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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Albert Wolff : histoire d'un chroniqueur parisien / par Gustave Toudouze ; portrait par Bastien Lepage

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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Albert Wolff : histoire d'unchroniqueur parisien / par

Gustave Toudouze ; portraitpar Bastien Lepage

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Toudouze, Gustave (1847-1904). Auteur du texte. Albert Wolff :histoire d'un chroniqueur parisien / par Gustave Toudouze ;portrait par Bastien Lepage. 1883.

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Albert WolffHISTOIRE

D'UN CHRONIQUEUR PARISIEN

1' A

GUSTAVE TOUDOUZEPortrait

Par BASTIEX LEPACE

PARISVICTOR HAVARD, ÉDITEUR

175, DOULEVARD SAINT-GERMAIN, 1/5

1883Tous deuils de truducliun et de repruductiun réserves

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Albert Wolft

HISTOIRE

D'UN CHRONIQUEUR parisien

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OUVRAGES DU MÈME AUTEUR

Madame LAMBELLE (ouvrage couronné parl'Académie française), ioB édition, i vol. 3 fr. 5o

La SÉDUCTRICE, roman parisien, 6'° édition,ivol 3 fr. 5o

LE VICE, mœurs contemporaines, 4" édition,ivol. 3 fr. 5o

LA Baronne, mœurs parisiennes, Coédition,ivol 3 fr. 50

OCTAVE, scènes de la vie parisienne, 1 vol. 3 fr.LA

LE COFFHET DE

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ALBERT WOLFF

Cher Monsieur,

Ayant entrepris un travail sur le journa-lisme et sur la Chronique Parisienne enparticulier, je suis forcément amené à parlerde vous et du rôle prépolldérant que vous yave\jouê.

Je ne fais que me servir ainsi de ce droitde critique, dont vous-même ave\ si souventet si largement usé envers vos contemporains;i' espère donc que vous ne trouverez pasmauvais que je prenne la même liberté.

Je n'ai d'autre préoccupation que de faireune étude complète et sincère, en même temps

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que je tenterai d'esquisser un coin de cetétonnant mouvement du Journalisme Pa-n'sien, auquel vous êtes étroitement mêlé

depuis vingt-cinq ans.Vous excuserez la franchise du Conteur,

mon livre. ne devant avoir pour lui que le

mérite de la plus entière bonne foi et êtreécrit sans parti pris.

Respectueusement à vous,

Gustave TOUDOUZE.

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RÉPONSE A L'AUTEUR

Mon clter Confrère,

Si vous ave\ besoin de quelque renseigne-ment que vous ne pouve\ pas vous procurerailleurs, vene\ me le demander.

Mais je ne veux rien connaître de votrelivre avant sa publication.

Donc, vous êtes libre de dire un peu de biens'il se trouve au fond de votre pensée, librede me discuter, même avec violence, si elle est

au fond de votre conscience.

Vous êtes un honnête homme; je n'ai doncà craindre aucun parti pris. Souffre\ dit

reste que j'ajoute ceci

Tous les éloges d'un confrère ne valent pas

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une bonne page écrite par moi; toutes les

attaques ne me font pas autant de mal qu'unmauvais article signé de mon nom.

Je crois que tout homme de travail est lesouverain maître de sa situation. Si c'est del'orgueil de ma part, .pardonnez-moi; sic'est une conviction, ne la blâme\pas, car elle

m'a soutenu depuis vingt-cinq ans dans la vie

tourmentée que vous voulez raconter.

Cordialement,

Albert WOLFF.

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PRÉFACE

POURQUOI J'AI ÉCRIT CE livre?

Pourquoi j'ai écrit ce livre? Comment la

pensée a pu m'en venir? Oh! mon Dieu, d'une

manière bien naturelle, parsuite'd'un simple en-

chainement d'idées, en regardant un peu autourde moi dans notre histoire littéraire depuis quel-

ques années, et en voyant toutes mes réflexions,

toutes mes recherches, me lancer sur une penteirrésistible, forcée, au bout de laquelle, malgré

moi, je retrouvais toujours et quand même cet

accapareur, cette puissance ahsolue et essen-tiellement moderne, le journal!

Avez-vous remarqué ce lent et progressifenvahissement du journalisme à travers notreexistence quotidienne, et son importancegran-

1

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dissante, et l'adroite manière dont il a su serendre agréable, puis utile, et, enfin indispen-

sable, nous écrasant tous sous son despotisme

Depuis vingt-cinq ou trente ans, pas plus,

il s'est glissé doucement au milieu de nous,

sans trop se faire remarquer dans les com-mencementset mijotant tranquillement sa petiteaffaire, en gaillard qui n'a rien à risquer et toutà gagner. Peu à peu, plus familier, tour à tourflatteur, insolent, mais toujours amusant,sachant nous chatouiller aux bons endroits de

la bête humaine, se mêlant de tout et faisant uncurieux amalgame du vice et de la vertu, il est

parvenu, à force de souples ruses, à nous peu-suader qu'on ne pouvait se passer de lui. De

fait, on ne peut plus s'en passer.Aussi, maintenant, tout à la joie! l'lus besoin

de se préoccuper d'avoir une opinion sur quoi

que ce soit, politique, morale, religion ou faits

du joui' le journal est là, serviteur commode,

approprié au goût de chacun, évitant tout tra-vail, tout effort d'esprit.

A-t-il su savamment jouer son rôle d'amii-

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seul', devançant nos plaisirs, nous offrant

chaquejour des primeurs, inventant des indis-

crétions quand il était à court, et mettant le feu

à ses mille pétards pour mieux éblouir nos

yeux, étourdir nos esprits et accaparer nosoreilles. Ah le malicieux et habile compère quele journal, rusé comme pas un, retors, hâbleur,

et comme il a su arriver il ses fins, c'est-à-direà faire la loi en tout et par tout

C'est bien encore, si vous voulez, untriomphe de l'imprimerie, mais de la nouvelle,

de l'imprimerie à la vapeur, de la machine Ma-

rinoni ou autre.Cette fois, l'antique puissance du livre a reçu

un coup mortel. En présence du journal le livrc

disparaît, et même, ô décadence il ne peutplus rien sans le journal. Dites-moi quel est le

livre qui a la publicité, le pouvoir persuasif ell'influence d'un seul article de certains chroni-

queurs parisiens! Voyons, en bonne coin-

science, montrez-moi ce phénomène, cephénix! Hein! Rien, pas un' Le livre esl

écrasé, annihilé par ce. despote, le journal,

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donnant toujours du nouveau et le donnant

d'une manière succincte, facile à lire et à s'as-

similer, vomissant sans relâche ses milliers de

feuilles humides d'encre typographique, cesfeuilles qui portent aux quatre coins du monde

la mode nouvelle, la dernière crise, le crime le

plus récent, l'accident d'hier, l'événement de

demain

Tout en étudiant ce curieux bouleversement,

en examinant cette invasion caractéristiclue et

en y trouvant comme le résumé de là physio-

nomie de notre époque, j'ai été conduit à cher-cher comment et depuis quand avait été rem-placée, d'une manière aussi excessive et aussi

générale, l'influence du livre sur l'esprit hu-

main. J'ai reconnu que le début de ce change-

ment dans nos moeurs littéraires, et par suite

dans notre vie intellectuelle et physique, neremontait pas au dela d'une trentaine d'années.

C'est vers 1854 que commencèrent à se ma-nifester d'une manière sensible les principaux

symptômes de la grande transformation qui

allait faire du journal l'arme la plus terrible, la

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plus conquérant, celle devant laquelle toutallait céder.

En même temps je remarquaisque, dans cettenouvelle forme du journalisme, les articles qui

prenaient peu à peu le pas sur le reste du

journal et portaient le mieux sur le Puhlic

étaient ceux auxquels on donnait le nom de

chroniques. Leur extension, grâce à des

hommes d'un esprit vif, hrillamment aiguisé

et infatigable, est devenue si formidable, qu'ac-tuellement un chroniqueur influent est unepuissance sans rivale.

Or, en étudiant les différents chroniclueurs

de nos grands journaux,je n'en ai trouvé aucunqui réunît plus complètement toutes les qua-lités et tous les défauts du chroniqueur quecelui dont j'entreprends ici l'histoire.

Aucun surtout n'a autant contribué à tuer le

livre, à force de perfectionner la chronique, et

d'arriver à résumer en trois ou cluatre cents

lignes ce que le pur littérateur se donne la

peine de longuement explicluer en trois ou

quatre cents pages.

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Comme romancier, il m'a semblé intéressant

de traiter cette palpitante question en appli-

quant à ce dangereux ennemi du livre les pro-cédés d'analyse et d'étude que l'école mo-derne emploie, pour le roman.

Peut-être, plus tard, aurai-je à m'occuper

des autres, mais celui-ci est, de tous, celui qui

nous a fait le plus de mal. Tandis que sesconfrères se confinent soit dans la politique,

soit dans la littérature, soit dans l'art, lui,

aborde tous les genres, bouleverse tout, semêle de tout, ne nous laissant d'autre res-source que de parler sur des sujets ab-solument déflorés par lui de traiter des

questions d'humanité, d'art ou de lettres qu'il

a sabrées en quelques mots et hâtivement

violées.

Qu'il l'ait fait avec plus ou moins de talent,

je l'examinerai dans cette observation de

l'homme, du journaliste et du Parisien; mais

il n'en est pas moins vrai qu'en détruisant l'in-flucnce du livre, il a détruit le goût des choseslonguement mûries et étudiées, au 'profit de

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ccllc vic a toute vapeur qui est la fièvre, la

névrose du siècle.

Ensuite, pour mon étude, à côté de l'existence

particulière et très curieuse de l'homme, il a

l'avantage d'être indissolublementliéà l'histoire

de la presse à informations depuis sa création,

de faire partie intégrante de toutes ses aven-tures, de ses moindres anecdotes, de son

essence même,

C'est un peu aussi à force de le rencontrer â

chaque page, de le voir mêlé comme un des

plus influents promoteurs à cette transforma-

'lion du journal, et surtout parce que, seul 'de

tous ses confrères, il a touché à tout sans serenfermer, dans une spécialité, que j'ai trouvé

en lui le type même que je rêvais pour person-nifierla chronique parisienne.

Par suite, j'ai du pénétrer plus avant dansl'existencs privée de celui que je choisis-

sais, et relever les particularités qui ont pufaire d'un jeune Allemand delà PrusseRhénanel'expression la plus entière et la moins contes-tée du chroniclueur parisien.

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A ce propos, je ne saurais cacher que mon

amour-propre de Français se trouvait quelque

peu froissé de trouver la personnification la

plus complète du journalisme parisien dans un

étranger, quand nous avons chez nous tant de

• gloires purement françaises. Il y avait sansdoule

là quelque mystère d'origine, dont il importait

à mon patriotismed'avoir le secret j'ai voulu

savoir comment cette débordante personnalité

était arrivée à s'imposer ainsi chez nous, enplein cœur et en plein cerveau de la patrie, età faire la loi dans nos arts, dans notre littéra-

ture, dans nos mœurs et dans notre vie, avecun aplomb tel ou une autorité si justifiée, quenul n'osait s'élever contre.

Dans cette pensée, je me suis mis à suivrescrupuleusement cette inquiétante et irritantefigure, depuis son enfance à Cologne, au milieu

des siens, là vivant de sa vie quotidienne, jus-qu'à l'heure actuelle.

Pour mieux arriver au but que je me propo-sais, j'ai utilisé tous les renseignements, même

ceux de minime importance, mais de vif intérêt

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anecdotier, que j'ai pu recueillir, soit dnns les

journaux où le chroniqueur a écrit, soit auprèsd'amis ou d'ennemis l'ayant connu aux diffé-

rentes époques de sa vie, soit enfin en m'a-dressant à lui-même.

A ce sujet, je dois dire que, lorsque j'ai eul'idée de faire ce livre, je ne connaissais pas

du tout Albert Wolff, et lorsque j'ai été chez lui,

à la suite d'une lettre qui m'y autorisait, c'étaitla première fois que je lui parlais.

J'ai trouvé un homme simple et aimable, de

fort bienveillant accueil, mais en même tempssi plein de lui, ayant une telle conscience de

sa valeur, qu'avant toute autre chose, il m'a

dit appartenir entièrement à la critique, et

se moquer absolument de tout ce ou'on

pouvait écrire sur lui. Il se retranchait der-rière cette raison, qu'il avait bâti sa vie sur

son travail, sur l'estime de lui-même et nul-

lement sur ce que les autres pourraient en

penser.Sans doute il y avait là un excès d'orgueil

peut-être non justifié., mais en tous cas fort çu-

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rieux, etje ne saurais garder un souvenir déplai-

sant d'un homme qui s'exagère probablement

sa situation, ou mieux d'un homme indépendant

n'ayant aucun souci de ce qui préoccupe tant

les autres.Comme mon ami Bastien-Lepage, le peintre

de grand et original talent, je n'ai eu qu'un

souci, faire ressemblant, faire vrai, sans mepréoccuper de plaire ou de déplaire.

Le résultat de mon travail est cette histoire

variée, mouvementée, que je me suis amusé à

conter en romancier empoigné par un sujet

palpitant d'actualité et de modernisme, très

heureux si je suis arrivé, en menant à bien un

pur ouvrage d'artiste, à faire en même temps le

,jour sur une de nos plus troublantes physiono-

mies parisiennes.J'ai commencé là, par la chronique et le chro-

niqueur, un travail général sur notre époque;mais je me propose de le continuer, en étudiant

successivement d'autres questions tout aussi

attirantes, et en y mêlant les auteurs ou les

promoteurs de nos grandes transformalions

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dans la critique, la peinture, la musique, les

sciences et les lettres.Ce volume n'est donc en réalité que le pre-

mier d'une longue série qui peut ainsi devenir

une sorte d'histoire contemporaine, vue par

son côté amusant et vivant, par ses principalesfigures.

GUSTAVE TOUDOUZE.

Mars iSS3.

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HISTOIRE

D'UN

CHRONIQUEUR PARISIEN

I

« Calypso ne pouvait se consoler du dépantd'Ulysse. »

D'une voix convaincueet persuasive, le vieuxprofesseur rythmait religieusement la belle

prose de Fénelon, balançant harmonieusementles mots, qui, dans sa bouche arrondie, pre-naient une enveloppante ardeur.

Ce n'était plus un récit pompeux, débité

avec emphase, mais plutôt une sorte de chanttriomphal, entraînant à sa suite des idées degrandeur, de richesse et de puissance.

Tandis que son élève prêtait toute son allen-

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Lion à la musique de la langue française ainsicadencée à ses oreilles, lui trouvant un charmeinconnu jusqu'à ce jour, déjà le lecteur, inter-rompant brusquement la leçon, se lançait dans

une série d'exclamations inattendues et, en-thousiastes

« Ah! la France! la bellc France! Quel pays!Quel magnifique pays! »

Puis il continuait, pontifiant, avec des raffi-nements de voluptueux, avec une passion pé-nétrante, se gargarisant amoureusement desphrases sonores du Télémaque, comme si c'eutété un écho du pays pleuré

« Dans sa douleur-, elle si trouvait malheu-

reuse d'être immortelle. Sa gr-otte ne résonnaitplus de son chant les nymphes qui la servaientn'osaient lui parler. »

« Tu le verras, toi, ce pays! Tu iras enFrance tu connaîtras cette merveilleuse con-trée. Moi, c'est fini, je mourrai ici dans moncoin, tout seul, loin des miens, comme unpauvre chien galeux, loin de ma patrie, loin dela France?, de ma belle France! »

Et ses larmes se mêlaient à celles de l'infor-tunée Calyso pleurant Ulysso, comme lui pleu-rait son pays.

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Une douleur si profonde et si naïve à la fois

se dégageait de ces paroles vibrantes, tandis

que le volume tremblait dans la main fébrile duprofesseur, que l'enfant, tout extasié, croyantentendre parler de quelque Eldorado sanspareil, du véritable pays des rêves, restabouche béante en face de M. Lion, son maîtrede français il admirait en même tempsTélémaque, le vieux dépatrié, dont la plainte leremuait jusqu'au fond du cœur, et la Francequ'il ignorait.

Jusqu'à ce jour, insouciant comme tous lesbambins de son âge, incapable d'observation etde réflexion en présence des rides d'un visageet des cheveux blancs d'une tête, il ne lui étaitjamais venu à l'esprit de se demander ce quepouvait être le brave homme qui lui apprenaitles beautés de la langue française, ni par cluelle

suite de misères il était venu échouer à Colognepourenseignerauxjeunes Allemands son idiomenatal. Il avait toujours écouté les leçons avecplus ou moins de plaisir,et d'attention, sanss'occuper de celui qui les dictait.

De son côté, M. Lion ne s'était jamais aban-donné ainsi; il fallait quelque renouveau dedouleur, quelque secrète poussé'e de re-

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grets hors de ce cceur renfermé, pour qu'il

se fût livré à haute voix à ce retour vers lapatrie.

Mais comme il est incontestable que tout ac-cent sincère établit immédiatement une irrésis-tible communion d'idées, même entre deuxêtres aussi différents qu'un vieillard et un en-fant, ce dernier regarda autrement qu'il ne l'a-vait fait jusqu'alors le pauvre exilé.

Il lui vint une mystérieuse vénération pourcet. homme qui semblait tant souffrir de se voirainsi forcé de terminer ses jours dans une villeétrangère, dans Cologne. En même tempsgerma, encore indécis, sans forme, très vague,un premier désir machinal,, irraisonné et incon-scient d'aller en France, de connaître ce paysqui donnait à un exilé de si poignants regretset de tels accents d'enthousiasme, même enprésence des merveilles de la vieille cité prus-sienne. Comment! Il y avait donc quelquechose de plus attirant que cette cathédraleunique des Rois Mages, que cette lieue de fa-çades reflétées par le Rhin, que ce pont de ba-teaux chargé de voitures et de passants etreliant Deutz à Cologne, que ces environs ver-doyants dominés par les Sept Montagnes Le

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petit ne pouvait y croire, ouvrant des yeuxénormes.

« Mentor, les yeux baissés, gardant unsilence modeste, suivait Télêmaque. »

La leçon était terminée.L'esprit remué, ayant dans les prunelles

t'éblouissement de la magique vision que lui

promettait le vieillard, l'entant partit, toutchangé, écoutant encore chanter à ses oreilles,mêlées aux alinéas des Aventuresde Télémaque,les grisantes paroles

« Tu verras la France, garçon, la belleFrance Ah tu es heureux, toi »

Le bourdonnement continua longtemps dansle cerveau enflammé du petit qui, toujours trot-tant, harcelé par cette idée fixe de voir laFrance, la helle France, se souvint. d'un tasde choses oubliées qui semblaient la confir-mation de cette prédiction, ou tout au moinsoffraient d'étranges et saisissants rapportsavec elle.

Des remarques négligées, laissées de côté,lui remontaient en foule à travers ses souvenirsd'enfant, d'infimes détails de sa vie d'écolier.

Continuation douce du joli rêve, il se rappe-lait que c'était en langue française que sa mère

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lui parlait des Français comme d'un peuplequ'on admire et qu'on envie; c'était mêmecela qu'il devait d'apprendre plus facilementles règles difficiles de cette langue, dont les

murs de la ville conservaient encore comme unfidèle et lointain écho. Les vieilles rues étroitesresserrées entre les pignons taillés et les toitspointuscouverts d'ardoises,n'avaient pas oubliéles jurons des soldats de Jourdan, ni les éclatsbruyants de la gaieté française, et les hôtels depierre du xv° siècle ouvraient béantes cesmêmes fenêtres qui avaient vu passer Napoléonet la Grande Armée. Il n'y avait pas trente ansde cela.

Sans y songer, il se remémora ses bavar-dages infatigables, ses longues conversationstoutes semées de pourquoi et de comment avecson professeur d'hébreu, le père Marx.

Ne s'était-il pas aperçu un beau jour quecelui-là aussi était un Français? Et alors lesquestions de pleuvoir sur le pauvre vieux.

a« Vous êtes Français, père Marx?Certainement » avait repris son interlocu-

teur, oubliant le Talmud el. la leçon pour parlerde son pays.

« C'est loin d'ici, hein?

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Pas trop. Il n'y a qu'à remonter le nhin jesuis Alsacien, de Strasbourg! un beau pays! »

Lui aussi, il s'en souvenait maintenant, avaitvanté sa patrie.

« C'est vrai que les Français ont des panta-lons rouges?

Si c'est vrai? je vous le promets! » avait-ilriposté, allumé soudain l'idée des soldats du

pays.Dès ce jour-là, l'enfant s'était senti une envie

folle d'aller voir ces fameux pantalons rouges,qui lui paraissaient splendides à côté de la tenuesombre des soldats prussiens. Mais alors, le

pays lui importait peu, ses désirs se bornaientil Strasbourg et aux pantalons garance.

Eh bien et monsieur Bijour, le professeurde violoncelle, n'était-ce donc pas également

un admirateur enthousiaste de la France, malgré

sa nationalité allemande et son nom véritabled'Alexander?

Toujours il vous saluait en français, ne sachant

que le mot de « Bonjour » et le prononçant in-variablement Bijour, ce qui lui avait fait donner

par ses vauriens d'élèves le moqueur sobriquet,de Monsieur Bijour.

En pleine leçon, il arrêtait brusquement le

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grincement de l'archet sur les cordes de sonvioloncelle pour s'écrier avec une admirationhrofoncle

« C'est une ville, Paris

Puis le violoncelle bémissait. de nouveau sousses doigts agiles jusqu'à ce qu'il s'interrompitde nouveau pour parler de son fils qui était ungrand Monsieur et habitait Paris. Même, commeil était architecte, il avait construit en plein bou-levard, au plus bel endroit, un vrai palais qu'onappelait La Maison dorée. C'est alors que lesélèves ouvraient des bouches et des yeux! LaMaison dorée!

Peu à peu une corrélation secrète s'établis-sait, pour le petit, entre ces divers détails deson existence d'enfant et la parole plus grave,plus nette, plus affirmative du professeur defrançais.

Monsieur Bijour, avec sa longue redingote

aux boutons de métal, et son fils l'architecte deParis, l'Alsacien et les pantalons rouges deStrasbourg, Télémaqueet le vieil exilé dansaientune folle sarabande dans la cervelle alluméedu pauvret, qui commença rêver plus que deraison à ce pays si vanté, oubliant que, né il

Cologne, rien ne semblait lui assurer la réali-

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sation de ce rêve grandiose, voir la France,quand, au contraire, tout le retenait dans sa fa-mille et dans sa ville natale.

Cependant, lorsclu'il consultait ses souvenirset qu'il réunissait ce faisceau de petits faits, il ytrouvait une sorte de confirmation de ce clu'il

venait d'entendre en dernier lieu tous ses pro-fesseurs, sans s'être donné le mot, sans avoirl'intention de faire impression sur son esprit,avaient, de manière différente, mais d'une façontrès explicite, blissé clans son âme un peu deleur enthousiasme pour le pays voisin.

L'enfant rentra chez lui, sous cette pensée te-nace, poursuivi par la voix chaude de M. Lion

« Tu verras la France, garçon, la belleFrance »

Il alla, profondément ému, se jeter dans lesbras de sa grand'mère

« Grand'maman, M. Lion m'a dit que je \,ci--rais la France et que j'étais bien heureux!

La France! »

Un éclair fit rayonner soudain le visage flétricle la vieille femme, qui tint son petit-fils lon-guement serré contre son coeur, et répéta à mi-voix, passionnément

« La France! »

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Quelle magique évocation! Quelle brusquel'oulée de merveilleux et grandioses souvenirs

Une joie énorme dilatait tout son pauvre corpsrapetissé et une flamme s'allumait peu à peudans ses yeux.

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II

De nos jours, dans les grandes villes, a Parissurtout, le grenier est un endroit inconnu.Depuis longtemps les propriétaires industrieuxet ménagers, habiles à ne sacrifier aucunepartie de leurs immeubles, ont remplacé legrenier par toute une série de chambrettes et demansardes louées fort cher.

A la campagne ou dans quelques petitesvilles de province, vous trouverez encore legrenier, le vrai grenier; immense, profond,séculaire; avec ses bataillons de souris, seshordes de rats; ses nids d'araignées et toules

ses antiquailles branlantes et vermoulues, qui

sont comme une sorte de poussiéreux reliquairede la famille. La, entre les chiffons roulés en

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hallots, les vieux meubles boiteux et les débrisde toute espèce relégués en cet endroit, onpeut parfois remonter une ou deux générations

en arrière, converser avec les portraits defamille aux costumes bizarres, jouer avec desjouets qui ont servi au grand-père ou s'asseoirdans la chaise de baby, ou s'asseyait grand'-mère, aujourd'hui chevrotante, presque cente-naire.

Dans le grenicr de la maison de Cologne,l'écolier, élève de Monsieur Bijour, de l'Alsa-cien Marx et du réfugié français, M. Lion, avaitpassé bien des heures joyeuses, jouant au sol-dat avec une collection d'uniformes chamarrésde brandebourgs, traînant à grand bruit le sa-bre recourbé au fourreau de cuivre dont le ta-page guerrier le ravissait, coiffant sa petittête d'un schapska de lancier. C'était avant l'é-cole, avant la tyrannise croissante des études;mais souvent encore il avait de brusques re-tours à ces amusements bruyants, où sonnaitcomme un écho lointain, affaibli, presque insai-sissahle, de la gigantesque épopée militaire quiavait remué l'Europe de fond en comble aucommencement du siècle.

Oui, c'étaient là d'héroïques défroques qui

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avaient été usées sur les champs de lalaille detous les pays, que les halles, les sabrcs et leslances avaient déchiquetées,t'attirait d'un grand-oncle de l'enfant,d'un ancien soldat de l'Empireet de Napoléon, d'un survivant de la GrandeArmée.

Avant que la pensée de la Fronce arrivâtnettement Ù son cerveau, avant que le désir deconnaitrc ce pays lui eut été inculqué par sesmaître, soit volontairement, soit sans le vou-loir, il s'élait pour ainsi dire imprégné de lagloire française, baigné dans les clerniers

rayons du flamboiement impérial, en jouantavec ces restes d'uniforme, porté par ce parentqui avait servi sous l'Empereur. Sans le savoir,il était déjà environné de tous côtés au- milieudes siens par cet amour dc la France.

Aussi, quand il se trouva dans les bras de sagrand'mcre et qu'il eut rapporté les propos de

son maître, ce fut comme une transformationsoudaine.

Sortant du mutisme recueilli haloituel auxvieillards, elle parut s'animer extraordinaire-ment à ce mot qui remuait en elle les éblouis-sants souvenirs du passé.

« La France pelit, » s'écria-t-elle de nouveau.

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Et, le prenant par la main, elle le conduisit

au salon et l'arrêta successivementdevant cha-

cune des gravures d'après Vernet, représentantles principaux faits de la vie de Napoléon Ier,

depuis celle qui montre le taciturne écolier deBrienne regardant jouer ses camarades, jus-qu'au lit de mort de Sainte-Hélène.

Alors, verveuse, avec une flamme.de jeunessedans ses prunelles éteintes, voyant que sonpetit-fils la comprenaitet qu'elle pouvait parler,elle lui dit

« Je l'ai vu, moi! »Comme dans la chanson de liéranger, le pe-

tit répéta

« Vous l'avez vu, grand'mère! »

Est-ce qu'on pouvait oublier cela? Oui,elle s'en souvenait toujours Napoléon, l'em-

pereur, entrantdans Cologne, à cheval, entouréde son brillant état-major, de ses bataillonsde la vieille garde, de ses régiments de héros.

La grand'mère en avait conservé l'inoublia-ble tableau, au fond, tout au fond de ses beaux

yeux de jeune femme, et elle retrouvait, pouren parler, ses ardents enthousiasmes de jeu-nesse elle le dépeignait en termes si vivants,

que l'enfant croyait assister ;i cette entré

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Iriomphnle. Il regarda sa grand'mèro lui par-lant de l'Empereur, ainsi clu'il avait contemplé

son professeur lui parlant de la France,

avec un émerveillement toujours croissant.Depuis, elle avait toujours attendu le retour

des Français avec la patiente conviction dujeune âge, clue les années n'ont pu ébranler et,

qui a survécu aux caducités du corps, auxdésillusions de l'esprit, espérance vivace ettoujours fraîche dans un corps usé.

Cette espérance, elle la partageait avec la

majorité des gens du pays, qui conservaient

comme elle le culte aveugle des vainqueurs dela Russie, de l'Autriche, de la Prusse, dumonde entier, et qui tous avaient servi sousNapoléon.

Ah le beau temps et les jolis Français,pimpants, astiqués, un peu embrasseurs sansdoute, un peu trop galants, mais gais, amu-sants, bons enfants et braves comme leurs sa-bres. Elle s'en souvenait bien, hein, petit

Et des vilains moments aussi, va, mon gar-çon Oh! les autres, les envahisseurs ceux-là,la grande invasion des armées alliées se ruant,

la poursuite de l'Empereur vaincu C'était lu

pour elle l'Invasion Des Russes, des Autri-

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chiens, des Prussiens! et surtout, oh! surtout,des Cosaques! de damnés Cosaques qui ve-naient demander de la choucroute, de l'eau-de-vie, toujours à boire, toujours à manger! Oùétaient-ils, les Français regrettés?'

Les Cosaques! Oh! Des souvenirs terribleslui mettaient aux joues de chaudes rougeurs, etses narines frémissaient encore à l'évocalionde ces êtres abhorrés. Les Cosaques Une foisils avaient tant et si bien fait, que son frère,le fameux oncle qui avait fait, campagne sousl'Empereur, avait sentila main lui démanger enprésence des incessantes exigences de ces bu-veurs et de ces goinfres. Crânement il avaitbondi sur eux, indigné, et les avait tous chassésde la maison, à coups de sabre, s'il vous plaît,

comme au beau tempsElle était transfigurée, la vieille, en ra-

contant cela, et ses souvenirs de femme,et ses souvenirs de soeur ses traits flam-baient dans l'exaltation superbe de l'héroïsmede son frère et la souvenance des grandes ba-tailles.

Le petit écoutait, ébahi, empoigné, toutétonné d'avoir provoqué un tel retour du passépar un seul mot, le mot magique de « France!»

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et des larmes d'enthousiasme emplissaient ses

yeux, de helles larmes sincères, jaillissantes,de ces larmes qui font du-bien.

« Mais, maintenant, ce n'est plus ça, hélas!termina la grand'mère.

Sa voix tomba, n'étant plus soutenue ¡ni'rien d'élevé, car le présent était l'écroulementde toutes les espérances données à son payspar la conquête française. Oui, un moment,Cologne avait pu espérer être libre, comme celaavait été promis en 1813, respirer, débarrasséepar Napoléon Ier d'un despotisme mesquin etridicule; mais maintenant on se trouvait sousl'écrasement de l'administration prussienne,

avec la haine de cette administrationet de cettearmé dui était une ennemie pour les habitants,

une étrangère morose et désagréable.L'enfant le savait bien. Il lui était arrivé de

courir avec ses camarades pour voir défiler lesrégiments prussiens, la musique, les tambours,les drapeaux; mais les gamins d'écoliers n'ad-miraient pas ces soldats, étant habitués parleurs parents à regarder les Prussiens commedes êtres inférieurs.

Il entendait encore bourdonner autour de luile rythm3 railleur des chansons ironiques dans

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lesquelles les bambins blaguaient css raidessoldats prussiens

«Le collet est rouage, mais l'estomac est vide.Les uniformes ont de beaux galons d'or,

mais ceux qui les portent n'ont rien dans le

ventre, etc., etc. »

.On ne se gênait pas alors pour les traiter demeurt-de-faim, subissant à regret ceux quiplus tard devaient faire la grandeur du pays,quand les déportations sans jugement de 1851

et les ambitions d'un nouveau Napoléon au-raient désappris aux habitants de Cologne l'a-mour de la France. Mais vers 1843, tous les

vœux étaient encore pour la France, toutes leshaines sourdes pour la Prusse.

Pendant que la grand'mère se rasseyait, re-tombant dans son fauteuil, et que, peu à peu,sous le voile épais et morne du présent, sesprunelles, si flambantes tout à l'heure, s'étei-gnaient, le petit-fils sentait s'agiter tumul-tueusement en lui tout ce qu'elle venait de lui

raconteur.Un gros pas lourd fit trembler le plancher.

« C'est toi, mon oncle?C'est moi, petit. »

Celui-là, c'était le lancier, le sabreur de Co-

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saques, le soldat qui avait suivi Napoléon dansses campagnes.

Sous l'aiguillon tout vif de ce que venait delui dire sagrand'mère, l'enfant eut l'idée de l'in-terroger, lui aussi, de savoir un peu ce qui s'é-tait passé dans les beaux temps des grandes

guerres.L'homme avait une figure douce, comme

éteinte, sans rien d'accentué ni de hardi, ainsiqu'on eût pu s'y attendre chez un de ces hérosde la Grande Armée. 11 approchait de la

soixantaine et, un peu cassé, paraissait plus

que son Age, avec sa haute taille courbée.Calmement, son neveu vint s'asseoir sur son

genou

« Tu as fait la guerre, toi, mon oncle!-Oui. Il y a longtemps, longtemps, unetren-

taine d'années, au moins »

« Tu as été en Russie? » interrogea-t-il en-core, les yeux hrillants de curiosité et ayantgardé une étincelle des enthousiasmes de la

grand'mère.Je suis entré à Moscou avec les cama-

rades. On était très content d'être là.Ah! c'était beau?Puis le' feu a pris partout on a battu la

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générale. De tous côtés on recevait des poutresenflammées; il y avait de la fumée qui vousaveuglait. C'était très ennuyeux.

Tu n'as rien remarqué de plus?,le n'ai rien vu de plus que les autres per-

sonne n'y voyait rien.Et après?Elprbs? On est revenu par troupes, toujours

battant en retraite, à travers la neige, les glaces,

sans rien il manger, et derrière nous les bandesde Cosaques qui nous harcelaient à coups defusils, à coups de lances. On était très malheu-

reux; on crevait par centaines, de faim, defroid, de misère! »

L'enfant le regardait, étonné

« Ah »

Il s'attendait à autre chose, à quelque récitgrandiose, imagé, et pas a ces mots secs, désil-lusionnants, plutôt plaintifs.

L'oncle continua

« Tiens petit, écoute un peu. Dernièrementon m'a appris que mon camarade de lit, celuiqui a fait la campagne de Russie avec moi, vi-vait encore.

Vous l'avez revu ?.1'ai fait le voyage exprès pour le voir; j'ai

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traversé le Rhin en bateau,j'ai fini par trouver lamaisonnette où il habitait. Ah! le coeur me bat-tait en arrivant devant la porte et je me suis ar-rêté un instant. J'ai frappé; on m'a crié d'entrer.

Alors?Dans un fauteuil, il y avait un homme tout

vieux, tout écrasé, un homme dans les traitsduquel j'essayais en vain de retrouver mon ca-marade d'autrefois. Je lui ai dit mon nom il nem'a pas reconnu »L'enfant eut une sensation de froid à ce

'tableau lamentable, mais l'ancien soldat repre-nait en hochant la tête, avec un doux navre-ment à peine étonné

« Et pourtant, nous sommes entrés ensemble,côté l'un de l'autre, à Moscou! Du reste, moi

non plus, je ne l'ai pas reconnu »

C'était un récit consternant. Mais on retrou-vait la, bien vrai, le type du paysan arraché à

son champ et qui part avec les camarades

comme une bête de somme, ne regardant pasautour de lui, allant où on lui dit d'aller, ne re-marquant rien, ne s'étonnant de rien, n'ayant

pas la curiosité des pays inconnus qu'il tra-verse. C'est une machine inerte, entraînée.Dans les batailles il aura reconnu son voisin

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de gauche et son voisin de droite, rien au delà

il a subi les privations et les fatigues avecl'ennui lent et passif des animaux, sans accep-tation, mais sans révolte et sans remarques.Celui-ci pouvait servir de portrait naïf et terri-blement réel pour tous les soldats de cesimmenses armées aggloméréesque Napoléon le,

poussait devant lui à la conquête de l'Europe.Malgré le peu de succès de ses questions, le

neveu contemplait avec respect ce simple, cebonhomme, car il avait fait partie de la GrandeArmée, et même, par sa présence inerte, il luiparlait aussi de la France.

Un autre petit événement allait achever de

pousser vers le pays magique, dont l'imagemiroitait ainsi devant ses yeux, cet enfant quetout semblait conspirer à emplir de cette admi-ration pour une patrie autre que la sienne.

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III

Chaque jour, en se rendant à la petite écolede la rue de la Cloche, ou le jeune habitant deCologne faisait ses premières classes, il luifallait, avant d'aller s'asseoir à son banc d'éco-lier, traverser une petite cour, à droite delaquelle se trouvait une maisonnette bienpleine de gourmandes séductions.

Parfois, ses livres à la main, traînant le pied,

avec des regards en coulisse vers certaine fe-nelre, par laquelle on entrevoyait des feux

rouges de fourneaux et de clairs miroitementde casseroles luisantes, l'enfant tendait les na-rines, humant des parfums connus qui luireprésentaient des montagnes de croquantespâtisseries, de fins gâteaux pétris par les mains

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de la plus habile ménagère de la ville en cettespécialité.

Non, certes, nulle part on n'eùt trouvé tarte,galette ou tourte aux fruits comparables àcelles qui sortaient, toutes dorées, friandes etparfumées, de la cuisine obscure de cette mo-deste maison.

Pour le malheur cle l'écolier, celle tentationde tous les jours, presque de toutes les heures,

se trouvait juste sur son passage, entre la rueet le fond de la cour ou se tenait l'école. Aussiquelles brûlantes oeillades vers l'appétissantrez-de-chaussée, et quels soupirs désappointésquand nulle voix amie n'appelait l'élève pourlui faire goûteur quelqu'une de ces damnablespâtisseries, soit il l'entrée, soit à la sortie desleçons.

•Ah il la connaissait bien, la chère petitemaison, avec sa porte basse servant d'entréeet son vestibule, sur lequel donnait la fameusecuisine on l'y connaissait bien également.

Souvent, en arrivant, lorsque la fenêtre don-nant sur la rue baillait, laissant voir un inté-rieur de chambre bourgeoise, il adressait unerespectueuse salutation à quelqu'un qu'on nedistinguait pas parfaitement du dehors, et une

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voix heureusement timbrée assouplie parl'exercice constant du chant, lui lançait unrapide « Bonjour, petit » dui le faisait toutsouriant, lui ouvrant des horizons de gour-mandise satisfaite. En effet, il était rare que lavoix masculine de la chambre n'eût pas unécho plus pratique dans celle qui sortait dela cuisine, avec des modulations attendries etféminines, invitant le petit à venir donner sonavis sur quelque friandise nouvelle.

D'autres fois, l'enfant se taisait, filant discrè-tement le long du mur et ne se hasardant pasà troubler le morceau de musique qu'il enten-dait déchiffrer:par quelque élève maladroit,tandis que la voix du professeur, le chantre de

synagogue, tonnait dans la chambre, empliede bruyants éclats.

Il ne s'arrêtait pas non plus lorsqu'il recon-naissait le jonc à pomme d'or, le chapeau trom-blon à bords recourbés, l'habit râpé à boutonsd'or, avec ses longues basques battant les mol-lets, et la perruque brune de son maître de mu-sique, Alexander, le fameux monsieur Bijou!Il était là, discutant avec le propriétaire de lamaisonnette, assis dans son grand fauteuil.Quelques mots saisis la hâte et envolés par la

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fenêtre, apprenaient à l'écolierqu'on causait dugrand fils parti pour Paris, après avoir étudiéla musique avec son père et le violoncelle avecM. Alexander. C'était le cas ou jamais de nepas interrompre de si graves conversations,car, alors, au lieu de gâteaux, les taloches etles bourrades pleuvaient comme grêle sur lesépaules de l'enfant, de même que toutes lesfois qu'il faisait tapage avec ses camaradesdans la petite cour, assourdissant les oreillessensibles du musicien.

Autant l'école lui paraissait ennuyeuse etinsupportable, autant il trouvait doux d'avoir

ce prétexte de passer devant la délicieuse ethospitalière maison, où il pouvait cependantdire qu'il avait été autant battu que gâté; maisle souvenir des friandises resta le plus fort.

Un jour, il lui sembla que les fourneauxflambaient comme ils n'avaient jamais flambé;

toutes les casseroles décrochées et récurées àneuf brillaient, éparpillées devant la fenêtre,

sur la table de cuisine, un peu partout. Lafemme du musicien, les manches relevées jus-1

qu'aux coudes, pétrissait avec une activité fé-brile des quantités de pâte telles, que le petits'arrêta en extase vis-à-vis d'elle; la figure

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rayonnante, rougie du reflet de la large flambéeilluminant la petite pièce sombre il en oublial'école et l'heure de la leçon.

Une joie si énorme semblait déborder dupaisible intérieur, qu'il en demanda la raison.

La mère, suspendant un moment sa besogne,les doigts enfoncés et pris dans la pâte jauneet blanche, releva ia tête, regarda le gamin

avec des yeux pétillants de bonheur, et lui

lança tout d'un trait

« Ah garçon, c'estgrande fête aujourd'huiJacques arrive de Paris »

Jacques, c'était le fils, le grand garçon, unvirtuose, s'il vous plaît. Des légendes merveil-leuses, qu'on eut pu croire échappées des ra-vins hantés des Sept-Montagnes, couraient surle fils du chantre de synagogue, et l'enfant neles ignorait pas.

On racontait qu'à Paris le fameux Jacquesamassait des millions, rien qu'en jouant duvioloncelle, tellement on aimait les artistes la-bas, et le vieil Alexandern'était pas fier à moi-tié des racontars qui faisaient de son élève unesorte de prince de la musique. Une gloire enrejaillissait jusque sur lui, dorant son habitrâpé et l'enveloppant d'une auréole imaginaire.

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Plus fort quejamais, quand il parlait de Jacques,il répétait sa phrase favorite

« C'est ça, une ville, Paris »

De bouche en bouche on se répétait avec desmines extasiées « Iljoue dans les salons » etle bruit courait qu'il gagnait jusqu'à cent francs

par soirée.Assurément, pour beaucoupdes habitants de

Cologne, du moment qu'à Paris, la ville des ar-tistes et des gens riches, on écoutait Jacques,

on acceptait sa musique, il ne pouvait être rienmoins que millionnaire. Du reste, à peine sa-vait-on qu'il allait faire sa première rentréedans sa ville natale, que les imaginations vivesassuraient déjà à qui voulait les entendre qu'ilrevenait avec des diamants en guise de boutonsde gilets, des pièces d'or cousues à ses habits,et des centaines de mille francs dans sespoches.

Les préparatifs culinaires faits par sa fa-mille pour le recevoir, confirmèrent ces fantas-tiques histoires, et l'écolier ne fut pas des der-niers à y ajouter foi. En réalité, si les diamants,l'or et les millions le touchaient peu, échappantà son imaginative d'enfant, les gâteaux et lesdélices sucrées qui s'entassaient monumehta-

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lement dans la cuisine du rez-de-chausséeéveillaient en lui de formidables appétits et desourdes convoitiaes.

Après la classe, il s'entendit appeler de lacuisine et ne fit qu'un bond jusqu'à la fenêtre.

« Tu sais, gamin, tu en seras, tu viendrasfêter Jacques avec nous ta place est marquéea table. »

Sa place il aurait sa part du festin qui sepréparait Il faillit en sauter au cou de l'excel-lente femme, clans une exultante reconnais-

sance de l'estomac. Le soir ne lui semblajamais arriver assez tôt.

Alors, bien assis devant son assiette, il re-garda la longue table, où se succédaient lesplats, les pyramides croustillantes de gâteaux,les flacons de vin du Rhin, sous la lueur chaudedes lumières.

Remarquant combien cette mère était frèrede son grand fils assis a côté d'elle, en roi de la

fête, jouissant de ce triomphe du jeune musi-cien au milieu de ses compatriotes, l'enfantcontemplait de loin avec une respectueuse ad-miration son ami Jacques, comme quelquechose de monumental et de gigantesque dontjusqu'alors il n'avait pu concevoir l'idée, cluel-

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que chose d'écrasant. Peu à peu, il se sentitpris de l'ardent désir de faire un jour commelui, d'aller aussi à Paris, pour en revenir triom-phant et pour s'asseoir de même à côté de samère, en face d'une table lourde de succulentespâtisseries.

Ce fut l'éclair définitif qui traversa son cer-veau ébloui et grisé, lui montrant la route à

suivre, le but à atteindre, Paris.Certes, les enthousiastes paroles de M. Lion,

les pantalons rouges de l'Alsacien Marx, les

« c'est ça, une ville, Paris.! » de NI. Bijour, etles récits enflammés de la grand'mère avaientlargement préparé le terrain mais ce fut lafête offerte au fils Offenbach, à Jacques Offen-bach, par ses parents et ses amis, qui achevade donner un corps plus substantiel à tous lesrêves magiques et brumeux qui, depuis le pre-mier âge, poussaient vers la France, commevers sa véritable patrie, celle de l'avenir, cepetit écolier inconnu qui se nommait AlbertWOLFF.

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IV

Albert, Wolff avait environ sept ans quandlui arriva une de ces tragiques aventures dontle souvenir se grave avec une telle ténacitédans le cerveau malléable des tout petits, quejamais plus ils n'oublient ce qui s'est ainsiimprimé en eux au début de la vie, quels quesoient par la suite les événements importantsqui peuvent accidenter leur existence.

C'était un de ces faits qui, involontairement,ont une influence énorme sur un caractère et

se dressent tout entiers, avec leurs vives cou-leurs et leur lamentable horreur, dans la mé-moire, lorsqu'une catastrophe à peu près sem-blable se représente, ou qu'il en est questiondevant celui qui en a été témoin ou victime.

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Certes, celle dont nous voulons parler n'est

pas étrangère à cet esprit d'excessive toléranceet de grand libéralisme dont Albert Wolff atoujours fait preuve dans les questions politi-

ques ou religieuses, chaque fois qu'il lui estarrivé de les aborder, c'est-à-dire rarement.C'est que toute vibrante la sanglante journéeflamboyait dans son esprit comme elle avaitflambé devant ses yeux d'enfant.

A propos des fêtes de Pâques, solennité queles Israélites célèbrent avec un soin et undéploiement de démonstrations qu'ils ont con-servés des temps anciens, comme le legs dupeuple de Dieu, Albert Wolff avait été envoyé

par les siens chez une famille de leurs amis,dans un de ces délicieux petits villages quibordent le Rhin, non loin de Cologne.

L'enfant, tout joyeux, plein de cette exubé-

rance des enfants grisés par un premiervoyage, se faisait une fête de ces quelques joursqu'il allait passer à la campagne, loin de laville. Il arriva le dimanche chez le commerçantde bestiaux et de chevaux, Isaac, et fut reçu àbras ouverts par ces braves gens qui avaientl'habitude de le gâter.

Ils étaient tous là, en vêtements de cérémo-

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nie, depuis le grand-père, un vieillard dequatre-vingt-deux ans, qui ne quillait jamais sonfauteuil de chêne massif toujours placé au coinde la cheminée monumentale ou cuisaient lesmets du festin, jusqu'à la fille d'Isaac, une bellecréature de dix-neuf ans qui jouait à la mamanavec le petit citadin de Cologne.

Avant d'arriver, le bambin avait naïvementadmiré l'éclat de la jolie maisonnette repeintedu haut en bas en l'honneur des fêtes dePâques, et ayant ainsi un joyeux air de coquet-terie au milieu des habitations voisines.

En entrant dans la salle à manger, il poussaun cri de joie en apercevantdéjà toute dressée,avec sa nappe de grosse toile blanche, sesdouze couverts et ses préparatifs de largebombance, la grande table où, le soir, devaientprendre place la famille et les pauvres diablede l'endroit, qu'Isaac, dans. un esprit de bon

coeur et d'affectueuse charité, invitait toujoursil se réunir aux siens, les jours de fête.

« Ah te voilà, pelit »

Le vigoureux Isaac, un ancien soldat deNapoléon, souleva l'enfant entre ses bras et luiappliqua sur chaque joue un rude baiser, puisle passa à son fils, qui venait de rentrer tout

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dernièrement au logis paternel, après avoirfait ses trois ans de service dans la cavalerieprussienne, et aidait son père dans son com-merce. Finalement, après qu'il eut été em-brassé par tous, on le planta sur ses jambes,auprès de la cheminée, et la jeune fille lui

apporta des jouets pour lui faire attendre pluspatiemment l'heure du repas.

Autour de lui on continuait joyeusement lespréparatifs, sans soucis, sans préoccupationsd'aucune sorte c'étaient d'amicales paroles,des rires, un remue-ménage gai et charmant,toute cette joie douce et calme d'un intérieurde famille vivant en paix et jouissant tranquil-lement d'un repos bien gagné.

Le maitre de la maison allait et venait, por-tant solidement ses cinquante années, commes'il n'avait pas traîné ses guêtres de champ debataille en champ de bataille et de capitale encapitale. Cœur excellent, d'une bravoureet d'une loyauté à toute épreuve, d'une intrépi-dité sans égale, rien qu'à le voir, à considérersa tête martiale, ses joues tannées par lesintempéries et brunies par les années de pluie,de vent, de neige et de soleil, ses moustachesrudes et grises, sa longue barbiche militaire-

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ment coupée, on sentait qu'on se trouvait enprésence de quelqu'un il n'eût pas fait bonvenir l'insulter ou lui chercher noise.

Du reste, il avait fait ses preuves dans la re-traite de Russie, se battant comme un lion, rele-vant le courage de ses camarades, ne se laissantrebuter ni par la fatigue, ni par le froid, ni parla faim, et tenant toujours tc?te aux hordesde Cosaques qui poursuivaient la GrandeArmée.

De retour au pays, accrochant son fusil aumanteau de la cheminée, serrant religieusement

son uniforme en lambeaux, il s'était marié, avaitentrepris un commerce de bestiaux et de che-

vaux, et peu à peu avait amassé de quoiacheter la petite maison dans iaquelle il espé-rait paisiblement finir ses jours, sur les bordsdu Rhin, entre son père et ses enfants.

La journée se passa ainsi tranquillement,

sans rien d'extraordinaire ni d'anormal, et toutsemblait faire présager que la fête serait com-plète, bien digne de la sainteté de la Pàque.

Le soir venu, Isaac et son-fils, après avoir fait

allumer les flambeaux placés de distance endistance sur la table, s'empressèrent de fermersoigneusement la porte et d'assujettir avec des

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barres et des verroux les volcts de bois pleinqui couvraient les fenêtres.

La précaution n'était pas exagérée, car, il

cette époque, les Israélites des campagnes,dans certaines parties de l'Allemagne, étaientsouvent en butte aux féroces persécutions degrossiers fanatiques et des gamins qui ne cher-chaient que des prétextes pour faire preuve dehaine religieuse contre eux. Il n'était pas rarede voir un enfant juif poursuivi dans la rue à

coups de bâtons ou de pierres par des enfantschrétiens, et même lapidé par ces petits scélé-rats.

Une fois tout parfaitement clos, Isaac et lessiens, ainsi enfermés, bien qu'ils ne pensassentpas avoir quelque chose à redouter de leursconcitoyens, étaient plus tranquilles et ne sem-])!aient pas vouloir provoquer les railleries oules insultes par l'étalage d'une des cérémoniesles plus fidèlement observées de leur culte.

On se mit donc à table, en toute liberté d'es-prit, avec une hâte joyeuse, après avoir eu soind'installer au milieu le vénérable patriarchequi allait présider le banquet. Les visagesétaient souriants, les esprits calmes et douce-ment émus par l'imposant tableau. Les yeux

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tenus grands ouverts par le réjouissant aspectde toutes les bonnes choses qui encombraientla table, l'enfant se sentait heureux au milieude ces gens qui l'adoraient.

Le vieillard, levant ses mains rendues trem-blantes par l'âge, les étendit au-dessus de la

nappe blanche qui couvrait le pain de Pâques,

pour le bénir, et récita d'une voix lente, avecune respectueuse psalmodie, les premièresprières destinées à appeler la grâce céleste

sur ce repas et sur ceux qui allaient y prendrepart..

On l'écoutait avec un silence si profond qu'unsourd et lointain murmure arriva peu à peujusqu'aux convives. Parfois la rumeur setaisait, pour reprendre plus vive, plus bruyante.Y avait-il au loin quelque rixe, quelque violentecluerelle ? Les Israélites n'avaient pas à s'enpréoccuper et ils essayèrent de s'absorberdans les paroles saintes que prononçait l'octo-génaire, avec ce pénible effort de mémoire desvieillards qui tentent de se rappeler des choses

sues autrefois.Dehors, le tumulte gronda plus fort, avec

une progression rapide, comme si on s'étaitrapproché. Puis, ce fut le terrible roulementde

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quelque brutale et farouche inondation, dontl'écume éclaboussait le pied de la maisonnette.

Les Israélites pâlissants levèrent la tête. Quesignifiait cela ? Ou'arrivait-il ? A qui en avait-on ?

Plus de doutes, c'était une tumultueuseagression des cris sinistres clamaient sauva-gement, dominant le grondement incohérentde la foule; mais on ne pouvait encore perce-voir les mots.

Boum Un volet trembla, secoué sur sesgonds par le heurt d'une pierre. Cette pre-mière attaque fut suivie d'un crépitement fu-rieux une volée de pierres, lancées par unequantité de mains, venait de s'abattre contre lechêne plein de la porte et des volets.

Quelqueshommes s'étaient dressés, s'armant

au hasard d'une chaise, d'un bâton, d'un cou-teau.

« Que personne ne bouge dit Isaac àmi-voix. »

Les sourcils froncés, crispant les poings, il

faisait impérativement signe u tout le mondede se taire.

Seul, le grand-père, dans son fauteuil, n'avait

pas remué, balbutiant encore machinalement

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les derniers mots de la prière avec une douceurmolle, désintéressée, ne prêtant aucune at-tention au tapage grandissant.

Maintenant, dominant le choc éclatant despierres contre la maison et le murmure gron-deur des assaillants, arrivaient distinctementleurs oreilles des lambeaux de phrases hurlées,des mots pleins d'une terrible signification.

« Il faut les tuer tous L'enfant est chezeux

De qui, de quoi parlait-on ? Le petit, touttremblant de cet horrible fracas, se demandaits'il s'agissait de lui.

Les hurlements, plus nets, se firent plus ex-plicites

« Les juifs ont volé l'enfant Ils l'ont assas-siné pour tremper leur pain de Pâque dans le

sang d'un innocent! »

Et toujours ce refrain lancé à pleine gorgepar une populace délirante

« A mort, les juils A mort »

D'autres, comme au temps exécré de laSaint-Barthélémy, criaient férocement, sanschercher à expliquer leurs violences

« Tue Tue! A mort »

Le vieillard ne comprenant pas, demi en

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enfance, avait achevé de s'assoupir, engourdi

et lassé par l'effort inaccoutumé clu'il avait dû

faire pour réciter les prières.Isaac avait quelquefois entendu parler de

scènes semblables, et il comprit. Sans doutequelque enfant chrétien avait disparu du village,

et la foule, soulevéepar des mencursfanatiques,avait évoqué contre les juifs le sinistre préjugédu moyen âge qui les accusait de tuer un enfantchrétien le jour de Pâques pour célébrer la fête

en buvant son sang. C'était absurde, insensé,odieux Mais avec une foule, on ne discute

pas.D'un coup cl'ceil, l'homme s'assura que les

verroux et les barres ne céderaient pas, et,décrochant de la cheminée le fusil qui avait sirudement tenu tête à toute l'Europe, du tempsdes grandes guerres, il se jeta, tout en l'armant,dans le petit escalier conduisant au premierétage.

Pendant cc temps, le fils et sa soeur roulèrentle grand'père, toujours dormant dans son fau-tcuil, au fond d'un cabinet noir situé derrièrela salle à manger, et y enfermèrent égalementl'enfant., terrifié par cette scène inattendue. Làon n'entendait plus qu'un mugissement sourd

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provenant de la houle de cett.e population sou-levée et des cris de toute sorte qu'elle lan-cait contre les habitants de la maisonnette.

Au bout de quelques instants, qui parjurentdurer des heures au pauvre petit, une détona-tion déchira l'air de sa vibration sifflante,puis d'autres suivirent. A ce bruit inaccou-tumé, le vieux se réveilla, balbutiant à mi-voix

« Tiens! des coups de fusil! C'est donc lafètc du village? »

Le petit ne s'y trompa pas: la bataillc était en-gagée. lIurlant de Peur, il se mit pleurer etchercha machinalement Ù fuir la menaçanteobscurité où il se trouvait. Sa petite main Lou-cha la clef d'une porte, qui céda sous sa pres-sion, et il rentra dans la salle à manger déserte.La aussi les ténèbres étaient complètes, leslumières ayant été éteintes pour ne pas attirerles regards des assaillants par les lueurs fit-

trant entre les volets.En haut, une voix retentissait, donnant des

ordres, haranguant la foule et dominant les cla-

meurs, aussi forte, aussi intrépide que lorsqu'ellecriait autrefois:. « En avant! » à travers la ca-nonnade et les éclats de la mitraille.

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L'enfant, ayant trouvé l'escalier monta,poussé par ce besoin inné de se trouver avecdes gens qui parlaient et qui remuaient, et àdemi glacé par cette espèce de tombe muetteet sourde où on avait voulu l'enfermer.

Voici ce qui s'était passé pendant ce laps detemps.

Bravement campé à la fenêtre, son fusil à lamain, et dessinant sa fière silhouette à côté decelle de son fls, Isaac criait aux agresseurs:

« Partez ou je tire »

Mais, de tous côtés, le même cri lui était jeté

« Rendez l'enfant! »

« Je vous dis qu'il n'est pas ici. »

Les hurlements reprenaient

« Rendez l'enfant! »

On ne voulait rien écouter, rien entendre, etle vieux soldat, époumoné et hors d'haleine,essayait vainement de raisonner cette multitudefurieuse.

A un moment,.le curé du village étant par-venu à se faire faire place, arriva jusqu'à lamaison et tenta de calmer la foule:

« Mes amis mes chers amis »

Ses paroles de paix restèrent étouffées sousles grondements de plus en plus féroces

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« Rendez l'enfant! »

Alors le pauvre homme se retourna vers lamaison, disant à Isaac:

« Ne craignez rien, ils vont se retirer. »

Il achevait à peine que les femmes et les en-fants, massés en première ligne, reculant subi-tement comme à un ordre donné, les plusmauvais garnements du pays, jusque-là mas-qués par cette première ligne, commençaientles hostilités. Deux coups de fusil éclatèrent.

Isaac, touché à l'épaule, Qt un mouvement enarrière. Son fils, exaspéré à la vue du sang pa-ternel, mit en joue, et tira dans le tas: un pay-san tomba. La lutte était engagée.

Une sorte de remous se produisit devant lamaison, entraînant les assaillants, et le curélui-même fut renversé sous les pieds desfuyards. Mais les agresseurs n'avaient fait ques'éloigner un peu pour tirer de loin. Les ballescommencèrent à crépiter contre les murs et àtrouer les volets. Jsaac et son fils, calmes enface du danger, les tenaient en respect le fusil

en joue.Ce fut à ce moment que l'enfant, épouvanté,

arriva dans la pièce du premier étage. On vou-lut inutilement le renvoyer en bas; il s'était

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cramponné après les jambes du fils et n'envoulait plus bouger, sans cesser de pleurer. Il

assista donc à toutes les péripéties de ce ter-rible combat, pleurant plus fort chaque foisqu'une balle venait en sifflant s'enfoncer dans

une poutre ou s'écrasait contre la pierre. Pen-dant deux heures la lutte continua impitoyable.

De nouveaux cris arrivèrent aux oreilles desassiégés

« Le feu II faut les brûler tous, les enfumer

comme des renards Au feu les juifs brûlons-les. »

Isaac et son fils pâlirent. Cette fois, ils sesentaient perdus.

Déjà les femmes arrivaient,s'abritant derrièreles bottes de foin et de paille qu'elles appor-taient. La situation devenait terrible si onparvenait à mettre le feu, c'était fini.

Écoute dit tout à coup Isaac à son fils.

Au loin un grondementsourd semblaitroulerdu côté de la grand'route.

Qu'est-ce cela ?

L'ancien soldat n'eut pas besoin d'écouterlongtemps pour se rendre compte de ce qui sepassait.

C'estle salut

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Vrai?Tu ne reconnais pas le galop des chevaux?En effet.

On les distinguait parfaitement; une ca-valcade furieuse martelait le terrain sec dela route, et de la foule monta un grand cri

« Sauve qui peut les gendarmes »

Isaac et son fils tombèrent dans les brasl'un de l'autre.

SauvésAllons, petiot, sèche tes yeux, nous allons

pouvoir nous remettre à table.En quelques instants, les abords de la mai-

sonnette furent déblayés; les chefs de l'émeute,qui n'avaient pas eu le temps de jeter leurs

armes, furent empoignés sur place et conduits

en prison.C'élait le brave curé qui, comprenant qu'il

ne pourrait sauver à lui tout seul les malheureuxassiégés, avait été demander du renfort à la

gendarmerie voisine, et avait eu le bonheur depouvoir amener les gendarmes assez à temps

pour empêcher un crime lâche et odieux. A lasuite de cette chaude aventure, la moitié du

peloton dut rester deux jours chez Isaac pourle proléger contre toute nouvelle attaque.

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Le quatrième jour, enfin, il put respirer libre-ment et reprendre sa vie calme on venait deretrouver, vagabondantà travers les rues de laville voisine, le petit chrétien, cause de cettescène de sauvagerie. Il s'était égaré en jouantdans la campagne et avait fini par être recueilli

par la police.Le jeune Albert Wolff garda l'ineffaçable

vision de ce sanglant dimanche de Pâques.Plus tard il la retrouvera en lui toujours vivace,chaque fois qu'il entendra parler de troubleset de persécutions, et sa voix se fera souvententendre contre les oppresseurs en faveur desopprimés, contre les persécuteurs en faveurdes persécutés.

Nous avons cru utile de rappeler ici ce tra-gique épisode de la première enfance du jour-naliste, parce qu'il donne l'explication de toutun coin de son caractère et complète sa cu-rieuse personnalité.

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V

Le père d'Albert Wolff, petit paysan desenvirons de Cologne, était arrivé tout jeunedans la grande ville, sans un' sou, sans ins-truction, sans recommandationsd'aucune sorte,n'ayant qu'un bâton pour s'appuyer mais il

avait le cœur plein de courage et d'espoir.Il entra comme saute-ruisseau dans la maison

d'un banquier et commença ainsi péniblementà gagner sa vie, se débrouillant tout seul, tra-vaillant, étudiant et apprenant sans se lasser.Peu à peu, à force de volonté tenace, il parvintil monter en grade, èn rendant des servicesplus importants ses fonctions chez le banquiergrandirent en proportion des facultés nouvelleset des aptitudes qu'il montrait, et il fut nommécommis. Mais il ne s'arrêta pas là, élargissant

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encore ses connaissances, tant et si bien qu'il

put à son tour s'étahlir banquier et changeurdans cette même ville, où il était arrivé dénuéde tout. Désormais riche, considéré et influent,il pouvait se reposer au milieu de sa nom-breuse famille, son mariage lui ayant donnésept enfants; le huitième allait naître quand lepère mourut.

Le défunt laissait une helle fortune, maisaussi une maison lourde à soutenir et pleined'enfants la mère dut se remarier pour faireface à des occupations si multiples, ne pouvantà la fois gérer l'héritage et soignerses enfants.Plus tard, à la suite de vicissitudes diverses, lafortune paternelle fut si profondément atteinteet ébréchée, qu'à la mort de leur mère, lesenfants n'eurent plus à recevoir que la dixièmepartie de ce qu'ils auraient du toucher.

Jusqu'à l'âge de dix ans, Alhert Wolff, ainsi

que ses frères et sœurs, fut donc élevé aumilieu du plus complet confortahle, et il putdire qu'il avait grandi sous l'édredon. Aussiles professeurs et les leçons ne lui manquèrentpas mais on se heurtait au caractère le plus in-discipliné, le plus indépendant et le plus rehellequi se pût voir.

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Déjà, à six ans, quand il se rendait à la fa-meuse école de la rue de la Cloche, l'écolecon-tiguë à la maison Offenbach, l'enfant qui voyait,tous les jours, en passant sur la place d'Armes,les conscrils manoeuvrer sous la direction bru-tale des sous-officiers prussiens, se prenait adétester cette tyrannie. Au lieu de s'arrêter enbadaud comme ses camarades, attirés parle costume militaire, il faisait tout bas le sermentde se sauver n'importe où, plutôt que de subirun pareil joug, et s'empressait de gagnerl'école.

Un très vif sentiment de révolte grandis-sait ainsi peu à peu en lui, devant se manifestersouvent dans le cours de sa vie et le lancer àtort ou à raison contre les choses, les hommesou les événements.

Naturellement ses études, suivies avec cetesprit d'indiscipline et de constante réhellioncontre toute autorité, même légitime, furentplus clu'incomplètes.

Vers l'âge de dix ans, il cut le malheur de.perdre sa grand'mcrc, la passionnée admiratricede la France et de Napoléon 1er puis trois ansplus tard ce fut sa mère qui s'éteignit. Désor-mais c'en était fini de l'existence libre, facile

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ct riche; la vie de rude labeur allait commencerpour l'orphelin.

Tout partage fait, il lui revenait six millefrancs, dont son tuteur, en vertu des droitsdonnés par la loi, employa le capital à con-tinuer son éducation. Un si maigre héritage nepouvait durer longtemps, et lorsque le tuteurvit arriver la fin de la petite somme, il annonçaà l'enfant qu'il ne lui restait d'autre ressourceque de travailler pour vivre.

Albert Wolff avait alors près de quinze ansil entra comme commis dans une maison de

commerce, sans trop s'effrayer de la nouvelleet dure perspectivequi s'ouvraitmaintenant de-vant lui. Avec son caractère, il devait trouverdans un pareil métier bien des déboires,bien des désillusions; mais ce qui le sou-tenait, c'était l'idée du père arrivé aCologne sans ressources et parvenu à laisserune fortune en mourant. Pourquoi n'en ferait-il pas autant ? Un tel exemple devait lesoutenir durant toute sa vie de lutte acharnéepour arriver à se faire une situation.

Dans le commerce il lui fut impossible derester longtemps chez les mêmes patrons, à

cause de la sève révolutionnaire qui toujours

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bouillonnait dans ses veines, le poussant à desbravades, à des coups de tête, à des réponsesplus vives que la réflexion. Dès qu'il avaitquelques sous dans sa poche, il faisait le jeunehomme, s'amusant à venir caracoler à chevaldevant le magasin où il travaillait, fumant lagigantesque pipe des étudiants allemands, endépit des remontrances de ses patrons descongés en étaient forcément la conséquence.

Il est vrai de dire qu'il était soutenu et monté

par les lectures toutes spéciales qui formaientà cette époque sa. principale nourriture intel-lectuelle.

Ses deux auteurs favoris, ceux qu'il lisaitardemment, étaient des proscrits, des exilés

l'un, véritable homme de génie, l'illustre poèteHenri I-leine l'autre, un puriste, un académi-

que, une sorte de Paul-Louis Courier alle-mand, Louis Bœrne, tous deux réfugiés à Paris,loin de la patrie.

Henri Heine, ayant publié ses Reisebilder, oùil émettait des idées politiques très avancées,sous l'impression encore vivace de la révolu-tion de 1830, avait été forcé de quitter l'Alle-

magne, après un fougueux appel de journalistea la démocratie allemandc, et dès lors ses

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ouvrages avaient été prohibés et leur entréeinterdite. Quant à Louis Bœrne, l'un des chefsles plus ardents du libéralisme allemand, il

exerçait, même après sa mort survenue en 1837,l'influence la plus considérable sur l'esprit de

ses compatriotes, et on continuait à lire sousle manteau les fameuses Lettres de Paris écri-tes en 1830 et envoyées secrètement de Parisà Francfort, sa ville natale, où la censure étaitmoins sévère qu'à Cologne.

AIbert Wolff s'exaltait à lire ces œuvres sidifférentes et si puissantes des deux proscrits,sans se préoccuper de la continuelle mésin-telligence qui régna toujours entre ces deuxnatures d'élite, ni du duel au pistolet qu'uneterrible injure de Henri IIeine amena entreeux.

Il les confondait dans une même admiration,dans un même enthousiasme. En même temps,plus haut encore que toutes les voix précéden-tes, ils lui parlaientde la France, lui montraientla place superbe qu'on pouvait se faire là-bas,et accroissaient chaque jour son fiévreux désird'aller à Paris.

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VI

Pas un négociant ne voulait le garder déci-dément il n'était pas d'humeur assez calme, nide tempérament assez souple pour arriver aquelque chose dans les affaires.

Cependant, comme il fallait vivre, il quittaCologne et parvint à trouver un emploi decopiste d'actes chez un notaire de Bonn.C'était un petit coin de la vie matérielle assuré,et ce travail machinal, mécanique, n'entravanten rien l'essor de l'esprit, lui permit de chercherdes occupationsplus intelligentes, de dévelop-

per peu à peu les idées encore vagues et in-décises éveillées par les côtés poétiques etlittéraires des œuvres de Henri Heine.

D'abord, dans cette ville d'étudiants, il se

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lia avec ceux qui suivaient les cours de physio-logie, se sentant attiré par ce genre d'études,rendu plus intéressant que d'autres par lesmystères vitaux qu'il tente d'expliquer et parles appâts toujours nouveaux qu'il offre à la cu-riosité. Les étudiants en physiologie s'habi-tuèrent à voir aller et venir au milieu d'eux

ce jeune homme qui, tout en ne prenant aucuneinscription à l'Université, tout en restant librede toute attache officielle, étudiait avec eux,suivait les mêmes cours et s'intéressait auxmêmes travaux. Les étudiants se divisant enautant de corps qu'il y avait de spécialitésdifférentes à l'Université, Albert Wolff n'étaitappelé par ses camarades du cours de physio-logie que le flâneur du corps.

Néanmoins les études qu'il fit à cette épo-que se fixèrent pour toujoursdans son cerveau,à un point tel qu'aujourd'hui encore, il pourraitsoutenir la conversation avec nos médecinsles plus célèbres, sur certains points très déli-cats de physiologie. Il s'amusa même, avecun de ses compagnons d'alors, aujourd'hui lefameux savant allemand Edouard Pflueger, àfaire de curieuses expériences sur des grenouil-les décapitées. Plus tard il rappellera ce fait

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dans deux de ses chroniques du Figaro, lapremière écrite à propos du discours de réccp-tion de Claude Bernard à l'Académie française,la seconde au sujet de l'exécution d'Albert enoctobre 1877, et racontera des observationsstupéfiantes recueillies par son ami et parlui.

Au milieu de ces différentes occupations,l'une servant à assurer son existencematérielle,l'autre à étendre ses connaissances et àmeubler son cerveau, ce qui faisait sourdcment

son chemin en lui, c'était le désir d'écrire, de

se mêler au mouvement littéraire qui s'agitaitautour de lui. C'est alors qu'il put constatertout ce qui lui manquait et qu'il fut obligé de

réparer le mal causé par son indisciplined'écolicr ses études mal faites devaient êtrerecommencées. Il se mit donc a1 travailler lesoir, après avoir terminé sa journée, rapprenantl'histoire qu'il ne savait pas, faisant des ex-traits, des résumés comme un écolier. Il

parvint ainsi à refaire tout seul son éducation,

avec un âpre désir d'arriver.Dès qu'il se sentit les reins assez forts pour

se risquer, il s'adressa à l'un des journauxhumoristiques de Dusseldorf, une feuille il

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illustrations comiques, et donna quelquesarticles qui furent acceptés'; il composa mêmedes dessins, agrémentés. de légendes, se rom-pant peu à peu à ce métier.

Un jour, un éditeur de Berlin, M. Hoffmann,vint à Cologne avec un de ses amis, pour voirla ville qu'il ne connaissait pas, et exprima ledésir de faire une excursion en bateau sur leRhin.

Albert Wolff, mis en rapport avec l'éditeuret son ami, offrit de leur servir de guide danscette petite tournée sa proposition ayant étéagrégée, tous trois s'embarquèrent sur un desgrands bateaux à vapeur qui remontaient lefleuve et firentlevoyage de Cologne à 1\Iayence.

C'était le premier voyage par eau tenté parnos deux Berlinois; ils eurent detelles transes,des peurs si comiques, que le jeune journaliste,frappé parle côté éminemment plaisant decetteexcursion, résolut d'en tirer profit. A son retour,il fit une petite brochure de cent quarantepages de texte, qu'il orna lui-même de quatre-vingts dessins sur bois, et publia sous ce titre:Voyage humoristique sur les bords du Rhin.

Le succès de ce petit volume fut colossal, sicolossal qu'il servit de point de départ toute

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une série d'imitations; on s'empara de l'idée,trouvée fort bonne, et les volumes du mêmegenre, conçus dans la même forme et le mêmeesprit, inondèrent l'Allemagne.

Mais une nouvelle voie allait s'ouvrir à l'écri-vain humoristique, révélant un côté encore in-connu de ce débutant de lettres, à peine âgé devingt ans.

Dans une réunion amicale, qui se tenait ha-bituellement dans une des bonnes familles deCologne, quelques habitués convinrent de faire

pour l'album de la maîtresse du logis, à l'occa-sion des fêtes de Noël, chacun un conte d'enfant.

Arrivantavec le sien, suivant les conventions,Albert Wolff se mit à en faire la lecture aumilieu de la joyeuse assemblée de dames etde messieurs qui se trouvait ce jour-là augrand completdans l'hospitalière maison. Cettepremière tentative du journaliste se nommaitGuillaume le Tisscrand.

Il s'agissait d'un jeune ouvrier vendant soname au diable pour s'enrichir, et revenantcouvert d'habits de soie, de velours et d'or.Le pèpe indigné le repoussait, refusant de re-connaître son enfant sous cet accoutrement deseigneur, dont il suspectait l'origine.

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Désespéré, Guillaume errait par les ruesblanches de neige et s'abandonnait aux plusdésolantes pensées. La nuitvenait; les clochessonnaient la Messe de Minuit, et soudain il en-tendait des voix d'enfant qui chantaient.Toutesles paroles troublantes de cette chanson, quelui aussi avait chantée autrefois, venaient avecune irrésistible puissance frapper son cerveauet son cœur. Les sanglots emplissaient sapoitrine, et il tombait à genoux, sentant revenirsa raison. Il se relevait, fortifié, s'introduisaitsecrètement dans la maison paternelle, déserteen ce moment, et déchirait ses habits de fête

pour revêtir l'humble souquenille d'artisan qu'ilportait avant son départ du logis.

Le père revenait de la Messe de Minuit, la

tête basse, songeant au fils chassé. En appro-chant de la maison, il prêtait l'oreille, croyantrêver.

De la modeste pièce qui servait d'atelier, unbruit régulier, bien connu, s'élevait Toc, toc!Toc, toc Toc, toc le bruit de la machine il

tisser.Il s'élançait, ouvrait la porte.

« Mon fils »

Lejeune homme élaitlà, courbé sur le métier,

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comme autrefois. Le père et l'enfant, réconci-liés, se jetaient dans les bras l'un de l'autre.

Plusieurs fois, durant la lecture de ce conte,le journaliste avait vu une émotion sincère etprofonde accueillir les passages les plus sail-lants, la chanson d'enfancepar eYemple; quandil eut terminé, autour de lui on pleurait. Ce fut

un succès spontané de tous côtés on lui as-sura que sa véritable carrière était là, qu'ildevait renoncer aux articles humoristiques,auxcalembredaines de journaux, et se donner toutentier à ce genre de littérature. Certainementnul ne se rapprochait autant que lui des grandsconleurs, comme Hoffmann et le chanoineSchmid.

Ce qu'on venait de faire découvrir à l'auteurde Guillaume le Tisserand, c'est qu'il possédaitla note touchante, qui communique l'émotion.Cette qualité bien germanique perce dans plu-sieurs des meilleurs articles du chroniqueur,même sousle scepticismedu à vingt-cinqannéesd'existence parisienne.

Dès lors, Albert Wolff se mit à faire descontes d'enfanls comme, dans la plupart desgrandes villes, les principaux journaux établis-saient des concours dont la récompense était

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une somme d'argent, il envoyait sous pli ca-cheté, tantôt à Stuttgard, tantôt à Hambourg,quelque nouveau conte et remportait toujoursle prix. C'était là aussi un moyen d'accroître

ses faiblcs revenus; mais, continuant en mêmetemps à écrire dans les journaux humoris-tiques, il avait dû adopter le pseudonyme deV. Albert, sous lequel tous ces contes d'enfantsont paru.

Les succès de V. Albert attirèrent sur lui

l'attention d'un grand éditeur de Berlin,M. Winkelmann, qui lui proposa un traité parlequel il s'engagerait à lui fournir, pour unedurée de cinq ans, deux volumes de contespar an. Il ne donna à son éditeur que troiscontes le quatrième était commencé, lors-que emporté par ses continuelles velléités deliberté et sa haine de toute entrave, il partit en1857 pour Paris. Il rompait du même coup letraité et abandonnait à son éditeur les troispremiers contes déjà livrés.

Ici nous pouvons placer l'épisode qui, douze

ans plus lard, termina cette affaire.En 1869, Albert Wolff, de passage à Berlin,

eut la curiosité de savoir ce que pouvaient êtredevenus ces fameux contes dont il n'avait plus

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jamais entendu parler. Il se rendit chez,NI. Winkelmann et demanda à l'entretenir en

particulier.

« Que désirez-vous, monsieur? fit l'éditeuren invitant son visiteur à entrer dans son ca-binet.

Oh je n'ai qu'un mot il dire, une simplequestion à vous adresser.

Faites.En 1856, vous avez passé un traité pour

des contes d'enfants avec un certain M. V.Albert.

Parfaitement.Il vous en a livré trois et n'a pas continué.C'est exact.Voudriez-vous me dire ce que ces contes

sont devenus?Quel intérêt pouvez-vous avoir à cela?Je suis monsieurV. Albert.

Ah vous êtes ce misérable! » s'écria l'édi-teur, rouge de colère. «Ah! c'est vous qui signezdes traités et ne les remplissez pas! Sortez,monsieur, sortez »

Pardon, monsieur Winkelmann, auriez-

vous la complaisance de prendre d'abord con-naissance de cette carte? »

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Le rédacteur du grand journal parisien ten-dit sa carte à l'éditeur

« Albert Wolff. »

« Vous êtes M. Albert Wolff? fit l'autre stu-péfié.

Oui..Le chroniqueur du FigaroLui-même.Mais alors ?.Autrefois je signais mes Contes V. Albert.Oh! monsieur, monsieur, que d'excuses!

Asseyez-vous donc, je vous en prie. »

L'éditeur, tour à tour blêmc et cramoisi, nesavait plus que dire, quelle contenance prendre.

« Qu'avez-vous fait de mes trois contes?Je les ai incorporés dans un volume pour

les enfants. »

Et il se disposait à aller chercher le livre enquestion pour prouver ce qu'il avançait.

« Non, merci, cela me suffit, reprit le journa-liste parisien. Je n'étais venu vous faire cettepetite visite que pour vous dire qu'il y a desmoments dans la vie ou un grand éditeurcomme vous, un homme riche, arrivé, doitmontrer quelque indulgence pour un pauvrediable d'écrivain qui, par jeunesse, par inexpé-

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rience, se livre Ù lui pieds et poings liés. Vousn'avez pas été charitable, monsieur, c'est ceque je tenais Ù vous faire sentir. »

11 sortit, laissant l'éditeur abasourdi et confusde la leçon.

Avant d'aller en France, il avait eu encoreune sorte de fugue, faisant une tentative ducôté de la peinture et paraissant rompre brus-quement avec les projets littéraires qu'il indi

quait jusque-là.Par un coup de tête inattendu, il quitta l3onn,

la ville des étudiants, pour Dusseldorf, la villedes artistes, comme l'appelle Gérard de Nervaldans sa Lorely, dans ses Sensations d'un voya-geur enthousiaste. Il se mit à fréquenter des ar-tistes, des peintres, se faisant initier aux intimessecrets de l'Art, s'éprenant d'une folle passion

pour la peinture.Quand il se trouvait avec ses nouveaux amis,

bien qu'il continuant à écrire dans les journaux,il n'avouait pas que c'était là son véritable mé-tier; au contraire, rougissant de faire de la lit-térature, il disait, d'un air aussi dégagé quepossible, qu'il faisait cela seulement pour s'a-muser, mais que sa vraie, vraie vocation étaitde devenir peintrc.

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A Dusseldorfil ne continua pas longtemps lapeinture, se laissant reprendre à la démangeai-

son mordante de l'écriture, guerroyant dansles petits journaux avec une verve que les diffi-cultés avivaient. Il fit une guerre acharnée aunouveau directeur du théâtre de la ville, quiavait succédé à un directeur très intelligent cL

très regretté, une guerre légendaire dont le

pays se souvient encore.Enfin, il s'était lié avec Larson, le grand

peintre suédois, quand celui-ci manifesta le dé-sir d'aller Ù Paris où il venait d'envoyer, pourl'Exposition de 1857, une immense toile repré-sentant un soleil couchantdans la mer du Nord

ce tableau eut même les honneursdu Saloncarré.Ne sachant pas un mot de français, le Suédois

offrit au jeune homme de l'emmener commeinterprète, ce qui fut accepté avecjoie.

Albert Wolff s'empressa d'aller annoncer il

un vieux peintre de Dusseldorf, un ami, ce dé-part, depuis si longtemps désiré et sur le pointde se réaliser. Souvent il lui avait fait ses aveuxà ce sujet, le prenant pour confident et lui

répétant

« Ici j'étouffe, je n'ai pas assez d'air pourrespirer, pour me développer. »

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Cette fois il venait s'écrier, loul jo\eu\

« Je pars! Je vais en France! à Paris!Vous avez raison, rélaondit le vieillard,

partez! Comme l'a si bien dit notre immorlelGœlhe Dans un cercle étroit, l'esprit serahetisse l'homme grandit avec ses ambi-lions. »

Le jeune écrivain allemand entreprit cevoyage de France sans savoir que désormaisil allait, pour toujours changer de patrie et queson domicile définitif serait Paris.

Encore s'en fallut-il de bien peu de chose

que ce beau voyage ne s'arrêtât à mi-cheminet que l'avenir rêvé ne se réalisât jamais.

A six heures du matin, le I01' mai t837, le train,franchissant la frontière, entrait en gare deJeumont. 11 touchait la terre promise; sa joiedevenait du délire. Les voyageurs avaient suc-cessivement. passé devant les douaniers, devantles gendarmes, quand un commissaire de policeréclama Albert Wolff le passeport exigécette époque.

Le jeune homme pâlit, balbutiant

« .le n'en ai pas.Alors vous ne pouvez continuer votre

voyage.

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Mais j'accompagne monsieur, qui estpeintre et qui a un passeport. »

Et il montrait Larson, qui ne pouvait le sou-tenir que par ses gestes, ne comlrenant pas lalangue.

« Vous ne passerez pas »

Il eut beau insister, prier, supplier, le com-missaire de police restait inébranlable.

« Mais c'est aujourd'hui même l'ouverture duSalon, il faut que nous soyons à midi à Paris. »

Tous ses efforts se brisaient à un refus caté-gorique. Le coup de sifflet retentit; tout étaitperdu.

Le malheureux t'aisail une si piteuse Ggure,il avait l'air si naïvemenl'et si franchement dé-solé, qu'au dernier moment le commissaire le

laissa partir. I) n'était que temps; une secondecle plus et. il restait a la frontière sa carrièrede chroniqueur parisien n'a tenu clu'à ce fil.

En chemin de fer il eut la bonne fortune de

voyager avec le baron Cotta, le fameux éditeurde Stuttgard, qui, en même temps qu'il avait lemonopole des grands classiques allemands,étaildirecleurde la plupartdesgrandsjournaux.Le baron Cot.ta, après quelques instants.deconversation avec son compagnon de route, lui

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proposa de faire le Salon dans la Gaietted'Augsbourg

De plus, grâce à des recommandations, laGalette de Cologne, la feuille la plus importantede sa ville natale, lui ouvrait son feuilleton poury faire des Courriers de Paris. Disons qu'iln'en parut que deux; le deuxième contenait

une telle apologie de Paris, qu'immédiatementaprès on lui signifia d'avoir à cesser cette col-laboration, ses articles étant trop frivoles pourun journal sérieux ce n'était qu'.un prétexte,mais le jeune Allemand comprit les raisonsvraies de cette suppression.

Depuis, Albert Wolff n'écrivit plus jamaisdans aucun journal allemand, refusant toutesles propositions qui lui furent faites pour cela,notamment les offres fort brillantes du direc-teur d'une grande feuille de Vienne.

Il importe, pour répondre à des accusationsmensongères, colportées à certaine date dou-loureuse de notre histoire, d'établir nettement

que depuis ce Salon, dans la Ga\ette d'Augs-bourg et ses deux Courriers dans la Galette de

Cologne, c'est-à-dire depuis 1857, aucun journald'Allemagne ne reçut d'article ni de corres-pondance d'Albert Wolff.

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\'Il

II y était donc enfin, à Paris, ce Paris dontil rêvait depuis l'enfance, ce Paris que leschoses et les hommes lui avaient appris a dé-sirer, ce Paris dont on lui avait inculqué len-tement la passion, ce Paris qui obsédait siterriblement son cerveau!

Comme Henri Heine, comme Louis Boerne,

comme Jacques Offenbach, il y était à son tour.Il allait connaître ce peuple gai, rieur, toujoursen fête, tel qu'il le voyait dans les joyeux ro-mans de Paul de Kock; imitant les héros dufécond et universel romancier, il pourrait allerà Belleville, manger des huîtres au Rocher deCancale, cueillir des cerises à Montmorency,vivre au milieu de cette population qui de loin

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lui apparaissait vive, spirituelle et bon enfant.Son rêve le plus cher se réalisait ce jour-là.

Mais, quand il se trouva en plein cœur deParis, après une seconde et. secrète impressionde joie, il commença il réfléchir; il pensa quetout n'était pas encore dit, qu'il y avait bienautre chose qu'il ne soupçonnait même pas etdont on n'avait pu jusqu'alors lui donner uneidée.

Dans le remuement fou des grands boule-vards, tout palpitants d'une vie fébrile et pres-sée, il allait lent, grave, pris d'une mélancolienoire qui lui serrait la gorge et lui pesait surle cœur.

La conscience vague de son automatiqueraideur d'étranger lui venait, avec le sentimenttous les jours granclissant de la multitude dechoses paraissant le séparer à jamais de cetteallure vivacc et exubérante du Parisien, decette physionomie pétillante d'esprit, de cettehoule blagueuse et sceptique qui est commel'ensorcelante atmosphère de Paris.

Ah comment arriver à cette transformation!Comment dépouiller l'enveloppe raide et gour-mée qui trahissait son origine germanique! Il

se désespérait parfois, ne croyant jamais pou-

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voir y parvenir, car il ne s'agissait pas seule-ment. de changeur de costume ni de manières; il

la longue, on parvient acquérir cette désin-volture dégagée qu'il voyait aux jeunes genspassant, et repassant auprès de lui. Mais, vain-

ore son accent, se débarrasser des nuages etdu sentimentalisme brumeux des bords duRhin, s'initier aux secrets de cette langue vive,alerte, qui n'est certainement pas la plus pure,ni la plus grammaticale de toute la France,mais qui est une sorte de quintessence du fran-çais et se nomme le parisien! Il y renonçait,d'abord, épouvanté

Certes, l'excellent M. Lion lui avait appris à

se perfectionner dans la belle prose imagée deFénelon, mais entre le Télémaque et ce pari-sien, cet.te langue composée de blague féroce,d'énorme jobardise, de potins et d'ent.hou-

siasme, il y avait un monde!Tout à apprendre. Il ne savait rien, rien! Lui,

qui avait déjà sa petite célébrité de terroir, lui,

qu'on connaissait u Colognc, il Bonn, à Dussel-dorf surlout; à Paris, il se noyait au plus épais,

au plus inconnu de la foule.Certes, le voir passer ainsi, tout triste, la

mine longue et l'air lugubre, nul n'aurait soup-

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çonné le monde d'ambitieuses pensées quigonflaient son cerveau; nul n'aurait pu deviner,

sous cette forme funèbre et quasi grotesque,celui qui devait un jour tenir dans sa mainplus d'une destinée littéraire ou artistique.

En réalité, c'était la seconde fois qu'il venaità Paris; mais il ne saurait être question ici quepour mémoire du premier voyage, fait à qua-torre ans, sous l'influence de sa famille, alorsqu'on essayait de le lancer dans le commerceet de lui faire faire son apprentissage de négo-ciant. De ce-premier et rapide voyage, qui avait

eu lieu à un âge où on ne sait ni regarder, nivoir, il ne lui était resté que le désir fou de re-venir, que l'absolue résolution de ne pas êtrecommerçant, résolution qui se manifesta, ainsi

que nous l'avons vu, par une vocation déclarée

pour l'art et les lettres.En 1857, dès les premiers pas travers les

rues de la capitale, dès les premières heuresvécues dans ce milieu ardent et hautement in-tellectuel, il comprit qu'il ne pourrait vivre ail-leurs. Là seulement, à ce contact permanentd'hommes et de choses, à ce frottement d'art,de sciences, de progrès et de scepticisme, pour-raient se développer toutes les idées en germe

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.qui le hantaient, sans trouver ci issue, sansavoir pu encore s'affirmer

Alors, tout en adressant à la Galette d'Augs-bourg les articles qu'il engagé, à faire surle Salon, tout en cherchant à s'habituer à l'es-prit français, aux coutumes françaises, et enne cachant ni ses étonnements, ni ses émer-veillements dans ses Courriers destinés à laGalette de Cologne, il préparait peu à peu lagrande transformation qui devait, du petitconteur allemand, faire le grand journalistefrançais.

Avant tout, il s'agissait de vivre, de trouverun emploi, quelque chose d'assez lucratif pourne pas être forcé de retourner à Cologne et àDusseldorf. Dès ce moment, il avait pris l'irré-vocable résolution de se fixer pour toujours il

Paris.Après de longues recherches, ne voulant ni

se mettre dans le commerce ainsi qu'il en auraiteu la facilité, grâce à un frère domicilié à Paris,ni entrer dans le terrifiant engrenage de notreAdministration, il eut l'idée d'offrir ses servi-ces aux grands auteurs dramatiques pour la tra-duction de leurs oeuvres en langue allemande,de manière à ce qu'on pût ainsi les adapter aux

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différentes scènes de l'Allemagne ou de l'Au-triche.

Naturellement, à l'exemple de tous les débu-tants de cette époque, il songea d'abord u l'é-crivain universellement connu, aimé et admiré,il celui qui attirait les regards et forçait l'atten-tion de la terre entière, à Alexandre Dumas.

Le grand et bon romancier, l'illustre auteurdramatique, employait comme secrétaires laplupart des jeunes gens qui mordus de la fiè-

vre littéraire, venaient lui demander le patro-nage de son nom ils trouvaient un refuge mo-mentané sous son ombre énorme. C'est ainsi

que presque tous les écrivains de nos joursont été secrétaires d'Alexandre Dumas.

Albert Wolff, comme les autres, se dit quele salut pour lui se trouvait sans doute là.

Timide, tout tremblant, avec une intimidationgrossie de toute la réputation de notre glorieuxlittérateur, il se rendit rue d'Amsterdam, chezle Maitre. La manière dont il fut reçu donneelle seule un aperçu familier et bien typique du

grand homme, toujours si accueillant, acces-sible à tous.

Le jeune homme entre, traverse plusieurspièces et est introduit dans une dernière occu-

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pée par une baignoire. L'auteur (TAntony, desMousquetaires, etc., etc., était dans son bain.Il tendit a son visiteur une main mouillée quecelui-ci serra respectueusement, et lui demanda

ce qu'il désirait.Quand il eut expliqué son cas et fait ses of-

fres de traducteur, Dumas l'informa qu'il l'at-tachait à sa personne comme secrétaire c'étaitentendu, il entrerait en fonctions de suite. Hâ-tons-nous d'ajouter qu'au bout de six mois,malgré l'excessive bonté de l'écrivain, laques-lion d'argent étant toujours difficile, presclueinvraisemblable, dans cette maison hospitalièreen tout le monde venait emprunter à celui qui

ne savait jamais refuser,Albert Wolff dut quit-ler un emploi qui ne lui rapportait pas trentefrancs par mois.

Une lettre du père l'appuya auprès du fils, quidemeurait alors 10 bis, rue de Boulogne, dans

un petit hôtel passé plus tard entre les mains dePaul de Cassagnac, et devenu aujourd'hui lapropriété de notre confrère Roger Ballu.

La réception fut très dure et très caractéris-tique. Dumas fils, qui avait un profond méprispour tous ceux qui exploitaient si indignementson père, en abusant d'une bienveillance uni-

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versellement connue, accueillit fort mal cenouveau venu. A sa proposition de traduirepourle théâtre de Vienne sa pièce Le Père prodigue,il commença par répondre

« Avez-vous vingt-cinq francs à me donner?»

Vingt-cinq francs! Le pauvre garçon ne pos-sédait rien et resta bouche béante devant soninterlocuteur.

« Là! vous voyez bien, vous êtes tous lesmêmes, vous venez nous promettre monts et;

merveilles, si nous vous accordons l'autorisa-tion que vous nous demandez, et puis après,plus rien. Comment pouvez-vous me garantirque je toucherai quelque chose sur la traductionde mes pièces que l'on jouera à Vienne ouautre part, si vous n'êtes pas seulement capa-ble de me faire une avance de vingt-cinq francs?

Wolff était si déconfit, si penaud, que Du-mas fils finit par en avoir pitié, et, comprenantqu'il ne devait pas le confondre avec les ex-ploiteurs de son père, il lui donna la permis-sion de traduire Le Père prodigue. Grâce aAlexandre Dumas fils, Albert Wolff allait pou-voir commencer à vivre de son travail littéraireà Paris; de là une reconnaissance qui devint

une bonne et franche amitié.

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Pensant aussi que Dumas père devait avoirdes amis partout,, son jeune secrétaire lui avaitdemandé une lettre de recommandation pourScribe, dont on allait jouer Les doigts de fée;mais il lui répondit sèchement, ia son grandétonnement

« le ne connais pas M. Scribe. »

Wolff ignorait que les deux écrivains étaient.

en ce moment à couteaux tirés et se détes-taient. Acceptant de bonne foi la réponse de

son patron, il résolut de se tirer d'affairetout seul, par un peu d'aplomb. Il écrivit a

-NI. Scribe pour lui demander un rendez-vous,ayant à lui faire une communication de la plushaute importance. Il lui fut répondu de venir; la

lettre avait réussi.Un matin il se rendit donc rue Ollivier, la

rue de Chàteaudun actuelle, et, introduit dans

une pièce tapissée de livres sur ses quatrefac2S, attendit, plein d'émotion, le résultat de

sa visite. Tout à coup, un des panneaux, chargéde volumes, s'ouvrit, livrant passage au maitredu logis, qui l'introduisit dans son cabinet.toute l'attention du jeune homme se dé-tourna de Scribe pour aller à un homme assisdans un fauteuil, l'illustre compositeur Auber,

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dont il ne pouvait plus détacher ses yeux.Après avoir exposé sa requête et que Scribe

l'eut acceptée, il ajouta, pour s'excuser de salettre, qu'il avait d'abord voulu se faire présen-ter par Alexandre Dumas, n'osant se présentertout seul.

« M. Alexandre Dumas connais pas »

riposta d'un ton raicle l'auteur des Doigts de fée.Ce fut alors que le jeune homme puise faire,

pour la première fois, une idée de la cordialitédes relations existant entre les écrivains et sepréparer aux luttes de la vie de littérateur.

Après ces célébrités, il s'adressa ThéodoreBarrière, l'homme qui avait le plus mauvaiscaractère qu'il soit possible d'imaginer. Wolff

se fit présenter à lui au sujet des Faussesbonnes femmes, que l'on était en train de répé-ter. Barrière demeurait boulevard du Temple,

en face du café Turc. Brouillé, grâce à son hu-

meur terrible, avec tout l'aris, il ne fut pasfâché de s'attacher ce petit Albert Wolff, dontil allait faire un séide dès lors il ne se séparaplus de lui, le promenant partout, l'emmenanttoujours, le tenant comme une sorte d'esclave,

par la promesse de faire un jour une pièceavec lui.

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Ce fut Barrière qui, le présentant à chacun,acheva de le lancer dans la population parti-eulière des boulevards, dans le monde artisli-

que et littéraire. Lui et Ernest Blum, dont il fit

la connaissance au café Turc, furent les dewintimes de Théodore Barrière ils colportaient

ses bons mots et ses féroces boutades danstous les cafés et les restaurants où ils allaient.De telle sorte qu'on les avait surnommés LesRôdeurs de Barrière.

En même lemps qu'il lui apprenait, a con-naître tout Paris, l'auteur desFaux Bonshommes

lui donnait ce conseil

« Si vous v·oulez réussir a l'aris, marche-r.

sur les pieds des passants ils s'arrêteront

pour vous regarder. »

C'est en se rendant chez Barrière qu'il lui

arriva de rencontrer, sous la porte cochère, unjeune homme pâle, malingre, dont la physiono-mie étrange le frappa tellement, qu'il demancla

il l'auteur dramatique quel était ce garçon qui'semblait sortir de chez lui. Celui-ci répliqua

par ce mot prophétique

« C'est le génie du théâtre ».L'inconnu se nommait Victorien Sardou.En attendant que leur grincheux patron leur

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frayât, comme il l'avait toujours promis, le

chemin de la gloire, Ernest Blum et Woll'f fai-

saient ses courses, supportaient ses boutadeset souffraient de mille manières il son épineuxcontact mais leur pire misère était de subir

une domination plus dure, plus humiliante,celle de la femme qui vivait il cette époque

avec l'écrivain, une véritable harpie, qui plustard a épousé un marchand de parapluies duMidi. Avec son caractère indompté, AlbertWolff avait d'épouvantables révoltes, qu'il ne

pouvait toujours contenir et qui amenaient desscènes épiques.

Cependant ses traductions lui ayant facilitéles débuts, il s'habituait peu il peu à Il vie deParis; aux mœurs françaises, à cette languequi l'effrayait tant au premier abord. Du resteil cet égard, il avait pris un parti énergique,celui de rompre avec tous les Allemands qu'ilpouvait connaître à Paris, de ne plus parlerallemancl, de ne causer qu'avec des Françaiset en français. Il ne voyait que son frère, élabli-dans la capitale, mais il avait convenu avec lui

que leurs conversations auraient toujours lieu

en langue française.C'est sans doutecette ténacité que le chro-

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niclueur parisien doit la facilité avec lacluellcil parle et écrit dans notre langue on ne sau-rait expliquer autrement la manière dont il

s'est assimilé, jusque dans ses périphrasesénigmatiques et ses ellipses caractéristiques,le parisien, notre argot familier des boulevard,des ateliers et des salons.

Mais, Ù mesure clu'il fréquentaitdavantageles différents endroits où les hommes de lettres

se réunissaient,il sentait plusâpre,plusardenl,grandir en lui le désir de devenir journaliste.Parmi les feuilles nouvelles, une surtout l'atti-rait par ses séductions multiples, par le talentet l'esprit de ses rédacteurs, par sa verve tapa-geuse, c'était le Figaro, dont ta vogue s'élen-dait de plus en plus, affirmée par trois annéesd'existence et devenu bi-hebdomadaire aprèsn'avoir paru qu'une fois par semaine, il sesdébut.

Souvent Alhert Wolff se dirigerait vers le

café de Mulhouse, où se réunissaient les rédac-leurs de ce petit journal.

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VIII

Les maisons voisines, encadrant- la courjusqu'à une grande hauteur, ne laissaient péné-trer aucun des brûlants rayons du soleil d'été,et, au-dessus des arbres maigres qui procu-raient aux habitués du café l'illusion peu trou-blante d'une tentative de jardin en pleine four-naise parisienne, un carré de ciel bleu d'oùtombait une atmosphère embrasée pesait surles consommateurs, assis autour des tables quidébordaient du café de Mulhouse jusqu'à ceparc fantomatique.

A midi, lorsque l'établissement était plein, à

travers la fumée des cigares, des pipes, descigarettes, dominant le cliquetis sec des domi-nos remués sur le marbre, les bruits de vais-

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selle de ceux qui déjeunaient, un tapage derfres, de conversations folles et de hrua-anl,appels montait sans arrêter de quelques tablesplacées en plein air.

Au centre un homme corpulent, aux rudesmoustaches, d'une attirante rondeur, riant plushaut et plus fort que les autres, s'adressaitd'une grosse voix bon entnnt à plusieurs de sescompagnons, dont les uns écrivaient, les autresépluchaient des journaux et quelques-uns rê-vassaient, avec des rappels soudains de rail-leuses paroles et de gaîté violente.

Tandis que nul des consommateurs attablésdans le café ou dans la cour, ne semblait s'oc-cuper de ce groupe turbulent, un jeune hommepàle, les cheveux longs tombant à la mode al-lemande sur le fantastique collet d'une redin-gote taillée sur les modèles de 1830, redingotedont les basques démesurées battaient ses ta-lons, dirigeait sur lui toute l'acuité de ses re-gards brillants et étonnés. Sa figure imberbe etlivide émergeait comicluement d'un faux-colénorme, et, oubliant la consommation placéedevant lui, il ne s'intéressait à rien en dehorsde cette contemplation obstinée.

La rumeur sourde el continue, entrant par la

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longue allée sombre qui reliait le café au boule-varcl Montmartre, apportait un écho de la vieparisienne jusqu'au fond de cet antre curieuxet formait la basse uniforme et soutenue, surlaquelle se détachaientles stridents éclats lancéspar ces Parisiens endiablés.

L'homme du milieu, celui que les autresécoulaient avec une affectueuse déférence, à lafois comme un maître et comme un ami, c'étaitM. de Villemessant, le rédacteur en chef duFigaro, la petite feuille tapageuse, enragéed'actualité et de modernité, qui faisait déjà tantparler d'elle, à force de remue-ménage, de dia-hle au corps et de talent. Autour de lui se réu-nissaient des jeunes gens fougueux, ardents,parfaitement à l'unisson de cet homme extraor-dinaire qui semblait réellement posséder le gé-nie du journalisme et la prescience de l'in-fluence colossale que la presse pourrait avoir, sïon la dirigeait dans un sens que son flair lui

indiquait.Des appels, des disputes, des discussions

jetaient à chaque instant aux orcilles de l'ob-servateur taciturne des noms que l'on com--mençait à connaitre, à remarquer el même àrechercher, Auguste Villemot, Jules Noriae,

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Alphonse Duchesne, Jean Rousseau, Gharlcsl3ataillc, Pauld'lvoi, Aurélien Scholl, CharlesMonselet, Alfred Delvau, d'autres encore.

Celui qui leS admirait ainsi de loin, lesenviant comme des êtres il pari, des modèles,c'était. Albert Wolff, essayant de se familiariser

avec la vue et les habitudes de ceux au milieudesquels il eût voulu vivre et travailler.

A l'heure du déjeuner, sur de les rencontrer,il venait là inconnu et craintif, dévoré de sourdsdésirs. Il les regardait sans se lasser, dans uneenvie de tout son être le poussant déjà verseux, lui inclicluant sa place à cette table oùl'encre noircissait le papier, où les articles sesoudaient les uns aux autres sous l'œil vigilantet intelligent du rédacteur en chef, pour com-poser un de ces numéros spirituels, cancaniers,boulevardiers et si vivants qui éclataient dansParis comme des pièces d'artifices.

Albert Wolff s'était renseigné sur ce journal,dont l'esprit et l'allure avaient de telles attrac-tions pour lui. Il savait comment avait été com-posé le premier numéro, le 2 avril 1854, trois

ans auparavant, avec sa préface de B. Jouvin,la chronique type d'Auguste Villemot, l'articleBeaux-Arts de Louis ÉnaulL et l'histoire de

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l'ancien Figaro, par Jouvin et de Villemessant.Les principaux rédacteurs ne lui étaient pas

inconnus; il s'clait familinrisé avec ces jeunesécrivains, aux débuts pleins de fougue, depuiscelui qui signait en '1856 Valent in de Quevillyles Lettres d'un bon jeum homme, avant de re-jeter le pseudonyme qui cachait le brillantnormalien, le spirituel Athénien et de répandresi puissamment ce nom Ù l'étincelant relief,Edmond About, jusqu'à Satané Binet, le mas-que du futur grand critique Sarcey de Sullières,Francisque Sarcey, et avec eux Auguste Ville-mot,le prince de la chronique, rlurclien Scholl,aussi brave que débordant d'esprit.

Mais rien ne pouvait lui avoir appris ce qu'ilvoyait en ce moment, cette manière amusantede composer un journal, ce mouvement, cellepalpitation de vie chaude et vibrante, qui étaientl'âme, le cœur et le sang de la petite feuille

parisienne.La vision lointaine s'était rapprochée il n'a-

vait qu'à étendre la main pour frôler celle de

ce beau mousquetaireà la tête fière, à l'allurede gentilhomme et de militaire, qu'on venaitde nommer devant lui, Jules Noriac. Il aurait

pu toucher le bout de la cravache posée en tra-

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vers delà table, où griffonnait activement unjournaliste aux cheveux frisés, au nez forte-ment retroussé, à l'aspect trapu, qui était Char-les Bataille. 11 contemplait avec admiration cejeunes homme qui, le monocle dans l'œil, la

moustache relevé, faisait des dégagés avecsa canne, tout en causant avec un petit bèguequ'il appelait Jean Rousseau et qui lui répon-dait

« Certainement, Scholl, certainement! »

Unjour qu'il les regardait ainsi, avec une ex-tase voisine de l'ahurissement, s'étant habituéil en faire des dieux et se désillusionnant un

peu à mesure qu'il pénétrait davantage leurdéshahillé, un incident extraordinaire les lui

montra sous un nouvel aspect.Un homme, très élébant, entra dans la cour

d'un air si décidé, avec son chapeau sur la tête,

que Wolff s'intéressa aussitôt à lui, se deman-dant quel pouvait être cet inconnu, sans doute

un journaliste qu'il ne connaissait pas. Mais le

nouveau venu, marchant droit à Charles Ba-taille, le toucha de son gant à la joue. D'unbond le journaliste fut debout et, saisissant lacravache toujours placée devant lui, il coupa la

figure de celui qui venait l'insulter.

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Jules Noriac, se jetant entre les deux hom-

mes, empêcha la dispute de dégénérer end'autres voies de fait, et le cravaché se retiraaprès avoir crié d'une voix formidable

« .Te vous tuerai, Monsieur »

Le rédacteur interpellé ne parut pas s'é-mouvoir outre mesure de cette menace,tandis que de Yillemessant s'empressait dedésigner Noriac et Scholl comme les plus ha-bitués à ce genre de choses, pour servir de l.é-

moins à Chartes Bataille. Tout réjoui de ce duelqui allait faire parler du journal et par consé-quentaccroître sa vogue, le directeur du Figaro,

se frottait les mains, murmurant

« Allons! r.llons! Ça va bien »

Aucun des consommateurs présents n'avaitseulement tourné la tête; les joueurs de do-minos continuaient paisiblement à demandeurdu trois, Ù crier « blanc partout » ou à bouderles tripoteurs de cartes n'interrompaient ni

écarté, ni piquet; les aulres achevaient paisi-blement de vider leur chope ou d'avaler leurdéjeuner. Des coups de cravache, un duel! \3ah;

c'était tous les jours la mcme chose. L'habi-tude les avait, cuirassées contre de pareilles vé-tilles.

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Très ému de cette scène violente, AlbertWolff interrogea son voisin, qui lui semblaitfort respectable. Celui-ci, un ancien avoué,quitta Le Constitutionnel qu'il était en trainde lire, pour répondre au jeune Allemand.

En quelques mots il le mit au courant desmanières d'agir de messieurs les journalistes,citant des exemples, rappelant que le rédac-teur en chef du Figaro avait déjà eu cinq ousix affaires depuis la création de son journal

que l'un des rédacteurs, Henri de Pêne, se trou-vait en ce moment, moitié mort, dans uneauberge du Pecq, avec un coup d'épée dans lefoie que tous les autres avaient également fait

leurs preuves sur le même terrain.Puis, avec cette prévenance paternelle des

vieilles gens en présence de la jeunesse, l'an-cien avoué demanda u Albert Wolff ce qu'il fai-

sait. Celui-ci, tout décontenancé par la brutaleagression du café, n'osa plus avouer ses rêvesambitieux et répondit qu'il ne faisait rien, cedont le félicita son interlocuteur en prenantcongé de lui.

Tel fut le premier aperçu sincère que lejeune étranger eut sur le journalisme parisien.Tl avait assisté là l'un des nombreux épisodes

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de cette existence de fièvre, de lutte et de l'olie

qui était celle de la plupart des journalistes aumilieu desquels il aspirait à venir prendre saplace

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Si, dans un involontaire mouvement de

respect humain, le jeune homme s'était refuséà raconter ses projets il son voisin de café, il

ne s'en sentait pas moins dévoré intérieure-ment du désir ardent d'approcher ce groupeamusant, d'où l'esprit jaillissait sans cessecomme les gerbes multicolores d'un incessantfeu d'artifice. Il voulait, lui aussi, essayer sesforces dans ce journalisme, qui l'attirait violem-ment, en dépit de ses dangers et de ses'mœurs batailleuses, peut-être même à causede cela.

Pourquoi, en arrivant il modifier ses habi-tudes, à se pénétrer de l'esprit français, neparviendrait-il pas à avoir à Paris, en tout.

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petit, les succès qu'il avait eus il Bonn et il

Dusseldorf?Il continuait donc il IVé(|Lienlei'. ce calé de

Mulhouse, ou se tenait le cénacle du Figaro,,

se rapprochant chaque jour des rédacteurs,allant s'asseoir aux tables les plus voisines dela bruyante rédaction. Les journalistes finirentpar le reconnaître, après avoir remarquédepuis longtemps sa mine lamentable et sonair d'enterrement.

On s'habitua a lui et une sorte de familiarités'établit entre le jeune homme et ceux qu'iladmirait tant il s'ouvrit un peu à ses nou-velles connaissances, parlant de son envied'écrire, de faire du journalisme.Onleplaisanta:il laissa rire, patient, tenace, ne se rehutanl

pas, le cerveau grisé des plus helles illusions,sentant grandir et s'affermir en lui une volontéinébranlable.

Entre temps, il avait été présenté à de Ville-messant, par son frère le négociant, qui étaiten relations d'affaires avec le rédacteur duFigaro. Aussi celui-ci, riant de son émotion,l'interpellait parfois, le secouant de son ironiegouailleuse, se moquant de son aspect désoléet de sa physionomie attristé.

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« Dites donc, hé là-bas, le frère il Wolff.Hé! hé! mais vous me faites l'effet d'un fameuxgaillard, vous! d'un rude boule-en-train, mongarçon »

Et son rire goguenard tonnait dans la petitecour, soulevant des échos à travers tout lecafé.

Une fois même, de Villemessant lui cria,

au milieu d'une tempête de gaieté

« Vous, je vous donne cinq louis si vousparvenez à me faire rire »

Attristé, ayant au cœur des inquiétudes surson avenir qu'il avait envisagé plus brillant etplus rapidement heureux, Albert Wolff baissala tête sous la phrase ironique, avec un regardde lente douleur il la redingote monumentale,qui achevait de lui donner cet aspect grave el,

morose, cette redingote, dont de Villemessantdisait comiquement, qu'avec un pareil vête-ment on n'avait qu'à y ajouter des sous-pieds

pour avoir un costume complet. En mêmetemps son teint blafard témoignait d'unemauvaise santé, au sujet de laquelle il se pré-occupait plus que de raison, surtout quand onle plaisantait sur sa pâleur.

Chaque fois qu'il le revoyait, le directeur du

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Figaro, avec sa figure épanouie el sanguine,

son ensemble robuste, son regard prompt etinquiétant, son rire tonitruant, l'interpellaitfacétieusement.

« Flein Est-ce pour aujourd'hui ? »

Non, ce n'était pas encore pour ce jour-la,il le voyait bien il la physionomie navrée de

sa victime, la manière résignée dont Wolffallait s'asseoir auprès des journalistes, se con-tentant d'interroger u droite, à gauche, écou-tant de toute son âme ces Parisiens amusantsqui causaient de lout el. de tous avec uneclésinvolture qu'il leur enviait.

« Allons allons se disait le rédacteur enchef, ce n'est pas encore celui-là que je pourraienrôler parmi mes collaborateurs. »

L'autre, cependant, s'immisçait ainsi peupeu io la vie parisienne, à force d'en entendreparler par ces gens d'esprit il apprenaitconnaître le grand et le petit monde les can-cans de coulisses, les racontars mondains,les récits scandaleux roulaient sans arrêterautour de lui, emplissant ses oreilles de leurtourbillonnement vertigineux et, l'habituant il

leur capiteuse atmosphère, dont il se grisaitdoucement.

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Il aurait pu raconter à son tour, l'espritfouetté par cette parole fiévreuse, le sangsecoué par cet ardent contact de tous les jours,oubliant de plus en plus, dans ce milieu defournaise surchauffée, les rêveries calmes elfroides de sa brumeuse etsentimentale patrie.-Son tempérament lui semblait plus apte à cesbouillonnementsde vie qu'aux lenteurs lourdesde ses compatriotes des bords du Rhin il setrouvait dans le centre intellectuel et physiquequ'il avait toujours rêvé, le seul que comprîtson cerveau, incendié par les souvenirs fran-çais de sa première enfance.

A ce frottement quotidien, son intelligence-dé-veloppa doucement ses qualités cachées il

s'assimila plus facilement que tout autre cetteverve caustique, qui éclatait autour de lui, sansarrêter, à tout. propos, sur n'importe quel sujet.

De telle sorte que de Villemessant fut trèsétonné de voir, une après-midi, le blafard eltriste petit Allemand lui proposer la lectured'un essai qu'il venait de faire, quelques nou-velles à la main.

« Vous, des nouvelles Ù la main Parexemple, je suis curieux de les entendre. Allez!Allez Je vous écoute. »

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Mais, dès la première nouvelle, subitementle journaliste dressa l'oreille, la figure remuéed'un sourire satisfait. A la seconde, sestraits s'épanouirent largement, sa bouches'ouvrit toute grande « Bravo Bravo! » etil la troisième, il éclata, sans chercher à seretenir, emplissant la cour des éclats de sonrire.

« Très bien Très bien »

Puis, fouillantprécipitammentdanssa poche,et en tirant une poignée de monnaie, il alignacinq pièces d'or sur la table, devant Wolffstupéfait

« Je n'ai qu'une parole Vous m'avez fait

rire voici vos cinq louis. »

A partir de ce moment, le jeune homme fut

reçu avec une certaine considération par le

clan du Figaro si les journalistes ne letraitaient pas encore tout à fait comme un desleurs, ils prévoyaient qu'avant peu il en seraitainsi. Leur chef avait, à cet égard, un flair

remarquable tout ce qu'il disait était accueilli

comme parole d'Évangile du moment qu'il

avait ri de la lecture des nouvelles à la main

de cet inconnu, c'est que l'inconnu deviendraitquelqu'un.

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Albert Wolff exultait, croyant tout gagné,

parce qu'il était parvenu à amuser celui dont

son imaginationgrossissaitencore l'importance.Il avait fait rire le rédacteur en chef du Figaro,il se croyait en droit de tout espérer, il étaitdéjà célèbre.

Certes il ignorait alors ce qu'il faut de labeur,d'énergie et de volonté continue pour creuserpeu à peu son chemin, pour sortir lentementde l'obscurité générale et se faire d'abordconnaître de quelques-uns. Il ne prévoyaitpas qu'il lui faudrait entasser des monta-gnes de nouvelles à la main pour arriverse créer une place convenable dans le jour-nalisme qu'il lui faudrait empiler des volumesd'articles pour habituer le public à son nom,et que ce nom, il ne parviendrait Ù l'imposerqu'après de longues, laborieuses et rudesannées, au milieu de combats incessants, deluttes amères, et en se voyant exposé auxplus venimeuses morsures, aux plus fangeusescalomnies.

Non, cela, c'était l'avenir, le lointain avenirIl était tout à ce présent illuminé du rire dede Villemessant, et il se croyait dès ccmoment sorti des ténèbres où il étouffait

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pauvre, étranger, ridicule. Dans sa main son-naient les pièces d'or gagnées avec sa plume,

avec son esprit, formant un accompagne-ment mélodieux à ses rêves de triomphe et degloire.

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X

Quelque temps après avoir été autorisé parde Villemessant à lui apporter des nouvellesla main ou même un article, Albert Wolff futprésenté, un soir, dans les coulisses des Folies-Nouvelles, comme s'appelait alors le théâtreDéjazet, à Louis Iluart, qui lui promit une place

au Charivari.Wolif s'empressa de présenter aujournaliste son inséparable ami, Ernest Blum,qui s'était déjà fait connaître par un vaudeville

au théâtre Beaumarchais et des revues auxDélassements-Comiques.

En même temps qu'eux, le Charivari s'adjoi-gnait Pierre Véron, Louis Leroy et Henri Ro-chefort.

Désormais, avec un poste fixe dans ce jour-nal et la faculté de placer de temps en temps

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quelque chose au Figaro, Wolff entrait sérieu-sement dans la voie qu'il avait toujours rèvée;le lendemain il publiait avec un empressementravi sa bonne fortune dans les différents en-droits où il avait coutume d'aller. Ce fut alorsque Gustave Bourdin, le gendre de de Ville-messant, lui dit ces mots dont il garda le sou-venir, rendu très piquant par la modicité des

sommes que l'on pouvait gagner au Charivari

« Veinard, vous débutez là où d'autres se-raient heureux de finir. »

C'était l'opinion du Café des Variétés, uneopinion qui faisait loi dans le monde des bou-levards.

Il était définitivement sacré journaliste; le

pas le plus rude venait d'être franchi il ne luirestait plus qu'à se débrouiller et à marcher del'avant.

Rapidement, avec une facilité, une aisanceque nul n'aurait pu prévoir chez un étranger,surtout chez un Allemand, AlbertWolff se lançadans la vie batailleuse de la petite presse, luttantd'esprit, de verve gouailleuse, de parisianismeraffiné, aveç ces écrivains si humoristiques,Véron, Ifuart, Leroy, Blum, Rochefort, desFrançais, des Parisiens d'origine, qui n'avaient

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pas eu comme lui besoin de transformer leur

sang et leur cerveau pour parler et écrire ainsi.Certes, ces premiers articles n'ont rien de

marquant, c'est la menue monnaie de l'espritcourant les rues de Paris, le bagou sceptiqueet peu littéraire qui vole au ras de l'asphalte surnos grands boulevards mondains, sans éléva-tion ni portée réelle, Il n'en est pas moins vrai

que personne ne se serait avisé de refuser laqualité de Parisien, dès cette époque, à celuiqui, en 1859, signait Chat-les Brassac les cocas-series drolatiques du Charivari.

Il y a là un mélange de nouvelles à la main,de causeries, de dialogues étonnants à proposJe la guerre d'Italie, qui, sans prétention, ont.

une allure amusante et gaie absolument incom-patible avec les lourds cerveaux germains.Tout cela n'était nullement déplacé en face desminuscules dessins de Cham ou des grandes

pages fantaisistes de Daumier.Entre ce genre caricatural, amalgamé de

plaisanteries faciles, de coq-à-1'ânc, de calem-bours, et le haut journalisme, il n'y a certainement pas de comparaison à établir; mais onne contestera pas l'utilité pratique que pou-vaient avoir de pareils exercices pour le jeune

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écrivain allemand. Avant, tout, il lui fallait rom-pre sa plume et sa tournured'esprit il la légèretéfacile et bonne vivante du pays où il cherchaità trouver sa place, de celui où il voulait faire

sa carrière de journaliste, ayant derrière lui,

pour le jeter dans cette patrie d'adoption, toutela formidable poussée de ses années d'enfance,tous ses rêves grandioses d'étudiant, et sousles yeux l'exemple encore tout palpitant de cegrand et original talent, I-Ienri lIeine.

Du reste, ce qui prouve bien que ces pre-miers essais n'étaient pas nuls, c'est que nousavons vu de Villemessant, ce fin dénicheur demerles blancs, vouloir taller aussi de cet incon-

nu ce malin accapareur, qui était sans cesseà l'affût des nouveaux écrivains et des plusalertes, avait fait signe au jeune débutant delettres, le mettant à l'épreuve, avant de l'em-brigader tout à fait dans son turbulent Figaro

Ce fut le jeudi 31 mai 1859 que le compa-triote de Jacques Offenbach put lire pour la

première fois sa signature dans la vivante petitefeuille dont on disait tant de mal et qui faisaittant de bruit au boulevard. On avait inséré entroisième page sa Gnandeun et Décadence de

M. Billion, article d'humour qu'avec cette pré-

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occupation machinale de tous ceux qui débu-tent dans un journal et croient ainsi s'assurerl'avenir, il avait orné d'un beau numéro I etplacé sous la protection du titre plein de pro-messe Les Contédies du jouer. Le second ar-ticle, numéro II, Le Printemps, eut les honneursde la première colonne et de la première page.Puis, ce fut tout, ces articles n'ayant pas eu. laportée que le rédacteur en chef avait un instantespérée.

Le chroniqueur, ayant fait long feu, fut reléguéaux petits emplois; de temps à autre il signales nouvelles à la main, en compagnie d'un tascle noms connus, lui, se chargeant spéciale-ment de raconter les bons mots d'AlexandreDumas, de Barrière, d'Anicet Bourgeois ou deLaferrière.

Mais, dans le Figaro bi-hebdomadaire, il nefut jamais qu'un collaborateurintermittent,dontle nom apparaissait ça et là, sans rien de régu-lier ni de fixe, car tout son travail et tout sontemps étaient pris par le Charivari.

Peu à peu il se creusait sa place dans la

presse, bien maigre, bien peu fructueuse et bienpetite place par exemple, car l'article de centlignes était payé dix francs, et au delà le journal

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ne payait plus les lignes, de sorte qu'AlbertWolff, comme ses camarades, devait donnerdans son mois quinze articles pour gagner centcinquante francs. Il est vrai qu'en fournissantsixlégendespour les lithographies de Daumier,à cinq francs pièce, on pouvait ajouter trentefrancs aux cent cinquante mensuels. Ce n'était

pas la richesse. Il s'en rendit bien compte lejour où ayant touché son premier mois, unmois de cent soixante-dix francs, il dépensa enquelques instants ce qui lui semblait une for-tune, et qu'il dut se remettre au travail pourgagner de quoi vivre, après avoir fait la dou-loureuse expérience de ce que pouvait durer

une somme aussi minime.Aussi le débutant avait-il des tressaillements

de disciple en présence d'un maître, quand parhasard, au café, ou sur les boulevards, il lui

arrivait de croiser Aurélien Scholl. Celui-là,ah dame, c'était un millionnaire, un Crésus,

que les jeunes journalistes se montraient avecdes extases, des frissonnements d'envie. Son-gez-donc! au Figaro, un seul article lui étaitpayé cent vingt-cinq francs, un article etcomme il en donnait un par semaine, cela lui

faisait des mois de cinq cents francs Hein

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voilà qui vous mettait l'eau u la bouche! Par-fois, en plus, pour êlre véridique, il convient,d'ajouter que le susdit Crésus recevait quelque

coup d'épée, mais cela ne faisait qu'agrandir

son auréole.Ce n'était pas tout pour arriver à avoir ses

quinze articles, à les augmenter de légendesdestinées aux dessins de Daumier et à s'assu-

rer ainsi un mois convenable, il fallait resteren bons termes avec la grande influence du

Charivari, celui qui faisait au journal la pluie etle beau temps, Cham, une sorte de Deus exmachina sans lequel on ne pouvait rien faire,rien espérer.

Or, le grand caricaturiste étant le très obéis-sant serviteur de sa femme, c'étajt à elle queles jeunes journalistes devaient surtout cher-cher à plaire, et les services qu'il fallait luirendre n'étaient pas toujours amusants.

Plus d'une fois, tout en remontant le fau-bourg Montmartre, derrière les jupes de labrave femme et succombant sous le poids despaquets encombrants ou ridicules dont elle lechargeait sans pitié pour son amour-propreou sa fatigue, Albert Wolff avait fait d'amèresréflexions.

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Le visage plus livide, l'œil plusnu-lancolique

que lorsqu'il contemplait au café de Mulhousela rédaction du Figaro, sans espoir d'en fairejamais partie, il allait de boutique en boutique,ravalé au rôle mercenaire de cuisinière. Il luifallait, essayant d'imiter le pas trottinant de

son guide en jupons, se traîner au marché,

essuyer les lazzis des marchandes de la Halle,

passer de la fruitière au boucher, du tas dechoux au morceau de viande sanguinolent, lui,dans le cerveau duquel s'agitaient les projetsd'avenir et de gloire, et se rabaisser à ce rôlecomplaisant de domestique forcé.

Tous ces froissements d'amour-propre,toutes ces blessures d'orgueil pour cent cinquante ou cent quatre-vingts francs par moispour avoir le droit de faire ses quinze articles,

ses cluinze cents lignes au minimum. Certes, il

pouvait envier les cinq cents francs d'AurélienScholl et préférer les coups d'épéc de quelquemondain trop vivement étrillé, de quelqueconfrère trop vertement critiqué, au\ coupsd'épingles multiples qui empoissonnaient cer-taines de ses matinées.

Pour se consoler, il en était réduit à se répé-ter que .Iules Noriac, une de ses admirations,

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avait touché au Figaro cent francs pour cechef-d'œuvre Le 101e, donné en août 1857, et

que peut-être son jour viendrait aussi, à forcede patience, d'énergie et de persévérante vo-lonté.

C'est dans de pareils moments que sonsang d'Allemand lui était précieux pour calmerles effervescences déjà gagnées au milieu de lacontagieuse vie de Paris.

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XI

Comme son engagement, au Charivari et lesappointements irréguliers qu'il touchait dansle journalisme ne pouvaient suffire à le fairevivre, il avait. trouvé un emploi spécial chezM. Hart, un des principaux agents de changede Paris.

On lui donnait cent francs par mois pourvenir tous les matins traduire en français leslettres allemandes reçues par la maison puisil revenait le soir, après la Bourse, soit pourexpliquer aux clients les cas difficiles, soit pourmettre en allemand les réponses faire à cer-taines lettres.

Il trouva là un accueil charmant et une bien-veillance, dont il a toujours conservé le sauve-

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nir le plus attendri. L'agent de change,désireuxde lui épargner tous les ennuis de ses fonctionsparticulières et de se l'attacher par une affec-

tion presque paternelle, le faisait travaillerdans son cabinet.

De temps à autre, pour l'immiscer le pluspossible aux routines de la Bourse et aux hié-roglyphes de la cote, l'agent envoyait son jeunecommis chez quelque client bien posé, avecmission de lui porter les derniers cours desprincipales valeurs et de tâcher d'obtenir quel-

ques ordres d'achat ou de vente, sur lesquelsil eut touché sa part de commission.

Parmi les clients de la charge se trouvait unriche financier étranger, qui, à son passage il

Paris, descendait toujours à l'Hôtel de Caslille.Albert Wolff fut spécialement désigné pour lui

transmettre chaque jour les cours en allemand.Le soir, par reconnaissance, l'étranger prome-nait son jeune interprète avec lui, au théâtre,au café, au restaurant.

Le dernier soir, v-ers une heure du malin, ils

se trouvaient tous deux devant le café Riche.Albert Wolff, lugubre, pensait avec désespoir,que son logeur, à qui il devait déjà un fortarriéré, allait lui refuser la clé de son logement;

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parfois il regardai de côté son riche compa-gnon, se disant que certainement cet homme-là pourrait lui rendre un fameux service et letirer d'embarras, mais il n'osait avouer sa na-vrante situation.

Tout à coup, le financier, qui semblait avoirremarqué la physionomie désolée du jeunehomme, lui dit à brûle-pourpoint

« Voyons, voyons, mon ami! Voilà troisjours que vous me promenez à travers Paris,me donnant tout votre temps, négligeant vosoccupations,cela mérite un dédommagement»

« Bon! je suis sûr que cet homme-là est ca-pable de me prêter dix louis je suis sauvé »

pensa immédiatement le jeune homme, dontles traits s'illuminèrent.

L'autre, bonasse et amical, continuaJ'ai été jeune, je sais ce que c'est! Hein!

avouez-le, vous avez des ennuis, peut-être pasd'argent?

Son interlocuteur baissait un peu la tôle.Autour d'eux les derniers passants se hâtaient,regagnant leur logis; le café se désemplissaitinsensiblement le boulevard n'allait plus ap-partenir qu'aux noctambules. Paisiblement lerichard tirait son portefeuille, enfonçant ses

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doigts dans les poches bourrées de paperasses.Wolff le regardait, sans comprendre encore.

Il n'était pas remis de son anxiété, quand, deson air calme, l'autre lui lendit trois hillets demille francs

« Hé! Cela vous suffira-! -il ? Vous me le ren-drez plus tard. »

Trois mille francs Un véritable coup dethéâtre Une scène de féerie Le jeune hommen'en pouvait croire ses yeux, n'osant accepter,ne sachant comment remercier. Il n'avaitjamais eu tant d'argent à la fois et crut que lemonde lui appartenait.

Le lendemain, sa première course fut pour serendre chez un des tailleurs en renom du bou-levard. Enfin il allait donc pouvoir réaliser unde ses vœux les plus secrètement et les pluslonguement, caressés depuis son arrivée il

Paris.Il y avait deux ans que ce désir grandissait,

toujours plus dévorant, se débarrasser de sonantique redingote allemande, quitter ce vête-ment d'ancêtre qui le faisait reconnaître à cent

pas pour un étranger. 11 pourrait s'habiller à lafrançaise, ressembler à tous ces jeunes gensqu'il voyait aller et venir coquets, bien

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mis, élégants C'était la morsure d'amour-propre, la blessure aiguë si bien dépeinte parBalzac dans son Grand Homme de pronince àParis.

Chez le tailleur, au milieu des piles de cou-pons de draps, il fit longuementson choix, sansvoir que chacune de ses paroles soulèvait parmiles commis des tempêtes de rires à demi étouf-fés, tandis qu'il désignait au patron les étoffeschoisies par lui et qu'il en indiquait l'emploi.

Celui-ci, tout en se mordant les lèvres pourne pas éclater, s'efforçait de donner a ses traitsl'expression la plus sérieuse, tout en se deman-dant s'il avait affaire à un farceur ou à unoriginal. Il se contentait, à chaque nouvelle

nuance remarquée par son étrange client, delui faire bien affirmer son désir, en répétant

Alors, c'est entendu, c'est bien cela que vousvoulez, cela et pas autre chose.

Albert Wolff, imperturbable, allait tour, droitil ce qu'il jugeait devoir être le dernier goût du

jour, l'expression la plus complète de la mode,

se disant qu'il n'avait jamais rien vu de pareilet que par conséquent son habillement, pro-duirait un effet énorme.

Il s'arrêta au costume suivant. une redingote-

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paletot couleur olive, pouvant servir à la l'ois

de redingote et de pardessus, car il pensait quepareille aubaine ne se représenterait pas delongtemps et clu'il fallait en tirer le plus deprofit possible pour ce premier vêtement, unecloublure de flanelle bleue et noire bien voyante;un gilet vert perroquet, à immenses carreauxnoirs; enfin un pantalon d'une belle teintebrique, à énormes carreaux noirs également.

« Cette fois, pensait-il, je crois que je vaisêtre mis à la dernière mode et que ma toilettefera sensation. »

Le costume terminé et livré, il le revêtit avecempressement, rejetant bien loin la défroquerapportée d'Allemagne, et alla se mont.rer surles boulevards, ayant bien soin de ne pas bou-tonner sa redingote pour laisser admirer, danstoute leur splendeur, la doublure bleue et legilet vert.

Son succès fut complet; toutes les tètes seretournaient sur son passage, tous les passanlsle contemplaient de la tète aux pieds. Il allail,cambrant les reins, élargissant les épaules,persuadéque les Parisiens n'avaientjamais wi(le jeune homme plus adorablement mis, ets'envoyait, dans toutes les glaces placées sur

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sa route, des sourires satisfaits et vainqueurs.Mais il lui restait un clernier ef1'et il produire,

et, d'avance, il préparait son entrée triomphante

au café Turc, boulevard du Temple. Hein! duelétonnement quand on verrait ce vêtement toutflambant neuf au lieu de celui sous lecluel il

souffrait mélancoliquement depuis deux ans

Du plus loin qu'il l'aperçut, Théodore Bar-rière, qui se trouvait là, se renversa sur la ban-quette où il était assis, tordu par un fou rireimpossible à maitriser. Wolff, ébahi de cetaccueil inattendu, le regarda sans comprendre,remarquant seulement que cet.le gaîtô se com-muniquait de table en table, à mesure qu'ilentrait dans le café.

« Ah ça, mon cher Wolff, lui cria Barrière,quand il put reprendre haleine, qui vous afagoté de la sorte ? »

Le journaliste commença à douter du chicde son costume et crut devoir se retrancherderrière le nom fameux du grand tailleur.

« Mais, mon cher, vous avez l'air d'un singe,

vous savez, ces singes qui jouent les Milords

au Cirque »

Désirant se venger de ces lugubres redingo-tes noires, il avait choisi dans le magasin tous

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les rossignols dont personne ne voulait, et il

relevait la tète, heureux, se disant

« Cette fois, ça y est J'ai bien le chic pari-sien

L'apostrophe de Barrière lui enleva cetteillusion malheureusement, bien que l'auteurdramatique lui eût conseillé de dépouiller cevêtement et de reprendre sa redingote noire, il

fut forcé d'endosser tant qu'il dura, et, il duralongtemps, cet étonnant costume de singe.

D'ailleurs, rendons au chroniqueur cettejustice, et tous ceux qui le connaissent parta-geront notre avis depuis vingt-six ans qu'ilhabite au milieu de nous, il n'a jamais pu attra-per ce chic parisien, auquel il aspirait tant il

cette époque. Nul ne s'hahille avec un goùtplus déplorable ni une insouciance plus com-plète de la mode. S'il a su transformer soncerveau au point d'en faire l'expression la plusentière de l'esprit parisien, il n'a jamais sutransformer sa manière de choisir et de porterle vêtement.

C'est à ce moment que, se croyant riche, etdéjà secrètement empoigné par la passion destableaux et des oeuvres d'art, il résolut de com-mencer sa collection par certaine acluarclle (le

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Bonnington faisant partie dela vente Demidoft',

qui allait avoir lieu dans celle salle d'expositiondu boulevard des Italiens, devenue depuisle Théâtre des Nouveautés.

Sur ses trois mille francs, il en avait mis dix-huit cent de côté pour s'offrir l'objet désirc, etdéjà il se disait avec une assurance naïvc

« Il n'y a que moi qui l'aurai. »

Le jour de la vente, il était là, au premierrang, faisant les yeux doux à son aquarelle, et.

serrant d'une main fiévreuse, tout au fond de

sa poche, les billets de Banque qui devaient la

lui assurer.Enfin Me Pillet, le commissaire-priseur, an-

nonça

« Une vue de Rouen, le soir, aquarelle parBonnington »

C'était grand comme la main.Wolff frémissait d'impatience. Après quel-

ques instants de silence, le commissaire con-tinua

« Il y a marchand à vingt-quatre millefrancs! »

Le journaliste resta atterré. Vingt-quatremille francs! L'aquarelle fut adjugée trent.c-deux mille francs au marquis d'Hertfort. C'est

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alors que le jeune homme, qui se croyait si riche,comprit que deux mille francs ne sont pas grand'chose et qu'il faudrait gagner encore beaucoupd'argent avant de réaliser ses ambitions decollectionneur et d'acheteur de tableaux.

La séparationet de l'abentclcchange, amenée tout naturellement par leshabitudes d'indépendance de son caractère, sefit dans des conditions particulièrement aimahles.

Il y avait déjà assez longtemps qu'il remplis-sait ses fonctions dans les bureaux, quand il

fut pris de la folle envie de faire comme sesconfrères du journalisme et d'aller Ù Bade. Il

demanda un congé de quinze jours à M. Hart,qui s'empressa de le lui accorder, avec sonaménité habituelle.

Ravi, le jeune homme partit pour Bade, la

bourse suffisamment garnie pour prendre sapetite part des plaisirs de l'endroit.

Une fois là, grisé à la fois par les mille séduc-tions du pays, heureux de se trouver sanscesse au milieu de journalistes, d'écrivains etde se voir considéré par eux comme un con-frère, avec la première ivresse du nom quin'était plus tout a fait inconnu, il oublia com-

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plètement Paris et la courte durée de soncongé,

Déjà des idées ambitieuses travaillaient soncerveau, et il intrigua tant et si bien auprès dePaul d'Ivoi, le grand chroniqueur du Figaro,que celui-ci consentit à le citer dans son article.Quelle joie, lejour où le débutant put lire cettephrasé imprimée

« Parmi les visiteurs qzzi affluent en ce moment

» à Bade, nous remarquons MM. Bressant,

» Albert Wolff, etc., etc.. »

C'était la gloire!Mais ce fut là, en 1859, qu'il connut pour la

première fois les dangereuses émotions dujeu, des émotions terribles. Enivré par unpremier gain, après avoir risqué un florin, il

continua de jouer, saisi dans l'engrenage etfinit par se trouver en présence d'une dette desix mille francs C'était affreux, car il n'avaitrien pour payer.

De là date cette passion dont il ne sauraitplus guérir; car à son retour u Paris, il dut,

pour payer sa dette continuer à jouers'habituer à la vie des cercles et devenir

un des joueurs les plus connus de ce mondespécial.

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Après six semaines de séjour à Bade, il

revint donc à Paris, entièrement décavé.A son arrivée, M. Ilart, sans lui reprocher

sévèrement,comme il aurait pu le faire, d'avoirainsi prolongé sans permission le congé quilui avait été accordé, lui dit, en employant lesformes les plus cordiales, que dans les affairescela ne pouvait pas se passer ainsi.

« Je dois m'en aller! balbutia Wolff, à la

fois ému de la manière dont son escapade étaitaccueillie et inquiet de sa position.

Nous nous séparerons en effet, repritl'agent de change, mais plus tard. Restez chezmoi jusqu'à la fin de l'année; au moins vouspourrez toucher la gratification que je donne il

ce moment à mes employés vous ne partirezqu'après. »

Tout se passa, ainsi qu'il avait été convenu,et, à la fin de décembre, M. Ilart fit donner il

Albert Wolff une gratification trois fois plusforte que celle qui devait lui revenir.

Depuis, le journaliste et l'agent de change

sont toujours restés dans les meilleurs termes,el, bien qu'il y ail \ingt-qualre ans de cela, le

chroniqueur,arrivé aujourd'hui, n'oublie jamais

de rappeler, avec un vif sentiment de recon-

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naissance, que M. Hart est un de ceux qui,

grâce à leur bienveillance, lui ont le plus facilitéles débuts de la vie à Paris.

N'ayant plus sa place chez l'abent de change,Albert Wolff se donna toutentieraux journaux,d'autant plus qu'il la suite d'une nouvelle scèneplus violente que toutes les précédentes, il

s'était séparé de Théodore Barrière, qui l'avaitsi longtemps léurré de l'espoir de faire une

pièce avec lui, sans jamais s'exécuter.Plus que jamais il eut à lutter, à souffrir, et

rentra souvent désespéré dans la chambremeublée où il vivait si durement au jour lejour.

A cette époque il avait retrouvé JacquesOffenbach au Figaro, et celui-ci, alors direc-teur des Bouffes, lui avait fait un accueil char-mant, l'accueil du grand frère arrivé à un jeunefrère. 11 donna au journaliste' ses entrées auxBouffes.

Très pauvre, très malheureux, Wolff allait à

travers les couloirs brillamment éclairés, écou-lait cette musiclue sautillante, ces rires, cesenthousiasmes, toutes ces mains battantes, cessalves de bravons. 11 se sentait relevé par lesapplaudissements donnés à Offenbach, par le

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grand succès du musicien, se rappelant lapetite maison du père Offenbach à Cologne

et, mesurant la distance parcourue par le fils,

il se disait qu'avec un peu de talent, beaucoupd'énergie et énormément de travail, il arriveraitlui aussi.

11 sortait de là réconforté, ayant foi en l'ave-nir et se reprenant à espérer de plus belle.

Certes, il avait déjà bien souffert Paris, et il

clevait souffrir plus encore; mais il aimait déjàpassionnément cette ville, au point qu'il luisemblait aussi impossible d'être né ailleurs,qu'il lui semblait impossible que JacquesOffenbach, l'incarnation de l'esprit françaisdans la musique, fût le même qu'il avait vuassis à côté de son père dans la petite maisonde la rue de la Cloche, à Cologne.

Il ne se doutait pas alors qu'on dirait aussi delui qu'il est l'incarnation de l'esprit parisiendans le journalisme.

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XII

Le G janvier 18GO, il quille le hseudonyme deÇharles Brassac, sous lequel il avait jusqu'alorsécrit dans le Charivari, pour prendre désor-mais son vrai nom, et commence la longuesérie des A travers Paris, que nous retrouve-rons fidèlement poursuivie dans le Charivari,le Nain Jaune, puis le Figaro, durant cinq ousix ans.

Mais, avec l'incessante guerre d'épigrammesfaite à tout le monde par les petits journaux,il était presque impossible de l'aire du journa-lisme sans finir, un jour ou l'autre, par elrcforcé d'en arriver à un duel.

Autour de Wolff, tout le monde s'était battu

ou se hallait, depuis les plus connus jusqu'aux

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plus humbles, depuis les plus paisibles jus-qu'aux plus agressifs. Il n'y avait pas de mois,

pas de semaine, sans quelque rencontre. Tourà tour on avait eu les duels de de Villemessant,Edmond About, Francisque Sarcey, Henri dePêne, Aurélien Scholl, Charles Bataille, CharlesMonsclet, Gustave Naquet, etc., etc. Le jeunejournaliste considérait cette coutume commeun préjugé barbare et inutile, mais il devait ysacrifier à l'exemple de ses confrères, et mêmedeux fois, à de fort courts intervalles en cettemême année 1860.

Une discussion de café avec l'acteur Febvre,alors au Vaudeville, amena un échange de car-tes, malgré la modération et l'esprit conciliantdont le journaliste avait fait preuve. Une foisl'affaire décidée, il déclara alors qu'il irait jus-qu'au bout et que rien ne l'arrêterait plus. Lestémoins de Wolff étaient Gustave Naquet etHenri Rochefort; ceux de Febvre, AdolpheBelot et Raimond Deslandes.

Le matin du duel, au petit jour, Rochefortvint éveiller le rédacteur du Charivari en lui

clisant

« Tout est terminé; vous vous battez..le l'entends bien ainsi, » Gt Wolff en se

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et en passant, rapidement ses vèle-

« Le duel aura lieu au pistolet, dans le boisde Bondy.

Parfait. Vous êtes-vous occupé de la voi-ture?

Pas encore. A propos, avez-vous de l'ar-gent? Je n'ai pas un sou, M'ajouta Rocheforl.

« Diable! diable! Moi non plus; j'ai toutperdu au Cercle hier soir. »

La caisse du Charivari n'étant pas ouvertecette heure matinale, Albert Wolff fut obliged'aller emprunter trente francs au patron ducafé Véron. Lorsque celui-ci le revit le soir, il

lui dit que s'il avait pu prévoir l'usage auquelétait destinée cette somme, il ne l'eût certespas avancée, étant sûr de ne pas la revoir si lejournaliste avait été tué.

Enfin Hochefort ramena triomphalementunesplendide voiture, toute doublée de blanc avecdes glaces à biseau c'était une voiture de

noce. Là-dedans, entre Rochefort et Gustavebaquet, \Volff avait l'air d'un jeune marié serendant à la mairie.

Le duel devait avoir lieu dans des conditionsparticulièrementsévères; les deux adversaires,

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placés à vingt pas, marcheraient l'un sur l'au-

Ire et tireraient ensuile Ù volonté jusqu' ce

que l'un des deux tombât. Rochefort opinait

pour l'échange de dix-sept halles.

« Mon intention bien arrêtée, répondit Wolff

a ses témoins, est que ce duel soit absolumentsérieux et qu'on ne puisse pas en rire. Vous

avez vu que j'ai fait tout pour l'éviter; main-tenant, je n'accepterai plus aucune concilia-tion, car je veux couper court à toutes nou-velles provocations. Mon adversaire a voulu sebattre, c'est bien il faut que ce duel me serveÙ quelque chose et qu'on en parle.

C'est entendu.Vous allez donc assister un curieux

spectacle. Dès que le signal aura été donné, jetiendrai mon pistolet devant moi de toute la

longueur de mon bras tendu, et je marcheraiainsi sur mon adversaire jusqu'à ce qu'il lire

une fois son feu essuyé, je m'arrêterai et l'ajus-lant, comme si j'étais au lir, je le tuerai.

Vous ne ferez pas cela » s'écrièrent sescompagnons.

« .te le ferai comme je vous le dis. »

On arriva. Les quatre témoins s'occupèrentde choisir un emplacement. commode et de

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mesurer les distances, tandis que le chirurgiendéfaisait sa trousse et étalait ses outils pourêtre prêt en cas de malheur.

Les deux adversaires ayant été placés a

vingt pas l'un de l'autre, l'un des témoinscria

« Allez, messieurs, faites votre devoir. »

Ainsi qu'il l'avait dit, Albert Wolff, très pâte,les sourcils froncés, concentré dans une vo-lonté de fer, marcha, le bras tendu, sur sonadversaire.

Le résultat de cette attitude énergique etmenaçante ne se fit pas attendre; Febvre, le

voyant s'avancer ainsi, tira précipitamment etle manqua. Alors, s'arrêtant, le journalisteamena doucement son pistolet à la hauteur del'œil et se mit il viser si froidement et si lon-

guement que les témoins, énervés, crièrent

« Tirez! Mais tirez donc! »

Wolff, abaissant son arme, dit

« Messieurs, le tir est il volonté, je tireraiquand je le jugerai utile. »

Et il rem enjoué sans se presser, visant de

son mieux, avec l'idée arrêtée de le tuer. Au

bout de dix secondes seulement le coup partit:la balle rasa le col de l'habit de l'acteur, dont

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la tenue fut très ferme et très courageuse pen-dant cette terrible épreuve.

Immédiatement les témoins se jetèrent entreles deux adversaires, s'opposant à tout nouveléchange de balles; ils avaient fait bravementleur devoir et l'affaire devait en rester là.

Le soir, de Villemessant dit à son jeune col-laborateur

« Il parait que vous avez été un héros cematin?

Non, j'ai seulement voulu montrer que lejour où on me conduisait sur le terrain, ce n'é-lait pas pour plaisanter. »

Dans la même soirée, Febvre devait jouerdans la première de Sheridan; on peut penserquelle émotion rrgna au Vaudeville jusqu'àce qu'on connût le résultat de ce duel, donttout le boulevard parlait.

Le second duel de Wolffeut lieu fort peu detemps après celui-ci, avec le poète Albert Gla-t igny.

Le journaliste exigea de ses témoins lesmêmes conditions que dans son affaire avecFebvre. La rencontre devant avoir lieu en Bel-gique, il était allé coucher à Lille avec sesdeux témoins, Léon Sari et Ponson du Terrail.

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Le matin, par une neige épaisse, en plein moisde décembre, Wolff voit descendre à la stationde Mouscron, à la frontière, Ponson du Terrail1 rainant un énorme ballot de couvertures.

Que diable voulez-vous faire de tout cela,

mon cher ami s'écria le journaliste.C'est pour étendre le blesse 1 » repartit

d'un air lugubre le romancier, dont la cervelleétait toujours travaillée par le roman.Wolff et Glaligny, ayant été placés à vingt pas,

avec tir à volont.é et faculté de marcher l'un

sur l'autre, le journaliste fut amené Ù procé-der autrement que la première fois, en re-marquant que son adversaire étant myope, lerésultat pouvait être tout autre. Aussi s'em-pressa-t-il de tirer le premier, avec l'espoir del'arrêter dans sa marche.

En effet, Glaligny tira aussitôt, mais son armerala, et Albert Wolff dut attendre, immobile,

tandis que le poète cherchait la capsule tombéedans la neige, et essuyer à son tour son feu.

Aussitôt Albert Wolff, mettant habit bas,demanda que l'on continuât à l'épée, ce qui

avait été convenu en cas de non résultatAlbert Glaligny se déclara prêt Ù donner égale-ment. cette satisfaction Ù son adversaire, mais

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en même temps, avec beaucoup de dignité, il

ajouta qu'il regrettait ce qui s'était passé, et,

d'un commun accord il fut résolu que l'affaire

en resterait là.Il est à remarquer que, contrairement a ce

qui se passe dans la plupart des affaires d'hon-

neur, Albert Wolff refusa toujours de se ré-concilier avec ses adversaires, ne pouvantleur pardonner de l'avoir contraint à se battre,alors qu'il n'a jamais caché sa réprobation

pour cette coutume sauvage et contraire il

toute idée de civilisation. C'est le même senti-ment qui le rendait aussi implacable, une fois

sur le terrain, et lui faisait refuser les concilia-tions suprêmes.

Ainsi Albert Glatigny mourut sans qu'il aitvoulu le revoir. Pour Febvre cependant, il afait une exception; encore cette exception fut-.elle amenée par les graves événemenl.s sur-venus depuis.

Douze ans après, en 1872, Albert Wolff setrouva sur le trottoir de la rue de Richelieu,

nez à nez avec l'acteur, aucluel il n'avait pasadressé la parole depuis leur duel il le re-garda

« me semble, lui dit-il, qu'il y a eu des

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affaires plus terribles que la notre, depuis quenous nous sommes vus ? »

Ils se tendirent la main, tout devant s'effacerdevant les calamités sanglantes qui venaientde s'abattre sur la France.

Depuis, le chroniqueur a toujours conservéla même aversion pour le duel et les mêmesidées sur la manière dont il doit avoir lieu,quand on y est contraint.

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XIII

Dans le Charivari il entasse articles sur arti-cles, montrant parfois certaines qualités d'hu-meur et de gaieté, dont on retrouvera souventdes traces dans la plupart de ses chroniques,même les plus sérieuses. Il commence à yavoir du gamin de Paris dans le petit journa-liste venu de Cologne. Le côté plaisant d'unindividu, d'une question ou d'une chose semblelui arriver avant toute autre impression, soitqu'il parle de Rigolboche, la célébrité dansantedes Délassements-Comiques, soit qu'il donneses Aventures dit docteur Vérorz sur terre, surmer, à pied, à cheval et surtout en chemin defer, dix-sept feuilletons publiées en mêmelemps que Les petits mystères de l'Hôtel des

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Ventes, de Rochefort. Cependant sa polémique

avec Francisque Sarcey, au sujet de Murger,

prouve qu'il sait, Ù l'occasion, reprendre sagravité.

cette époque, nous ne voyons rien deWolff dans le Figaro, mais le 24 mars 1861 il yécrit son premier Courrier de Paris, une étudecritique très poussée sur Richard Wagner et leTannhauser Il y a là une nouvelle face dujeune écrivain et peut-être un indice du genrequ'il abordera souvent plus tard.

C'est le moment où a lieu la querelle d'Ed.About et de Champfleury, celui où paraît laSalammbô de Gustave Flaubert, une périodetrès mouvante, où des noms se mettent les

uns après les autres en lumière, passant u

travers le Figar-o, comme devant la lentilled'une lanterne magique, Jules Vallès avec sesRéfractaires, d'l1ervilly, Hector PessardSicbecker, Louis Ulbach, Francis Magnard,Chavette, Jules Clarelie, pour ne citer queceux-là.

Il se trouve côte à côte avec Aurélien Scholl,celui dont il enviait tant le brillant esprit. Insen-siblement le terrain s'est raffermi sous ses piedset il a marché de l'avant, crânement, sup-

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primant les unes après les autres ses hésita-tions premières.

Le Figaro surtout a achevé de l'aguerrir

avec son allure batailleuse, sa vie débordanteet la montée constante de talents nouveauxqui s'y révèlent chaque année, Après Vallès,après les Lettres de Colombine et celles deJunius,voici maintenantune amusante fantaisied'un tout jeune Chapatin le tueur de lions, parAlphonse Daudet, l'idée première del'inoublia-ble Tantarin de Tarascon.

Lorsque Aurélien Scholl fonde le Nain Jaune,il appelle auprès de lui Albert Wolff, auquelil confie les Échos de Par-is. Le jeune journa-liste est en brillante compagnie, avec Méry,About, Sarcey, de Pontmartin, Albéric Se-cond, etc., etc.; Paul de Cassagnac y publie

ses virulents Moustiques la critique littéraireest signée Jules Barbey d'Aurevilly et Lecontede Lisle parle des po'ètes contemporains. Unarticle humoristique sur les cafés-concerts

provoque les fureur des chanteurs et des chan-teuses contre Albert Wolff, auquel on fait unprocès, dans lequel il seradéfendu par un jeuneavocat inconnu qui, dès lors, restera un de sesmeilleurs amis, Me Léon Gambelta.

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Puis Aurélien Scholl céda la rédaction enchef à Théophile Silvestre Albert Wolff le

suivit dans sa retraite et reprit ses nouvelles à

la main dans le Figaro.Le journal de M. de Villemessant continuait

sa marche progressive et se tenait toujours

aux avant-postes on y lisait des variétés ner-veuses d'Émile Zola, à côté des. essais deLéon Cladel, des articles d'Henri Roche-fort, du marquis de Villemer, de Jules Richardet deux nouvelles d'Alphonse Daudet qui sontl'œuf du Petit Chose.

En môme temps, succédantàAlbéric Second,Wollï faisait dans L'Univers illustré une chro-nique par semaine sous le nom de Gérum?.

Ce n'était du reste pas la chronique, commenous la connaissons aujourd'hui, mais plutôtdes historiettes amusantes et des racontarsréunis ensemble. Seulement le journaliste,après cet essai salutaire, pouvait dans le jour-nal L'Événement que de Villemessant faisaitparaître, commencer à déluter plus sérieu-sement, en consacrant sa première Galettede Paris à Rothschild, cette grande manifes-talion moderne de la Richesse.

L'Evénement devenu le puissant Figaro quo-

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liclien d'aujourd'hui, fut l'onde avec vingt millefrancs que M. Auguste Dumont mit dans l'af-faire.

De Villemessant était loin d'èlre riche a cemoment. Il conduisit Albert Wolff chez Dumontet lui dit:

« Je vous présente un de nos courriéristes deV Evénement nous avons une petite bouillotte,

ce soir, donnez-lui donc cinq cents francs d'a-

vance. »

M. Dumont s'exécutait, quand M. de Ville-messant ajouta

« EU moi aussi donnez-moi donc cinq centsfrmcs d'avance. »

Puis, se tournant vers Albert \Volff, de Ville-

messant, qui était aussi joueur que son rédac-teur, lui dit

« Nous mettrons les mille francs ensembleet nous leur flanquerons une raclée à la bouil-lotte. »

Le succès de ['Événement fut immédiatementlel que, en dehors de ces mille francs ainsiavancés, M. Dumont n'eut jamais il sortir d'au-tre arguent de sa caisse, sur les vingt mille francsengagés, etils lui ont rapporté un peu plus d'unmillion.

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Albert Wolff continua ses Gazettes en met-tant en relief certaines figures dont la physio-nomie expressive l'attirait, ainsi de Flotow,Théodore Barrière. Cette fois c'était un grandjournal quotidien et non plus ces feuilleshebdomadaires ou bi-hebdomadaires, où il

avait jusqu'alors écrit et bataillé. Le champ oùil devait manœuvrer s'étendant, comme pourfournir plus de place au lutteur et lui permettred'étendre ses visées, il tentait de se hausserjusqu'à ce plus vaste cercle d'observations etd'élargir ses études. Il se trompera souvent etlongtemps avant de toucher le but.

Ensuite, de concert avec son ami ErnestBlum et Peragallo, il eut l'idée de profiter dela vogue croissante de la chanteuse populaireThérésa, qui était en train de devenir unevéritable artiste, pour inventer ces fameuxMémoines de Thérésa, écrits par elle-même,qui devaient avoir un succès de vente énorme.

Ils publièrent le volume, Ù leurs frais, chezDentu, en le faisant précéder d'un autographede la célèbre chanteuse, dédiant son œuvre aupublic. Le succès de l'ouvrage fut tel qu'onn'avait pas le temps d'imprimer les nouvelleséditions et que les exemplaires s'enlevaient

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encore tout humides chez l'éditeur, ahsolu-ment comme les brioches fumantes chez lepâtissier.

Ce volume rapporta soixante mille francs,soit une somme de vingt mille francs à chacundes auteurs. Ce gros succès d'argent achevade tirer Albert Wolffde la misère et des débutspénibles. Dorénavant il pouvait marcher plushardiment dans la vie, se sentant soutenu parce petit capital, et en ayant terminé avec l'exis-le ice, au jour le jour menée jusque-là.

En effet son existence de bohème et cle joucur

qui formait la curieuse contre-partie de sa vielaborieuse de journaliste, gaspillant d'un côté

ce qu'il gagnait péniblement d'un autre, l'avaitexposé à bien des aventures.

Il y eut un moment où on put dire de lui qu'ilconnaissait tous les huissiers de Paris, telle-ment il était criblé de dettes, et il lui fallut unlabeur terriblement tenace pour arriver à fairehonorablement face aux exigences légitimes duc

la meute de créanciers grossissant autour delui.

Nous laisserons de côté certaine histoire dro-latique d'huissier décavé au cercle par le jour-nalisle, contre lequel il était chargé d'instru-

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mouler, pour rappeler cette promenade du

vendredi saint qui fit la joie des boulevardierset des ennemis de la prison pour dettes.

Un vendredi saint, après le lever du soleil,

on frappa il la porte de la chambre que "Woll'f

habitait au cinquième sur la cour, dans une mai-

son meublée de la rue Mazagran.

« Entrez, » s'écria le journaliste réveillé ensursaut et se disposant il fort mal accueillir cevisiteur matinal.

Celui-ci, après s'être, préalablement, assuréde l'identité du locataire de la chambre et avoirconstaté qu'il se trouvait bien réellement enprésence de M. Albert \Vo)ff, journaliste, dé-clina à son tour sa profession de commissairede police.

Il venait prier l'écrivain de vouloir bien le

suivre, à propos d'une dette impayée; en bas,deux gardes du commerce et un fiacre atten-daient le débiteur pour le conduire il la prisond0 Clichy.

Voyant qu'il avait affaire il un homme aima-ble, Albert Wolff lui annonça qu'il possédaitta somme qu'on lui réclamait et qu'il avait l'in-tention de payer; mais, pour la curiosité du fait

el dans un simple but d'étude de mccurs, il

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désirait se laisser arrêter. Kn attendant, il in-le commissaire de police A partager sondéjeuner, en prenant avec lui une lasse de cho-

cola[.Ensuite il descenclit et se livra aux deux rc-

cors, qui lui demandèrent où il désirait se faireconduire, et s'il connaissait quelqu'un qui pûtluivenir en aide dans cette pénible circonstance

pour lui épargner la complète exécution de lacontrainte par corps.

Wolff répondit clu'il voulait se l'aire conduire;i la promenade de Longchamps, alors danstout son éclat et dans toute sa vogue à l'occa-sion de la semaine sainte.

Les gardes commencèrent par protestercontre cette prétention mais le journalisteayant assuré qu'il devait trouver là, et la seu-lement, des amis auxquels il put emprunter la

somme pour Imluelle on voulait t'arrêter, ceux-

ci furent obligés de céder il cette fantaisie.Au bout d'un certain temps, ils essayèrent

cependant de résister prétendit qu'ils mou-raient de faim et que cette promenade ne pou-vait se prolonger éternellement.

« Je ne vous empêche pas de vous acheterdu pain et du fromage, leur dit rnilleusement le

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journaliste, mais vous ne pouvez pas m'appré-hender au corps avant que je n'aie usé de lousles moyens pour me libérer: en abissant aulre-ment vous violeriez la loi.

11 continua donc à les promenerainsi pendanttoute la journée, s'amusantde leur mine furieuseet dépitée.

Mais le soleil étant sur le pointde disparaitre,le fiacre se dirigea enfin vers la prison pourdettes, à la grande satisfaction des deux recorsqui allaient se venger du débiteur en le faisantenfermer.

Devant la porte, la voiture s'arrêta et AlbertWolff, fut invité à se constituer prisonnier.

Alors, s'adressant à ses gardiens, le journa-liste leur demanda avec un aimable sourire saquittance et sortit de sa poche la somme quilui était réclamée.

On juge de la stupéfaction et de la fureur de

ceux qui l'avaient ainsi promené et dont il

s'était moqué durant toute une journée.C'était là les petites vengeancesdes temps de

misères et de déboires mais désormais lesdifficultés s'aplanissaient devant lui et il n'auraitplus à passer par des épreuves de cette nature.

De Villemessant, qui cherchait toujours, soit

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par du nouveau, soit par des rédacteurs sortantde l'ordinaire, à frapper l'imagination du publicet à forcer son attention, chargea Jules Vallès,dont la manière neuve et violente pouvaitdonner la vogue au nouveau journal, de fairetous les jours l'article servant de tête à L'Éré-nement, et le rudejouteur s'engageaà accomplir

ce véritabletravail d'Hercule; durant deux mois,il tint parole. Puis, Albert Wolff prit la moitiéde la besogne.

De cette dernière période datent des articles

sur Renan, Ballanclué, Bismarck, fort inléres-sants.

lflais en résumé, de son entrée dans le jour-nalisme à ce jour, Albert Wolff ne présente pasde saillie vraiment remarquable, rien qui puissefaire augurer de sa future autorité, de cette in-fluence impossible à nier, dont chacun de sesarticles est aujourd'hui la preuve.

Dans le Charivari ce sontd'abordcles scènes,des dialogues, toute la mimique amusante etremuée dont il partage le désopilant secretavec les autres rédacteurs, sans être ni au-dessus ni au-dessous d'eux. Par exemple,entre eux et lui aucune différence qui puissedénoncer son origine allemande c'est le mêmc

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genre d'esprit, français, sautillant, jouant, à la

fois sur les mots et sur les situations, qu'ils'agisse de la guerre d'Italie, de l'expéditiondeChine ou des côtés burlesques du monde bour-geois, vu à la façon de Gavarni et d'HenriMonnier.

Autour de lui, du reste, de bonnes amitiés,de franches et loyales camaraderies s'il y aparfois des pointes échangées, des crachementsde plume trop nerveux, on ne le traite quecomme le plus parisien des confrères, sanssonger encore Ù lui reprocher d'être né a

Cologne on ne le craint pas parce qu'il ne dé-

passe pas la moyenne ordinaire et ne semble

pas devoir s'élever au-dessus des camarades.Pourtant, ce qui perce, sous cet amas de

bouffonneries, dont certaines ne supportentpas la lecture, c'est et là, dans le tas desscories, une idée philosophiclue masquée sousun enduit grossies, un grain de bon sens et de.droiture enveloppé dans le miel épais de la

farce, ce miel qui fait avaler sans grimaces lesvérités les plus amères.

C'est seulement à dater de ses Galettes deParis dans L'Événement, que l'on commencea voir se dégager par places, au milieu de quel-

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<|ues articles, un peu de la personnalité du

futur grand chroniqueur parisien.Il cause de tout el de lous, paraissant, s'es-

sayer dans des genres différents, comme pourassouplir sa plume, essayer ses forces et il neprend que lentement confiance en lui. 11 se sertde la place en vue qu'il occupe la premièrepage du journal pour, tour à tour, faire unecritique dramatique, toucher une question d'art,aborder la discussion musicale, raconter unehistoire, ou tracer un portrait. Ce ne sont là qued'imparfaites esquisses, des tentatives ébau-chées, d'où jaillit parfois un trait heureux, uneligne correcte, embryon confus et lourd de cequ'il fera plus tard.

Ce que nous relevons de plus personneldans la collection de L'Evénement de 18GG, cesont les Galettes qui ont trait l'Allemagne,

au comte de Bismarck, à la.landwehr, surtoutle récit fait en juillet-août et comprenant onzelettres sur la guerre entre la Prusse et l'Au-triche.

Alhert Wolff était parti le 2G juillet, avecdeVillemessant et Dumont, pour visiter lethéâtre de la guerre ce voyage, terrible, il. le

termina tout seul, voulant jusqu'au bout se

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pénétrer de l'horreur qu'il avait toujours rcs-sentie pour la guerre. Quelques-uns de sesarticles, faits ainsi sur place, sont des drames

en raccourci d'un intérêt poignant.La note humoristique s'y fait encore jour,

mais moins souvent; on devine que l'écrivainsubit la terrifiante impression de ce qu'il voit etde ce qu'il raconte, avec un profond et sincèresentiment de répulsion pour ces tableauxsanglants.

Lorsqu'il parcourt les champs de bataille

encore humides de sang autrichien et prus-sien, il ne tarit pas en cris d'horreur et deréprobation contre cette sauvagerie indignede toute civilisation, la guerre! Il sembleécrire, avec le souvenir non effacé des tueriesd'autrefois, dont lui parlait d'une manière, si

naïvement navrée, son grand-oncle le lancier,toujours sous l'impression désolée cle la la-mentable retraite de Russie, où l'on mouraitde froid et de faim, quand on échappait auxlances des Cosaques.

On dirait aussi qu'il y a en lui déjà, à cetteépoque, comme une vision funèbre de l'avenir,de regorgement qui séparera a jamais, par desfleuves de sang et des tranchées pleines de ca-

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davres, ces deux nations auxquelles il appar-tient à la fois par le sang et par la reconnais-

sance, l'Allemagne, la France. Il n'a pas assezd'indignations pour maudire la guerre et pouren faire ressortir les inutiles boucheries, étalant

sous les yeux avec une émotion vraie et com-municative les catastrophes, les deuils, commeun exemple inoubliable. Et il termine par celtephrase « Voilà, cher lecteur, la guerre chantée

par les poètes!Après avoir dit non moinsjustement au commencement de cette excur-sion à travers les ruines « Le règne vraimentglorieux serait celtti qui donnerait à tcne nationla grandeur de la paix. »

Et cette horreur de la guerre, il l'exprimaitdevant les succès foudroyants de ses compa-triotes comme s'il avait prévu que d'autres ca-tastrophes allaient en sortir.

Pour nous, il y a plus d'originalité vraie dans

ces sombres descriptions que dans la plupartdes choses écritesjusqu'alors par le journaliste,

parce qu'il s'y est livré plus complètement etqu'il y a été plus entièrement lui-même.

Certes, ses Galette de Paris commençaient àtenir vaillamment leur place, même à côté desLettres Parisiennes d'Albéric Second, du spiri-

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tuel Album de la Ville d'Aurélien Scholl, qu'ac-compabnaient alors les délicieuses Lettres de

tnon Moulin d'Alphonse Daudet et le romond'Emile Zola, Le Vœu d'une Morte.

Mais ce devait être au Figaro qu'il entreraitdéfinitivement, en scène comme véritable chro-niqueur parisien, après la disparition de l'Evé-

nement.L'Événement fut supprimé à la suite d'un ju-

gement rendu par la police correctionnelle. Un

article d'Alphonse Duchesne sur le droit des

pauvres dans les théâtres de Paris, fut consi-déré comme article d'économie politique,

ce qui entraînait la suppression du journal,n'ayant pas versé de cautionnement.

C'est alors que b Figaro devint quotidien et

ce n'est que plusieurs années plus tard queNI, Edmond Magnier ressuscita V Evénement

transformé en journal républicain.Albert Wolff entrait au Figaro ivec le titre de

chroniqueur.

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XIV

Chroniqueur De ce jour part la véritablevoie enfin trouvée par le journaliste. De cejour commencent les remarquables articlesqui, échelonnés à des distances plus ou.moinsrapprochées, avec des intervalles de faiblesseet des coups d'ailes superbes, vont rapidementacheminer vers la maîtrise celui qui a si piètre-ment débuté dans une feuille de caricatures etqui a si longtemps lutté avant d'arriver poserun pied assuré sur le premier degré de l'échelle.

Chroniqueur! Auguste Villemot, le prince dela chronique, comme l'a souvent appelé AlbertWolff, avec une respectueuse et jalouse admi-ration, parle du métier de chroniqueur dans lenuméro d'inauguration du Figaro, et le définitainsi

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« Dans ce métier, ce qui est plus essentiel quel'initiative d'espr°it, c'est son aptitude à saisir les

travers et les ridicttles de son temps, une certaineintuition de ce qui est plaisartt de sa natttre, uneprobité de caractère qui permet d'effleurer leschoses sans blesser les hommes (ludere, non lœ-dere), et par-dessus tout l'art de dépouiller le

mouvement contemporain de ses détritus pnur etz

donner l'expression en un ntot. »

Certes, l'homme de grand talent qui savait

en quelques mots si justes, si nets et si clairsdonner une idée aussi exacte et aussi simple de

ce que doit être le chroniqueur, devait con-naître à fond ce difficile métier, et c'est pour-quoi il le pratiqua toujours en maitre.

Il ne pouvait prévoir que ses préceptes se-raient suivis avec une fidélité telle, une intelli-

gence si intuitive de la chose, qu'il serait unjour non seulement égalé dans cet art délicat,mais aussi en certains moments dépassé, si cen'est dans la science même du métier, tout aumoins au point de vue de l'influence et du poids

sur l'opinion publique.Est-ce force d'études ou tout bonnement

d'instinct, par un flair eurieusement profond du

métier, qu'Albert Wolff est arrivé ce résultat?

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Nous estimons qu'il y a en lui de l'un et del'autre. L'instinct à ce degré se nomme de l'art,et quant, à l'étude, il suffit de relever, mois parmois, le travail de l'écrivain depuis son entréedans la presse parisienne pour donner une idéede la masse énorme et diverse de labeur con-t.inu fournie par lui.

Ce qu'il y a de certain, et chacun pourra s'enrendre facilement compte par la comparaison,c'est que le chroniqueur du Figaro., compre-nant la chronique d'une manière quelque psudifférente que la plupart de ses prédécesseurs,se rapprochait beaucoup plus de la formulemagistralement donnée par Auguste Villemot,et venait ainsi ajouter à la transformation dujournal et du journalisme, dont on est surtoutredevable à MM. Millaud, de Villemessant etde Girardin, la transformation de la chroniclue.

Entre ce qu'était la chronique il ses débuts etce qu'elle est maintenant, il ne saurait y avoirde comparaison possible. L'impression estfrappante et incontestable quand on feuilletteles années du Figaro, depuis sa création, etqu'on lit d'une manière critique les différenteschroniques se succédant d'année en annéejusqu'à la fin de 1800.

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Du reste, le fondateur du journal ne s'y lrom-pait nullement, lui, et. le changement continueldu rédacteur chargé de faire la chronique

prouve bien clu'il cherchait toujours sans le dé-couvrir celui qui devait compléter son oeuvregigantesque. Après Auguste Villemot, le seulqui ait véritablement su ce qu'on devait com-prendre sous ce titre de chronique, nous voyonsdivers écrivains de plus ou moins de valeur,yuelclues-uns très brillants, venir essayer leursforces dans ce genre complexe et terriblementardu.

Certains sont d'un esprit étincelant et fontfeu des quatre pieds, emportant le morceau;mais aucun ne chronique suivant les règles.

Il faut arriver à Albert Wolff et à HenriRochefort pour pouvoir trouver des chroni-

clueurs dans' la complète acception du mot. Et

encore, Henri Rocheforttrop rapidementforcé la note, emporté par ses nerfs, oubliantla sage maxime de Villemot Ludere nonlœdere il a blessé et cruellement, en abordantla politique outrance, In politique qui grise etqui aigrit.

C'est ainsi que Rochefort et \\10111', qui

étaient entrés ensemble au Charivari, qui

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avaient traversé ensemble le Nain Jaune, seretrouvaient côte à côte dans le Figaro.

Ils n'étaient pas seulement collaborateursdans le même journal, mais ils faisaient desvaudevilles ensemble et se trouvaient possé-dés de la même passion pour les arts, aveccette différence toutefois, que Rochefort n'ai-mait que l'art ancien et Wolff que l'art mo-derne.

Rochefort ne quittait pas l'hôtel des Ventes,quand il y avait quelque vente de vieilles toilesde maîtres, et alors, vous abordant avec un de

ces sourires malins dont il a le secret, il disait«Je viens de voir un Velasquez de premier

ordre S'il ne va pas au delà de soixantecinq francs, personne autre que moi nel'aura »

Cette communauté de travail et cette amiliéfurent interrompues par la politique.

En 1869, une polémique des plus vives, etdont nous ne voulons pas rappeler les détails,éclata entre les deux journalistes et divisaWolff et Rochefort. Elle semblait devoir dureréternellement, car, treize ans après, ils pas-saient encore l'un près de l'autre sans se saluer.

Ce n'est que cette année, que Rochefort,

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entrant par hasard la répélilion générale dela Revue des Variétés, y rencontra son anciencamarade et lui dit

« Tiens vous êtes donc de la Revue ? »

Et Wolff, faisant allusion a leur anciennecollaboration, lui répondit

« Oui, vous devriez en être aussi, commeautrefois »

On rit, on se serra la main et tout fut fini.

Aussi Albert Wolff a-t-il bien raison dedire, comme nous le lui avons souvent entendurépéter, qu'il avait pris le parti de ne plus sehrouiller avec personne, depuis qu'il a acquisla conviction qu'on finit toujours par se rac-commoder.

AssurémentWolff, lui aussi, a commencé parfaire des chroniques modelées sur celles desautres, ce sont toutes celles qui n'ont pasréussi, toutes celles qui l'ont laissé stationnaire.Il a emboîté le pas aux anciens errements, selaissant détourner par une préoccupation toutelittéraire, ou tenter par l'attrait miroitant desanecdotes, des nouvelles à la main, enfilées les

unes au bout des autres en manière de chape-let. Alors il était un critique ou un conteur,mais nullement un chroniqueur.

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Il lui a fallu beaucoup de temps, une longueel pénible expérience de la chose, avec deschutes, des fautes grossières, avant d'arriver

au résultat cherché et. d'atteindre le but. Mais,de tous c'est celui qui, même à ses débuts, s'enest le plus rapproché; s'il lui est arrivé souventde retomber dans l'ancien système, soit fauted'un sujet palpitant, d'une cause empoignanle,d'une actualité facile à interpréter, chaque fois

que l'occasion s'en est présentée il a su pren-dre sa revanche et montrer l'ongle du maîtreimprimé dans la pâte du papier.

Tous ont fait de la chronique ou bien unearme de guerre, ou bien une suite de cancansplus ou moins gais, plus ou moins bien trous-sés, ou bien un portrait littéraire mais incom-plet. Lui, l'a saisie dans son sens exact et syn-thétique, on le reconnaît immédiatement lors-que, les lignes d'AugusteVillemot sous les yem,on détaille certaines chroniques d'Albert Wolff.Tout s'y trouve, le côté plaisant, la probité decaractère et par-dessus tout,, l'artde dépouillerle sujet traité de ses scories, de tout ce qui

peut en retarder la compréhension ou embar-

rasser l'explication, pour en résumer l'expres-sion d'un mol,.

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C'est la le grand art du chroniqueur parisien.En arrivant il un pareil résultat, Albert Wolff

apportait au journalisme une aide d'une valeurincalculalle; désormais le livre, si fortementbattu en brèche par la presse à informations, il

la l'ois liltéraire, artistiques, scientifique et poli-liclue, allait se trouver atteint dans ses derniersretranchements.

Aussi, est-ce le reproche capital que nousl'erons ici au journaliste, celui'd'avoir, en per-fectionnant l'art intérieur de la chroniques, enle cluintessenciant, diminué l'intérêt du livre.

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En effet, ce qu'il y a de curieux à observes,de navrant et de désolant. aussi, au milieu de

ce progressif envahissement de la société con-temporaine par lejournal, c'est le rôle de plus

en plus effacé, de plus en plus restreint du

livre, c'est l'amoindrissement continu de sonantique puissance.

Autrefois, au xvme siècle par exemple, l'im-

mense vogue des encyclopédistes est due, engrande partie, à leurs livres et il la propagandeénorme de leur parole imprimée, colportée envolume, occupant toutes les bibliothèques. Onles lit, on les relit, on les médite longuement

page par page et ils s'implantent pour toujoursdans le cerveau, auquel ils communiquent leurforce et lettr raison.

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Aujourd'hui il n'en serait plus de même; onlit moins de livres et on recherche, avec uneavidité toujours plus grande, les journaux qui,

par la forme condensée et succincte de leursarticles, facilitent l'absorption d'un plus grandnombre de choses a la fois et peuvent les pré-senter dans leur intégralité réelle ou facticed'une manière commode pour l'oeil et pourl'esprit. Un article est d'une digestion plusfacile qu'un livre qui s'étend à loisir, re-larde le dénouement et n'explique pas sansfatiguer; en quelques minutes une chroniquebien faile vous résume la chose et vous endonne la quintessence raisonnée.

Donc, à quoi bon aller se perdre entre les

pages nombreuses d'un volume, cluand le mêmesujet se trouve raconté, abrégé et complet enquelques ligneshabilement troussées! Du reste,cela va de pair, ou semble aller de pair avec cesiècle scientifique, de concert avec les télégra-phes, les téléphones, la vapeur, l'électricilé,et rien ne saurait retarder ni entraver cettemarche en avant.

Oui, tout ce qu'on pouvait avancer antérieu-rement, lorsqu'on vantail les services incalcu-lables rendus par l'imprimerie, on l'appliquera

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avec de grands semblants de vérité au journal,cette force moderne qui, pareille à l'idole deDjaggernauth, broie sous les roues de sonchar lout ce qui se jette devant elle.

Certes, la puissance de persuasion destextes imprimés l'emportait sur celle des ma-nuscrits du moyen âge, si parfaits clu'ils pus-sent être l'imprimerie enlevait tout ce que l'é-criture pouvait avoir de faligant et d'embarras-sant Ù la fois. On a dit qu'en supprimant ainsitout effort de lecture, elle permettrait à l'esprit.de se concentrer sur le sens et de suivre sansfaligue la pensée de l'auteur. Pouvons-nous

nous empêcher de le dire avec autant de raisonde l'article de journal, de la chronique surtout,qui étudie à fond une question, l'examine soustoutes ses faces et la résout sans noyer le lec-leur au milieu des longueurs, ni le fatiguer parun travail lent et pénible? En quelques instantsil sait à quoi s'en tenir sur le sujet qui l'inté-resse, sans nul effort d'esprit.

Le cerveau s'assimilera mieux les choses eten conservera peut-être un souvenir plus net,mais, en trouvant ainsi sa besogne toujourstoute mâchée, il Reviendra plus rebelle auxindispensables exercices d'assouplissement et

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de réflexion auxquels l'associait le livre. Il

s'abandonnera à une paresse et à une somno-lencedangereuses, se déshabituantde penser etde raisonner.

Voilà pourquoi, tout en reconnaissant lavaleur de la chronique, tout en constatant la

somme de talent qu'elle nécessite, nous nepouvons nous défendre de déplorer la perfec-tion Ù laquelle elle est arrivée aujourd'hui,puisque cette perfection est ce qui a le pluscontribué à tuer la puissance du livre.

Mais tous les journalistes n'étaient pas apte!à ce prodigieux travail deconcentration,et nousn'avons rencontré que celui dont nous nousoccupons ici qui soit parvenu à résumercomplètement, en si peu d'alinéas, la plupartdes graves questions qui s'agitent et sontconstamment soulevées au milieu de notresociété.

Du jour où Albert Wolff a su trouver le

secret de la formule de la chronique, tellequ'il la comprend et qu'il la pratique, le livres'est trouvé relégué à un plan inférieur, et lejournal, de plus en plus puissant, a étendu peuà peu son ombrc gigantesque sur tout.

Aujourd'hui cette domination est absolue cl

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tout à fait incontestée les puissances d'autre-fois s'inclinent devant ce nouveau maître, undespote jaloux de son autorité et courbant souslui toutce qui l'entoure, tout ce qui l'approche.Littérateurs, grands politiques, artistes, finan-ciers, savants, tous encensent bon gré mal gréle dieu terrible qui fait et défait les réputations.

Se sentant impuissant à la résistance, le livre

a cédé la place; bien plus, il n'a d'autorité, decrédit, de succès, que si le journal veut bienl'élever jusqu'à lui et lancer son nom par lesmilliers de voix de ses trompettes éclatantes à

ses innombrables lecteurs. Rien ne sauraitmieux affirmer sa déchéance que cette soumis-sion forcée, que cette préoccupation constantedu journal qui est le dévorant et continuelsouci du Livre.

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XVI

Voilà une année entière que le journalistes'exerce a ce métier de chroniqueur que tantd'autres n'ont pu continuer, faute de moyens,faute de souffle, faute surtout d'avoir saisi le

vrai côté de la chronique.Il a peu à peu perfectionné sa manière,

cherchant la vérité dans une quantité d'essaisplus ou moins heureux, dont le résullal. com-mence sculement à se faire sentir.

Ce qui peut faire deviner qu'il arrive, qu'ils'élève au-dessus des autres, c'est que lesattaques se dirigent de son côté et qu'il a legrand honneur de figurer dans ce livre vindi-catif, cruellement vrai par endroits, plus cruel-lement faux dans certaines parties, qui s'appelleLes Odeurs de Paris.

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Un maître écrivain s'est préoccupé de cellephysionomie que l'on distingue au milieu de la

cohue énorme des journalistes de toute sorte,et il faut que cette préoccupation soit bien aiguë

pour qu'il ne craigne pas de l'attaquer avec uneviolence et une âcreté telles, et qu'il n'hésite

pas â se servir d'armes déloyales.En effet, dans la catégorie des boulevardiers,

Louis Veuillot a consacré un chapitre spécial il

celui qu'il nomme Le Respectueux et qu'ildésigne sous le nom transparent de Lupus, leloup, traduction latine du mot allemand Wolff.Le portrait est, du reste, parfaitement méchantet entièrement faux. N'ayant pas assez d'argu-ments réels pour foudroyer le journaliste, le

critique s'en prend surtout à un article inoffen-sif consacré par Wolff la description del'hôtel et des appartemenls de Paul Demidoff;il termina par une insinuation tellement outra-geante, que le rédacteur du Figaro fit, dans sonjournal, une réponse très digne et très simple,qui eut pour résultat d'amener la suppression,par l'auteur, du paragraphe équivoque termi-nant le chapitre qui visait Lupus. C'est dans laréponse du journaliste que nous relevons cellepiquantcriposte à l'accusationfacile de Prussien

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lancée par l'auteur des Odeurs de Paris« M. Veuillot se trompe, il n'y a plus de Prusse,il y a longtemps qu'elle a été annexée à laFrance par quelqu'un qu'il n'aime pas, parNI. de Voltaire. »

Dès lors sa personnalité se dégage et s'af-firme de plus en plus en 1867, on peut dire

que Henri Rochefort., avec sa ChroniqueParisiemne, et lui, avec sa Galette de Paris,sont les deux plus solides colonnes du Figaro.

Déjà, usant des avantages que lui procurentdix années de vie parisienne, dix années defrottement à la plupart de nos grandes célébri-tés artistiques et littéraires, il peut donner plusde piquant à certaines de ses chroniques, en y

mêlant des choses vues, des détails amusants,tantôt sur Théodore Barrière, tantôt sur Vic-torien Sardou, tantôt sur Verdi, tantôt surAlexandre Dumas fils, selon que l'on repré-sente Les Brebis galeuses, Maison neuve, DonCarlos ou Les idées de Madame Aubray.

C'est il propos de Don Carlos qu'il fit un ar-ticle dans lequel, en pleine prospérité impé-riale, il poussait un cri de révolte contre lerégime qui dominait la presse, rappelant l'élanénorme qui accueillit partout les mots du

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marquis de Posen disant au tyran Philippe I[

« Sire, rendez la liberté de la pensée »

Un coin ignoré des débuts, un ressouvenir dupassé, une historiette intime concernant l'écri-vain ou l'auteur en vue, sont comme le pointlumineux, dont le rayonnnements'étale sur sonarticle tout entier, lui communiquant la saveurpimentée dont sont si friands nos palais deParisiens blasés, dont sont si gourmandes noscuriosités badaudes.

Il les a tous connus dans des moments diffi-

ciles, à ces heures de détente où l'hommeprivé se trahit, laissant de côté pour quelquesminutes son masque impassible de personnageen vue, et, l'un des premiers, il a compriscombien chez nous on est avide de ce désha-billé des grands hommes, qui nous les montreplus humains et moins infaillibles. Seulement il

a toujours su le faire avec un tact irréprocha-ble, s'arrêtant à la limite extrême sans jamaisdépasser les bornes, ce que d'autres, moinsfins, moins habiles, ne font pas.

Or, le public, un grand enfant volontaire cI.

curieux, aime bien connaître certains secretsde ses idoles, mais il ne veut pas qu'on les lui

dépoétise tout à fait., ce qui explique, l'insuccès

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complet des déshabilleurs de célébrités quivont trop loin. Jamais le chroniqueur n'acommis cette lourde faute, car, plus il a vécu

au milieu des Parisiens, plus il les a connus,compris, clevinés.

Il faut aussi lui reconnaitre une sorte descience innée de ce qui peut plaire et de ce qui

ne plaît pas. Certes, il a des articles monotones,empalés, de vraies grisailles, lorsque le sujetne prête pas et qu'il ne peut en tirer un de ceseffets étonnants qui lui sont habïtuels; mais, Ù

d'autres moments, la flamme cachée, enterréesous les cendres, jaillit tout à coup, pure etéclatante, avec une intensité qui force l'atten-tion et vous fait retourner.

Nous citerons entr'autres, à cette époque,une chronique, qui est en même temps untableau singulièrementcoloré et une très exacteappréciation de la différence énorme qui existeentre le caractère allemand et le caractèrefrançais c'est pourquoi nous la choisissons.

Une exécution venait d'avoir lieu à Paris.Albert Wolff, avec la curiosité philosophiquequi le poussait étudier à tous les points de

vue ces lugubres spectacles, avait voulu yCette foule bruyante, gouailleuse, dont

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les houles formidables roulent pendant toute

une nuit autour de l'échafaud que l'on dresse,l'avait vivement frappé, évoquant en lui le sou-venir d'un tableau tout autre, dont il avaitgardé une très fidèle vision, clans une occasion

presque semblable.C'était à Berlin, au temps ou il étudiait la

physiologie grâce à un ami, il avait pu êtreadmis à voir une exécution capitale. Cela

se passait huis-clos, dans l'intérieur d'une

cour de prison, au milieu de quinze ou vingtassistanats tout au plus, et sous l'écrasementd'un lourd et profond silence qui avait quelquechose de sinistre et de terrifiant, d'autant plusque la décapitation se faisait à la manièreantique, Ù la hache.

Quelle différence avec la tapageuse guillo-linado de la place de la Roquette et. sa meutehurlante de voyous, et combien l'appareil de

Berlin avait plus de solennelle gravité, plus derespect de la justice! Certes, il y avait égale-ment là une question de tempérament, de na-tionalité.

C'est ainsi qu'il ne laissait échapper aucuneoccasion d'intéresser, de tenir ses lecteurs sus-pendus ses lèvres, ayant sur ses confrères le

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grand avantage depouvoirau besoin se dédou-bler, jugeant aussi imhartialement les choseau point de vue allemand qu'au point de vuefrançais. ll le faisait sans passion mauvaise,sans autrepréoccupation que de dire vrai, d'ex-primer d'une manière aussi saisissante que pos-sible ce que lui-mêmeressentait.

Il est certain que son influence vient aussi dela et que c'est unedes multiples causes de sonsuccès parmi nous. Il a su se transformer enParisien, tout en conservant certaines des qua-lités solides de sa patrie germanique et en res-tant toujours, sous le vernis houlevardier, lepelitconleur ému et émouvant de Guillaume le

Tisserand.

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Puis le Figaro qui, jusque-là, sous ses diffé-rentes formes, était toujours resté en dehorsdes questions politiques et, hlus que tout autre,avait répandu le goût du journalisme littéraire,par le talent et la variété des écrivains auxquelsil ouvrait ses colonnes, céda lui aussi à la con-tagion eldevint journal politique.

Albert Wolff ne changea pas pour cela samanière d'écrire, ayant l'intention de continuersa carrière littéraire sans empiéter sur un ter-rain aussi dangereuxetaussi plein de surprises.Il se contenta, dans une de ses chroniques,d'é-mettre l'opinion qu'en politique, comme entoutes choses, il faut avant tout, dire ce que l'on

pense, le succès devant rester du coté du bon

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sens; il avait également coutume de dire qu'enpolitique on peut être à la fois de tous les par-lis, excepté du parti des imbéciles.

C'est à ce momenL que Rochefort rentrahrillammcnt en scène, en reprenant au Figarosa l'ameuse Clanonique parisienne qui paraissaittous les deux jours alternant avec les articlesd'Albert Wolff. Nous voyons reparaître enmême temps l'ancien ténor du journal, AugusteVillemot qui donne des articles intitulés Lapolitique d'un bour-bmeois de l'ar-is.

La vogue sérieuse commence pour AlbertWlolff son nom fait autant de sensation quecelui de son confrère Rochefort, et leurs chro-niques sont suivies par le Iluhlic avec unemême ardeur.

Grâce à eux, le succès du Figaro s'accentueel grandit tous les jours, etil devicntvéritablc-ment le journal type de la presse politico-litté-raire à informations. A côté de l'amusante etélUouissante petite guerre que Rochefort, fait,

avec un esprit endiablé, au Gouvernement,

comme pour se préparer Ù celle qu'il lui feraplus tard sérieusement, le gaietier de Parisdonne coup sur coup des articles d'une grandeportée.

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Le grand stimulant pour Albert, Wolff l'ut la

lutte terrible qu'il eut à soutenir pour tenir saplace entre Villemot et Rochefort.

Il sentait fort bien qu'en présence de l'aulo-rité du grand chroniqueur Auguste Villemot etde la renommée naissante et déjà si justementétablie de Rochefort, sa situation serait fortdifficile. Il lui fallut donc faire un effort énorme

pour ne pas être écrasé, et c'est pourquoi sens

articles deviennent bons, sous la cinglante etincessante lanière de l'émulation qui le stimulecontinuellement.

Du reste, il ne faut pas se dissimuler quecette époque a élé réellement le plus beautemps de la chronique, et que jamais un journaln'a pu réunir depuis trois représentationsaussidiverses de la chroniques, Rochefort étant l'iro-nie hautaine et sanglante, Auguste Villemot le

gros bon sens et Albert l'émotion per-çant sous un éclat de rire.

L'idée de suivre l'un des deux autres ne pou-vait venir à Wolff, car il était toujours entraînépar la question des mœurs sociales, au pointde vue de la civilisation et non de la politique.

A propos de la reprise de Hernani, le22 juin, il oublie volontairement la nuance

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conservatrice et plutôt gouvernementale de lafeuille où il écrit, pour faire une complète apo-logie du grand exilé Victor Hugo.

Ceci c'est le sang d'autrefois qui bout denouveau dans ses veines, le lançant en avantpour défendre les persécutés, pour protestercontre les atteintes à la liberté de conscience,à la liberté individuelle, d'où qu'elles viennent,comme s'il sentait encore passer sur ses chairsle frisson d'épouvante qui l'avait glacé, dansson enfance, au milieu des odieuses ténèbresde la petite maison du juif Isaac, et comme si

cette protestation fût l'invariable cri de soncœur réveillé, toujours luttant contre cette per-

• sécution.Sans se soucier des raisons politiques que

l'Empire invoquait, en plein milieu du réac-tionnaire Figaro, il prend hautement la défensedu Maître et proteste énergiquement contre des

mesures prohibitives qui, ne pouvant frapperle glorieux exilé lui-même, s'attaquaient peti-tement à ses œuvres, à son théâtre, à tout cequi sortait de sa plume de génie. Il y avait là

une injustice et il se rebellait, ne craignant pasde dire son opinion, comme cela lui arriveratoutes les fois que l'occasion s'en présentera:

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il est facile de s'assurer de ce curieux côté de

.son caractère, en relevant ses écrits de journa-liste.

De là, nous devons le faire remarqueren pas-sant, date entre le grand poète et le maîtrechroniqueur une affection profonde qui se ma-nifeste en toute occasion, respectueuse et en-thousiaste de la part de ce dernier, cordiale etfranchementamicalede la part du premier.

C'est ainsi qu'il a toujours conservé toutesses amitiés, quoique appartenant à la presseréactionnaire, à cause de ses continuels élansd'indépendance. Il n'a jamais cessé de fré-quenter Ranc, Vacquerie, Lockroy et beaucoupd'autres, restant en aussi bons termes avec-eux qu'avec les écrivains des journaux conser-vateurs.

Déjà quelques touches, données légèrementça et là, sont les indications de points qu'il trai-tera plus tard avec plus de vigueur ou de pas-sion, surtout avec plus d'autorité.

La mort de Lambert Thiboust l'amène àrappeler comment il l'avait connu et l'amitiéintime qui avait fini par les lier durant ces der-nières années. Il donne ensuite de forts curieuxdétails sur la mort de l'empereur Maximilien et

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traite gaiement le Parisien de fils deJocrisse etde Voltaire, à propos du fameux zouave Jacob,

ce charlatan, cet empirique qui fit un instantcourir tout Paris.

Pour la première fois aussi il soutient unethèse que nous lui reverrons reprendre toujours

avec le même acharnement passionné, en écri-vant un complet éreintement sur les envois del'école de Rome, exposés en août 1867: c'est lepremier coup de feu tiré par lui contre la VillaMédicis, l'académie française de Rome, et cene sera pas le dernier.

Nous noterons une vive protestation du chro-niqueur contre ceux qui excitent la haine desFrançais contre les Allemands et celle des Alle-mands contre les Français, protestation qui, àcôté de la questionhumanitaire, s'élève de soncœur à la fois comme Allemand et commeFrançais.

Désormais son nom est hautement coté dansle journal.En parlant de l'affaire d'Orvault, et de l'ex-pulsion d'un enfant, mis à la porte d'un collègede Paris, pour des raisons de famille, AlbertWolff aborde les sujets d'ordre social, où il

trouvera dans la suite ses meilleures chroniques,

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celles qui ont eu le plus de retentissement et leplus de portée sur le public. C'est là un genre oùil excellera.

Henri Rochefort ayant quitté le Figaro aumois de juin 1868 pour créer la Lanterne, Wolffrestait seul chroniqueur du journal de M. deVillemessant.

Vers ce moment il fut exposé aux plus hon-teuses attaques, calomnié de la manière la plusinfâme par un petit journal qui s'intitulait l'In-.flexible et par une brochure qui avait la pré-tention de démasquer les Impurs du Figaro.Cette guerre d'outrages et de basses accusationss'adressait d'abord à Henri Rochefort, pour desraisons d'ordre particulier, mais les insulteurs

ne pouvaient laisser de côté une personnalité,aussi brillante que celle d'Albert Wolff, et ilsdéversèrent également sur lui leurs hottéesd'ordures.

Les poursuites exercées par les calomniésn'amenèrent à Paris qu'un résultat incomplet.et une condamnation .insignifiante; mais l'In-flexible ayant reparu à Bruxelles, Albert Wolffpoursuivit ses insulteurs devant les tribunauxbelges, qui, heureusement pour lui, n'étaient pasprésidés par le fameux M. Delesvaux. Son

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avocat fut M. Orts, président de la Chambredes Députés, qui, le jour où Albert Wolff luidemanda ce qu'il lui devait comme honoraires,répondit noblement « J'ai été votre témoindans une affaire d'honneur, voilà tout, et cela

ne se paie pas. »

Cette fois il obtint pleine et entière justice:le journal fut condamné à dix mille francsd'amende. Les rédacteurs de la feuille immondeétant insolvables ou en fuite, l'amende frappaitl'imprimeur et devait amener sa ruine.

Albert Wolff, ayant eu connaissance de cesfaits, fut mis en rapport avec l'imprimeur, au-quel il annonça qu'il lui faisait remise des dixmille francs, se trouvant pleinement vengé parles sévères considérants du tribunal et l'effetmoral de la condamnation lui suffisant.

L'imprimeur fut si joyeux d'une générositéqui le sauvait qu'il remit au chroniqueur pari-sien une pièce d'un très vif intérêt pour lui,l'épreuve du numéro de l'Inflexible, avec lescorrections faites de la main de l'un de ceux quiavaient rédigé le journal. C'est là une pièce àconviction que le journaliste a toujours pré-cieusement gardée.

Depuis, l'un des insulleurs est mort dans le

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ruisseau. Le survivant, poursuivi par ses re-mords en face des labeurs continus de celuiqu'il avaitoutragé, l'a accosté tout dernièrementsur le boulevard, au coin de la rue de Richelieu,et voici la conversation textuelle qui eut alorslieu entre eux

« Monsieur Wolff, me pardonnerez-vousjamais de vous avoir si outrageusementca-lomnié dans l'Inflexible, il y a quatorze ans ?

Vous voyez, repartit le chroniqueur,comme cela m'a empêchéde faire mon chemin!Mais vous avez fait là une bien vilaine besogne.

Alors, vous me pardonnezNon pas ainsi. Je vous pardonnerai le jour

où vous ferez publiquement cette déclarationet ces excuses l'outrage ayant été public,l'amende honorable doit l'être également. »

Et ils se séparèrent sur ces derniers mots.Tel est l'épilogue de cette triste affaire.

A cette époque, entre les deux procès ausujet de l'Inflexible, Albert Wolff, las de tantd'attaques injustes, écœuré des déboires tou-jours renaissants du journalisme, entreprit,

pour se remettre, un grand voyage et emmenaavec lui comme secrétaire, le jeune VictorNoir.

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Il le présentait partout comme un jeuneprince, à qui il était chargé de faire connaîtrel'Allemagne. Un jour, Victor Noir lui dit

« C'est bête comme tout ce que vous faiteslà Celui de nous deux qui a le plus l'air d'unprince, c'est vous vous avez une montre etune chaîne en or, et moi je n'en ai pas. »

Wolff lui donna aussitôt ses bijoux, ce quil'amusa beaucoup.

C'est en souvenir de ce joyeux voyage que,plus tard, Victor Noir ayant été tué par le

prince Pierre Bonaparte, le journaliste lui con-sacra un de ses articles les plus sincèrementémus, un article qui fit tapage au Figaro.

Depuis qu'il était devenu politique, le Figarovoyait pleuvoir sur lui les communiqués, tantet si bien que cela finit par un procès et quel'autorisation de vente sur la voie publique lui

fut retirée pendant un certain temps.Wolff fut égalementatteint par la police cor-

rectionnelle et arriva même à un total de deux

mois et six jours de prison, à la suite de diversprocès.

11 s'en affecta tellement qu'il résolut de quit-ter la France, décidé à attendre la chute del'Empire, alors chancelant,pour revenir à Paris.

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Des littérateurs, les plus considérables de cetemps, s'entendirent pour demander à l'Empe-reur la grâce de leur jeune confrère. AlbertWolff alla consulter son ami Léon Gambetta

pour savoir s'il devait oui ou non acceptercette grâce.

Celui-ci, avec l'opportunisme qui germaitdéjà dans sa cervelle, lui dit

« Acceptez toujours ce sera autant d'arrachéà l'ennemi.

-C'est bien, répondit Wolff; mais, en atten-dant, comme je ne veux pas aller en prisonmême pour un jour, je vais me sauver. »

Il partit sans plus tarder et se réfugia en Bel-gique.

Vingt-quatre heures après, une dépêche luiannonçait à Bruxelles que l'Empereur lui avaitfait remise pleine et entière de sa condamna-tion.

Bien des années après, à l'occasion de lamort du prince impérial, Wolff écrivit une forttouchante chronique où il disait avec une émo-tion vraie

« Je vais payer à ce jeune homme la detteque j'ai contractée envers son père. »

L'écrivain achève de se séparer du passé

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léger et fantaisiste des petits journaux, où il

avait si longtemps donné l'essor à ses gami-neries de vaudevilliste.

A mesure qu'il avance, sa manière prend uneforme plus sérieuse, plus raisonnée. Parmi desarticles insignifiants ou d'un intérêt médiocre,il écrit des Galettes qui, sous une couleur fa-cile, ont un fond de gravité et d'étude quin'échappera à personne, passant des débuts deFrançois Coppée à la messe de Rossini, de lamort de Berlioz à celle de Lamartine.

A propos de Berlioz et du revirement sou-dain qui se fit en faveur du grand musicien im-médiatement après sa mort, il dit

« Ils ont tous peur que Berlioz ne reviennela nuit leur tirer les oreilles. »

Au sujet du superbe drame de Sardou,Patrie,il fait cet aveu sincère « Le plus noble patrio-tisme, le seul que je conzprenne, celui qui est auservice de l'indépendance et de la liberté, » oùl'on retrouve ses idées d'enfance et de jeu-nesse, toujours les mêmes, son grand amourde l'indépendance qui, déjà à Cologne, faisait delui un Français par la liberté de son caractère.

Pour la première -fois depuis son fameuxSalon de la Galette d'Augsbourg, il est appelé

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à s'occuper des questions artistiques et à fairele Salon dans le Figaro..

Certes, ses éludes d'autrefois à Dusselclorf,sa demi-vocation pour la peinture, le rendaientplus apte que qui que ce soit à prendre la suc-cession de ce brillant critique d'art nomméJean Rousseau, qui est devenu Directeur desBeaux-Arts en Belgique.

Albert Wolff arrivait là avec certaines idéesparticulières, dont il ne démordra plus. Lui-même, il s'empresse de faire une déclarationde principes, dans laquelle il apprcncl à seslecteurs qu'il ne s'occupera que de la générationnouvelle, des jeunes peintres et plus des vieuxpeintres qui, son avis, sont surfaits. L'opinionest discutable, mais elle cadrait trop bien avecles idées de progrès, de marche en avant et demodernitédu Figaro pour ne pas assureur à sonauteur un véritable succès. La campagne qu'il

entreprenait là devait, par exemple, lui créerimmédiatement toute une cohorte d'ennemisassurés, sans qu'il pût encore être bien certain.de se faire, de l'autre côté, des amis. Du reste,la lutte était loin de lui déplaire, son caractèrele poussant toujours batailler contre les

usages établis et à les discuter bruyamment.

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Mais 1869 est une année troublée, où la poli-tique éteint un peu tous ceux qui ne s'occupent

pas d'elle.Albert Wolff entreprend alors un grand

voyage qui, du champ de bataille de Sadowa,le conduira, par Munich et Salzbourg, à Vienne.Là, il est présenté à l'ambassadeur de France,M. le duc de Gramont, avec lequel il a, unjour, une conversation au sujet d'une guerrepossible entre la Prusse et la France; le jour-,naliste lui répond que ce serait le plus grandmalheur qui puisse arriver aux deux pays, carla lutte serait terrible et affreusement meur-trière, quel que fût le vainqueur.

A Frohsdorff, M. de Blacas le fit recevoir

par le comte de Chambord, et ici. se place unmot qui est devenu historique.

En prenant congé du prince, Albert Wolff,

sans préoccupation politique d'aucune sorte,mais par la nature de son caractère, qui lepoussait à s'intéresser toujours à un exilé, àquelque parti qu'il appartînt, quelque drapeauqu'il représentât, dit au comte de Chambord

« Monseigneur, au revoir à Paris.Oh! moi, répondit le prince, je suis un en-

cas de la Providence. »

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De Vienne, il gagne Pesth, où il est reçu parle consul de France, M. le comte de Castel-lane, puis Varna, et arrive à Constantinople,où de grandes fêtes étaient données pour la

réception de l'impératrice Eugénie.A Constantinople, il fut admirablement reçu

par Mustapha pacha et par Khalil bey.En quittant la ville, il fit ses adieux à tout le

monde et termina par une visite au grand vizirAli pacha.

« Eh bien, monsieur Wolff, lui dit celui-ci,quittez-vous la Turquie sur une bonne impres-sion ?

Mon Dieu, monseigneur, répondit le chro-niqueur, oui et non. Il me manque quelquechose.

Quoi donc?J'ai un grand frère qui voudrait bien avoir

une décoration, et Votre Altesse serait bienaimable de me la donner pour lui. »

Le visage d'Ali pacha se rembrunit et il pritsa mine la p'lus sévère pour demander

« Qu'a-t-il fait pour mon pays, votre frère?Monseigneur, s'il avait fait quelque chose

pour votre pays, je n'aurais pas besoin de vousle recommander. »

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Après avoir réfléchi un moment, celui-ci

secoua la tête« Impossible. »

Si c'est impossible, répliqua Wolff,je vaisaller chez le grand vizir lui-même.

La physionomie d'Ali pacha exprima la stu-péfaction la plus complète, tandis qu'il s'écriait:

« Comment cela? Que voulez-vous dire. »

Mais son interlocuteur continuait déjà

« Depuis que je suis au monde, j'ai toujourslu dans les contes orientaux que le grand vizirpouvait tout si ce que je vous demande estimpossible, c'est que vous n'êtes pas le grandvizir.

Je le suis, Gt Ali pacha en riant, et vousaurez la décoration que vous désirez. »

Ce qui fut fait.Quand il revint en France, après l'envoi de

toute une série d'articles relatifs à ce long

voyage, on ne parlait que de l'affaire Tropp-mann, des réunions publiques, du père Gagneet de l'élection de Henri Rochefort.

En décembre 1869, le chroniqueur, en allantassister à l'enterrement de la duchesse d'Au-male, prouvait une fois de plus à quel point il

était dégagé de toute altache politique; mais,

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eh cette circonstance, il agissait une fois deplus sous l'impulsion de son caractère indé-pendant.

Il termine résolument son article, qui parledes princes d'Orléans, en faisant allusion àl'Empereur aux Tuileries et en disant « Maiscomment donc sont faits les empereurs, puis-que, après avoir subi eux-mêmes les cruautésde l'exil, ils osent encore les imposer à d'au-tres »

Cet article produisit une grande sensation/enraison de son énorme audace.

De Villemessant, arrivé le soir même de Mo-

naco, dit à son collaborateur qu'il avait trouvéle journal à la gare de Lyon, et qu'il avait pleuréjusqu'à Paris, en lisant cette chronique:

« Cela m'a aidé à passer le temps, » remar-qua-t-il.

Puis il ajouta

« Ça fait dix heures A trois cents francsl'heure, c'est trois mille francs que la caisse vavous payer ça vaut bien cela »

Cependant les affaires politiques prenaientune tournure de plus en plus accentuée dans

un sens hostile au gouvernement après dix-huit ans de tranquillité, l'Empire se sentait

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pour la première fois sérieusement menacé.A peine, en janvier 1870, le cabinet Ollivier

était-il formé, que la mort de Victor Noir, tué

par le prince Pierre Bonaparte, vient amenerde terribles complications, dont les émeutesde février, à Belleville, seront l'inévitable co-rollaire, malgré la pâture donnée à la curiositépublique par l'exécution de Troppmann.

Albert Wolff avait suivi à Tours son rédac-teur en chef pour assister au procès du princedevant la haute Cour et en faire, dans le Fi-garo, une sorte d'appréciation philosophique.Mais plus l'affaire avançait, plus le chroniqueur

se trouvait froissé par l'attitude de l'accusé,

par la tenue hautaine du meurtrier. Tant et sibien que, ne pouvant dire dans son journaltout ce qu'il en pensait, ce qui était impossible

avec la couleur gouvernementale du Figaro,il refusa de continuer à rendre compte duprocès et repartit aussitôt pour Paris, laissantà Tours de Villemessant et les autres rédac-teurs.

Le journal conserve toujours sa contre-partielittéraire très soignée, avec le roman d'Al-phonse Daudet, donné en variétés Le DonQuichotte provençal Tartarin de Tarascon,

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dont nous avons déjà entrevu une courte ébau-che, et qui ne porte pas encore le titre définitifqu'il prendra en volume Aventuresprodigieusesde Tartarin de Tarascon. Nous voyons aussiles premières chroniques un peu importantesde Francis Magnard, le futur rédacteur en chefdu Figaro.

Quanta Albert Wolff, malgré lui, ses Galettessubissent l'influence des événements et selaissent envahir par la politique; aussi sont-elles de beaucoup les moins bonnes et les plusfaibles du chroniqueur.

Enfin sa dernière Galette de Paris porte ladate du 10 juillet 1870. Il ne se doutait pas en-core des terribles souffrances qu'il allait avoirà supporter et de la catastrophe qui se pré-parait comme pour clore d'une manière tragi-que cette année néfaste.

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XVIII

Nous arrivons à la partie la plus dramatiqueet la plus sombre de cette histoire, car ce quenous avons à raconter maintenant, à détailler,

ce sont les péripéties de la plus épouvantablesuccession de douleurs morales qu'il soitpossible d'imaginer.

Albert Wolff pouvait se croire presquearrivé; sa réputation s'établissait peu à peu,son nom se répandait partout. Encore quelquesefforts et, après treize années de labeur assidu,il allait toucher le but.

Le 15 juillet 1870, la guerre éclatait entre laPrusse et la France, entre sa patrie d'origineet sa patrie d'adoption le coup fut atroce,sans précédent.

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Avant toute autre réflexion, ce qu'il devaitfaire, c'était partir, ne pas se trouver aumoment de la collision entre les deux peuplesqui allaient en venir aux mains, s'exiler dansquelque pays neutre et affirmer ainsi sa dou-leur. Il s'empressa de se faire délivrer unpasseport pour la Suisse, et, le.17 juillet,' il'quittait la France, se rendant à Berne.

Comment rendre les désespérantes penséesqui, en ce moment, harcelèrent furieusementle cerveau du malheureux journaliste, double-ment victime de ces terribles événements? Il

devait tout à la France, mais devait-il renier sapatrie véritable, celle où étaient ses frères, sessœurs, toute sa famille, celle où il était né?

Que faire? Comment résoudre l'effrayantdilemme? Tout tourbillonnait follement dans

sa tête sans qu'il pût s'arrêter à prendre unparti définitif.

A Genève, il se croisa avec son confrèreAlbert Millaud qui revenait d'Italie, où il setrouvait en voyage, et courait à Paris, ramené

par la déclaration de guerre, ayant hâte devenir reprendre sa place dans la patrie me-nacée.

Albert Wolff l'arrêta

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« Mon ami, lui dit-il, je ne sais si nous nousreverrons jamais je ne sais si je n'ai pas quittépour toujours mes amis de là-bas, et cettepensée m'est insupportable. Tenez, faites unechose demain, dès votre arrivée à Paris, alleztrouver le Préfet de police, demandez-lui unsauf-conduit pour moi immédiatement jereviens, je me fais naturaliser Français et dumoins j'aurai le droit de mourir avec vous, aumilieu de vous. »

Millaud lui serra la main en lui promettantune prompte réponse.

Le surlendemain il recevait une longue lettrelui conseillant sagement de ne pas revenir etde renoncer à un pareil projet à Paris lesesprits étaient dansun état de surexcitationtellequ'il y aurait pour lui un réel danger à veniraffronter les colères aveugles d'une populationqui voyait des espions dans tous ceux quiportaient un nom allemand, sans faire de dis-tinction entre les ennemis et les amis.

C'était, cette fois, irrévocable Albert Wolffétait condamné à la neutralité.

Du reste, cette dure nécessité ne pouvaitêtre pour lui que fort honorable. Au momentoù la guerre éclatait ainsi entre ses deux

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patries, il ne pouvait sacrifier l'une à l'autre,

sans se faire accuser de félonie par celle quiserait sacrifiée. Conservant en réalité une re-connaissance éternelle pour la France quil'avait fait ce qu'il était, il ne pouvait cependantrenier l'Allemagne, au moment où il avait ledroit de la croire sérieusement menacée, nul

ne prévoyant alors le résultat de la lutte quiallait s'engager. Un seul parti lui restait àprendre, garder la neutralité c'est celui qu'ilprit, se réservant d'étudier en désespéré cettelutte cruelle, où tous les coups portés devaientlui être plus sensibles et plus douloureux qu'à

un autre, puisqu'il allait doublement souffrir,

comme Allemand par le sanget comme Français

par le cœur et l'adoption.Il se trouvait encore en Suisse, lorsque les

premières nouvelles de la guerre lui arrivèrentc'étaient des désastres pour la France, desdéfaites successives, Frœschwiller après Wis-sembourg.

Immédiatementlechroniqueur parisien écrività M. de Villemessant une lettre dont voici à

peu près la substance

« Mon cher ami, de graves événements sepréparent, une grande douleur pour moi.

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Malheureusement, forcé de me taire en une sipénible circonstance, je ne puis dire ce que jepense. Mais je ne saurais oublier que tout ceque j'ai, tout ce que je possède me vient de laFrance. Par la présente lettre, je vous autorisedonc à installer chez moi, dans mon apparte-ment, un officier français blessé, qui devra seconsidérer comme étant chez lui, car tout cequi s'y trouve, tout ce qui l'entourera me vientde sa patrie. Je prie également mon ami, lesavant docteur Boureau, de lui donner sessoins. Je ne vous dis pas au revoir, mais pasencore adieu. »

Les événements se précipitèrent. Après laprise de Sedan, voyant tout espoir de paixperdu, Albert Wolff quitta Berne, gagnaVienne par le lac de Constance et la Bavière ety arriva en septembre, au moment où les Prus-siens commençaient l'investissement de Paris.

Déjà une première fois, en 1869, AlbertWolff, se rendant à Constantinople, avait passépar Vienne, où l'accueil le plus sympathiquelui avait été fait par l'ambassadeur, M. le ducde Gramont et par tous les jeunes attachésd'ambassade il en avait conservé le meilleuret le plus reconnaissant souvenir.

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Mais à cette lugubre époque, en septembre1870, il n'osa pas se représenter à ses amisd'autrefois, craignant que sa vue ne leur fûtpénible et qu'un malentendu ne l'exposât àquelque scène douloureuse.

Il allait donc par la ville, fuyant les Français,

presque honteux, lorsqu'il se rencontra inopi-nément avec M. de Bourgoing, premier secré-taire de l'ambassade de France. Celui-ci vintaussitôt aujournaliste et lui demanda pourquoi,puisqu'il se trouvait à Vienne, il ne venait pas,comme l'année précédente, rendre visite à sesamis de l'ambassade.

Le chroniqueur, très ému, répondit que, dansles circonstances actuelles, craignant une ré-ception pénible, il n'avait pas osé.

« Venez donc, répliqua gracieusement M. deBourgoing,vousêtes un ami pournous etnossen-timents à votre égard ne sont changés en rien. »

Le rédacteur du Figaro se rendit alors àl'ambassade, où il fut accueilli à bras ouvertset où il put désormais venir chaque jour serenseigner sur la marche de la guerre.

Ce fut à l'occasion du siège de Paris que,M. de Bourgoing lui ayant demandé .ce qu'ilpensait de la résistance de la ville

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« Je pense que Paris étonnera le monde

répondit Wolff, qui n'avançait là qu'une chosedont il avait l'intime conviction. En effet, il

connaissait mieux les Parisiens que ceux-ci nepeuvent se connaître eux-mêmes, ayant étéforcé de les étudier longuement,de les observer

en toute occasion, à tout moment, pour arriverà devenir lui-même Parisien.

Une autre fois, assurant que Paris ne se ren-drait qu'à la dernière extrémité, qu'après avoirusé ses dernières ressources, il soutint la mêmeopinion dans un groupe de publicistes viennoiset de financiers, parmi lesquels se trouvaitM. Bontoux, alors directeur des Chemins defer du Sud de l'Autriche.

Un jour la nouvelle fut transmise à l'ambas-sade que M. Thiers, qui courait l'Europe, enquête d'une alliance pour la France, allaitarriver à Vienne, où il venait faire une suprêmetentative auprès de l'Autriche.

Albert Wolff tint à honneur d'accompagnerle personnel de l'ambassade à la gare, pourassister à l'arrivée de cet héroïque vieillard desoixante-treize ans.

On se dirigea à travers la ville par la plusaffreuse tempête de pluie et un froid glacial.

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et on attendait depuis longtemps, au milieu dela nuit noire, lorsqu'à dix heures et demie dusoir on signala le fameux train. Il arriva, ruis-selant d'eau, sous les rafales incessantes quene pouvaient dominer les sourds grondementsde la machine haletante.

Soudain, d'un wagon descendit un petithomme enveloppéjusqu'aux yeux de sa pelisse.Toutes les têtes se découvrirent pour ren-dre hommage à ce grand patriote.

M. Thiers, s'avançant rapidement, serra lamain de l'ambassadeur, et ils restèrent ainsidurant quelques instants, immobilisés par ladouleur, suffoqués par l'émotion. Pas unmot ne fut échangé, mais des larmes étaientdans tous les yeux, le deuil dans tous les

cœurs.C'est un tableau que le journaliste devait

toujours garder palpitant et douloureux devantles yeux.-Comme on sait, toutes les négocia-tions échouèrent, et la France fut abandonnéeà son lamentable sort.

La capitulation de Paris survint l'armisticefut signé.

De Bruxelles où il était arrivé, après avoirquitté l'Autriche, Albert Wolff, dans un mouve-

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ment de patriotique et profonde affliction,adressa à M. Thiers une lettre par laquelle il

demandait l'honneur d'être inscrit parmi lesvaincus.

Nous laissons à l'appréciation de tous lesvrais Français, à celle de tous les gens de

cœur la conduite du chroniqueur parisien encette circonstance.

En même temps, il se mettait à écrire unlivre intitulé Deux Empereurs (1870-1871),dans lequel il essayait de rechercherles causesqui avaient amené la catastropheà laquelle onvenait d'assister.

Certes, nous ne connaissons pas de déclara-tion plus franche que l'exposé de sa situation

au moment de la guerre, fait par l'auteur dansla préface de ce volume. IL a su conserver,en racontant cette terrible guerre une pon-dération et une mesure qui sont les irrécusa-bles garants de son honnêteté, et la lecture decette préface n'est pas inutile pour bien péné-trer le caractère de celui dont il s'agit.

Si une tâche était difficile et hérissée dedangers pour l'écrivain, c'était bien celle deraconter et de juger l'effroyable collision de1870-1871, étant donnée l'exigence des liens

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qui l'attachaient à chacun des deux paysennemis.

Il s'en est tiré, non pas avec la souplessed'un escamoteur faisant disparaître les écueils,

non pas avec des mots ou des phrases, mais

avec une sagacité, une conscience et un tactqui prouvent combien quelques-unes desqualités du caractère français avaient pénétré

en lui. Il attaque de front son sujet, sansaucune tergiversation, sans faux fuyants, avecl'intention d'expliquer autant qu'il le pourra le'pourquoi des choses, le fort et le faible dechacun, ne montrant aucune aigreur, nul parti-pris. Il parle des hommes sans violence, enune langue suffisamment claire et courante,qui ne laisse pas place aux sous-entendus.

Son tableau de Paris en 1867, avec les sou-verains reçus par Napoléon III est bien vivantet donne immédiatement à chacun la placequi lui convient, les mots et les idées qui luiappartiennent. Dès qu'on a lu ce premierchapitre, on sait à quoi s'en tenir sur lessecrets désirs, les haines cachées et les sourdsprojets de ces différentes têtes couronnéesles lèvres jointes pour le baiser de paixcachent les dents qui vont mordre.

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Expliquant bien, avec une connaissanceapprofondie du caractère allemand, les idéesqui germaient et bouillonnaient dans le cerveaude chacun, il nous montre comment, après unerésistance acharnée à l'unification allemande,les Allemands des divers petits pays ont fini

par se rendre à cette idée d'unité, lorsqu'ils

y ont trouvé leur avantage dans le calme, lacertitude de la tranquillité, puis la force et lagloire. Ainsi ils n'auraient plus à redouterles constantes menaces d'un voisin-guerrieretgênant, d'un conquérant. C'est ce quen'ont pas compris, avant la guerre, ni mêmependant sa durée, les Français qui ont espérévoir se désagréger l'armée allemande lors del'invasion.

Son portrait de Bismarck, sobre et puissant,nous montre bien comment il est arrivé, à forcede volonté et de patience, à agrandir la Prusse,malgré elle. Du reste, l'idée unitairequ'ap-portait là le grand chancelier se transmettaiten Allemagnede père en fils depuis des siècles.

Il n'avait fait qu'amener à la réalité, encréant la patrie allemande, la tradition légen-daire laissée par le grand empereur d'Alle-magne, Barberousse.

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La valeur du livre Deux Empereurs tientsurtout à la grande sincérité et au sentimentde juste équilibre dans.lequel il a été conçu etécrit.

Il renferme aussi une glorification de.Paris,qui est comme le débordement d'un coeur pleinde cette unique pensée, et un parallèle curieuxentre le caractère allemand et le caractèrefrançais ce parallèle établit l'opposition desdeux races, l'une frondeuse, l'autre soumise, si

bien que lorsque la base de la force allemandeest la conscience du devoir, ce qui passe avanttout pour les Français, c'est la revendicationdes droits.

Ce livre se vendit bien, et, d'abord édité enBelgique, fut réédité par Michel Lévy, à Paris.

La Commune venait d'expirer; Albert Wolff,

cloué malgré lui à Bruxelles, voyait chaquejour les Français quitter la ville pour rentreren France et n'osait encore faire comme eux.

Les uns après les autres, peu à peu tous sesamis l'avaient quitté, lui crevant le cœur deleurs adieux. Enfin le dernier, Siraudin, vintlui annoncer son départ. Ce fut un coup ter-rible, il sembla au malheureux journaliste quela solitude allait revenir l'envelopper, plus

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morne, plus pénible. S'efforçant de ne pascéder à son émotion et de dominer cettefaiblesse, il accompagna Siraudin à la garepour rester quelques instants de plus avec cedernier Français ami mais, au moment oùcelui-ci lui serrait une dernière fois la main,le chroniqueur, suffoqué par la douleur, neput maîtriser ses larmes et ils se séparèrent-enpleurant, comme s'ils ne devaient jamais serevoir. Il semblait à Wolff que tout étaitfini.

A peine arrivé à Paris, Siraudin, encore sousl'impression de cette explosion de désespoir,courut trouver de Villemessant, qui avait déjàréorganisé son journal et lui dit

« Il faut faire revenir Wolff, ou il mourra dechagrin. »

Le directeur du F.igaro s'empressa d'écrireà son ancien collaborateur qu'il l'attendait.

Le journaliste, alors dénué d'argent, portasa montre au Mont-de-Piété pour avoir dequoi payer son voyage et prit le premier train

en partance pour Paris. Au premier appel,

sans vouloir réfléchir à ce qui pouvait lui

arriver là-bas, aux calomnies répandues sur lui,

aux haines dont il serait l'objet, il était parti.

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A son entrée au journal, on lui fit un accueiltrès froid.

Alors de Villemessant dit

« Messieurs, je suis aussi bon Français quequi que ce soit, mais la place de M. AlbertWolff est parmi nous. »

Ces chaudes paroles produisirent leur effetet l'ancien chroniqueur fut accueilli comme il

le méritait.

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XIX

Cette rentrée dans Paris, rentrée presquefurtive, avait été particulièrement lugubre.

La guerre civile se terminait à peine, la Com-

mune venait seulement d'expirer; il n'y avait

pas encore de voitures dans les rues, à peinedébarrassées de leurs barricades encore fu-mantes de la bataille et de l'incendie. AlbertWolff attendit chez lui que la nuit fût arrivéepour sortir et aller dîner chez Brébant.

Une angoisse affreuse le serrait à la gorge,car il ne pouvait encore savoir l'accueil quilui serait fait dans ce restaurant où, pendantdes années, il avait tranquillementpris ses re-pas au milieu de ses amis. Peut-être allait-onle jeter dehors, l'insulter: c'était une alterna-

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tive épouvantable une souffrance d'une acuitéextrême et telle qu'il n'en avait jamais éprouvéde semblable.

Honteusement,presque se cachant, il arriva,rasant les murs, et, n'osant aller dans la salle

commune, demanda un cabinet particulier. Onle servit.

En bas, sur le boulevard, la troupe campaitencore, comme un dernier vestige des sinistresmois que Paris venait de subir de septembre1870 à juin 1871. Les passants étaient rares, l'a-nimation ne renaissait pas encore ce n'étaitplus la joyeuse ville quittée l'année précédente

par le chroniqueur: il ne reconnaissait plus

son Paris si tendrement aimé, si regretté et sidésiré.

Il était là dînant solitaire, en cachette dans

son cabinet, sentant plus amèrementla désola-tion de la situation imméritée que les événe-ments lui avaient faite, lorsqu'on frappa à la

porte. Le garçon venait l'informerqu'un passantqu'il ne connaissait pas, ayant appris que M. Al-bert Wolffétait de retour et dînait là, deman-dait à le voir.

Après un premier moment d'émoi, il répon-dit de faire entrer ce visiteur inconnu.

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La porte s'ouvrit, et, les bras tendus, les yeuxhumides, le nouveau venu s'avança vers Wolff.

« Gondinet!Ce premier ami, celui qui, avant tous les

autres embrassa cordialement le chroniqueurrevenu, c'était en effet l'auteur dramatiqueEd-mond Gondinet, celui-là même qui avait eu uneconduite superbe à Buzenval, dans la suprêmedéfense de Paris contre l'envahisseur prussien.

« Gondinet! » répéta le journaliste, ne pou-vant en croire ses yeux et profondémentému decette fraternelle accolade d'un Français aussisincère patriote.

« Oui, c'est moi. Je viens d'apprendre quevous diniez là tout seul et j'ai tenu à monterpourvous embrasseret pour vous dire que vous,vous êtes des nôtres, vous êtes un ami. »

Tout le monde ne le repousserait donc pas?Son cœur se dégonflait d'un poids écrasant.

Le lendemain, errant par les rues, avec lacrainte de trop se montrer, baissant tristementles yeux au milieu de cette ville désolée, il pas-sait devant la Comédie-Française, quand il

croisa une voiture, dans laquelle se tenait, lajambe étendue sur la banquette qui lui faisaitface, un homme qu'il reconnut.

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Déjà il détournait la tête, ne sachant s'il pou-vait se permettre de saluer, essayant de passerinaperçu, et son cœur battait à se briser. Surl'ordre de celui qui l'occupait, le fiacre s'arrêta,et, tout en boitant, cet homme vint à lui la maintendue.

C'étaitl'héroïque défenseurde Saint-Quentin,le préfet Anatole de La Forge, encore mal re-mis de la blessure qu'il avait reçue au siège dela ville.

« Vous!» s'écria le journaliste, agité par uneprofonde émotion.

Oui, moi. Les Prussiens m'ont flanqué

une balle dans la jambe, mais je tiens à vousserrer la main, parce que vous, vous êtes notreami »

Ce fut un nouveau calmant posé sur les bles-sures encore saignantes du chroniqueur, et ilsentit qu'il respirait mieux. Décidément tousne le renieraient pas.

Le troisième ami qu'il rencontra fut le vi-comte Berthier qui, au plateau d'Avron, avaiteu tout un côté de la figure déchiré par unéclat d'obus. Il passait sur le boulevard, quandil aperçut le chroniqueur du Figaro. S'ar-rêtant aussitôt, il mit pied à terre, courut à

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Wolff et lui serra affectueusement les mains

« Mon ami, que je suis heureux de vous ren-contrer. Vous voyez ma figure toute déchique-tée, c'est un souvenir des Prussiens; mais

vous, ça ne vous regarde pas, vous êtes unami. »

De telles preuves d'affection, données publi-quement à l'écrivain par trois hommes qui s'é-taient courageusement battus, devaient lui ren-dre bon espoir et le fortifier dans la penséequ'on ne l'envelopperait pas dans la haine

commune vouée à ses compatriotes.Nécessairement, il s'était fait autrefois tant

d'ennemis par la franchise de ses articles, parses coups de boutoir,qu'il était trèsattaqué surle boulevard, et que beaucoup n'étaient pasfâchés de cette occasion de prendre leur re-vanche. Au moins il lui restait la consolationde penser que tous les hommes d'un jugementsain et indépendant, ou tous ceux qui le con-naissaient vraiment, lui avaient conservé leurestime. Au premier rang parmi eux, HenriMeilhac, qui, le revoyant pour la première fois

en plein boulevard, le salua de cette fraternelleet joyeuse parole

« Bonjour, Français! »

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Mais, s'il avait ainsi retrouvé quelques bonset fidèles amis, quelques courageux défenseurs,le plus souvent il avait à lutter contre d'inces-santes insultes, toutes plus basses, plus perfi-des, plus lâches les unes que les autres.

Deux aventures, particulièrement odieuses,achevèrent de lui montrer qu'il ne pouvait sefaire accepter encore de cette population exas-pérée de sa défaite et de ses immenses mal-heurs. Lui, qui avait laissé sa montre au Mont-de-Piété de Bruxelles,'pour revenir plus vite àParis, et qui était arrivé ainsi sans un sou, onlui réclamait les pendules enlevées par lesPrussiens, on l'agonisait d'odieuses injures.Il ne se passait pas de jour que, sur le bou-levard, s'il avait le malheur d'être reconnu,on ne le souffletât de quelque mot atroce etimmérité.

Un jour, il se trouvait devant Brébant avecquelques amis. Un individu en bourgeois, dontla tournure faisait deviner l'ancien militaire,vint se camper juste en face de lui, en roulantdes yeux féroces.

« Vous êtes Monsieur Albert Wolff? de-manda-t-il.

Parfaitement, » fit le journaliste, pâlissant

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de douleur à l'insultante intonation de la ques-tion.

Eh bien! Monsieur, c'est une honte quevous soyez à Paris

Monsieur! s'écria le malheureux, se re-dressant sous cet infâme outrage.

A Bapaume, où j'étais capitaine, j'ai en-tendu siffler à mes oreilles les balles des Prus-siens votre place est à Berlin, chez vos com-patriotes »

Livide de désespoir, des larmes de rage clans

les yeux, Wolff répétait à ce furieux.:

« Vous savez bien que je ne peux pas vousrépondre! »

Un des rédacteurs du Figaro, qui se trouvaitlà, M. de Saint-Albin, indigné de voir que per-sonne. n'osait venir en aide à son infortunéconfrère, se leva et alla se placer en face del'ancien capitaine.

« Laissez M. Wolff, lui cria-t-il, et donnez-moi votre carte, vous aurez de nos nouvelles.»

L'autre, tout triomphant, s'empressa de cou-rir au Paris-Journal pour raconter qu'il venaitde châtier publiquement M. Albert \Volff, duFigaro, et de ne lui laisser d'autre ressourceque de, retourner en Prusse. Il insistait pour

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que le récit de cette patriotiqueexécution fût in-séré tout au long dans les colonnes du journal.

Le principal rédacteur du Paris-Journal decette époque, M. Schnerb, le même qui est au-jourd'hui directeur de la Sûreté générale, n'é-tait certes pas des amis de M. Wolff; mais il

répondit vertement à l'ancien- militaire

« Monsieur, mon journal ne racontera pascela. Vous avez eu la main malheureuse envous attaquant à M. Albert Wolff, dont la con-duite a été des plus honorables pendant la der-nière guerre. Ce qui vous reste de mieux à faire,c'est d'aller vous excuser auprès de lui devotre conduite. »

L'ancien capitaine de Bapaume, tout confusde ce qu'il apprenait, adressa à Albert Wolffune lettre d'excuses, dans laquelle il exprimaittous ses regrets de l'insulte imméritée qu'il luiavait faite dans un moment d'aveugle empor-tement, alors qu'il ignorait les patriotiquesagissements du journaliste et sa tenue vis-à-visde la France.

Une autre fois il passait devant le café deSuéde; lorsque, dé l'une des tablés du fond,s'élève un brouhaha confus, dominé par uncoup de sifflet à l'adresse du promeneur.

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Ecartant les chaises qui le gênaient, le chro-niqueur marcha, droit celui qui venait de luiadresser cette provocation et lui jeta la fi-

gure

« Je suis comme les chiens, moi, Monsieur,quand on me siffle, je viens.»

Et comme l'autre se taisait, essayant de rica-

ner, il reprit

« Vous êtes un misérable vous m'insultez,

parce que vous savez que que je ne pourraisvous en demander raison en ce moment. »

L'insulteur riposta

« Je ne me bats pas avec un Prussien.Vous jouez de malheur, Monsieur, répli-

qua froidement le journaliste faisant allusion àla lettre qu'il avait adressée à M. Thiers. Depuiscinq minutes je suis naturalisé Français! »

Laissant son adversaire abasourdi, il s'éloi-

gna, tout tremblant de cette cruelle scène.En définitive, il ne pouvait rester ainsi exposé

tous les jours à de pareilles sauvageries, il fal-lait en terminer d'une manière ou d'une autre.

Quelques jours après, il rencontra M. Bon-toux, avec lequel il s'était passagèrement lié,lors de son dernier séjour à Vienne.

« Comment allez-vous? lui demanda celui"cL

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-Aloi! Je suis désespéré,ma vie est perdue!s'écria Wolff, qui mit son interlocuteur au cou-rant des avanies et des outrages dont on l'écra-sait chaque jour.

Je vois ce que c'est, répliqua M. Bontoux.Il faut que vous laissiez passer ce premier dé-bordement de colère, et que Paris ait le tempsde se remettre un peu de ses désastres. Pourcela, il n'y a rien de tel que de voyager; danstrois ou quatre mois les esprits seront bienapaisés et vos affreuses blessures presquecicatrisées. Hein! »

Et, comme il prévoyait la réponse que pou-vait lui faire le chroniqueur, il se hâta d'ajouterqu'en faisant un voyage dans le Tyrol et la Ca-rinthie, et en publiant la relationde cette excur-sion, Albert Wolff rendrait un grand servicela Compagnie dont lui, iVI. Bontoux, était direc-teur. Il lui remit d'avance dix mille francs pourprix de ce volume. Tout se passa ainsi qu'ilavait été convenu et le livre parut en 1872 chezMichel Lévy, sous ce titre Le Tyrol et laCarinthie.

M. Bontoux, dans ces derniers temps, a puse convaincre qu'un bienfait n'est jamais perduet que tous ses amis nfe le laissaient pas en-

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t;louti sous son récent désastre. Ceux qui au-rnient pu s'étonner de voir Albert. Wolft'con-sacrer un article si chaleureux -ci la défense du

financier malheurcu'x, comme il l'a fait en dé-cembre 1882, en aurontmaintenant l'explicationbien naturelle, quand ils sauront qu'en 1871

M. Bontoux avait littéralement sauvé la vie aujournaliste, dans un moment où le désespoirl'emportait sur toutes les autres considérations.

Il se mit donc en route, un peu réconforté

par les bonnes paroles de M. Bontoux, et sereprit à espérer de nouveau. Mais, au débutmême de ce voyage, dès les premiers pas, il

devait souffrir encore un fois et tout aussi dou-

loureusement qu'à Paris.Il arrivait à la gare de Trente, dans le Tyrol,

tout joyeux de ne plus rencontrer de visageshostiles, lorsqu'il se croisa avec un voyageur,qu'il reconnut pour lui avoir été présentéautre-fois à Francfort; c'était l'aide de camp généralde l'Empereur Guillaume de Prusse.

Albert Wolffs'apprêtait à le saluer; l'officies

détourna la tête avec affectation.Bondissant sous l'insulte, le journaliste alla

résolument à celui qui feignait de ne pas le voir

et, l'arrêtant:

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« Pardon, général, vous ne me remettez pas?Je suis M. Albert Wolff.

Parfaitement! Gt le général. Mais on m'adit que, pendant que nous étions en train defaire le siège de Paris, vous y rédigiez un jour-nal où l'on nous accusait d'être des voleurs etdes assassins.

Si cela était, général, je vous le dirais;mais c'est faux Et tirant de son portefeuille

son passeport Voyez plutôt ces indications!Parti de Paris pour Berne le 19 juillet 1 8 jo.Reutrêà Paris le 5 juin i8ji.

Alors, que signifie?Cela signifie que, comme pourraient en

témoigner les ambassadeurs de Berne, deVienne et de Bruxelles, j'ai passé tout ce tempshors de France, et que j'ai considéré ce tempspassé loin de Paris, comme un exil de la patrie.Certes, je n'entreprendrai jamais rien contrel'Allemagne, mais je me considère commeFrançais, je suis publiciste français.

Monsieur, répondit le général, tout ce quevous me dites là n'est que très honorable.

Général, en aucune circonstance je nesaurais oublier que c'est à la France que je doislout ce que je suis.

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Je ne puis que vous féliciter de pareilssentiments, monsieur. »

Ense séparant du chroniqueur, le général luidit « Soyez assuré que je me ferai un devoirde répéter partout ce que vous venez de medire. Je vous salue, monsieur. »

En effet, les journaux allemands, après la

courageuse lettre adressée par le chroniqueurdu Figaro à M. Thiers, au lendemain de lacapitulation, imprimaient alors que c'était tantmieux pour l'Allemagne, qui avait ainsi unecanaille de moins et la France une canaille deplus. A la cour de Prusse, la conduite du jour-naliste était également jugée fort sévèrement.

Là se terminèrent les déboires du chroni-

clueur qui, à partir de ce moment, n'eut plus il

supporter de nouvelles insultes et continua, le

coeur un peu remis, son voyage à travers lebeau pays qu'il allait explorer avant de re-tourner en France.

Ajoutons ici un mot.Il est bien certain qu'il n'y a pas de plus

grande douleur pour le chroniqueur parisien

que lorsque quelque polémique entraîne sesadversaires à lui lancer à la tète des injuresdont le dernier mot est Prussien.

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En effet, Albert Wolff est né en Prusse,mais il ne peut cependant pas continuellementfaire étalage de ses sentiments de profondeaffection pour la France, sentiments que necontesteront jamais tous ceux'qui le connais-sent et l'estiment. Aussi a-t-il résolu de ne plusrelever cette appellation que l'on essaie detransformer en arme blessante.

Quand on le met sur ce pénible chapitre, lejournaliste ne répond qu'une chose

« La France est ma véritable patrie. Tous

ne le croient peut-être pas maintenant, mais,après ma mort, nul n'en doutera. On ne nieraplus mon affection ni ma reconnaissance pourla France, quand on verra, que, conformémentà mes dernières dispositions, je serai enterréà Paris, naturalisé définitivement dans la terrefrançaise. »

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xx

Vers la fin d'octobre 1871, Albert. \Voll1' put.

rentrer à Paris avec l'espoir de s'y refaire la

place qu'il occupait autrefois, celle qu'il avaitmis treize ans il se créer, à force de travail, deluttes opiniâtres contrc la misère et l'obscurité.Il lui fallait la retrouver, après l'une des plusterribles catastrophes qu'il fût possible d'ima-giner, après des souffrances morales et physi-

ques, peut-être exceptionnelles il cause del'étrangeté de sa situation, et dont une na-ture moins énergique, moins têtue que la

sienne, n'eût pu se remettre.Plus ou moins satisfaites, gorgées de sang et

de vengeance, les haines commençaient il

perdre de leur vivacité première; les peurs sc

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calmaient; tout cet affolement de Paris alïnmé,bombardé, terrorisé et incendié diminuait. lesesprits reprenaient peu il peu leur équilibreaprès une si longue tempête. La raison avaitenfin son tour.

Le 27 octobre, Albert Wolff adressa à deVillemessant une longue lettre qui lui servitd'article de rentrée au journal et parut sous celilre Confession d'un vieux Parisien,

Avec une simplicité émue, d'une dignité fortsobre et, fort convenable, l'exilé expose soncas lamentable, raconte en quelques lignes cequ'il a fait et soumet aux lecteurs l'affreuse si-tuation à laquelle l'ont réduit les événements.

Après un long voyage il revient avec le désirde ne plus parler du passé, d'oublier les cruau-tés qu'on a eues pour lui, de ne pas récriminer.Dans un volume qui a paru à Bruxelles et qu'ilréédite à Paris, dans ses Deux Empereurs, il adit tout ce qu'il avait à dire et il est équitable deconstater la modération avec laquelle il aabordé un pareil sujet. Depuis, il a un peucouru le monde, il a vu Turin, Milan, Venise, leTyrol, la Carinthie et la Styrie, mais toujoursil pensait à Paris, toujours il aspirait à la der-nière étape, celle qui le ramènerait dans cette

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ville, où il avait vu grandir ses forces, se déve-lopper ses espérances, et. où, avant. la guerre,il était sur le point, de devenir tout faitquelqu'un.

En outre, une sourde démangeaison d'écrire,de se lancer de nouveau dans cette vie ardenteet enivrante du journalisme le mordait secrète-ment;, avivant ses blessures et aggravantses peines. Depuis le 15 juillet 1870, il n'avait

pas écrit un seul article, bien qu'on se fût.

ohstiné de part et, d'autre, en France et enAllemagne, à le dénoncer comme étant l'auteurd'articles qui lui étaient totalement inconnus.La vérité était, qu'en dehors de son livreDeux Empereurs, il n'avait pas écrit une ligneet surtout que pas un journal n'avait, eu de lui

un seul article.Cette fois, malgré les dégoûtes dont il ne

peut encore se défendre après toutes les ca-lomnies, toutes les in,jures dont on l'a abreuvé,il cède à son amitié pour le directeur du Figaro,Ù sa passion pour son art, et il rentre, la têtehaute, dans le pays qui l'a si bien accueilliautrefois et dont il n'a pas démérité.

On lui avait conseillé de rentrer sous unpseudonyme, il s'y refusa, n'ayant pas Ù rougir

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de son nom, n'ayant pas l'intention d'écrire une

ligne qu'il ne signerait. Son article se terminait

par ces mots

« Quand on a ouvert pendant tant 'd'annéesles deux battants de la porte à un invité, il nese résigne pas à rentrer par l'escalier de ser-vice. »

Cette vigoureuse réponse à toutes les bassesattaques éloignait d'avance, par sa crânerieet sa simplicité, celles qui eussent pu se pro-duire en le voyant reparaître dans le journa-lisnie. Personne ne trouva à redire à sonattitude. Désormais il pouvait reprendre savie passée et tenter d'oublier dans le travailles vicissitudes récentes.

Voici Albert Wolffde retour à Paris! Iladé-buté en 1859. Quinze ans après il lui faudra re-commencer sa vie, reconquérir pas à pas leterrain perdu. Seulement cette fois, c'est plusdifficile; il n'est plus le jeune allemand inconnude 1857, il a contre lui son origine, la désaffec-tion du lecteur, la méfiance de la foule.

De plus, on est tout entier à la politique, onse trouve encore sous le coup des luttes fratri-cides dans Paris. Le leigaro étant devenu unjournal de combat contre la République et les

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républicains, M. de Villemessant rôve le retourde son roi; Saint-Genest surgit comme prophète,paraphrasant et lance de bouillantsarticles réactionnaires, dont le prototype res-tera l'appel à la bourgeoisie, intitulé « Vous

sere%_ mangés »

Le succès va à ces violences politiques aux-quelles Albert Wolff ne doit pas et ne veut passe mêler. Il recule donc au second plan, peut-être au troisième, et son ami Paul de Cassagnaclui dira avec une mélancolique compassion

« Mon pauvre Wolff, vous êtes le survivantd'un monde écroulé. »

Le mot était vrai et le chroniqueur le sentaitmieux que personne, car s'il est souvent un cri-tique terrible pour les autres, ses amis saventqu'il se montre surtout justicier implacable de

son propre talent. Le terrain lui manquait sousles pieds, la faveur du lecteur n'allait plus à lui.De premier ténor descendu au rang d'unesimple doublure; froissementsd'amour-propre,froissements d'intérêts, un avenir troublé! Telest le résultat de tant d'années de travail

C'est cependant de cette époque que datentles constants progrès du chroniqueur:de cettealroce situation va naître sa maturité; tant il est

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vrai que les obstacles sont un aiguillon pourl'esprit. L'adversité lui aura servi de point d'ap-pui pour s'élever plus haut.

L'expérience ne cesse du reste de le prouver.Jamais Rochefort par exemple n'a eu plus d'es-prit que lorsqu'ilécrivit dans le Figaro littérairedes articles pleins de politique, parce qu'il luifallait éviter les écueils et mesurer sa pensée.De même AIbert Wolff, n'ayant plus le droit dedire tout ce quilui passe par la tête, contraint il

louvoyer constamment, aura à faire des effortsd'autant plus grands que le succès menace delui échapper.

Il se dit que l'heure des fariboles de petitjournaliste est passée, et qu'il serait réellement

un revenant de l'autre monde, s'il voulait persis-ter dans son ancienne manière. Il lui faut pren-drue un parti et il lé prend les arts d'un côté,les questions sociales de l'autre, alimentent

sa plume et aiguisent son esprit. Il s'emparedes grands crimes, des procès célèbres, desquestions d'adultère, des suicides à tapage; il

va au fond des choses, recherche les causes et

peint ainsi en quelques lignes notre civilisation

avec ses erreurs, ses abjections et ses préjugés.Il est vrai que les événements le servent ad-

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mirablement. Il achèvera cle reconquérir sondroit, de citoyen, si chèrement, acheté, et, queM. Thiers, par un décret du 7 mai '1872, pourtantaussi la signature de M. Dufaure, va confirmer,

en autorisant M. Albert Wolff, journaliste,établir son domicile en France et à y jouir detous les droits civiques.

Après avoir tâtonné longtemps, il trouve en-fin dans l'affaire Du Bourg un admirable trem-plin.

On se souvient de cette cause célèbre. Du

Bourg surprend sa femme en flagrant délit avecson amant; pour se faire ouvrir la porte, il crie

« Denise, je viens de recevoir une dépêche, vo-tre enfant est malade! » L'épouse coupable

ouvre: la mère s'est. réveillée en elle! Tandis

que lâchement l'amant fuit par la gouttière,Mmc Du Bourg tombe percée par la canne il

épée de son mari.Tout Paris eut un frisson de pitié pour celte

malheureuse.Albert Wolff flaira aussitôt un sauvage sous

ce mari soi-clisant vengeur de son honneur; lelendemain parut un article qui fut une révéla-tion.

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XXI

Cette chronique, publiée le 29 avril 1872, ftsensation et produisit une profonde impression

sur les lecteurs du Figaro. Certes, le sujet yprêtait, l'émotion était générale, le terrainadmirablement préparé; mais, du coup, AlbertWolff se posait en maîtrc dans la manière à lafois humoristique, anecdotière, parisienne etpassionnée de traiter les questions les pluspalpitantes de la société.

Aucun de ceux qui ont lu son article sur l'af-faire de la rue des Écoles n'a pu en oublierl'ordonnance méthodiqueni la savante progres-sion.

D'abord il s'occupe généralement de la situa-tion faite en France à la femme adultère par

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la loi; puis il signale comment l'opinion publi-

due se soulève parfois et avec raison contre laloi, dans certains cas imprévus, inattendus,ainsi que celui dont il s'agit ici. Son développe-ment suivant rappelle de quelle manière les au-teurs dramatiques ont compris le meurtre de lafemme adultère par son mari; il cite Augier, Du-

mas fils, Shakspearc, allant du Maniage d'O-lympe Ozhello. Ensuite il étudiera en quelqueslignes laquestiondumari, remettra sous les yeux

du public la victime avec toute la sympathiequ'elle éveille et terminera, en montrant lefutur supplice du mari, ce juge impitoyable,qui peut trouver un jour un juge terrible dans

son fils, ce fils, du souvenir duquel il s'est servi

pour tuer la mère.L'article entier est un chef-d'œuvre de logi-

que, d'ingéniosité émue et de bon sens. Il

devait du reste le compléter le 16 juin, à l'épo-que où l'affaire allait avoir son dénouementdevant les tribunaux, par un second, qui ne lecède en rien au premier comme entraînementet puissance convaincante.

Dans celui-ci, il pénètre l'affaire plus à fond,

creuse la question. Son premier paragraphe,c'est la condamnation de ces mariages de con-

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venance où l'on passe rapidement de l'indiffé-

rence a la haine après, nous voici en présencedes quatre personnages du drame, le mari, lafemme, l'amie de la femme et l'amant. L'amie,cette créature qui partage, de par la volontédu mari, le lit des deux époux, le lit à trois,apprend le secret de la femme et la trahit laloi ne peut rien contre elle, rien contre cettetrahison. Quant au moyen employé par le mari

pour se faire ouvrir la porte, cet appel à lamère, il n'y a pas au théâtre de scène plustragique ni plus horrible. Aussi, dans sonrésumé, applaudit-il à la condamnation dumari qui n'a pas craint d'employer un aussi

sauvage subterfuge pour tuer plus facilement

sa femme, et déclare-t-il hautement que leverdict du jury soulage la conscience publique.

Mieux que tous les autres, ces deux articles

nous donnent un complet aperçu de la caracté-ristique du chroniqueur et de sa manière toutespéciale d'arriver au coeur de chacun, de

remuer les masses. Ils peuvent être considérés

comme un modèle de son genre.En effet, ce qu'il y a de particulier et, en

même temps, de très remarquable dans lesarticles grande portée d'Albert Wolff., dans

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ses chroniques à thèse, c'est leur façon d'arri-ver à persuader, convaincre et à produireleur effet sur ceux qui les lisent.

On dirait qu'il cherche à s'adresser à chaqueclasse, à chaque tempérament, il chaqueindividu en particulier, et c'est une des causesde la répétition voulue que l'on rencontre dansles articles dont nous nous occupons, répéti-tion qui double leur puissance.

Tour à tour, il parlera à l'homme grave etcollet monté, au Parisien blagueur, au bour-geois claquemuré dans son esprit étroit etdéfiant, à l'artiste, au mondain, en employant

avec chacun d'eux une formule différente et.

dont le côté persuasif ira s'adapter au caractèreet au cerveau de celui avec lequel il converse,de celui qu'il vise. Voilà pourquoi son articleprésente successivement la même idée sousune forme nouvelle, soit austère, soit plaisante,soit raisonnée, soit pondérée. Mais, quels quesoient les moyens dont il use, le résultat est le

même, c'est toujours une étonnante vibrationde vérité et de pure lumière. Il a ri avec lesceptique, discuté serré avec le grincheux,celui qui se tient sur la défensive, parlé aupoint de vue esthétique avec.l'artiste, bara-

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gouiné high life avec le mondain et écrasé lehourgeois sous une avalanche de raisonne-ments, percé sa coquille de colimaçon desarguments les mieux vrillés et aiguisés.

Il tourne et retourne la chose avec unehabileté concise qui ne laisse pas le temps àl'ennui et force l'intérêt. C'est là un art que nul

ne saurait nier, un art que lui seul possède à

ce degré et qui le fait maitre en ce genre,ayant la pénétration ensorcelante de l'avocat

sans en avoir la prolixité ni la diffusion. Entrois ou quatre cents lignes il épuise un sujetd'actualité, de manière à tout expliquer et àn'avoir plus besoin d'y revenir.

Le procédé est si visible chez lui, quecertains lui ont reproché comme un manquede souffle, comme une impuissance cette mêmerépétition, trouvant bizarre de ne pas lui voir

dire à la dernière ligne une chose différentede celle qu'il disait à la première. Ceux quiparlent ainsi ont raison de faire cette remarque,mais tort de lui objecter cela comme critique,

car c'est peut-être justement là le secret de soninfluence énorme, multiple sur la masse deslecteurs en général et sur chacun d'eux enparticulier.

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Quand il traite un sujet, il ne le quitte qu'a-près l'avoir entièrement épuisé, désireux defaire pénétrer sa conviction dans l'esprit de

ceux auxquels il s'adresse il présente sonopinion d'abord d'une manière, puis d'uneautre, d'une autre encore et ne s'arrête quelorsqu'il est à peu près sûr d'avoir employétous les moyens de persuasion, de telle sorleque, si ses premiers paragraphes n'ont pasconvaincu, ses derniers puissent remporterla victoire. C'est une variante de son procédéqui consiste à s'adresser à chaque tempéra-ment. °

Quant à nous, loin d'en faire un défaut du

maitre chroniqueur, si expert en son art, nousne craignons pas de mettre au nombre de sesqualités cette extraordinaire habileté, tout lemonde n'étant pas apte à représenter plusieursfois la même idée sous une forme assez neuvepour arriver, à force d'adresse, d'éloquence etde persuasion, à la faire entrer dans les

cerveaux.Mûri par l'expérience, rendu plus sérieux par

ses récentes souffrances, Albert Wolff, devc-nait cette fois un véritable remueur d'idées il

allait enfin affirmer le talent que personne ne

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saurait aujourd'hui lui contester sérieusementdans son art subtil.

Il est vrai qu'il trouvait, pour l'aider dans sonoeuvre, une tribune colossale, que ni les jalou-sies ni les concurrences n'avaient pu abattre,une publicité sans pareille mais cela seuln'aurait pas suffi, et il n'eût jamais atteint lebut si ses articles n'avaient pas été véritable-ment sentis, soufferts et vécus. Avec cela il

a fait la conquête du puplic, qui s'est habitué à

trouver toujours, à cette tribune connue etaccoutumée, l'homme qui a su lui parler en unelangue simple, compréhensible et le toucher aubon endroit depuis, à chaque gros fait, àchaque événement nouveau, on le recherchepour avoir son avis.

Cette affaire Du Bourg, si magistralementpeinte et remuée, [achevait de le mettre en lu-mière. De ce jour il avait conquis son public;de ce jour il pouvait aller de l'avant, sûr d'êtreécouté, sûr d'être suivi.

Désormais il intervientdanstoutes les grandescrises sociales de la vie moderne; tantôt il dé-fend la femme, tantôt le mari, selon que l'ex-cuse est d'un côté ou de l'autre.

Ainsi il est impitoyable pour Du Bourg et

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nous avons vu que sa condamnationlui arracheun cri de férocité satisfaite. Wolff hait Du Bourg

parce qu'il n'est pas un mari outragé, mais unmari méditant froidement l'assassinat de la

femme coupable et celle-ci, selon le chroni-

queur a racheté sa faute en oubliant le dangerla menaçant pour ne songer qu'à l'enfant qu'onlui disait malade.

Plus tard, dans une autre circonstance, lorsdu procès Husson de Sampigny, le mari quitire des coups de revolver sur une épouse vi-cieuse, qui se livrait à ses domestiques, le jour-naliste absoudra le mari, appelant Mme de Sam-pigny -la Vénus aux larbins.

Enfin une longue série d'articles de ce genredonnent à la chronique un tour nouveau, lespéripéties du roman y entrant avec la recherched'une solution des questions sociales sur les-quelles reposent tous ces gros événementsparisiens.

Chose curieuse, ce journaliste, qui passepour un homme insensible aux séductions dela femmes trouve des tendresses infinies quandil s'agit de la défendre ou de l'exalter.

Ainsi, à propos de l'émancipation des femmesdont on reparle dans les clubs, il a fait un ar-

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ticle où il ramène la femme à son idéal, la

montrant émancipée dès le berceau, jeunefille adulée, épouse qui donne le rayon desoleil du foyer, mère qui devient une sortede divinité, aïeule qui plane, respectée et véné-rée, sur la vie de famille. Après avoir tracé enquelques lignes la physiologie de la femme du

xixe siècle, il finit sur ces mots attendris

« Que peut-elle souhaiter de plus, puisquetoute notre vie tourne autour de la femme; pourelle est le premier bégaiementde l'enfant; pourelle est la dernière pensée de l'homme. »

C'est là le secret de l'action réelle conquise

par Albert Wolff sur son public.Nous ne lui jetterons pas à la tête le pavé de

l'ours en prétendant qu'il est un grand littéra-teur. Est-il seulementun littérateur? Nous n'o-serions pas l'affirmer, car une analyse de saphrase la montrerait facilement insuffisante aupoint de vue de la rhétorique pure. Mais cediable d'homme a une chaleur persuasive, unflair absolu de ce qu'il faut dire et des embal-lements si entraînants, qu'il devient. un grandécrivain, non par la sui-eté de la forme, mais parla justesse du mot et le trait final qui entrecomme une vrille dans la cervelle du lecteur.

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A côté de cela, il a des audaces souvent.cruelles, bien faites pour surprendre le public.Sans se soucier de savoir si l'heure est propice,dédaigneux du qu'en dira-t-on, toujours fouettéjusqu'au sang par son indépendance, il va del'avant.

Dans ces derniers temps, il a donné de la

sorte la mesure de ce qu'il peut oser, en pu-lpliant un réquisitoire fulminant contre GahriellcFenayrou, après la première audience et lors-qu'il s'agissait pour l'accusée de sauver ou deperdre sa tète.

Une autre fois, lors des scandaleux procès deBordeaux, où comparaissaient des vieillardsaccusés d'avoir abusé de la jeune fille de leurmeilleur ami, il coupe l'herbe sous le pied auxavocats célèbres accourus de Paris, en faisantd'avance la plaidoirie qu'ils prononceront enfaveur de leurs clients.

C'est ainsi quenous remarquons tour à tourchez Albert Wolff les accès de générosité duFrançais et l'implacable cruauté du Germain.Nul ne défend un artiste avec plus de passion

que lui; aucun de ses confrères ne l'attaqueavec une plus complète férocité. Un jour, c'est

une réelle bonté qui semble se dégager d un

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article; le lendemain c'est une méchanceté froi-dementcalculée qui paraît avoirguidé sa plume.

On perdrait son temps à vouloir nettementdéfinir ce caractère plein de mystères. Pournous qui l'étudions à fond, nous estimons quec'est surtout l'homme du premier mouvementbon ou mauvais, une cervelle affolée par le dé-sir de dire son mot sur les hommes et les choses.

Wolff n'est certainement pas le grand artistecorrect, maître de son art, qu'on pourrait citercomme un exemple auxjeunes écrivains; maisc'est un grand acteur, habile à mettre le feuà une salle, par un mouvement imprévu de laphrase, par un mot qu'il jette à ses lecteursainsi qu'un défi, et qu'on applaudit, quand, aprèsmûrie réflexion, on serait tenté de le siffler.

A cela il devra de ne pouvoir être ni imité, niremplacé, en dépit de toutes ses incorrectionset de tous ses défauts.

Dans tous les cas, c'est un être curieux,paraissant réaliser le type rêvé par Victor Hugoet personnifié dansTriboulet bouffon un jour;

la cour de sa Majesté le Public, égayant seslecteurs par des lazzis, des boutades de vau-devilliste grave et attendrissant le joursuivant,comme le fou de François le'.

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xxi

Ce n'est pas, du reste, la seule ressemblance

que nous ayons relevée entre le chroniqueurdu Figaro et le Triboulet du poète elle existe

au physique comme elle existe au moral.Le moment nous semble venu de donner un

portrait vrai du journaliste qui occupe tant lepuhlic, et de placer celte esquisse à l'époquede sa vie, où il s'est définitivement imposé

comme un maître de la chronique, une puis-

sance de la presse.Si Albert Wolff n'est pas complètement bossu

comme Triboulet, son dos voûté, sa tête ren-trée dans les hautes épaules, lui donnent, ce-pendant, un faux air de bossu. Il est très grand

son torse, s'étant alourdi avec l'Age, semble

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jeté par hasard sur de longues jambes. Levisage imberbe tient du Chinois plutôt que del'Allemand; le teint est jaunâtre et les sourcils

se dressent vers les oreilles, comme ceux deMéphistophélès. Les lèvres sont épaisses, lalèvre inférieure souvent pendante, les pom-mettes saillantes, le menton fuyant: seul, lefront est régulier et bien coupé sous des che-

veux plats, partagés par une raie.Bastien Lepage l'a admirablementportraituré

sur un petit panneau, qui fut un des succès duSalon de 1880.

Le peint.re a montré le chroniqueur parisienchez lui devant son bureau en désordre, lepantalon rentré dans des bottes de chambre,l'éternelle cigarette fumante entre les doigts dela main droite.

Quand il fut question de ce portrait, AlbertWolffdit à Bastien Lepage,de qui nous tenonsces paroles

« Surtout, ne me flattiez pas! Je sais que jesuis d'une laideur au-dessus de la moyenne;prouvez-moidu moins que vous ne me prenezpas pour un imbécile et faites-moi tel que jesuis, sans une concession.

Ainsi fit le peintre, et ces séances, qui ont

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duré tout un long mois, sont peut-être sansprécédent.

A tout moment, Albert Wolff quittait sa poseot venait contempler l'oeuvre, en disant

«Ce n'est pas cela, mon ami. Vous mefaites un front de penseur que je n'ai pas; la

bouche n'est pas assez grande; la lèvre infé-rieure n'est pas assez épaisse faites-moicomme je suis ou je vous flanclue un éreinte-ment, il grand orchestre. »

Jamais modèle n'avait parlé de la sorte unpeintre.

Bastien Lepage fit ce que lui demandait sonami; mais, en même temps, il mit dans ceportrait, qui est un procès-verbal peu flatté deWolff, ce clu'il y a d'attrayant en lui, le regardperçant d'une singulière intensité.

En effet, il première vue, on dit du chroni-

queur:« Sapristi Il n'est pas beau »

Puis, en rencontrant ce regard curieux, onajoute tout bas, sans le connaître

« Mais ce ne doit pas être un imbécile. »

Ce petit portrait demeure jusqu'à nouvelordre le chef-d'œuvre du peintre. Il est inté-ressant de le comparer al un autre portrait

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brossé par Carolus Duran, en une séance.Celui-ci n'a vu en Wolff que le chroniqueurbatailleur; il a mis dans son aeuvre le côté spi-rituel et audacieux de son modèle. BastienLepage, lui, a voulu le montrer devant sa table,de travail, replié sur lui-même. La main gaucheest crispée et semble frapper à grands coupssur la jambe; les épaisses lèvres sont entr'ou-vertes l'oeil fixe avec obstination un point endehors du cadre.

« Voilà comme je vous vois sombre, ner-veux, ayant l'air d'affirmer quelque chose dansl'expression et dans le geste », dit le peint.re ai

l'écrivain, après avoir terminé son portrait.C'est bien cela. L'homme est là tout entier,

avec sa volonté, sa persuasion et son énergie àimposer ce qui lui paraît vrai, au risque de setromper.

En effet,. ce Parisien est un sincère, soute-nant avec une entière bonne foi ce qui lui sembleéquitable et poursuivant avec un acharnementimpitoyable ce qui lui semble faux. De là, ceséternelles fluctuations dans ses jugements,fluctuations que l'on ne saurait s'expliquerquand on ne connaît pas Albert Wolff. Ainsi,

un jour, il exaltera Émile Zola, à propos de

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l'Assommoir-, avec une éloquence, une passioncommunicatives, et, une autre fois, il l'érein-tera plus que de raison, à l'occasion de Pot-Bouille. Pour les artistes, la même chose aprèss'être arrêté longuement devant La Mort deMarceau de Jean-Paul Laurens et avoir dit dupeintre tout le bien qu'il pense, dans une autrecirconstance, il empoignera le même artistepar les épaules pour le secouer comme un éco-lier.

Tout récemment, lui qui a si longtemps com-battu pour le Salon libre des artistes libres,n'a-t-il pas employé la même véhémence, la

même ardeur pour prouver que le Salon trien-nal de l'Etat est une nécessité? Dans les deux

cas, il est absolument sincère, attaquant l'in-fluence gouvernementale quand elle va troploin, et invoquant son intervention lorsque lerelâchement des arts la lui fait souhaiter.

Cette indépendance dans ses vues et ses ju-gements a créé Ù Albert. Wrolff une situationpart. Ses meilleurs amis ne sont pas sûrs de nepas être attaqués par lui, et ses pires ennemis

ne sont pas surpris de se voir tout à coup dé-fendus par l'homme qui les a ahîmés la veille.

Tout cela a achevé de placer le chroniqueur

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parisien dans une sorte d'isolement particulier,l'empêchant d'avoir des attaches dans aucuncamp, pour qu'il put conserver le droit de diresans ménagement ce qui est au bout de saplume.

Il se peut que le sentiment de l'indépendancesoit le fond de son être, car toute sa vie passéesemblerait le prouver en maintes circonstan-ces mais, d'autre part, nous ne croyons pasnous tromper en affirmant que l'orgueil entrepour beaucoup dans cette attitude. Il plait aujournaliste d'être suspendu comme un critiquede Damoclès au-dessus de ses contemporains;l'isolement lui donne une force dont sa vanités'accommode.

Albert Wolff, au fond, n'aime pas qu'on luiparle de ses articles à un compliment il ré-pond par un sourire et ces mots, dont nous nesaurions traduire le ton goguenard

« Ah cela vous a plu ? »En réalité, cet effacement n'est pas la mo-

destie, mais un orgueil démesuré, un méprisde l'opinion des autres et une confiance ab-solus en son propre jugement. Ceux qui leconnaissent beaucoup nous ont d'ailleurs con-firmé dans cette opinion, et l'entêtement avec

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lequel il se tient éloigné du monde n'est pro-bablement que le résultat, d'un système, qui

est de se faire désirer.Toujours est-il que Je chroniqueur parisien

par excellence ne va dans-le monde que toutjuste pour ne pas perdre de vue les hommeset les choses. Peut-être aussi, sachant qu'iln'est pas beau, se tient-il sur la réserve? Il

disait à ce sujet à un de ses amis

« Quand j'étais plus jeune, j'aurais vouluêtre beau garçon. A présent, je m'en moque,mais pas assez pour ne pas être un peu humiliéquand, en entrant dans un salon, je vois desregards curieux s'attacher sur moi, des regardsde femmes, qui semblent dire Oh qu'il estvilain c'est ça le fameux courriériste pari-Sien »

Le journaliste n'aime donc pas aller dans lemonde, pour laisser à ses lectrices, prétend-il,toutes leurs illusions. II se peut aussi que la viedu dehors n'ait plus rien u lui apprendre onn'arrive pas au déclin d'une existence sitourmentée, sans emporter le mépris deshommes rencontrés sur le chemin parcouru.Une anecdote le prouvera.

Un soir, dans une réunion artistique où

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Albert Wolff apparaît rarement, parce qu'ilsait que des haines sourdes contre lui grondentsous les sourires, il causait au milieu d'un

groupe de deux ou trois intimes. A la ported'entrée se dessina la silhouette d'un person-nage fort connu.

« Vous voyez bien X* » fit Wolff, endésignant celui qui arrivait « Je sais qu'hier,dans un atelier, il a dit de moi pis que pendre

il va sans dire qu'il m'a traité de « Prussien ».Mais il a encore ajouté que je faisais faire mesarticles d'art par les peintres et qu'avec un peud'argent on aurait ma plume quand on voudra.Maintenant, voyez l'objet »

Le personnage en question alla droit auchroniqueur, le sourire aux lèvres et lui donnadu « cher ami » par ci, du « grand critique »

par la. Quand il se fut dirigé vers un autregroupe, Albert Wolff se tourna vers ses amis,ajoutant

« Suis-je assez vengé de ce valet à présent,allons prendre un bock. »

Une autre fois, se rencontrant avec unconfrère qui l'avait malmené le matin dans

son journal, le chroniqueur l'aborda ainsi

« Merci, mon cher. Mes dénigreurs me rcn-

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dent les plus grands services ils me stimulentà la besogne. Quand ils ont perdu leur tempsà vouloir prouver à mes lecteurs que je suis unimbécile, je tâche de faire un bon article pourprouver aux mêmes lecteurs que mon éreinteur

a menti, et, parole d'honneur, cela me réussit

presque toujours. »

Au fond, c'est le résumé de la lettre qu'AlbertWolff nous a adressée et que nous publions audébut de ce volume. Le journaliste a une telleconviction de son autorité, incontestée aujour-d'hui, qu'il se soucie peu de ce qu'on pense de

son talent parmi ses confrères il a dans le

groupe quelques amis, cela lui suffit.11 se rend parfaitement compte de ce qu'il

doit y avoir de tentant pour un débutant, parexemple, à entamer une polémique avec lui.Quand les coups d'épingle ne suffisent pas, onva plus loin, on devient acerbe, on calomnie.Rien ne trouble le repos du chroniqueur,occupé qu'il est toujours de l'article de demain.Souvent il le cherche pendant plusieurs jourset l'écrit en quelques heures, toujours aprèsune hésitation, avec l'angoisse de démériter deses lecteurs.

C'est pour cela que nul ne suit avec plus

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d'attention que lui les nouveaux chroniqueursqui surgissent de temps à autre, dans la craintequ'un inconnu d'hier ne vienne l'éclipserdemain. Il fait cela sans jalousie d'aucunesorte, nous en sommes persuadé, mais commeun homme préoccupé de l'avenir, mordu del'ambition bien naturelle de rester au niveauqu'il a conquis et fermementdécidé à se retirerde la carrière, le jour où son talent viendrait afaiblir avec l'âge.

Il ne veut pas, affirme-t-il, ètre le vieuxcabotin qui, après avoir brillé sur la premièrescène, finit pitoyablementdans les théâtres dela banlieue.

Dans un journal comme Le Figaro, où tantd'amours-propres se heurtent, on n'est pastoujours tendre les uns pour les autres, maistous les camarades d'Albert Wolff sont d'accordpour déclarer qu'il n'existe pas de journalisteplus consciencieux que lui. Aujourd'hui, demême qu'il y a vingt cinq ans, il pâlit sur lesépreuves pour améliorer l'article, autant qu'il.est en son pouvoir de le faire; quelquefois il

revient à une heure du matin au Figaro pourvoir si ses corrections ont été bien faites, et onles fait avec d'autant plus de soin que le

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chroniclueur est d'une politesse excessive avecles compositeurs, leur parlant comme à descamarades.

Les autres rédacteurs le disent bon garçondans les relations et toujours prêt à faire unarticle à quelqu'heure que ce soit beaucoupde ses courriers ont été écrits de la sorte aujournal, pendant qu'on lui enlevait les feuilletshumides sous la main, et ce ne sont pas lesplus mauvais.

Interrogé un soir sur le temps qu'il mettait à

faire un article, Albert Wolff' répondit

« Deux heures, quand il est bon, toute unejournée quand il est mauvais. »

Toute la critique de l'écrivain se trouve dans

ces mots Albert Wolff écrit vite, lorsqu'il estfouetté par son sujet, enveloppé par son idée;lentement lorsqu'il écrit par devoir plutôt quepar goût.

C'est surtout un grand improvisateur et il le

sait si bien lui-même que, pour ses articles,quand il traite un de ces sujets qui passionnentParis, il se figure volontiers que, monté sur uneborne, au coin de quelque carrefour, il parle àla foule. Il arrive à une telle illusion qu'il dé-clame à haute voix ses phrases, en les écrivant.

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De là cette chaleur entraînante qui monteparfois jusqu'à une réelle éloquence. S'adres-sant à l'Impératrice Eugénie, au sujet de lamort du Prince Impérial, et constatant l'émo-tion publique, n'ar-t-il pas eu cette trouvaille

« Madame, vous avez régné une heure, sinon

sur la France, du moins sur les cœurs fran-çais »

Et il est parti de là pour écrire une page desplus touchantes. Il montre toutes les mères deFrance contemplant les fils qui grandissent, etpensant à l'ex-souveraine qui pleure son en-fant. L'émotion semble gagner l'écrivain; elle

se communique au lecteur: on est empoigné

en même temps que surpris de cette note sipénétrante, si sincèrement humaine, qu'il ré-sume le plus souvent en une phrase heureuse.Non, un si grand ému ne saurait jamais être unblasé.

En parlant des enfants, principalement, il

trouve des accents attendris. Cela vient sansdoute de ce que lui, le célibataire, il a vu gran-dir sous ses yeux les neveux et les nièces qu'ilaime et qui l'adorent. De Villemessant disaitsouvent d'Albert Wolff « Il a la corde de lafamille » Par ces mots, le grand flaireur de ta-

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lents traduisaitl'étonnement que lui causait son

rédacteur, chaque fois qu'il franchissaitle seuild'un foyer pour s'occuper de l'intérieur des fa-milles.

Il a écrit notamment, il y a quelques mois,

un courrier sur le gommeux bourgeois qui estparfait, parce qu'il l'a vécu et souffert person-nellement, dans sa tendresse familiale.

Pour montrer par quelle gradation un fils estarrivé à méconnaitre l'autorité paternelle, lechroniqueurrecherche d'abord la cause de cetteirrévérence. Il fait un tableau de la famille dejadis où toute la maison se réunissait, le soir,autour de l'antique table ronde bourgeoisie

puis il arrive à la dislocation de la famille parle relâchement des liens, par le père qui va auCercle, la mère qui court les plaisirs et les en-fants abandonnés aux domestiques. Ce n'estplus de la simple chronique, ce sont des étudesde moeurs qui, développées, fourniraient d'ad-mirables chapitres de romans.

Aussi, en faisant cette dernière remarque,pouvons-nous dire d'Alhert Wolff que le jour-nalisme l'a amoindri tout en le rendant célèbre.Au fond, il a manqué sa vie; malgré son renomen France et à l'étranger, il ne possède pas la

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situation durabledevant l'avenir, qu'il aurait puconquérir. Le journalisme l'a englobé, le béné-fice facile et immédiat l'a lancé dans la voie fa-tale de l'improvisation qui menace d'engloutirtoute la jeune génération venue après lui, etplus avide encore du gain rapide. Comme nousl'avons déjà constaté, c'est le triomphe du jour-nal sur le livre, l'apothéose de l'homme quiécrit pour un jour et l'écrasement de ceux quienvisagent l'avenir.

C'est également le règne de la publicité écra-sante tous ceux qui pensent lentement sontles humbles serviteurs de celui qui improvise àla hâte.

Un homme comme Albert Wolff, qui, en plusde son autorité personnelle, dispose dujournalle plus répandu, peut en un tour de plume fairebeaucoup de bien ou énormément de mal; il

donnera des éditions à un livre ou le jetteradans l'oubli; il prendra un artiste par la main etl'imposera au public ou le replongera dans lesténèbres.

On dirait que le chroniqueur le sait, et c'est,

croyons-nous, pour cela que, de loin en loin, il

cueille dans la foule un inconnu pour le mettre

en évidence, pour se faire pardonner devant sa

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conscience le mal que, si.souvent, il a fait invo-lontairement.

Telle est la physiologie et la psychologie decet homme que nous allons voir encore à l'œu-vre, mettant tour à tour en relief, suivant lesoccasions, des défauts et des qualités sortantde l'ordinaire ce qui rend sa physionomie par-ticulièrement intéressante, c'est qu'il ne faitrien avec calme, dans tout il se montre un pas-sionné, un fougueux.

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XX III

En 1872, il donnait au Figaro son troisièmesalon.

Le dernier, celui de 1870, bien que l'effet eneût été en partie neutralisé par le débordementdes événements et que le souvenir en eût été

presque effacé, avait eu, à l'époque, quelqueretentissement dans le monde des Arts ontcommençait à se préoccuper chez les artistes,

de ce critique hardi, disant carrément son avisbon ou mauvais avec un aplomb féroce et necraignant pas de dauber coeur joie sur les

toiles qui ne lui plaisaient pas.Certes, il pouvait et devait se tromper plus

d'une fois dans ses appréciations, à cause decertain parti-pris très violent pour l'art moderne

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et parisien et de sa haine de toute entraved'Ecole ou d'Académie mais il avait le méritede la franchise poussée aux dernières limites et

une sincère passion de l'Art. Beaucoup d'artis-tes ont le droit de se plaindre de lui et, plustard, nous examinerons leur cas tout spécial,mais d'autres n'ont qu'à se louer de ce vigou-reux défenseur des novateurs et des audacieux,qui les a lancés et les a aidés à arriver quelque-fois avant l'heure, en leur écartant les rudesbroussailles du début et en habituant le grospublic à leurs œuvres, à leur nom.

Ce qui ressort de ses Salons, c'est que sespréférés de 1870, de 1872, sont également sespréférés de 1883, mais qu'à l'occasion il ne leurépargne pas les étrivières, quand il se croit endroit de le faire, avec d'autant plus de sévéritéet de causticité qu'il ne leur a pas ménagé lesplus complets éloges auparavant. Ce qui faitaussi l'importance du critique, c'est que per-sonne ne l'a dans la main.

Ainsi, en 1872, nous lui voyons vanter avecraison le talent de Henri Dupray, CarolusDuran, Carpeaux, Jules Breton, Detaille, Pille,Berne-Bellecour, Guillemet, Henner, Laurens,et mettre sur un piédestal le père Corot; mais

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il attaque l'École de Rome, avec certaines ré-serves, en ce qui concerne Jules Lefebvre,passionnément quand il arrive à Cabanel.

A propos de Corot, c'est certainement lui qui

a le plus fait dans l'opinion publique pour legrand paysagiste.

Il le connaissait beaucoup, a souvent causéavec lui sur sa façon de comprendre l'Art, laNature et passé de longues heures dans sonatelier, l'étudiant à fond. C'est de Corot qu'il ale plus appris sur les grands peintres Troyonet Rousseau que le maître connaissait.

Les peintres avec lesquels Albert Wolff étélié très intimement sont Corot, Jules Dupré etDiaz, et c'est en apprenant de leur bouche lesmisères atroces de leurjeunesse que le chroni-

queur a été si souvent poussé à critiquer la si-tuation exagérée faite de nos jours aux jeunespeintres.

Ce troisième Salon commence vraiment la.série de ses Salons influents.

Dans la seconde partie de l'année, nous re-levons quelques chroniques qui viennent com-pléter l'effet produit par celle de l'affaire Du

Bourg.Rappelons le mot sanglant de Werther du

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lupanar trouvé pour stigmatiserun jeune hommequi avait tenté de se suicider dans le boudoird'une cocotte. On pressent que chaque fois qu'il

aura à traiter une thèse de pareille nature, il

remportera un succès assuré.Le 10 mars 1875, après une brouille avec de

Villemessant, qui avait motivé son éloignementdu Figaro pendant plus d'un an, Albert Wolff,il l'occasion de sa rentrée au journal, offrait. à

ses confrères un punch chez lui, dans son ap-partement de la rue Laffitte.

C'était aussi une occasion d'établir sur unpied sérieux sa réputation de collectionneur etde montrer le commencement de galerie quil'occupait depuis si longtemps. Certes, i4 y avaitloin du jour où, amateur débutant, il avait misdix-huit cents francs de côté pour acheterl'aquarelle de Bonnington.

Maintenant il pouvait faire admirer, avec unjuste orgueil, six tableaux de Corot, une marineet un paysage de Jules Dupré, la Femme auMiroir, de Stevens; parmi ses Diaz, les Fleursde Barbi^on, achetées à la vente de Iihalil-Bey

des Vollon, deux Fromentin, un Roybet, unemerveilleuse tète de Ingres. Sur les murs figu-raient aussi Charles Jacque, Ziem, Gustave

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Doré, Bonvin, Courbet, Berne-Bellecour, De-taille, de Neuville, Harpignies, Dupray, Dau-bigny, Munkacsy, Guillemet, et, parmi lessculpteurs, Millet, Barye, Jules Franceschi; entout une quarantaine de très belles oeuvresd'art. Son ambition de toute sa vie était satis-faite, une de ses plus grandes passionsassouvie.

Aussitôt revenu au Figaro, il reprend satâche que les événements semblent se com-plaire à lui faciliter, en lui offrant tous les

moyens de perfectionner sa science de chro-niqueur. Tantôt c'est une définition curieusedes crises financières, à propos de Philippartet du Crédit Mobilier Espagnol; tantôt un ar-ticle à l'occasion de la mort d'une célébrité, lepeintre Pils, le sculpteur Carpeaux, l'actriceDéjazet.

Après son Salon, qu'il reprend en 1876, il

consacre des articles curieux à l'oeuvre deRichard Wagner, les Niebelungen, qu'il va en-tendre à Bayreuth.

C'est en allant à Bayreuth qu'il eut le specta-cle grotesque d'un convoi de cent veaux, quirefusaient obstinément de monter en wagon.Aussi écrivait-il dans son premier article

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« M. de Buffon ne nous a pas dit dans ses ou-vrages que les veaux détestaient la musique deRichard Wagner.»

Puis la chronique, commencée sur ce tonbadin, s'élevait, et vengeaitParis si ignominieu-sement outragé par le musicien allemand.

Faisant allusion au pamphlet de Wagner, Al-

bert-Wolff disait en s'adressantdans cet article

au compositeur

« En France, vu mon origine, j'ai évité, Mon-sieur, de parler de cela; mais ici, chez vous, àBayreuth, sur la terre allemande, je viens vousdire que vous avez commis là une bien vilaineaction. Ceci dit, n'en parlons plus, nous allonsjuger votre œuvre, en oubliant que vous vousêtes un jour déguisé en hercule de foire pourtomber les tours Notre-Dame. »

Vingt-quatre heures après l'article, AlbertWolff arrivait à Bayreuth. Ce fut une stupéfac-tion.

Alors, le premier soir, comme il se prome-nait en voiture avec M. Jauner, le directeur du

théâtre de Vienne, des pierres grosses commele poing furent lancées dans la voiture. On di-sait qu'on écharperait le chroniqueur du Figaros'il se présentait au théâtre.

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Il courait de réels dangers, si bien que toutle Jockey-Club de Vienne réunià Bayreuth s'enémut et le prit sous sa protection, lui consti-tuant une sorte de garde du corps. Cet article,commencé par une chose des, plus gaies, avaitmenacé de finir par une des plus terribles.

Puis, il fait le premier, et malgré toutes lesprotestations de ses confrères, un éloge trèsdétaillé de l'Assomzoir et du talent déployé

par Emile Zola dans cette œuvre qui peint levéritable ouvrier. C'est ensuite la période des

graves affaires Godefroy, Billoir et Le Manach,Prieur de la Combe, un faussaire, un assassinet un incendiaire. Albert Wolff est en pleine

verve, en plein succès. Rien ne semble plusdevoirarrêter sa marche en avant, quand s'abatbrusquement sur lui une des plus grosses ca-tastrophes de sa vie accidentée.

Ici, pour la complète intelligence des faits, il

est nécessaire de présenter le journaliste sousun de ses aspects les plus connus, celui dujoueur, et de consacrer une étude particulièreil ce côté de sa physionomie.

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XXIV

En effet, quand on parte d'Albert Wolff, laréputation du joueur n'est pas moins solide-ment établie que celle du chroniqueur; oublierla passion dominante de l'écrivain, celle qui atenu un si grand rôle dans sa vie, ce serait nele peindre qu'à moitié: le joueur chez lui estlacontre-partie du laborieux.

La manière dont il a pris le goût des cartesest fort amusante cela remonte à sa premièreenfance.

Après la mort de ses parents il fut élevé chez

une de ses tantes, qui était bien la plus enra-gée joueuse que l'on put voir. Dès que sonmari était couché, descendant l'escalier surdes chaussettes pour ne pas faire de bruit, elle

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s'en allait presclue tous les soirs jouer chez

une de ses amies, demeurant à quelque dis-tance.

Comme la bonne dame ne pouvait se risquerseule dans les rues désertes de la ville deCologne, et encore moins rentrer sans cavalierà la maison, à une heure avancée de la nuit,le petit Wolff, tout bambin, l'accompagnaitdans ses escapades.

Il restait souvent là jusqu'à quatre heures dumatin, sommeillant dans un coin, sur unechaise.

Quand il ne dormait pas, il suivait le jeuavec le plus vif intérêt, car, lorsque sa tantegagnait, elle lui donnait une pièce de vingt

sous.Il est vrai que les nuits de déveine, tout en

ourant vers son logis, avec l'inquiétude desavoir si son mari n'avait pas remarqué sonabsence, elle donnait taloches sur taloches à

son compagnon, disant

« Allons, plus vite, méchant gamin Tu nene peux donc pas allonger les jambes, grandparesseux »

Albert Wolff apprit de la sorte de bonneheure, avec les cartes, les joies et les amer-

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tumes du jeu la passion lui en füt inculquée

comme l'on voit, de la manière la plus bizarre,à grand renfort de bourrades et de pièces devingt sous.

Nous l'avons vu ensuite, sous l'influencedes griseries du journalisme, se laisser allerà imiter les grands confrères et courir aBade, avec ses premières économies, pourmettre en pratique les inconscientes leçons de

sa tante. Il ne fut pas très heureux dans cedébut et éprouva là une de ses plus grandesdouleurs.

Ayant tout perdu, il s'était mis solitairementà la fenêtre de son hôtel. De là il voyait la villebrillamment illuminée, à l'occasion de la fêtedu Grand Duc, et entendait les rythmes del'orchestre.

Endette jusqu'au cou, songeant aux huissierset aux créanciers, dans cette solitude, rongépar le plus cruel désespoir, il lui fallait cepen-dant écrire les louanges de Bade pour le jour-nal. Et tandis qu'il traçait ces mots « Bade,séjour enchanteur. », des larmes cuisantestombaient sur sa copie.

Mais il était jeune, ardent, il ne se rebutapas et continua à jouer, passant la plupart de

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ses nuits au cercle, après avoir travaillé toutela journée.

Le goût du jeu fut d'ailleurs un des liens del'intimité qui existait entre de Villemessant etAlbert Wolff, plus qu'entre le directeur duFigaro et ses autres rédacteurs. Lorsquequelque boutade du rédacteuren chef, quelqueréponse du chroniqueur indiscipliné avaientbrouillé les deux hommes, le jeu, qu'ils aimaientpassionnément tous les deux, les ramenaientl'un vers l'autre

Le soir,ils se retrouvaient au cercle et quandAlbert Wolff tenait une banque avec l'estomacqu'on lui connaît, de Villemessant, tout fier,s'écriait

« Il n'y a pas de chroniqueur dans Paris pourdonner un pareil coup »

On riait, on était désarmé et on se raccom-modait.

Certain jour, pour un mot brutal, Wolffavait pris la mouche il était parti pour Monaco.Peu de jours après de Villemessant arrive à

son tour le rédacteur en chef et le chroni-

queur ne se parlaient pas cette fois la brouilleétait sérieuse.

A la fin de la journée, Albert Wolff étant

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assis au trente et quarante, de Villemessantvint se pencher par-dessus son épaule, et,après. avoir compté l'argent'que le journalisteavait devant lui

« Deux mille trois cents francs » dit-il

« Très-bien voici cent quinze louis jouez letout pour nous deux J'espère que vous per-drez »

Et, comme Albert Wolff le regardait avecétonnement

« Oui. Quand vous n'aurez plus le sou, vousserez bien forcé de revenir au Figaro ajoutale Directeur, et je ne regretterai pas monargent. »

Dans une autre circonstance, vers la .fin de1873, une querelle beaucoup plus grave éclataentre les deux journalistes et détacha AlbertWolffdu Figaro pendant plus d'un an, car il

ne devait y rentrer qu'en Mars 1875. A une vio-lente sortie de son rédacteur en chef, il avaitrépondu « Bonjour la compagnie, je m'envais »

La discorde, cette fois, semblait devoir s'é-terniser Wolff avait transporté sa chroniquedans l'ancien Gaulois de Tarbé des Sablons.

Il partit même pour Madrid et rendit compte

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des fêtes du premier mariage du roi d'Espa-gne dans le journal rival.

A Madrid, le chroniqueur fut présenté dansle monde par le baron Antonio de Ezpeleta,

son meilleur ami. Tous les salons s'ouvrirentdevant lui le premier club de la ville le reçutavec empressement le marquis de Sardoal,

un des hommes politiques en évidence, prome-nait le journaliste au bois de Madrid la mar-quise de Bedmar l'invita à dîner avec tous lesministres et le plaça à sa gauche, mettantM. Canovas de Castillo à sa droite. Chez le ducde Fernan Nunez on lui Gt un accueil particu-lièrement hospitalier, et enfin le roi Françoisd'Assise lui fit en personne les honneurs duPalais Royal, montrant aux lumières à AlbertWolff, qui en avait exprimé le désir, le célèbreplafond de Tiepolo, dans la salle du trône.

Le récit très détaillé de tous ces incidents,

que l'ancien chroniqueur parisien du Figaropubliait dans le journal de M. Tarbé, irrita fortM. de Villemessant.

Le directeur du Figaro, traitant son rédac-teur préféré d'ingrat, jura que jamais son jour-nal ne publierait plus une ligne de Wolff, etbien décidé à le remplacer pour toujours, il

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commença même par engager Louis Enault

pour le Salon venir.La querelle en était arrivée au degré le plus

aigu, car, lorsqu'on se rencontrait au CaféRiche, à la fameuse table ronde, où pendant delongues années déjeunaient ensembleun groupede musiciens, d'auteurs et de journalistes, deVillemessant lançait des épigrammes à sonancien rédacteur et celui-ci ripostait dans lestermes les plus vifs.

Un jour le chroniqueur s'écria, masquantsous un ton plaisant sa pensée véritable et sonbrûlant désir de rentrer au Figaro

« Quand paraitra mon prochain article ?

Votre nom ne figurera plus jamais dans

mon journal » tonna de Villemessant, rougede colère. « Je l'ai juré sur la mémoire de magrand'mère, qui m'a élevé, comme voussavez »

« Et moi, répondit Wolff, j'ai juré sur le sou-venir de mon grand-père, que j'y rentreraisquand je voudrais!

JamaisVoyons, insinua le chroniqueur. N'y

aurait-il pas moyen d'arrangercela sur l'heure ?

Après avoir passé quinze années l'un à côté de

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l'autre, nous ne pouvons pas occuper le restede notre vie à nous quereller. Voilà ce que jevous propose. Nous sommes tous deux liés parun serment.

ParfaitementEh bien Je vous joue la mémoire de votre

grand'mère contre le souvenir de mon grand-père, au piquet, en cent cinquante, partie liée! »

On apporta des cartes Wolffgagna la grand'-mère. Le lendemain il rentrait au Figaro,qu'il n'a plus quitté depuis.

L'hiver à Paris, l'été à la campagne, de fu-rieuses parties de piquet étaient jouées entrele directeur et le rédacteur.

Quand le chroniqueur avait besoin d'avancesà la caisse ou qu'il voulait obtenir un congé, il

commençait par s'attabler en face de son rédac-teur en chef; puis au sixième Rubicon qu'il su-bissait, car de Villemessant était beaucoupplus fort que lui, Albert Wolff insinuait tran-quillement qu'il avait besoin de changer d'airou qu'il manquait d'argent. Alors de Villemes-sant, rendu bon par son triomphe, accordaittout.

Lorsque la culotte était très forte, Wolff lapayait à tempérament, à tant par mois, à la

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caisse du journal. La dernière fut considérable;

un jour, le chroniqueur passa au guichet

« Combien dois-je encore à M. de Villemes-sant ? demanda-t-il.

Quatorze cent cinquante francs.Eh bien lirenez les. »

Deux heures après, le télégraphe apporla lanouvelle de la mort de M. de Villemessant,après la première émotion, Wolff dit à sescamarades

« Je n'ai jamais eu de chance avec notrerédacteur en chef; si la nouvelle était arrivéequelques heures plus tôt, je ne payais pas lesquatorze cent cinquante francs et la famille neles aurait jamais réclamés. »

C'est un mot de joueur et de boulevardierqui n'empêche pas les sentiments comme ondit; car, en toute circonstance, le chroniqueurrend justice aux qualités du fondateur duFigaro, auquel Wolff doit la tribune si re-tentissante qui a fait sa réputation. Mais onne peut s'en étonner, quand on l'a suivi soi-gneusement comme nous l'avons fait durant

sa longue carrière c'est un faux blasé, dontl'émotion profonde fait constamment cra-quer le vernis de scepticisme, plus apparent

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que sincère. A chaque moment il éprouve lebesoin de dissimulerune larme sous le pétardd'un bon mot, ou de masquer sa douleur parune vantardise.

Sa vie de joueur a été accidentée par des in-cidents de toute nature.

Les trois parties les plus drôles qu'il ait faites,ont eu pour théâtres, Paris, Tours et Constan-tinople.

La première remonte au temps de sa jeu-nesse, à une époque où il revint de Bade, abso-lument décavé. A Paris, une désagréable sur-prise l'attendait son mobilier devait être vendule lendemain.

Dans une pareille extrémité, que faire ? Il

court partout, dans l'espoir de rencontrer quel-qu'ami qui puisse le tirer d'embarras.

Après avoir longtemps cherché inutilement,il pénètre enfin dans un cercle, où il aperçoità une table de bouillotte l'huissier qui avait ac-cumulé le papier timbré chez lui durant sonabsence et qui devait faire exécuter la saisie lejour suivant.

Albert Wolff avait sur lui quarante cinqfrancs; il se cave de cette somme à la bouillotte;l'huissier fait son tout.

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« Tenu!» crie le journaliste, et il double samise sur l'officier ministériel.

La lutte se prolonge; chaque fois que l'huis-sier entre à la bouillotte, il est décavé par sonadversaire, le chroniqueur. A onze heures,enfin, Wolffse lève, lâche sa victime mise a

sec et lui dit

« A quelle heure, pourrais-je vous envoyerdemain matin la réponse aux nombreuses com-munications que vous m'avez faites pendantmon absence? »

L'huissier ne trouvant pas un mot, le journa-liste reprit

« Grâce a vous, je suis sauvé il l'ouverturede vos bureaux, les fonds seront chez vous. »

A Tours, ce fut pendant le procès VictorNoir et Pierre Bonaparte. On l'avait invité augrand Cercle, où il se trouva reçu à merveille

par les habitués. Puis, comme on connaissait

son faible, vers une heure du matin, après ledépart des gens âgés, l'élément jeune fit des-cendre du premier la table de baccara, dont onne se servait plus depuis de longs mois.

Une fois installé, le chroniqueur gagne neuf

coups sur dix contrairement à ce qui arriveordinairement, en pareille circonstance, les

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pontes sont enchantés ils passent avec em-pressement leur argent à l'heureux joueur,disant, le visage illuminé d'un cordial sourire

« Nous espérons, Monsieur Wolff, que vousemporlerez un bon souvenir de Tours. »

A quatre heures du matin, quand le journa-liste, qui continuait à avoir un bonheur extraor-dinaire, les eut complètement mis à sec, lesjeunes gens et les officiers le reconduisirent il

l'hôtel, en lui répétant tout le long de la route

« Enchantés, Monsieur, que vous emportiez

un si agréable souvenir de Tours! »

Mais la partie la plus mémorable de sa vie

eut lieu en 18G9, contre le prince Mustaphapacha, dans son palais de Candili.

Un soir, après le diner, son altesse fit ap-porter une table de trente et quarante.

« Quest-ce que vous mettez en banque ? de-manda le prince.

Tout ce que je possède, » répondit le

journaliste, étalant devant lui cinq ou six mille

francs.«Fort bien! » continua son adversaire. « Je

mets cent francs à rouge. »

Albert Wolff, qui se voyait déjà en train de

gagner un million au prince dont il était l'hôte,

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donna le coup et perdit. Immédiatement le ga-gnant se leva, mit les cent francs dans sa pocheet laissant le chroniqueur tout déconfit

« Bonsoir, fit-il je vais me coucher. »

Jamais Mustapha ne voulut donner une re-vanche à son invité.

Seulement, lorsque le journaliste quittaConstantinople, alors qu'il était déjà à bord du

steamer prêt à lever l'ancre, un aide-de-campdu prince arriva avec un billet ainsi conçu

« Pour vous faire oublier votre perte. »

Au billet était joint un bijou d'une valeur dedix mille francs.

C'était à Bade qu'Albert Wolff avait fait la

connaissance du prince, dans des circonstan-

ces qui méritent d'être rapportées.Mustapha Pacha ne cessait de perdre en

voyant entrer le chroniqueur Parisien, qui nelui avait jamais été présenté, le prince lui cria

« Ah vous voilà, Monsieur Wolff Flan-quez-moi donc un bon éreintement dans votrejournal, à ce croupier qui ne me laisse pasgagner un seul coup. »

Très irrité d'être publiquement traité avec cesans gène, le journaliste répondit vertement

« Monseigneur, j'aime mieux vous érein-

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ter, vous, car vous êtes plus en vue que cetobscur employé.

Jamais on n'avait parlé de la sorte à Musta-pha habitué il toujours voir les flatteurs à

ses genoux, il fut très impressionné par cettefière réponse d'un simple journaliste et s'épritpour lui d'une vive amitié. Aussi le combla-t-ilde distinctions, quand, deux ans après, Albert\V 01 rI' vint le voir à Conslantinople.

Tour à tour le chroniqueur fut l'hôte deMustapha à Candili et de IChalil bey à Buyuk-Déré mais de temps en temps il s'échappaitpour aller faire sa partie de dominos avec uncoiffeur français établi à Péra, et chez qui il

trouvait les petits journaux de Paris.Ceci, c'est encore une des faces du jour-

naliste, un des points par où perce sonorgueil de plébéien, d'homme arrivé par lui-même. 11 n'a jamais subi l'ascendant des titreset la situation acquise par la naissance lelaisse absolument froid. C'est un indiscipliné,très fier d'avoir conquis sa position après delongues luttes et aimant qu'on le sache; à ceuxqui l'oublient, il lui arrive de le rappeler de laplus cruelle façon, par quelque cinglante ironie.

Invité en soirée chez un très grand seigneur

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du faubourg Saint-Honoré, on l'avait traitécomme un objet de curiosité plutôt que commeun journaliste de son rang et il avait été pro-fondément blessé d'un pareil manque de tact.

Vers minuit, le maître de la maison, unétranger, fit avancer sa calèche de gala, unéquipage splendide, chargé de laquais galon-nés, engagea le chroniqueur à y monter et luidit d'un ton protecteur du plus mauvais goût

« Ilein On est bien là-dedans ? Où vou-lez-vous qu'on vous conduise ? »

Wolff répliqua froiclement:

« Au café de la porte Saint- Martin

quand j'ai passé une soirée dans le monde,j'éprouve le besoin d'aller prendre un bock

avec des acteurs! »

C'est ce qui peut expliquer comment cerévolté, cet indompté, chez lequel bouillaienttoujours les rébellions de son enfance, a passéauprès des puissants du jour sans s'y arrêteroutre mesure.

Sa vie entière prouve, par de constantsexemples, qu'il met l'homme qui parvient parson travail au-dessus de l'homme devant tout à

la naissance; nous ne le voyons s'incliner quedevant la majesté du génie.

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Quand on lui demande lequel de tous lesgrands seigneurs, approchés et connus par lui,

a produit sur lui la plus profonde impression,il réponcl

« Je n'ai réellement été ému que quatrefois quand Alexandre Dumas m'a appelé sonami quand Victor Hugo m'a tendu la main

quand j'ai causé avec Meyerbeer, et quandCorot m'a fait l'honneur de venir diner chezmoi. »

En somme, Albert Wolff n'aime pas qu'onlui parle du jeu. Si un étranger fait allusion àcette passion du chroniqueur, si quelquecurieux l'interroge à ce sujet il les rembarrefort sèchement, en leur disant sur un ton dont

nous ne saurions reproduire l'insolence

« Vous ne savez donc pas lire, puisque

vous semhlez ignorer que j'ai une autre pro-fession »

Nous nous souvenons pourtant de l'avoirentendu accepter publiquement la discussion.C'était dans l'atelier du peintre de Nittis il

fit, à ce propos, une déclaration qui a certaine-ment sa valeur et dont nous avons gardé lesprincipaux arguments.

Il se révoltait d'être traité de joueur, affir-

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mant qu'un joueur est un homme saisi par unepassion qui l'absorbe et que tel n'était pas soncas.

Jamais il n'a failli à un devoir pour le jeu

son plus mortel ennemi ne pourrait citer unexemple de ce genre et nous allons même voirplus loin à quel point il avait le respect de sesdettes de jeu. Certes il a toujours joué, maisil a encore plus travaillé étant garçon, librede ses agissements, il a le droit indéniable defaire ce qu'il veut, et si le jeu lui a fait desblessures, il n'a demandé à personne de lesguérir, s'en rapportant toujours pour cela àson laheur.

Cinq mille Parisiens jouent tous les soirsdans les cercles on parle de préférence delui, parce qu'il occupe l'attention publique plus

que les autres.En réalité, on ne peut l'accuser d'avoir ce

qu'on appelle la bosse du jeu.; il en a plutôt le

goût, car il n'est fort ni au whist, ni au piquet,ni à aucun des jeux dits de commerce. C'est.

pour cela qu'on le voit jouer le Baccara, jeubrutal et sans finesse s'il est de préférencebanquier, c'est qu'il y a pour lui un très grandplaisir à se trouver seul à lutter contre trente

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pontes qui veulent le dévorer cela l'excite.Lejeu est donc pour lui ce que le café est

pour les uns et l'absinthe pour les autres, unslimulant.

•Jamais le jeu ne sera un danger pour lui,

parce que son ambition de journaliste estdominante; le gain ne l'a jamais détourné deson travail, et la perte ne l'a jamais découragé.A la suite d'une déveine cruelle, il se retrouvedevant une feuille de papier hlanc et le désird'écrire un bon article lui fait oublier sadéfaite au baccara.

Lorsqu'en 1866, avec MM. de Villemessantet Dumont., il parcourut les champs de batailleep Allemagne, ils allèrent de Bade à Ilombourget à Wiesbaden. Dans cette dernière ville, lechroniqueur perdit tout et se coucha à uneheure du matin, absolument décavé.

Le lendemain seht heures, de Viljemessantentrait dans sa chambre

« Eh bien mon pauvre Wolff, lui dit-il,vous ne devez pas être en train de travailler ?

Vous croyez cela répondit le journa-liste. « Mettez-vous sur cette chaise etécoutez. »

Debout, depuis cinq heures du matin, il-

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avait écrit un de ses bons articles, avec lasérénité d'un homme qui base sa vie sur letravail et non sur le hasard.

Mais toutes ses précédentes épreuves, toutesses tribulations de joueur n'étaient rien à côtéde la terrible leçon qui allait tomber brutale-ment sur lui, en pleine prospérité, et dans sonâge mûr.

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XXV

Dans les premiers jours du mois d'avril 1877,

après une nuit entière passée à jouer, aucercle, il s'était levé de table, à sept heures dumatin, las de ces longues heures d'émotionscontinues, et ayant fait un gain d'environ cinq

ou six mille francs.Depuis quelque temps, soit par lassitude du

jeu, soit à cause de la mauvaise foi ou de lamalhonnêteté de certains joueurs et de certainscercles, comme il s'en était plaint dans une de

ses plus récentes Galettes de Paris, il sentait.

se produire en lui une sorte de revirementcontre cette vieille passion; aussi, en se levant,il déclara qu'il ne jouerait plus jamais gros jeu.

Au moment même ou il se disposait à partir,un voix cria du salon

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« Il y a vingt-cinq mille francs en banque! »

Il était sept heures un quart.

« Ma foi! repartit le journaliste, après uncoup d'œil donné à la pendule, pour la curiositédu fait, je vais me rasseoir à la table ce serala première fois que pareille chose m'arriveraà sept heures un quart, ayant quitté à septheures! »

Sous cette idée bizarre de joueur, il se remità jouer. Une heure plus tard, il perdait centquatre-vingt-quinze mille francs!

Quand il se retrouva seul dans la rue, il sedemanda si c'était bien vrai, si c'était arrivé,s'il venait réellement de perdre une sommeaussi fantastique, une fortune! Il essaya vaine-ment de lutter, de rassembler ses esprits; il n'yvoyait plus, ne parvenantni à rétablir l'équilibrede ses idées, ni à juger de sang-froid l'épouvan-table malheur qui s'abattait sur lui.

Sa première pensée fut de courir chez sonfrère et de lui demander conseil. Quand il lui

eut exposé sa terrible situation

« Que dois-je faire? fit-il en terminant.Payer, répondit celui-ci.Je n'ai pas une somme pareille.Il faut faire argent de tout et payer. »

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On l'avait dépouillé, dévalisé probablement;mais ce n'était pas le moment de discuter; il

fallait d'abord se tirer de là avec l'honneur sauf

en réglant aussi rapidement qu'il serait possi-ble cetle énorme dette.

Il commença par emprunter à son frère unesomme de cinquante mille francs qu'il fit re-mettre immédiatement au cercle pour bien

prouver son intention de s'acquitter. Puis il serendit chez M. Francis Petit, l'expert, le pria devouloir bien venir faire à son domicile l'estima-tion de sa collection de tableaux et de lui direce qu'il pourrait lui en donner sur-le-champ.

C'était là une détermination terrible et quidevait être plus sensible que tout au collection-

neur. Il lui fallait se séparer de cette collectionsi précieuse, si péniblement et si lentementmassée, dont chaque tableau avait son histo-

riette, son souvenir, son aventure, son charmeparticulier en plus de sa valeur marchande.Mais il valait mieux être ruiné que de prêter àla médisance.

Certes, plus tard, on reprochera à AlbertWolff d'avoir ainsi vendu, confondues avec lestableaux achetés par lui, des esquisses donnéespar les artistes, des toiles qui devaient lui être

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précieuses surtout à cause de cela, mais nuln'a fait remarquer, que clans un moment de pa-reil affolement et lorsque son honneur même

se trouvait en jeu, il ne pouvait agir autrement.Bien plus, faisant exposer sa collection

l'Hôtel des Ventes avec toute la publicité dontil pouvait disposer, il eût certainement tiré de

sa vente une somme supérieure de cinquante

ou soixante mille francs à celle que l'expert luidonna de la main à la main.

Mais il ne voulait pas de bruit, conservantl'espoir, fort vague à ce moment, de se tirerd'affaire et de racheter un jour sa collection, derattraper ces tableaux dont le départ lui crevaitle cœur. Il est intéressant de savoir qu'aujour-d'hui, en effet, il est parvenu à en ravoir la plusgrande partie, et la plupart ont été rachetés parlui à des prix bien supérieurs à ceux de la

vente.M. Francis Petit accepta donc d'estimer la

collection; il dit au malheureux décavé

« Donnez-moi une heure pour faire mon es-timation et allez vous promener pendant cetemps-là; quand vous reviendrez, je vous diraiexactement ce que je vous offre de vos ta-bleaux. »

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Lorsque Albert Wolff, tout tremblant, inquietde savoir s'il pourrait faire face à sa dette, re-vint, l'expert l'accueillit par ces mots

« Je vous donne cent soixante-quinze millefrancs du tout. »

Le chroniqueur était sauvé.Immédiatement il alla toucher à la Banque

le chèque que lui remit l'expert et paya sescréanciers du Cercle.

Il avait payé, mais il était absolument ruiné,aussi pauvre, aussi misérable que le jour de

son arrivée à Paris, vingt ans auparavant. Un

profond découragement le glaça de la tête auxpieds que faire ? que devenir ?

Quand, le soir, exténué, il rentra chez lui,

rue Laffitte, où il demeurait au numéro cin-quante-huit, dans la maison qui fait l'angle

avec la rue de Châteaudun, les déménageurssortaient, achevant d'emporter sa collection.

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XXVI

La dernière dette de jeu payée, la dernièrede ces chères et précieuses toiles vendue pours'acquitter, le journaliste alla tomber assis àcôté de sa table, au milieu de son salon dé-garni, affaissé, sentant peser de toutes partssur lui les épouvantements pleins d'angoissede la nuit, de la solitude et de la ruine.

Que de réflexions amères, de regrets ina-voués, de sourdes désespérances s'abattirentsur lui comme une tourbillonnante et lanci-nante nuée d'éperviers des ténèbres, lui lacé-rant sans relâche le coeur et le cerveau

Il n'avait qu'à jeter les yeux autour de lui

pour se rendre compte de la complète horreurde sa situation tout l'avait abandonné, tout

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l'avait quitté, le laissant là seul au milieu dudésastre, avec la sensation terrible du naufragé

en pleine mer, qui devine, à un insensible mou-vement du plancher, que le navire coule lente-ment sous lui et que l'heure désespérée,l'heure dernière approche, implacable, inexo-rable. Autourde lui, il eùt cherché en vain, rienne pouvait le sauver, il ne pouvait se raccro-cher à rien. Le désert s'était subitement fait

ses tableaux préférés, les amis chers de ceslongues heures passées en tête-à-tête avec despeintures aimées avaient déserté le bâtimentprêt à sombrer.

Le coeur serré, les yeux pleins de cuisantesbrûlures, il regardait ces murs nus, d'où lescadres semblaientavoir été arrachés plutôt quedécrochés, dans la hâte douloureuse de ladette énorme à payer, du déficit à combler enfaisant argent de tout, sans pouvoir sauver laplus petite parcelle de ces richesses artistiquesdu naufrage. Partout la nudité désolante,accentuée encore par les trous hâtifs, les dé-chirures du papier, les clous à demi arrachés,toute la banalité et tout le pillage du déména-gement fait en peu d'instants.

Essayant de réagir contre la terreur de ces

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impressions enveloppantes dont la glace lepénétrait lentement, il se leva, fit quelques pascfà et là, cherchant vainementà se raisonner, il

lutter contre ce cercle toujours plus étroit defantômes et d'obsessions. Inutilement, le moin-dre cordon encore pendu devant une glace, leplus petit clou encore adhérant au plâtre, lui

rappelait jusque dans ses détails le tableaufavori qui s'étalait là bien dans son jour, avecses gaietés radieuses de paysage, ses ensoleil-lements sous bois, ses bonshommes crâne-ment posés, ses poésies rêveuses, et le flot desamertumes revenait plus grossi, plus grondeurqu'auparavant, sans qu'il trouvât un argumentpour lui faire face, une bonne raison pour lui

résister..Alors, il alla retomber devant sa table de

travail, froissant machinalementde la main lespapiers qui s'y trouvaient, n'osant plus contem-pler autour de lui le vide navrant de la pièce,ni ces grands murs dépouillés, qu'il lui semblaitvoir se rapprocher lentement, comme dansl'affreux cauchemar de l'inquisition Le puits etle pendule conté par Edgar Poë, et menacer delui broyer le coeur.'

Quel changement dans sa vie Quelques

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jours auparavant, c'était l'aisance dorée, lebien-être absolu avec son enveloppante etgrisante quiétude, nulle préoccupation du journi du lendemain, la fortune acquise après delongues et pénibles années d'un travail excessif,forcené. Aujourd'hui, table rase, plus rien, rien,rien Deux cent mille francs partis, envolés

sur quelques coups de cartes Et cela à unâge où on ne recommence plus facilement àédifier sa fortune, comme aux époques de belleet chaude jeunesse à plus de quarante anspassés, lorsque les premières ardeurs se sontéteintes, lorsqu'on a presque oublié dans lesdouceurs du présent les bohèmes gaiementsupportées autrefois, lorsqu'on s'est acoquinéau bien-être douillet de l'intérieur agréable etluxueux, avec la joie douce des beaux meubles

soyeux, où l'on est bien assis, vautré à son aise,des belles étoffes disposées en tentures, desdraperies rares accrochées aux portes et auxfenêtres pour tamiser l'air et le jour, desbronzes d'art encombrant l'appartement, destableaux de prix couvrant les parois de chaquepièce du parquet au plafond.

Recommencer tout cela, revivre sa vie en la

reprenant par ses rudes et aventureux com-

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mencements ? Oh quelle angoisse quelleamertume Et surtout quelle énergie il eût fallu

pour affronter de nouveau ces horreurs pas-sées

Donc, c'était fini, sa carrière se termineraitlà. Eh bien soit A quoi bon lutter contre ladestinée, quand on se sent vaincu d'avance.

Il crut avoir raisonné juste, parce qu'immé-diatement, une fois cette résolution d'en finirancrée dans son cerveau, il constata qu'unesorte de calme relatif glissait doucement enlui, le reposant momentanément des duresagitations précédentes, et de tous les heurte-ments indécis qui affolaient jusque-là sapensée.

Il ne se rendait pas compte que cet apaise-ment venait, non pas de ce qu'il s'arrêtait à

une idée juste, mais bien de l'action même deprendre une décision et de ne plus errer çà etlà sans but.

11 en avait assez de s'interrogeret de se com-battre; il se ferait sauter comme un marin quiveut échapper à l'ennemi la misère ridicule etinjuste ne l'aurait pas vivant lui non. plus et il

trouvait cela hardi, définitif: il serait débar-rassé.

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L'émotion de cette heure est si vivante dansson souvenir que, lorsqu'il lui arrive d'enparler à un ami, il semble agité par un tressail-lement nerveux et ne peut maîtriser un légertremblement.

La nuit s'avançait. Il entendit les heures

sonner à Notre-Dame de Lorette, et, en jetantun coup d'œil par la fenêtre, put constater queles ténèbres étaient profondes, la rue de Châ-teaudun solitaire et que le Paris laborieux, leParis travailleur et bourgeois reposait, tandisque ces angoisses agitaient son âme.

L'heure était venue; dehors aucun bruit;c'est à peine si, de temps en temps, quelquefiacre vagabond roulait, ébranlant un momentles vitres sous une course folle qui faisait dan-ser les roues sur le pavé.

En ce moment les pensées suprêmes, cellesde la dernière minute, affluèrent en telle quan-tité à son cerveau que ses yeux se couvrirentpendant un instant d'un voile.

On dit que, dans les instants qui précèdentla mort, toute la vie passée défile une der-nière fois dans la pensée de celui qui vamourir. Albert Wolff subissait-il cette i n-

l'luence? Le fait est qu'en récapitulant, à cet-

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instant, toute son existence depuis l'école deCologne jusqu'à l'écroulement de sa fortune,il se disait que ce n'était vraiment pas la peined'avoir travaillé pendant trente ans, d'avoirtout espéré, et désespéré de tout, pour abou-tir finalement à une catastrophe au sortird'un tripot.

La faculté de raisonner froidement, de voirjuste et net dans sa situation se faisait enfinjour à travers toutes les vacillations de soncœur, à travers tous les troubles de son es-prit il envisageait clairement, sous sa véri-table face, ce suicide dont il venait d'avoirl'attirant et le torturant vertige.

D'autres pouvaient agir ainsi, désespérer,s'abandonner, mais lui, pas, il n'en avait pas ledroit; il devait laisser cela aux imbéciles ouaux véritables désespérés de la vie. Il n'enétait pas là, Dieu merci! Il n'en serait jamaislà tant qu'il aurait devant lui une plume, del'encre, du papier et qu'il pourrait travailler.Le travail seul rachèterait ce moment defaiblesse.

En même temps, un souvenir tout récentmonta, s'étalant à travers son cerveau. Un

homme venait de se tuer ainsi, d'un coup de

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revolver dans la tête, un peintre de mérite, unvéritable désespéré, celui-là, Charles Mar-chal

Il connaissait bien ce grand et gros garçon,à la mine réjouie, très aimé de tous, et dont letalent lui était fort sympathique; mais il savaitaussi que c'était, réduit à la dernière extrémité,n'ayant plus d'argent et se voyant sur le pointde devenir aveugle, qu'il avait couru à la mortcomme à une délivrance. Celui-là, qui eût pule blâmer d'en avoir fini avec une existenceimpossible, perdue, sans espoir pour l'avenir,

au moment d'être plongé dans cette nuit de lacécité, plus effrayante que la mort elle-mêmepour un peintre.

Plein d'une pitié profonde pour ce malheu-

reux, excusant son acte de désespoir qu'il étaitimpossible de prendre pour une lâcheté, re-connaissant que c'était graduellement, commeun homme qui sait ce qu'il veut, que le peintres'était tué, et non par folie momentanée pourune catastrophe d'argent, le journaliste en ar-riva à oublier sa propre situation pour nesonger qu'à ce drame tout chaud du 30 mars1877, qu'à cette tache de sang dont Paris était.

encore mal essuyé.

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Sous cette impulsion nouvelle et généreuse,s'asseyant devant la table où il avait écrit tantd'articles, il commençaune Gaîette de Paris surle suicide du peintre Charles Marchai.

Mordu par cette démangeaison de l'écrivainqui s'assimile d'autant mieux les faits qui ontquelque ressemblance avec sa propre vie, il

s'identifia avec la misère et les tortures moralesde l'infortuné. Il revit toutes les phases épou-vantables par lesquelles il avait dû passer,quand ses amis les plus chers ne s'en dou-taient pas, tellement il sut toujours se montrerà eux le même, enjoué, blagueur, ne dévoi-lant à personne sa plaie secrète qui faisaitdes progrès tous les jours et le rongeait sour-dement.

Cet article, vibrant de vérité et de souffrance,

on peut dire que le chroniqueur l'a fait enquelque sorte avec sa chair et avec son sang,le vivant à mesure qu'il l'écrivait, et passant lereste de cette nuit tragique du mois d'avril àl'écrire.

Nul ne se trouvait dans cles conditions plustroublantes pour traiter il fond cette questiondu suicide et pour la présenter sous toutes sesfaces, puisque cette question, il l'étudiait sur

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lui-même, ne faisant que raconter ses impres-sions, ses luttes et ses souffrances.

Le journaliste avait achevé de sauver le dé-sespéré.

Cette nuit entière passée à raisonner cette

grave question de vie et de mort, et du droit

que l'homme peut avoir sur sa propre destinée,affermit l'écrivain dans sa résolution de rache-ter sa faiblesse par le travail, de recommencerlaborieusement l'édifice si péniblement écha-faudé une première fois et de se remettre Ù la

besogne plus vigoureusement encore qu'aupa-ravant.

Certes, plus il y réfléchissait, plus il se féli-citait de n'avoir pas donné ses ennemis la

joie de railler sa mort dégradante, ce coup depistolet banal à la sortie du tripot.,après avoirété décavé. Pouah il y avait là quelque chosede bas et de répugnant, dont toute la honte lui

soulevait le coeur maintenant qu'il n'était plus

sous la ténébreuse influence des sinistres han-tises du suicide.

Il était ruiné complètement, c'était vrai! Il

était dépouillé de tous les objets d'art qu'ilaimait, de cette collection qu'il avait mis desannées il assembler, à amasser et dont il se

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montrait justement fier, c'était incontestable!Mais il lui restait encore l'énergie; à force detravail il tenteraitde regagner tout ce qu'il avaitperdu si sottement, tout ce qu'il avait aventurédans cette heure de folie tourbillonnantedu jeu.Ses murs étaient nus, ses appartements déserts,eh bien il les repeuplerait, leur rendant lesrichesses regrettées; il prouverait aux jaloux,

aux envieux, à tous ceux qui guettaient ses dé-faillances et ses désespoirs, qu'il avait en lui-même assez de ressort et de confiance pourlutter encore avec l'adversité comme aux tempsinsouciants de sa jeunesse.

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XXVII

Le matin, à la première heure, on lui remit

une dépêche de Nice.De Villemessant se trouvait dans le Midi,

quand il apprit la catastrophe qui venait deruiner complètement son collaborateur, lelaissant complètement sans ressources; crai-gnant que ce coup épouvantable n'eût quelquesinistre influence sur l'esprit du chroniqueur,il lui envoyait une dépêche, par laquelle il

l'appelait sans retard près de lui, lui offrant devenir le retrouver ils feraient ensemble unvoyage en Italie qui donnerait au décavé letemps de se remettre des cruelles émotionsqu'il venait d'éprouver et lui permettrait de seconsoler.

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Mais déjà Albert Wolff, n'ayant pas cédé à

sa première pensée de suicide, ayant réagicontre cette faiblesse passagère, était redevenumaître de lui comme auparavant, et, fortifié

par l'article qu'il venait d'écrire, il était biensûr de ne plus s'abandonner.

Remerciant son rédacteur de sa généreusepensée, il lui répondit que sa place était àParis, sur le champ de bataille même où il

venait d'être vaincu, que c'était au contraire lemoment d'accepter de nouveau la lutte, decombattre plus hardiment que jamais et nonpas de se dérober par la fuite aux conséquencesde sa défaite.

« Voyez-vous, écrivail-il en terminant, j'aimela France de toute mon âme, de toutes mesforces; c'est ma patrie de coeur et d'esprit,celle qui m'a fait ce que je suis; mais il ne fautpas oublier que je suis né en Allemagne et quepar conséquent je suis têtu; la résolution'de nepas sombrer sous le ridicule est bien ancréedans ce que, dans vos accès de mauvaise hu-

meur, vous appelez cette tête carnée d'AlbertWolff. C'est ce qui me sauvera de moi-même,c'est le travail acharné, c'est d'aller de l'avant,plus courageusement qu'auparavant et de

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refaire la fortune disparue. Je veux bien vivre

comme un joueur, mais je veux finir comme unlaborieux. »

Le soir, Albert Wolff se rendit au cercle il

montra une physionomie si tranquille, un calmesi complet, qu'on arriva même à douter del'importance de sa dette au jeu et qu'il étonnases plus impitoyables détracteurs par sa tenueimpassible.

Nul ne se doutait des terrifiantes angoissesqui avaient torturé sa nuit précédente, ni de lavictoire qu'il avait fini par remporter sur lui-même dans cette lutte suprême.

Ceux-là seuls qui savent lire entre les lignes,

ou qui ont subi les péripéties d'une vie agitée,ont pu trouver dans l'article consacré à lamort de Charles Marchal le secret de ces an-goisses. Ils auront deviné, au ton convaincu etvivant de certaines phrases, quelles penséestroublantes et salutaires le suicide du peintreavait remuées dans le cœur de l'écrivain.

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XXVIII

Reprenant courage, Aibert Wolff rentra enpleine lutte. Après la gazette consacrée il

Charles Marchal, une des plus vécues qu'ilait jamais écrites, il poursuivit son labeur auFigaro avec cette volonté de fer, qu'il tenaitde son père, et dont nous lui avons vu souventfaire preuve depuis son enfance, chaque foisqu'un obstacle sérieux venait lui barrer la vie.

Dans un article du 24 avril, il défend vigou-reusement la liberté individuelle et blâme lerôle de la police, à l'occasion de la tentative demeurtre commise, la nuit, sur un élève phar-macien par un client demeuré inconnu et del'arrestation, faite à la légère, d'un ancien garçonde ladite pharmacie. Il se retrouve là dans son

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élément de curieux de la chose sociale et d'in-dépendant.

Puis le Salon vient l'accaparer tout entier,lui donnant le prétexte de développer sa thèsefavorite sur l'art libre par opposition à l'art dûà l'l:cole. Il met vivement en lumière les pein-tres Jean-Paul Laurens, Bastien Lepage,Munkacsy, et on le voit attiré par le talentnaissant de Duez et de Cazin.

Il donne même dans la politique, cette poli-tique où ses qualités semblent s'absorber ets'éteindre, embrumées par cette antithèse de

ses préoccupations habituelles cependant onlui doit la fameuse dénomination du Parti de

la rue du Sentier, dont on parle courammentaujourd'hui.

Nous ne retrouvons ensuite la personnalitévraie de chroniqueur, que lorsqu'il s'agit de la

mort de Théodore Barrière, de la candidaturepolitique de Meissonier, de l'exécution capitaled'Albert et de la curieuse histoire Defodon-Chevandier de Valdrôme.

Nous passerons rapidementaussisur l'année1878, dans laquelle, au mois de mars, il trans-forme son titre de Gaiette de Paris en Courrierde Pauis, reprenant là une désignation qu'il

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avait appliquée en mars 1861 à l'un de sespremiers articles sérieux au Figaro.

Indiquons seulement les points saillants,c'est-à-dire l'étude sur les deux amisde collège,l:mile Augier et Got, unis de nouveau dansles Fourchambault, sur Danval, le pharmacieempoisonneur de la rue de Maubeuge les

propos d'art sur l'Exposition tlniverselle, avecson regret de n'y pas voir figurer nos grandsartistes morts, Théodore Rousseau, Diaz,Millet, Courbet; les courriers consacrés à la

nécessité d'une réforme de notre code d'Ins-truction criminelle, relativement à l'innocencede la femme Lerondeau accusée faussementd'empoisonnement; ceux qui parlent de l'artdu comédien et du préjugé bête lui refusant la

croix, de Sarah Bernhardt et cl'l:mile Zola.Notons ici que le doyen de la Comédie-Fran-çaise, le premier acteur français décoré dansl'exercice de ses fonctions, s'en est souvenu lejour de sa nomination, en écrivant à AlbertWolff une lettre dans laquelle il reconnaissaitla part prise par le chroniqueur dans l'aholilionde ce préjugé.

Nous avons hâte de concentrer toute notreattention sur l'article lumineux de cette année-

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la, celui qui nous livre l'écrivain avec sa ma-nière de sentir, son caractère et qui suffit

il le juger. Nous voulons parler d'un article parule 29 septembre, à propos du suicide d'unjeune viveur parisien.

Le sujet est d'une simplicité presque banale;mais le courriériste du Figaro a su en tirerdes effets extraordinaires il n'y a pas de ro-man plus empoignant. Que ceux qui croientpouvoir contester au journaliste l'art d'écrire,relisent ce Courrier et qu'ils nous disent s'il estpossible de porter plus loin la persuasion,l'émotion, l'attendrissement.

Ce n'est pourtant qu'un simple tableau; maisles livres les plus étudiés n'en diraient pas plus

que ces huit courts paragraphes et n'auraient

pas une portée plus vraiment humaine, ni plusphilosophique. La science des gradations yesten même temps observée avec une curieuseintelligence de la façon dont on doit parler aupublic pour arriver à son coeur.

Voici comment le chroniqueur a détaillé cetableau parisien, comme il l'appelle.

C'est le matin, dans un modeste apparle-ment bourgeois, habité par une mère etpar sonfils, âgé de trente ans. Une bruyante détonation

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réveille en sursaut la pauvre femme elle selève, court vers l'endroit d'où est parti le bruit.Dans la cuisine, sur les carreaux, son fils estétendu, baigné dans son sang, foudroyé, tenantencore lechassepot avec lequel il vient de setuer. La malheureuse devient à moitié folle.Pourquoi ce suicide ? pourquoi son fils est-ilmort? C'est l'exposition du drame.

Le courriériste n'a pas à donner le nomdu suicidé,une recherche plus élevée le guide;

pour lui, ce jeune homme c'est le noceur et il

donne une définition très exacte de ce qu'ilentend par là.

Mais celui-là n'est pas le seul, il en con-naît bien d'autres sur le boulevard Parisien,bien d'autres dont la fin sera semblable. Toutdégénére autrefois, à la suite d'une vie de dé-sordres, on allait se faire tuer en Afrique, crâ-nement, en combattant; aujourd'hui on se tuedans sa cuisine.

Il a rencontré parfois celui qui vient demourir ainsi; il se souvient de l'avoir observé,d'avoir remarqué qu'il semblait acculé, sansressources, mùr pour le suicide. Sous les éclatsde rire, il a découvert le hoquet de la mort.

Il n'écrit pas un cours de morale; cepen-

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dant il ne peut s'empêcher de faire sentir quece malheureux n'est pas un isolé, que son nomest Légion.

Depuisdes années il voit cegroupe turbu-lent qui brûle la vie hâtivement, sans compter.L'agonie de celui-ci a duré des années, dix anspeut-étre Leur vie dépend du hasard, d'un

coup de cartes, d'un banco..-Au demeurant,ils ne sont pas tous malhon-

nêtes on peut même les trouver souvent trèsbraves, car un duel ne les effraie jamais: c'estunede leurs ressources pour tenirlehaut dupa-vé et se faire respecter. Comme duellistes aussiils ont l'occasion de trouver une mort moinshonteuse que le carreau de la cuisine. Mais

toutes ces tombes n'inspirent au chroniqueur

aucune commisération pour lui, c'est le soldattache, qui se tue pour ne pas aller au combat.

Du reste, en cette occasion, l'oraison fu-nèbre du noceur de trenteansaété à la hauteurde sa vie. Le bruit de sa mort s'est rapidementrépandu dans les cabarets à la mode. Nousvoici dansun grandrestaurantde nuit, à quatreheures du matin les garçons dorment, lechasseur est étendu tout de son long sur labanquette l'écaillère rêvasse, toute somno-

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lente sur ses coquilles. Une odeur ranceemplit la salle principale seule, une fille ma-quillée est là, hébétée, à moitié ivre, en faced'un verre de cognac. Le maître d'hôtel luifrappe sur l'épaule. Hein? Elle sursaute.

Tu sais bien, Chose ? Oui. Il s'est tué!La Glle pâlit, ouvre des yeux démesurés; des

larmes emplissent ses paupières, et, lentementtraçant un sillon dans le blanc gras et la ve-loutine, une d'elles tombe dans le petit verreVoilà l'oraison funèbre du noceur Il n'a pasdroit à de plus nobles regrets.

Assurément, ce n'est qu'un article, peut-être pas quatre cents lignes, mais c'est un ré-sumé complet, vivant, d'un coin de vie pari-sienne rien n'y manque, ni l'idée philoso-phique, ni la pointe sociale, ni l'esprit, ni le sen-timent. Là, plus que jamais, même sous la tour-nure de certaines phrases, encrassées deblague boulevardière, se retrouve pure et tou-chante cette fleur de sentiment qui est enfouie

au fond, tout au fond du cœur de cet enfant duRhin. C'est le grand ému des Contes de sa jeu-nesse, vainement cuirassé et blasé en appa-rence parles années de vie à Paris.

Il semblerait même qu'il ait senti plus vive-

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ment que tout autre la plaie terrible de cesuicide, lui qui, l'année précédente, à lasuite d'un moment de défaillance morale etphysique, avait eu sur le front l'impressionglaciale de ce souffle de mort désespérée.Il y avait là comme un frisson acre du sou-venir et un ressentiment personnel contre lesuicide survenant dans de semblables cir-constances.

C'est en relisant de pareilles chroniques quel'on peut se convaincre des raisons irrésistiblesqui ont assuré la grande vogue et la puissancedu rédacteur du Figaro.

Plus tard, il trouvera égalementde très beauxélans, notamment pour la mort de Daumier,qu'il a connu autrefois au Charivari c'est à

son sujet que, rappelant Corot, Millet, Diaz etd'autres, il lance ce cri de sincère admiration

« Ah que les grands artistes sont donc vrai-ment de grands coeurs

Ensuite, il écrit, à propos de l'anniversairede la mort de son compatriote Henri Heine,dont la tombe est au cimetière Montmartre, unde ses plus délicieux Courriers. On sent qu'ilparle avec passion et respect de celui dontl'oeuvre fut son Évangile littéraire, et il chante

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ses louanges, il rappelle ses souvenirs avec uncœur profondément attendri.

liappellerons-nous, en plus de son Salonannuel, le fameux Courrier consacré à M'ne

Musard, un tableau parisien brossé de main de.maitre, celui sur le prince Citron, sur d'autresencore?

Il en faudrait trop citer, et nous préféronsappeler les yeux sur une série de quatre articlesde couleur toute spéciale,quiont été donnés parle Figaro sous le titre de Voyages dans Paris,comme étant extraits d'un livre en préparation.

Cette nouvelle manière du chroniqueur rap-pelle certaines études qu'il a faites autrefoissur la police anglaise mais ici l'intérêt estbien plus grand. Il est à souhaiter que l'écri-vain donne suite à ce curieux travail et nousfasse connaître les chapitres qui doivent venircompléter les quatre fragments ainsi intitulés

1° Le cabaret de la rue Galande;2° Le cabaret « Au père des Lunettes » et le

garni de la rue Maître-Albert;3° Le défile au dépôt;11° La journée du chef de la police de sûreté.Ce serait un livre précieux à plus :d'un titre

pour connaître certains côtés de nos moeurs

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intimes et de notre histoire contemporaine.Nous espérons que, dérogeant pour cette fois

à ses habitudes, Albert Wolff fera paraître enlibrairie cette étude sur Paris.

En 1880, nous verrons de lui des articles in-téressants, où souvent réapparaissent les figu-

res des camarades de ses débuts dans le jour-nalisme, comme Ernest Blum, Henri Rochefort;à ce propos, nous devons constater la manièredont le chroniqueur arrivé parle de tous ceuxqui avaient déjà un nom dans la Presse, quandil y fit ses premières armes.

En effet, une chose remarquable chez leCourriériste parisien, c'est l'admiration pro-fonde, sincère et continue qu'il a conservéepour tous ces hommes qui ont ébloui ses yeuxde leur gloire, au moment de ses débuts dansla Presse.

Dans toutes les chroniques où il parle d'eux,il le fait toujours avec le même enthousiasmear-dent de sa jeunesse, avec le respect louangeurd'autrefois. On dirait que par quelque phéno-mène bizarre, leur optique ne se soit jamais dé-placée pour lui; il a eu beau monter peu à peu,beauaffermirsa manière, agrandir soninfluence,arriver à l'égalité du talent, pour lui, ces écri-

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vains qu'il avait admirés, étant jeune, qu'il

avait placés dans .une sorte de tabernacleinaccessible, sont toujours restés sur l'autel,objet de tous ses. désirs, de tous ses vœux,sans qu'il ait pu admettre qu'il les avait atteintset souvent dépassés.

Ce respect des anciens, cette admirationsaine de ceux qui lui ont semblé autrefois desmodèles dans un genre qu'il s'efforçait d'imiter,

se retrouvent dans tous ses écrits, dès qu'il lui

est nécessaire de rappeler ses débuts.Les princes de la critique, les princes du

journalisme, comme il les appelait alors, res-tent encore pour lui ce qu'ils étaient à cettelointaine époque. Jamais il ne trouvera pourparler d'eux que des éloges, encore tout vi-brants de jeunesse.

Auguste Villemot, Jules Noriac, Nestor Ro-queplan, Jouvin, Jean Rousseau ne reviennentdans ses chroniques qu'entourés de louangesconvaincues; c'est sans jalousie, sans espritenvieux, qu'il aime à rappeler les brillants faits

de plume d'Aurélien Scholl, de FrancisqueSarcey, d'Edmond About, de Charles Monse-let, d'Albéric Second et de tous ceux qui ba-taillaient si allègrementau Figaro, lorsqu'avec

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toutes ses timidités de débutant et d'étranger,il aspirait seulement à y entrer.

A cette sincérité, à cette conviction, il doit lacroissante influence de ses articles. Jamais il

n'a su se défendre d'une anxiété terrible, d'une

peur de nouveau venu, une fois son Courrierterminé. On a dit que la crainte de Dieu étaitle commencement de la sagesse la crainte del'opinion publique est l'un des garants assurésdu vrai talent.

Tout ce qu'on fait sous cet étranglementner-veux est forcément soigné comme une ciselured'art, fait et refait avec d'amoureuses tendres-ses on ne l'abandonne qu'à regret, en fermantles yeux, en se l'arrachant des mains pour neplus y donner de retouches, avec des transesaussi fortes que le jour où on a lancé au public

ses premières lignes.Cette incertitude, cette non satisfaction de

soi-même, il est curieux de la retrouver aumême degré chez tous ceux, artistes ou écri-vains, dont le talent affirmé semblerait devoirles défendre de semblables inquiétudes. Ehbien! pas du tout, le journaliste tremble tou-jours de ne pas réussir aussi bien que la der-nière fois, de faire mauvais, de céder à la las-

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silu_de, à quelque chose d'ignoré, à quelquechose qu'il n'aura pas vu, pas senti, et qui feracroire à ce public à l'affût de toute défaillance

que la décadence approche.Que le chroniqueur si goûté se rassure; tant

qu'il écrira ses articles, comme il les écrit,c'est-à-dire avec tout son être, en s'y mettanttout entier; tant que son âme se montrera vi-brante, souffrante ou exaltée, il pourra conser-ver la certitude du succès. Le succès va tou-jours à ce qui est senti et vécu, a ce qu'on écrit

avec l'enragée conviction de tout son être, eny laissant de son sang et de son cerveau. Or,tous les articles du chroniqueur qui portent surle public sont ceux qu'il a faits avec son cœur,et non pas seulement avec son cerveau. Dansceux-là on devine que le sujet le possède toutentier, le travaille, le tracasse, l'obsède. Cequ'il a écrit sous cette influence, il serait prêt à

le soutenir envers et contre tous, n'ayant pasIracé une ligne qui ne soit l'exacte reproduc-lion de son intime pensée.

Nous ne comptons de lui que les chroniquesfaits dans ces conditions-là les autresn'existent pas au point de vue de la critique etde l'observation.

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XXIX

Ce qu'il y a surtout à redouter avec le journa-lisme, ce sont les facilités qu'il offre aux empor-tements de la pensée et de la plume. Or, le chro-niqueur parisien n'est pas exempt de ce dan-gereux défaut: souvent il écrit sous l'impres-sion du moment, tout à son idée, avec la fou-

gue de la passion, sans avoir longuement pesé

son article, sans en avoir calculé la portée.Le résultat peut en être excellent ou détesta-

ble, suivant que le point de départ a été justeou faux. Malheureusement, une fois l'articleécrit, tiré à cent mille exemplaires et lu par unmillion de lecteurs, il est trop tard pour en ef-facer l'effet la plume du chroniqueur, cetteplume dorée, comme la nomme si justement

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Alphonse Daudet dans sa préface de Jack, n'apas la vertu de la lance d'Achille et ne sauraitguérir les blessures qu'elle fait.

Mais, où ce défaut a atteint chez lui sonmaximum d'intensité, c'est le jour où, sousl'influence d'un de ces emballements dont nousvenons de parler, il. a eu la néfaste idée deremplacer ses articles si consciencieux sur leSalon, par une sorte de guide hâtif fait encourant. Il sacrifiait ainsi il la fois au goût dujour, ce déflorement à la vapeur de tout ce quiest amusement ou spectacle, et à un certaindécouragement produit par la trop grandequantité d'oeuvres médiocres reçues à l'Exposi-tion. Ce découragement, nous ne saurions l'ad-mettre.

Ce jour-là Albert Wolff a porté un coupterrible à la critique, comme il avait autrefoisporté un préjudice énorme au livre; mais ici la

chose est plus grave, moins excusable, moinsjustifiable.

C'est en 1880 qu'il a commencé, et depuis,nombre de ses confrères l'ont suivi dans cettevoie déplorable à tous les égards nous sou-tiendrons énergiquement qu'il n'avait pas le

droit, avec son influence prépondérante, indé-

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niable, d'agir ainsi, et que nous eussions préféré

une complète abstention à ce mode de procé-der. Un critique d'art ne doit pas exécutersommairement même une mauvaise oeuvre il

ferait mieux de n'en pas parler que de la mas-sacrer d'un mot, sans discussion, sans étudesérieuse, sans jugement.

C'est donc surtout en étudiant Albert \Yolf'f

comme Salonnier que l'on peut se rendrelargement compte de cette vérité, que ce quiest bon pour une chose ne l'est pas toujourspour une autre, et que le procédé concret,synthétique, employé avec une si incontestablepuissance par l'écrivain dans ses chroniques,donne les plus fâcheux résultats lorsqu'ill'applique à la critique d'art.

La critique d'art n'est nullement une choseaisée c'est au contraire une étude longue,minutieuse, complexe et extrêmementdélicate,nécessitant la condensation de toutes les facul-tés et un examen méticuleux, approfondi.

C'est avec peine que nous voyons un écrivain,de la valeur de celui dont nous nous occuponsen ce moment, céder à l'actualité, aux pressan-tes gourmandises de la curiosité publique, etjeter en pâture à la foule ces fameux Figaro-

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Salon qu'il a créés, et qui ne sont qu'unegrossière ébauche de critique.

Pourquoi un homme, possédant la puissancepersuasive du Salonnier sur le gros public,emploie-t-il avec tant de légèreté une armequi, dans certains cas, peut devenir terrible ?

Ne met-il pas en effet à la portée de chacun cesjugements tout faits, dont le badaud ignorants'empare avec joie, qu'il s'assimile malheureu-sement sans discussion, tout heureux de n'avoir

pas la peine de juger lui-même Et si cesjugements ainsi bâclés sont erronés ?

Est-il bien sûr de n'avoir pas plus d'une fois

avancé une opinion exagérée, pour s'êtrecontenté ainsi de la première impression subite

par l'oeil et jetée sur le papier, en courant,subissant soit l'effet, au premier abord désa-gréable, d'un mauvais assemblage de tons, soitla répulsion d'un sujet ou d'une époclue encontradiction avec sa manière de voir Le

tableau souvent jugé et condamné de cettefaçon sommaire n'a-l-il pas, quelquefois, desqualités capables de compenser ses défauts,qualités qu'une étude plus laborieuse feraitdécouvrir ?

Voilà l'écueil de ces Salons complets donnés

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le jour de l'ouverture de l'Exposition et dont lamode tend malheureusement à se répandre,

comme celle des critiques dramatiques fabri-quées, la nuit même qui suit la représentation,sans que l'esprit ait eu le temps de s'assimilersuffisamment la pièce et de raisonner de sang-froid. Tel est l'incontestable et réel dangerd'appliquer tous les sujets au procédé de laPresse au jour le jour, et d'étendre sur ce litde Procuste du journalisme ce qui devrait enêtre soigneusement écarté, pour conserver saforme sévère, consciencieuse et logique.

Mais l'esprit journaliste amène d'autres con-séquences tout aussi regrettables, quand onvoit sacrifier sans pitié certains tableaux auplaisir facile de faire un bon mot ou d'avancerune plaisanterie plus ou moins spirituelle.

Pouvons-nous classer dans la critique d'art lecompte rendu de quelques toiles, crevéessans pitié par la pointe blagueuse d'un motaiguisé? Certes, l'art de la critique, ainsi com-pris, devient une arme bien dangereuse entreles mains d'un juge autorisé, en France surtout,où le ridicule ne trouve pas de défenseurs, elc'est le rabaisser que de le rapprocher ainsi dela caricature.

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Le procédé de Théophile Gautier, auquel onreprochait de s'oublier dans la description destableaux, au lieu de critiquer, et d'égarer saplume dans le prestigieux papotage des cou-leurs remuées et papillotantes, au lieu de juger,nous semble encore préférable à la modecruelle et impitoyable des jeux de mots.

Le Salonnier nous objecte que sa tâche estrendue tellement difficile et écœurante parl'absurde quantité de toiles entassées dans lesExpositions annuelles du Palais de l'Industrie,qu'il s'en débarrasse au plus tôt.

Peut-être accepterions-nous une pareilleraison donnée par un critique sans importance,et encore mais, justement à cause de l'énormepublicité du Figaro et de l'immense portée de

tout ce qui est signé Albert Wolff, nous nousélevons de toutes nos forces contre cette vul-garisation précipitée de sa critique. Qu'il nes'occupe que d'une toile ou deux par salle, si

cela lui plaît, mais qu'il leur consacre le mêmesoin qu'aux critiques qu'il nous donne sur les

Expositions particulières faites dans le courantde l'année. Toute oeuvre sérieusement faite

mérite une critique sérieuse, et il vaut mieux la

citer sans appréciations d'aucune sorte, que de

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la jeter à la mer avec une plaisanterie en guisede pavé.

Maintenant, sur quoi l'autorité du critiqueest-elle assise ?

La nier est impossible Si les artistes fontdes réserves sur les jugements d'Albert Wolff,le public, lui, les accepte comme parolesd'Évangile nous savons des cas où un tableauà peu près acheté par un amateur, a été refusé

par l'acquéreur parce que le rédacteur duFigaro n'avait pas trouvé la toile à son goût.D'un trait de sa plume il peut faire beaucoupde mal, car le gros des visiteurs du Salon lesuit aveuglément.

Cette confiance, que le journaliste inspire à

ses lecteurs, repose d'une part sur sa connais-sance réelle des choses artistiques, mais plusencore sur l'audace avec laquelle il a inauguré

un nouveau système.Jadis, les critiques d'art ne s'occupaient que

de la valeur de l'ouvrage Wolff, avec unaplomb imperturbable, entre au Salon, passe les

oeuvres en revue et distribue sur l'heure lesmédailles il dit telle statue et tel tableauauront la médaille d'honneur, tel autre ouvrageremportera le prix du Salon.

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Puis il se met en campagne, suit les courantsqui s'établissent parmi les jurés; si son favoriperd du terrain, aussitôt paraissentde nouveauxentrefilets de combat. On ne peut lui refuser

un flair extraordinaire pour la distribution desrécompenses.

Ainsi, une année, en 1879, il aperçoit, Ù lasculpture, le beau groupe de Réné de Saint-Marceaux, Génie gardant le secret de la tombe.Il décide en lui-même que celui-ci aura lamédaille d'honneur de la sculpture et pas unautre. L'artiste est encore jeune qu'importe

au critique qui se passionne et s'enflamme il

ne s'agit pas de l'âge du sculpteur, mais de sonœuvre. Cinq ou six fois, dans le courant duSalon, il reviendra sur son idée, comme s'ilcraignait de succomber.

En même temps il apprend qu'une partie du

jury voudrait donner la médaille d'honneur dela peinture à Carolus Duran, mais qu'on hésiteà la décerner Li un portrait. Aussitôt il publie

un entrefilet virulent, dans lequel il combatardemment pour le portrait, démontrant sonimportance il passe de Holbein et AlbertDurer à Léonard de Vinci, cite Rubens,Velasquez, Van Dyck, s'appuie enfin sur David

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et sur Ingres pour prouver que le portrait estune des manifestations les plus intéressantesde l'Art.

Il fit si bien qu'on vota les médailles d'hon-neur à ses deux préférés, non pas parce qu'ill'avait voulu, mais parce qu'avec son intuitioncurieuse, il avait deviné que finalement on n'au-rait pas pu les donner à d'autres.

De semblables triomphes pour le critiquesont complets, le public se figurant que Wolfffait voter le jury à son gré, tandis que, enréalité, il devance seulement une décisioncertaine. Il faut reconnaitre aussi qu'il combatavec une rare ténacité pour ce qui lui sembleintéressant, se jetant à l'eau au besoin pourfaire triompher ses candidats leur échec eneffet amoindrirait le critique d'art qui lespatronne. Albert Wolff semble se soucier peude ces détails, continuant à aller de l'avant, et,comme la fortune sourit aux audacieux, elle serange presque toujours de son côté.

Nous trouverons un autre point d'appui,pour l'autorité du critique devant le public,dans l'attention avec laquelle il suit les jeunes.Sa manière de faire ne varie jamais traver-sant le Salon, après avoir sabré en dix lignes

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un tableau de maître, il se plante en face de latoile d'un inconnu qui le surprend, le cite entête de son Salon et fait sa réputation sur lechamp.

Comme exemple de ce que nous venons dedire, nous citerons le cas du sculpteur Suchetet.

Le Salon de 1880 venait d'ouvrir; personnene remarquait la Biblis; Albert Wolff aperçoitcette figure, l'examine et finit par apprendre

que c'est le premier envoi d'un jeune artiste,dont nul n'a encore parlé.

« II est jeune, raison de plus pour s'occuperde lui 1 s'écrie le rédacteur du Figaro touthaut devant ses amis. « II aura le prix duSalon.

Le lendemain, en tête de son article sur la

sculpture; il parlait de la' Biblis avec enthou-siasme les artistes viennent et confirment sonopinion; la foule court à la figure signaléeM. de Rothschild commande le marbre à l'au-teur voilà un jeune homme tiré d'affaire,

grâce à quelques traits de plume.Tout cela, du reste, n'avait tenu qu'à un

hasard. Le sculpteur saisi par la maladie,après avoir terminé son plâtre, ne pensaitplus à l'Exposition, égaré par une fièvre

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terrible et c'était Paul Dubois qui, se souve-nant du malheureux, et pris de pitié pour lui,

avait fait transporter à temps sa figure auPalais des Champs-Elysées.

Suchetet, que Wôlff ne connaissait pas etdont il ignorait la position pénible, était encorealité et fiévreux, quand on lui apporla l'articledu Figaro. Tout grelottant, le malade se traînejusqu'à la rue, se hisse dans un fiacre et vient,les yeux remplis de larmes, remercier le jour-naliste.

Un mois après, Suchetet remportait le prixdu Salon et pouvait aller achever sa guérison

en Italie, chargé de commandes.De tels succès de plume donnent une

singulière autorité au critique.Ce qui l'augmente encore, c'est qu'Albert

Wolff appuie son dire par l'achat des œuvresqui lui plaisent il n'a pas plutôt découvert lepeintre Raffaelli, à l'Exposition des Intransi-geants, que, tout en lui consacrant un articleentier, il lui achète trois de ses œuvres, quiornent aujourd'hui son Salon, et crie auxamateurs

« Voilà un jeune, voilà un nouveau faites-leentrer dans vos collections. »

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Puis, lorsque son protégé s'arrête en route,le critique lui dit

« Vous savez que j'ai pris, devant meslecteurs, l'engagement que vous seriez ungrand artiste. Pas de bêtises Et si vous vousendormez dans les délices du succès que jevous ai fait gare la bombe! Je vous flanquerai

un article de trois colonnes pour vous rame-ner à la réalité. »

On sait, parplusieurs exemples, qu'il est par-faitement homme à tenir parole cela rentremême tout à fait dans son tempérament.

Ce qui a toujours beaucoup intrigué les cu-rieux, réduits à se contenter de cancans, deracontars et d'histoires à dormir debout, c'estde savoir comment Albert Wolff parvient à pu-blier son Salon le jour même du vernissage.

On a été jusqu'à dire que des artistes lui.don-naient des notes c'est une injuregratuite qu'onfait planer sur les membres du jury, et une er-reur.absolue, la forme toute personnelle desarticles du critique donnant un démenti à pa-reille assertion.

Les moins méchants ont pensé que le rédac-teur du Figano allait voir les tableaux dans lesateliers. Cela est facile à réfuter par le témoi-

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gnage même des intéressés, la vérité étantqu'on ne le voit jamais chez les artistes,excepté dans la maison de trois ou quatre amisintimes.

Avant le Salon, il est sollicité de toutes partset prié de venir voir les tableaux chez les pein-tres mais il refuse toujours, parce qu'il veutgarder sa liberté d'appréciation pour l'ouver-ture de l'Exposition. Comment alors peut-il ar-river a faire ce Salon sommaire que nous luireprochons au point de vue de l'art, mais quin'en est pas moins un tour de force?

11 est inutile de chercher à savoir de lui-mêmece secret; il ne répond à toutes les questionsque par un sourire aussi irritant que discret.Mais voici une histoire authentique, que noustenons d'une source absolument sûre, et quiouvrira le champ aux plus amusantes hypo-thèses.

Il y a trois ans, Albert Wolff, accompagnédeM. Antonin Proust, se présentait au Palais del'Industrie, deux jours avant le vernissage;M. Turquet, alors sous-secrétaire d'État, vintrecevoir les visiteurs et, naturellement, laissaentrer M. Proust, mais il dit au journaliste

« Il m'est impossible de vous permettre d'en-

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trer avant après-demain. Je ne veux pas mebrouiller avec toute la Presse.

Jecomprendsparfaitementcela, répondit lecritique d'art, aussi me bornerai-je à vous de-mander un petit service.

Lequel ?Il y a dans la salle 6, sur le panneau de

droite, deux vues de Venise d'un peintre nou-veau, dont je n'ai pas retenu le nom. Voudriez-

vous avoir la bonté de me le faire donner parun de vos employés?

Mais comment savez-vous?. demanda lesous-secrétaire d'État surpris.

-Je sais tout., même qu'on a déplacé la toilede M. Bonnal, qui étaitdans la salle 8 et doit setrouver a cette heure dans la salle 9 sur le pan-neau de gauche. Je verrai cela tantôt.

Comment, vous verrez? Puisque vousn'entrerez pas!

J'y serai dans une heure. »

Albert Wolff y fut en effet, sous un déguise-ment d'ouvrier; il aida même ses camarades àplacer des toiles. En sortant, il dit au concierge,après avoir ôlé sa blouse

« Vous pourrez dire de ma part M. Turquelque je ne reviendrai plus; c'est trop fatibant. »

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XXX

Après avoir relevé encore une très poignantechronique sociale, au sujet d'une mère séparéede ses enfants, un Tableau parisien vu dans unhôtel sur les bords du Rhin et l'article si dou-loureux pleurant la mort de son regretté amiJacques Offenbach, son grand Jacques de la

rue de la Cloche, à Cologne, nous n'avonsplus qu'à constater la marche assurée du chro-niqueur.

Désormais, c'est d'une plume sûre qu'ilaborde et résume toutes les grandes questions

que les hasards de la vie de Paris viennent in-cessamment lui offrir, comme pour fournir à

son esprit un aliment toujours varié et toujoursrenaissant: autant de mois, autant de sujets

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palpitants, autant de problèmes sociaux, dontla solution est âprement cherchée par l'écri-vain, qui se tient toujours en évidence sur labrèche. Il peut encore se tromper, avoir desemportements à faux, des réveils bouillantsquand une thèse animée se présente, mais lescourriers sérieux dominent, augmentant le ba-gage important du journaliste, achevant d'as-surer son influence et d'étendre son autorité.

Du reste, les sujets attirants ne lui manquentpas, qu'il s'agisse de quelque nouvelle œuvredes deux grands maîtres du roman moderne,Alphonse Daudet et Emile Zola, de la folied'André Gill, des premières années de Mas-senet, de la question des Prix de Rome, duParsifal de Wagner ou des Fenayrou.

Rappelons qu'à ce moment il eut l'honneur,avec Francisque Sarcey, dont la conférence à

ce sujet eut un vif retentissement, et Jules Cla-retie, de fouetter de sa cinglante lanière dechroniqueur la littérature purement obscène,présentée hypocritement au public, sous lesfaux semblants de l'esprit gaulois et du retouraux bons contes de nos vieux français, Rabe-lais, Brantôme et autres.

Le grand journal, qui avait trouvé ce moyen

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commode de se lancer, et qui ne se doutait pasqu'il allait ouvrir la porte à une véritable ruéede placards immondes et de libelles pornogra-phiques, se sentit si vivement touché qu'il char-

gea un de ses plus habiles chroniqueursde ré-pondre au rédacteur du Figaro, en le citant àla barre de son tribunal, en un article tragi-co-mique fort bien troussé.

Dans un ordre d'idées tout différent, il nousparaît curieux de relever deux des chroniquesdu Courriériste parisien, mais à un point de vuetout particulier, celui de la susceptibilitédans lejournalisme.

Certes, c'est avec l'enveloppement adoucis-sant des formules les plus admiratives et lesplus sincèrement louangeuses que le Courrié-riste reproche à notre cher maître, AlexandreDumas fils sa susceptibilité d'épiderme à

propos d'une piqûre d'épingle du Figaro pré-cédent.

En cette circonstance, Albert Wolff attaquetort spirituellement Alexandre Dumas et sa Ga-Ftte de Hongrie; mais n'a-t-il pas songé queson mordant article pourrait facilement être re-tourné contre lui.

Le chroniqueur parlait là sous le coup d'une

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impulsion vive de journaliste, dont l'esprit estfrappé par la lumière crue d'une idée et qui ré-pond du tac au tac avec la prestesse irraisonnéed'une lame d'épée heurtée par la lame adverse.

Que le maître se soit montré trop susceptibleet ait attaché trop d'importance à un aiguillonqu'il eût dû dédaigner, cela ne fait aucun doutepour personne, pas même pour lui, une fois lapremière irritation calmée mais ce que nousvoulons prouver ici, c'est que nul d'entrenous ne peut se vanter d'échapper à l'un deces mouvements de mauvaise humeur, soitcause d'une disposition chagrine et momenta-née, soit pour quelque raison physiclue ou phy-siologique.

Ainsi, Albert Wolff, en cinglant aimablementAlexandre Dumasdes multiples et fines lanièresde son article, oubliait complètement ce quilui était arrivé à lui-même dans deux cas assezrécents.

Le premier, c'est lorsqu'en réponse à unelettre venue de la Villa Médicis, de cette Aca-démie française de Home, que le chroniqueur,à tort ou à raison, mais sans jamais avoirvarié sur ce chapitre, ne cesse d'attaquer, il

a écrit cette phrase

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« Je discute quelquefois avec les maîtres,mais avec les élèves, jamais! »

Sans doute, nous comprenons parfaitementla pensée qui lui faisait écrire ces mots, des-tinés à ne pas éterniser une discussion, àclore brusquement, voire même brutalement,

une polémique qui eût pu l'entraîner fort loin

et accaparer son temps. Il n'en est pas moinsvrai que, dans cette circonstance, le chroni-

queur remplaçait la discussion par le coupd'assommoir et terminait l'affaire en flan-quant sa porte au nez de ses contradicteurs.

Ce n'est certes pas à nous d'apprendre àAlbert Wolff qu'à toute époque, en tout temps,les maîtres ont au contraire invité les élèves àdiscuter, soit pour mieux les convaincre, soit

pour s'éclairer eux-mêmes dans leur modestieexagérée et honorable de maîtres, c'est-à-dired'êtres supérieurs par le génie, le talent ou sim-plement l'esprit.

Sa phrase sent trop son journaliste et a desallures fâcheusesde mot de la fin, que son au-teur aurait de la peine à défendre sérieuse-ment.

Du reste, il en a tacitementconvenu lui-même,

une fois la première émotion calmée, en écri-

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vant quinze jours plus tard, un nouvel articlesur cette grave et complexe question des prixde Rome, attaquée et défendue par les hommesles plus éminents, et ayant autant de bonsarguments contre elle que pour elle.

Dans l'autre cas, peut-être moins justifié, oùAlbert Wolff s'est, à notre avis, montré plussusceptible encore, avec moins de raison del'être, c'est dans son Courrier sur Emile Zolaet sur ses élèves.

Cet article a été fait sous le coup d'une irri-tation très vive, irritation justifiée par l'attaqueimméritée et injuste d'un des plus fervents dis-ciples de Zola. Qu'Albert Wolff se soit adressédirectement à celui qui l'outrageait, nul n'y euttrouvé à redire c'était de bonne guerre. Maisoù sa colère s'est égarée, c'est en le poussantil attaquer Lmile Zola lui-même, parfaitement

en dehors de la querelle car il faudrait vrai-ment ne pas connaître le romancier pour lecroire capable de confier à un autre le soin dedire ce qu'il pense cela ne supporte pas l'exa-

men, l'auteur des Rougon-Macquart ayantameuté trop d'ennemis contre lui par ses habi-tudes de franc-parler pour qu'on pût le laissersous un pareil soupçon.

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En rendant Zola responsable de l'article in-jurieux écrit par un de ses élèves, AlbertWolff s'est complètement trompé la réponsetrès logique et très sensée du romancier a dit

faire revenir le chroniqueur sur son attaque.Nous négligerons volontairement les allu-

sions glissées, de part et d'autre, dans l'atta-que et dans la réponse, en regrettant que lesdeux écrivains aient cédé à un pareil mouve-ment de colère et aient mêlé le public à cettepetite querelle intime, qui, du reste ne les em-pêche pas de se tendre la main comme deuxhommes qui ont été sur le terrain.

Nous ne rappelons ici ces faits que pour in-diquer les points faibles de cette existence dujournaliste toujours en vue et qui, souvent,dans la griserie d'un article qu'il sent et dont il

se délecte, oublie les défaillances humainesqu'il a pu avoir tout comme un autre.

Quelest donc l'homme, l'artiste, l'écrivain,qui pourrait affirmer qu'il n'a jamais cédé ou necédera jamais à l'un de ces mouvements decolère subite! Croyez-vous donc que le chro-niqueur parisien lui-même ne se laissera pasaller au plaisir de cingler celui qui l'a si vio-lemment attaqué ? Allons donc, nous n'en vou-

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Ions pour preuve que certain article où, ayantà citer son nom, il le remplace par le pseudo-nyme gouailleur « M. Jenesaiyui. Mais là il

s'adresse à son véritable adversaire et nul nelui contestera ce droit.

Si donc, vous, journaliste, habitué depuisvingt-cinq ans à la bataille quotidienne, vivanten pleine fournaise, toujours au milieu descoups donnés et reçus, cédez à un instant d'om-brageuse susceptibilité, reconnaissez le mêmedroit à un de nos plus grands auteurs drama-ticlues, à une de nos gloires françaises.

Enfin, pour clore la .longue liste des Cour-riers du chroniqueur parisien, nous citerons,comme étant l'un de ses plus remarquables,celui qu'il a consacré à Léon Gambetta.

Cet articles, qui a eu un énorme retentisse-ment en France et à l'étranger, méritait defairesensation par son élévation,par son déga-gemcnt de toute préoccupationpolitique, par savigoureuse indépendance.

En l'écrivant, Albert Wolff accomplissait undevoir d'ami et de consciencieux admirateurdugrand patriote trop tôt disparu. Il l'a fait sim-plement, en un style bien personnel, ce styledont on pourrait dire ce que lui-même disait

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de celui de Labiche « Son style n'est pas d'unepureté acadénzique dans le sens vulgaire du mot,mains il est personnel, il est l'expression d'uneindividualité. »

Selon son habitude, il ne se préoccupa pasde la couleur du journal où il traçait ce magni-fique éloge de celui qu'il avait connu jeune et

avec lequel il n'avait plus échangé de serre-ment de main que onze ans après la guerre. Il

écrivait, avec l'indépendance habituelle qui estle point saillant de son caractère, ce qu'il pen-sait de Gambetta et nous ne connaissons pasbeaucoup de choses aussi émouvantes que lepremier paragraphe de cet article.

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XXXI

Cette étude approfondie sur le journalismecontemporain et sur le chroniqueur parisienne saurait être complète, si, après avoir aussilonguement parlé de celui qui a achevé detransformer la Presse en une puissance sansrivale et rénové l'art de la chronique, déjàpoussé si loin avant lui par son maître, AugusteVillemot, nous en restions là.

Il est nécessaire que nous nous occupions

en quelques lignes, des jeunes qui viennent

rayonner autour du grand maître chroniqueur,de ceux qui représentent l'avenir de la Presseà informations.

Nous n'avons pas à étudier en ce moment

ceux qui, à des titres différents de ceux

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d'Albert Wolff, occupent les plus hautes posi-tions dans lejournalisme, soit au point de vuelittéraire, soit au point de vue politique, soit à

tout autre point de vue. Leur tour viendra dansd'autres ouvrages nous pourrons alors parlerà loisird'Edmond About, de FrancisqueSarcey,d'Aurélien Scholl, de Charles Monselet, dePierre Véron, d'Ignotus, de Henri Rochefort, deLouis Veuillot, de Paul de Cassagnac, de Henride Pêne, de Henry Fouquier, de tous ceux quidonnent au journal sa vie et sa force depuis silongtemps.

Avant tout, nous nous empressons de dire

que nous ne voulons établir ici aucune compa-raison entre Albert Wolff et ses confrères.Assurément si le rédacteur du Figar-o dispa-raissait, la chronique ne serait pas morte; maisil disparaîtrait en même temps de la chronique

une note personnelle que nous avons bien

souvent indiquée chez lui, note caractériséesurtout par des accès d'émotion profonde etsincère.

Dans la jeune école parisienne, nous ne re-trouvions rien de semblable, rien qui en ap-proche au contraire, entravant tout élan,arrêtant les effets au cerveau et les empêchant

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d'aller jusqu'au cœur, la sécheresse y domine,le scepticisme y déborde, envahisseur, conta-gieux, s'étalant partout.

Parmi les jeunes, le plus erk vue, c'est le ré-dacteur de l'Événement qui signe Léon Chapronet qui est entré dans la carrière par l'entremised'Albert Wolff,.

D'autres semblent vouloir se montrer, mais

avec moins d'ampleur et un talent moinsaffirmé, moins personnel que celui de LéonChapron nous citerons MM. Alexandre Hepp,dont la spécialité sont les nerfs parisiens,Octave Robin, Emile Villemot, Gabriel Guille-

mot, Octave Mirbeau, Georges Duval, EdmondDeschaumes, Félicien Champsaur, etc., etc.

Quelques-uns semblent écrire des chro-niques, mais ne sont en réalité que des con-teurs de nouvelles ou des ciseleurs d'études,Catulle Mendès, Guy de Maupassant, RenéMaizeroy, Armand Silvestre etc., etc., de purslittérateurs, des poètes exquis, des romanciers,tous écrivains d'un tempérament absolumentcontraire Ù celui du véritable chroniqueur.

Enfin, au-dessous, s'agite toute une cohuede jeunes journalistes que rien ne distingue

encore, mais qui ont déjà toutes les ambitions,

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toutes les avidités, et se croient permis detraiter sur le pied d'égalité, sous prétexte qu'ilsappartiennent à la Presse, des écrivains quiont mis vingt ou trente ans à arriver à la posi-tion acquise aujourd'hui.

Ceux-là, nous ne saurions, jusqu'à nouvelordre, croire en leur avenir.

Jusqu'à présent, ce qu'ils voient en rêve,c'est beaucoup d'argent rapidement gagnépour beaucoup s'amuser, ce sont les lignesgrassement payées pour mener la haute vie,

souper au cabaret avec les filles à la mode, etstupéfier le public.

De la littérature, de leur art si délicat et mi-nutieux, si troublant et si troubleur, ils font unebrutale arme de guerre, sans se préoccuper dusel gaulois, de la monnaie courante d'espritparisien ou de la langue, de la thèse sociale oulittéraire à soutenir hautement; ils n'ont qu'unbut, taper fort pour qu'on entende de partout.Ils soulèvent les cris, les holà! Le tapage dureune demi-seconde, puis tout est dit, rien n'enreste que le souvenir d'un pavé lancé en pleineeau dormante. Le pavé englouti, les dernièresrides circulaires évanouies, l'eau reprend soncalme plat, inexorable.

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Et il en est un peu de ceux-là comme de

ceux qui cherchent à suppléer, dans le roman,au creux de la phrase, au vide de la pensée, àl'inanité des ressources, par des mots impossi-bles, des emprunts au vieux français, des en-tortillements compliqués qui ébahissent unmoment le lecteur, mais ne le séduisent pas etnécessitent le glossaire de Rabelais ou deVillon. Ils ne comprennent pas que rien nevaut la clarté, la limpidité, la simplicité, laphrase pure et nette, ne disant que ce qu'elleveut dire, avec des mots appropriés, des ad-jectifs nécessaires, rien d'inutile, rien nevenant surcharger l'idée, ni diminuer l'impor-tance du sujet.

Mais aussi ils n'ont plus le respect desmaîtres; des aînés, ils ne voient que leurssuccès actuels, leur renom, sans paraître sedouter que ces aînés ne sont arrivés àla gloire, à imposer leur nom, qu'après delongues et laborieuses années de travailacharné, qu'après une lutte énorme contrel'obscurité, contre la misère. Ils oublient queces maîtres d'aujourd'hui avaient alors auventre la 'rage consciencieuse de leur travail,le respect de leur plume, la volonté de ne rien

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faire contre leurs idées, préférant déchirer unarticle que d'accepter une transaction, ousachant refuser le salaire dû, lorsqu'on voulaitleur imposer un article en dehors de leursidées ou de leurs convictions.

Aujourd'hui, ces jeunes veulent arriver toutde suite, sans passer par ce laminoir desannées lentes, où mûrissent l'esprit et le talent.Par des familiarités choquantes, ils paraissentmettre sur la même ligne leur petite notoriétépassagère et la renommée acquise par le labeurcontinu de longues et pénibles années.

Quoique nous ne soyons pas des encenseursdu temps passé, nous croyons juste de déplorercette gloriole facile de nos jours, cette perpé-tuelle satisfaction de soi-même, et de regretterla modestie de ces maitres qui, eux, saventcombien la gloire est difficile à acquérir etcombien elle est fragile.

Nous savons bien qu'on nous répondra avecune certaine justesse que ce ne sont là que despéchés de jeunesse; mais, à nous qui venonsde voir comment on débutait il y a vingt-cinq

ou trente ans, et comment on arrivait pénible-ment, il nous semble que les débuts d'alorsétaient plus modestes, et surtout que cette soif

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d'arriver vite était moins ardente. De nos joursil y a une hâte malheureuse vers la gloire ouvers l'argent; on veut devenir riche ou célèbredu jour au lendemain, sans attendre.

Rien ne saurait remplacer la patience, letravail acharné, l'exemple salutairedes maîtresarrivés aujourd'hui, après avoir lentement con-quis tous leurs grades et fait toutes les étapesdu rude chemin de la gloire. C'est le seul

moyen d'obtenir un résultat sérieux et durable.

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XXXII

Rue du Rocher, tout près des Batignolles,se trouve un petit hôtel taillé dans une grandehelle maison neuve, dont le luxe en imposecomme la vue d'un gros cocher noyé dans lesfourrures de sa pélerine.

Au coup de timbre un domestique vous in-troduit dans une antichambre, à la pénombremystérieuse; des reflets de jour sortis de piè-ces inconnues, traversentdes carreaux multico-lores et laissent entrevoir des tableaux, desarmes, des tentures épaisses. Un bout d'esca-lier se dessine, paraissant conduire vers dessplendeurs orientales; l'atmosphère est douce,la caresse du luxe artistique vous étreint agréa-blement.

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Ce rêve de richesse est interrompu par l'ar-rivée dans. cette superbe antichambre d'unhomme vêtu d'une sorte de veston informe, d'unpantalon en vis; des savates aux pieds et unvieux chapeau enfoncé d'un coup de poing surdes cheveux en broussailles, achèvent de luidonner un air suspect.

Vous écartant prudemment, vous pensez

« C'est quelque mendiant qui est venu em-bêter le chroniqueuret lui demanderun secourson le flanque à la porte, et on a bien raison de

se débarrasser vivement de pareilles espèces. »

Mais l'homme vient à vous et vous demandé

ce que vous désirez: c'est le maître de la mai-

son, c'est Albert Wolff.Cet homme, qui ressemble chez lui à un men-

diant, est certainement un des plus connus del'Europe.

En effet, non seulement la plus répandue de

nos feuilles parisiennes porte son nom auxquatre coins du monde, depuis un quart de siè-cle, mais ses nombreux voyages l'ont fait con-naître personnellement partout.

Aussi, lorsqu'un des amis d'Albert Wolff semet en route, il passe d'abord chez le chroni-

queur qui lui dresse son itinéraire complet.

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Tout y est, comme dans le meilleur guide

l'heure des départs des trains, le nomde l'hôtel,les monuments qu'il faut voir, et ceux devantlesquels il ne faut pas perdre son temps, les in-dications les plus précises, désignant les partiesdu trajet où le .voyageur devra se mettre soità droite, soit à gauche, afin de mieux jouir du

paysage; enfin un mot pour l'aubergiste et quel-

ques lettres de présentation pour des person-nages en vue.

Le chroniqueur a des relations dans tous les

pays, de sorte que les lettres de recommanda-tion affluent chez lui. Le jour de la semaine oùil reçoit tout le monde, on pourrait voir des vi-siteurs dans tous les coins de son hôtel.

« Ne parlez pas trop haut, dit-il quelquefois

en riant, il y a deux étrangers dans la pièce dedroite, un acteur dans la pièce de gauche etun musicien dans la salle à manger!

On en met partout, absolument comme chez

un dentiste à la mode.Si on l'amène sur le chapitre de cette af-

fluence de solliciteurs, il répond gaiement:« Que voulez-vous que j'y fasse j'ai beau

leur affirmer qu'en dehors de mon travail, je nem'occupe de rien au journal, on ne me croit

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pas. Mon nom est si étroitement lié avec le dé-veloppement du Figaro, qu'on me prend pourun personnage influent de la maison quand, enréalité, je ne suis qu'un camarade pour toutle monde. C'était déjà ainsi du temps de deVillemessant et cela continue sous le rédacteuren chef Magnard.Tous ceux qui ne peuvent pasarriver directement à Magnard viennent chezmoi pour réclamer mon intervention; lorsqu'ilsn'ont pas obtenu au Figaro ce qu'ils deman-daient, ils viennent encore chez moi, comme à

une influence suprême. Quelquefois, bien rare-ment, si le cas est intéressant, j'interviens auFigaro, non en vertu d'une autorité que je n'ai

pas et que je ne désire pas, mais par les liensde camaraderiequi forcément s'établissententredes hommes qui ont passé une partie de leurvie à côté les uns des autres. J'ai été si pro-fondément malheureux et abandonné dans majeunesse, que je ne crois pas devoir repousserceux qui s'adressent à moi. C'est assommant,mais c'est aussi souvent très intéressant. Lors-que je ne travaille pas, la maison est ouverteà tout le monde. »

A ceci, nous devons ajouter que lorsque lechroniqueur travaille, il n'y a pas de puissance

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ni de persuasion qui puisse forcer la consigne;

ce jour-là il est plus facile d'arriver au prési-dent de la République ou à tous les grands dela terre qu'à Albert Wolff.

Nous nous souvenons, à ce sujet, d'une con-versation typique avec l'un de ses domes-tiques.

C'était le matin, vers dix heures, le visiteurs'adressa au valet de chambre

« Monsieur Wolff?Monsieur n'y est pas.Je suis sûr qu'il est chez lui. »

Devant cette affirmation, le fidèle défenseurde la consigne eut un moment de trouble, dontle quémandeur profita pour insister

« Voyons, portez-lui ma carte.Ce n'est pas possible.

II vous excusera quand il saura que c'estmoi.

Mais je vous répète qu'il n'y est pas Mon-sieur m'a dit de répondre qu'il n'y était pourpersonne, pas même pour le bon Dieu

Vous voyez bien qu'il y est. »

Enfin le domestique céda, priant le visileurde revenir à midi, mais surtout de ne pas répé-ter à monsieur Wolff ce qu'il venait de lui dire,

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au sujet de la consigne donnée pour défendre

sa porte.Donc, à ses. heures de travail, il n'y est

pas'Rien n'est plus curieux que cet hôtel de la rue

du Rocher où le luxe disçret d'un artiste con-traste si singulièrement avec la tenue debohème du maître de la maison.

Nous ne connaissons pas beaucoup d'instal-lation plus attirante dans Paris, pas de logis oùl'art se soit répandu avec plus de profusion,envahissant tout, les murs, les meubles, lesétoffes, se trahissant dans les plus petits coinset dominant l'agencement général.

Rien de clinquant, rien de la tapageuse etcriarde opulence du parvenu; le goût passionnéde l'artiste a capitonné et assourdi tous' leséclats trop vifs, afin de laisser aux tableauxleur valeur vraie dans l'enchâssure des cadresd'or.

Le cabinet de travail, servant en même tempsde salon, est la plus grande pièce; meubles,tentures et portières sont en vieux tapisd'Orient,. choisis parmi les plus anciens. A

hauteur d'appui court une bibliothèque debeaux livres, tenant toute la largeur de la pièce.

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Sur la corniche de cette bibliothèque, qui con-tient six ou sept cents volumes, s'étalent desbibelots en cire, en terre cuite, en bronze, ci-selures rares ou bustes de grands hommes. Du

plafond tombe un lustre flamand en cuivre, àvingt bougies; des tapis turcs et persans fontressortir leurs merveilleux tissus sur le tonuniformément rouge du tapis cloué au parquet.

Sur la cheminée, entre deux lampes, en vieillefaïence de Delft, s'élève une réduction en cirede l'Arlequin de M. de Saint-Marceaux, oeuvrefine délicate, amoureusement exécutée par unartiste de valeur, pour un amateur épris desbelles choses.

Les murs de ce salon disparaissent sous lesmerveilles de la collection du chroniqueur.

Certes, Albert Wolff ne possède pas les pagesles plus importantes des grands maîtres, maisil a de chacun une toile, souvent petite, toùjoursexquise, contenant comme une quintessence del'artiste admiré.

Son maître préféré, c'est Corot; il trouve quenul peintre ne s'est plus rapproché de la na-ture, que nul n'en a mieux humé l'essence.Voilà encore une prédilection qui trahit le fondpoétique de ce Français des bords du Rhin.

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Il a neuf tableaux de Corot, représentantsousses faces diverses le talent du grand maître;ceux qui prétendent qu'ils se ressemblent tou-jours n'ont qu'à aller voir ces neuf toiles dupaysagiste chez le chroniqueur parisien ils

se convaincront bien vite de l'incontestablediversité de son oeuvre. La plus précieuse estcelle que tout le ponde connaît sous ce titreLe lac de Némi.

Puis viennent un admirable ThéodoreRousseau; un Delacroix superbe; un petit bi-jou de Troyon; deux Diaz de premier choix;deux Daubigny hors ligne, malgré les petitesdimensions; de Millet, il n'a que des dessins,entr'autres Le Vigneron, une des maîtressesœuvres du peintre. Voilà pour les morts.

Tous les modernes de talent entrent peu à

peu dans la galerie du journaliste, car son désirest d'avoir au moins une toile dé chacun d'eux;il estime en effet que le fond de toute collectiond'un véritable amateur doit être un exemplairede tout ce qui est bon.

Parmi les vivants, nous pouvons donc citerles principaux noms Jules Dupré, De Neuville,Detaille, Louis Knaus, Haans Makarl, Menzel,Duez, Raffaëlli, Carolus Duran, Pierre Billet,

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Bastien-Lepage, Jules Breton, Guillemet, deNittis, Potikonoff, Vollon, Ziem, Pelouse, Bou-din, Heilbuth, John Lewis Brown, Puvis deChavanne, Alfred Stevens, Lambert, de Beau-mont, Worms, Madeleine Lemaire, LouiseBreslau, Berne-Bellecour,. Feyen Perrin, Gil-bert, Claude, Bonvin, d'Epinay, Jacquemart,Clays, Jules Franceschi, Yasselot, Suchetet,Dupray, Théodore WTeber, Israels, Hawkins,Jules Lefebvre, Le Blant, Henner, Cazin, etc.,etc.

Sans doute, dans le nombre, il y a de raressouvenirs, mais les neuf dixièmes de cette col-lection ont été payés sans compter.

Du reste, sa manière d'agir est bien connuedes amateurs, des peintres et des marchandsdetableaux. Il arrive à une exposition, va droit

aux toiles qui l'attirent, et, pendant que les mil-lionnaires hésitent, se latent et ne se décident

pas, il achète et paie sur le champ le tableaudont il a envie.

Quand on lui parle des propos calomnieuxqui ont cours dans le public, au sujet de sa ga-lerie de tableaux, il répond

« Si après ma mort, on vend ma collection,le public continuera peut-être de répéter

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Cela n'a pas du coûter bien cher au journa-liste Je ne peux pas convaincre la foule

mais mes neveux trouveront tous les reçusd'artistes dans un tiroir, et, quand personne nese souviendra plus du journaliste, mes héritierssauront encore que j'ai été un honnête homme.»

La vérité est que le revenu d'Albert Wolfflui permet ce luxe.

Rien qu'au Figaro, il gagne, par an, unesoixantaine de mille francs. La critique drama-tique qu'il fait à l'wénement, une pièce de loin

en loin, des affaires dans lesquelles il entreparfois par son frère, sans y comprendre unmot ou une opération, portent maintenant le

revenu du chroniqueur à une centaine de millefrancs dans les bonnes années.

Cela ne lui suffit pas, car comme il achète

sans marchander ce qui le passionne, il estconstamment endetté chez les marchands detableaux. Une fois, nous l'avons entendus'écrier

« J'ai acheté chez Petit un Corot de soixantemille francs et je n'ai pas le sou pour le payer.Un de ces jours on me déclarera en faillite cesera le bouduet »

Le chroniqueur parisien disait cela en sou-

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riant, comme un homme qui sait fort bien qu'il

se tirera toujours d'affaire et qu'avec du tra-vail il fera face à tout.

Toute sa passion, tout son luxe, ce sont les

oeuvres d'art, des amis qui ne trahissent pas etdonnent les jouissances les plus délicates, lesplus sincères. Il n'a ni chevaux, ni voitures, etl'hôtel, aménagé pour de grandes fêtes, n'est

pas d'un entretien coûteux.Sa vie est des plus simples; il n'a jamais plus

de quatre ou cinq amis à diner. Tantôt il choi-sit ses convives parmi les mondains, tantôtparmi les peintres ou les statuaires à moinsqu'il ne lui prenne fantaisie de recevoir soit desécrivains, soit des musiciens, soit des bour-geÓis avec leurs femmes ou des acteurs et desactrices.

Les plus curieux sont ses dîners avec d'an-ciens camarades de jeunesse, des ratés, restésen route et devenus de vrais bohèmes. Alors il

met tout en l'air pour les accueillir et les traite

avec plus de prévenance que les autres poureux, on sort les vins de derrière les fagots, onapporte les meilleurs cigares, on raffine lesplats gourmands, et si l'un des invités se grise,la joie d'Albert Wolff, qui, lui, ne boit que de

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l'eau rougie, est à son comble. Après le diner,les coudes sur la table, on cause de jadis.

La maison est donc aussi étrange que lemaître de la maison mais il se peut que la te-nue négligée du chroniqueur .dans son somp-tueux appartement soit voulue. Cela n'auraitrien d'étonnant de la part d'un homme qui aimeà parler de ses humbles origines, de ses luttesavec la vie, et se vante volontiers d'être, pourainsi dire, arrivé à Paris en sabots.

Nous savons également qu'il est hanté parla crainte de s'engourdirdans le bien-être et ondevine dans ces exagérations de mise, un arra-chement au milieu luxueux, un rappel salutairedu passé. Le fait suivant l'indiquera claire-ment.

Quand l'hôtel de la rue du Rocher fut ter-miné et que la dernière note eut été payée,Albert Wolff monta en wagon il voulut revoirles villes où s'était écoulée sa jeunesse beso-gneuse, les humbles chambres meublées, où,inconnu, il avait tour à tour espéré et déses-péré. Il en a nettement donné les raisons à sesconfrères du journal, leur disant:

« II faut revenir de temps en temps à la réa-lité de la vie, car la folie des grandeurs sévit

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dans Paris. Quand je contemple le tapis d'Orientbrodé d'or que j'ai jeté sur la rampe de monescalier, j'ai le vertige. Alors il est bon derevoir les petites maisons de jadis avec lesescaliers en bois blanc, ou s'arrêter rêveur de-vant les panonceaux de messieurs les huissiersqui m'ont autrefois poursuivi avec la plus belleénergie! »

Si les murs du cabinet de travail d'AlbertWolff pouvaient parler ou si le chroniqueur sedécidait à faire des confidences, quelle intéres-sante confession on entendrait

Sur le fauteuil bas que nous voyons près dela grande table qui lui sert de bureau, sont ve-nus s'asseoir tour à tour les débutants et leshommes arrivés, le jeune artiste que le critiqueavait mis en évidence et le peintre glorieux qu'il

a exalté avec toute l'ardeur de l'enthousiasme.Son existence de vingt-cinq années dans le

journalisme l'a mêlé à toutes les passions, àtous les drames, à tous les événements grandset petits qui agitent et bouleversent la société.

Le confessionnal du chroniqueur a reçu lavisite des héroïnes des grands procès en quêted'un appui, d'un article pour les défendre leromancier y apporte les bonnes feuilles d'un

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livre nouveau le jeune, qui veut entrer dans lacarrière, y succède au glorieux débris retiré àla campagne, et que le journaliste a remis enlumière, alors que le malheureux se croyaitoublié.

Aussi, le chroniqueur a-t-il récolté toutes leshaines et gagné, toutes les amitiés il a desamis dévoués et des adversaires impitoyables.Aucun homme n'est plus détesté que celui-làet, pourtant, nous ne pensons pas qu'un autreait pu rencontrer de plus profondes sympathies.Chez lui, autour de lui, en lui et à propos delui tout est contraste, tout est extrême dans unsens ou dans un autre c'est pourquoi cettefigure attire, force l'attention et la retient.

Indifférent au qu'en dira-t-on, il marche de-vant lui avec la ténacité des jeunes années, sevantant de ne pas avoir perdu un ami, dans salongue carrière. Certes, il lui est arrivé parfoisde froisser un homme de talent, mais il trouvetoujours l'occasion de le repêcher, suivant uneexpression qui lui est familière, quand il rap-pelle l'exemple de Massenct.

A l'heure des débuts du musicien, en effet,il Gt à celui-ci le plus grand chagrin.

« Je vous revaudrai cela, le jour où je

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pourrai vous être utile » avait-il l'habitudede dire au compositeur devenu son ami.

Lorsque Massenet, faute de pouvoir se fairejouer à Paris, transporta Hénodiade au théâtrede Bruxelles, Albert Wolff lui consacra unarticle d'une profonde émotion qui rachetaitcomplètementcelui qu'il avait fait autrefois.

La correspondance du chroniqueur duFigaro serait peut-être encore plus intéres-sante à connaître que les confidences qu'ildoit recevoir souvent on écrit ce qu'onn'ose pas dire mais jamais il n'a communi-qué à qui que ce soit les lettres qu'il reçoit.A ce sujet, nous savons qu'un des hommes lesplus considérables de ce temps lui a dit

« Le plaisir que j'ai à vous écrire vientde la sécurité où je me trouve avec vous,sachant que tout restera entre nous. »

Le journaliste a, du reste, une manière deprocéder qui est particulière: il donne auxcollectionneursd'autographes les lettres sansimportanceet il détruit sur l'heure celles quipeuvent compromettre quelqu'un.

Il est arrivé à certaines personnes de le féli-citer de cette discrétion sa réponse le peinttout entier

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« Je n'ai aucun mérite, » affirme-t-il.

« Si je bavardais on ne me confierait plusrien et je me priverais de la sorte de la partiela plus intéressante de ma vie. »

De tous les artistes, ce sont les musiciensqu'Albert Wolff avoue préférer, et ses écritsles plus anciens le montrent toujours préoc-cupé de la musique: en cela également setrahit le Rhénan. Depuis Rossini, Meyerbeer,Auber et Offenbach jusqu'aux contemporains,il les a tous connus.

C'est un fanatique, un véritable mélomane,

que l'on trouvera toujours dans tous les con-certs, lorsque le programme est attrayanl.Une seule chose, selon lui, gâte son plaisir,la foule lorsqu'il s'agit de voir ou d'entendre,il vouclrait pouvoir être seul, pour que lier-sonne ne troublât sa jouissance. A Madridil a obtenu l'autorisation d'entrer au Musée,le matin, avant l'heure officielle; Vienne il

a demandé comme la hlus haute faveur depouvoir pénétrer dans le Belvédère, avantl'ouvei turc des portes.

Étant jeunes, il désirait une grande fortune

pour arriver a se faire jouer par ijn orchestreIl lui les grands œuvres symphoniques ce

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rêve, Albert Wolff est parvenu à le réaliser enpartie, grâce à l'obligeance d'amis dévoués.Parmi les meilleurs, en effet, il compte nosplus forts pianistes, et ceux-ci, dans leursmoments de liberté, viennent lui jouer cequ'il aime.

Alors, défense de recevoir qui que ce soit.Le chroniqueur s'étend sur le divan et fume,tandis que le musicien interprète pour lui sesoeuvres de prédilection. Chacun a sa spécia-lité Théodore Ritter lui joue Mendelssohn,Schumann et Schubert Alphonse Duvernoy,Beethoven et Weber le compositeur Salvayre

pioche avec son ami les partitions de RichardWagner.

La grande douleur du chroniqueur c'est de

ne pas avoir appris la musique dans sa jeu-nesse et de ne pouvoir se jouer lui-même cesoeuvres qu'il adore.

On nous a raconté, à ce propos, un traitqui suffirait à peindre son énergie à atteindrele but ambitionné, si nous n'en avions déjà eude nombreux exemples durant cette vie agitée.

Il y a cinq ans, dans l'âge mûr, a une époqueingrate pour ce genre d'étude, il a pris un pro-fesseur de piano, apprenant, comme un enfant

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docile, la musique, en passant avec une rarepatience par toutes les gammes et la méthodeCarpentier. Il est ainsi parvenu à pouvoir,après une soirée au concert où à l'Oloéra,

rentrer chez lui, prendre une partition, et serappeler tant. bien que mal les mélodies quitourbillonnent dans sa tête, Faute de mieux,cela lui suffit.

Le lecteur de ce-livre trouvera peut-être quenous nous sommes arrêté outre mesure à lacurieuse physionomie parisienne de ce jour-naliste d'origine étrangère, et que la placetenue par lui dans les lettres ne mérite pasde lui consacrer tout un volume. Il n'en est

pas moins vrai qu'il a occupé le public de.sa

personne pendant un quart de siècle et qu'il

reste une des individualités les plus en vue deParis.

Pour nous, la longue faveur, dont jouitle journaliste auprès de ses lecteurs, résidedans son incessante préoccupation d'éviter lamonotonic il écrit tout à fait comme il vit, auhasard des événements parisiens, et nous avonsdéjà constaté que si le moment n'a pas de relief

ses articles restent sans éclat.Nous avons fait allusion aux contrastes re-

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marquées chez lui dans l'existence, c'est la

même chose. Un soir, il est dans une ambas-sade et le jour suivant, il s'attable avec LouiseMichel, chez le directeur des Bouffes du Nord.Il sort d'une grande solennité artistique pour

courir les bouges avec des policicrs. Aprèsl'émotion causée par la mort d'un peintre detalent, il s'égaie de quelque vaudeville de lavie parisienne. Il salue une dernière fois legrand seigneur, qui a tenu une place dans lacapitale, ou bien il s'attarde, tout attendri, surla tombe d'un pauvre diable incompris que tuela misère.

Ses articles nous initient successivementauxdrames du grand monde et aux désespoirs desmansardes,auxmystères des hôtels des Champs-Elysées et aux secrets des taudis des chiffon-niers. Tous les palais, tous les hôpitaux lui ontouvert leurs portes, étalant sous ses yeux leParis brillant et le Paris résigné, misérable.Quel est l'artiste éminent avec lequel il n'apas causé ? Et côté de cela nous l'entendonsraconter les derniers moments de Troppmann.

Enfin n'est-il pas extraordinaire de voir cechroniqueur en titre d'un journal conservateur,défendre avec plus d'ardeur que tout autre la

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liberté et l'émancipation de l'esprit. Depuis sespremiers articles il a toujours réclamé l'instruc-tion obligatoire et combattu le fanatisme.

Il sait du reste si bien que toute sa forceréside dans le mouvement, dans la variété,clu'il se renouvelle sans cesse. Las de Paris, il

court le monde mal à l'aise entre les hautesmaisons, il se lance en hleine campagnefatigué des boulevards, il va en Autriche, enHollande, en Allemagne, en Italie ou en Es-pagne.

I a visité tous les musées et, grâce il une desplus prodigieuses mémoires que nous connais-sions, il peut citer chaque salle et chaque pan-neau ou se trouvera tel et tel lableau.

On finit par découvrir sous toutes ces turbu-lences, sous ces incessants déplacements, unegrande crainte de vieillir eldese démoder; nousl'avons déjà surpris précédemment, faisant cetaveu, en se comparant au comédien il luiéchappe aussi de temps à aulre cette réflexionqui résume bien sa secrète pensée

Il faut mourir vivant. »

Une fois même, un visiteur l'ayant appelcdevant nous « cher maîtne », en saluant sescheveux qui blanchissent, il rilosta vivement:

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« Ne m'appelez pas ainsi, je vous en priecher maîtres, c'est le prologue de vieille bête!))

De même qu'il connaît tout, il a effleuré dans

ses chroniques tous les sujets et se trouveplus ou moins lié avec tout Paris. Son absten-tion des discussions ardentes de la politiquefait qu'il peut traverser les camps les plusopposes sans froisser nulle part par sa pré-sence dans ses relations on compte les réac-tionnaires les plus endurcis et les républicainsles plus avancés. Cela lui permettant d'allerpartout, lui facilite l'entassement des souvenirsprécieux et le rend aptc a improviser desarticles sur tout ce qui occupe la grande ville.Rien d'étonnant il ce qu'il puisse parler de visu

en homme qui a vécu ce qu'il raconte, et nond'a près des renseignemenlcfournis par d'autres.De là cette chaleur communicative e.t celleséduclion du Chroniqueur parisien.

Sans doute, Albert Wolff n'est pas LeFigarotout entier à côté de lui sont des hommesdont le talent vaut bien le sien, des journalisteseprouscs, de fins analystes, des critiques detalent, mais les uns et les autres écrivent pourune partic des lecteurs. Le Chroniqueur, lui,s'adresse à toutes les catégories, il toutes les

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classes, à toutes les castes, parlant de toul, et

de tous, intéressant en même temps que sespropres lecteurs, ceux de ses collaborateursdu journal.

Il nous a donc semblé particulièrement cu-rieux de choisir entre toutes cette physionomieintéressante d'un hommc qui, n'ayant rien danssa personne qui séduise, ayant contre lui sonorigine même, est parvenu à faire deux fois sasituation dans les lettres françaises, force depersévérance, de volonté et d'incontestabletalent.

Nous 11c nous cachons pas que ce livre seraviolemment attaqué, malgré toute la sincérité

avec lacluellc il a été écrit, et cependant

aucune arrière-pensée ne nous a guidé danscette étudie aussi impartiale que possible d'unepersonnalité non seulement parisienne, maisabsolument française.

Nous l'avons déjà dit ct. nous le répétons, enterminant, nous ne connaissions nullcmcntAlbert "W'ol f'f, quand nous avons réuni lesmatériaux pour écrire ce volume, le premierd'une série sur nos contemporaines. Si nouschoisissons celui-là pour commencer, c'est

que, journaliste rcmunnt, envahissant, il

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s'impose comme une des forces clu journalisme

contemporain.Aujourd'hui, celui qui a si rudemcnt et si

longuement lutté dans la Presse Parisienne,contribuant à lui donner son éclat et sonextension, paraît entrer dans une autre phasede sa laborieuse et batailleuse existence, cellede la position acquise, de la slahilité.

Lc petit \\Tolffdes bords du Hhin est devenule grand Wolff des bords de la Seine, arrivantà la plus complète expression de son talent, il

sa grande maturité. C'est pourquoi nous avonsjugé propice, pour le peindre et l'étudier avectant de soin, ce moment où l'écrivain se reposed'un long travail dans les délices du bien-êtreacquis, dans cet hôtel de la rue du Rocher quele Chroniqueur appelle gaiement « Le couron-nement d'une vie de désordre! »

FIN

tiui-imoz, Adra.-nireci. des imprimeries n-u-jifB. C, nie du Four, 54 hls, Par!)