adam smith ; entre libéralisme et conservatisme

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L’interprétation libérale des textes d’Adam Smith est la plus répandueaujourd’hui dans la littérature. Elle suppose que l’arrimage entre l’éthiqueindividuelle proposée dans la Théorie des sentiments moraux et la théorieéconomique de la Richesse des nations sont tout à fait compatibles et reposentsur une vision égalitariste et libérale des individus. L’auteur tente de démontrerdans ce texte qu’on ne peut pas lire Adam Smith en faisant fi de ses penchantsnéo-stoïciens et chrétiens. En tenant compte des passages qui révèlent cetteinfluence, on peut constater qu’il y a une grande tension entre libéralisme etconservatisme chez Smith.

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  • Adam Smith : entre libralisme et conservatisme

    Laurence Ricard*

    Rsum

    Linterprtation librale des textes dAdam Smith est la plus rpandue aujourdhui dans la littrature. Elle suppose que larrimage entre lthique individuelle propose dans la Thorie des sentiments moraux et la thorie conomique de la Richesse des nations sont tout fait compatibles et reposent sur une vision galitariste et librale des individus. Lauteur tente de dmontrer dans ce texte quon ne peut pas lire Adam Smith en faisant fi de ses penchants no-stociens et chrtiens. En tenant compte des passages qui rvlent cette influence, on peut constater quil y a une grande tension entre libralisme et conservatisme chez Smith.

    Les diffrentes lectures possibles de la Thorie des sentiments moraux dAdam Smith mnent des interprtations radicalement opposes de lthique smithienne et de la thorie conomique expose dans lEnqute sur la richesse des nations. Il faut voir que le dbat qui oppose les tenants de diverses comprhensions des thses de Smith a une importance amplifie du fait de la tradition philosophique qui le dpeint gnralement cet auteur comme un des fondateurs du libralisme conomique et politique. La position que lon prend par rapport ses crits devient donc dautant plus significative quelle offre la possibilit de jeter un regard neuf sur le courant le plus rpandu en thique et politique actuellement. La perception du libralisme classique que proposerait Adam Smith peut toutefois tre * Lauteure est tudiante la matrise en philosophie (Universit de Montral)

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    modifie ou complexifie grce une lecture plus attentive de ses ouvrages principaux. En nuanant le portrait communment fait de cet auteur, il est possible de faire la lumire sur les paradoxes qui fondent le libralisme et sur les consquences qui en dcoulent pour la socit et son systme conomique.

    1. Larrimage de la philosophie morale et de la philosophie conomique

    Pour plusieurs auteurs de la tradition librale, la rconciliation de lthique sentimentaliste de Smith et de ses doctrines conomiques nest plus dmontrer. Selon cette lecture, Smith est indubitablement individualiste et sa thorie des sentiments moraux est le fondement logique de sa thorie conomique. Il est possible, selon cette lecture, de driver de sa thorie de la sympathie un type de thorie de la justice que Darwall appelle sympathetic liberalism1 . Dans cette approche, les concepts de sympathie et de spectateur impartial sont la fondation conceptuelle dun respect universel pour la personne humaine servant de base au libralisme de Smith. Cest cette galit morale justifie par le concept de sympathie qui fonde, selon cette lecture, largument en faveur du libre-march dvelopp dans la Richesse des nations. Nous verrons plus en dtail largument soutenant cette position sous peu.2

    Aussi sduisante que puisse tre cette lecture pour les libraux contemporains, elle fait toutefois fi dune dimension fondamentale dans les influences philosophiques dAdam Smith, soit le rle des idaux stociens, desquels il sinspire grandement et explicitement. Cest sur la base des passages qui rvlent ce lien de parent intellectuelle que se dessine le deuxime portrait de Smith, radicalement loppos de celui esquiss par les libraux. En faisant ressortir le rle de la divinit dans lordre du monde tel quexpos par 1 Stephen DARWALL, Sympathetic Liberalism: Recent Work on Adam Smith dans Philosophy and Public Affairs, vol. 28, no. 2, 1999, p. 139-164. 2 Bien sr, le courant libral est trs vaste et peut mener diverses interprtations de Smith. Il ne sagit donc ici que dexposer une seule voie possible, qui fait toutefois une synthse de plusieurs positions importantes, suivant larticle de DARWALL (1999) qui synthtise les travaux faits sur Smith dans les dernires dcennies.

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    Smith, les commentateurs qui proposent cette interprtation3 font la dmonstration que le maintien de la proprit et, par ce moyen, le maintien de lordre social, est la vise centrale des systmes thique et conomique de Smith. En contrastant cette deuxime approche avec la premire, un paradoxe semble apparatre dans les crits de Adam Smith. Dune part, plus particulirement dans la Richesse des nations, on retrouve la doctrine de base du libralisme conomique fonde sur lgale libert des individus et sur le prsuppos dune propension naturelle lchange. Dautre part, il y a prsence dun conservatisme social, prn par la promotion de lidal stocien de la matrise de soi, idal qui prend chez Smith statut de vertu suprme dans sa thorie morale. Une forme de conservatisme social et politique dcoule de lidal de la matrise de soi dans la mesure o, selon les vues morales de Smith, le bonheur est la qute suprme de lhomme, mais la situation matrielle dans laquelle lindividu se trouve ne joue aucun rle dans latteinte du bonheur. Selon cette logique, il est donc vain sur le plan moral daspirer changer les conditions socio-conomiques de la socit.

    Je tenterai donc de montrer que ce paradoxe, sans tre une contradiction, est effectivement au coeur de la pense de Smith et que, puisquil rvle une tension la naissance du libralisme, il est pertinent pour la comprhension de ce quest devenu aujourdhui ce courant de pense. Les deux lectures dcrites plus haut soulignent des lments indispensables qui permettent de comprendre le rapport entre individu et socit chez Smith, mais toutes deux passent sous silence les caractristiques mises en vidence par lapproche qui leur est concurrente. Aprs avoir expos plus en dtail largumentation qui sous-tend ces deux conceptions de la philosophie de Smith, je soutiendrai quon ne peut ignorer aucune des deux lectures, mais quil faut plutt voir en quoi elles peuvent se conjuguer pour former une comprhension plus complte de luvre de ce philosophe. Suite lexposition de cette interprtation plus nuance de larticulation entre la philosophie morale et la doctrine conomique de Smith (dont on voit dj une esquisse dans la Thorie des sentiments moraux), je me pencherai sur les implications de cette tension pour la possibilit de

    3 Cf., entre autres : Andy DENIS, Was Adam Smith an Individualist ? dans History of the Human Sciences, vol. 12, no. 3, 1999.

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    tirer une thorie de la justice des crits de Smith (ce que tentent deffectuer les tenants de la lecture librale de Smith). Si la philosophie morale de Smith est compatible avec son conomie, cest prcisment parce que Smith se pose en conomiste et non en thoricien de la politique. Lthique de Smith est dabord individuelle et, en ce sens, elle ne permet pas, contrairement ce que les lecteurs libraux croient, de penser normativement les institutions sociales. Ces dernires sont donnes par des processus naturels qui dpassent la volont humaine. Cest pourquoi lconomie, qui dcoule simplement de la propension des individus changer, prend la place de la politique, puisquelle ne demande quun respect des lois naturelles qui rgissent la socit.

    2. Le concept de sympathie

    Le concept central de la philosophie morale de Smith est celui de la sympathie. Cest autour de ce concept que se dveloppe lensemble du systme dploy dans la Thorie des sentiments moraux. Lempirisme de Smith (suivant en grande partie dans ses mthodes et prsupposs celui de Hume) le mne fonder sa conception de lagent et de lagir moral sur une description factuelle des conditions psychologiques de ltre humain. Dvoiler les assises pistmologiques sur lesquelles repose le discours de Smith permet dj de jeter une lumire diffrente sur les crits de cet auteur. Il faudra donc garder en tte tout au long de notre rflexion linfluence quont eue des penseurs comme Newton dans sa comprhension mcaniste du monde et dans la recherche des relations causales entre les faits.4 Selon Smith, il y aurait dans la nature humaine des faits psychologiques qui sont relis entre eux par causalit, de la mme manire que les faits physiques dcoulent de lois objectives qui crent des relations de causes effets entre les divers mouvements de la matire. Le monde humain, tout comme le monde physique, serait donc voir comme une machine dont on na pas encore bien saisi larticulation de tous les ressorts. La

    4 Cf. Andrew S. SKINNER, A System of Social Science : Papers Relating to Adam Smith, Oxford, Oxford University Press, 1979. Voir Chapitre 2 : Science and the Role of Imagination .

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    tche de la Thorie des sentiments moraux est de retracer ces liens de causalit partir du concept fondamental de sympathie.5

    La sympathie pour Smith est un principe organisateur la fois de la vie en socit et de la vie morale individuelle. Elle est dabord et avant tout le sentiment du spectateur : elle permet lindividu de crer un lien avec les sentiments de lagent. En se mettant la place de lautre, le spectateur peut juger de la convenance des ractions de lagent par rapport la situation dans laquelle ce dernier se trouve. Par imagination, le spectateur peut se reporter dans les circonstances que vit autrui et analyser le niveau dadquation entre les sentiments de lautre et ceux que lui-mme ressentirait sil tait dans la mme situation. La sympathie est la correspondance entre les sentiments suscits par la situation relle de lagent et les sentiments suscits par la situation imagine par le spectateur. Ce nest donc pas lobservation dun autre en proie une passion particulire qui appelle la sympathie (quil sagisse de la passion qui motive laction ou celle qui en rsulte), mais bien le contexte dans lequel il se trouve : Sympathy [] does not arise so much from the view of the passion, as from the situation which excites it6 . Cest dire que la sympathie nest pas un sentiment daltruisme ou de compassion. Elle dcoule plutt des propres motions de celui qui sympathise par rapport une situation imagine. Le principe de sympathie est donc ancr dans la vie morale individuelle et fonctionne partir de la propension de lindividu valuer ses propres ractions. En mimaginant la place de lautre, dans sa situation, je peux juger de la convenance de ses sentiments en comparaison avec ceux qui me semblent appropris. Le jugement que je peux porter sur quelquun dautre dcoule du jugement que je peux porter sur moi-mme. Par ailleurs, en inversant ce principe, cest lobservation des ractions des autres en socit qui me permet dvaluer si ma propre action ou ma raction est rprhensible ou non, cest--dire, convenable ou non.

    5 Il aurait t intressant dapprofondir les assises pistmologiques du concept de sympathie selon les influences sus-mentionnes de Smith. Toutefois, dans le cadre de ce texte, nous devrons nous limiter une description plutt formelle du concept de sympathie et pour en dgager les diffrentes interprtations possibles. 6 TSM, I, i, 1, 10.

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    Lvaluation de la conduite morale individuelle inverse donc le principe luvre dans la sympathie. Cest ce point quapparat la figure clbre du spectateur impartial. Au moment de porter un jugement moral sur nos propres sentiments et nos actions, nous nous plaons dans la posture dun tre gnrique fictif qui reprsente en fait le miroir de la socit. Ce spectateur est toutefois suprieur limage que nous renvoie la socit de nous-mmes, puisquil est en situation dinformation parfaite sur les circonstances de nos comportements.7 Cest lexistence de la socit qui permet la formation du spectateur impartial dans limagination, ce ddoublement de lagent qui lui permet de fixer les critres moraux de son action. Sans la socit, nous dit Smith, aucun jugement ne serait possible sur notre propre conduite, puisque nous exerons nos premires critiques morales sur le caractre et la conduite des autres8 . Pourtant, le jugement moral en tant que tel demeure relatif lindividu : Smith's view thus makes all moral judgment deeply individual-relative either agent-relative or patient-relative or both9 . Comment Smith vite-t-il donc le relativisme d au subjectivisme de sa thorie de la sympathie ?

    Soulignons ici la place importante de limagination dans la possibilit deffectuer des jugements moraux. La figure du spectateur impartial est une construction de limagination. Ltre imaginaire quest le spectateur impartial est ltre humain gnrique, le reprsentant de lensemble de la socit. Pour que ce reprsentant de lensemble des autres individus soit construit par limagination comme tant un individu parlant dune seule voix, on doit supposer une convergence dans les jugements humains.10 La prsupposition de

    7 Ibid., III, 2, 4. 8 Ibid., III, 1, 2. 9 Stephen DARWALL, Op. cit., p. 142. 10 Cf. Manfred J. HOLLER, Adam Smith's Model of Man and Some of its Consequences , (2007), http://ssrn.com/abstract=964433. The construct of an impartial spectator and the self-evaluation by means of sympathy presupposes that there is some common platform of experience in this society. This is what Adam Smith calls the pleasure of mutual sympathy (Smith 1982 [1759, 1790], p.262). Not friendly fellow-feelings triggers this pleasure but the fact that sympathy can work because of the common experience which the members of a society share. The common experience

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    luniversalit des sentiments moraux humains est essentielle la structure de largument de Smith. Le problme avec ce raisonnement, cest que sans cette prsupposition dune convergence des expriences morales, on ne peut viter lcueil du relativisme. Lempirisme de Smith semble alors se heurter un problme dampleur. Selon lexposition de la thorie de la moralit smithienne, luniversel (les rgles morales gnrales) est induit des cas particuliers. Nous sommes obligs face ces principes universels, dans la mesure o ils nous contraignent socialement, par la force du regard des autres, et moralement, par la figure du spectateur impartial, agir en accord avec eux. Mais puisque ces rgles morales gnrales ne peuvent tre dgages des sentiments particuliers de sympathie quen supposant une certaine uniformit dans la forme des jugements individuels, par consquent, il faut aussi admettre un certain ordre du monde pr-dtermin. La possibilit mme dinduire des rgles gnrales partir de cas particuliers suppose que ces cas soient ordonns. Cest prcisment cette prsupposition du lien entre le jugement individuel et des rgles gnrales qui est en jeu dans la comprhension du passage entre thorie morale et thorie conomique, puisque la possibilit de la socit et des institutions sociales nexiste qu partir de la prsupposition des rgles gnrales. La question centrale de la quatrime partie de ce texte sera prcisment ddie ce problme.

    Linterprtation de lindividualisme de Smith, dvoile entre autres dans larticulation du concept de sympathie, est donc le point de discorde central des diffrentes lectures de Smith. Nous verrons dans les sections subsquentes que, pour une lecture librale, le fait que chaque individu soit capable de sentiments moraux tels que la sympathie le rend sujet une gale dignit et quil y a donc chez Smith les bases ncessaires la fondation thorique de la socit commerciale fonde sur les changes entre gaux. Toutefois, selon une lecture plus critique, Smith ne donne pas fondamentalement une priorit lindividu dans sa thorie morale et, par consquent, sa

    creates the familiarity, paired with universality, on which the impartial spectator functions (see Witztum, 1999, p. 248). (p. 7)

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    thorie conomique ne peut pas viser lintrt de chaque individu, mais plutt la prservation dun certain ordre social.

    Outre lintrt suscit par le principe en lui-mme, la comprhension du concept de sympathie a, pour la lecture densemble de la thorie du systme social de Smith, une importance cruciale. Il revt deux dimensions fortes dimplications pour la thorie sociale et conomique de lauteur : il est, dune part, un mcanisme individuel dauto-valuation morale et, dautre part, un mcanisme social qui organise les liens entre les individus. Larticulation de ces deux volets rejoint directement le dilemme classique pour les lecteurs de Smith, cest--dire le problme de larrimage de son thique et de sa doctrine conomique de libre-change. Pour rendre les deux compatibles, cest le deuxime pan du concept de sympathie, celui qui le prsente comme vecteur de la socialit, qui est en jeu. Nous nous attarderons dans les prochaines parties la question suivante, qui se fonde sur la comparaison de la thorie morale avec la thorie conomique smithienne : est-ce que la fondation des liens sociaux partir du concept de sympathie est compatible avec le systme conomique du libre-march ? Une lecture librale rpond oui cette dernire question. Pour comprendre largument libral, il est ncessaire de voir en quoi le concept de sympathie peut effectivement tre la base des institutions sociales et, par ailleurs, peut tre compatible avec le principe dintrt personnel luvre dans le libre-march.

    3. Le libralisme sympathique

    Nous avons dj vu plus haut que si Smith est prsent couramment comme un des penseurs fondateurs du libralisme, cest quune certaine lecture de ses crits permet, dabord, de dfinir lindividu selon les prmisses librales et, ensuite, de tisser des liens entre cette conception de ltre humain et les fondements du libre-march tels quils sont exposs dans la Richesse des Nations. Nous nous attarderons donc ces deux composantes guidant une lecture librale de Smith pour montrer comment sarticule largument selon lequel le

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    sentimentalisme de lauteur peut mener une version particulire du libralisme, ce que Darwall nomme le libralisme sympathique .11

    3.1. Sympathie et justice : lthique individuelle

    Pour Darwall, la lecture attentive de Smith mne au constat quune thique sentimentaliste de la vertu peut donner lieu une thorie de la justice cohrente et substantielle.12 Selon cette perspective, le concept de sympathie fonde le sens de la justice. Celui-ci est, comme toutes les autres facults morales, ancr dans les sentiments et, par extension, se manifeste par le spectateur impartial lorsquil sagit de juger nos propres comportements : Cest [le spectateur impartial] qui nous montre la convenance de la gnrosit et la difformit de linjustice , nous dit Smith.13 Comme nous lavons vu plus haut dans la description de la sympathie, le principe qui est en uvre dans lauto-valuation morale est le mme principe qui nous permet de porter des jugements sur les actions des autres. Si le spectateur impartial est cr grce lexprience de la sympathie, cest que la sympathie nous permet de juger des actions des autres. La justice tant une des vertus morales soumises au jugement, par consquent, la sympathie nous permet de juger de la justice ou de linjustice des comportements que lon observe. Cette affirmation implique que les jugements en rapport avec la justice manent non du point de vue externe de lobservateur, mais plutt de lobservateur qui se met la place de lagent pour juger de la justice de son comportement. Encore une fois, cest limagination qui est la facult-cl pour exercer son jugement moral. Et, comme nous lavons vu dans le cas du spectateur impartial, le fait que le jugement seffectue par le patient qui simagine la place de lagent suppose une certaine uniformit des sentiments moraux humains, cest--dire quil suppose que lon puisse se mettre la place dun autre (le spectateur impartial) qui reprsente le jugement que porterait lensemble de la socit.

    11 Stephen DARWALL, Op. cit., p. 140. 12 Ibid., p. 141. 13 TSM III, 3, 4.

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    Cest prcisment la prsupposition de luniversalit des sentiments moraux qui est, selon la lecture librale, la base de la thorie librale de la justice que lon trouve chez Smith. Lauteur confre chacun la possibilit, dune part, de se mettre la place de lautre et, dautre part, de construire en lui-mme le spectateur impartial qui est en fait le reprsentant de sa conscience morale. En supposant que chacun peut juger, par ces capacits dues la sympathie, de la justice des comportements ou circonstances quil observe, Smith accorde chaque individu la mme dignit :

    Smith then links this individual-relative metaethics of moral judgment (and patient-relative metaethics of justice) to a doctrine of the dignity of individuals. Because we judge that anyone would properly resent various kinds of injury and violation, we see these as forms of injustice that are appropriately resisted and reacted to with force. This gives us a way of grounding rules of justice that impose "strict," enforceable obligations and define rights of individuals14.

    Cest dans la capacit universelle de chaque individu effectuer des jugements moraux concernant la justice que lon peut justifier une doctrine de lgale dignit des individus. On peut ainsi tirer de la convergence des sentiments moraux et des liens entre les hommes tisss par la propension naturelle la sympathie une base librale pour une thorie de la justice, selon Darwall.

    Pour bien comprendre la porte de cet argument, il est ncessaire de montrer comment Smith distingue justice et bienveillance. Car les obligations dictes par le spectateur impartial ne sont pas toutes de la mme exigence et Smith donne un statut particulier la justice dans les jugements moraux. Bien que dans son idal de vertu, chacun doit personnellement veiller restreindre son gosme et se soucier plus des autres que de soi-mme, Smith ne tente pas de faire une morale pour les dieux. Il distingue donc la justice et la bienveillance, lesquelles vertus correspondent deux paliers de jugements moraux. Dune part, bien que la bienveillance soit souhaitable, elle ne peut

    14 Stephen DARWALL, Op. cit., p. 144.

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    justifier aucune action coercitive pour la renforcer dans la mesure o lexigence qui la sous-tend est surrogatoire et relve de la morale personnelle. Dautre part, la justice est la base de la possibilit dune vie sociale, puisquelle relve des jugements concernant les interactions sociales de base. Smith fait donc une diffrence entre les devoirs parfaits et les devoirs imparfaits, dune manire qui nest pas sans rappeler la distinction kantienne.15 Lexigence de bienveillance est donc de nature diffrente que lexigence de justice. Cette distinction au sein de la morale smithienne permet, pour une lecture librale, de rendre moins exigeante lthique de la sympathie et de trouver des arguments chez lauteur qui militent en faveur de lexistence dune thique sociale smithienne compatible avec les thories librales classiques.

    3.2. Sympathie et intrt personnel : lthique sociale ?

    La question est maintenant de savoir comment cette thique sociale base sur lgale dignit des individus sarticule avec la doctrine de la proprit telle que prsente dans la Richesse des nations. Gnralement, le problme de laccord entre la thorie morale de Smith et sa thorie conomique se pose en termes de sympathie et dgosme : comment rconcilier le principe de sympathie avec le principe dintrt personnel qui est au fondement du systme conomique de la Richesse des nations ? Poser la question dune telle manire, cest dj restreindre les voies de rponse et, malheureusement, carter celles qui semblent les plus intressantes et les plus cohrentes avec les crits de Smith. Nous verrons toutefois trois arguments distincts en faveur de la thse librale de larticulation entre thique individuelle et thique sociale chez Smith qui tentent de rpondre cette question. Le premier est que le libralisme conomique permet dactualiser la vertu de la matrise de soi. Le deuxime est que lintrt personnel qui guide les changes conomiques est compatible avec la thorie de la sympathie dans la mesure o il se fonde sur un besoin de reconnaissance sociale. Enfin, le troisime argument avance que ce nest pas tant lintrt personnel qui est la prmisse la plus importante du systme conomique

    15 Ibid., p. 153.

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    smithien, mais la propension changer. Contrairement la notion dintrt, cette prmisse nest pas en comptition avec la notion de sympathie, mais simplement parallle.

    Pour exposer le premier argument, il est encore ncessaire de retourner au principe de sympathie et son fonctionnement pour voir le lien entre la thorie morale et la thorie conomique de Smith. Il faut voir dabord qu travers sa description du concept de sympathie, Smith prche pour lidal stocien de matrise de soi. En se considrant comme la partie du tout quest le monde, en prtant plus dimportance la sympathie envers les autres qu ses propres sentiments, lhomme devient sage et vertueux. Ainsi, bien que la thorie de la sympathie ne puisse pas tre assimile une forme dgosme ni daltruisme, par ailleurs elle demeure fonde sur lexprience imaginaire individuelle. La morale de Smith nest ni empiriste ni sociale : elle est la fois formelle et individualiste , crit Jean Mathiot.16 Formelle, parce quelle se fonde sur la facult limagination et que le spectateur impartial est une construction de lesprit. Individualiste, parce quelle a pour moyen et fin lautonomie de lagent. Dans une conomie fonde sur la libert des agents, limportance accorde au droit de proprit et la libert des changes prend son sens, selon cette lecture, la lumire de la morale no-stocienne de Smith. Pour beaucoup de commentateurs17, la doctrine conomique de Smith est une condition de possibilit de lactualisation de cette vertu, tel que Darwall lexplique : increasing wealth leads to greater independence generally, according to Smith, even of servants who, in hard times, must be "more humble and dependent" to keep their jobs (WN.101, see also WN.412)18 . Il y aurait donc une correspondance entre lautonomie des agents prne dans la Thorie des sentiments moraux et lconomie de libre-march expos dans la Richesse des nations. Le fait que le principe de sympathie et la morale qui en dcoule soit foncirement individualiste permet 16 Jean MATHIOT, Adam Smith, philosophie et conomie : de la sympathie l'change, Paris, Presses universitaires de France, 1990, p. 51. 17 Cf., entre autres Nicolas PHILIPSON, Adam Smith as a Civic Moralist dans Wealth and Virtue : the Shaping of Political Economy in the Scottish Enlightenment, sous la dir. de I. Hont et M. Ignatieff, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. 18 Stephen DARWALL, Op. cit., p. 157.

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    aux commentateurs libraux de Smith davancer des arguments en faveur de la cohrence du projet smithien.

    Avant de se lancer dans le deuxime argument, rappelons de prime abord ce que nous venons dtablir, cest--dire que le principe de sympathie est non seulement compatible avec lindividualisme qui sous-tend lconomie de march, mais quil peut aussi le fonder. Comme nous lavons dj montr, il ne sagit pas dun principe altruiste qui invalide la possibilit de la dfense des intrts personnels, bien au contraire. Sil pointe de faon prescriptive vers la matrise de soi et labngation, il est surtout une explication descriptive de la mcanique luvre dans les rapports sociaux. Cest en ce sens quil peut jouer un rle dans la comprhension de ce qui forme lintrt personnel.

    Smith offre une comprhension subtile et complexe de la notion dintrt, en opposition avec la notion dutilit.19 Il semble de prime abord que lidal stocien de lhomme vertueux que Smith met de lavant est en contradiction avec la poursuite de lintrt personnel que prsuppose le libre-march. Le principal malentendu qui fait apparatre cette opposition comme une contradiction est d la ligne mince et poreuse entre le discours descriptif et le discours normatif dans les crits de lauteur. Lidal de la matrise de soi relve dun jugement normatif alors que lagent goste qui soutient le dveloppement dun systme conomique de libre-march est plutt une description des tendances naturelles de ltre humain. Contre ce paradoxe apparent, on peut donc supposer que si Smith prescrit certains comportements et attitudes en exposant sa thorie des sentiments moraux, une grande partie de son ouvrage est descriptive et tente de rendre compte des propensions humaines naturelles, sans jugement normatif. Parmi elles, ladmiration pour les riches et les puissants est une des plus influentes sur le comportement des hommes. Il pourrait sagir ici du dbut dune explication pour lier lintrt et la notion de sympathie. Les individus qui recherchent la gloire et la richesse se trompent dans leur qute dapprobation sociale : ils cherchent recevoir les loges plutt qu en tre dignes. Le principe de sympathie, en expliquant linfluence et limportance de lapprobation sociale, peut rendre compte de ce dsir et donc de la

    19 Jean MATHIOT, Op. cit., p. 56-58.

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    naissance dintrts personnels. On ne peut donc pas associer la notion dintrt personnel une sorte dgosme. Elle serait plutt mettre en relation avec une vertu, la prudence :

    Compared with other moral theories, Smith gave self-interest a moral grounding in regarding it as central to the virtue of prudence : The care of the health, of the fortune, of the rank and reputation of the individual, the objects upon which his comfort and happiness in this life are supposed principally to depend, is considered as the proper business of that virtue which is commonly called Prudence (TMS VI.I.6)20.

    Cet argument souffre toutefois du mme mal que celui que lon a dcel plutt dans la problmatique de luniversalit du spectateur impartial. Il repose sur une vision dtermine de la nature humaine qui, si elle peut tre justifie par des observations empiriques, peut aussi tre rfute par le mme moyen.

    Enfin, un dernier argument concernant larticulation entre thories morale et conomique chez Smith est que le plaidoyer en faveur du libre-march dans la Richesse des nations nest pas tant fond sur lintrt personnel que sur la propension naturelle des hommes lchange. Il nest pas ncessaire dans le cadre de la problmatique qui nous intresse dapprofondir trs longuement cet argument. Toutefois, il vaut la peine dtre mentionn puisquil sagit dune autre stratgie argumentative permettant de rconcilier lapproche thique et lapproche conomique de Smith. La propension des individus changer des biens et ventuellement des services est, de manire peut-tre plus vidente, plus descriptive que la notion de poursuite de lintrt personnel. Elle heurte aussi moins lidal de matrise de soi dans la mesure o elle nest en rien incompatible avec les positions no-stociennes de Smith.

    En fait, selon la lecture qui voit en Smith le dfenseur dun libralisme sympathique , il y a non seulement concordance entre lorganisation conomique de la socit de march et la notion de 20 Manfred J. HOLLER et Martin LEROCH, Impartial Spectator, Moral Community, and Some Legal Consequences dans The History of Economics Society Bulletin, vol. 30, no. 3, 2008, p. 299.

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    sympathie, le deuxime terme est la fondation du premier. Parce que lon peut tirer de lexprience de la sympathie les bases thoriques ncessaires la reconnaissance dune gale dignit des individus, il est tout aussi naturel que leurs changes seffectuent librement, lautonomie des agents tant la vise du systme thique de Smith, selon cette lecture. Le libralisme sympathique fonctionne selon un principe de responsabilit mutuelle et gale des individus les uns envers les autres. Le march est lespace o sactualisent les vertus nonces dans la Thorie des sentiments moraux dans la mesure o chaque individu y exerce son autonomie et o la matrise de soi, la prudence et la frugalit sont requises afin de tirer le plus grand avantage personnel. Si le bonheur des individus est mieux servi dans le systme conomique libral, ce nest pas tant parce quil permet chacun datteindre un mme niveau de prosprit matrielle, mais plutt parce quil permet lexercice de ces vertus.

    4. Linfluence stocienne et limportance de lordre social naturel

    Pour Smith, tous, sans exception, ont la mme possibilit daccder au bonheur, peu importe leur rang social ou leur situation matrielle : La grande source de la misre et des dsordres de la vie humaine semble natre dune surestimation de la diffrence entre telle situation permanente et telle autre21 . Cest que le bonheur vient de la paix desprit et non pas de la gloire. Il y a donc une forme de non-thorisation par rapport la justice distributive intrinsque au march dans la thorie de Smith, dans la mesure o le rle premier du systme conomique nest pas tant dtablir un quilibre par la main invisible que de susciter les vertus qui mnent au bonheur.22 La justice sur le plan de la redistribution matrielle ne peut tre que dun second ordre, puisquelle nest aucunement une garantie de bonheur et de bien-tre. Cette caractristique importance de la pense smithienne, encore une fois trs teinte de stocisme, vient secouer les lecteurs qui

    21 TSM, p. 213. 22 Bien sr, Smith crit que la main invisible sert une fonction de redistribution selon les principes conomiques. Toutefois, la justice distributive nest pas un critre dvaluation du systme conomique.

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    voient se dessiner dans les crits de Smith un penseur dune thorie de la justice au sens moderne du terme.

    Le bonheur est vritablement la fin du genre humain23, mais il provient de la vertu, et non de lenrichissement. Cependant, malgr limportance de la notion dautonomie dans lnumration que Smith fait des vertus dvelopper, cest--dire la capacit de se contrler, de se poser des limites, des bornes dans son action, le bonheur du genre humain ne repose pas uniquement sur la sagesse des hommes. Cest ici quentre en jeu limportance de la pense thologique de Smith. Ce nest pas tant par sa propre uvre que lindividu est heureux, mais par des rgles de la nature qui ordonne le monde de faon tendre vers une perfection du monde. Or, cest prcisment ce type dhtronomie qui est luvre dans les idologies dites conservatrices. On peut donc dceler des traces de conservatisme dans la pense smithienne.

    Les rgles morales que se fixent les hommes appartiennent un ordre humain et faillible. Smith, suivant la tradition chrtienne, soutient que la Nature suit des lois distinctes des lois humaines, mais que ces deux lgislations combines visent la mme fin de perfection de lordre global du monde. Un passage de la Thorie des sentiments moraux qui semble avoir peu t comment explique que si la nature rcompense parfois le fripon alors que les sentiments humains penchent en faveur de lhomme vertueux, les deux types de jugements mnent au bout du compte un quilibre : Les rgles quobserve la Nature sont appropries pour la nature, celles que suit lhomme sont appropries pour lhomme ; mais ces deux sortes de rgles sont calcules pour tendre vers la mme grande fin, lordre du monde, ainsi que la perfection et le bonheur de la nature humaine24 . Poussant cette ide encore un peu plus loin, Smith accorde un pouvoir beaucoup plus grand la lgislation divine quaux rgles de la moralit humaine. Si les sentiments vertueux de lhomme de bien sur terre se trouvent souvent offenss par le cours naturel des choses, il

    23 Le bonheur du genre humain, comme celui de toutes les autres cratures raisonnables, semble avoir t le dessein originel de lAuteur de la nature lorsquil les a crs. (TSM III, 5, 7). 24 TSM III, 5, 9.

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    ny peut rien, et cette situation ne peut que le pousser croire en une rparation de linjustice naturelle dans un monde venir :

    Le cours naturel des choses ne peut tre entirement contrl par les faibles efforts de lhomme : son courant est trop rapide et trop fort pour pouvoir tre arrt. [] Cest ainsi que nous sommes amens croire en un monde venir non seulement par les faiblesses, par les espoirs et les craintes de la nature humaine, mais encore par ses principes les meilleurs et les plus nobles, par lamour de la vertu et la haine du vice et de linjustice25.

    Ce quil faut voir dans le fait que la morale chrtienne joue un si grand rle dans les crits de Smith, cest quelle amne avec elle une vision htronome du monde qui surpasse limportance qui peut tre accorde lautonomie de lhomme. Le systme de Smith est thocentrique et, bien quil soit intressant dtudier lorganisation de sa thorie indpendamment de cette caractristique, on ne peut pas saisir lentire cohrence de sa pense en omettant dy inclure cet lment essentiel.

    Puisquil y a deux types dordres moraux, il peut y avoir deux types de raisonnement moral. Si Smith est farouchement anti-utilitariste dans sa morale humaine, certains commentateurs, dont Andy Denis, considrent sa description de la divinit comme une instance suprme fonctionnant selon les principes utilitaristes :

    Smith represents the universe, or Nature, as an enormous, sophisticated and subtle machine. This machine is supervised by an omnipotent, omniscient and beneficent indeed, a utilitarian deity. The sole aim of the machine (and, probably, of the deity himself, see TMS VII.ii.3.189,10), is the maximization of happiness : all the inhabitants of the universe, the meanest as well as the greatest, are under the immediate care and protection of that great, benevolent, and all-wise being, who directs all the movements of nature ; and who is determined, by his own unalterable perfections, to

    25 Ibid., III, 5, 10.

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    maintain in it, at all times, the greatest possible quantity of happiness (TMS VI.ii.3.1)26.

    Denis sacharne montrer que lhtronomie du systme de Smith est quasi-totale. Son interprtation est toutefois un peu grossire et pche par le mme dfaut que celui dune lecture librale, cest--dire interprter Smith partir dune lecture slective et pr-oriente du texte. Cependant, il nest pas ncessaire daller aussi loin que daffirmer, comme Denis le fait, que Smith nest absolument pas un individualiste et que la divinit quil dcrit est utilitariste, pour remettre en cause le fait quil accorde une importance primordiale lautonomie des individus. Il suffit de constater quel point le discours thologique de Smith est omniprsent dans la Thorie des sentiments moraux et quel point la notion de prservation de lordre du monde est fondamentale dans ses crits pour dceler une tension entre son libralisme et une forme de conservatisme due la place de la morale chrtienne et la morale stocienne dans ses crits.

    Il nous faut ici revenir une problmatique que nous avons souleve plus haut concernant le sentiment de sympathie et le spectateur impartial. En effet, nous avions vu que pour fonder le concept de sympathie, Smith devait prsupposer une convergence dans les sentiments moraux des hommes. Il semble bien quaprs avoir montr que pour Smith, lordre du monde est fix par une entit externe (cest--dire Dieu), il est possible de fonder le postulat de luniformit de la nature humaine dans la croyance en une entit divine. Ce point est dune trs grande importance pour la comprhension de la morale de Smith, car comme nous lavons vu, le concept de sympathie est central pour lrection de la thorie de la moralit et pour la thorie conomique. Ce que nous voyons ici, cest quultimement, il nest pas possible de penser le fonctionnement du principe de la sympathie et de son rle dans lorganisation des rapports sociaux sans la prsupposition dune nature humaine uniforme et que nous avons de bonnes raisons de croire que cette nature humaine est, pour Smith, dtermine par une puissance transcendante suprme.

    26 Andy DENIS, Op. cit., p. 73.

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    Non seulement lexposition de la description du comportement humain de Smith suppose-t-elle une nature humaine dtermine, mais lordre social dans lequel il se droule, sil peut tre influenc par lui, nest pas entirement le fruit de la volont humaine. Pour Smith, laction humaine est subordonne un ordre historique dtermin qui a ses propres lois : both Hume and Smith in effect subordinate human practical reason to the contingencies of sociology, seeing history as real causal process, and value for human beings as engendered within this process, and setting themselves to identify the logic of this process27 . Cette fascination pour les processus causaux revient linfluence de la mcanique newtonienne sur Smith et est lier avec sa vision de lordre divin. Lordre du monde social, comme celui du monde physique, relve du rglage de lunivers par un tre suprme. Dans ces circonstances, lhomme serait vaniteux de penser avoir une influence relle sur lorganisation de la socit. On peut entrevoir ici que le principe de la main invisible est tout fait compatible avec cette lecture de Smith.28

    La thse selon laquelle lordre social est impos lhomme plutt que dtre cre par lui explique pourquoi la Richesse des nations, en tant que trait conomique, sen tient une description des processus dchange plutt que de se prsenter comme un texte prescriptif. Les passages dans lesquels lon peut trouver des recommandations pour lagir humain sont ceux qui concernent le gouvernement et la plupart des prescriptions qui y sont faites cherchent accorder les mouvements de ltat avec lordre naturel de lconomie. On voit ainsi que si Smith dveloppe dans la Thorie des sentiments moraux une thorie thique, celle-ci demeure confin la sphre prive et ne peut pas se juxtaposer sur la sphre publique.

    27 John DUNN, From applied theology to social analysis : the break between John Locke and the Scottish Enlightenment dans Wealth and Virtue : the Shaping of Political Economy in the Scottish Enlightenment, Op. cit., p. 122. 28 Cf. Benoit PRVOST, Adam Smith : vers la fin d'un malentendu ? dans L'conomie Politique, vol. 1, no. 9, 2001.

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    5. conomie plutt que politique : limpossibilit dune thique sociale

    Si lconomie se substitue la politique dans le systme de Smith, ce nest pas uniquement parce que lordre social est construit par les comportements individuels travers linstitution du march, mais bien parce que les hommes nont pas dterminer lordre social. La notion dauto-dtermination de la socit est totalement absente de la pense de Smith, puisque lhistoire des socits fonctionne selon des lois naturelles. En ce sens, la possibilit de trouver les bases dun jugement normatif portant sur lordre social gnral est vacue. Comme le fait valoir Manfred J. Holler, le concept de sympathie nous permet de comprendre les rapports entre les hommes, il ne nous permet pas den tirer une thique sociale (une thorie de la justice) : The fact that all members of the society blush if x prevails, given a common experience, does not imply that x is bad, should be banned or forbidden, etc. There is no direct link in Adam Smiths moral theory which transforms the personal experience into a social value, even if this personal experience is shared by all members of the society29 . Lthique individuelle chez Smith sappuie sur la figure du spectateur impartial, mais il ny a aucun quivalent de cette figure pour valuer la socit.

    La raison pour laquelle ce pendant social du spectateur impartial nexiste pas, cest quil nest pas ncessaire dans le systme de Smith. Le spectateur impartial est une construction mi-chemin entre le reflet du jugement la socit et le reflet du jugement divin sur nos comportements. Rendu la sphre de la socit, il ne peut y avoir que le jugement divin qui puisse avoir un regard critique envers lordre tabli. Ce nest pas lhomme de construire les processus sociaux, il est engendr par ceux-ci qui eux-mmes manent dun ordre cosmique rgl. Il nest donc pas tonnant que, pour Adam Smith, ce soit lconomie et non la politique qui rgle la socit. Le premier est naturel , le deuxime est humain. Cette conception nempche pas la possibilit de limmanence de lorganisation sociale. En poursuivant les fins dictes par leurs passions, les individus suivent le schme

    29 HOLLER, Manfred J., Adam Smith's Model of Man and Some of its Consequences 2007, http://ssrn.com/abstract=964433.

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    divin qui dessine le progrs vers la perfection du bonheur humain. Mais ils ne le font pas en toute conscience et nont pas besoin de fixer eux-mmes la finalit globale sur le plan collectif de leurs actions.

    La lecture qui voit chez Smith un libralisme sympathique se trouve, face ces considrations, en srieuses difficults. La prsupposition de lgale dignit des individus reposant sur la convergence des sentiments moraux des hommes se trouve confronte aux critiques que nous venons dexposer. Si lon prend en compte linfluence de la vision mcaniste du monde sur les crits de Smith, on ne peut que considrer que la dignit des individus relve non pas de leur capacit la sympathie, mais de leur part dans lordre du monde. Si elle peut constituer un fondement lordre conomique, ce nest quen supposant que lordre social est bien fait et quil saccorde naturellement avec les caractristiques humaines fondamentales. Lgale dignit des individus ne peut donc pas tre la base dune thorie de la justice dans la mesure o la possibilit dun discours normatif sur les institutions sociales est rejete par limportance de lordre naturel de la socit et labsence dune thique proprement sociale chez Smith.

    Il ne faudrait toutefois pas enlever Smith ce qui lui appartient : ce nest pas parce que son systme naccorde pas limportance que lon peut donner aujourdhui aux questions de justice distributive quil nest pas libral au sens o le perfectionnement de lindividu et de ses vertus nest que secondaire, bien au contraire. La nature humaine a beau voluer dans un monde htronome, elle conserve un espace pour que les individus puissent smanciper sur le plan individuel. Cest dailleurs un lment important de tous les systmes qui supposent un tel ordre du monde : cest dans le cadre des paramtres fixs par cet ordre que lindividu doit se perfectionner. Limportance du perfectionnement individuel est dailleurs si grand que Smith linclut dans les dpenses lgitimes de ltat au sein de la Richesse des nations. Cependant, si lhomme peut agir bien selon des rgles morales et dvelopper des vertus, il ne peut pas crire lHistoire. Il na donc pas de responsabilit envers la collectivit autre que de respecter les rgles naturelles de justice dont, entre autres, le droit de proprit. La part que lhomme peut prendre dans lintrt gnral de la socit est de respecter les droits naturels et dagir vertueusement.

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    6. Conclusion

    De faon gnrale, si la lecture librale de Smith est cohrente et, pour la plupart des facettes quelle aborde, pertinente, elle nen demeure pas moins incomplte. Cest une tendance lourde dans la philosophie politique contemporaine que de tirer un auteur de ses influences mtaphysiques pour ne dgager de sa thorie que les principes dits fondamentaux. Mais cest aussi le risque de perdre de vue certaines nuances et certains enjeux rels que de rduire ainsi une uvre ce que lon veut bien quelle nous dise. Ainsi, passer outre linfluence stocienne et limportance de la figure divine suprme chez Smith est une faon dviter daborder un pan de sa pense qui se rvle problmatique pour la pense librale, cest--dire une forme de conservatisme d aux prsupposs thologiques et une part dhtronomie dans le systme quil propose. On ne peut gure reprocher Smith de ne pas tre un libral classique tel que lon entend le terme aujourdhui. Il fut un philosophe de son temps, et sa pense nen est probablement que plus riche que lorsque lon prend le contexte historique et philosophique en compte. Plus encore, tenir compte de limportance que Smith accorde lordre htronome du monde est une faon de comprendre les prmisses ambigus sur lesquelles sest rig le libralisme tel quon le connat aujourdhui. En voyant quel point le libralisme de Smith et son conservatisme vont de paire, ont peut mieux voir en quoi aujourdhui ces deux idologies ont tendance se confondre aux yeux de plusieurs.

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