[acteurs publics] "le chef d’orchestre de la transition numérique entre en scène"

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ACTEURS PUBLICS JANVIER-FÉVRIER 2017 #125 74 MANAGEMENT PUBLIC I EUROPE Le rôle du chief digital officer, métier apparu voici quatre ans, est de transformer les services en pensant digital et usagers. Ce bouleversement des structures nécessite un accompagnement personnalisé des personnels. Illustration dans plusieurs pays d’Europe. Le chef d’orchestre de la transition numérique entre en scène  L e passage au numérique, bien engagé dans les ministères et services centraux de l’État, gagne les collectivités locales. Avec la réduction de la dotation de l’État, les réflexions s’ac- célèrent car la mutation entraîne des gains au niveau des structures et une facilitation de la vie du citoyen. Pour passer au tout-digital – ou presque –, la meilleure solution est d’embaucher un chief digital officer (CDO), dont la mission est la transformation numérique en interne et dans les relations avec l’usa- ger. S’occupant à la fois de questions comme les données, la ville intelligente et durable ou les nouveaux services urbains, il adopte, surtout, une approche transversale. Il n’est donc pas un directeur des services informatiques (DSI) étendu ni un simple chief data officer (administrateur général des données) – autre fonction émergente – qui a, lui, une logique d’ensemble sur toutes les données. « Bien sûr, certaines collectivités locales auront un DSI ou un direc- teur adjoint des services chargé de la dématérialisation qui va se transformer CDO, mais son rôle sera totalement différent », explique Franck Confino, consultant en numérique pour les collectivités locales. De fait, le travail du CDO est révolutionnaire. « Il s’agit de mettre l’outil numérique au service des citoyens dans tous les domaines, comme le transport ou l’énergie », répète souvent Tanguy Selo, chief digital officer de la ville de Mulhouse. Ou dit autrement, par la mairie de Londres, qui planche depuis un an sur le recrute- ment de son CDO, de transformer « un lac de données énorme et désorganisé en services pour chaque habitant ». Bref, tout sauf un projet informatique de plus. Modèles d’applications standardisés Pour opérer ce changement de fond en comble, les profils sont néces- sairement hybrides. « S’il veut réussir sa mission, le CDO devra maî- triser les enjeux numériques et connaître le fonctionnement d’une collectivité locale, estime Franck Confino. Il faut donc du temps pour bien le recruter. » Et de l’argent aussi, car cette perle rare est chère : un salaire de directeur adjoint. Délicat à l’heure de budgets en baisse. Pour partager les frais, 25 villes d’Écosse ont ainsi eu l’idée de joindre leurs forces – et leur bourses – pour créer une équipe vouée à amé- liorer les services locaux dans les trois prochaines années. Comme un CDO arrive avec deux ou trois spécialistes – estimation pour un conseil départemental –, une solution est d’externaliser cette équipe avec des contrats limités. Autre idée : développer des modèles d’applications standardisés pou- vant être utilisés par d’autres collectivités. « Quatre villes, dont Transversale entre toutes, la fonction du chief digital officer (CDO), qui émerge un peu partout en Europe, consiste à « mettre l’outil numérique au service des citoyens dans tous les domaines », selon Tanguy Selo, CDO de la ville de Mulhouse. NMEDIA/FOTOLIA

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ACTEURS PUBLICS JANVIER-FÉVRIER 2017 #12574

MANAGEMENT PUBLIC I EUROPE

Le rôle du chief digital officer, métier apparu voici quatre ans, est de transformer les services en pensant digital et usagers. Ce bouleversement des structures nécessite un

accompagnement personnalisé des personnels. Illustration dans plusieurs pays d’Europe.

Le chef d’orchestre de la transition numérique entre en scène

 Le passage au numérique, bien engagé dans les ministères et services centraux de l’État, gagne les collectivités locales. Avec la réduction de la dotation de l’État, les réflexions s’ac-célèrent car la mutation entraîne des gains au niveau des structures et une facilitation de la vie du citoyen.

Pour passer au tout-digital – ou presque –, la meilleure solution est d’embaucher un chief digital officer (CDO), dont la mission est la transformation numérique en interne et dans les relations avec l’usa-ger. S’occupant à la fois de questions comme les données, la ville intelligente et durable ou les nouveaux services urbains, il adopte, surtout, une approche transversale. Il n’est donc pas un directeur des services informatiques (DSI) étendu ni un simple chief data officer (administrateur général des données) – autre fonction émergente – qui a, lui, une logique d’ensemble sur toutes les données. « Bien sûr, certaines collectivités locales auront un DSI ou un direc-teur adjoint des services chargé de la dématérialisation qui va se transformer CDO, mais son rôle sera totalement différent », explique Franck Confino, consultant en numérique pour les collectivités locales. De fait, le travail du CDO est révolutionnaire. « Il s’agit de mettre l’outil numérique au service des citoyens dans tous les domaines, comme le transport ou l’énergie », répète souvent Tanguy

Selo, chief digital officer de la ville de Mulhouse. Ou dit autrement, par la mairie de Londres, qui planche depuis un an sur le recrute-ment de son CDO, de transformer « un lac de données énorme et désorganisé en services pour chaque habitant ». Bref, tout sauf un projet informatique de plus.

Modèles d’applications standardisésPour opérer ce changement de fond en comble, les profils sont néces-sairement hybrides. « S’il veut réussir sa mission, le CDO devra maî-triser les enjeux numériques et connaître le fonctionnement d’une collectivité locale, estime Franck Confino. Il faut donc du temps pour bien le recruter. » Et de l’argent aussi, car cette perle rare est chère : un salaire de directeur adjoint. Délicat à l’heure de budgets en baisse. Pour partager les frais, 25 villes d’Écosse ont ainsi eu l’idée de joindre leurs forces – et leur bourses – pour créer une équipe vouée à amé-liorer les services locaux dans les trois prochaines années. Comme un CDO arrive avec deux ou trois spécialistes – estimation pour un conseil départemental –, une solution est d’externaliser cette équipe avec des contrats limités.Autre idée : développer des modèles d’applications standardisés pou-vant être utilisés par d’autres collectivités. « Quatre villes, dont

Transversale entre toutes,

la fonction du chief digital officer (CDO), qui émerge

un peu partout en Europe,

consiste à « mettre l’outil numérique au service

des citoyens dans tous les domaines », selon

Tanguy Selo, CDO de

la ville de Mulhouse.

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MANAGEMENT PUBLIC I EUROPE

« [Il s’agit de] transformer un lac de données

énorme et désorganisé  en services pour chaque

habitant. »La mairie de Londres

la nôtre, ont partagé 80 % de l’application qui délivre les per-mis de stationnement pour les personnes handicapées et adapté à leurs besoins les 20 % restants, raconte Dylan Roberts, le directeur informatique de la municipalité de Leeds, en Angleterre. Outre la baisse du coût de l’informatique, 40 % des demandes peuvent désor-mais être traitées en 20 minutes au lieu de 20 jours auparavant. » De la même manière, le portail facilitant les démarches des citoyens pro-posé par le gouvernement néerlandais aux principales villes du pays a fait chuter le nombre de visites physiques à la mairie de Rotterdam de 50 % entre 2010 et 2013.

Partage de responsabilitésMais le bouleversement des organigrammes s’accompagne d’impor-tantes résistances au changement. Pour assurer sa légitimité auprès des chefs de service et des employés, le CDO doit être adoubé par le directeur général des ser-vices. En revanche, il peut partager ses responsabilités. En Angleterre par exemple, Tonini Ciuffini, le CDO du comté de Warwicksh i re (le county britannique est l’équivalent du département français), travaille côte à côte avec le responsable du « service usagers ». Les deux patrons doivent s’assurer que la technologie utilisée pour des services numériques délivre réellement un meilleur service au consommateur. « Les technologies informa-tiques se développent dans un véritable partenariat, assure Tonini Ciuffini. Je dois comprendre ce que l’organisation requiert et utiliser mes connaissances pour aider les employés à voir l’art du possible. »La dimension humaine propre à toute transformation dans les collectivités locales, déjà bien bousculées ces dernières années en France, prend un sens particulièrement fort quand il s’agit de numé-rique. « La prise en charge de la dimension culturelle est un facteur de réussite essentiel, ajoute Karim Tadjeddine, directeur associé du cabinet de conseil en management McKinsey et coresponsable du pôle “secteur public”. Il faut d’abord que le sens de cette muta-tion soit perçu par les agents ; si elle apporte une meilleure qualité de service aux usagers, elle permet également des gains d’effica-cité. Une fois les tâches purement administratives automatisées, les

agents pourront se concentrer sur des activités plus valorisantes. »En Finlande, l’un des pays d’Europe les plus avancés en matière d’e-gouvernement, la première tâche qu’effectue actuellement Kati Hagros, après sa nomination en août dernier comme CDO de l’uni-versité d’Aalto, est de cartographier l’étendue de la culture numé-rique des employés. « Il ne s’agit pas de créer un catalogue de cours numériques, mais de véritablement déterminer les besoins de notre organisation, le niveau des compétences numériques et de combler le fossé qu’il y a entre les deux », confirme Immaculada Sanchez Ramos, pour sa part responsable de l’agence pour l’administration numérique de la communauté de Madrid.Dernier ingrédient nécessaire à la réussite et non le moindre… Le temps. « Un projet de transformation numérique est long à mettre en place, jusqu’à trois ou quatre ans, et les bénéfices arrivent à un temps moyen, détaille le consultant Franck Confino. On passe par un

ralentissement du rythme de production, puis vient l ’augmentat ion de la productivité. »

Mécanisme binaireS i n o m b r e d e p r o -jets numériques ne se concrétisent pas, c’est que, du côté politique, se pose la cruelle ques-tion du calendrier. Faut-il lancer un projet dont prof i tera i t le mandat suivant  ? Une décision d’autant plus diff ic i le à prendre pour les élus qu’elle ne supporte pas

d’amateurisme. La transformation numérique est un mécanisme binaire, elle n’engendre des gains d’efficacité qu’à la condition qu’un processus soit intégralement numérisé. De même, du côté de l’usager, si une démarche nécessite de repasser par le canal physique, les citoyens ne perçoivent plus d’amélioration de la qualité de service.La réallocation des agents à de nouvelles tâches apparaît donc comme essentielle. Étant donné que 15 à 20 % des citoyens n’effec-tuent aucune démarche en ligne, une collectivité locale peut mettre à disposition des usagers des ordinateurs en libre service et proposer un accompagnement par les agents. Une offre « nouvelle » qui entre pleinement dans le champ d’une mission de service public et qui est, de surcroît, très appréciée par les citoyens. Jean-Bernard Gallois