albert samain polypheme

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POLYPHEME de Albert Samain PERSONNAGES : POLYPHEME. ACIS GALATEE LYCAS ACTE PREMIER Quatre heures de l'après-midi. Ciel ardemment bleu. Ligne de montagnes finissant en promontoire. La mer. A droite nn bosquet. Galatée est endormie sur un lit de feuillage à l'ombre. A gauche l'entrée d'une grotte. Banc de verdure au pied d'un grand olivier. Quand la toile se lève, POLYPHEME est étendu sur un rocher et regarde la mer. Il demeure immobile pendant toute la durée du choeur. CHŒUR DES NYMPHES, dans la coulisse. Nymphes des bois et des rivières, Nymphes des sources, des clairières, L'archer cuirassé d'or a redoublé d'ardeur : Venez... Les grands bois noirs ouvrent leur profondeur. Gagnons nos plus secrets asiles... La mer miroite autour des îles; Les lézards brûlent, immobiles. Le ciel palpite ardent et bleu; Nos bouches respirent du feu. La terre à la chaleur se pâme; Nos bras étreignent de la flamme. Cherchons, dans l'antre obscur, pour nos lèvres blessées L'eau qui pleure en larmes glacées. Les ruisseaux sont taris dans leur lit de cailloux, Les fleurs penchent à demi-mortes... Adorons le soleil qui rend les fruits plus doux Et qui fait les moissons plus fortes. Levant leurs sabots d'or, ses quatre chevaux blancs Ont des flammes à la crinière.

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POLYPHEMEdeAlbert SamainPERSONNAGES :POLYPHEME.ACISGALATEELYCASACTE PREMIERQuatre heures de l'aprs-midi. Ciel ardemment bleu.Ligne de montagnes finissant en promontoire.La mer.A droite nn bosquet. Galate est endormie sur un lit de feuillage l'ombre.A gauche l'entre d'une grotte. Banc de verdure au pied d'un grand olivier.Quand la toile se lve, POLYPHEME est tendu sur un rocher et regarde la mer. Il demeure immobile pendant toute la dure du choeur.CHUR DES NYMPHES, dans la coulisse.Nymphes des bois et des rivires, Nymphes des sources, des clairires,L'archer cuirass d'or a redoubl d'ardeur :Venez... Les grands bois noirs ouvrent leur profondeur.Gagnons nos plus secrets asiles... La mer miroite autour des les; Les lzards brlent, immobiles.Le ciel palpite ardent et bleu; Nos bouches respirent du feu.La terre la chaleur se pme;Nos bras treignent de la flamme.Cherchons, dans l'antre obscur, pour nos lvres blesses L'eau qui pleure en larmes glaces.Les ruisseaux sont taris dans leur lit de cailloux,Les fleurs penchent demi-mortes... Adorons le soleil qui rend les fruits plus doux Et qui fait les moissons plus fortes.Levant leurs sabots d'or, ses quatre chevaux blancsOnt des flammes la crinire. {C0A8C59F-6E8F-43c4-8453-65D208276F40}{18F39D30-8B64-4A01-8DE2-5E4F350F55B5}{C0A8C59F-6E8F -43c4-8453-65D208276F40}Chantons, chantons, mes surs, les jours tincelantsEt les grands soleils ruisselants Dans l'abme de la lumire !POLYPHEMEBelle mer cumeuse et bleue o je suis n,Mer, chaque aurore, neuve mon il tonn,Golfe aux eaux de cristal... Montagne aux belles lignes,Bords d'tangs caresss au plumage des cygnes,Sources froides... ruisseaux... feuillage bruissant...Comme je t'adorais, Cyble au cur puissant!Grands chnes pleins d'oiseaux, troncs l'corce rude,Comme j'tais royal dans votre solitude!Et comme, vous pareil, au renouveau des ans, J e sentais mon cur vierge clater de printemps! J 'tais alors le fils bien-aim de la terre. La terre tait moi, la terre tait ma mre; Et quand je m'tendais sur elle quelquefois,Baign du vent du large et de l'odeur des bois, Il me semblait sentir une vague caresse Dufond du sol sacr rpondre ma tendresse.J 'tais ardent et fort et libre en mes bats.L'eau des branches tombait au matin sur mesbras. Debout, en plein soleil, je buvais la lumire. A l'aurore, en piaffant, j'entrais dans la rivire, Et j'avais, bondissant de la plaine au vallon, Des besoins de hennir comme un jeune talon!(Il fait quelques pas, puis se laisse retomber dcourag.)A prsent, lourdement, je trane ma journe.Vers un seul but mon me toute heure est tourne.J e marche sans savoir, et, de longs jours ardents,J e demeure immobile et des sanglots aux dents,A regarder mourir le flot sur le rivage.L'ennui mange mon cur, mon coeur tendre et sauvage.Elle est l... toujours l... J e ne puis l'arracher!...Elle est l... J e la vois rire, parler, marcher.J e vois ses bras, son front, sa lourde chevelure,Son petit cou d'oiseau, ses fleurs sa ceinture,Sa robe claire... Oh! fou!.. Mais c'est surtout, grands dieux,Cette agonie au cur quand je pense ses yeux !Depuis qu'elle est entre en riant dans ma vie, J e souffre!... Toute paix d'autrefois m'est ravie...D'abord, ce fut charmant; les jours passaient lgers : On et dit une abeille travers mes vergers... Puis, l'aimant, je voulus tre beau pour lui plaire, Quand, tout coup, saisi de trouble et de colre, J e vis que j'tais laid!...Hlas, ce fut unsoirQue, pench sur l'tang comme sur un miroir, Pour la premire fois je connus mon visage, Honteux, je brouillai l'eau... L'eau refit mon image. La nuit vint... Tout fut noir... J e regardais encor... Et depuis j'ai vcu triste jusqu' la mort! Alors j'ai devin le mensonge, la fraude,Cet Acis, ce berger effmin qui rde, Il l'a prise... ses airs de grce et de fadeur, Quand moi, j'ai simplement l'infini de mon cur!(Entre LYCAS, cherchant terre, gauche et droite.) Ah ! c'est toi, mon petit... Que cherches-tu?LYCASMa flche.POLYPHME, la dcouvrant prs de lui et la ramassant.Tiens, la voil.LYCAS, la prenant et embrassant POLYPHEME. Bonjour.POLYPHEMEOh! cette bouche frache!...Regarde-moi... C'est bien les beaux yeux de sa sur, Les yeux de Galate avec plus de candeur; Car de leur charme mme ils n'ont pas connaissance Et c'est ce qui leur fait leur divine innocence.LYCASTu ne viens pas jouer?POLYPHEME Pas aujourd'hui.LYCASPourquoi ?A prsent, tu ne ris plus jamais avec moi.POLYPHEME Tu sais bien cependant que je t'aime.LYCASOui, sans douteMais j'ai comme un reproche te faire.POLYPHEMEJ 'coute.LYCASAutrefois nous allions ensemble dans les bois; Tu me faisais porter tes flches, ton carquois, Souvent, quand j'tais las, aprs nos courses folles, J e montais cheval sur tes larges paules...Nous passions travers les villages, la nuit...Le long des jardins noirs, tu me cueillais un fruit.Nous faisions des chos dans les endroits sonores;Sur le bord de la mer il passait des CentauresQui couraient au galop, plus vite que le vent,Sous la lune... Tu t'en souviens?POLYPHEME, avec tristesse.Oui, mon enfant.LYCAS Un vieux surtout, si grand, avec sa barbe blanche, Et sa massue norme appuye sa hanche.Il causait avec toi longtemps, marchant au pas...Moi, j'tais ennuy, je ne comprenais pas.Tu me contais souvent qu'il savait les mystresDe la terre et du ciel.POLYPHEMEO beaux soirs solitaires !C'est vrai, je me souviens, il me disait, un jour : Prends garde, il est des curs trop tendres pour l'amour. Toute me devient folle l'odeur de la femme. Prends bien garde. Et ses yeux perants m'entraient dans l'me. J e ne l'coutai pas. Les dieux m'enont puni.LYCAS, cherchant l'entraner. Tu ne veux pas venir ?POLYPHME Non.LYCASAlors, c'est fini ?POLYPHEME, le retenant et l'embrassant. J e n'ai que toi pourtant!...LYCASDis-moi pour quelle cause Ton front est-il toujours prsent si morose... Tu sais que Galate est inquite aussi ?POLYPHEME, avec amertume.Galate!...LYCASOui, vraiment; elle en prend du souci. Rponds... Ne m'aimes-tu pas plus que Galate ?POLYPHME Pourquoi?LYCASPour qu'elle en soit jalouse et dpite.POLTPHMEFou!(LYCAS sort en riant.)Son instinct d'enfant me devine.(Il s'approche pas lents de l'endroit o GALATEE repose, soulve le rideau de feuillage et la contemple.)Elle dort...Qu'elle est jolie avec ses longs cheveux en or ! Toute cette amertume en moi, sombre et cruelle, Quand je la vois ainsi, s'efface...(Il la contemple longuement.) Elle est si belle,Se soutenant la tte avec son bras pli !... J e souffrais tant... Voil que j'ai tout oubli. Sur son front, par instants, une lgre brise Fait voler ses cheveux... D'une bouche indcise Et molle, elle sourit... Oh! ce petit front pur, Ce petit front terrible et muet comme un mur ! Connatre un seul instant les secrets qu'il recle, L'ouvrir... ou le briser !... Voir... savoir... Rve-t-elle ?... Oui, malgr moi, toujours, quand ainsi je la tiens Sous mes yeux tout entire et que je me souviensDe tant d'cres douleurs que chaque jour m'apporte, J e demanderais presque aux dieux qu'elle ft morte!GALATEE, s'veillant lentement et apercevant POLYPHEME.Ah ! c'est toi !... Comment donc ai-je pu si longtemps Dormir?... L'ombre dj s'allonge dans les champs.(Elle se lve.)Ah ! dieux ! J amais l't n'eut de chaleurs pareilles ! POLYPHEME, lui tendant boire.As-tu soif?GALATEE, buvant petits traits. C'est exquis.POLYPHEMEJ 'ai press des groseilles.GALATEEQue faisais-tu l?POLYPHME Rien... Un moment, j'ai rv,Au rythme de ton sein doucement soulev. Il te dplat qu'ainsi prs de toi je demeure?GALATEE, indiffrente.Mais... non...POLYPHEME Viens m'embrasser alors.GALATEE, distraite, arrangeant ses cheveux, refaisant les plis de sa robe.Oui, tout l'heure.POLYPHEMETu sais, ce grand lys bleu dont tu m'avais parl, Qu'on ne trouve qu'en haut des montagnes ?... J e l'ai. Il faut pour le cueillir s'aventurer aux glaces, Traverser des ravins, des torrents, des crevasses, Des trous si noirs qu'on n'en voit pas la profondeur...Le voici.(Il lui tend la fleur.)GALATEE, presque sans regarder. Bien... Merci... Tiens! Il n'a nas d'odeur.POLYPHEME, se rapprochant d'elle. Ecoute... J e voudrais...(A part.)Cette angoisse est affreuse.(Haut.)Te demander.,.GALATEE Quoi donc ?POLYPHEMETe sens-tu bien heureuseIci?GALATEE Pourquoi?... Mais... oui...POLYPHEMEJ e me dis, par moments,Qu' mes cts ta vie est pauvre d'agrments, Que je tiens malgr tout ta grce prisonnire, Et que les fleurs enfin s'ouvrent la lumire.Il fait trop sombre ici pour tes jeunesbats; J e suis triste toujours.GALATE, inconsciemment.Bah! J e ne le vois pas...POLYPHEMEC'est vrai, comme un oiseau tu sautilles, tu chantes. Il faut me pardonner... J 'ai des faons mchantes Par moments.GALATEEMchant, toi ? Sais-tu ce que tu dis ? Chaque fois que je te regarde, tu souris... Tiens, comme en ce moment.POLYPHEME, ironique.Et comme tout l'heure ! (L'attirant lui d'une voix suppliante.) Viens l.GALATEE, s'asseyant sursesgenoux et le regardant enfin, avec stupeur.C'est vrai, pourtant... il ne rit pas... il pleure!POLYPHEME, la serrant contre lui.Ne t'inquite pas... Par piti, reste ainsi!... Que je te sente sur mon cur... Tout est fini.GALATEE,Ton me est, je le sais, douce pour Galate. Tu la traites toujours comme une enfant gte : Alors elle en abuse et manque de raison. Mais sa tte est si folle et ton cur est si bon !POLYPHEMETes bras nus mon cou font un collier de neige... Tu veux bien que j'y pose un baiser?...GALATEE, avec mutinerie.Mais... qu'aurai-je En retour du baiser ?POLYPHMETout ce que tu voudras.GALATEEBien, je m'en vais chercher... te mettre en l'embarras...(Elle hsite un moment.) Si... je te... demandais...POLYPHEME, la caressant.Un grand baiser!...GALATEE, coquette. J e n'ose!Si... je te demandais...POLYPHEME Quoi donc?GALATEEOh! peu de chose... Un grand arc!... un bel arc avec des clous d'argent!POLYPHEME, surpris.Et pour qui?GALATEE, un peu confuse. Pour... Acis.POLYPHEME, froidement. Acis!... J amais!GALATESMchant !Que lui reproches-tu?POLYPHME J e refuse.GALATEEIl t'estime : Il dit toujours du bien de toi. C'est donc un crime?POLYPHEME, brusquement. Il vient ici souvent, n'est-ce pas?GALATEE, avec assurance.Lui, jamais!Nous ne nous rencontrons que sur les routes... Mais Pourquoi froncer ainsi tes sourcils ?POLYPHMERien... J e penseGALATEE, cline. Tiens... J e te veux donner dj ta rcompense.(Elle l'embrasse dans la cou, longuement.)POLYPHEME, comme sortant d'un rve. Oh! ce baiser!... C'est comme un clair d'or au cur!(Etreignant brusquement GALATEE.) Galate !... Ah! je t'aime!GALATSE, l'cartant vivement.Oh non ! tu me fais peur !POLYPHEME, la retenant.Ah! reste dans mes bras... qu'un peu je te respire! Oh! baiser tes cheveux... Oh! boire ton sourire!...GALATEE, impatiente.Laisse !POLYPHEME J e t'aime tant!... Si tu savais... la nuit...GALATEE, irrite. Laisse !POLYPHEMEAh ! ton beau corps souple et fondant comme un fruit, Et ce parfum de toi qui me donne un vertige Et m'enivre et m'affole !...GALATEE, le repoussant et se dbattant avec dgot.Oh! laisse-moi, te dis-je! (Ils se regardent un instant face face.)POLYPHME, la maintenant par les poignets.Non... Non... Tu resteras la fin!... J e le veux. J e te tiens; je suis fort... Sauve-toi si tu peux!... Alors tu ne sais pas qu'il n'est point de minute O dans mon dsespoir contre moi je ne lutte,Pris du dsir terrible et fou de t'emporter, Pantelante en mes bras pour te violenter ! Tu ne sais pas que j'ai deux sillons ma face A force de pleurer!... Tiens, regarde la place O mes ongles ardents s'enfoncent nuit et jour, Tant j'ai le cur, vois-tu, dvor par l'amour!... Tu ne sais pas que j'ai le feu dans les entrailles; Que, le jour, je me roule en sang dans les broussailles, Et qu'en haut sur les monts souvent le fauve a fui En m'entendant hurler aux toiles, la nuit !...(Reprenant une voix de douceur.)Pourtant je ne suis pas tant que tu crois farouche : Tiens, regarde, ma bouche est tout prs de ta bouche... Songe que, pour ta robe effleure en passant, Il me coule un ruisseau de parfums dans le sang; Songe que je conserve en des cachettes sres Le fruit vert o tes dents ont laiss leurs morsures; Songe qu' deux genoux je me trane aux sentiers Pour adorer la terre o tu posas tes pieds !Cela ne te fait rien?... Oh! ces yeux que j'implore! Quandtu les ouvres, c'est comme un ciel l'aurore...Et rien, je n'aurai rien jamais de leur douceur... Non, jamais! Car je vois jusqu'au fond de ton cur.Il et fallu pourtant si peu pour ma tendresse! Un sourire... un bon geste... une simple caresse, Mme avec du mpris comme on caresse un chien. Mais pas mme cela pour moi... Rien, jamais rien Que ce regard affreux glac comme une eau morte..,GALATEE, froidement. Veux-tu laisser mes bras!...POLYPHEME, la lchant.Va, c'est toi la plus forte!... Quelle folie!... Un dieu m'avait pris la raison !Un instant... j'avais cru... mais j'ai compris... Pardon!...(Silence.GALATEE fait quelques pas, avec une affectation de tranquillit.)GALATEELycas n'tait-i! pas ici tantt?POLYPHEMESans doute!...(Regardant au dehors.)Veux-tu que je l'appelle ?... Il est l sur la route.GALATEE, avec une impatience fbrile. J e ne veux pas qu'il joue ainsi par la chaleur : Il s'essouffle, il revient rouge et tout en sueur; Cela lui fait du mal.(Elle s'assied, puis brusquement, ne pouvant plus se contenir, elle clate en sanglots. POLYPHEME s'approche, se pencha sur elle, mais elle le repousse.)POLYPHEME, suppliant.Tu caches ta figure !...Ce que j'ai fait, c'est sans le vouloir, je te jure. Mon sang brlant m'gare, et des mots superflus Me viennent malgr moi...GALATEE, se levant brusquement.Moi, je n'y pense plus.(Elle va vers la route; puis clatant de rire bruyammeut et avec affectation: )Ah! c'est bien fait!POLYPHEME Quoi donc ?GALATEEEn sautant la muraille,Lycas s'est tal par terre.POLYPHEME, part.Elle me raille!...(Haut.)J e t'avais apport des fruits cueillis exprs,Des pches, des raisins... Afin qu'ils soient plus frais,J e les ai poss l, sous des feuilles, l'ombre.GALATEE, sans tourner la tte.Merci.POLYPHEME va et vient, dcourag. L'heure s'avance, et, dans la fort sombre, Il fera bon chasser ce soir. L'air est en feu.(Il jette son carquois sur ses paules.)Adieu.(Tendant la main Galate.)Tu ne veux pas donner ta main?.,.GALATEE, mme jeu.Adieu.POLYPHEME la regarde avec tristesse et sort lentement.GALATEE, se retournant enfin.Il est parti, tant mieux; le voil qui chemine Avec ses dogues noirs, l-bas, par la ravine. J e sens comme d'un poids tout mon cur s'allger. Que me veut-il enfin ? A quoi peut-il songer ?(Elle pose terre une corbeille remplie de laines de couleurs, s'assied et s'apprte travailler.)J e suis soumise, douce, et fais tout pour lui plaire : D'o lui vient tout coup cette trange colre? Il m'obsde. J 'tais, ce matin, au rveil, Si joyeuse en peignant mes cheveux au soleil! Pour voir si j'tais belle, l'heure coutumire, J e m'tais en passant mire la rivire... Maintenant je suis triste et je m'efforce en vain : Ah ! qu'il cesse, ou je vais le har la fin !(Bruit de clochettes. Elle lve la tte.)On dirait le troupeau d'Acis dans la valle. Si c'tait lui! Dj je me sens console.(Une flte rustique se fait entendre. Elle coute un moment.)C'est lui !(Elle court vers le fond.)Viens vite, Acis!...(ACIS, parat.)GALATEE, courant lui et l'embrassant.Quel bonheur de te voir! J e m'ennuyais si fort!... Pourquoi ne vins-tu pas selon ton habitude?ACISJ 'ai d garder la ferme, o le travail est rude. Une brebis hier a mis bas deux agneaux; Puis le matre est venu visiter ses troupeaux.GALATEE S'est-il montr, du moins, content de ton ouvrage?ACISBientt je mnerai les bufs au labourage...Es-tu seule ?GALATEE Oui, Lycas joue avec son furet.ACIS Et Polyphme?GALATEEIl est parti dans la fort... Il faut que je te conte une grande nouvelle. Tu vas rire... Devine et creuse ta cervelle... Polyphme...ACIS Quoi donc?GALATEE... est amoureux de moi.ACIS Polyphme amoureux ! Tu railles !GALATEENon, ma foi!Comme toi, j'aurais cru l'aventure impossible; Mais, soudain s'emportant avec un air terrible, Lui-mme il me l'a dit tout l'heure... Tiens, vois :(Retroussant la manche de sa tunique et montrant son bras nu.)J eporte encore ici la marque de ses doigts !ACIS Le brutal!... mais, vraiment, alors il t'a battue!GALATEEOh... non...ACISPourtant...GALATEEMuette ainsi qu'une statue,J e l'ai brav : soudain sa fureur a cess. Ah ! si tul'avais vu comme un lion forcRugir, se tordre et puis, pour calmer mes alarmes, Me supplier avec ses gros yeux pleins de larmesEt demander pardon d'un air humili ! Comme moi, par instants, il t'aurait fait piti. Car il est bon, au fond... Mais prtendre qu'on l'aime!.. Un lourdaud comme lui faire le beau quand mme!... Pauvre ami !...Mais j'y songe... Avant de me quitter, Il m'a parl de fruits qu'il venait d'apporter.(Elle cherche un instant, puis se rappelant soudain, elle court les prendre dans la grotte.)Il les a mis l'ombre et sous des feuilles fraches. Les voici... Qu'ils sont beaux !ACISDes raisins et des pches. (Prenant une pche.)Oh ! celle-ci dore et pourpre tout autour !GALATEE, la porte sa bouche et la tend ensuite ACIS.Tiens, mords mme : elle est exquise, mon amour.(A ce moment, LYCAS entre doucement par le fond sans tre vu, les regarde un moment, et vient chatouiller par derrire la nuque de Galate avec une paille.)GALATEE, sursautant.Que ce Lycas est fou!... Gamin, si je t'attrape!...LYCAS, de loin. Qu'est-ce que vous mangez ?... C'est bon?GALATEE, lui tendant un raisin.Prends cette grappe,Et va-t'en.LYCASO?GALATEE N'importe... et ne reste pas l!LYCASQuand Acis est ici, tu dis toujours cela.(Il s'loigne quelque distance,)GALATEE, serre contre ACIS.Oh ! que je suis heureuse auprs de toi blottie! Ma gaiet tout l'heure tait toute partie;La voil revenue, et je sens, de bonheur,Comme un millier d'oiseaux qui chantent dans mon cur.ACISTout l'heure en venant, j'ai fait une trouvaille : Des msanges... un nid dans un creux de muraille. Veux-tu que nous allions deux le dnicher ? Mais vite... Le soleil va bientt se coucher.GALATEESi tu veux.ACISNous prendrons les sentiers les plus proches, Et nous traverserons le torrent sur les roches.GALATEEOui, comme l'autre fois, dans la Gorge-des-Lonps... J 'ai d me retrousser presque jusqu'aux genoux; Tout le bord de ma robe tait mouill d'cume. C'est effrayant cette eau qui bouillonne et qui fume... Et j'avais peur, tu sais, tout en riant trs fort!ACIS, suspendant une grappe en l'air.Tiens, vois la belle grappe avec ses beaux grains d'or !On croirait et cela donne aux yeux des extases Regarder le soleil travers des topazes.GALATEE C'est vrai.(Elle prend brusquement la grappe des mains d'Acis et s'enfuit avec.)Viens la chercher ici, si tu la veux !(Acis la poursuit un moment; elle se cache derrire la baie, derrire l'olivier ; il la saisit enfin brusquement.)GALATEE, se dbattant.Ah ! ce n'est pas permis, tu tires mes cheveux!(ACIS l'embrasse, et entr'ouvrant un peu sa tunique baise son paule.)GALATEETu sais, quand on fera la vendange, l'automne, J 'aurai seize ans.ACISSeize ans dj!GALATEECela t'tonne?...J e veux offrir alors la source du bois, Puis aux nymphes, du lait, des figues et des noix, Un agneau nouveau-n, du miel et deux houlettes Avec un chapelet de sombres violettes.ACISMoi j'offrirai pour toi des fromages, des fruits, Une chvre longs poils et ma flte de buis.GALATEMais as-tu vu dj ma petite cigale?De l'aurore la nuit, d'une ardeur sans gale,Elle chante... En cueillant des fruits dans le jardin,J e l'ai vue et mon cur s'en est mu soudain Prise au mortel rseau d'une araigne affreuse :Vite, je la sauvai. Depuis, elle est heureuse,Et Polyphme a fait pour elle tout exprsUne petite cage avec des joncs dors.Viens la voir.ACISNon, partons avant que la nuit vienne... Plus tard... J 'entends l-bas les abois de ma chienne. (Ils se dirigent vers le fond. Entre LYCAS.)LYCAS, s'attachant eux. Vous vous en allez ?GALATEE, impatiente.Oui.LYCAS Loin?GALATEENon, mais laisse-nous.LYCASJ amais vous ne voulez m'emmener avec vous. Pourquoi?GALATEE, brusquement. Dieux ! Qu'il m'ennuie avec son bavardage !(Plus doucement.)Reste; nous reviendrons tout l'heure; sois sage... Demain, je te dirai sans faute, tout du long, L'histoire du petit Mercure et d'Apollon. .(Elle sort avec ACIS en courant.)LYCAS, seul.Toujours me laisser seul... Ah! Comme Galate Est change, prsent. Elle est dure, emporte... Autrefois nous tions ensemble tout le jour; Nous jouions, nous chantions chacun notretour; Nous allions la mer chercher des coquillages; Nous portions de la cire et du miel aux villages; Comme je prparais les joncs qu'elle tressait, Souvent elle tournait la tte et m'embrassait; J e lui tendais mes bras pour dvider sa laine... Et maintenant plus rien... Toujours Acis l'entrane... Sans doute, ils vont rester l-bas jusqu' la nuit.. On dirait qu'elle n'aime prsent plus que lui.ACTE DEUXIMEPOLYPHEME, s'avanant d'un air accabl.Oh! qui m'enlvera mon ternel ennui !J e n'ai pas pu marcher plus avant aujourd'hui.J 'esprais la trouver; sans oser me le dire,J 'ai comme le besoin de revoir son sourire. Nous nous sommes tantt si froidement quittsQue je voulais, confus de mes brutalits,Me rapprocher avec une bonne parole, C'est une enfant, en somme, un petit cur frivole,Qui n'est pas mme heureux de faire tant souffrir! Puis cette ide aussi m'obsde... DcouvrirQuelquechose!... savoir !... Car son berger la hante Avec ses yeux fendus, sa dmarche tranante, Ses cheveux partags et sa houlette fleurs. Elle l'aime... J e sais qu'elle l'aime ! O douleurs ! Tout, son front et ses yeux, sa voix, tout ment en elle; Aussitt qu'elle en parle, elle devient plus belle! (Il fait quelques pas d'un air sombre.)C'est qu'il est beau, lui!...Moi, je vis, ds mon berceau, Mur dans ma laideur comme dans un tombeau!... tre laid ! N'avoir vu jamais sur son visage Une femme arrter son regard au passage, N'avoir jamais senti, douce comme un soupir, Passer sur soi l'haleine ardente d'un dsir, Et dborder pourtant d'amour et de tendresses! Humblement, pauvrement, mendier des caresses, Sans recevoir jamais, d'un geste de ddain,Qu'une aumne qu'on donne en retirant sa main!... Pourtant j'aime ! et je suis ardent et mon sang brle! Mais je n'ai qu'un grand cur tendre jusqu'au scrupule... Pour mon nom prononc par elle doucement, J e sens s'ouvrir en moi l'azur d'un firmament.Un mystre pour moi persiste et se drobe Dans chaque coin d'espace occup par sa robe. Elle tait tout l'heure ici : je sens dans l'air Flotter encore un peu du parfum de sa chair. C'est ici qu'elle tait assise...(Il s'assied la place occupe par GALATEE et, par degr, s'exalte.)Cette touffe D'herbe au poids de son corps fut foule...Ah ! j'touffe ! (Il va vers la couche de feuillage.)Et cette couche encore affaisse demi... Sa tte a pos l... c'est lqu'elle a dormi...(Il se jette sur le lit avec frnsie.)Ah ! j'ai soif la fois de baiser et de mordre ! Galate !... Oh! je sens la souffrance me tordre! J aloux ! je suis jaloux!... Oh! rien que d'y penser, Lesvoir tous les deux l rire et secaresser, Lui bat et stupide, elle chaude et cline Et des roucoulements d'amour plein la poitrine!... J 'ai beau lutter... Toujours ces images de feu!... J e les sens s'imprgner dans mes os peu peu!...Oh! bondir... les surprendre... et m'lancer sur elle... Et lui tordre le cou, son cou de tourterelle... Et la jeter sanglante !...(Etreignant sa poitrine.) Ah ! mon coeur me fait mal !(Il se laisse tomber sur le banc de gazon avec abattement.)J 'ai soif !... Toujours je fus malheureux et brutal!(Appelant.) Lycas!LYCAS, sortant de la grotte. Quoi donc ?POLYPHEMEVa-ten chercher la fontaine Uu peu d'eau... va, petit.LYCAS Qu'as-tu ?POLYPHEMEJ 'ai de la peine.LYCAS, le regardant attentivement,Oui, ton front est svre et tes yeuxsont mchants.(Il court chercher boire et vient tendre POLYPHEME la cruche que celui-ci vide avidement.)Tu souffres?POLYPHEMEUn peu... Puis j'ai march dans les champs; J e suis las.(Attirant LYCAS lui.)Mais approche...(Il le regarde un instant et semble hsiter. A part.)Oh ! ce rle m'cure. (Haut.)Aciset Galate taient l tout l'heure?... N'est-ce pas ?LYCASOui, pourquoi?POLYPHEME, la voix un peu tremblante.Que faisaient-ils ?... rponds.LYCASRien.POLYPHEME Rien ?... que... disaient-ils ?LYCASJ e ne sais.POLYPHEMEAh ! voyons !LYCAS, cherchant un moment. Galate a trouv tes fruits... Mais ta main tremble!...POLYPHEMECe n'est rien.LYCASIls les ont alors mangs ensemble. Galate en mettait la bouche d'Acis. C'tait drle!... ils riaient... tu comprends...POLYPHEMEOui, mon fils.LYCAS Moi, je ne l'aime pas, Acis; son air m'agace.POLYPHEMEPourquoi?LYCASQuand il est l, toujours, quoi que je fasse, J e suis grond! J amais je n'ai part leurs jeux, J amais je n'ai le droit de rien faire avec eux.POLYPHEMEVient-il souvent ici?LYCAS Tous les jours.POLYPHEME, part.La menteuse !(Haut.)Quand il vient, n'est-ce pas, Galate est joyeuse ?LYCASQui te l'a dit?... Tu sais?... A travers le jardin Elle court, elle rit, elle chante et soudain Me couvre de baisers ou bien me prend sur elle Et me cline... Elle est si bonne et puis si belle!... Acis ne t'aime pas, lui.POLYPHEMETu crois?LYGASJ 'en suis sr.Mme il a fait de toi des portraits sur un mur... Oh ! mais comme ton front tout coup devient sombre!POLYPHEME, lui prenant le bras, tout bas et d'une voix trangle.S'embrassent-ils... parfois?LYCAS, tonn.S'embrasser?POLYPHEMEOui... dans l'ombre... Le soir... N'as-tu pas vu?... Parle, petit enfant,Parle !LYCASMais... je ne sais...puis ma sur me dfend...POLYPHEME Parle, te dis-je!... Allons!(A part.)Oh! ces sueurs de honte!... Parle ! S'embrassent-ils?... Ah! la rage me monte!...(Le secouant avec violence.) Rponds donc, la fin !LYCAS, criant et prt pleurer.Oh ! mais tu me fais mal !POLYPHEME, hors de lui. Rponds!... S'embrassent-ils?(LYCAS, effray et tremblant, fait signe que oui avec la tte, puis comprenant d'instinct qu'il cause une grande souffrance, il se jette spontanment dans les bras de POLYPHEME.)POLYPHEMEAh! dieux!(Il treint fbrilement LYCAS contre lui; tous deux sanglotent un moment; POLYPHEME se reprend par degrs.)POLYPHEME, sombre et accabl.C'tait fatal!J 'ai mieux aim vider d'un seul trait la douleur; C'est bien cela : le grand coup de hache en plein cur ! Cent fois j'ai dit qu'ainsi je viendrais l'apprendre...(Fermant les yeux comme prt dfaillir, et tout bas.)C'est atroce!(LYCAS veut s'approcher.) Va-t'en... Tu ne peux pas comprendre. Laisse-moi... par piti.LYCAS, avec tristesse, s'loignant.J e m'en vais... au revoir !POLYPHEME, pris de remords, le rappelant.Viens l... J e t'ai fait mal... mais c'est sans le vouloir...Tu le sais... mon petit.(Il l'embrasse.)LYCASVa, ce n'est rien.(Tournant la tte.) Ecoute...J 'entends venir.POLYPHEME Va voir.LYCAS, courant jusqu'au chemin.C'est ma soeur sur la route...POLYPHEME, avec un brusque sursaut. Et seule?LYCAS, mentant, d'une voix, hsitante.Seule...(POLYPHEME se lve et s'avance d'un air menaant. LYCAS alors se jette brusquement vers lui les mains suppliantes.)Oh! dis... tu ne lui feras rien, A Galate !POLYPHEME, l'cartant.Allons!LYCAS, s'attachant lui.Tu l'aimes, je sais bien... Elle ne pensait pas te faire de la peine...POLYPHME, dsignant la grotte. Va-t'en l !...(Il le repousse si violemment que LYCAS tombe. L'enfant se relve doucement, et sans une plainte, rentre reculons dans la grotte, en regardant toujours POLYPHEME qui reste dans la mme attitude, le bras tendu.)POLYPHEME, seul avec dgot contre lui-mmeJ e n'ai plus au cur que de la haine !(Il arpente la scne, dans une muette et terrible agitation. Il cherche un moment, va vers le fond, puis se cache dans le feuillage du ct oppos celui qu'occupe le lit de GALATEE.Silence.On entend les rires de GALATEE et d'ACIS qui se rapprochent.)POLYPHEMEIls viennent; ils sont loin de croire mon retour. Pour eux je suis l-haut...(ACIS et GALATEE entrent, entrelacs.)GALATEEAh laisse, mon amour...Mes cheveux sont dfaits... Que je reprenne haleine ! Un moment.... Tu m'as fait trop courir dans la plaine; Puis, ce mchant taureau qui nous a poursuivis...ACISC'est ta faute! Toujours tu ris de mes avis. J e t'avais prvenue...GALATEE Et mes oiseaux ?ACISSans douteDes enfants les ont pris.GALATEEJ 'en tais sre.ACIS EcouteJ e t'en retrouverai d'autres.GALATEEMais pas si beaux...(Montrant sa robe.)Tiens, regarde!ACIS Quoi donc?GALATEEVois ma robe en lambeaux... En t'aidant cueillir au mur les glantines, Tu m'as comme plaisir dchire aux pines.ACIS, railleur. As-tu pouss des cris pour franchir le torrent !GALATEECe n'est pas vrai!... D'ailleurs tu n'tais pas trs franc Toi-mme... et je t'ai vu reculer... Quelle course !... Et cette ide aussi de descendre la source! Tous ces affreux sentiers de gros cailloux remplis...ACISMais tes pieds nus dans l'eau claire sont si jolis !GALATEEAsseyons-nous : j'ai ri, vois-tu, comme une folle; J e suis lasse.(Elle s'assied sur le banc de gazon qui d'un ct fait tertre et o elle va s'tendre peu peu avec ACIS. Appelant ACIS et lui dsignant une place auprs d'elle.)Viens l, l'herbe est ici plus molle,ACIS, prenant une grande feuille. Veux-tu que je t'vente ?GALATEEOui, l'air est touffant.ACISVeux-tu que je te berce aussi comme une enfant?(Il la berce un moment, les yeux tourns vers la montagne.)GALATEEQue regardes-tu l ?ACISLe soleil qui se couche...Dis-moi, n'est-ce pas l'heure o ton matre farouche Revient ?GALATEEOh ! non!... plus tard... Il trane son ennui L-haut, et bien souvent ne rentre pas la nuit.ACISEt seul, toujours seul... Dieux! Que son humeur est noire! Des jours entiers, il rve en haut du promontoire, Les yeux fixes. Cent fois ainsi je l'ai trouv... Mme, un jour, ignorant qu'il tait observ, J e l'ai vu se traner genoux dans les ronces, Imitant comme un fou ta voix et tes rponses, Et poussant des sanglots si terribles, vois-tu, Et si tristes qu'au cur un frisson m'a couru !... Il est trs malheureux.GALATEEBah ! laisse Polyphme. Tu ne vas pourtant pas demander que je l'aime!ACISS'il nous voyait !...GALATE, impatiente.Encor !...(S'accoudant doucement.) Nous sommes seuls... Le soir Tombe; n'entends-tu pas les feuilles s'mouvoir, N'entends-tu pas flotter en rumeurs incertainesLe chur aux voix d'argent des eaux et des fontaines? Les troupeaux rassembls descendent des hauteurs; N'entends-tu pas sonner la corne des pasteurs?... Taisons-nous.(Au loin de vagues accords, puis un chant.)CHOEURNymphes des bois, nymphes des eaux, Naades ceintes de roseaux, Petites nymphes des ruisseaux,Qui courez tout le jour travers les tangs Sur les grands nnuphars flottants,Un vent frais s'est lev sur les routes poudreuses :Quittez vos retraites ombreuses Et livrez vos bras nus aux brises amoureuses.Les feux du jour sont apaiss... La brise apporte ses baisers Aux grands calices puiss.Sur la mer aux rumeurs lointaines Des voiles s'en vont vers Athnes... Penchez vos longs cheveux au marbre des fontaines.La mer rose palpite au couchant enflamm : Vers le soleil qui meurt que notre hymne s'lve! Chantons, mes soeurs,voici qu'un jour encor s'achve... Chantons, mes surs, le soir limpide et parfum !Et saluons la nuit, la nuit grave aux longs voiles Qui pose ses pieds bleus sur les nuages d'or, Et porte doucement, sous son manteau d'toiles, Le crpuscule qui s'endort.Nymphes des sources, des rivires, Nymphes des bois et des clairires,Enlacez-vous... Tournez sous le feuillage obscur, Tournez, robes d'argent, d'hyacinthe et d'azur...La mer murmure, solitaire,Les fleurs se ferment sur la terre,La lune monte avec mystre...(Les voix s'loignent lentement; aux dernires mesures, POLYPHEME se rapproche comme en rampant et vient se cacher derrire ACIS et GALATEE.)GALATEEOh! rester ainsi toute la nuit!...Le calme est si profond! Tout s'endort; plus un bruit.Un dernier rayon meurt sur le temple d'Hercule. C'est trange, quand vient ainsi le crpuscule, Toujours je sens mon cur malgr moi se serrer, Et mes yeux, pour un mot, se mettraient pleurer.ACIS Mme ainsi, prs de moi, cette heure te pntre ?GALATEE Oui, ce soir, prs de toi plus que jamais peut-tre.ACISC'est que nous prouvons la prsence des dieux : A cette heure le bois devient mystrieux; D'eux-mmes, sur le bord des eaux les roseaux sonnent; La broussaille s'anime et les feuilles frissonnent; Jusqu' l'aube, entr'onvrant les arbres, les Sylvains Avec les chvre-pieds mnent leur jeux divins; Les rochers sont vivants; de grands clats de rires Sortent des antres noirs o dansent les Satyres, Et la Sirne bleue, en nageant sur le bord, Laisse traner sa voix comme un grand filet d'or!... Mme on entend parfois un bruit de meute en chasse, Lhaut, les nuits d'hiver... Et c'est Diane qui passe.GALATEE T'arrive-t-il jamais de voir les dieux de prs ?ACIS Oui, j'ai vu Pan, un soir... j'tais seul,dans les prs;On et dit un grand bouc. Sa poitrine tait brune; Les cornes dcoupaient leurs pointes sur la lune, Des btes l'entouraient en cercle. Un jet de feu Sortait de sa prunelle, et je tremblais un peu.GALATEEMoi, je mourrais de peur d'une telle aventure... Que fais-tu ?ACISJ e dnoue un peu ta chevelure; Tes cheveux d'une soie galent la douceur... Ah ! laisse-moi poser la tte sur ton cur.GALATEETiens, mon amour, respire aussi mes belles roses; Elles sont, ce soir mme, mon corsage closes.ACISJ 'entends battre ton cur.GALATEELaisse-moi voir tes yeux :Ils sont plus grands dans l'ombre et me caressent mieux... Pour un simple berger comme ta main est douce ! Tu sais que sur ta joue un lger duvet pousse?... (POLYPHEME se soulve lgrement pour mieux les voir. GALATEE seule l'a entendu.)ACIS Pourquoi tressailles-tu?GALATEEC'est la fracheur du soir...(Se penchant sur ACIS.)Il faut nous rapprocher encor pour mieux nous voir! Dieux ! Que la solitude alentour est profonde ! On dirait qu'il n'est plus que toi et moi au monde. Montre tes yeux...ACIS Les tiens ont la couleur du ciel.GALATEELes tiens ont la douceur du vin d'or et du miel,De l'eau frache du puits quand la soif vous altre,De tout ce que je sais de plus doux sur la terre.Oh! que mon cur est lourd!... J e ne sais pas pourquoi,J amais je n'ai senti tant de douceur en moi.J e te trouve si beau !... Ce soir, je voudrais mmeMe fondre sous tes dents comme un fruit, tant je t'aime !..Et toi, dis, m'aimes-tu ?ACIS, l'attirant lai.Penche-toi, viens plus prs :Tu sais bien que l'amour dit tout bas ses secrets... Ta chevelure est comme une eau dore... Encore!(Il plonge son visage dans la chevelure de GALATEE.) Ta bouche!... donne-moi ta bouche!...GALATEE, demi-pme.J e t'adore !(L'obscurit est presque complte. A ce moment POLYPHEME surgit. Brusquement, comme si quelque bouleversement mystrieux se passait en lui, il s'arrte et, lentement, lentement, il abaisse ses poings.)POLYPHEME, part, tordant ses mains.Quel sentiment trange arrte ainsi mes bras ? J 'ai beau vouloir... je sens que je ne pourrai pas. Tant d'amour devant moi!... drision vivante!... (Il veut encore s'lancer; puis reste comme ptrifi.) J e ne peux pas tuer !... Leur bonheur m'pouvante!...(Vaincu, il recule lentement.)GALATEE, se dressent demi. N'as-tu pas entendu ce bruit dans le buisson ?AGIS, la ramenant lui, doucement.Oui, souvent la nuit donne aux feuilles ce frisson.(Bruit de baisers. POLYPHEME coute : une brusque pousse du fureur le rejette en avant; puis il s'arrte raidi de souffrance.)POLYPHME, part. Oh! ces larges baisers qui tombent goutte goutte!...GALATEE Entends-tu ces pcheurs qui passent sur la route ?Vois-tu, mls ainsi dans un mme soupir, Cela ne me ferait presque rien de mourir...(POLYPHEME touffe un cri de dsespoir et brusquement s'enfonce dans la fort...)GALATEE, se dressant encore. N'as-tu pas cette fois vu se mouvoir une ombre?...ACIS Non, je n'aperois rien... C'est quelque branehe sombre.GALATEE, se levant du tertre.N'importe, j'aime mieux que nous nous sparions.(Doucement.)Va-t'en.ACISPartir dj?... Quand, aux premiers rayons De la lune, la mer est peine argente ?GALATEE Oui, va-t'en : malgr moi mon me est agite.Cette nuit est, vois-tu, si douce que j'ai peur, Comme un vase trop plein, de rpandre mon cur. Va-t'en... J e te verrai demain soir l'oreDu bois... Adieu!... J e t'aime !(Ils s'embrassent.)ACISAdieu... mon adore !GALATE, remontant la scne; deloin.Prends le sentier qui va de la vigne aux tangs : Mes yeux pourront ainsi te suivre plus longtemps.(Elle reste un moment accoude un arbre. Grand silence. Elle redescend, pensive.)Il est parti... Pourquoi faut-il que l'heure arrive De se quitter ainsi, l'me encor toute vive?... Demain... Demain!... Un jour est si long finir! Mais je veux jusqu' l'aube avec mon souvenir M'endormir sous le ciel, les deux mains enlaces, En serrant sur mon cur mes plus douces penses.(Elle contemple la nuit.)Comme la terre est douce et le firmament pur ! Tout un scintillement fait palpiter l'azur.(Elle fait quelques pas puis semble couter avec reeueillement.)Le silence est sonore et ressemble, merveille ! Au bruit d'un coquillage appuy sur l'oreille... Mme je suis saisie en entendant ma voix. Tout dort... et seuls, des feux de bergers, par endroits, Font au sommet des monts une petite flamme.(Elle demeure un moment rveuse. Soudain on entend un grand cri terrible, suivi d'un grand silence.)Oh! ce cri!... c'est affreux... J 'en ai froid jusqu' l'me!(Elle court au fond de la scne, perdue.) Acis!... C'est toi?... (Elle coute.)Mais non, j'entends sur le chemin Sa chanson... Mon cur bat rompre sous ma main.(Respirant.)Alors;c'est sur les monts, l-haut, dans quelque gorge, Quelque monstre bless que Polyphme gorge.(Elle coute un moment encore.)Oui, car tout redevient dj silencieux... Rien... plus rien que le bruit des vagues sous les cieux... Dieux, que le doux sommeil descende sur ma couche! (Elle retire lentement ses voiles, s'asseyant sur sa couchette.) Ah ! les baisers d'Acis sont encor sur ma bouche...(Elle s'tend et murmure ces derniers vers comme en songe en diminuant toujours, pour exhaler le dernier comme un soupir.)J e veux le croire encore auprs de moi... J e veux L'entendre encor parler... tout bas... dans mes cheveux... Et sous la nuit sereine, o s'apaisent les fivres, M'endormir... l'me heureuse... et son nom sur mes lvres...(Elle s'endort. La scne reste vide un moment. Soudain de rauques gmissements s'lvent.)POLYPHEME, appelant.Lycas !... Lycas !...(Il entre, les bras en avant, ttonnant.)LYCAS, sortant de la grotte.C'est toi? .,POLYPHMEC'est moi, mon enfant... Viens, Approche-toi.LYCASQu'as-tu?POLYPHME Prends mes doigts dans les tiens.LYGASTes mains tremblent... J 'ai peur !... Ta dmarche chancelle. Oh! c'est affreux... Du sang sur ta barbe ruisselle! Rponds-moi... Quels malheurs te sont donc arrivs?POLYPHEMEJ e ne vois plus.LYCAS Aveugle ?POLYPHEMEOui, mes yeux sont crevs !Conduis-moi, mon enfant.LYCASHorreur !... Est-ce possible!...POLYPHEMEN'as-tu pas entendu comme un grand cri terrible, Dans la nuit, tout l'heure ?LYCAS Oui.POLYPHEMEC'tait moi.LYCASGrands dieux!POLYPHEMEOui, j'ai crev mes yeux! Oui, j'ai crev mes yeux!... Mes yeux, mes pauvres yeux, si joyeux l'aurore... Aprs ce que j'ai vu, pouvaient-ils voir encore ? J 'ai couru dans les champs devant moi comme un fou... J 'allais... J 'aurais voulu m'enfoncer dans un trou,J 'aurais voulu sur moi qu'on entasst des pierres!Mais je les avais l, tous deux, sous les paupires,Enlacs et buvant leur amour pleine me!...Oh ! cette vision de caresse et de flamme,La sentir implacable mon front s'attacher!...Comme une robe en feu j'ai voulu l'arracher!Et maintenant, levant mes prunelles funbres,J e suis le malheureux qui ttonne aux tnbres...C'est bien ainsi, d'ailleurs. J 'absous la trahison :Les dieux avec l'amour leur ont donn raison...Mais livrer en jouet son me pantelante,Avoir chaque fibre une goutte sanglante,Ne plus garder un coin qui ne souffre en son cur...J 'ai mieux aim d'un coup dpasser mon malheur!(Appelant.)Lycas !LYCASOui.POLYPHEME Galate ?LYCASElle dort.POLYPHEMEQue je toucheSa robe seulement... Mne-moi vers sa couche.(Il s'avance en chancelant conduit par LYCAS.)Est-ce ici ?LYCA.SPas encore.POLYPHEME Ici?LYCAS Non.POLYPHEMEL?LYCASPlus prs.POLYPHEME, s'arrtant et relevant la tte. Ah ! j'ai senti frmir la mer et les forts;Laisse-moi respirer un peu le vent qui passe; C'est comme lapiti de la nuit sur ma face...(Se baissant.)Elle est l... J e frissonne... et mon cur se souvient.LYCAS J 'ai peur... Que vas-tu donc lui faire ?POLYPHEMENe crains rien... C'est bien elle!... Voici sa couche de feuillage, Ici sont ses bras nus... et voici son visage... Petit oiseau d'amour, tout ce que j'aimais ! Mon rayon de soleil... disparu pour jamais !... T'en vouloir ?... A quoi bon?... Petite me imprudente Tu jouais. Tu riais de ma dtresse ardente... Tu riais... Tu riras... sans doute, encor demain. Quelques pleurs essuys du revers de la main, Et ce sera fini... Tu riras... pour lui plaire !... C'est terrible... Et je dis tout cela sans colre. Tout l'heure un dsir effrayant m'a mordu : Fou d'amour et d'horreur, un instant, j'ai voulu,Oui, j'ai voulu bondir sur toi comme un sauvage,Et t'craser la tte aux rochers du rivage !Mais un clair trange a frapp mes pensers,Mes poings levs se sont d'eux-mmes abaisssEt j'ai senti soudain ma fureur et ma rageCrever et ruisseler flots comme un orage,Ne laissant leur place, ayant tout emport,Qu'une grande souffrance o naissait la bont.Va, dors bien doucement... Ne crains pas ma justice.Dors sans comprendre mme un peu mon sacrifice,Dors...(Il se penche sur le visage de GALATEE.)Ton souffle est gal. J e n'ai qu' me baisser Pour sentir sur mon front ton haleine passer. On dirait que ta bouche entr'ouverte murmure...(Il coute, avec un frisson.)Acis ! toujours Acis!...Oh ! l'affreuse torture Est toujours l! J 'ai peur !...(Se raidissant.)Soutenez-moi, grands dieux! Qu'une dernire fois je baise ses cheveux.(Il baise la chevelure de GALATEE, gravement.)Vents de la mer !... Parfums des bois !... Souffles nocturnes !... Petites fleurs dont la rose emplit les urnes, Grands arbres doucement par la brise agits, Plaines, coteaux, vallons des nymphes habits, Bonne terre et toi, nuit, dont la majest veille, Protgez jamais cette enfant qui sommeille...(S'abandonnant peu peu comme malgr lui.)Qu'elle ignore le mal par le mal expi : Ayez pour elle, ayez un peu de ma piti ! Et puisqu'il n'est ici nul regard que je blesse, Puisque nul ne peut voir ma honte et ma faiblesse, Puisque j'ai tant souffert, et que je souffre tant, Ah ! laissez-moi pleurer un peu comme un enfant !(Il pleure un moment, genoux, bris et sanglotant puis il se redresse lentement.)C'est fini maintenant, ma force est revenue : J e sens en moi descendre une paix inconnue; Mon cur se calme et rend prsent sous ma main Un beau son grave et fort, comme une urne d'airain.(Touchant LYCAS de ses mains tremblantes.)Lycas ! c'est toi... je sens ta douce chevelure.. Toi seul as su m'aimer, petite crature : Laisse-moi t'embrasser.(Il l'embrasse. - Ici, musique lointaine et vague jusqu' la fin.)Tu ne peux pas savoir...Des yeux d'enfant sont si profonds pour qui sait voir ! Toi seul as su parfois sur ta petite bouche Trouver navement la parole qui touche... Aime bien Galate : elle est ta grande soeur; Aime-la de toute la force de ton cur ! Obis-lui, sois doux pour elle... Galate !Oh ! ce nom o la fleur de sa chair est reste... Adieu, jardins feuillus, pleins d'ombre et de soleil, J ardins tincelants de son rire au rveil, Vergers, bois familiers, frais ruisseaux, lits de mousse, Adieu, tout ce qui fait que la terre est si douce... Adieu, ma vie... adieu tout ce qui me fut cher !LYCAS O faut-il te mener, grand ami ?POLYPHEMEVers la mer.FIN.