alexandre jollien - eloge de la faiblesse

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'' .''. MARABOUT 1 dela faiblesse MARABOUT plus d'un titre,l'ouvrage que le lecteur tient en main est singu-lier.Cercitautobiographique,d'une viesingulire,tonnante, relatelecheminementd'AlexandreJollien,infirmemoteur crbral,qui,enraisondesonhandicap,taitdestinrou-lerdescigaresetquiseretrouve,autermed'unlongpriple, surlesbancsdel'universittudierlaphilosophie.Cequi frapped'abord lelecteur,c'est,bienentendu, lefaitque, grce un continueleffortdedpassementdesoi, Alexandre Jollien arussi,titubant et piton,entrer dansl'universqui,vude l'institutionoilavcudix-septans,apparaissaitcommeun autre monde,celui de lanormalit. Trstonnante preuvede lacapacitd'adaptationdel'trehumain,certes,maissurtout expressiondel'obstinationinbranlableresterdebout , trouver unsensauxexpriencesdelavie,delasouffranceet del'effort. Cercitestprenant,captivant.Alexandre Jollienrefusetoute forme de commisration et de piti: Nepas fuir lehandicap , enseigne-t-il.Accepter que jamais je ne serainormal ,affirme-t-il, cela revient poser la question du sens de la dissemblance. L'auteur,toutenracontantsonexprience,parfoisdifficileet douloureusemaistoujoursstimulante,invitedemanire insis-tantes'interrogersur ladistinctionentrenormalet anormal. Sansproposerdesolutionlnifianteouharmonieuse,son prface5 propostendunquestionnementquirenversecequenous croyons savoir et qui rgle, bien souvent,notre comportement facece qui est autre, dissemblable et tranger. Parcequ'ilnouscontraintregarderautrement,celivreest authentiquementphilosophique.LaprsencedeSocratedia-loguantavecl'auteurn'estquelesigneextrieurdelavigueur philosophiquequianimecespages.L'entretienestsocratique nonseulementparcequeleprotophilosopheyjouelerlede celuiquiinterrogeenavouantsonignoranceouparcequela discussion rvle et manifeste le problme quel'homme est pour lui-mme,maisencoreetsurtout parcequeledialogueaboutit, commecertains critsplatoniciens,un renversement radical des valeurs : Socratequiinterroge estlui-mmequestionn,contraint poser leproblmeembarrassant desaproprenormalit. Laphi-losophie, en effet, est cet exigeant et continuel effort de regarder autrement.Aucunefiguredephilosophen'incarnedemanire plus expressive cette dmarche drangeante que Dmocrite, dont ilestquestiondanslesLettrespseudo-hippocratiquesSur lerire etla f olie.Cerecueilinstmctifd'unimposteurantiqueraconte queleshabitantsdelacitd'Abdra,odemeuraitleclbre philosopheDmocrite,avaientfaitappelaumdecinleplus renommde l'Antiquit, Hippocrate.Lesbonnes genspensaient quel'illustrephilosopheavaitperdularaison: Dmocriteritde tout. Hippocrate,nousdisent cesLettres,serenditAbdra. La rencontreentrelemdecin et lephilosopheconduisit un remar-quable renversement : leprtendu fou se rvle tre un grand sage car ilritdeladraisondes hommes qui s'intressent ce qui n'a pas d'intrt et passent leur vie entreprendredes choses risibles. Cette fable du philosophe qui rit illustre de manire dlibrment amplifiecerenversementphilosophiquedontilest aussiques-tiondansleprsent ouvrage lorsque lelecteur est engags'in-terroger sur lanormalit. Un autreaspectphilosophiquese dgage du texted'Alexandre Jollien,lequelenvisagelaphilosophieavanttout commeune interrogationlibredetoutprjug,comparableuneloupe 6loge de la fai blesse qui grossitlestraitsdurel;ilreconnat sa dette l'gard des philosophes qui l'ont aid progresser, c'est--dire dcouvrir au cur de la faiblesse lagrandeur de l'homme. L'appel socra-tique du Connais-toi toi-mme, d'tonnement interrogatif ini-tialsurl'nigmedel'existencehumaine,setransformedans cesconditionsenmerveillementdevantl'existencedesoi-mme et d'autrui.Certainspassagesde celivrem'ontrappel une des plus bellespagesde toute l'histoirede laphilosophie occidentale (bien qu'elle ne soit pratiquement pas connue!). Je faisallusion aux premires lignes du Livre de la contemplation deRaymondLulle,Raymondlefou,qui,tantettantdefois, avaiteucombattreladurepreuvedel'angoisseetdela mlancolie.Lephilosophe catalanexprime lsaprofonde joie del'tre-en-tre:Ah,SeigneurDieu!Soyezbnietlou,car l'hommedoitserjouirbeaucoupdecequ'ilestentre,et qu'il n'en est pas priv. Nous, qui avons lacertitude d'tre rel-lement,rjouissons-nous-en. Ouencoreplussimplement,en quatre mots: Lephilosophe est toujours joyeux (Philosophus semper est laetus). Cet ouvrage est galement un livresur lavaleur del'amiti.Sur sa ncessit d'abord: au fil delalecture, on se rend compteque lesamitisont rendusupportablelaviedansl'institution;sur sesbienfaitsensuite: l'auteurrapportecettescne,inoubliable pourluiet mouvantepourlelecteur,o,dufonddesonlit, son ami Jrme qui sait peine parler s'inquite du bien-tre de son camarade. C'estune scne cl du livreparce qu'ellervle, au cur de la faiblesse, la bienveillance qui vivifie; elleparle du regard qui accorde laprioritautrui. Lelivred'AlexandreJollienm'estinfinimentprcieuxparce qu'ilapporteuntmoignagevivant,sincreet authentiquede cetteconvictionancienne(puisquearistotlicienne)maistou-joursmenacequel'hommeestcapabled'tre,quel'homme est l'amide l'homme. Rued iIM BAC!--j Professeur de philosophie l'Universitde~ r ibourg (Suisse). prface7 mes parents, et tienne Parrat pour l'esprit de son amiti fidle. Ce livre doit aussi beaucoup Pierre Carruzzo, Andr Gilloz,Antoine Maillard et Georges Savoy dont le soutien m'a ouvert lavoie libratrice des tudes. Et Laure, Marie-Madeleine, Nicole, Henri,Willy, qui, avec eux, et bien d'autres,m'accompagnent sur le chemin joyeux,chaotique parfois, de ma vie. Toute ma gratitude va,enfin,mes camarades d'enfance qui m'ont tant apport. AVANT-PROPOS Socrate, l'veilleur Toutcommencedansundortoir.Unepersonnehandicape moteurcrbral,entouredetroiscamaradesd'infortunes,a coutume de s'exiler un peu en de toniques dialogues intrieurs pourmieuxvivre,resterdeboutetmaintenirlecap.Socrate avaitpourhabitudededambulersurl'Agoraetd'interroger les badauds sans soucis deconvenances, l'cart des prjugs. C'estdoncl'interlocuteur idal et comprhensif pour un jeune hommeassezdmunidevantlesexigencesdurel,jeune hommequi n'a qu'un seulbut, comprendre un peu mieuxles autres, glaner de lajoie et sauver sapeau, surtout. Aujourd'hui,jereliscedialoguenonsansmotions,carila tlelieud'unenaissance. Laphilosophie,lalittrature, jeles considraiscommerserves unelite,millelieuxde mes proccupationsquotidiennes. Pourtant, un jour, accompagnant uneamiedansunelibrairie, jesuistombsur un petit ouvrage quis' intitulaitPhilodebase.CommentantSocrate,l'auteur disait : Chercher vivre meilleur, tout est l. Jusqu'alors, j'avais tout faitpour m'efforcerdevivremieux,c'est--direamliorer monsortet medvelopperphysiquement.Etparmiles livres s'tablissaittout--coup uneconversion, un buttaitn. Vivre meilleur, prendresoin demon me, progresser intrieurement. Ledialogue qui vasuivre n'est pas sans quelquesnavets, une avant-popos11 innocence.LafiguredeSocrateapparatcommepaternelle, pleinedecompassion.Ilcouteplusqu'ilnetravailletre vritablement Socrate.Pourtant, son aiguillon aopr et opre toujours en moi. Les faibles, mes matres Lavie me donne des guides.Lespremiers furentlespersonnes handicapesaveclesquellesj'aivcupendantdix-septans.]e leurdoiscequejesuiset,avantSocrate,ellesm'ontinvit considrer le monde comme un silne, ces petites botes d'allure grossirequi recelaient en leur sein des trsors.Ainsi,dansdes corpsmeurtris,dansdesmesblesses,j'aidcouvertunejoie imprenable, qui j'allais consacrer ma vie, celle que je recherche demoins en moins puisqu'elle nous prcde sans cesse, qu'elle rgnedjaufonddufond.Souvent,nousnousinterrogeons sur ce que la socit peut apporter aux faibles et aux marginaux. Celivreentendmodestementmontrercequedespersonnes d'une extrmefaiblessem'ont apport, ce qu'elles donnent. Lablessure n'est pas toujours lo on le croit Lesrflexionssurlesducateursquel'ontrouveratClpeu-ventparatredures,sansnuances.Aujourd'hui,cependant,je nechangeraisriencequej'avance.]'ai,depuis,rencontr de nombreux ducateurs et jemerjouisde voir quetousne pratiquentpasladistancethrapeutique.Certainsallientdans un art splendidement audacieux la gnrosit et l'exigence. La blessure fondamentalede monexistence rsidetout de mme dans ce manque d'affection, et jene puis taireque ladistance procdedelamaltraitancelorsqu'ellen'estpasnaturelle, souple.Une attitudeplus fconde serait sans doutelerecul,la distance du travailleur social l'endroit de ses propres concep-tions dumonde,l'gard de ses ractionset ses rflexesmais en aucun cas dans unebarrire dresse entrelui et lapersonne qu'il accompagne. 12loge de la faiblesse Deviens ce que tu es Sicelivrepouvaitfaireson tour clorequelquesvocations, inviterlelecteurentrerenlui-mmeetdcouvrirsespro-fondesaspirationset saqutevritable,ilcontribuerait joyeu-sementdonnersensauxpisodesparfoisdouloureuxqui jalonnent cemodestedialogue,petitmanueld'unprogressant qui apour guide lajoie. AlexandreJOLLII:::N Lespersonnescitesdanscet ouvragelesont sousdesnoms fictifs,l'exception du Pre Morand . ..et de Socrate. L'tonnement,au dbut comme aujourd'hui encore,a pouss l'homme philosopher [ . .} mais qui questionne et s'tonne a le sentiment de l'ignorance [ . .].Afin donc d'chapper l'ignorance, les hommes commencrent philosopher. " ARISTOH Ainsilaphilosophie estnedel'tonnement del'homme face au monde. Dpasser le "a-va-sans-dire et les clichs de lavie quotidienne, voil le propre du philosophe. Dslesorigines,lesphilosophess 'interrogrentsurdes questions qui semblaient videntes,sinonbanales,leurs eontemporains.Tout au long de ces pages, j'essaierai d 'ap-pliquer cette dmarche l'exprience d 'un sjour de plus de dix-sept ans dans un Centre spcialis.Handicap de nais-sance, j 'ai grandi dans un tablissement pourpersonnes in-firmes moteur crbral {!MC). Lammoireconstituel'estomacdel'esprit,affirmait saint Augustin.Ceprocessuscrateurm'aamenslectionner quelquesexpriencesdemon parcours.Monpassdevenait ainsileterreaudemarflexion.Lemenuchoisi,encoreme fallait-il trouver un digestif. Pourquoi pas l'humour,ce bienfai-teur,cette voie royale pour relativiser les situations parfois tra-giques de l'existence? Nietzsche disait ce propos:"Situ veux savoir qui est le bon philosophe, mets-les tous en ligne.Celui qui rit,c'est le bon. " j e ne peux pas crire lamain. j'ai donc dict ce texte un or-dinateur qui a transcrit ma parole,d'o un style parfois proche de la langue parle. loge de la faiblesse15 Quant auchoixdeladiscussionsocratique,ilreflte fidle-ment lamanire dont j'ai connu la philosophie.En effet, pour parer aux difficults quotidiennes, je lisaisles philosophes,qui devenaient pour moi desinterlocuteurs privilgis.Parmi eux, Socrate jouaunrledcisifMonintrt pour laphilosophie concida prcisment avec la dcouverte de sa pense. En outre, il m'a sembl que l'absencetotalede prjugs que l'on associe gnralement Socrate faisait de lui un excellent compagnon de route pour l'aventure que je m'apprte relater. PROLOGU[ Ose droulacettrangeentretien?Librevousdechoisir' Peut-tretait-ceen Grce,sur l'agora,parmilafouleinnom-brabledespassantsanonymes: l'unserendaitaumarch, l'autrevisitaitunvieilami,celui-cirevenaitdechezlemde-cin,celui-lyallait?Ou,plusmodestement,tait-cedansce petitdortoirfaiblementclairo,auplussecretdelanuit, jeveillaisavecmescamaradesd'infortune?Quand?Nulnele sait.Pourquoi? Cherchez bien, vous trouverez. Tout aun sens. LesentretiensavecSocratefurentfrquentsetdurrentfort longtemps. Jenerapporteiciquel'essentieldenotrepropos, pargnantainsiaulecteurleslonguesheuresdediscussion durantlesquellesSocrateadsaronnsoninterlocuteur, dmasqu ses prjugs lesplus grossiers et l'aoblig dfinir chacun des matresmots utiliss. prol ogue17 ALt:XANDRt: Socrate? SOCRAH Lui-mme. ALt:XANDRt: Salut Socrate. SOC RA Tt: Salut . ..Que me veux-tu? ALt:XANDRt: Te ...t'exprimer mon extrme gratitude. SOCRAH Que t'ai-jedonc fait? ALt:XANDR t: Leplus grand des biens! SOC RA Tt: Nous sommes-nous djrencontrs? ALt:XANDRt: Dans un certain sens. trop vouloi rcabrioler19 SOCRATE Tum'intrigues. ALUANDRt:" Situn'es pas trop press, ... SOCRATE ]'ai tout le temps,raconte ...Pourvu que tune te lassespas de parler. ALUANDRt:" Eh bien! je meprsente. Jem'appelle Alexandre. ]'ai vingt-trois ans et j'tudie laphilosophie l'universit. SOCRATE Jusque-l,rien debien particulier. ALUANDRt:" Etpourtant ... SOCRATE Revenonston propos,poursuis avecconfiance ! ALt:"XANDRt:" ]'aidoncvingt-troisansetj'aicommencdestudesde philosophie ... SOCRATE Procdepartapes!Raconte-moitout.Vaauxfaits,sans digressions.S'ilestncessaire,jeteposeraimoi-mmeles questions utiles.D'abord,parle-moi de tonenfance. 2 0trop vouloir cabrioler A L ~ X A N D R ~ Que vais-jedonc te dire? ]e visle jour le26novembre de l'an-ne1975,dansunpetitvillagesuissequejequittaipresque aussitt.Unaccidentdenaissancem'arrachamafamilleen obligeant mes parents me placer dans une institution spcia-lise,enfin,prtendue spcialise. ]'y ai .. . SOCRAH Nenous prcipitons pas!Quel accident de naissance? A L D A N D R ~ Uneathtose. SOCRAH Soisplus clair! A L D A N D R ~ Commetulevois,j'aiquelquepeine coordonner mesmou-vements,madmarche esthsitanteet jeparlelentement.Ce sont lles squellesd'uneasphyxie quel'on nomme scientifi-quement une athtose. SOCRAH Etquelle en futlacause? A L D A N D R ~ trop vouloir cabrioler dans le ventrede ma mre, jem'enrou-lailecordonombilicalautour ducouet. . .tupeux constater toi-mmeles dgts. Manaissance se droula dans uneatmosphre fort critique. Ma mamanmerapportaqu'ellevitsurgirdesonventreunbb tout noir qui ne pleurait pas.