alexandre grothendieck

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Alexandre Grothendieck, magicien des foncteurs Luc Illusie Au d´ ebut des ann´ ees cinquante, Grothendieck s’´ etait illustr´ e par de re- marquables travaux d’analyse fonctionnelle, qui sont d’ailleurs toujours d’ac- tualit´ e, mais ce sont les contributions r´ evolutionnaires qu’il a apport´ ees`ala eom´ etrie alg´ ebrique, entre 1957 et 1970, qui l’ont rendu c´ el` ebre. Les sch´ emas : un pont entre arithm´ etique et g´ eom´ etrie La g´ eom´ etrie alg´ ebrique est l’´ etude des objets d´ efinis par des ´ equations polynomiales. On peut les ´ etudier de divers points de vue : arithm´ etique (par exemple, en cherchant les solutions `a valeurs enti` eres lorsque les coefficients sont entiers : un probl` eme diophantien, comme le probl` eme de Fermat), to- pologique et analytique, en examinant les vari´ et´ es form´ ees par les solutions ` a valeurs complexes. Avec la th´ eorie des sch´ emas, d´ evelopp´ ee dans un trait´ e d’environ 1800 pages, (“les ´ EGA”) 1 , Grothendieck a donn´ e un cadre g´ en´ eral englobant les deux points de vue, jetant ainsi un pont - longtemps rˆ ev´ e - entre arithm´ etique et g´ eom´ etrie. Une notion cl´ e dans la construction est celle de foncteur. La d´ efinition formelle d’un foncteur ne prend que quelques lignes, et semble d´ epourvue de contenu g´ eom´ etrique. Entre les mains de Grothendieck, elle devient un instrument de construction et d’´ etude en g´ eom´ etrie alg´ ebrique, d’une souplesse, d’une pr´ ecision et d’une puissance in´ egal´ ees, comme il le montrera dans une extraordinaire s´ erie d’expos´ es au S´ eminaire Bourbaki, de 1957 `a 1962, intitul´ ee Fondements de la g´ eom´ etrie alg´ ebrique. Nouveaux espaces, nouvelles th´ eories de cohomologie Quand il entreprend la r´ edaction des ´ EGA, Grothendieck a dans le col- limateur les conjectures formul´ ees par Andr´ e Weil en 1949 concernant les vari´ et´ es alg´ ebriques sur les corps finis. Le trait´ e termin´ e, il pourra s’y atta- quer. Le trait´ e restera inachev´ e, mais entre temps, Grothendieck imaginera de nouveaux espaces (les sites et les topos ), construits ` a partir de nouveaux proc´ ed´ es de localisation, qu’on appelle aujourd’hui topologies de Grothen- dieck. La plus c´ el` ebre d’entre elles, la topologie ´ etale, beaucoup plus fine que la topologie de Zariski utilis´ ee jusque l` a, est proche de la topologie clas- sique dans le cas des vari´ et´ es alg´ ebriques complexes. ` A l’aide de la topo- logie ´ etale, Grothendieck et ses collaborateurs (Artin, Verdier) construiront une th´ eorie de cohomologie, la cohomologie ´ etale, avec des variantes dites - adiques (une pour chaque nombre premier ), grˆace auxquelles Grothendieck emontrera les trois premi` eres des conjectures de Weil, et ouvrira la voie ` a 1. ´ El´ ements de g´ eom´ etrie alg´ ebrique, r´ edig´ es avec la collaboration de J. Dieudonn´ e, Pub. Math. IH ´ ES 4, 8, 11, 17, 20, 24, 28 et 32 1

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  • Alexandre Grothendieck, magicien des foncteurs

    Luc Illusie

    Au debut des annees cinquante, Grothendieck setait illustre par de re-marquables travaux danalyse fonctionnelle, qui sont dailleurs toujours dac-tualite, mais ce sont les contributions revolutionnaires quil a apportees a` lageometrie algebrique, entre 1957 et 1970, qui lont rendu cele`bre.

    Les schemas : un pont entre arithmetique et geometrieLa geometrie algebrique est letude des objets definis par des equations

    polynomiales. On peut les etudier de divers points de vue : arithmetique (parexemple, en cherchant les solutions a` valeurs entie`res lorsque les coecientssont entiers : un proble`me diophantien, comme le proble`me de Fermat), to-pologique et analytique, en examinant les varietes formees par les solutionsa` valeurs complexes. Avec la theorie des schemas, developpee dans un traitedenviron 1800 pages, (les EGA) 1, Grothendieck a donne un cadre generalenglobant les deux points de vue, jetant ainsi un pont - longtemps reve - entrearithmetique et geometrie. Une notion cle dans la construction est celle defoncteur. La definition formelle dun foncteur ne prend que quelques lignes, etsemble depourvue de contenu geometrique. Entre les mains de Grothendieck,elle devient un instrument de construction et detude en geometrie algebrique,dune souplesse, dune precision et dune puissance inegalees, comme il lemontrera dans une extraordinaire serie dexposes au Seminaire Bourbaki, de1957 a` 1962, intitulee Fondements de la geometrie algebrique.

    Nouveaux espaces, nouvelles theories de cohomologieQuand il entreprend la redaction des EGA, Grothendieck a dans le col-

    limateur les conjectures formulees par Andre Weil en 1949 concernant lesvarietes algebriques sur les corps finis. Le traite termine, il pourra sy atta-quer. Le traite restera inacheve, mais entre temps, Grothendieck imaginerade nouveaux espaces (les sites et les topos), construits a` partir de nouveauxprocedes de localisation, quon appelle aujourdhui topologies de Grothen-dieck. La plus cele`bre dentre elles, la topologie etale, beaucoup plus fine quela topologie de Zariski utilisee jusque la`, est proche de la topologie clas-sique dans le cas des varietes algebriques complexes. A` laide de la topo-logie etale, Grothendieck et ses collaborateurs (Artin, Verdier) construirontune theorie de cohomologie, la cohomologie etale, avec des variantes dites -adiques (une pour chaque nombre premier ), grace auxquelles Grothendieckdemontrera les trois premie`res des conjectures de Weil, et ouvrira la voie a`

    1. Elements de geometrie algebrique, rediges avec la collaboration de J. Dieudonne,Pub. Math. IHES 4, 8, 11, 17, 20, 24, 28 et 32

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  • la demonstration de la dernie`re, la plus dicile, lhypothe`se de Riemann surles corps finis, qui sera realisee par Pierre Deligne en 1973.

    DevissagesGrothendieck avait une manie`re tre`s personnelle de concevoir la formu-

    lation et la demonstration des enonces mathematiques. Pour lui, un enonceabsolu, portant, disons, sur une variete donnee (finitude de groupes de co-homologie, par exemple), netait pas un bon enonce. Il voulait un enonceplus general, en apparence beaucoup plus dicile, un enonce relatif, avecparame`tres, portant sur des familles de varietes, la nature de lespace de pa-rame`tres important peu. En realite, cet enonce plus general, precisement a`cause de sa generalite, se pretait a` des reductions elementaires qui condui-saient, sans eort, et comme par miracle, a` la solution. Grothendieck appelaitcette methode devissage. Il en avait donne un exemple spectaculaire de`s 1957,avec la demonstration de la formule dite de Grothendieck-Riemann-Roch. Lamethode a inspire depuis des generations de geome`tres.

    Galois et PoincareDe`s 1960, Grothendieck observe que groupes de Galois et groupes fon-

    damentaux (de Poincare) de varietes ont une definition commune, commegroupe dautomorphismes dun certain foncteur fibre. La theorie du groupefondamental quil en deduira dans le cadre de la theorie des schemas est a`la source des theore`mes fondamentaux sur la cohomologie etale. Une vastegeneralisation, le formalisme tannakien, que Grothendieck proposera plustard, joue un role important en theorie des representations.

    Les six operationsCategories et foncteurs avaient ete introduits dans les annees cinquante

    pour les besoins dune theorie naissante, lalge`bre homologique, a` la suitedun livre cele`bre de Cartan et Eilenberg 2. Grothendieck construira de toutesnouvelles fondations pour cette theorie, la theorie des categories et foncteursderives, qui lui permettra de demontrer de tre`s generaux theore`mes de dualitedans divers contextes. Le formalisme dit des six operations qui y apparat, etla theorie des categories triangulees developpee conjointement par Verdier,sont aujourdhui dun usage courant, non seulement en geometrie algebrique,mais dans plusieurs autres domaines, comme la theorie des equations auxderivees partielles lineaires.

    MotifsPour tenter de relier entre elles les diverses cohomologies -adiques, Gro-

    thendieck concoit une cohomologie universelle, quil baptise theorie des mo-tifs, fabriquee a` partir des varietes algebriques et des correspondances entre

    2. H. Cartan and S. Eilenberg, Homological algebra, Princeton Univ. Press, 1956

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  • elles, devant avoir des realisations (par des foncteurs appropries) dans les co-homologies -adiques, et dans dautres, plus classiques, telles que les cohomo-logies dites de Betti ou de de Rham. La construction repose sur des conjec-tures, que Grothendieck appelle conjectures standard. A` part la premie`re(dite de Lefschetz dicile, prouvee par Deligne en 1974), elles sont toujoursouvertes. Cette theorie conjecturale a inspire de nombreux travaux, aboutis-sant parfois a` la demonstration dautres conjectures diciles, tels que ceuxde Voevodsky 3.

    Lage dor des annees soixanteGrothendieck a ete professeur a` lIHES de 1959 a` 1970. Autour de lui,

    dans les seminaires quil y animait, les fameux SGA 4, setait constituee uneequipe dele`ves qui defrichait avec enthousiasme les nouveaux territoires quele Matre nous faisait decouvrir. Des colle`gues, jeunes et moins jeunes,venus de divers coins du monde, participaient a` cette aventure, qui fut unesorte dage dor de la geometrie algebrique.

    SouvenirsLes seminaires avaient lieu a` lIHES, le mardi apre`s-midi, et setalaient

    sur une annee, parfois deux. Ils se tenaient dans un ancien salon de musique,transforme en bibliothe`que et salle de conferences, dont les larges baies vitreesdonnaient sur le parc du Bois-Marie. Le Matre nous y emmenait parfois faireun tour de promenade avant lexpose, pour nous faire part de ses dernie`residees. Les seminaires portaient sur ses travaux, mais en relation avec eux, il yavait dautres resultats dont il confiait lexposition a` des ele`ves ou colle`gues.Il avait ainsi demande a` Deligne, dans le seminaire SGA 7, de transposer,dans le cadre de la cohomologie etale, une formule particulie`rement ardue detopologie, dite formule de Picard-Lefschetz, a` la demonstration de laquelleil mavait avoue navoir compris goutte (cette formule devait, par la suite,jouer un role cle dans la demonstration, par le meme Deligne, de lhypothe`sede Riemann sur les corps finis). Au tableau, Grothendieck etait dun dyna-misme impressionnant, mais toujours clair et methodique. Pas de bote noire,pas desquisse. Tout etait explique en detail. Il lui arrivait pourtant, parfois,domettre une verification quil estimait etre de pure routine (mais qui pou-vait saverer plus delicate que prevu). Apre`s lexpose, les auditeurs etaientconvies a` prendre le the au salon du batiment administratif. Cetait locca-sion de discuter tel ou tel point du seminaire, dechanger des idees. Grothen-

    3. medaille Fields 2002 pour sa demonstration dune conjecture de Bloch-Kato sur lesgroupes de Milnor

    4. Seminaire de Geometrie Algebrique du Bois-Marie, SGA 1, 3, 4, 5, 6, 7, LectureNotes in Math. 151, 152, 153, 224, 225, 269, 270, 288, 305, 340, 589, Springer-Verlag, SGA2, North Holland, 1968

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  • dieck aimait demander a` ses ele`ves de rediger ses exposes. Ils apprenaientainsi le metier. Sur le plan de la redaction, il etait dune exigence redou-table. Mes textes, tapes a` la machine, dune cinquantaine de pages, etaientnoircis de ses critiques et suggestions. Je me rappelle les longues apre`s-midique je passais chez lui a` les examiner, une par une. Les resultats devaientetre presentes dans leur cadre naturel, ce qui voulait dire dhabitude, le plusgeneral possible. Tout devait etre demontre. Les Il est clair que ou Onvoit facilement que etaient bannis. On discutait du contenu mathematiquepoint par point, mais aussi de lordre des mots dans la phrase, de la ponc-tuation. La longueur importait peu. Si une digression paraissait interessante,elle etait la bienvenue. Bien souvent, nous ne finissions pas avant huit heuresdu soir. Il minvitait alors a` dner simplement, avec sa femme Mireille et sesenfants. Apre`s le repas, a` titre de recreation, il me racontait des morceauxde mathematiques auxquels il avait reflechi dernie`rement. Il improvisait surla feuille blanche, avec son gros stylo, de sa fine et rapide ecriture, sarretantparfois sur un symbole, pour y repasser la plume avec delectation. Jentendsencore sa voix douce et melodieuse, ponctuee de temps a` autre dun brusqueAh ! quand une objection lui venait a` lesprit. Puis il me reconduisait a` lagare, ou` je prenais le dernier train pour Paris.

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