqiya, soit vers le milieu du XI siècle (ph. 1, 2) L'augmentation de la population urbaine, due à l'insé- curité des campagnes, en aurait été la cause.

(1) A. LÉZINE, Architecture de l'Ifriqiya, fig. 44, p. 105 ; fig. 42, p. 100. (2) K. A. C. CRESWELL, Early muslim architecture, II, p. 246-251 ; ID., A short account, p. 269-

273 et fig. 56 ; G. MARÇAIS, L'architecture musulmane, p. 23-24 ; Sousse et l'architecture musulmane, p. 54-56.

(3) A. LÉZINE, Architecture de l'Ifriqiya, p. 111-113. (4) Notes d'archéologie ifriqiyenne, p. 78-81. (5) G. MARÇAIS, L'architecture musulmane, p. 72, suivi par R. IDRIS, La Berbérie orientale...,

p. 444 S. M. ZBISS, La coupole aghlabide..., p. 180, et moi-même, Mahdiya, p. 123.

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Fig. 1. — Sousse, plan de la vieille ville.

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Nous avons déjà dit qu'il fallait sans doute vieillir cette opération d'un demi-siècle au moins et peut-être même l'attribuer au fatimide al-Mu'izz qui fit effectuer d'importants travaux dans ce quartier de la ville avant son départ pour l'Égypte en 973 Un examen plus approfondi de la question semble renforcer cette dernière hypothèse

En faveur d'une date de la fin du X siècle, on disposait déjà d'un argu- ment fourni par l'épigraphie. Les caractères coufiques d'une inscription qui figure dans la partie agrandie appartiendraient, semble-t-il, à cette époque La forme des arcs outrepassés confirme cette première indication. On sait que l'arc ifriqiyen du XI siècle n'est plus tracé comme avant, la différence étant marquée par le mode de raccordement sur les supports Or les arcs sur piliers de la salle de Sousse sont du modèle le plus ancien (ph. 5). On ne saurait invoquer ici l'argument d'un attardement puisque des arcs du deuxième type, appartenant à une autre campagne de travaux, figurent dans le même édifice. On les trouve dans la qubba (ph. 3) construite par le ziride al-Mu'izz au-dessus de la grosse tour d'artillerie du nord-est et sous la forme d'arcs de décharge, au-dessus de trois portes de la façade occidentale de la mosquée

Le mode de construction confirme les indications de l'architecture et de l'épigraphie. La taille de pierre et l'appareillage sont très analogues ici à ceux des monuments obaydides de Mahdiya Les joints sont encore relative- ment larges et les pierres portent les traces de l'outil, hache ou ciseau, qui a servi à les tailler. Or le ravalement des parements est beaucoup plus fin au XI siècle et, dans la plupart des cas, on ne distingue plus les traces d'outils. En outre, les joints deviennent très serrés, ce qu'ils doivent à la taille oblique des lits d'attente et de pose, autrement dit à l'anathyrose en V que les Romains avaient déjà utilisée dans la Province africaine

(1) Architecture de l'Ifriqiya, p. 97-98. (2) R. IDRIS, La Berbérie Orientale, p. 450, n. 405. Suivant la traduction de cet auteur, al-Mu'izz

« construisit » une mosquée sur les lieux. (3) Nous avons réexaminé la mosquée en mars 1967. (4) S. M. ZBISS, La coupole aghlabide, p. 183 : « coufique du début du XI siècle ». (5) A. LÉZINE, Mahdiya, p. 110. (6) R. IDRIS, La Berbérie orientale, p. 442 ; S. M. ZBISS, La coupole aghlabide, p. 183. (7) K. A. C. CRESWELL, Early muslim architecture, pl. 59, d, e ; pl. 60, c. (8) A. LÉZINE, Architecture de l'Ifriqiya, p. 118, ph. 95-103. (9) Ibid., ph. 96.

(10) A. LÉZINE, Architecture romaine d'Afrique, pl. XVIII, a ; La maison des chapiteaux historiés à Utique, dans Karthago VII, 1956, p. 25 et fig. 13, A, p. 50 ; Architecture punique, 1961, p. 105, fig. 55.

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Mais ce n'est pas tout. Une preuve matérielle formelle existe en outre, dans la partie agrandie de la salle, qui interdit d'attribuer aux travaux une date postérieure au retour des Zirides à l'obédience de Bagdad. On remarque en effet, au-dessus de la porte latérale de l'est et dans son axe une pierre rectangulaire encastrée dans la maçonnerie de petit appareil qui garnit le tympan (ph. 5). Elle occupe exactement la hauteur de trois assises. Toute la face apparente de ce bloc a été soigneusement et profondément martelée. Cette dégradation ne peut admettre qu'une seule explication. La pierre portait sans aucun doute le nom d'un calife fatimide ou quelque formule chiite.

On sait que toutes les inscriptions de cette nature ont été détruites après la rupture de l'Ifriqiya avec le Caire. L'archéologie a confirmé sur ce point le témoignage des textes On s'est contenté souvent d'effacer le nom du calife ou de son représentant local, comme ce fut le cas pour des inscriptions qui figurent encore dans les grandes mosquées de Sfax et de Tunis Dans ces deux inscriptions d'époque ziride, on a voulu éviter, par un martelage partiel, d'avoir à détruire le nom d'Allāh ou un verset du Coran. Il semble en revanche que l'on n'ait pas hésité devant une destruction complète lorsqu'il s'agissait d'inscriptions monumentales antérieures au départ pour l'Égypte. Toujours est-il qu'aucune d'elles ne nous est parvenue, même partiellement

L'inscription de la porte de l'ouest est restée intacte parce qu'elle se limitait au nom de deux architectes. De même à Tunis celles de 995, où figurent seulement des noms d'artisans, n'ont pas été détériorées On peut encore mentionner sept autres inscriptions de la même époque Ce sont des formules coraniques gravées sur des fûts de colonne. Elles n'ont subi aucun dommage.

(1) Sur ces portes latérales, cf. A. LÉZINE, Architecture de l'Ifriqiya, p. 121-122. (2) IBN 'IḎĀRĪ, p. 350-363. (3) En 988 : G. MARÇAIS et L. GOLVIN, La Grande Mosquée de Sfax, p. 16-17. (4) En 991 : S. M. ZBISS, Inscriptions arabes de Tunisie, I, p. 31-32. (5) Et notamment celle qui devait figurer sur le tympan, au-dessus de la porte principale

de la mosquée d'al-Mahdiya ; A. LÉZINE, Mahdiya, p. 123. — Peut-être cela a-t-il également été le cas à Sousse, au ribat dont il ne reste de l'inscription dédicatoire que l'encadrement au-dessus de la porte d'entrée (A. LÉZINE, Le ribat de Sousse, p. 12), puisque les Fatimides avaient ordonné de remplacer le nom des fondateurs, sur les monastères-forteresses, par celui du Mahdī (H. R. Idris, Contribution, dans REI, 1936, p. 88).

(6) S. M. ZBISS, Inscriptions arabes, p. 33-34. (7) Ibid., p. 34-37, n 8 à 14.

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II. SUR LA POPULATION DES VILLES IFRIQIYENNES

Les renseignements qui nous sont parvenus sur la population des villes du Magreb, au moyen âge, sont rares et très imprécis. En outre, ils sont tardifs puisque le plus ancien n'est pas antérieur à la fin du XIV siècle

Ces informations portent généralement sur le nombre de maisons que compte une agglomération, d'où l'on déduit l'effectif de la population. Plus tard, on trouve encore quelques chiffres chez Jean Léon l'Africain mais ce sont souvent des renseignements de seconde main pour l'Ifriqiya, cet auteur n'ayant fait que passer au Magreb oriental.

Les estimations qui ont été publiées sur la ville de Tunis à l'époque hafside partent du postulat que la densité devait, au XV siècle, y être comparable à celle de la medina en 1881 Cela reviendrait à transposer aux villes africaines la «règle de Ferdinand Lot» selon laquelle la densité d'une ville historique tombée en léthargie serait aux temps modernes égale à ce qu'elle fut au moyen âge

La comparaison paraît difficile à admettre. En effet, si les villes men- tionnées par F. Lot ont conservé jusqu'à nos jours leurs maisons du moyen âge, il n'en est pas de même dans les villes africaines. A Tunis, rares sont les habitations qui remontent seulement au XVII siècle Souvent, elles ne datent que du XVIII et plus souvent encore du XIX siècle. Or, bien des changements ont dû se produire au cours de deux siècles dans l'urbanisme et l'habitat de la capitale tunisienne. L'exemple d'Alger est là pour montrer à quel point la population d'une ville africaine peut augmenter dans un espace de temps beaucoup plus court

(3) R. BRUNSCHVIG, La Berbérie orientale sous les Hafsides, t. I, p. 284-285. (4) Ibid., p. 287-311 ; Jean Léon l'Africain, p. 378-394 (sur la valeur de ses chiffres, cf. p. 184

où il attribue à la mosquée Qarawiyyïn un périmètre de 2 400 m. La longueur véritable est de l'ordre de 300 m).

(5) Cf. infra, p. 151. (6) R. MOLS, Introduction à la démographie des villes d'Europe du XIV au XVIII s., p. 89. (7) Cf. J. REVAULT, Palais et demeures de Tunis, 1968, passim. (8) A. LÉZINE, Algérie, conservation et restauration des monuments historiques, UNESCO, août 1966, p. 28.

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Fig. 2. — Courbes de la population.

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Des évaluations globales figurent également dans les récits de voyageurs. On en connaît pour le XV et le XVIII siècles Mais l'exagération évidente de leurs chiffres enlève tout intérêt à ces informations. Il en est de même des chiffres qui ont été publiés sur les pertes subies par les populations des villes africaines au cours des épidémies qui ont ravagé le pays aux XVII et XVIII siècles

Toutes ces estimations sont entachées de ces « erreurs monstrueuses » que comportent les chiffres globaux transmis par les Anciens et contre lesquelles nous ont mis en garde les spécialistes de la démographie et de la géographie humaine Et quand bien même pourrions-nous disposer d'infor- mations sûres pour les périodes comprises entre le XIV et le XVIII siècles, elles ne nous seraient d'aucun secours pour les siècles antérieurs à l'invasion hilalienne, cet événement capital de l'histoire ifriqiyenne qui a profondément modifié la structure interne des villes et le chiffre de leur population.

Or il existe un moyen, inemployé jusqu'ici, d'évaluer la population des villes africaines du haut moyen âge. Ne disposant ni d'archives, ni de statistiques pour cette période, nous aurons recours à l'archéologie qui viendra suppléer la carence des textes. Les monuments anciens des VIII IX et xe siècles qui subsistent en Tunisie nous fourniront les renseignements cherchés.

Dans ce domaine, Sousse est particulièrement privilégiée car elle possède un ribat du VIII siècle et une grande mosquée du IX agrandie au X siècle. Elle conserve en outre son enceinte bâtie en 859. On connaît ainsi sa superficie à l'époque aghlabide.

Avant de procéder aux évaluations démographiques, il convient d'ouvrir une parenthèse pour préciser certains aspects du problème et répondre à des objections possibles. Il fut un temps où les historiens de l'art portaient volontiers, sur l'architecture musulmane prise en bloc, des jugements très sévères qui dissimulaient parfois assez mal un esprit de dénigrement systé-

(1) R. BRUNSCHVIG, La Berbérie, p. 356 : selon l'évaluation d'Adorne, en 1470, 800.000 habitants à Tunis ; cf. Tableau comparatif, infra. Voir aussi M. CANARD, Une description russe des côtes barba- resques en 1776, où un officier russe attribue 20 000 habitants à Sousse. Celle-ci en comptait 8 000 au plus au XIX siècle ; cf. J. DESPOIS, La Tunisie orientale, Sahel et Basse steppe, p. 188.

(2) P. SEBAG, La peste dans la Régence de Tunis aux XVII et XVIII s., p. 45. Cf. infra. (3) R. MOLS, Démographie, t. II, p. 7-8 ; F. LOT, Capitale antique, capitale moderne, Rome

et sa population à la fin du III siècle de notre ère, dans Annales d'histoire sociale, 1945, p. 36. — J. C. RUSSELL, Late ancient and medieval population, 1958, a utilisé ces évaluations excessives : p. 102 sur la prétendue contenance de la grande mosquée de Fès, soit 22 700 personnes d'où il déduit une population globale de 68 000 âmes. Un rapide calcul montre que la grande mosquée de Kairouan qui est beaucoup plus grande ne contiendrait pas la moitié d'un pareil effectif (10 900 places, cour et portiques compris).

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matique, joint à une évidente ignorance du sujet. Incapables de créations durables, paresseux, négligents, sacrifiant la réalité à l'apparence, tels auraient été tous les constructeurs musulmans Cette attitude remonte fort loin puisque Sinan, le célèbre architecte turc, s'était déjà élevé contre elle dans son autobiographie

La science moderne a fait justice de ces appréciations. Quelques irréduc- tibles opposants mis à part, nul ne doute plus aujourd'hui de la valeur des architectes musulmans du moyen âge, dont témoignent leurs réalisations tant à l'Orient qu'à l'Occident du monde islamique. Seuls nous intéressent ici les côtés pratiques des monuments qui sont parvenus jusqu'à nous. Dans ce domaine, les constructeurs du moyen âge magrébin ne se distinguaient en rien de leurs confrères de tous les temps et de tous les pays. Architectes- ministres des Pharaons, maîtres-maçons tailleurs de pierre du moyen âge européen, savants architectes de la Renaissance et simples bannā', tout au bas de l'échelle sociale du monde musulman tous ces maîtres d'œuvre ont travaillé de la même façon, ne procédant pas au petit bonheur, mais en fonction d'un programme déterminé à l'avance et clairement défini.

En Ifriqiya, les IX et X siècles sont des périodes d'apogée de l'architec- t u r e L a qua l i t é des m a î t r e s d ' œ u v r e de ce t e m p s a p p a r a î t à la p r e m i è r e l ec tu re des p l a n s de leurs é d i f i c e s E n les a n a l y s a n t , il est possible de recons- t i t u e r les p r o g r a m m e s qui o n t é té à l 'o r ig ine de l eu r é l a b o r a t i o n

C e p e n d a n t u n e p r é o c c u p a t i o n d e m e u r a i t é t r a n g è r e a u x a rch i t ec tes d ' au t r e fo i s . O n ne souc ia i t p a s alors de p rospec t ive . Ce t te concep t ion récente , issue de la « d é m o g r a p h i e g a l o p a n t e » des t e m p s p résen t s , é t a i t ignorée au m o y e n âge. On c o n s t r u i s a i t p o u r les besoins d u m o m e n t . L a p r e u v e en es t d a n s les mu l t i p l e s a g r a n d i s s e m e n t s ou r e c o n s t r u c t i o n s de mosquées devenues t r o p pe t i t e s d o n t es t émai l lée l 'h is to i re de l ' a r c h i t e c t u r e m u s u l m a n e

U n a u t r e p o i n t qu ' i l c o n v i e n t de préc iser concerne l ' a s s i s t ance à la p r iè re en c o m m u n , a u x h a u t e s époques . On sa i t que la p a r t i c i p a t i o n à la p r iè re solennel le d u v e n d r e d i es t u n e ob l iga t ion de la religion m u s u l m a n e . Si l ' on p e u t c o n s t a t e r de nos jou r s u n c e r t a i n r e l â c h e m e n t d a n s l ' o b s e r v a t i o n de ce t t e

(1) P. LAVEDAN, Histoire de l'art, t. II, p. 35-36, pour n'en citer qu'un seul. (2) U. VOGT-GÖKNIL, Turquie ottomane, 1965, p. 104. (3) L. A. MAYER, Islamic architects and their works, Genève, 1956, p. 24-28. (4) Cf. A. LÉZINE, Architecture de l' Ifriqiya et Mahdiya. (5) ID., Ibid., p. 116. (6) Le programme imposé à l'architecte était parfois très simplifié. Il lui appartenait alors

de le compléter lui-même en élaborant les détails. (7) A. LÉZINE, Architecture de l'Ifriqiya, p. 76, n. 7 : mosquées de 'Amr à al-Fustāt et mosquée

de Kairouan. Il en a été de même pour les mosquées de Médine, de Cordoue, de Fès, de Tlemcen, d'al-Mahdiya, etc.

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règle, il n'en était pas de même autrefois, étant donné l'atmosphère de religiosité dans laquelle baignait le moyen âge aussi bien musulman que chrétien. Alors, la règle ne souffrait pas de dérogations. La preuve en est qu'on en était arrivé à fermer les portes des villes à l'heure de cette cérémonie afin de prévenir toute surprise, puisque les soldats de garde aux remparts abandonnaient leurs postes à ce moment pour se rendre à la grande mosquée A l'époque almohade, on punissait du fouet ceux qui se per- mettaient de ne pas assister à la prière du vendredi.

Il est important de savoir si les femmes participaient à cette cérémonie. Pour répondre par la négative, nous nous appuierons sur l'autorité de William Marçais confirmée par des allusions que l'on peut relever dans certains textes. On peut ainsi affirmer que l'énorme majorité des femmes étaient à cette époque absentes de la mosquée ce jour-là, comme elles le font en Tunisie actuellement. Au Magreb oriental, il n'y a du reste, dans les oratoires anciens, aucune installation particulière, maqṣūra, galerie, ou balcon, où des femmes auraient pu s'isoler du restant de l'assistance.

Aux époques qui nous intéressent ici, il n'existait encore en principe, au Magreb, qu'une seule mosquée-cathédrale dans chaque ville Les déroga- tions à cette règle, en Orient comme en Occident, concernent toujours des cas particuliers : villes doubles séparées par un fleuve dont les crues p e u v e n t isoler l ' une de l ' a u t r e les d e u x moi t i é s p e n d a n t u n e longue p é r i o d e n o u v e a u x q u a r t i e r s c o n s t i t u a n t de v é r i t a b l e s v i l l e s j u x t a p o s é e s à u n e agglo- m é r a t i o n e x i s t a n t e ou encore afflux mass i f d ' é m i g r a n t s qui v i e n n e n t créer , d a n s la cité, des g r o u p e m e n t s e t h n i q u e s i m p o r t a n t s e t d o n t les é l é m e n t s son t p e u souc ieux de se mê le r à la p o p u l a t i o n au toch tone6 . O n ne c o n n a î t pas en I f r iq iya de ville p o u r v u e de d e u x m o s q u é e s - c a t h é d r a l e s à l ' é p o q u e agh l a - b i d e

(1) R. BRUNSCHVIG, La Berbérie orientale..., p. 87, p. 300. (2) Articles et conférences, p. 33. Cf. R. BRUNSCHVIG, La Berbérie orientale, p. 174 ; A. ADAM,

Casablanca, t. II, p. 589, citant O. PESLE, La femme musulmane dans le droit, la religion et les mœurs, p. 193.

(3) W. MARÇAIS, Articles et conférences, p. 10. (4) C'était le cas de Bagdad au IX siècle ; cf. J. LASSNER, The Topography of Baghdad in the

Early Middle Ages, Detroit, 1970. (5) Ainsi les travaux d'urbanisme d'Ibn Ṭūlūn qui construisit, en 870, al-Qaṭā'i', « ville nouvelle »

au nord d'al-Fusṭāt et juxtaposée à celle-ci. (6) Mosquées des Andalous et des Kairouanais à Fès. (7) En Ifriqiya les docteurs malékites ont considéré pendant longtemps que l'unicité de la

grande mosquée était absolument obligatoire, cf. ḪALĪL B. ISḤĀQ, Abrégé de la loi musulmane, p. 85.

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Population de Sousse. — Nous allons maintenant calculer la popula- tion de Sousse depuis les origines jusqu'au milieu du XI siècle

Le ribat est certainement antérieur à 796 et postérieur à 750 Pour la commodité de l'exposé nous admettrons qu'il fut bâti aux alentours de l'année 780. Le fortin comporte une salle de prière qui occupe, au premier étage, toute la surface de l'aile méridionale Les dimensions de cette salle ont été déterminées en fonction des besoins d'un nombre donné d'utilisateurs. S'il y en avait eu moins, on aurait réduit la longueur de l'oratoire, comme on l'a f a i t à M o n a s t i r p o u r é v i t e r de p e r d r e i n u t i l e m e n t de la p l a c e

Il e s t aisé de ca lcu ler la c o n t e n a n c e d ' u n e mosquée . L a place nécessaire à c h a q u e fidèle e s t celle d o n t il d o i t p o u v o i r d i sposer p e n d a n t le p r o s t e r n e - m e n t so i t u n r e c t a n g l e de 0 ,60 m de l a rgeu r p a r 1,35 m de long en m o y e n n e E n r é s e r v a n t , d e v a n t le m i h r a b , u n e m p l a c e m e n t ana logue p o u r l ' imâm, de r r i è re lequel s ' a l igne le p r e m i e r r a n g des a s s i s t an t s , on t r o u v e d a n s c e t t e salle la p lace de 194 r e c t a n g l e s O r il e s t é t ab l i q u e le n o m b r e de murābi ṭūn ne d é p a s s a i t pas c i n q u a n t e h o m m e s L a salle é t a i t donc p r é v u e p o u r recevo i r d ' a u t r e s fidèles e t s e r v a i t a lors de m o s q u é e à la b o u r g a d e qui e n t o u r a i t le r i b a t . Pare i l l e u t i l i s a t i o n d ' u n r i b a t es t a t t e s t é e p a r u n t e x t e . D a n s sa descr ip- t i o n de Tripol i , a l - B a k r ī spécifie en effet que ce t t e ville pos séda i t p lus ieurs r i b a t s d o n t la m o s q u é e E s Chiab é t a i t le p lus c é l è b r e Les 50 murābi ṭūn r e t r a n c h é s de 194, il res te 144, chiffre qui r e p r é s e n t e l 'effectif des h o m m e s e t g r a n d s ga rçons d u vil lage. On p e u t alors ca lcu ler celui de la p o p u l a - t i o n globale de Sousse à l ' é p o q u e de c o n s t r u c t i o n d u r iba t .

Les spécia l is tes des ques t i ons d é m o g r a p h i q u e s e s t i m e n t que l ' on o b t i e n t le chiffre d ' u n e p o p u l a t i o n e u r o p é e n n e en m u l t i p l i a n t le n o m b r e des chefs de famil le p a r u n coefficient « p a s s e - p a r t o u t » compr i s en t r e q u a t r e e t c i n q

(1) Sur Sousse, en dernier lieu, voir A. LÉZINE, Sousse, les monuments musulmans, 1968. (2) Dans notre première publication Le ribat de Sousse, 1956, p. 44, nous avions fixé la date de construction entre 771 et 788. (3) Le ribat de Sousse, pl. III. (4) Cf. infra, p. 35 et fig. 5. (5) Sur cet emplacement nécessaire au fidèle, cf. L. MASSIGNON, La rawda de Médine cadre de la méditation musulmane sur la destinée du Prophète, dans BIFAO, LIX, 1960, p. 244. (6) Un calcul de contenance doit s'effectuer par la méthode graphique pour tenir compte

exactement de l'emplacement des points d'appui qui supportent les voûtes ou plafonds de la salle. (7) A. LÉZINE, Deux ribats du Sahel tunisien, p. 284. (8) BAKRĪ, trad. p. 20-21. (9) R. MOLS, Démographie, p. 101.

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Ils admettent toutefois qu'il peut s'élever jusqu'à six pour certaines villes du bassin méditerranéen Un autre coefficient permet d'évaluer la totalité de la population à partir du nombre de mâles âgés de plus de dix-huit ans. Il a la valeur de 3,5 Compte tenu du fait que des garçons musulmans de moins de dix-huit ans assistent à la prière du vendredi et que Sousse est une ville méditerranéenne nous avons estimé qu'il fallait ici adopter le coefficient 4 au lieu de 3,5.

Notons en passant que, dans le cas précis du ribat, l'absence des femmes à la cérémonie du vendredi est prouvée, puisque l'accès à ce genre d'édifice leur était rigoureusement interdit Ceux des murābiṭūn qui n'étaient pas célibataires devaient trouver un logement à leurs épouses au village voisin. Il est également établi que les volontaires orientaux qui venaient tenir garnison dans un ribat magrébin pouvaient être accompagnés de leur famille seulement si le fortin se trouvait dans un « lieu sûr et bien peuplé ». Or le cas de Sousse était encore douteux au IX siècle Il est donc évident qu'au VIII siècle, la bourgade ne comptait certainement pas encore au nombre des agglomérations où il était licite aux orientaux de faire venir leurs femmes et leurs enfants. Ces volontaires devaient être relativement nombreux. Faute de renseignements précis nous admettrons qu'ils constituaient la moitié de la garnison, l'autre moitié étant faite de murābiṭūn ifriqiyens.

Le calcul prend alors la forme suivante : (144+25) 4+25 = 701 habitants musulmans à Sousse en 780. On peut se faire une idée approximative de l'agglomération. Elle comptait

tout au plus 35 feux, rassemblés non loin du ribat où les villageois venaient chercher refuge en cas de danger. Le village de Sousse, en ce temps-là, occupait sans doute une superficie totale qui ne devait pas excéder deux hectares. Quelques chrétiens continuaient peut-être encore de vivoter dans les ruines de l'ancienne ville byzantine

La grande mosquée de Sousse a été construite soixante et onze ans après le ribat.

(1) Ibid., p. 104. (2) R. P. DUNCAN JONES, City population in Roman Africa, dans Journal of Roman Studies, 1963, p. 87. (3) Et par surcroît musulmane, admettant donc la polygamie; cf. H. DJAÏT, La wilaya d'Ifriqiya

au II/VIII siècle, dans Studia islamica, XVII, 1967, p. 105, sur la fécondité exceptionnelle des Arabes. (4) H. R. IDRIS, Contribution, dans REI, 1935, p. 297. (5) M. TALBI, Intérêt des œuvres juridiques, p. 291. (6) Il est impossible d'en estimer le nombre, très faible probablement si l'on en juge par l' oubli de toutes les traditions pré-islamiques dont témoigne le mode de construction du ribat.

On sait, du reste, que la plupart des chrétiens du littoral avaient fui par mer au moment de la conquête musulmane.

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IMPRIMERIE A. BONTEMPS

LIMOGES (FRANCE)

Dépôt légal : 4 trimestre 1971

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