acteurs privés et acteurs publics : 27 - ministère de...

72
TECHNIQUES TERRITOIRES ET SOCIÉTÉS P R O S P E C T I V E sciences sociales Acteurs privés et acteurs publics : Une histoire de partage des rôles A Ministère de l'Equipement, des Transports et du Tourisme Direction de la Recherche et des Affaires Scientifiques et Techniques Centre de Prospective et de Veille Scientifique 27 juin 1994

Upload: others

Post on 22-Jul-2020

3 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

TECHNIQUESTERRITOIRESET SOCIÉTÉSP R O S P E C T I V Esciences sociales

Acteurs privés et acteurs publics :Une histoire de partage des rôles

AMinistère de l'Equipement, des Transports et du Tourisme

Direction de la Recherche et des AffairesScientifiques et Techniques

Centre de Prospective et de Veille Scientifique

27

juin 1994

Page 2: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

Techniques, Territoires et Sociétés

ACTEURS PRIVES ET ACTEURS PUBLICS:UNE HISTOIRE DU PARTAGE DES RÔLES

Actes de la Rencontre

des 8 et 9 novembre 1993

Ministère de I'Equipement, des Transports et du Tourisme

Direction de la Recherche et des Affaires Scientifiques et Techniques

Centre de Prospective et de Veille Scientifique et Technique

n° 27

Page 3: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

Les dossiers Techniques, Territoires et Sociétés ont pourobjet de confronter sur un thème déterminé - qu'il s'agissede l'aménagement, de l'urbanisme, de l'équipement, destransports ou de l'environnement - les points de vue deschercheurs en sciences sociales et des praticiens . Ils repren-nent des travaux - recherches ou comptes rendus de sémi-naires - généralement menés dans cette perspective sousl'égide du Centre de Prospective et de Veille Scientifique .

Page 4: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

SOMMAIRE

Introduction

5

Première partie : La concession et ses limites

Les concessions de Travaux publics :une vieille tradition française d'économie mixtepar Georges Ribeill

11

Polémiques autoroutièrespar Bruno George

21

Débats

33

Deuxième partie : L'innovation : une affaire d'entreprises ?

Le béton armé et le ministère des Travaux publics : la circulaire de 1906par Gwenaël Delhumeau

41

Acteurs privés et agents publics :le cas des entrepreneurs français de Travaux publics (1882-1974)par Dominique Barjot

53

Débats

61

Les tramways urbains électriques entre l'Etat et l'entreprise à la fin du XIXe sièclepar Dominique Larroque

71

Troisième partie : Professions aux frontières de l'administration

Les architectes et le .service de l'Etat : l'affaire Coquartpar Jean-Pierre Epron

81

L'Etat et l'entreprise au XVIIIe siècle : la « gestion des ressources »par Hélène Verin

89

Débats

97

Rationalité technique politique professionnelle dans l'oppositionentre secteur privé et secteur public au XIX e siècle :ingénieurs civils et ingénieurs d'Etatpar John Hubbel Weiss

103

Quatrième partie : L'ingénieur d'Etat et l'intérêt général

Le projet de l'ingénieur des Ponts et Chaussées au XIXe siècle :rationalité technique et intégration socialepar Jean-Paul Billaud

115

L'intérêt général et ses formulespar François Etner

123

De l'utilité des Travaux publics en France aux XIXe et Xxe sièclespar Antoine Picon

129

Débats

137

Liste des personnes inscrites

147

Dossiers déjà parus

151

Page 5: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

Première partie :

La concessionet ses limites

Page 6: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

Acteursprivéset acteurspublics:une histoire du partage des rôles

INTRODUCTION

Cet ouvrage réunit les actes des journées d'études qui se sont tenues au ministèrede l'Equipement, les 8 et 9 novembre 1993, sur le thème « Acteurs privés/acteurspublics : une histoire du partage des rôles ».

A l'origine de l'organisation de cette rencontre, on trouve des questions internesà une administration, portant sur ses missions futures : quel rôle l'administration del'Equipement sera-t-elle amenée à jouer dans un avenir proche ? Comment sonintervention devra-t-elle s'articuler demain avec celles de ses partenaires du secteurprivé ? Quelle devra être, dans les champs habituels de sa compétence, la part durecours à la sous-traitance, à la gestion déléguée, à la concession ? En bref,devra-t-elle faire ou faire faire ?

Aujourd'hui, ces questions sont sorties du petit cercle des services d'études pourfaire l'objet d'un vaste débat interne, impulsé par le ministre de l'Equipement, surle thème « Ensemble, traçons notre avenir . . . . » . Ce déplacement témoigne del'actualité des questions liées à l'avenir des interventions publiques dans lesdomaines de l'aménagement et de l'équipement.

Pour apporter quelques éléments susceptibles d'éclairer ces interrogations tour-nées vers l'avenir, deux partis pris ont été retenus . Le premier concerne le champd'études : nous avons choisi de nous intéresser avant tout aux agents travaillant dansles services de l'Etat . Il faut voir là une manière de restreindre notre sujet, en aucuncas une négation du rôle des pouvoirs publics qui interviennent à d'autres niveauxterritoriaux. Le second a trait à la démarche. Notre contribution au débat actuel estentièrement axée sur l'histoire . Partir à la recherche des tendances lourdes quimarquent notre culture, tel était, en effet, notre objectif principal. En matière departage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration, la situation quenous observons aujourd'hui est, il est nécessaire de le rappeler, l'héritière d'un passédéjà très long puisque c'est en 1831 que le premier ministère des Travaux publicsvoit le jour, en s'affranchissant de la tutelle du ministère de l'Intérieur . Depuis, lesrelations entre les entreprises privées et les services de l'Etat se sont progressivementconstruites, des modes de partenariat ont été imaginés, sur l'histoire desquels ilimporte de revenir si on veut comprendre la situation actuelle .

Page 7: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

Acteurs privés et acteurs publics: une histoire du partage des rôles

Pour ce faire, quatre pistes de réflexion ont été privilégiées (1) qui concernent desobjets particuliers ou des aspects spécifiques du rapport entre secteur privé et secteurpublic . il s'agit de la concession, de l'innovation, des professions et de la notiond'intérêt général.

La concession constitue un mode particulier de partenariat . La première partie decet ouvrage lui est consacrée . Il apparaissait en effet particulièrement important derechercher les racines de cette formule typiquement française, à l'heure où s'expri-ment de plus en plus nombreux les partisans de son extension à de nouveaux champset surtout de son exportation . Georges Ribeill et Bruno George s'y emploient, quiretracent les conditions et les modalités d'apparition de la concession dans le secteurdes routes, des canaux, des chemins de fer et des autoroutes.

La seconde des pistes qui selon nous méritait d'être explorée concerne l'innova-tion technique. Le caractère éminemment technique des activités du ministère del'Equipement et le souci constant d'entretenir cette image vis-à-vis de l'extérieurrendaient le petit exercice d'introspection, auquel invite le détour par l'histoire,incontournable . C'est en comprenant mieux de quelle façon les agents du ministèreont pris part, mais également et a fortiori n'ont pas pris part, aux processus innovantsimportants intervenus dans le génie civil que l'on peut porter un diagnostic lucidesur la situation actuelle, à la base d'une véritable réflexion prospective. Les étudeshistoriques qui visent à analyser les conditions et les facteurs de l'innovation sontencore trop rares pour qu'il soit possible aujourd'hui de dresser un tableau complet,d'établir des typologies ou de proposer une périodisation des phénomènes observés.On en est encore à examiner des cas particuliers . Trois d'entre eux sont proposés ici.Le premier porte sur le béton armé, matériau nouveau dont l'emploi – c'est l'avis dela profession comme du ministère en cette fin de XIX° siècle – doit être encadré parun règlement . Ce sera la « circulaire de 1906 » . Gwenaël Delhumeau choisitd'étudier la période d'élaboration de cette circulaire, un moment privilégié poursaisir les points de vue respectifs des différents acteurs concernés par cette innova-tion . Les tramways urbains électriques constituent le sujet du cas exposé parDominique Larroque' 2 '. La contribution de Dominique Barjot rappelle quant à ellela nature des liens qui unissent l'entreprise à l'innovation . La réaction de ClaudeMartinand à ces exposés n'est pas moins intéressante puisque le directeur des affaireséconomiques et internationales à la fois fait le point sur les rôles effectifs et, à sesyeux, souhaitables du ministère de I'Equipement en matière d'innovation technique,et nous livre le témoignage de sa propre expérience, en tant qu'ingénieur des Pontset Chaussées.

Le troisième atelier prend pour objet d'étude les professions, plus spécifiquementces professions qui sous la même dénomination se rencontrent de part et d'autre dla frontière, à la fois dans le secteur privé et dans le secteur public . Quellesdistinctions introduit cette frontière ? Jean-Pierre Epron, en se penchant sur le cas del'affaire Coquart, explore l'histoire de la quête d'un statut par l'architecte d'Etat.Hélène Vérin nous fait connaître les réflexions qui avaient cours, déjà au XVIII°

siècle, concernant la gestion des ressources humaines . En revenant sur les termes etla manière avec lesquels les questions qui nous intéressent aujourd'hui étaient poséeshier, en réintroduisant notamment la notion de confiance, cette communication noussuggère de ne pas rester prisonnier de nos façons habituelles de considérer lesproblèmes . Avec l'exposé de John Weiss, il est question des ingénieurs et de lamanière dont historiquement l'ingénieur civil s'est défini, en référence à l'ingénieurd'Etat.

6

Page 8: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

Acteurs privés et acteurs publics: une histoire dupartage des rôles

Enfin, le dernier thème abordé est celui de l'intérêt général . Parce que tradition-nellement cette notion est l'argument central qui sert à définir où passe la frontièreentre ce qui doit relever des missions de 1'Etat et ce qui peut être pris en charge parle secteur privé, parce que le terme môme de travaux publics fait appel à la notiond'utilité générale, il importait de s'interroger sur la définition que différentesépoques en donnaient autant que sur les utilisations qui en étaient faites . Jean-PaulBillaud questionne l'articulation des échelles territoriales à prendre en compte, enexaminant la façon dont l'ingénieur d'Etat, au XIX' siècle, peut concilier l'intérêtgénéral défini au niveau national, qu'il est censé représenter, et des intérêts définislocalement. François Etner étudie les tentatives de mesure de l'intérêt général grâceau calcul économique. Enfin, Antoine Picon rappelle combien la culture de l'ingé-nieur d'Etat est imprégnée par l'utilité et comment, en même temps, cette dernièrelui sert d 'argument pour défendre des prérogatives corporatistes.

Les débats sur l'actualité qui ont suivi ces différents ateliers ont fait la démonstra-tion que l'histoire pouvait fournir des pistes pour comprendre certaines évolutions,certains déplacements en cours . Ils ont permis également de relativiser la nouveautéde certains débats et de mettre à mal certaines certitudes . Si l'histoire peut contribuerà la compréhension des problèmes actuels, il ne faudrait toutefois pas tomber dansle piège qui consisterait à croire qu'elle peut leur fournir des solutions . Les échecset impasses d'hier sont certes riches d'enseignement, mais les solutions qui ont étéapportées aux problèmes ont peu de chance de pouvoir s'appliquer avec succès uneseconde fois, dans un contexte forcément différent.

Pour finir sur le sens à donner à cette manifestation, espérons que cette modestecontribution consacrée à l'étude de la frontière qui sépare le ministère de l'Equipe-ment des secteurs économiques privés des transports, du bâtiment et des travauxpublics, pourra être un premier pas vers la constitution d'une véritable histoire del'Equipement, qui reste à faire .

Nathalie Montel

'" Les journées du mois de novembre en comportaient cinq. Un des ateliers, faute de communicationsécrites, n'a pu faire l'objet d'un compte rendu.( 2) Dominique Larroque comme John Weiss n'ont pu présenter leurs communications aux journées des 8 et9 novembre . Leurs textes ont été insérés dans cet ouvrage, à la suite du débat auquel chacun aurait dûprendre part.

D

Page 9: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession etseslimites

Les concessions de travaux publicsune vieille tradition française d'économie mixte

Georges RibeillENPC/LATTS

La concession : un mixte de privilègeset de contraintes

Depuis l'Ancien Régime jusqu'à nos jours,même si l'Etat régalien ou jacobin français atoujours été enclin à agir en Etat industriel etcommerçant, les autorités .publiques en chargede l'aménagement du- territoire et de ses équipe-ments collectifs (voies de communication ettransports, distributions d'énergie, etc .) ont volontiers« concédé » à des acteurs tiers privés leur mise en

oeuvre puis leur exploitation . Mais avant de faire letour du domaine des travaux publics concédés,d'en établir un inventaire chronologique et limité.il convient de rappeler la définition même durégime de concession, empruntée à quelques auto-rités spécialistes de cette question de droit adminis-tratif.

Evoquons d'abord celle qu'en donne en 1835l'ingénieur des Ponts et Chaussées Tarbé deVauxclairs, vice-président du Conseil général,dans son Dictionnaire des travaux publics"«C'est l'octroi fait par l'autorité souveraine d'undroit, d'une grâce, d'un privilège, d'une faculté defaire . Les concessions sont ordinairement condi-tionnelles . On concède un marais à condition de ledessécher, des landes ou bruyères à la charge deles défricher et cultiver, des dunes sous l'obliga-tion de planter ou d'ensemencer, des eaux dudomaine public pour en faire un usage déterminé,des mines dans le but de les exploiter, des travauxpublics afin de procurer aux citoyens certainsavantages moyennant certaines rétributions [ . . .J.La concession suppose l'abandon à un seul ou uneassociation de l'exercice d'un droit qui pouvait

être réclamé par d'autres, ou de la jouissanceexclusive de ce qui aurait pu être commun àplusieurs . Elle diffère en cela de la permission ouautorisation . » En deçà de sa connotation defaveur régalienne, de prébende (« grâce » ou(e privilège »), plusieurs attributs sont ainsi sous-jacents à la concession : des obligations définiespar un cahier des charges, mais aussi un monopole.

En 1870, l'éminent juriste Léon Aucoc luireconnaît plusieurs acceptions possibles (2) : à justetitre, il distingue la quasi-cession, ou vente amiablede biens publics, subordonnée à l'exécution decertains travaux . Cette acception est comprise, parexemple, par la loi du 16 septembre 1807 (art. 41)sur les concessions de marais, lais et relais de mer,les droits d'endigage, accrues, atterrissements etalluvions des fleuves, dès lors que faisant partie dudomaine public ou encore par la loi du 21 avril1810 sur la concession des mines . Puis il expose ladéfinition de la « concession de travaux publics »,« contrat par lequel l'administration attribue, auxpersonnes qui s'engagent à exécuter un certaintravail, le droit de percevoir, pour la rémunérationde leurs industrie et de leurs dépenses, une rétribu-tion de ceux qui profiteront du travail . L ' adminis-tration, au lieu de payer directement le conces-sionnaire comme elle le fait pour l'entrepreneur,le substitue au droit qu'elle aurait elle-même depercevoir un péage, un prix de transport, uneindemnité de plus-value . » Cette acception juridi-que est la plus commune, compte tenu du poidsécrasant pris par les concessions de chemins de fer.Ce contrat n'obéit pourtant pas à un régime biendéfini : la concession est accordée de gré à gré ousur adjudication, pour une durée déterminée ou

m

Page 10: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

perpétuelle . Tantôt il est approuvé par une simpleordonnance ou un décret impérial, tantôt par uneloi. II s'agit, souligne Aucoc, d'une convention decaractère spécial, « qui n'a pas d'analogue dans ledroit civil », les règles de ce contrat n'étant fixéesni par des lois ni par des règlements, mais par desconventions et des cahiers des charges plus oumoins spécifiés au cas par cas . Par contre, si laforme est éminemment flexible, sur le fond, laconcession est toujours assortie de deux volets :– un volet de droits, de privilèges : le bénéfice del'expropriation pour cause d'utilité publique, laperception d'un péage ; souvent un monopolelégal, éventuellement des garanties diverses (inté-rêt du capital investi, concours de I'Etat en tra-vaux, subventions, etc .) ;– mais aussi, un volet d'obligations techniques :exécution des travaux concédés dans un délai fixé,exploitation et entretien en bon état, restitution enbon état à l'expiration de la concession, doubléd'obligations commerciales (tarifs et péages dé-terminés par l'administration), de service public(continuité, égalité et mutabilité), de police etconservation du domaine public concédé, decontrôle par l'administration.

Le contrat peut prendre fin selon plusieursmodalités : outre l'expiration au terme fixé, larésiliation, le rachat anticipé, voire la déchéance,éventail de sanctions graduées si le contrat n'estpas respecté par le concessionnaire . ..

En 1892, l'ingénieur des Ponts et ChausséesDebauve (3) caractérise cette « forme spéciale demarché de travaux publics » par l'exécution d'untravail aux frais du concessionnaire, avec ou sanssubvention, mais avec la faculté de percevoir encontrepartie sur les usagers, pendant un tempsdéterminé, un droit de péage fixé par l'acte deconcession : soit une définition très économique.

Quant A L. Courcelle (4) , en 1927, il évoquel'évolution jurisprudentielle de la définition : aprèsune conception mettant l'accent sur l'échange dutravail exécuté contre rémunération par les usa-gers, il retient plutôt le principe d'une exploitationliée et conséquente à la construction, ce qui ladistingue du marché de travaux publics (sansexploitation) . Retenons, enfin, sa nature de contratsynallagmatique et commutatif, intuitu personae.

L'inventaire des domaines d'application estplutôt impressionnant, évolutif naturellement se-lon les contextes historiques, mais révélateur d'unfait essentiel, à savoir que tout a pu être plus oumoins concédé, en lieu et place de l'administrationen charge des travaux publics les ponts, voire lesroutes, les canaux et rivières aménagés pour lanavigation, les chemins de fer et tramways, leséquipements auxiliaires des ports ou des canaux.Nous ne développerons pas ici, parce que de nature

différente, les concessions « énergétiques » (mi-nes, distribution et transport de courant électrique),ou de mise en valeur de certaines parties duterritoire (dessèchement des marais, canaux d'irri-gation, etc.), ni le cas des autoroutes, développépar B. George . Nous examinerons simplement lesquatre champs d'application les plus anciens, ensuivant leur ordre d'apparition.

Canaux : des concessionsdésordonnées et précaires

Sous l'Ancien Régime, la concession fut larègle générale . Comme le résume Debauve, « leconcessionnaire, souvent un grand seigneur ou unprince du sang, désirait parfois faire oeuvre utileau pays et en tirer quelque renom, mais d'ordi-naire, il était poussé par l'amour du gain (5) » . Cefut aussi parfois un « ingénieur » ou entrepreneur,attiré par les grands travaux, se lançant à sesrisques et périls dans une aventure souvent jalon-née de difficultés techniques extrêmes, jusqu'à ladéconfiture totale.

Pionnière fut la concession du canal de Briareaccordée en 1604 par Sully, suite à adjudication, àl'ingénieur Cosnier, et moyennant une subventionde 505 000 livres ; après diverses péripéties, unesociété fut formée en 1638, qui survivra jusqu'aurachat en 1860 ; la concession perpétuelle étaitrégie par de ,' lettres patentes . Puis, sur un modèlesimilaire, suivirent les canaux du Midi (1666),d'Orléans (1679), du Loing (1719), de Givors(1761), etc . : neuf en tout, dont les travaux denavigation de la Marne et de l'Aube (1676).

La Révolution, hostile aux privilèges et mono-poles, décide de la confiscation des 9/10` descanaux concédés, le canal de Briare y échappant.Par exemple, les parts du canal du Midi aux mainsde la famille de Caraman furent nationalisées, lesdroits de péage étant perçus par l'Etat. Mais celan'empêche pas certaines dérogations : en 1791 estainsi concédé le canal de l'Essonne.

L'Empire est bien bâtisseur, et de nombreux etimportants canaux sont entrepris par l'Etat (Bour-gogne, Nivernais, Rhône au Rhin, Ourcq etSaint-Denis, etc .), ce qui n'exclut pas quelquesconcessions diverses (Beaucaire) . . . Napoléon af-fecte les parts d'Etat du canal du Midi à sondomaine extraordinaire, puis, par un décret du 10mars 1810, constitue une compagnie, aux actionsde 1 000 F, réservées aux grands et fidèles servi-teurs de l'Empire . ..

La Restauration est certainement l'âge d'or, auplan politique surtout, des canaux : une vigoureuseimpulsion est donnée pour achever ou construireun réseau articulé de canaux. La référence au

Page 11: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

modèle libéral anglais, encouragée parledirecteurdes Ponts et Chaussées Becquey, fait prendreconscience des limites et faiblesses des chantiersconfiés aux ingénieurs des Ponts et Chaussées,conjuguant deux handicaps : lenteur administra-tive et crédits publics mesurés . D'où les conces-sions des canaux de l'Ourcq, de Saint-Denis, etSaint-Martin (concédés par la ville de Paris), etc . ;mais aussi, visant à pallier le second handicap, uneformule originale est inventée pour accélérer laconstruction des canaux : si celle-ci est toujoursexécutée par l'administration, leur financementprocède par emprunts auprès de banquiers privésregroupés en compagnies de canaux ad hoc, lesprêts étant gagés sur les ressources futures descanaux : les lois du 5 août 1821 puis du 14 août1822 consacrent ces contrats, pour un montantd'environ trente puis cent millions de francs . Auxtermes de la loi de 1821, l'Etat assurait un intérêtde 6 % au capital pendant toute la durée destravaux ; puis les recettes d'exploitation prenaientle relais, servant à payer cet intérêt et l'amortisse-ment du capital fixé à 2 %. Après amortissementtotal, jusqu'à la fin de la concession de quatre-vingt-dix-neuf ans, le produit net des péages (fraisd'entretien, de perception et d'administration dé-duits) devait être partagé par moitié égale entrel'Etat et les concessionnaires. En cas de contesta-tion, le traité et les règlements seraient toujoursinterprétés dans le sens le plus favorable auxcompagnies . Au total, une « combinaison mons-trueuse », très onéreuse pour l'Etat, jugeait De-bauve (6), qui mettra en très mauvaise posturel'administration et les ingénieurs des Ponts etChaussées, compte tenu des délais de constructionde ces canaux, plus longs que prévus . Si l'adminis-tration avait ainsi paré à ses problèmes de finances,elle n'avait pas su éviter les reproches que luiadressaient les forces économiques libérales del'époque, à savoir son incapacité essentielle àconstruire vite et à bon marché. Les premierspromoteurs privés des chemins de fer en France,entrepreneurs et banquiers, sauront exploiter cettecrise aiguë de la politique des canaux pour fairevaloir le régime de la pure concession qu'ilspréconisent pour leur compte.

Sous ta monarchie de Juillet, le régime desconcessions est appliqué (Sambre et Oise, etc .)mais reste d'amplitude limitée . En effet, les pre-miers booms successifs des chemins de fer direc-tement concurrents (1837, 1845) rendent douteuxles paris faits sur l'avenir à moyen terme descanaux. Le canal latéral à la Garonne fait l'objetd'une concession en 1832, suivie d'une déchéanceen 1835 ; l'Etat en reprend la construction à sesfrais de 1838 à 1846, alors que certains bonsesprits proposent d'utiliser l'infrastructure aména-

gée pour y installer un chemin de fer ! . . . L'Etat seprépare d'ailleurs à cette reconversion forcée : parune loi du 29 mai 1845, les actions de jouissancedes canaux exécutés par voie d'emprunt selon leslois de 1821 et de 1822 pourront être rachetées parl'Etat aux compagnies de canaux, pour caused'utilité publique . ..

Le Second Empire est, en effet, bien dévolu auchemin de fer. Simultanément à la concession dela ligne de Bordeaux à Cette, la Compagnie duchemin de fer du Midi (1852) obtient la rétroces-sion du canal latéral à la Garonne pour quatre-vingt-dix-neuf ans ; et en 1858, très affaiblie, c'estau tour de la Compagnie du canal du Midi, par untraité d'affermage de quarante ans, de remettre sondestin aux mains de la Compagnie des Pereire.Celle-ci, maîtresse à la fois des tarifs relatifs duchemin de fer et du canal, aura toute facilité pourfaire reporter tout le trafic sur le rail et ruiner ainsile canal . Incapables de résister, les autres conces-sionnaires de canaux se laissent racheter par l'Etatqui entend ainsi continuer à exploiter les canauxafin d'en faire des modérateurs du quasi-monopoleacquis par les grandes compagnies de chemins defer, définitivement constituées . Par étapes succes-sives sont rachetées en 1853 les compagnies finan-cières du canal du Rhône au Rhin, du canal deBourgogne et des Quatre Canaux (Nivernais,Berry, latéral à la Loire et Bretagne), puis en 1863les concessions de nombreux canaux (Roanne àDigoin, Arles à Bouc, Orléans et Loing, Somme etManicamp, Ardennes, Oise canalisée et canallatéral à l'Oise, Sensée, Aire à la Bassée, Briare).Le prix du rachat est fixé par une commissioncomposée de neuf membres (trois désignés par leministre des Finances, trois par chaque compagnieet trois à l'unanimité des six autres) et est réglé soiten rentes de 3 % soit en 30 annuités.

Si au début de la Troisième République, en1879, il est procédé à une concession ultime deWassy à Saint-Dizier, sorte d'embranchementparticulier de 23 km des Forges de Champagne,progressivement l'entreprise de rachat ou d'aban-don des canaux à l'Etat s'accélère, conclue par lerachat, à partir du 1" juillet 1895, des dernièresgrandes concessions, celles des deux canaux à laCompagnie du Midi . Ne demeurent plus alors que255 km de canaux concédés (Lez, canaux parisiensde l'Ourcq, Saint-Denis et Saint-Martin, Sambre àl'Oise, Dive, et 42 km de petits canaux divers).

Entre-temps, l'Etat républicain, qui ne veut passacrifier au rail le petit artisanat de la batellerie,s'est fait entrepreneur et exploitant : la loi du 5août 1879 classant les voies navigables en deuxréseaux, avec mise au gabarit « large » du réseaudit principal, constitue l'un des pans du fameuxprogramme Freycinet de 1878 : ce réseau principal

Page 12: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

progressera de 235 km en 1878 à 1915 km en1890, ce qui reste très modeste par rapport auréseau ferrovaire d'intérêt général . . . Mais la batel-lerie profitera en 1880 d'une autre faveur politi-que, l'abolition des droits de navigation sur tousles canaux !

La politique des concessions de canaux aura étéainsi au XIXe siècle un régime plutôt stérile, fauted'une politique suivie, coordonnée et planifiée, desgrandes voies intérieures de communication, poli-tique condamnant, en fin de compte, l'Etat (ou lecontribuable) à en supporter financièrement tout lepoids à travers le budget des Travaux publics.

Routes : quelques concessionsexceptionnelles

Les routes sont restées fondamentalement detout temps à la charge des administrations centra-les ou locales (selon leur statut territorial), que cesoit en matière de construction ou d'entretien,l'impôt ou la corvée subvenant aux besoins . Sousla Révolution, en 1792, Roland de la Platièrepropose le péage comme remède plus efficace quela corvée (7 ), estimant qu'un péage de 4 sols parquintal et par lieue de poste rapporterait 48millions de francs de ressources . . Une loi du 10septembre 1797 institue une taxe d 'entretien,perçue au franchissement de barrières érigées surles grandes routes de la République . Mais en 1806,cette taxe est remplacée par un impôt sur le sel, trèsrémunérateur et vite détourné de sa finalité pre-mière (8). Par contre, la même année, par une loi du4 avril, un péage est institué sur la route duSimplon toute neuve . C'est seulement sous lalibérale monarchie de Juillet que, par la loi definances du 24 avril 1833, l 'administration peut sedécharger des travaux de rectification de certainesroutes royales ou départementales sur desentrepreneurs privés, érigés en véritables concession-naires rémunérés par des péages, mais aussi sub-ventionnés.

Ponts : des concessions fragileset souvent abusives

Depuis l'Antiquité, les ponts et passages d'eau,souvent points incontournables, ont été matièrespropices à péages. L'Ancien Régime connaît denombreux ponts et passages concédés à des parti-culiers, à titre de faveur, sources faciles d'abuspuisque sans contrepartie effective d'obligationd'entretien : de nombreuses ordonnances au XVIIesiècle visent à réprimer ces fréquents abus . Si de

quelque faveur royale bénéficie par exemplemademoiselle d'Hautefort, à qui, par lettres

patentes de novembre 1637, il est fait donpourtrenteannées des droits à percevoir au pont de Neuilly,l'entretien étant toutefois à sa charge, desentrepreneurs prennent en charge des travaux de réfec-tion partielle (pont de Poissy en 1658) ou deréparation (pont de Charenton en 1716) ou dereconstruction totale . (pont de Montereau en 1723)en contrepartie de la concession ultérieure du pont.Ce qui n'exclut pas certaine mesure de fiscalitérégalienne : en 1708, tous les péages sont doublésau profit du roi et de l'Etat.

La Révolution mettra un terme à ces privilè-ges : à l'exception des octrois et droits de pontperçus par les communes, les péages, après avoirété exceptés de la mesure promulguée par le décretdu 15 mars 1790 (art. 15, titre H), furent suppriméssans indemnité par le décret du 25 août 1792.Toutefois, ces droits étaient maintenus s'ils étaientla contrepartie d'un sacrifice fait à la chose publique (9)•

Sous l'Empire, plusieurs ponts de Paris àconstruire (ponts des Arts, d'Austerlitz) ou àreconstruire (pont de la Cité) sont concédés en1801 à des compagnies . Mais c'est la Restaurationqui est bien l'âge d'or des ponts concédés, grâce àla nouveauté des ponts suspendus : si leur fragilitécertaine et leur durée de vie limitée les fontrepousser des oeuvres solides et durables de l'Etat,construites pour l'éternité, ces ponts peu coûteuxintéressent par contre de nombreux entrepreneurs.L'administration laisse ainsi déferler une vague deconcessions et l'abondance des offres permet deles soumettre au régime de l'adjudication à partirde 1826, la durée plus ou moins réduite de conces-sion étant l'enjeu des enchères . Des banquiers(Sartoris), des entrepreneurs ou ingénieurs civils(les frères Seguin, Quénot, Boulland), des ingé-nieurs des Ponts et Chaussées en rupture de servicede l'Etat (Bayard de la Vingtrie) se disputent cesaffaires.

Sur les routes royales et départementales, c'estl'administration des Ponts et Chaussées (ou desTravaux publics) qui autorise les concessions . Surle réseau vicinal, ce sont les préfets, représentantle ministère de l'Intérieur (10) .

Tous les nouveaux ponts construits à Paris sontsous le régime de !a concession : Grenelle (1825),Archevêché, Arcole et Invalides (tous trois en1827).

Sous la monarchie de Juillet, plusieurs de cesconcessionnaires bénéficient de subventions, casdes ponts sur routes départementales à partir de1831, de secours même lorsque leurs ponts sontemportés lors des inondations en 1840, 1841 eti846. . . Néanmoins, les péages sont peu appréciés

14

Page 13: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

du public lorsqu'ils semblent se confondre avecdes rentes de situation, des entraves parasites à lalibre circulation . En 1847, année de grave criseéconomique, l'Etat commence par supprimer lespéages qu'il prélève sur onze ponts construits etfinancés sur emprunts en 1821 . Puis la Républiquesociale de 1848 décide la suppression des droits depéage sur tous les ponts parisiens concédés, lerachat des droits étant à la charge de la ville deParis . Désormais, il n'y aura plus aucune conces-sion de pont sur les routes nationales, et le rachatprogressif des droits de péage est entrepris à partirde 1860.

La IIIe République met en application sa politi-que de justice distributive des équipements collec-tifs sur tout le territoire national en votant, par laloi du 30 juillet 1880, le principe du rachat de tousles ponts . Sur les routes nationales, l'Etat se donneun délai de huit ans et adopte une procédureinspirée de celle des rachats antérieurs des canaux.S'agissant des ponts sur les routes départementalesou les chemins vicinaux, il accorde aux collectivi-tés locales une subvention plafonnée à la moitié desdépenses, ce plafond étant dégressif avec le produitmoyen des centimes additionnels perçus par cha-cun des départements.

Chemins de fer :l'apogée des concessions

Mais c'est bien avec les chemins de fer que lerégime de la concession va trouver en France sonchamp de prédilection et son apogée.

a) Les chemins de fer d'intérêt général "1) :monopoles de fait et garanties étatiques

Une première concession à perpétuité (cheminde fer de Saint-Etienne à la Loire, à Andrézieux)est autorisée par une simple ordonnance du 26février 1823 . S'esquisse déjà la reconnaissance del'utilité publique des chemins de fer, justifiant ladélégation de pouvoirs d 'expropriation au conces-sionnaire : « . . . Considérant que le commerce etl'industrie retireront de grands avantages de cetétablissement, particulièrement pour le transportde la houille que fournissent en abondance lescontrées qu'il doit traverser ; qu'un chemin de ferdestiné au public est, comme un canal de naviga-tion, d'utilité générale ; qu'ainsi le gouvernementpeut conférer aux concessionnaires la facultéd'acquérir les terrains sur lesquels il devra êtreétabli, moyennant une indemnité préalable, et àcharge de se conformer aux règles prescrites parla loi du 8 mars 1810 » [relative aux expropria-tions publiques]

. Mais, en contrepartie, des obligations de service public sont instaurées : au moyendu paiement du tarif fixé par l'Etat, qui lui permetde s'indemniser de ses frais de construction,d'exploitation et d'entretien du chemin de fer, « lacompagnie sera tenue d'exécuter constamment,avec exactitude et célérité, et sans pouvoir enaucun cas les refuser, tous les transports qui luiseront confiés, à ses frais et par ses propresmoyens » . Ces critères de service public survivrontà la lettre pendant un siècle et demi, dans tous lescahiers de charges des exploitants ferroviaires !

Les premières concessions de 1823 à 1832présentent des caractéristiques générales commu-nes : concessions à perpétuité de courtes lignesindustrielles (trafic de marchandises exclusif),financées par les seules ressources des concession-naires, avec tarif unique plafonné . La concessiondu chemin de fer de Montbrison à Montrondrésulte pour la première fois d'une loi (26 avril1833) ; c'est aussi la première concession de duréelimitée (99 ans) et assujettie à un cahier descharges.

La loi du 27 juin 1833 (vote d'un crédit de500 000 F pour les études de chemins de fer)consacre enfui la mobilisation politique du gou-vernement. Motif explicite du ministre des Tra-vaux publics Thiers : pour parer au retard français,imputable aux études préparatoires longues etcoûteuses, « le gouvernement, qui possède uncorps d'ingénieurs habiles [Ponts et Chaussées],pourra faire lui-même les études préparatoires . Ilétudiera le tracé, estimera les dépenses et lerevenu présumable, fera les enquêtes préalables ;en faisant tout cela sur une ligne générale et dansdes vues d'ensemble, il dirigera les efforts descapitalistes de manière d nous préparer des com-munications continues et suivies . Viendrontensuite des compagnies exécutantes auxquelles onpourra adjuger sans délai, sans perte de temps, destravaux réalisables à l'instant même. » Ainsi, « jene viens pas vous proposer de créer des cheminsde fer avec les deniers de l'Etat ; une telle penséene saurait entrer dans votre esprit ni dans lenôtre ; mais je viens vous proposer de lever lesdifficultés qui, en France, empêchent souvent etretardent toujours leur exécution » (exposé desmotifs de la loi).

La loi du 7 juillet 1833 sur l'expropriation pourcause d'utilité publique fourbit les armes de l'in-terventionnisme étatique : « Tous [. . .] chemins defer [ . . .] ne pourront être exécutés qu'en vertud'une loi qui ne sera rendue publique qu'après uneenquête administrative . » Les actes de concessiondu chemin de fer de Paris à Saint-Germain (1835)enregistrent qu'il s'agit là de la première lignedestinée de manière privilégiée à un trafic devoyageurs ; d'où un cahier des charges très déve-

Page 14: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

loppé, en 48 articles, distinguant au sein du tarifplafond un péage et un prix du transport propre-ment dit.

La concession, suite à adjudication, d'unemême desserte (Paris-Versailles) à deux compa-gnies distinctes, Paris-Versailles Rive droite(Saint-Lazare) et Paris-Versailles Rive gauche(Montparnasse) (1837), est exceptionnelle : ce serale seul cas de deux compagnies en concurrencefrontale, dont l'une fera rapidement les frais.

Aux fondements de la future doctrine politique,sont les travaux de deux commissions extraparle-mentaires de 1837 et 1839, en quête d'une réponseà la question centrale : quel rôle respectif doiventjouer l'Etat et les capitaux privés ? S'il y a consen-sus pour une solution mixte, des divergences devues sur la ligne de partage se manifestent : pourles uns, il faut réserver à l'Etat les lignes présentantun caractère politique ou militaire, pour les autres,les lignes délaissées par les capitaux privés, c'est-à-dire non rentables. Un compromis est finalementarrêté : l'Etat doit intervenir pour les lignes aux-quelles se lient de grands intérêts politiques etcommerciaux et pour l'exécution desquelles lescompagnies n'offriraient point les garanties néces-saires ; néanmoins, cette exécution par l'Etatpourrait se limiter à la simple exécution de l'infra-structure, dégageant ainsi l'industrie privée de lapartie la plus aléatoire des travaux, alors mieuxplacée pour trouver les capitaux nécessaires à sonachèvement et à son exploitation . Toutefois, l'Etatdoit se réserver certaines lignes à vocation interna-tionale, mettant en jeu des intérêts commerciauxstratégiques (cas de Paris à la frontière belge).

Quel mode de concours financier de l'Etat àl'établissement des lignes construites par les com-pagnies envisager ? Les principes retenus privilé-gient les prêts ou la garantie d'intérêt des capitauxprivés investis au détriment des subventions . Troisraisons sont mises en avant :1. les contreparties d'un éventuel partage desdépenses d'infrastructure (Etat) et d'exploitation(compagnies) ;2. l'impôt général sur les entreprises de transportsporte uniquement sur le prix du transport (harmo-nisation fiscale) ;3. la possibilité de libre circulation, d'emprunt deslignes concédées par d'autres exploitants ferroviai-res, d'où la seule charge exigible du péage (possi-bilité qui restera toute théorique).

La fameuse loi du 11 juin 1842, dite « chartedes chemins de fer », consacre enfin le régimed'économie mixte des chemins de fer français(« les ressources financières de l'Etat ne sont passans limites », doit avouer le rapporteur) ; lenouveau projet gouvernemental prévoit sixgrandes lignes formant la fameuse « Etoile Le-

grand » (12) , dont la construction serait largement àla charge de ['Etat (1/3 des terrains expropriés ;totalité des terrassements et ouvrages d'art) etsecondairement des départements et communesintéressés (2/3 des terrains). Aux compagniesreviendraient l'exécution de l'infrastructure, lafourniture du matériel roulant et l'exploitation.Soit un partage des coûts à peu près égalementrépartis entre fonds publics et privés.

Il est à noter que, peu après, la loi du 15 juillet1845 doit abroger les dispositions relatives auconcours financier des localités, pour deuxraisons : la première est la difficulté de pondérerprécisément entre localités les bénéfices tirés duchemin de fer, autrement dit de fixer l'assiette descontributions locales ; la seconde tient à ce quedans un contexte de boom ferroviaire, certainescompagnies acceptent de tout financer, construc-tion et exploitation, pressées par les perspectivesd'une rentabilité très élevée de leurs capitaux.

Trente-trois concessions de chemins de fercoexisteront ainsi en 1847, ce qui constitue uneffectif record.

La période 1852-1857 est celle de la concentra-tion progressive des compagnies, incitée par l'Em-pire, en six grandes compagnies résultant de fu-sions successives (Nord, Est, PLM, PO, Ouest,Midi), avec durée de concession généralisée àquatre-vingt-dix-neuf ans.

Les conventions de 1857 et de 1859 consacrentun nouveau tournant politique : alors que lescompagnies "oient leurs revenus nets moyenskilométriques diminuer avec l'extension progres-sive de leur réseau au-delà des artères majeures,l'Etat, au nom de l'intérêt général (aménagementferroviaire de tout le territoire), leur impose laconstruction de nouvelles lignes . En contrepartie,il va garantir aux souscripteurs des obligationspermettant le financement du seul « nouveau ré-seau » un revenu annuel fixe . Au-delà d'un revenufixe réservé aux actionnaires, les bénéfices del'ancien réseau couvrent les éventuels déficits dunouveau réseau (principe du « déversoir ») . L'an-cien réseau recouvre alors 7 700 km de lignes déjàconcédées, le nouveau, 8 600 km.

A nouveau en 1878, le programme républicainde Freycinet relance le développement du réseaud'intérêt général, soit par classement de nouvelleslignes, soit par incorporation de lignes d'intérêtlocal, l'ensemble formant le « troisième réseau »,soit 18 000 km environ de lignes . Il s'agit claire-ment d'une opération de justice distributive, l'ob-jectif étant de desservir toutes les régions, ycompris les plus déshéritées qui avaient « payé »sans retour, via l'impôt, leur quote-part de subven-tions et de garanties d'intérêt aux premières lignes.La loi du 17 juillet 1879 classe ainsi 181 lignes

16

Page 15: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

nouvelles (8 800 km). Mais suite à la grave crisedes années 1.880, l'Etat doit renoncer à construirelui-même le troisième réseau . D'où les nouvellesconventions de 1883 en contrepartie de leurconcours à son établissement, de nouvelles garan-ties sont accordées aux grandes compagnies . Lagarantie d'intérêt est à la fois étendue à l'ensembledes lignes concédées et au capital-actions (13).

En 1882, les dépenses de premier établissementde l'ensemble des lignes d'intérêt général construi-tes jusqu'alors se répartissaient de la façon sui-vante : 73 % à la charge des compagnies (lecapital-actions ne couvrant qu'un dixième, le resteétant financé par emprunts obligataires), 26 % à lacharge de l'Etat et 1 % en subventions des collec-tivités locales.

En 1878, l'Etat a dû racheter de petites compa-gnies (Charentes, Vendée . . .) qui, tard venues,voient leur développement étouffé par les grandescompagnies périphériques qui entendent défendreleurs positions monopolistiques . Cette petite brè-che au régime des concessions s'agrandit en 1908lorsque 1'Etat doit racheter l'Ouest en déconfiture.Le nouveau réseau de l'Etat est alors exploité parune administration autonome, dotée d'un budgetannexe.

Depuis le Second Empire, aux premières réti-cences du corps des Ponts et Chaussée face à ceconcurrent redoutable de leurs routes et canaux . asuccédé une ferveur extrême pour s'occuper de cesymbole du progrès technique et de modernitéadministrative qu'est devenu le chemin de fer . Sicertains ingénieurs font de très belles carrièresdans les services spéciaux de contrôle des compa-gnies, d'autres pantouflent, gagnant de manièreprivilégiée les postes d'ingénieurs de la construc-tion, de la voie ou de l'exploitation . A la fin duSecond Empire, dans les grandes compagnies, ilsont accaparé facilement la plupart des postes dedirection que leur disputent seulement quelquesingénieurs des Mines, moins nombreux et aussimoins légitimes de par leurs compétences plusspécialisées dans les questions de traction.

b) Les chemins de fer d'intérêt local :le relais des collectivités territoriales

L'Empire souverain, forgeron et allié desgrandes et toutes-puissantes compagnies (les Pereire etleur Crédit mobilier étant très favorisés de manièregénérale par Napoléon III), a dû concéder à l'op-position libérale et décentralisatrice le droit depromouvoir des chemins de fer locaux.

En 1865 est ainsi institué le nouveau régimelégal des chemins de fer d'intérêt local . Il nemodifie pas le statut d'intérêt général de minuscu-les compagnies créées antérieurement, telle lacompagnie d'Enghien à Montmorency (1864) "",

et n'exclut pas non plus la création ultérieure depetites compagnies secondaires d'intérêt généralcomme Bondy à Aulnay (1872), Port-de-Bouc àMartigues (1879) . . . Ce qui caractérise une ligned ' intérêt général ou local, ce n'est pas sa portéegéographique réelle, mais simplement la nature del'autorité concédante : l'Etat ou les collectivitéslocales, départements ou communes . Ce nouveaurégime reflète une certaine tradition administra-tive, aberrante parce que davantage portée à ajou-ter et complexifier qu'à simplifier et uniformiser.

Trois régimes légaux vont se succéder :— La loi du 12 juillet 1865 confie aux collectivitéslocales la faculté d'établir des lignes, les laissemaîtresses des tracés et libres soit de les subven-tionner, soit de les exploiter en régie ou de lesconcéder . L'Etat participe au financement demanière limitée . Ce système a le grave défaut dene subventionner que les capitaux d'établissement,sans offrir de garantie sérieuse pour l'exploitationfuture . Du coup, les concessions deviennent sou-vent l'objet de spéculations sur les titres émis oude marchés de travaux abusifs . D'où, pour corrigerces abus, l'institution en 1880 d'un nouveau sys-tème de subventions, par annuités à l'exploitationet non plus à la construction.

La loi du 11 juin 1880, abrogeant la loi de 1865,impose aux projets d'établissement et de conces-sion des départements et des communes de multi-ples contrôles ainsi qu'un cahier des charges-type.Ces collectivités et l'Etat s 'engagent à subvention-ner les insuffisances du produit brut d'exploitationpour couvrir les dépenses d'exploitation et 5 % paran du capital de premier établissement . La loidistingue les chemins de fer d'intérêt local et lestramways, ces derniers étant caractérisés par le faitd'emprunter dans leur tracé les voies publiques.— La loi du 31 juillet 1913 renforce encore lesgaranties a priori des projets de chemins de ferd'intérêt local, dont de trop nombreux ont péchépar un excès d'optimisme, simples hochets électo-raux. D'où l'obligation nouvelle pour les compa-gnies de soumettre un avant-projet non seulementaux collectivités locales intéressées mais aussi auxministères des Travaux publics, des Finances et del'Intérieur, les trois modes d'exploitation (régiedirecte, affermage ou concession) restant possi-bles.

c) Les avatars du régime des chemins de ferau xxe siècle

La Grande Guerre met un terme au régime demonopole et de grandeur des compagnies d'intérêtgénéral . Le séparatisme technique et commercialdes grands réseaux révèle ses défauts durant leguerre, alors qu'il ne devrait y avoir, comme leproclame le ministre Claveille, qu'un seul réseau

Page 16: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

sans frontières et qu'une exploitation asservie auxintérêts supérieurs de la nation.

La concurrence routière et la crise des annéestrente contribuent à renforcer les déficits d'exploi-tation, tandis que les programmes de modernisa-tion du rail alourdissent le poids des chargesfinancières . Les garanties d'intérêt, puis l'institu-tion en 1921 d'un fonds commun (ou (c troucommun ») inter-réseaux des bénéfices et pertes,sont des stimulants jugés insuffisants de la gestionéconome des réseaux, accusés de n'être plus quedes « régies désintéressées », durablement endet-tées auprès de l'Etat . D'où la grande réforme de1937, qui n'est pas le rachat des compagnies, maisle transfert de leurs droits de concession à uneentreprise neuve, société d'économie mixte, laSNCF, les apports de l'Etat (deux réseaux, Etat etAlsace-Lorraine, et les dettes des compagnies)couvrant 51 % du capital, les apports des compa-gnies privées (Nord, Est, PLM, PO, Midi) les 49 %restants . . . Désintéressées en fait de la gestion de laSNCF puisque très minoritaires dans son conseild'administration, ces compagnies continuerontnéanmoins à émettre les emprunts pour le comptede la SNCF, en vertu de leur fort « crédit » publicpréservé. Si un tel régime mixte est juridiquementtrès ambigu, il ne l'est pas politiquement : l'Etat-patron va désormais commander, contrôler etutiliser l'entreprise publique. De cette tutelle silourde, la SNCF ne se dégagera, pour retrouverune certaine « autonomie de gestion », quemoyennant une réforme capitale de ses liens avecl'Etat, aboutie en 1971 et conforme au rapportNora (1967) : contre une souplesse accrue, com-merciale notamment, et moyennant la prise encharge par l'Etat de toutes ses charges de servicepublic, la SNCF est sommée de réaliser à moyenterme l'équilibre permanent de ses comptes.

Le nouveau régime d'EPIC, à dater du 1"janvier 1983, met un terme formel au régime deconcession et le cadre des règles du marché destransports intérieurs, réformé par la LOTI de 1982,consacre en théorie une entreprise soumise auxmêmes libertés et contraintes d 'exploitation queses concurrents.

Parallèlement coexisteront toujours certainespetites compagnies d'intérêt général (Chemins defer de Provence, Chauny A Saint-Gobain, etc .) ouconcessionnaires d'intérêt local (Est de Lyon,Société générale des chemins de fer économiques,puis Chemins de fer et Transports automobiles) . Sila loi « TPIL » de 1979 uniformise largement lesrègles du marché des transports locaux sur rail ousur route, les anciens régimes, intérêt général oulocal, demeurent préservés.

A noter enfin que la LOTI, sous la forme deconventionnements entre SNCF et collectivités

régionales, restaure dans le fond les pouvoirs decontractualisation directe entre une collectivitérégionale et un exploitant ferroviaire : un certaingoût de come-back des anciens régimes d'intérêtlocal.

Un bilan historiqueen guise de conclusion

Plutôt que le résultat d'une doctrine politiqueaffirmée et permanente, ce sont les circonstanceset les opportunités qui ont largement régi lapropension de l'administration des Travaux pu-blics au régime récurrent de concessions . L'Etat asouvent affiché de vastes programmes d'équipe-ment du territoire, que leur fondement soit de typerégalien ou jacobin (affirmer le pouvoir central) oude type égalitaire et républicain (équipementuniforme de tout le territoire, péréquation géogra-phique des niveaux et charges de service offerts).Mais ses ressources budgétaires limitées ont faci-lité l'appel et le concours des capitaux privés . Unefois ceux-ci mobilisés et leur monopole établi,l'engrenage de cette économie mixte a signifiél'octroi de garanties croissantes aux concession-naires, en contrepartie de leur soumission auxexigences de développement,. comme aux clausestechniques et commerciales que leur imposait unelourde tutelle administrative, fortement engagéedans cette politique de services publics concédés.

Cette politique a répondu de manière décousueà la satisfaction des appétits du capitalisme privéen mal de monopoles protégés ou d'un certainélectoralisme de clocher des notables locaux, voirea cherché à satisfaire simultanément tous les inté-rêts corporatifs en jeu, plus qu'elle n'a été globale,coordonnée ou intégrée. Des concessionsconcurrentes ont pu coexister (entre canaux et chemins defer, entre compagnies limitrophes, etc .) . D'oùl'intervention permanente de l'Etat, pour préserverà tout prix des entreprises défaillantes : depuis leséquestre temporaire jusqu'au rachat définitif et lareprise en régie.

De cette politique opportuniste à courte vue etémiettée a résulté un incroyable imbroglio juridi-que et réglementaire concernant les statuts etrégimes des concessionnaires ainsi que de leursadministrations et corps de contrôle . Modes deconcession, cahiers des charges, conventions fi-nancières, etc ., ont sans cesse évolué, toujoursrenégociés, pour aboutir, dans le cas des compa-gnies de chemins de fer, à un maquis de textescontractuels dont seuls des juristes patentés sa-vaient exploiter les arcanes . de réglemen-tation a procédé plus par addition et sédimentationque par substitution et uniformisation .

Page 17: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concessionet seslimites

Jusqu'à une période récente, aucun doctrineaffichée n'a bien défini la répartition des coûtsd'exploitation ou de l'amortissement des coûtsd'établissement entre l'usager et le contribuable.Aujourd'hui encore, la fiscalité qui régit les presta-taires publics ou privés, concurrents sur des mêmesmarchés ou consommateurs du même domainepublic, les modalités de compensation des chargesde service public auxquelles ils sont inégalementassujettis et l'harmonisation des règles du jeu fontl'objet de controverses dont les enjeux économi-ques sont essentiels pour d'éventuels concession-naires.

Finalement, au regard de l'histoire sur la lon-gue durée, le débat récurrent français sur la ques-tion « privatisation ou nationalisation » desservices publics apparaît quelque peu fallacieux, plusidéologique que pratique, tant la privatisation neressort généralement que d'un pas renforcé versl'une des multiples recettes d'économie mixte(concession, affermage, régie intéressée) dont latradition française regorge, bien différente en celad'une libéralisation totale, rompant tout liencontractuel avec l'Etat ou autres collectivitéspubliques . De même, à l'inverse, à part quelquesdomaines réservés traditionnels (telles les routes

mais non pas les récentes autoroutes), la collectivi-sation des équipements a emprunté des formespréservant une certaine autonomie de gestion et decomptabilité (régies d'Etat, offices nationaux,entreprises et établissements publics, sociétésd'économie mixte à capitaux publics majoritaires,etc .).

Les coups de balancier successifs qui ont pufaire basculer telle exploitation d'un régime à unautre sont de fait d'amplitude plus limitée que legrand écart entre le « tout à l'Etat » et le « tout auprivé ».

Dans le domaine des travaux publics, par sapratique du pantouflage appliquée de manièreprivilégiée au secteur des activités concédées, lecorps des Ponts et Chaussées a assuré une certainecontinuité idéologique et corporative entre lesautorités concédantes et les sociétés concession-naires . De ce point de vue, l'extraordinaire longé-vité de cette institution d'Ancien Régime, due à safaculté de navigation d'un bord à l'autre sous toutclimat politique comme à sa capacité de s'accom-moder aussi facilement de toutes ces configura-tions d'économie mixte, recoupe finalement lastabilité même de cette longue tradition dont elles'est nourrie et qu'elle a confortée.

NOTES

Tarbé de Vauxclairs, Dictionnaire des travaux publics,P. Carilian-Goeury, 1835, p. 152.

(2' L. Aucoc, Conférences sur l'administration et le droitadministratif faites à l'Ecole des ponts et chaussées,

Dunod, 1870, tome 2, p. 237 etsq.

Debauve, Dictionnaire administratif des travaux pu-blics, Dunod, 1892, p . 825.

(4)L. Courcelle,Traité administratif des travaux publics,Dunod, 1927, p . 54 et sq.

Debauve, Les Travaux publics et les ingénieurs desponts et chaussées depuis le XVIIe siècle, Dunod, 1893,p . 173 . Sur l'histoire administrative des canaux, cf . aussiGrangez, Précis historique et statistique des voies naviga-bles de la France, Chaix, 1855 ; ainsi que le Traité deseaux de Picard (Rothschild, 1893, tome 3).

(6) Ibid., p . 208.

(7) Cf. l'importante Notice historique de Nicolas, placée entête des Documents statistiques sur les ponts et les routes,Imprimerie nationale, 1873, p . xxix.

'8' Ibid ., p . xxx-xxxi.

(9) Ibid ., p. xxviii.

(10) Cette dualité de régime des concessions ne permet pasun recensement facile de leur ensemble . D'autant plus quecertains de ces ponts connaissent une durée de vie trèscourte, en raison de chutes fréquentes, sur lesquelles peude publicité est faite

. Nous avons recensé, répartis principalement sur la Restauration et la monarchie de Juillet,plus de trois cents ponts ainsi concédés tantôt à desentrepreneurs, tantôt à des sociétés anonymes spéciale-ment constituées . Certaines furent des affaires lucratives,dégageant des bénéfices considérables, mais laissant engénéral très peu de traces de leurs comptes.

(11) Nous renvoyons le lecteur à deux ouvrages de réfé-rence, pour le XIXe siècle, le Traité des chemins de fer dePicard (Rothschild, 1887, 4 vol .), pour le XXe siècle, laLégislation des chemins de fer de Thévenez, d'Hérouvilleet Bleys (Rousseau, 1930, 2 vol .), et nous nous permettonsde le renvoyer aussi à notre ouvrage, La Révolutionferroviaire . La formation des compagnies de chemins defer en France (1823-1870), Belin, 1993.

(12) Tous les esprits avertis ont noté l'extrême similitude del ' « Etoile Legrand » et du schéma directeur national desliaisons . ferroviaires à grande vitesse, arrêté le 14 mai 1991.Celui-ci soulève de sérieux problèmes de financement,comme cent cinquante ans plus tôt . . . Et l'on a bienenvisagé un financement mixte de la ligne Paris-Stras-bourg . ..

(13) Jugées ainsi trop généreuses, ces conventions serontqualifiées plus tard de " scélérates » par les gauchespolitiques.

"4) En exploitation jusqu'en 1954, ainsi, la ligne d'Eng-hien à Montmorency, longue de 3 km, sera toujours placéesous le régime des chemins de fer d'intérêt général .

Page 18: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

Polémiques autoroutières

Bruno GeorgeCaisse des dépôts et consignations

En 1955, la France compte à peine 25 kilomè-tres d'autoroutes constitués du seul tronçon del'autoroute de l ' Ouest, entre le tunnel de Saint-Cloud et le triangle de Roquencourt. A la mêmeépoque, le réseau allemand dépasse 4 000 kilomè-tres et celui de l ' Italie le demi-millier . La prise deconscience tardive de l ' inadéquation de la voirietraditionnelle aux besoins nouveaux liés au déve-loppement de l 'économie nationale a conduit lesresponsables français à élaborer une structurejuridique et financière originale qui repose surl'équation « emprunts-péage » et qui, aujourd'hui,permet aux financements autoroutiers de ne pluspeser sur le budget de l'Etat.

La loi portant statut des autoroutes du 18avril 1955 pose, en effet, le principe de la conces-sion autoroutière, même s'il le limite à des casexceptionnels et le lie à celui du péage destiné à« assurer l'intérêt et l 'amortissement des capitauxinvestis [ . . .] ainsi que l'entretien et éventuellementl'extension de l'autoroute") » . Cinq ans plus tard,ce principe est généralisé grâce à la suppression ducadre d'exception et à l'élargissement du champd'application de la concession . La même année, le3 avril, les pouvoirs publics rétablissent le Fondsspécial d ' investissements routiers (FSIR), comptespécial du Trésor institué en 1951 pour financerl 'équipement du pays, et créent, le 30 juin, leFonds de développement économique et social(FDES) destiné à financer les projets d'équipementprévus au plan et, plus généralement, les pro-grammes d 'équipement du secteur public ou fi-nancés avec le concours de l'Etat . Ainsi, si entre1955 et 1960, seuls 10 kilomètres d'autoroutes deliaison ont été mis en service, le cap des 1 000kilomètres est franchi dès 1970 .

Parallèlement au développement de son pro-gramme nucléaire et à la remise à niveau du réseautéléphonique, la France poursuit son effort et,malgré de nombreux aléas dus notamment à ladésorganisation monétaire internationale et aupremier choc pétrolier, les années 1970 connais-sent une accélération des programmes de finance-ment et donc des réalisations : aussi, en 1980, leseuil des 4 000 kilomètres est-il atteint. Les diffi-cultés économiques rencontrées et le second chocpétrolier expliquent pour partie le très net ralentis-sement qui marque la première moitié des années1980 : entre 1982 et 1986, la moyenne des misesen chantier est inférieure à 100 kilomètres annuelset le seuil des 5 000 kilomètres n'est franchi qu'en1986.

Par ailleurs, des disparités existent qui peuventdevenir de véritables handicaps pour l'insertion del'économie nationale au sein de l'Europe de 1994.En effet, si, au regard de l'Europe des transports,la France possède le second réseau autoroutier,avec plus de 7 500 kilomètres de voies rapides, lemaillage de son territoire n'est cependant pasparfait : elle n'est que neuvième en terme dedensité du réseau (13 km/l 000 km 2 ), et, rapportéà la population, septième, avec 132 km par milliond'habitants . Face à ce constat, les pouvoirs publicscréèrent en avril 1987 le Comité interministérield'aménagement du territoire (CIAT), qui fut àl'origine de la relance du système autoroutier.Ainsi, à l'horizon des années 2010, le réseau devoies rapides français comptera 12 120 kilomètres.Cette dynamique repose sur l'émergence debesoins spécifiques grandissants, tant du point de vuede la politique des transports en général que de

Page 19: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

celui du développement économique du pays, deson insertion dans l'Europe, mais aussi de l'amé-nagement du territoire et du respect de l'environ-nement.

La politique d'équipement conduite depuis lafin du XVIIIe siècle a permis que se constituent unespace et un marché national, celle mise en oeuvreaujourd'hui participe à l'émergence des espaces etdes marchés du XXIe siècle.

Que l'on soit pour ou contre, l'autoroute nelaisse pas indifférent ; elle est devenue un véritableenjeu économique et politique, tant au plan localque national et même international, comme leprouve l'histoire de son développement en France,depuis 1955 ; elle est et demeure un domaineeffectif et performant de continuité et de réalisa-tion. Aussi, quoique apparemment ambiguë etambivalente, la concession autoroutière n'en estpas moins solidement structurée . Véritable exem-ple de mise en oeuvre d'un service public concédé,elle met en place un système structurel, en fait, trèspragmatique et cohérent tant dans sa compositionque dans son fonctionnement, car fondé sur deuxinterlocuteurs principaux : les sociétés conces-sionnaires et l'Etat.

Limites et devoirs de la concessionautoroutière

Dans son rapport au président de la Républiquesur (, Le développement du réseau autoroutier » (2)

(1990), la Cour des comptes fait état de cetteparticularité . Le système autoroutier français s'estforgé en fonction des aléas de l'histoire et del'évolution de la conjoncture économique du pays.

Déjà en 1986, la Cour des comptes « avaitconstaté qu'après un choix initial en faveur dessociétés d'économie mixte, puis une politique deconcession à des sociétés privées qui avait échoué,la puissance publique était revenue vers la formulede l'économie mixte . Compromis entre un régimede concession de service public, fondé sur l'auto-nomie de gestion des sociétés, et de ,: interventionsdirectes des administrations, ce système, où lesresponsabilités étaient multiples, se caractérisaitpar une politique contraignante de fixation despéages, une attribution de plus en plus autoritairedes sections nouvelles, des procédures lourdespour la conduite des investissements . . . 0) »

En effet, historiquement, la mission confiéeaux sociétés concessionnaires dépasse le simpleniveau de la construction et de l'exploitation d'unevoie rapide ainsi que le prévoyait le texte originel.Elle vise à l'édification, en un laps de tempsdonné, d'un réseau homogène destiné à désencla-ver certaines régions, à assurer une circulation plus

intense des voyageurs et des marchandises, àpermettre le rattachement et l'insertion du systèmefrançais au sein du réseau autoroutier européen . Ily a là, incontestablement, une véritable mission deservice public transcendant l'intérêt privé oucommercial . C'est pourquoi les pouvoirs publicsveillent à ce que la concession autoroutière main-tienne dans sa globalité l'idée de service public etses principales caractéristiques : continuité et éga-lité des usagers. De ces deux principes naissent uncertain nombre de contraintes.

La première réside dans le fait que l'autorouten'est à aucun moment la propriété de la sociétéconcessionnaire. En vertu de la loi de 1955modifiée, celle-ci est uniquement propriétaire d'undroit de construire, d'exploiter et d'entretenirl'autoroute, ce qui se traduit, pour l'usager, par laperception d'un péage, seule rémunération autori-sée .

La seconde tient à la durée de l'entreprise.Généralement de trente-cinq ans, elle ne dépendpas des résultats d'exploitation et de la santéfinancière de la société concessionnaire, mais de ladurée de la concession elle-même . A son terme, lasociété d'autoroutes est normalement appelée àdisparaître sauf . modification des lois régissant lesystème autoroutier dans son ensemble ou mise enplace d'une concession d'exploitation de servicepublic. Dans la pratique, l'administration prorogela durée de la concession initiale chaque fois quela société reçoit une extension de son réseau, leterme de la concession devenant celui imparti à lasection nouvelle.

Autre singularité : contrairement à de multiplesentreprises, les sociétés d'autoroutes ne sont paslibres de leurs investissements . En effet, elles nepeuvent en choisir ni la nature, ni la forme, nimême le volume ; elles « ne font qu'accepter ourefuser » la concession des sections qui leur sontproposées et se voient autoriser une certaine capa-cité annuelle d'investissements par le FDES.

Au nom du principe d'égalité des usagersdevant le service public, les sociétés concession-naires n'ont pas la possibilité de mettre en oeuvreune stricte politique commerciale, notamment enmatière d'avantages financiers offerts tels queremises, ristournes, etc.

Enfin, la société n'est pas libre de déterminer lemontant des péages . Cette particularité résulte,d'une part, de la concession elle-même et plusprécisément du titre IV du cahier des charges quidéfinit des tarifs-plafonds, d'autre part, de l'assi-milation du péage à une taxe et non à un prix pourprestation rendue. Les pouvoirs publics réglemen-tent de manière drastique l'évolution des tarifsautoroutiers afin d'éviter toute dérive monétaire,ce qui constitue un handicap pour la société

Page 20: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

concessionnaire dont les prix ne sont pas indexésà l'évolution réelle du coût de la vie.

Les contraintes de la concession ne touchentpas les seules sociétés autoroutières, mais égale-ment l'autorité de tutelle à laquelle elles sontétroitement liées . Ainsi, l'Etat (4) a par le passéassumé une partie du risque financier des sociétésconcessionnaires et continue, aujourd'hui encore,d'en supporter certains aspects, même si nousassistons depuis le milieu des années 1980 à undésengagement indéniable . En effet, toute possibi-lité de faillite du système autoroutier est en prin-cipe écartée par la responsabilité qui incombe alorsà l'autorité de tutelle : en cas de cessation desactivités de l'une des sociétés, l'Etat prononce ladéchéance de la concession et en assume tout oupartie des obligations . C'est ainsi qu'au début desannées 1980, l'Etat, grâce à la Caisse des dépôts etconsignations, a pu et a dû « racheter » les conces-sions privées alors confrontées à de graves difficul-tés financières.

Acte fondateur de droits et obligations, laconcession requiert un certain formalisme tantdans sa définition que dans sa configuration. Aussiles pouvoirs publics ont-ils adopté une conventionet un cahier des charges type. Documents com-plémentaires, convention de concession et cahierdes charges forment un ensemble exhaustif surlequel repose la concession, référence permanentepour l'autorité de tutelle comme pour la sociétéconcessionnaire . Ainsi, sur cet édifice forgé demanière très pragmatique, repose la structure d'unsystème dont le poids économique et financier serévèle considérable tant au niveau national, dansl'ensemble de ses composantes, qu'international.

La politique autoroutière française s'inscritdonc dans une perspective à long terme qui est etfut à l'origine de nombreux débats, parfois viru-lents, toujours passionnés, entre les tenants del'autoroute et ses détracteurs . L'histoire de laconcession autoroutière apprend que les besoinsont bien souvent, voire toujours, précédé les réali-sations . Cinq périodes significatives, reflet de cetteévolution constante, la ponctuent et caractérisentles grands débats et les polémiques qui l'entourent.

Les origines

Si l'histoire autoroutière trouve ses fondementsen Allemagne (1909) et aux Etats-Unis d'Améri-que (1914) au début du siècle, elle ne commencevéritablement, en France, que durant l'entre-deux-guerres avec l'élaboration, en 1927, d'unpremier projet de liaison Pans-Lille ; avec diversprojets établis par Le Corbusier décrivant lesautoroutes urbaines du futur, notamment, dans les

plans de sa « Cité radieuse » ; avec le plan Marquetde 1934 qui préconise une politique d'aménage-ment axée sur la capitale et qui prévoit la construc-tion de 270 km d'autoroutes dans sa région immé-diate ; avec la mise en chantier du premier tronçonde ce qui deviendra l'autoroute de l'Ouest et quisera ouvert à la circulation plus de dix ans plustard ; avec enfin, la création la même année de laSociété des autostrades françaises, société ano-nyme qui présente en mai 1935 un projet de liaisonLyon - Saint-Etienne et en demande la concessionaux pouvoirs publics pour des motifs qui, plus detrente-cinq ans plus tard, sont encore d'actualité :

Depuis que la circulation automobile a prisl'extension formidable bien connue, la route est,aujourd'hui, presque intégralement accaparée pardes véhicules dont certains constituent, par leurvitesse ou leur gabarit, un danger permanent.Aussi s'est-on préoccupé, dans tous les pays,d'ouvrir des voies nouvelles à cette circulation . Leproblème que pose cette réalisation est aussi arduque complexe . Il semble qu'en France, pays nova-teur par excellence, on ait pendant trop longtempsrépugné à le résoudre . Le résultat est que nousnous sommes laissé distancer par les autres pays,dans lesquels des constructions sont en cours à unecadence remarquable l'Angleterre possède sesmotorroads ; l'Italie ses autostrade ; l'Allemagnetravaille fébrilement à la réalisation d'un vasteréseau national d' Autobahnen. Alors que, dans lespays étrangers, des réseaux très importants d'au-tostrades ont été réalisés, rien n'a encore étéconstruit en France . Pareille constatation a quel-que chose de vraiment affligeant, à tous points devue, si l'on considère que notre pays est le premierd'Europe pour la densité automobile . (La Francen'a-t-elle pas 2 050 000 véhicules en circulation,alors que l'Angleterre, le Danemark, le Luxem-bourg, la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, l'Italieet l'Espagne, ensemble, ne totalisent que2 000 000 de véhicules environ ?) Divers projetsont été étudiés sans que ces études aient été aussipoussées que la présente . Rarement, entreprisesimilaire put se présenter avec plus de chance desuccès que l'autostrade Lyon - Saint-Etienne . Ladensité de la population, l'importance des agglo-mérations desservies, la situation géographiquefont de cette région le champ le plus prospère pourdes initiatives de cette sorte . La première conces-sion de chemin de fer en France ne fut-elle pasaccordée, au début du XIXe siècle, pour une lignede Lyon à Saint-Etienne . . . (5) »

Si le profil technique est une copie conformedes réalisations italiennes, le projet est néanmoinsnovateur quant à ses modalités financières . Laconcession envisagée préfigure celles mises enplace quelque vingt ans plus tard . Ainsi la société

Page 21: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

s'engageait-elle à assurer la construction et l'ex-ploitation de l'autostrade, à se procurer les finan-cements nécessaires à la construction et à assumerl'équilibre de toutes les dépenses et les chargesfinancières dues à l'exploitation . En contrepartie,les départements traversés apportaient leur garan-tie et les usagers acquittaient un péage.

A l'issue de la concession, dont la durée n'estd'ailleurs pas spécifiée de manière explicite bienqu'étant de quarante ans, l'autostrade serait remisegratuitement aux départements concernés. A ladescription de cette structure s'ajoute un argumen-taire quant aux économies réalisables par lespouvoirs publics . En effet, « la construction per-mettra de donner du travail à de nombreux ou-vriers auxquels est actuellement assuré le servicedes allocations de chômage . . . Les dépenses pour laréalisation seront transformées en salaires, quiseront employés, par la suite, en denrées et enmarchandises de toutes natures . Il a été démontré,en Allemagne – où l'Etat supporte entièrement lesdépenses de construction des autostrades –, que35 % des sommes dépensées l'auraient été en pureperte pour le chômage et que 30 % des dépensesfont retour aux caisses publiques sous formed'impôts et de taxes diverses . A ces avantages pourl'Etat et le département, on doit ajouter, dansnotre cas, l'économie réalisée sur l'entretien desroutes actuelles qui, par suite de la fréquentationde l'autostrade, verront leur circulation réduitedans des proportions importantes . Cette économie,qui sera d'environ 300 000 francs par an, produi-rait, au bout de quarante ans, par le seul jeu desintérêts capitalisés à 6 %, un capital supérieur à ladépense de construction ! . . . On pourra égalementfaire l' économie de la plupart des travaux devenusindispensables, dans la traversée des aggloméra-tions, par le développement du trafic ; en particu-lier ceux envisagés par la suppression des

passages à niveau...̀(6) »Malheureusement, la Troisième République ne

sut pas donner l'impulsion nécessaire à la mise enoeuvre de ces diverses tentatives et nombreuxétaient ceux qui considéraient l'autoroute commevaine : « L'excellence du réseau routier françaisrend la construction des autoroutes inutile »,estime même un ministre des Travaux publics relayé,en 1936, par l'un de ses successeurs qui condamne« les routes de munificence » et proclame qu'il« faut améliorer d'abord ce qui existe . Pour lesuperflu, on verra plus tard ! »

La Seconde Guerre mondiale met un pointd'arrêt à ces débats alors que les années qui suiventvoient la mise en place du plan Marshall et lerétablissement de l'économie nationale dans uncontexte fortement inflationniste . Durant cettepériode, l'intervention des pouvoirs publics en

matière d'infrastructure routière est l'apanage desseules collectivités locales. Celles-ci remédientponctuellement, au coup par coup, aux problèmesposés et assurent à partir de leur budget propre tantl'entretien que l'extension du réseau placé sousleur contrôle . Aucune intervention directe de l'Etatn'est alors envisageable, priorité étant donnée à lareconstruction du pays et au redressement del'économie nationale . Néanmoins, la question dufinancement des infrastructures routières n'est pasabsente des réflexions menées et une premièreréponse est apportée grâce au Fonds spécial d'in-vestissements routiers (7), compte spécial du Trésorcréé par la loi de finances du 30 décembre 1951,afin d'assurer le financement des constructions etdes aménagements à réaliser sur les réseaux rou-tiers et autoroutiers.

Si, du fait des difficultés budgétaires rencon-trées, le résultat escompté ne se révèle ni à lahauteur des espoirs placés en lui, ni à celle desbesoins du pays, le FSIR a le mérite de réunir ànouveau acteurs publics nationaux et locaux.

En 1955, le gouvernement, sous la conduited'Edgar Faure, décide de jeter les fondementsd'une véritable politique routière nationale, repre-nant un projet de loi de février 1952, établi parAntoine Pinay alors ministre des Travaux publics,des Transports et du Tourisme . Présenté au Parle-ment en avril, ce texte portant statut des autoroutesest adopté le 18 du même mois malgré de virulen-tes discussions, notamment lors de l'exposé desmotifs : « Mesdames et Messieurs, la Francepossède un réseau de routes nationales remarqua-blement dense et bien réparti sur tout le territoire,lequel peut suffire à tous les besoins, moyennantdes aménagements convenables . Il n'y a doncaucune nécessité pour elle de se lancer dans laconstruction d'un vaste programme d'autoroutes àgrandes distances, comme l' ont fait certains autrespays où les relations routières étaient beaucoupmoins faciles. Sa situation financière ne lui per-mettrait d'ailleurs pas d'engager les dépensesconsidérables qui en résulteraient . Il n'est envi-sagé pour le moment qu'une autoroute de liaisonentre Paris et Lille : encore la réalisation de ceprojet n'est-elle prévue à l'heure actuelle que pourla première phase de l'opération (sortie sud deLille) '8'. »

Ainsi s'achève une première période de près detrente ans où l'enjeu majeur fut de savoir si laFrance, pays au centre de l'Europe par excellence,pays « infrastructurellement » mieux doté que sesvoisins, devait relever le défi autoroutier.

24

Page 22: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

Les quinze premières années

Bien qu'encore empreintes de cette confiancesans limite dans la supériorité du réseau tradition-nel, les quinze années suivantes portent le débatsur le thème du péage, dans un environnement oùseul l'Etat, à travers ses différentes composantesstructurelles, est à même de mener à bien la miseen place d'une politique autoroutière cohérente etd'assurer le bon fonctionnement de ce qui est alorsindissociable du service public . Nombre de res-ponsables politiques y voient l'un des moyensd'achever le relèvement du pays et d'accélérer sondéveloppement économique . En effet, il apparaîtalors très rapidement que la France est, par rapportà ses voisins européens, un géant géographique oùla densité démographique est l'une des plus fai-bles. La comparaison avec les réseaux routiersétrangers laisse apparaître de manière flagrantel'insuffisance de l'effort entrepris et la réelleinadaptation des routes face à l'explosion du trafic,à la circulation des marchandises et au développe-ment de l'économie nationale . En effet, si la loi du18 avril 1955 définit l'autoroute et précise lesdroits et obligations qui y sont liés, notammentpour les propriétés riveraines, elle en arrête égale-ment, de facto, les modalités de financements etpose pour principe le recours à l'équation« concession-péage ».

L'article 4 spécifie que l'usage des autoroutesest en principe gratuit (9) » et autorise 1'Etat à en

concéder la construction et l'exploitation « à unecollectivité publique, à un groupement de collecti-vités publiques, à une chambre de commerce ou àune société d'économie mixte dans laquelle lesintérêts publics ...ont majoritaires (10) », à traversl'acte déclaratif d'utilité publique, mais seulement« dans des cas exceptionnels" » . Cette notiond'exception sera supprimée quelques années plustard par un décret du 4 juillet 1960, élargissantainsi les possibiltés accordées aux pouvoirs pu-blics . L'article 4 précise enfin que « la conventionde concession et le cahier des charges sont ap-prouvés par décret pris en Conseil d'Etat (12) », etce, uniquement après que les collectivités localesdirectement concernées ont été consultées pouravis . Ces mêmes cahiers des charges et conven-tions de concession autorisent le concessionnaire àpercevoir des péages.

Les recettes ont diverses destinations qui sontclassées par ordre d'importance . Elles sont enpriorité affectées à la couverture des frais finan-ciers du concessionnaire et à l'entretien de l'auto-route. Elles peuvent ensuite servir à assurer lesfrais résultant de l'extension de l'autoroute concé-dée. L'autofinancement n'était donc pas l'objectifmajeur que les pouvoirs publics assignaient au

concessionnaire . Par ailleurs, si 1'Etat reste maîtrede l'ensemble du processus décisionnel, il l'estégalement, pour partie dans le domaine opération-nel, puisque la maîtrise d'oeuvre de la constructiondes autoroutes est détenue par les services de l'Etatet non par les sociétés concessionnaires.

Durant cette période, -six sociétés concession-naires virent le jour au fur et à mesure de la miseen place des concessions.

Dans la première moitié des années soixante,l'ensemble de ces dispositions initient une vérita-ble polémique allant au-delà des simples modalitéstechniques de mise en oeuvre pour prendre l'allured'un débat de société opposant, pour les uns, lesnantis de la route aux autres usagers, pour lesautres, les intérêts du capitalisme à ceux du peuple.Dès 1955, le groupe communiste de l'Assembléenationale se dit « favorable à la construction demoyens de communication tendant à porter notreréseau routier au niveau des besoins de la circula-tion moderne, plus rapide et plus intense » mais« résolument opposé, en revanche, aux disposi-tions instituant un droit de péage pour l'utilisationdes autoroutes ( 13) », nouvelle forme d'impôt quin'ose dire son nom : « Avec le péage, l'usagerpaiera deux fois pour la construction de l'auto-route : une première fois par la fiscalité spécifiquedétournée par l'Etat, une seconde fois parle péageindividuel. Pour l'usager, c'est un impôt supplé-mentaire avec toutes ses conséquences sur le coûtde la vie (14) »

Les députés de la majorité y voient un malnécessaire et passager qui les entraîne à solliciterdu gouvernement une attention de tous les instantsquant à l'application des textes et au choix desinvestissements : « Si le péage doit vous apparaî-tre comme le seul système possible de financementdes autoroutes de liaison en France, alors il fautle dire franchement. La question est de savoir nonpas si le système plaît, mais si oui ou non la Franceveut disposer de ces autoroutes rapides ; carmieux vaut encore avoir des autoroutes à péageque pas d'autoroute ou peu d'autoroutes (15) . »

La presse se fait l'écho de ces débats et l'Unionroutière de France se pose en défenseur des intérêtsdes professionnels de la route ; et si parfois sesattaques sont vives, elles n'en sont pas moinsmesurées car conscientes des difficultés rencon-trées par les pouvoirs publics dans le financementdes infrastructures.

Malgré les réticences rencontrées, un pro-gramme de 86 milliards de francs sur quatre ans(1957-1961) est arrêté pour la réalisation d'uneliaison autoroutière Fréjus-Nice (16) . Cependant, leFSIR ne procure pas les ressources espérées (17) .Aussi, pour élargir les modes de financements, laloi de Finances de 1958 autorise la garantie des

Page 23: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

emprunts par l'Etat et l'octroi d'avances d'équili-bres destinées à aider les concessionnaires lors despremières années (18). Aussi, dans les années 1960,le champ de la concession est élargi et devient lemode normal de réalisation et d'exploitation desautoroutes . L'Etat se dote de la structure juridico-financière nécessaire à l'accélération des pro-grammes envisagés grâce au recours à l'emprunt età la confirmation du principe du péage, lors de lacréation en 1963 de la Caisse nationale des auto-routes, établissement public chargé d'émettre lesemprunts nécessaires aux SEM (19) .

La réforme de 1970

A la fin des années 1960, un relatif constatd'échec est fait eu égard aux besoins du pays, faceà un développement économique accéléré, en unepériode où la crise de l'énergie était envisagée parcertains, mais paraissait fort improbable à lamajorité . La France avait besoin d'infrastructuresmodernes permettant une croissance harmoniséedes transports. Cependant, face aux difficultésrencontrées par I'Etat pour financer le développe-ment du réseau autoroutier, les pouvoirs publicsdécident de libéraliser le système et d'en diversi-fier les modes de financement.

L'apparition de sociétés privées résulte del'émergence d'un courant général qui traversediverses tendances politiques, allant des socialistesaux gaullistes les plus convaincus, et qui concèdeque de nouvelles formules de financements desgrands travaux doivent être trouvées et qu'unecertaine forme de débudgétisation est inévitable :« La débudgétisation consiste, on le sait, à sortirdu budget certaines dépenses en obligeant lesparties à rechercher ailleurs que dans les caissesdu Trésor public les sommes dont elles devraientbénéficier . La débudgétisation est une mesuredéfendable en elle-même . Il semble que le gouver-nement puisse choisir à juste titre pour financer lesinvestissements des grandes entreprises nationali-sées entre le prêt, la subvention et le marchéfinancier (20) . » D'autant qu'il s'agit là d'une prati-que commune à nombre de pays européens ainsique le souligne M . Gabriel Péronnet s'adressant auministre en charge de l'Economie et des Finances :«Alors, si l'Etat n'a jamais respecté les engage-ments pris lors de la constitution du fonds routier,si l'Etat n'a pas la possibilité d'affecter à lacréation d'un réseau d'autoroutes les sommes quidevaient lui revenir, alors il faut trouver d'autresméthodes. [. . .] C'est donc vers d'autres possibili-tés de financement qu'il faut résolument voustourner . Ce sont des solutions nouvelles et hardiesqu'il faut trouver. Elles existent, vous le savez . Les

pays voisins rencontrent aussi des difficultés definancement pour mettre leur réseau routier enmesure de faire face à la circulation automobilecroissante partout dans le monde. Mais ils s 'effor-cent de s'en dégager . Que ne les imitez-vous ? [. . .1Pourquoi la France ne procéderait-elle pas, elleaussi, systématiquement par voie d'emprunts ?[ . . .] C'est dans la multiplication des empruntsqu'il vous faudra sans nul doute chercher lasolution '2" ». Ce débat se porte même au sein dugouvernement où le ministre des Travaux publics,s'adressant à celui en charge de I'Economie et desFinances, s'écrie : « Empruntez ! » Et de concéderpar ailleurs que, si les grands équilibres financiersdoivent être respectés, il souhaite néanmoins quele « ministre des Finances comprenne que l'auto-route doit être financée non par les seuls contri-buables actuels, c' est-à-dire uniquement par lebudget, mais par une ou plusieurs générations (22) ».

Dans un nouveau contexte politique et budgé-taire, M. Albin Chalandon, ministre de 1'Equipe-ment, fixe, lors d'un discours, le 13 novembre1969, ce qui allait être la conduite de son ministèredurant les années à venir : « L'Etat doit avant toutorienter [. . .] , il ne doit pas tout gérer lui-même . Laréhabilitation des notions de coût et de rendementdans l'administration est la mutation fondamen-tale qu'elle doit entreprendre. » En effet, s'il estreproché à l'Etat son inefficience, il lui est égale-ment reproché d'être omniprésent. Si cela étaitjustifié au lendemain de la Seconde Guerre mon -diale, en cette période de croissance de la fin desannées 1960, une telle présence est ressentie, noncomme une aide, mais comme la mainmise d'unappareil lourd et dirigiste . Le ministre de l'Equipement lui-même qualifie les sociétés d'économiemixte de « faux nez de l'Etat » au cours de cemême discours . Il est vrai qu'à tous les niveauxl'Etat assurait de manière indirecte sa tutelle . Maiscomment pouvait-il alors en être autrement (23) ?

En fait, les sociétés d'économie mixte nepercevaient que les péages et constituaient unestructure d'accueil juridique afin de permettrel'affectation des emprunts ainsi que celle despéages. En outre, administrativement, de nom-breuses contraintes existaient en matière de finan-ces : « Le ministère des Finances décida l'instau-ration de limites aux autorisations de programmepour les travaux faisant appel aux emprunts . Demême, les crédits de paiement figuraient à titreindicatif dans les "bleus" budgétaires et consti-tuaient de fait une seconde limite imposée auxSEM quant à la construction de leur réseau . » Lessystèmes de financement des SEM ne les respon-sabilisaient pas et les maintenaient sous une étroitetutelle étatique : les SEM voyaient systématique-

26

Page 24: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

ment leur déficit comblé par les Finances et ellesn'effectuaient leur remboursement qu'en fonctionde leurs possibilités du moment . Ainsi, commel'écrit M. Alain Fayard : « L'État ne participaitpas au capital, mais était omniprésent et le pro-blème autoroutier se réglait par une confrontationentre 1'Etat et le groupe de la Caisse des dépôts etconsignations . »Au terme d'une mission confiée à M. EdouardBalladur, alors maître des requêtes au Conseild'Etat, les modalités nécessaires à la mise en placede structures privées au sein du système autorou-tier sont arrêtées . Le 12 mai 1970, un décretmodifie le statut des autoroutes afin de permettrel'octroi de concessions à des sociétés privées etleur assurer la garantie des emprunts contractés àcet effet . Apparaissent ainsi quatre nouvelles so-ciétés . Parallèlement, les pouvoirs publics pren-nent des mesures destinées à alléger leur tutelle surles sociétés d'économie mixte pour qu'elles puis-sent agir comparablement aux groupes privés.Aussi les SEM acquièrent-elles une plus largeautonomie en matière de maîtrise d'oeuvre destravaux grâce à la création de Scetauroute . Cetteréforme est accueillie par l'opposition comme unabandon pur et simple des missions de l'Etat auprofit des seuls intérêts privés, une véritabledislocation du service public . « Pourquoi la puis-sance publique ne récupérerait-elle pas elle-mêmeles plus-values dues aux opérations qu'elle entre-prend, c'est-à-dire aux fruit de ses efforts ? C'estlà un vieux problème . Après avoir recherchépendant des décennies le moyen de recouvrer lesplus-values occasionnées par les investissementspublics, voici qu'on les abandonne tout d'un coupaux sociétés privées auxquelles on remet, par làmême, une part très importante de l'équipementnational.[ . . .] Que serait-il advenu dans le passé sil'Etat avait abandonné toute initiative devantl'effort financier qu'exigeaient des opérationsdont la rentabilité n'était qu'à terme ? L'Etataurait abandonné au secteur privé des partsconsidérables de son activité tels les grands amé-nagements hydroélectriques . [. . .] Allons-nousabandonner au secteur privé l'effort atomique surles surrégénérateurs, dont on sait qu'ils ne serontpas rentables avant une dizaine d'années, alorsqu'il reste une quantité de recherches à faire ?Vraiment, entend-on s'engager dans une pareillepolitique, à l'avenir, et sacrifier toute indépen-dance de l'Etat – car, finalement, c'est de celaqu'il s'agit – à une prétendue rentabilité ? Quedevient alors dans cette optique le rôle de l'Etatdans les équipements d'intérêt général ?, Ons'oriente, dans votre ministère, vers la disparitiond'une administration, celle des Ponts et Chaus-sées, qui naguère présentée comme un modèle,

dont le sens de l'intérêt général, le dévouement etla compétence sont pourtant [. . .] généralementreconnus. Ainsi, on tourne le dos à la conception

française du service public, qui est une des carac-téristiques fondamentales de notre nation . Ce sontbien des conceptions radicalement opposées quis'affrontent aujourd'hui. Selon nous, l'initiativeprivée, mue par le profit, n ' est pas qualifiée pourprendre le relais de l'Etat dans la réalisation deséquipements d' intérêt général. Avec votre proposi-tion, comme avec la généralisation que l'on voit seprofiler, c'est bien à une démission de l'Etat, pourses tâches les plus essentielles, que nous risque-rions d'assister `(24). »

La réforme de 1982

Les difficultés rencontrées par les pouvoirspublics dans le financement des grandes infrastruc-tures raniment également le débat sur 1'« iniquitédu péage », en 1976, à l'occasion de la mise enplace de barrières à proximité de la capitale, surl'autoroute A-4 et, en 1979, à propos du pont del'île d'Oléron . Et si les débats qui eurent lieu àcette occasion constituent de grands momentsoratoires, ils constituent également des morceauxd'anthologie déclamés pour l'honneur. Les réalitéséconomique et financière mettent un terme à cettepolémique, relayée au début des années 1980-parde profonds changements politiques.

Dans son programme électoral, le candidat duParti socialiste à l'élection présidentielle préconi-sait la suppression pure et simple du péage, ar-guant, à juste titre, du caractère provisoire etexceptionnel de cette mesure, ainsi que l'instauraitla loi de 1955.

Plus jeunes et par conséquent plus vulnérables,les sociétés privées voient leur équilibre financiergravement altéré par les deux chocs pétroliers quieurent pour répercussions un quadruplement descoûts de construction et un doublement des tauxd'emprunts . Cette tendance fut encore aggravéepar le fait que les péages n'eurent pas une évolu-tion comparable, et par une baisse générale desrecettes liée à la diminution de la fréquentation. Ensituation de faillite au début des années 1980, lessociétés privées sollicitent l'aide de l'Etat qui

renforce alors son intervention.La combinaison de ces divers facteurs contra-

dictoires fait qu'une vaste réflexion est lancée surle devenir du système autoroutier . Le Conseiléconomique et social s'intéresse aux « liaisonsautoroutières et routières à fort débit » alors queles pouvoirs publics demandent à l'ingénieurgénéral des Ponts et Chaussées G . Dreyfus d 'éta-blir un rapport

dressant la situation du système

Page 25: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

autoroutier français et proposant un certain nombrede modernisations.

Les critiques le plus communément émisestiennent, d'une part, aux limites de la concessionelle-même qui tend à déresponsabiliser les sociétésconcessionnaires, l'Etat étant tout à la fois tutelleet garant suprême, d'autre part, au mauvais choixinitial dans la mise en oeuvre de la concessionprivée. Ainsi, comme le souligne la Cour descomptes dans son rapport au président de laRépublique (26) , « les conditions dans lesquelles laformule des concessions privées a été mise enoeuvre aboutissent à cette situation paradoxale quetrois sociétés concessionnaires, ayant réalisé desubstantiels profits (dans la construction), se trou-vent dégagées d'une grande partie de leur risque,cependant que l'Etat, lui, assume des charges etdes risques qui ne cessent de croître . Ces constata-tions, s'ajoutant à celles qui concernent le secteurparapublic autoroutier (SEM), montrent l'extrêmeintérêt et l'urgence de conduire à son terme uneréflexion d'ensemble sur les grandes liaisonsd 'aménagement du territoire et les mécanismes etles procédures de financement à mettre en oeuvrepour leur réalisation future . »

Si le Conseil économique et social préconiseune harmonisation des normes et de la gestion surl'ensemble des autoroutes de liaison, celle-ci passepar la création d'une entité centrale où « les SEM

deviennent mandataires du concessionnaireunique pour la construction et l'exploitation, ou aumoins pour celle-ci, la péréquation éventuelle desmoyens financiers exigeant la "remontée" de tou-tes les recettes au holding prenant en charge lesemprunts de tous » . Cependant, « s'il est inoppor-tun pour des raisons d'efficacité de gestion de

fondre l 'ensemble des sociétés d'autoroutes en uneseule société, en revanche, la nécessité d'effectuerune péréquation des moyens de financement impli-que la création d'un fonds national qui recevraitla concession de toutes les voies rapides (autorou-tes de liaison et voies express), les sociétés d'éco-nomie mixte devenant mandataires de ce conces-sionnaire unique ».

Bien que comparables quant à l'analyse desmaux du système autoroutier, les conclusions deG. Dreyfus se différencient quant à la mise enoeuvre des remèdes . Proposant le développementd'un nouveau concept d 'autoroute, il imagine unestructure financière unifiée qui tient compte del'héritage de vingt-sept ans d'expérience . Cettecentralisation aurait pour instrument une « nou-velle CNA », aux statuts et compétences élargis,transformée en établissement public à caractèreindustriel et commercial, et qui deviendraitconcessionnaire unique .

Quoique les solutions émises n'aient pas étéretenues, le rapport Dreyfus a conduit le gouver-nement à mettre en oeuvre une importante réformede la concession autoroutière, autour de trois axesprincipaux :—la maîtrise publique des sociétés privées endifficulté, grâce à leur « rachat » par la Caisse desdépôts et consignations, à la demande de l'Etat, etleur transformation en sociétés d'économie mixte ;—la solidarité financière au niveau national entreles sociétés d'économie mixte concessionnairesd'autoroutes (SEMCA), grâce à la péréquation etla création d'un établissement public, Autoroutesde France (ADF), chargé de sa mise en oeuvre et decompenser le déficit global du système autoroutierau moyen d'emprunts ;—l'unification du tarif des péages, seulementmajorable sur certains parcours implantés dans dessites ou des reliefs difficiles.

Si la création d'ADF est perçue par certainscomme une « sorte de débudgétisation », la néces-sité de la solidarité financière et de la péréquationest reconnue de tous, notamment au nom del'aménagement du territoire. Dorénavant, laconcession, ses limites, le rôle des acteurs ne sontplus L'objet de grands et virulents débats : aban-donnant le terrain politique, le discours devientsans cesse plus technique, plus sensible etconforme aux évolutions incessantes de la sociétécivile.

La « réforme » de 1987

Malgré l'efficacité de la nouvelle structure, lerythme des réalisations se ralentit considérable-ment dans la première moitié des années 1980 ; ceque déplorent, parfois avec humour, nombre deparlementaires : « Vous avez fait grand cas, l'andernier comme cette année lors de l'examen duprojet de loi sur les transports, des "facteursqualificatifs de choix" . Quels sont donc les fac-teurs très qualitatifs et un peu mystérieux quiprésident aux choix pour l'affectation des créditsdu fonds spécial aux grands travaux ? Qui procèdeaux choix en question ?

J'en terminerai sur ce sujet en reprenant, pourvous l'appliquer, une formule que M. Chénard atrouvée pour critiquer la gestion des gouverne-ments précédents ; "Les routes ? Une politique derustine ! Les autoroutes ? Une politique de coupsd'accordéon . Le plan routier d'Etat ? Simpledotation de cassettes ! Eh bien, monsieur leministre, avec votre budget routier pour 1983, onvoit bien que la cassette se vide, que l'accordéons'essouffle et que, pour les rustines, on sera bientôten rupture de stock (27) ! »

Page 26: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

Par ailleurs, en 1986, dans son rapport auprésident de la République, « Le système autorou-tier français et la situation des sociétés d'économiemixte concessionnaires d'autoroutes », la Cour descomptes souligne la persistance de pratiques qui nesont pas en accord avec les volontés affichées tantde la part de l'autorité de tutelle que des acteurs dusystème autoroutier. Ainsi condamne-t-elle un« retour ambigu vers la formule de l'économiemixte » au sein de laquelle subsiste « une autono-mie de gestion publiquement affirmée et en réalitétrès, réduite » du fait d'un éclatement des respon-sabilités, d'une politique contraignante de fixationet d'harmonisation des péages, d ' investissementsincertains et parfois contraints, tout comme l'oc-troi de nouvelles concessions à la rentabilité incer-taine.

C'est dans ce contexte que le pays s'engagedans une période de « cohabitation » qui voit leretour aux affaires des libéraux. M. EdouardBalladur, promoteur du système des sociétés auto-routières privées, lui-même ancien président d'uneSEM concessionnaire d'autoroutes, est appelé à latête du ministère des Finances alors que M . PierreMéhaignerie est en charge de celui de l'Equipe-ment.

Après une période de sept mois, M . Méhaigne-rie expose, dans la préface du rapport annuel de1986 sur l'état de la route, les grandes lignes de cequi allait être sa politique pour-les deux années àvenir et réaffirme sa confiance dans la concessionautoroutière :

« Quiconque a, comme moi, des responsabilitésd'élu local peut se rendre compte à quel point il estimportant pour l'économie d'une région de possé-der un réseau routier solide et moderne . Commeresponsable d'un grand parti politique attaché audéveloppement de l'Europe, j'ai pleinementconscience du fait que la route contribue large-ment à la construction de l'unité européenne . [ . . .]La route est donc la première des grandes prioritésde mon département ministériel et je compte dès1987 intensifier l'effort dans ce domaine . A cetégard, le symbole de la route moderne, efficace etsûre par excellence, c'est l'autoroute, cinq foismoins meurtrière qu'une route traditionnelle . Ilfaut accélérer la réalisation du maillage autorou-tier en utilisant mieux les potentialités des sociétésconcessionnaires et en étendant le champs desconcessions . J'y suis d'autant plus déterminé queles autoroutes, et les liaisons qui assurent lacontinuité du réseau autoroutier, sont un facteuressentiel d'aménagement et de mise en valeur duterritoire . En tant que ministre de l'Aménagementdu territoire je veillerai à ce que la route prennela part éminente qui lui revient dans le développe-ment équilibré de notre pays . [ . . .] La compétitivité

de nos entreprises est donc aussi tributaire del'action menée par l'Etat pour adapter le réseauroutier national aux besoins d'une économiemoderne . »

Face aux enjeux économiques nationaux etinternationaux, l'Etat décide la relance de sapolitique autoroutière . Cependant, un double im-pératif accompagne cette volonté : la recherche denouveaux modes de financements débudgétisés etl'octroi d'une plus grande autonomie aux SEMCA.

A la suite du comité interministériel d'Aména-gement du territoire (13 avril 1987), un nouveauschéma directeur est adopté et accompagné demesures. visant à renforcer l'assise financière desSEM, tout en accroissant leur « responsabilisationfinancière » . C'est ainsi que le capital social dessociétés concessionnaires est renforcé et recom-posé par l'entrée d'ADF dans les proportionssuivantes : Autoroutes de France 34 %, Caisse desdépôts et consignations 17 %, intérêts locaux (28)

49 %. En contrepartie, les avances accordées parl'Etat sont transférées à ADF et leur principe,supprimé . Enfin, nombre des emprunts émis de-puis lors ne bénéficient plus de la garantie del'Etat, même lorsque ceux-ci sont effectués sur lesmarchés étrangers. Par ailleurs, les pouvoirs pu-blics estiment que l'ensemble « péage - emprunt -péréquation » est à même de procurer aux SEM lesfonds nécessaires à la réalisation de nouvellesvoies autoroutières, et ce, sans l'aide de l'Etat.Ainsi dégagé de certains axes prioritaires et coû-teux, ce dernier pourrait mener à bien, à un rythmesoutenu, la modernisation du réseau routier tradi-tionnel par le seul biais des dotations budgéaires.

L'ambition attachée au nouveau schéma direc-teur va donc bien au-delà de la simple redéfinitiondes axes d'échange ; il s'agit, poursuivant l'oeuvreentreprise en 1982, de restructurer le système destransports dans son ensemble, afin de doter le paysd'un réseau routier national digne de ses espéran-ces européennes . Pour ce faire, seul un schémaprenant en considération, dès sa conception, lesimpératifs d'aménagement du territoire, de tempset de financement, peut permettre son développe-ment harmonieux et le dégager, autant que possi-ble, des aléas budgétaires et politiques. Dès lors ledébat devient plus technique.

Les années qui suivent voient la confirmationde cette volonté et de ce consensus national autourdu rôle économique et fédérateur de l'autoroute,même si d'aucuns estiment ces voies rapidescomme un luxe. La concession autoroutière appa-raît également comme un instrument efficace del'aménagement du territoire, voire de son finan-cement . En effet, la tentation se fait jour deconsacrer une part des recettes à des objectifs quidépassent ou n'ont que peu de rapport avec les

29

Page 27: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

seuls financement et exploitation des autoroutes,concrétisant en cela la tentation de la « renteautoroutière » conformément aux termes employéspar la Cour des comptes dans son rapport de 1990.Initié à la fin des années 1980, ce nouveau débat,auquel viennent se greffer des considérations tech -nico-financières quant aux limites du système depéréquation, est au coeur des réflexions actuelles.

L'évolution de la concession autoroutière, sesaménagements ou modifications successives onttoujours eu pour ambition d'élargir les capacitésfinancières des sociétés concessionnaires tout enmaintenant la tutelle de l'Etat, garant du bonfonctionnement du service public autoroutier.Depuis bientôt trente-neuf ans, pris entre lescontraintes imposées par la recherche de sonéquilibre financier et le service public, le systèmeautoroutier national tente de répondre à cettequestion fondamentale : la notion de rentabilitéest-elle antinomique du concept de service public ?Il est aujourd'hui devenu un outil puissant etefficient au plan technique comme le prouvent sesréalisations, et au plan financier grâce à la solida-rité financière des sociétés d'économie mixteconcessionnaires d'autoroutes . Néanmoins,l'adoption de la loi de 1955, puis l'émergence et lamise en place du système autoroutier ne mettentpas fin aux débats qui opposent tenants et adversai-res. Participant aux évolutions et aux progrès de laconcession, ils ne font que déplacer et multiplierles thèmes des polémiques qui, elles-mêmes, s'af-finent au fur et à mesure que progresse la qualitédu service apporté . Hier instrument de développe-ment, l'autoroute est en effet devenue un élément

participant directement à la qualité de vie dechacun . Ceci explique que soixante-cinq ans aprèsavoir été au coeur de débats de société, elle en soittoujours une composante majeure.

Les réalisations passées (plus de 5 200 km) etcelles projetées (3 700 km) témoignent du fait quela concession autoroutière a aujourd'hui atteint unpoint d'équilibre où se rejoignent autonomie dessociétés, solidarité et harmonisation financières,mais aussi tutelle de l'Etat . Car, en effet, le servicepublic demeure le seul lien permanent de cetteévolution mais tend à devenir, par extension, le« service à l'usager » . Signe de la profonde muta-tion qui s'opère aujourd'hui, l'usager disparaîtpour céder la place au client ; l'autoroute ne doitplus seulement être une voie rapide et sûre, elle sedoit d'être « bonne », c'est-à-dire, tout à la fois,efficace, agréable et humaine . Cette conceptionimplique que les sociétés d'économie mixteconcessionnaires puissent mettre en oeuvre unevéritable politique commerciale telle que la prati-que Cofiroute . Pour ce faire, les SEMCA devrontaccroître encore leur autonomie et la nature dupéage sera à redéfinir. Taxe, d'après la loi, il est deplus en plus souvent considéré comme le prixd'une prestation offerte . Les SEMCA préserve-ront-elles les fonds recueillis au seul profit duréseau autoroutier, quand l'Etat y voit un moyende réduire son effort financier au profit des routesnationales, mais aussi, on en parle, un moyen decombler son déficit ? Ou bien, n'est-ce pas plutôtla nature de la concession autoroutière elle-mêmequi doit évoluer ?

NOTES

Loi n° 55-435 « portant statut des autoroutes », Journalofficiel du 20 avril 1955, p . 4 023-4 024.

'2' Journal officiel, « Rapport au président de la Républi-que », Cour des comptes, année 1990 - n° 49.

(3) Journal officiel, «Rapport au président de la Républi-que », Cour des comptes, année 1986, p . 221.

'(4) Historiquement, l'intervention de l'Etat s'est traduite detrois manières spécifiques . En vertu de la loi de 1955, lesSEMCA sont habilitées à recevoir en cours de concessiondes avances d'équilibre afin de pallier un éventuel déficitde trésorerie . De même, des avances en capital ou desavances à la construction ont été nécessaires aux débuts dechaque société . Nombre d'entre elles étaient faites ennature, sous forme d'ouvrages ou de sections déjà exis-tants, mais elles pouvaient également être consenties sousforme de crédits établis selon des conditions plus avanta-geuses que elles du marché des capitaux à long terme .

Leur juste évaluation a longtemps constitué l'un desproblèmes centraux de la concession autoroutière . Pour lesavances en espèces, avant 1970, leur montant était établiselon un rapport direct avec le coût global des travaux,sans limitation . Depuis 1970, ce type de pratique s'estraréfié pour finalement disparaître en 1980 . Si leur prin-cipe d'évaluation restait alors identique, un seuil-plafondavait cependant été mis en place. Pour les avances ennature, les cahiers des charges établissent un système selonlequel leur montant se trouve limité à la somme desautorisations de programme . S'il apparaît un dépassement,sa prise en charge résulte d'un accord passé, au cas par cas,entre l'Etat et la société concessionnaire.

(5) Autostrade Lyon-Saint-Etienne, départements du Rhôneet de la Loire, Société des autostrades françaises, mai1935, p. 5-6.

(6) Op. cit ., note 5.

30

Page 28: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

(7) Les ressources allouées résultent d'une dotation budgé-taire, fixée annuellement, d'un prélèvement de 20 % sur leproduit des taxes nationales sur les carburants routiers ainsique d'un prélèvement de 2 % sur le produit des taxesdépartementales sur les carburants routiers.

(8) Préambule de la loi portant statut des autoroutes, inter-vention à l'Assemblée nationale, op . cit.

(9) Loi n° 55-435 du 18 avril 1955 portant statut desautoroutes, op. cit.

(10) Journal officiel du 20 avril 1955, Paris, 1955,p. 4 023-4 024.

(11) Loi n°55-435 du 18 avril 1955 portant statut desautoroutes, op . cit.

(12) Loi n° 55-435 du 18 avril 1955 portant statut desautoroutes, op. cit.

(13) Assemblée nationale, 2' séance, 3 mars 1955, Journalofficiel, p . 1 046.

(14) AN, 2' séance, 15 janvier 1963, Journal officiel, p . 839.

(15) Gabriel Péronnet, AN, 3' séance du 4 novembre 1964,Journal officiel, p . 4 583.

(16) Si 69 milliards de francs sont d'origine budgétaire,principalement dus à la relance du Fonds spécial d'inves-tissement routier (FSIR), le solde provient d'emprunts àlancer.

Le taux global de prélèvement étant tombé de plus de20 % à sa création (1951) à moins de 9 % au début desannées 1960, une partie de ses ressources sont englobéesdans le budget général de l'Etat.

(18 ) Par ailleurs, elle spécifie que le montant maximal desemprunts garantis sera fixé annuellement dans le cadre dela loi de Finances . Avec les premières concessions s'ins-taure également la pratique des avances en capital rem-boursables sans intérêts et des avances à la construc-

tion dont nombre d'entre elles étaient faites en nature parl'intégration de sections ou d'ouvrages déjà construits dansles réseaux concédés.

(19) SEM ou SEMCA : société d'économie mixte conces-sionnaire d'autoroutes.

(20) Tony Lame, AN, 1ère séance du 18 décembre 1962.

(21) Gabriel Péronnet, op . cit.

'2222 ' P . Jacquet, ministre des Travaux publics, AN,4 novembre 1964.

(23) Dès l'origine d'une autoroute, tant la conception que laconstruction étaient assurées par les Ponts et Chaussées.Une fois cette phase achevée, l'entretien lui-même reve-nait à ces mêmes services par le biais de « protocolesd'entretien » passés entre les SEM et les Ponts et Chaus-sées . D'un point de vue administratif, la gestion étaitconfiée à la Société centrale pour l'équipement du terri-toire (SCET) . La Caisse nationale des autoroutes (CNA),quant à elle, émettait les emprunts nécessaires à laconstruction et à l'exploitation du réseau et accordait desprêts aux SEM. Ces deux organismes faisaient l'objet devives critiques car la SCET est une filiale de la Caisse desdépôts et consignations (CDC), tandis que la CNA, prési-dée par le Directeur des routes, voyait sa gestion assuréepar cette même CDC.

(24) André Boulloche, AN, 1ère séance du 14 novembre1969, Journal officiel, p . 3 729.25) « La situation actuelle et le devenir des autoroutesfrançaises », Journal officiel, Paris, février 1982.(26' Rapport au président de la République, 1976.

(27) Charles Fève, AN, 1ère séance du 16 novembre 1982,Journal officiel, p . 7 231.

(28) Régions, départements, communes, chambres decommerce et d'agriculture, caisses d'épargne locales . . .,pour ne citer que les plus représentatifs .

Page 29: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

Débats

Richard Darbera

II y a deux mots que je n'ai pas suffisammententendus, ce sont : tarifs et enchères . On n'a pasdéfini quelle était l'utilité de mettre ces deux acteurs,privé et public, ensemble dans le domaine desinfrastructures.

Normalement, les infrastructures de ce type, lesinfrastructures publiques, ne peuvent pas être pro-duites par le privé. Autant celui-ci peut fournir despulls en laine ou des costumes qu'il peut vendre surl marché, autant il n'existe pas un marché efficacepour les infrastructures . C'est donc un domaineréservé de l'Etat.Il se trouve que les pannes du marché qui fontque le privé ne peut pas produire d ' infrastructuresont un symétrique, les pannes de l'administration(lourdeurs, manque d'initiatives, etc .) . D'où lanécessité de trouver un compromis et de faireintervenir les deux. Le danger de laisser le privéproduire les infrastructures, c'est qu'il va essayer deprélever une rente, c'est-à-dire que, s'il aunmonopole sur un pont, il peut prélever un tarif quisera très élevé, ce qui fait que l'intérêt privé del'exploitant ne coïncide pas avec l'intérêt collectifqui peut être un tarif très bas ou pas de tarif du tout.Il est donc nécessaire pour I'Etat de contrôler le tarifde l'infrastructure . Mais à partir du moment où ilexerce ce contrôle, il n'est pas sûr que le conces-sionnaire s 'en sorte.

Et – c'est le deuxième volet – il faut trouver desconcessionnaires qui s'accommodent d'un certaintarif et pour cela avoir recours au système desenchères en matière d'adjudication . C'est le mo

dèle économique très simple qui explique commenton peut concéder des infrastructures au privé . Jetrouve qu'on aurait dû passer cette revue de l'his-toire dans le domaine d

escanaux, des chemins de

fer ou des autoroutes, en mettant chaque fois l'ac-cent sur la manière dont ont été résolus ces deuxproblèmes : qui décidait du tarif et à qui donnait-onla concession ? Selon quels critères ?

Ma question à Michel Burdeau est la suivante :à quoi a servi le privé dans le cadre des autoroutesfrançaises ? Etait-ce une manière détournéed'autoriser I'Etat à prélever la rente ?

Michel Burdeau

Les principaux intérêts du recours à la conces-sion sont de quatre ordres . Tout d'abord, on peutêtre amené à concéder parce que les financementspublics sont limités, ce qui conduit à avoir recoursà l'usager plutôt qu'au contribuable . On peutégalement rechercher une réponse plus adaptéeaux besoins, que ce soit en termes de productivitéou de qualité de service . On estime alors que lespouvoirs publics ne sont pas les mieux à mêmed'offrir le meilleur service au moindre coût ou nesont pas vraiment équipés pour cela . Un troisièmeordre de préoccupations, très proche du second, estla volonté de limiter les interventions directes de lacollectivité publique. Des analyses américaines trèsrécentes montrent que, par nature, la collectivitépublique tend à privilégier des objectifs qui ne sontpas directement économiques : qu'il s'agisse declientélisme, d'objectifs sociaux plus ou moins bien

Page 30: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

compris, la collectivité publique ne sait pas avoirune gestion efficace des services . Enfin, et celarejoint un peu le premier aspect, dans une conjonc -ture économique morose, on peut aussi vouloirconcéder par souci d'élargir et d'amplifier l'actionen faveur des infrastructures, notamment en faveurde l'emploi.

La question que vous posez consiste à penserqu'on aurait pu concevoir que ce soit la collectivitépublique qui, tout en ayant une gestion directe,assure une sorte de budget annexe qui aurait étéalimenté par prélèvement du péage . II n 'y avait pasforcément identité entre le fait de percevoir unpéage et celui de faire naître des opérateurs d'unnouveau type, qui peuvent d'ailleurs être desconcessionnaires purement privés ou des sociétésd'économie mixte, concessionnaires d'autoroutes,dont on aurait du mal à dire qu'elles soient pure-ment privées . Mais là, un autre facteur a joué . Lessociétés d'économie mixte concessionnaires d'au-toroutes ont un statut de droit privé et j'auraistendance à penser que cela a permis de préserverl'affectation du péage à ces sociétés . Que se se-rait-il passé s'il n'y avait pas eu ce statut privé dessociétés d'autoroute ?

De fait, les sociétés d'autoroute sont des sociétésà caractère privé, qui progressivement ont connuun mouvement d'émancipation par rapport à cequ'elles étaient au tout début . A cette époque il yavait un président et des services qui, sur le plantechnique, étaient assurés par les services de l'Etat,sur le plan administratif et financier, par les servicescommuns de la direction des grands ouvrages de laCaisse des dépôts . Les sociétés existaient très peu.Et de fil en aiguille, il y a eu la naissance de sociétésoriginales, selon un montage pragmatique, qui apermis que le souci de la rentabilité n'ait pas étéleur motivation principale : les SEM ne sont pasmises en place pour être rentables, elles le sont pourassurer une gestion efficace des concessions quileur viennent de I'Etat dans un cadre déterminé.Mais elles ne sont pas soumises à l'objectif derentabilité qui pourrait dans certains cas, commevous l'avez dit, aboutir à ce que lu poursuite del'intérêt du concessionnaire aille à l'encontre del'intérêt du concédant . C'est là pratiquement l'inté-rêt de la formule des SEM.

Lorsqu 'on parle de recours au privé, et notam-ment pour l 'étranger, il y a toujours une immenseambiguïté : dit-on « financement par le péageégale financement privé » ou bien vise-t-on Iinter-vention d 'opérateurs privés ? Ces opérateurs nesont-ils privés que s'ils sont partie prenante encapital aux opérations ou parce que les prestationsqu'ils délivrent permettent de dire qu'elles appar-

tiennent au secteur privé ? Tout cela mériteraitévidemment d'être clarifié.

Richard Darbera

Vous avez donné quatre arguments qui justifientl'introduction du privé dans le système de conces-sions pour les autoroutes . En fait, je ne vois desolides que le deuxième et le troisième . Le premierfait référence à la limitation des financementspublics, mais on peut très bien imaginer que I'Etatlance un emprunt pour lequel il sera très largementremboursé. Le dernier évoque une conjoncturemorose or, c'est un peu le rôle de I'Etat de gérer laconjoncture . Donc, je ne retiens que les deuxarguments centraux, à savoir la productivité plusélevée, la meilleure qualité de service, et deuxiè-mement la protection contre le clientélisme, contredes enjeux politiques liés au service public . Sur cesdeux arguments-là, je pensais que vous alliezdévelopper et nous dire que le système français desautoroutes était très efficace, qu'il y avait uneproductivité élevée, pas de clientélisme, et puis vousêtes tout de suite parti sur un autre argument, endisant « et puis de toute façon c'est cela qui apermis de mettre des péages, parce que sinon onn'aurait pas pu le faire ». Alors, je vous repose laquestion : qu'est-ce que le privé, à part cettemanière de détourner la loi, a apporté ?

Michel Bardeau

Il y a deux façons de répondre . D'abord, endisant ce dont souffrait le mode de gestion public,la gestion publique directe . Je signalerai une cer-taine soumission à des intérêts autres que la recher-che d'une meilleure productivité (politiques socialesplus ou moins bien interprétées, clientélisme électo-ral, soucis de carrière) . Le deuxième aspect, c'estque le cadre public administratif et financier setrouve souvent inadapté à une gestion efficace . Il ya l'annualité budgétaire, les modalités de contrôle,ex ante et ex post, le découpage en tranchesFonctionnelles qui créent de fortes contraintes,même si c'est formel et si, à coup de contorsions, lesservices de I'Etat arrivent à résoudre ces problèmes.C'est un cadre qui ne se prête pas, dans lesmeilleures conditions, à l'efficacité . Je l'ai véculorsque j'étais à la Direction des routes. Les DDEdéploient des trésors d'intelligence pour contournerces obstacles, qui sont permanents et empêchent,par exemple, d'entreprendre des grands travauxde terrassement, d'avoir une logique de producti-vité, y compris dans la phase de réalisation.

34

Page 31: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

La Cour des comptes nous reproche de ne pasavoir une réflexion plus globale, qui permette queles financements répondent vraiment aux besoins.Dans certains cas, mais je crois que c'est un débatqui est dépassé, on nous disait même que lasolution technique qu'est l'autoroute était en quel-que sorte prédéterminée par ce mode de finance-ment qu'est le péage, qu'elle nous amenait à fairedes autoroutes à péage, même là où elles neseraient pas strictement nécessaires . Curieusementl'administration, qui aurait pu avoir plus facilementune approche globale des problèmes de transport,n'a pas saisi cette chance de regrouper sous unemême autorité plusieurs directions pour assurer,dans une fonction régulatrice globale, un meilleurcontrôle de la situation . En tant que sociétés conces-sionnaires, nous avons une tutelle, entre guillemets,avec laquelle nous avons les meilleures relations, etje crois que les relations sont équilibrées de concé-dant à concessionnaires, mais nous ne ressentonspas toujours l'expression d'une politique plus largeet plus globale dont nous serions un des éléments.Cela commence à venir dans certains secteurs, maisnous ne le ressentons pas-toujours . Si l'on prendl'exemple des autoroutes qui ont été construitesdirectement par ('Etat dans le Massif central, ellessont sûrement d'une qualité exactement équivalenteà ce que nous faisons, mais je crois que les pouvoirspublics, l'administration des routes en l'occurrence,sont les premiers à s'interroger sur la manière dontils arriveront finalement à les exploiter et à lesentretenir.

Alain Fayard

II me semble qu'il y a un grave problème devocabulaire . Il faudrait distinguer soigneusementtrois notions : faire appel au péage, faire appel àune entité autonome et enfin ire appel au finan-cement privé.

Faire appel au péage, c'est faire appel à l'usa-ger et cela peut se faire dans le cadre de ('Etat : ilexiste les ponts départementaux à péage exploitésen régie.

Deuxièmement, on peut faire appel à des entitésautonomes. C'est un fort mouvement qui est en trainde se produire : en Angleterre, par exemple, uneagence des routes a été créée ; en Allemagne, unbureau des privatisations qui a, semble-t-il, pourbut de former une agence des routes contrôlée à100 % par ('Etat, ce qui montre bien que lesambiguïtés sémantiques existent de part et d'autredes Pyrénées, du Rhin, etc . Tout ce que nous a ditMichel Burdeau était une illustration de l'avantage

d'avoir des entités autonomes, avec des contrôles,des souplesses, l'obligation d'identifier des coûts etla discipline d'une comptabilité, etc.

Enfin, il y a le recours au financement privé.Personnellement, je dirais qu'il n'y a jamais eu definancement privé en France. Les sociétés d'écono-mie mixte ne sont pas mixtes . Pour qu'elles le soient,il faudrait avoir au moins deux composantes diffé-rentes . II y a eu des sociétés dites privées, mais ellesn'étaient pas non plus réellement privées . En effet,je rappelle que 70 % de leurs risques étaient

supportés par l 'Etat (grosso modo, 10 % étaient appor-tés par ('Etat et 60 % du total du financement — 75 %des emprunts — étaient garantis par lui) . L'expé-rience a montré que, lorsque cela s'est mal passé,c'est ('Etat qui a supporté les risques . Il me semble,et c'est une vue un peu prospective, que pour qu'ily ait une société privée il faudrait deux choses :d'une part, un contrat, et d 'autre part, que cecontrat soit respecté par ('Etat . L'Etat ne sait pas, eneffet, respecter un contrat. Le contrat administratifest une notion qui n 'a pas de signification . Lemeilleur exemple en est que jamais on n 'a respectéla moindre clause contractuelle concernant les ta-rifs, sous quelque mode que ce soit, et qu'on atoujours fait preuve de l'arbitraire le plus absolu . Ilfaudrait également que ('Etat fasse respecter lescontrats à son égard . C'est également une caracté-ristique de l'Etat Français : il ne sait- pas fairerespecter les contrats. Lorsque cela se passe tropbien, il dit : « Ce n'est quand même pas moral qu'ilsaient une rente », et quand cela se passe mal : « Cene serait quand même pas moral que ces pauvresmalheureux qui participent au service public —notion floue — supportent des pertes anormales . »

Aujourd'hui, nous sommes confrontés à un vraiproblème. Qu'on le veuille ou non, la réglementa-tion communautaire est en train de s'imposer ànous et elle nous contraint à deux choses : d'unepart, à des publicités, et d 'autre part, à une contrac-tualisation et à un respect du contrat ou, plusexactement, à une mauvaise foi à ('anglo-saxonne,c'est-à-dire ne pas respecter le contrat mais dans lecadre du contrat . C'est à l'opposé du systèmefrançais où l'on célèbre la merveilleuse concision duConseil d'Etat . En droit anglo-saxon, donc en droitcommunautaire, cela s'appelle de l'arbitraire et onne pourra pas continuer longtemps.

Jean-Pierre Giblin

J'ai l'impression que dans le cas des chemins defer, comme dans celui des canaux, il y a eu de vraisentrepreneurs, marna s'il y a eu aussi des privilé-

Page 32: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

giés, des prébendes confiées à certaines personnes.Le chemin de fer a été considéré au cours de sapremière période au XIXe siècle comme une affairejuteuse, visiblement des gens se sont précipités pouren construire . On n'a pas l'impression que cela aitété tout à fait la même chose pour les autoroutes,sauf peut-être au début pour le tracé entre Lyon etSaint-Etienne et il est d'ailleurs curieux de constater

re ce fut aussi celui de la première ligne de cheminfer . Mais après on n'a plus l'impression d'avoir

été dans un système d'entrepreneurs.Ce système d'économie mixte est une façon

pour l'Etat d'intervenir, alors qu'il n'est pas capablede le faire par des voies administratives . Dans lalecture que l'on peut faire de la raison d'être dusystème autoroutier actuel, je me demande s'il n'ya pas finalement l'aveu par l'Etat, après une

analyse objective, d'une certaine incapacité, d'unepart, à gérer dans un système administratif lesystème industriel et commercial que constitue toutouvrage à péage et, en même temps, une méfiancede I'Etat contre lui-même, contre ses propres excès.Je crois que l 'Etat, c 'est une tradition qui doitremonter aux Fermiers généraux de l'Ancien Ré-gime, a une véritable difficulté à admettre desbudgets affectés et une tentation permanente às'emparer des magots où qu'ils se trouvent . On l'avu avec les taxes sur l'essence . Je me demande sidans-le système de péage très original que nousavons pour les autoroutes, l'Etat n'a pas acquisfinalement un peu de sagesse en disant « il ne fautpas que je me mette dans une situation où je vaisêtre vraiment très tenté de mettre la main sur letrésor de guerre » . En ce moment, on le sent bien,il y a une certaine hésitation, des tentations même,vis-à-vis des recettes que représente le systèmeautoroutier . J'émets l'hypothèse que, dans le cas dusystème autoroutier, I'Etat a trouvé un certainéquilibre en se prémunissant contre des tentationsqu'il pourrait avoir et en reconnaissant, finalement,qu'il n'était pas capable de faire lui-même.

Georges Ribeill

Je voudrais mettre en relations les problèmes deconcurrence équitable que rencontrent le chemin defer et la route, problèmes qui donnent beaucoup desoucis à la SNCF, à propos des charges d'infra-structure, autrement dit à propos des tarifs dupéage. Initialement, le tarif du chemin de fer,contrôlé par I'Etat qui impose un plafond, est alignésur le tarif de la batellerie . Les compagnies n'ontpas le droit de vendre plus cher que la batellerie,c 'est un principe d'ajustement . Par contre, elles

peuvent librement pratiquer des réductions tarifaires : elles ne s'en priveront pas, en recourant viades tarifs spéciaux à un certain dumping . Ce tariflégal, prescrit par la tutelle, se décompose explici-tement en deux éléments : un péage proprement ditqui vise à compenser les charges des capitaux duconcessionnaire (compte d'établissement) et le tarifde transport qui couvre les charges d'exploitation.Dans l'archéologie des tarifs, c'est cela, mais cedispositif va conduire à des difficultés chroniques ettrès vite identifiées, dès la fin du xixe siècle, par undirigeant de compagnie de chemin de fer . Lors-qu'on abolit en 1880 les taxes de la batellerie,lorsqu'on rend ainsi gratuite l'utilisation des ca-naux, Noblemaire du PLM est l'un des premiersdirigeants du chemin de fer à dénoncer une telledistorsion sur le même marché de marchandisesentre une batellerie qui ne paie pas ses chargesd'infrastructure et des compagnies dont les recettesd'exploitation doivent couvrir les charges de capi-taux, d'entretien. Même si, à la suite du rapportNora (1967), l'Etat, depuis 1971, compense à laSNCF ses charges d'infrastructure, au nom de ceprincipe d'égalité des charges entre modes

concurrents, ce débat reste d'une brûlante actualité. LaSNCF dit : « Le versement de l'Etat est insuffisant,nous payons toujours trop de charges d'infrastruc-ture », et cela représente chaque année plusieursmilliards de subventions de l'Etat à la SNCF, « maisle compte n'y est pas, nous sommes toujours enposition d ' inégalité économique avec le concurrentnuméro un qu 'est le transport routier ».

Deuxièmement, sur les problèmes de péageautoroutier ou plus largement de fiscalité routière,on sait que cette taxation est un vecteur structurel detransferts économiques importants : l'automobilistesubventionne le camionneur et cela ne suffit pas àéquilibrer les comptes sociaux de la route, le déficitétant, en fin de compte, pris en charge par lecontribuable . Tout ce débat est d'actualité puis-qu'au regard de l'enjeu que représentent, selon lapolitique communautaire affichée, les principes declarté, de transparence et d'équité des règles dujeu, on s'aperçoit que l 'Etat français est encoreempêtré dans des héritages politiques et des tradi-tions de fiscalité ou de tarification, dont il n'est passorti et qui sont douloureux pour une partie ou pourl'autre . Si bien que le chemin de fer a toujours unoeil fixé sur ces problèmes de tarification de péagesroutiers, en disant : « Ils ne sont pas assez élevés . »L'adoption de la taxe à l'essieu en 1968 a constituéun pas en avant. Mais cela a été une affairemouvementée, la FNTR n'en voulait pas et, depuis,elle n'a été ni révisée ni indexée . . . D'où il ressort, enfin de compte, le poids de lobbies : les compagnies

36

Page 33: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

de chemin de fer ont été un puissant lobby, la SNCFn'en est pas un . Une entreprise publique ne peutpas se permettre d'utiliser les mêmes moyens depression politique qu'un consortium d'intérêts pri-vés, tel le lobby pétro-auto-routier soutenu, bienentendu, par Rivoli/Bercy et la Direction des routes,alors que la cause de la SNCF ne sera plaidée quepar la plus modeste Direction des transports terres-tres.

Michel Burdeau

Le thème de l'infrastructure mériterait une ré-flexion approfondie . Dans la logique de Bruxellestout est simple : on dissocie l 'aspect propriétaire etgestionnaire de l'infrastructure et l'aspect opéra-teur, en prônant l'égalité d'accès à l'infrastructure.Il est vrai que le domaine de l'infrastructure ne peutpas être lui-même soumis à une concurrence, sinondans les procédures de dévolution des marchés . Onne peut pas se permettre d'avoir des autoroutesconcurrentes exploitées par des opérateurs

différents: Mais il me semble que des questions restentposées, je m'adresse au monde de la recherche etde l'étude, qui concernent la définition de nouveauxmodes de gestion de l'infrastructure qui garanti-raient l'égalité d'accès, les principes de rémunéra-tion et les conséquences de l'intervention d'opéra-teurs en position de concurrence sur ces infrastruc-tures . Actuellement, le débat ne se limite pas du toutà la route, il se pose aussi pour les télécoms, leschemins de fer.

Il est exact de dire qu'il n'y a pas eu de sociétésprivées dans le domaine de l'autoroute . On observeun mouvement dans les pays de l'ex-Europe de l'Estqui me semble un peu dangereux, parce que cesont des pays qui ont des conditions économiqueset de trafic qui sont plutôt plus défavorables quecelles que nous avions en 1955, où pourtant nousavons eu du mal à monter ce genre de logique . Ilfaut reconnaître que lorsque nous sommes amenésà parler devant des partenaires tchèques, hongrois,etc., nous leur tenons deux discours différents . Toutd'abord, le discours sur le système d'économiemixte à la française qui est plutôt celui que parprudence nous leur tenons . Mais d'autres, notam-ment des représentants d'entreprises, vont beau-coup plus loin, jusqu'à un schéma dit de finance-ment mixte où les collectivités publiques seraientamenées à intervenir d'une façon extrêmementlourde, même si c'est forfaitisé, compte tenu de larentabilité exigée des capitaux directement investis.Sauf exceptions, le domaine de l'infrastructure nese prête pas tant que cela à un financement

majoritairement privé, étant donné les exigences derentabilité . Les chiffres sont considérables, en ter-mes d'intérêts réels. Combien d'activités de trans-port sont-elles vraiment en mesure de supportercela ?

Bruno George

Historiquement, il est un fait que, partout dans lemonde, là où existent de grands réseaux autorou-tiers, excepté en France, l'initiative a été purementprivée, au sens entrepreneurial où vous l'entendez :aussi bien en Allemagne au début du siècle, qu'auxEtats-Unis et en Italie . Alors, pourquoi la Francen'a-t-elle pas adopté cette voie, et pourquoi, ail-leurs, en vient-on à réfléchir sur la mise en oeuvred'un système à la française ?

Jean-Damien Poncet

Qu'appelle-t-on l'Etat ? On dit c'est l'Etat, avecl'Etat et encore I'Etat, mais dans l'Etat il y a uncertain nombre de composantes et il y a peut-êtredes Etats dans l'Etat. Au fond, quand on dit que leprivé n'intervient pas en France, c'est peut-êtreparce qu'une certaine catégorie d ' individus appar-tiennent dans d'autres pays au privé et en France àI'Etat.

Georges Ribeill

Dans la tradition française, il faut évoquer ladéfiance première du corps des Ponts par rapportaux chemins de fer, lorsque ce corps, en chargemonopolistique des routes et des canaux, voitarriver un concurrent qui entend se développer sousrégime libéral, privé . Je pense qu'une partie desréticences du ministère à l'époque provient d'unerésistance « corporatiste » du corps des Ponts quidisait : « Si le chemin de fer est une affaire pure-ment privée, qu'allons-nous devenir avec nos routesdéclassées et nos canaux désertés ? » Une fois quele régime de concession de durée limitée est défini-tivement mis en place, le corps des Ponts réalisequ'il peut, par le pantouflage, investir massivementles compagnies et accéder aux postes de diri-geants : il n'y a plus alors de problème . Il y estmême gagnant puisqu 'on va multiplier par deux lespostes : postes de dirigeants dans les compagniesconcessionnaires et postes de direction des corpsspéciaux de contrôle de ces compagnies . Tout lexixe siècle est marqué par une inflation de corps et

Page 34: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

La concession et ses limites

sous-corps de contrôle et d'inspection, commercialeet techniques. J'ai toujours noté que le pantouflagedes ingénieurs des Ponts se fait de manière privilé-giée dans le secteur concédé . S'ils sont achetés parces capitaux, c'est en particulier parce qu'ils saventtrès bien parler deux langages, celui de l'adminis-tration et celui du privé . Il y a tout un réseaucorporatif ainsi tissé, à tel point qu'en matière decontrôle administratif des compagnies de cheminde fer, on verra un jeune ingénieur des Pontschargé de contrôler un major de vingt ans plus âgéque lui . Il est mal à l'aise et donc ce contrôle esttoujours illusoire, les liens naturels de camaraderiedissolvent les impératifs d'un contrôle efficace. Il

faut insister sur cette composante culturelle, et c'estune caractéristique stable de l'histoire de ce corpsqu'il se trouve très bien dans ce système-là . Que cesystème soit privatisé ou nationalisé, il a toujoursson point de chute assuré d'un côté ou de l'autre.

Plus hypothétiquement, sur la très longue durée,on a envie de dire que les mouvements longs decroissance sont des moments où l'on fait appel auxcapitaux privés, tandis que dans les moments dedépression, on garantit, on rachète, on nationalise,on étatise. Pourquoi dans les années 30 n'a-t-onpas créé de concessions d'autoroutes, malgré lesmodèles allemand et italien ? Le corps des Pontsdisait alors : «A quoi bon, puisqu'on a le meilleurréseau routier . » Vingt ans après; il se piège encorequelque peu : on ne périt pas dire à la fois qu 'on ale meilleur réseau routier et qu'il faut concéder auprivé des autoroutes . On a l'impression globale-ment que, dans les périodes de croissance, le privétrouve sa part, profitant de règles du jeu libérales etpuis, dès que cela va mal, il se réfugie derrièrel'octroi de garanties, voire des rachats, etc.

Jean-Pierre Giblin

Concernant la mise aux enchères, il me semble

Tee depuis l'origine des temps la tradition française

e la concession est le choix intuitu personae,c'est-à-dire le choix du gré à gré . Dans notretradition, et je ne sais pas pourquoi, la concession

ne se traduit pas par la mise en concurrence.L'Europe risque, en la matière, d'introduire desbouleversements.

Georges Ribeill

En matière de chemins de fer, une centaine deconcessions ont été attribuées à des opérateursdistincts . D'une année à l'autre, d'une concession àl'autre, les modalités variaient, il n'y avait pas dedoctrine bien arrêtée entre l'adjudication et laconcession directe.

A l'époque du boom ferroviaire, sous la monar-chie de Juillet, l'enchère se fait couramment sur ladurée de la concession . Par exemple, s'agissant dela ligne de Paris à Lille qui était estimée très renta-ble, alors que la durée maximale de la concessionétait de quatre-vingt-dix-neuf ans, Rothschild val'emporter en 1845 en disant pouvoir rentabiliser etamortir le capital énorme investi en vingt-trois ans !La première crise venue, la Compagnie du Nordnégocie avec l'Etat pour rallonger la durée de saconcession, très vite alignée sur quatre-vingt-dix-neuf ans, la durée standard . Compte tenu de l'offreconcurrentielle de capitaux, c'est une époque oùl'enchère se faisait donc sur la durée de la conces-sion . Mais on s'est vite rendu compte que c'était unpeu aberrant de demander que des gens investis-sent et rentabilisent sur des durées aussi courtes desinfrastructures dont l'amortissement financier n'étaitpossible que sur le long terme.

Michel Burdeau

On ne sait pas forfaitiser et contractualiser desrelations. Si on savait le faire, on saurait évoluervers le système du financement mixte ou du risquemixte, c'est-à-dire que finalement la collectivitépublique pourrait dire : «Je m'engage, mais jelimite mon intervention à tant et je respecterai uneévolution tarifaire qui est celle qui a motivé l'inter-vention du privé . »

Page 35: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

Deuxième partie :

L'innovation :une affaire d'entreprises ?

Page 36: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

Le béton armé et le ministère des Travaux publicsla circulaire de 1906

Gwenaël DelhumeauInstitut français d'architecture

Albert Merciot, ingénieur civil, un temps établientrepreneur de travaux en ciment armé, contribue,comme tant d'autres spécialistes, à la vulgarisationde ce matériau, en publiant vers 1910 un-manuelqu'il destine à tous ceux qui, architectes, entrepre-neurs ou agents de service public, ont plus às'occuper d'applications-pratiques que de sciencepure. La question des réglementations relatives àl'usage du matériau est pour Merciot l'occasiond'un constat qui, par sa clarté même, paraît tran-cher avec la neutralité qui caractérise générale-ment le ton de ces ouvrages : « Le ciment armé,précise-t-il, introduit en quelque sorte de forcedans la construction par l'industrie privée, audésaveu constant et hostile des sphères officielles,est actuellement pris en haute main par cesdernières, qui en ont réglementé l'emploi danspresque tous les pays . » Nul autre manuel résu-mant, au terme de cette première décennie, l'évo-lution du nouveau matériau n'oppose aussi fronta-lement les logiques qui gouvernent industrie pri-vée et pouvo irs publics et ce, dans sa juste dimen-sion internationale.

L'histoire de cette « prise en main » est, aufond, l'histoire d'un déplacement du champ de lapratique, celle des constructeurs, à celui de lascience qui s'impose comme le cadre institutionneldu débat. C'est aussi l'histoire d'une procédure quiévolue entre normalisation et réglementation . Si,en France du moins, un consensus entre les diversacteurs concernés est nécessaire, l'autorité scienti-fique, seule, concentre les pouvoirs de décision etimpose en définitive les règles qui seront spéci-fiées dans tous les cahiers des charges administra-tifs . Subtil effet de langage, le mot « règlement »

est délaissé au profit du terme « instructions » qui,dans l'esprit des auteurs de la circulaire, « tout enayant le même caractère obligatoire pour lesingénieurs; s'annonce comme moins perma-nent (I) ». Cette nuance, qui n'échappe à aucunconstructeur, est en fait une porte laissée ouverteà un débat, que la circulaire de 1906 est loin declore . Se poursuivant, il donne sa vraie portée auphénomène de normalisation qui est associé àl'essor du béton armé et dont les instructionsministérielles ne constituent qu'une étape, aussidéterminante soit-elle . Cette normalisation n'est ensomme autre chose que le passage progressif del'état de « système » (Hennebique, Cottancin,Coignet . . .) à celui de « matériau ».

De fait, vers 1910, l'argumentation techniquederrière laquelle se sont longtemps retranchés lespromoteurs des divers systèmes en concurrence nefait plus recette et l'usage de tel ou tel procédé nesuffit plus, d'une manière générale, à départagerles constructeurs sur le marché. Si d'ailleurs lesprincipaux systèmes de construction en béton armésont tombés dans le domaine public, ou inverse-ment sont l'objet d'une inflation de perfectionne-ments souvent subtils, dans la pratique du bureaud'études, rien ne distingue plus alors, en terme dereprésentation, un plan d'exécution Hennebiqued'un plan d'exécution Coignet.

En 1897, Napoléon de Tedesco, rédacteur enchef de la revue Le Ciment, prédit ce que seize ansplus tard un protagoniste influent de la commissiondu ciment armé, Armand Considère, constate avecsatisfaction : le nivellement des différences entreles systèmes. Similaires dans leur conclusions, cesdeux discours émanent de points de vue assez

41

Page 37: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

éloignés sur l'évolution de la construction en bétonarmé. Ainsi pour N. de Tedesco, également « chefdes études » de la maison Coignet, c'est le perfec-tionnement constant apporté par les constructeursà leurs systèmes qui, dans une vision somme touteassez darwinienne de la théorie des espèces,détermine l'évolution du matériau. En revanche,pour Considère, figure importante de la rechercheinstitutionnelle, les systèmes, soumis au cribleméticuleux des expériences de la commission duciment armé, ne constituent qu'un des paramètresnécessaires à une approche strictement scientifiquedu béton armé qui se définit notamment, en tempsque matériau, à l'intérieur du cadre de ces expé-riences officielles.

Ces deux positions, arbitrairement extraites deleur contexte, délimitent le champ a priori conflic-tuel qui définit les rapports entre savants et prati-ciens, pouvoirs publics et industrie privée.

« Pendant que les ingénieurs doutaient et queles savants calculaient, ironise en 1902 un com-mentateur autorisé, les inventeurs ont appliqué etperfectionné. . . (2) » De fait les travaux des premiersthéoriciens du béton armé visant à modéliser soncomportement mécanique n'interfèrent visible-ment pas sur le développement même du bétonarmé, comme si les deux univers évoluant séparé-ment devaient être considérés de façon distincte.C'est bien ce qui_semble se dessiner – jusqu'à lacaricature – alors que le béton armé subit l'examenscientifique qui doit sanctionner sa validation parl'administration . Or, c'est à l'évidence au niveaud'une interpénétration des savoirs théorique etpratique que se situe l'innovation en matière deconstruction en béton armé.

Dans le domaine des travaux publics, deuxouvrages éphémères, événements constructifs rela-tivement confidentiels, sanctionnent à leur ma-nière une avancée dans le champ de l'innovationconstructive qu'ils illustrent de façon pertinente.Le premier, un pont d'expériences construit parHennebique en 1898, constitue l'examen de pas-sage à l'Exposition de 1900 du béton armé appli-qué à ce type d'ouvrage . L'autre est un pont enbéton fretté conçu par Considère en 1903 . Lesépreuves à outrance qui y sont réalisées marquentl'aboutissement des recherches menées par l'ingé-nieur qui élabore son propre système de construc-tion en béton fretté, « matière » qu'il situe –l'argument publicitaire n'est pas loin entre laconstruction métallique et le béton armé . D'unmatériau nouveau à l'autre, ces deux ouvragesconcrétisent deux trajectoires inverses à la croiséedesquelles s'opère notre approche .

Systèmes et constructeurs :

cadres et acteurs

L'apparition du béton armé dans le paysageconstructif est assez soudaine . Cinq années tout auplus auront suffi aux propagateurs de ce mode deconstruction pour faire figure d'interlocuteurscrédibles auprès des ingénieurs, architectes etautres prescripteurs . Ainsi, en 1895, la reconnais-sance des quelques protagonistes qui se partagentle marché est-elle largement acquise. Plus peut-être que les stratégies déployées par chacun d'euxpour s'imposer"), c'est une revue, Le Ciment, quisemble générer, entre 1896 et 1900, les forcesmotrices propices à l'essor du béton armé. Cetorgane est diffusé par les fabricants de ciment (4) ,

qui, inscrivant la construction en béton armé auregistre des nouvelles applications du ciment,entendent ainsi affilier l'activité naissante desconstructeurs à leur industrie . C'est à l'un d'entreeux, Napoléon de Tedesco, que sont confiés larédaction de ce journal et finalement le soin deménager l'équilibre entre deux univers qui, malgréleur fort lien de parenté, n'ont pas que des intérêtscommuns.

Durant la phase d'exploitation des principauxbrevets où les constructeurs s'affrontent dansl'éclatement d'une lutte commerciale opiniâtre, LeCiment apparaît comme un réel outil de cohésion.Ne se propose-t-il pas, en effet, de suivre « avec unégal intérêt les progrès accomplis par les repré-sentants autorisés des divers systèmes de construc-tions monolithiques, par la raison bien simple queles succès de l'un rejaillissent sur tous », principa-lement « sur les systèmes concurrents animésd'une noble et fécond_' émulation (5) ». La synergiequi résulte de telles vues favorise l'émergenced'un milieu en même temps que se développe, aufil des sujets traités, une culture technique spécifi-que où s'articulent et s'interpénètrent savoirs théo-rique et pratique . Il s'agit pour N. de Tedesco derester maître du débat technique qu'il suscite,arbitre et organise, donnant ainsi une existence à cemilieu, désormais identifiable, de la constructionen béton armé. La rédaction, dans une tonalitétoute objective, confronte donc les divers systèmesen application et, publiant les travaux théoriquesdes savants et ingénieurs (Grut, Gary, Stellet,Lefort, etc .) qui investissent ce domaine, ouvregrand ses colonnes à la polémique scientifique.Celle-ci ne sort finalement pas de la dimensionétriquée du système et s'inscrit à part entière dansle jeu de la concurrence qui oppose les construc-teurs'6 ' . La neutralité du Ciment est d'ailleursparfois assez relative et, à ses débuts du moins, lepubliciste technique, à l'idéal duquel répond N . deTedesco, le dispute au constructeur engagé qu'il

42

Page 38: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

demeure . François Hennebique le comprend fortbien, qui, peu enclin à se laisser enfermer – hormisdans sa propre stratégie –, joue la carte personnelleet lance en 1898 son propre journal destiné non pasà concurrencer Le Ciment mais à s'en démarquer.

En 1902 parait à Vienne, sous l'impulsion del'ingénieur Fritz Edler von Emperger, le périodi-que Beton und Eisen (7) Cet organe, consacréuniquement au béton armé, n'a d'autre ambitionque d'appréhender dans sa dimension internatio-nale l'activité de tous ceux qui, savants ouconstructeurs, étudient et exploitent le nouveaumatériau. Une culture constructive bien définie s'ydéveloppe comme en témoigne la place importanteaccordée par Emperger à l'histoire du cimentarmé, source commune à laquelle le milieu desconstructeurs puise, en quelque sorte, sa légitimité.Si le domaine pratique est largement traité dans larevue, la rubrique consacrée aux travaux théori-ques et expérimentaux occupe une place crois-sante. Emperger accumule, en effet, les contribu-tions scientifiques venues de toutes part, lesconfronte et stimule ainsi, en l'alimentant, larecherche dont il s'emploie à suivre les progrès . Defait Beton und Eisen s'avère une incontournableinstitution. C'est, face aux commissions

officielles, le lieu où se constitue le débat autour de laquestion des réglementations qui fait ; d'ailleurs,l'objet d'une rubrique particulière . Considéré parbon nombre comme un véritable journal officielinternational du béton armé, Beton und Eisen étendson influence à l'étranger grâce à des accordspassés avec les rédactions spécialisées . Ainsi enFrance, Le Ciment se charge-t-il de procurer à sesabonnés la traduction de certains articles essen-tiels . L'échange qui s'organise entre les deuxrevues, par la circulation des savoirs qu'il impli-que, révèle à lui seul l'ampleur de la scène qu'ellesentendent couvrir . Si l'essor du béton armé est unphénomène largement international, c'est à l'inté-rieur des frontières que s'élaborent les normes quien conditionnent l'usage . Le rôle des deux revuesest peut-être d'établir un lien entre ces deuxéchelles.

La rude compétition à laquelle se livrent lesconstructeurs, et notamment, dès le milieu desannées 1890, deux des principaux d'entre eux,Edmond Coignet et François Hennebique, consti-tue, comme le souligne Dominique Barjot, unélément des plus stimulants du point de vue del'innovation (8) . La maison Coignet est solidementimplantée en France lorsqu'en 1892-1893 elleintroduit le ciment armé dans les travaux publicsen exécutant des lots importants de . l'aqueducd'Achères . " Quand M. Hennebique, le célèbreconstructeur, avec son organisation commerciale,se présenta en France, constate sournoisement N .

de Tedesco, il trouva le terrain supérieurementbien préparé pour la réussite de ses efforts (9) . » Defait, l'innovation, dans le cas Hennebique, nerelève pas uniquement du domaine de la techniqueconstructive mais bien également de celui desaffaires . C'est peut-être moins leur système, quetous deux font breveter en 1892, qui distingue lesdeux concurrents, que la structure de leur entre-prise . Contrairement à Coignet qui exploite direc-tement son brevet, Hennebique, lui, dote très tôtson entreprise d'un réseau performant d'agents etde concessionnaires qui lui permet d'étendre trèsrapidement son influence et, ainsi décentralisé, dedécrocher de nombreuses commandes . C'est, defaçon très révélatrice, à un homme d'affaires etnon à un ingénieur qu'Hennebique confie le soinde diffuser son système en Grande-Bretagne . LouisGustave Mouchel, qui ne sait probablement paslire un plan lorsqu'en 1898 il signe son contratd'agent, instaure là-bas un , véritable monopole.L'offensive menée par Hennebique amène Coignetà fonder en association avec le constructeur AiméBonna un bureau d'études, la Société pour laconstruction en ciment armé, assez puissant pourrivaliser avec son tenace concurrent . La rivalitéentre les deux maisons s'exerce notamment dans ledomaine de la recherche où d'une manière géné-rale l'initiative privée joue, avant 1900,- un rôledéterminant . En 1897, la . Société pour. la construc-tion en ciment armé organise, surfé site de l'usineCoignet à Asnières (les laboratoires du CNAM etdes Ponts et Chaussées ne disposant pas des instal-lations nécessaires pour réaliser ces essais), unesérie d'expériences qui, selon Emperger, devaitconstituer le point de départ de nombreux travauxthéoriques (10)' . De son côté, Hennebique, en 1898,met en place, sur le chantier des magasins du BonMarché, un important programme d'essais . Iln'ambitionne pas autre chose que de fournir auxingénieurs des Ponts et Chaussées, qui collaborentà ces expériences (11) le moyen de fixer définiti-vement la théorie de la déformation et les lois dela résistance du béton armé . Hennebique, danscette mise en scène scientifique, répartit rôles etattributions et définit les cadres d'une souhaitablecollaboration avec les ingénieurs de l'Etat . « Onlui demande un ouvrage supportant une chargedonnée avec une flèche déterminée – la voilà.Maintenant il appartient aux professeurs de1'Ecole des ponts et chaussées de dire pourquoi ilen est ainsi 02' . » Les expériences d'Asnières et duBon Marché s'inscrivent dans une stratégie propreà chacun des constructeurs ; tous deux, d'ailleurs,n'accordent pas, dans leur approche du matériau,la même importance à la théorie . Hennebique metau point de façon empirique – avec t'aide d'uningénieur en chef des Ponts et Chaussées belge –

43

Page 39: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

les calculs de son système, basés sur des fonde-ments plus économiques que théoriques . « Nousavons appliqué partout nos formules simplistes,rétorque-t-il à l'attention des amateurs d'hypothè-ses . Les facteurs qui interviennent dans ces formu-les [. . .J constituent une petite cuisine bien simple,dont tous les éléments sont bien compréhensibleset nous suffisent pour composer en béton de cimentet fer des combinaisons de charpentes et plancherssolides et économiques (13) . » C'est une brochurepublicitaire, Plus d'incendies désastreux, qui, en1893, marque en France le point de départ de lacampagne Hennebique ; c'est une communicationsavante présentée en collaboration avec N. deTedesco à la Société des ingénieurs civils deFrance, Du calcul des ouvrages en ciment avecossature métallique, qui, en 1894, consacre lesdébuts de Coignet, à la fois praticien et théori-

(14)

Constructeurs et administration

L'intensité des efforts et la diversité des straté-gies déployées par les premiers constructeurs dansle but vital de susciter l'intérêt des prescripteurspour le nouveau procédé de construction portentrapidement leurs fruits . Les grandes administra-tions se préoccupent ainsi très tôt d'en expérimen-ter les divers modes d'applications . Louis CharlesBoileau évoque en 1895, dans L'Architecture, lesessais importants que Scellier de Gisors prépareavant de proposer, au nom de l'Etat son client, unedécision ferme en faveur du système Hennebiquedont il projette l'usage sur le chantier du boulevardBrune pour les PTT "51 . Le rapport qui accompa-gne la circulaire de 1906 mentionne, en guise deconclusion, le travail de certains ingénieurs desPonts et Chaussées qui, dans le cadre des expéri-mentations qu'ils ont menées, figurent ainsi aupanthéon des « premiers pionniers qui ont préparéla voie actuellement suivie "6' ».

Sur le chantier de l'Exposition de 1900, l'ad-ministration recourt largement à l'emploi du bétonarmé. On pourrait s'interroger sur les modalitésd'une expérimentation dont l'ambition ne sembles'afficher avec une relative netteté qu'a posteriori,dans les rapports et autres constats établis une foisl'exposition achevée. La confrontation, sur cetimmense et complexe chantier, des principauxsystèmes employés par les constructeurs, serait-elle le fait d'une administration soucieuse d'ores etdéjà d'établir des critères pour en normaliserl'usage ? S'agit-il, en d'autres termes, d'une com-pétition officiellement orchestrée ou de la simpleprise en compte de la rivalité qui oppose lesconstructeurs ? Celle-ci compliquant d'autant la

tâche des services chargés d'étudier l'emploi et larépartition de ce matériau nouveau.

Rivaux, les constructeurs ne s'organisent pasmoins face à l'administration . En 1898, alors queles adjudications battent leur plein, ils demandentà la direction des services d'architecture que soitprise en compte la spécificité de leur intervention,comme étant distincte du travail des entrepreneursde maçonnerie . Regroupés au sein de la chambresyndicale des travaux spéciaux en ciment, ilsrevendiquent, outre le fait de ne plus être considé-rés comme sous-traitants et de travailler en contactdirect avec les délégués de l'administration, unstatut professionnel à part entière.

Pendant les travaux mêmes de l'exposition,Hennebique réalise à Chatellerault un pont quioccupe dans son oeuvre une place particulière . IIs'agit du plus grand ouvrage de ce type qui ait étéjusqu'alors construit en béton armé . Trois arcssurbaissés dont l'un atteint 50 mètres de portée etles deux autres 40 donnent au monolithe sa phy-sionomie générale . L'aval accordé à ce projet parles Ponts et Chaussées ne constitue pas la moindreperformance pour Hennebique . Ce dernier, enconcurrence avec plusieurs maisons de construc-tion métallique, emporte facilement la décision dela commission chargée d'étudier les projets et dontle choix se résume à celui d'un matériau . L'adop-tion du béton armé passe de façon obligée par celled'un système, en l'occurrence, ici, celui d'Henne-bique. Le rapport de la commission, aussitôt publiépar le constructeur dans son journal (7) , est ainsiélaboré sur la seule base du projet qu'il remet.L'absence de critère de référence objectif obligeles ingénieurs, l'auteur de ce rapport en tout cas, àprocéder par une sorte d'intime conviction qui,plus à sa place dans une cour d'assises, vaudrad'ailleurs au béton armé ses plus farouches enne-mis. « Actuellement, il n'y a aucune théoriemathématique concernant la stabilité et la résis-tance de ce mode de construction, précise un autremembre de la commission, ingénieur civil, les

formules employées reposent sur certaines hypo-thèses que les faits paraissent confirmer dans unelarge mesure . . . Quant à la confection de l'ouvrage,conclut-il dans un esprit assez éloigné de celui desPonts et Chaussées, nous pouvons être rassurés,car la maison Hennebique a tout intérêt à bienfaire. [. . .] Pour l'avenir du ciment armé Hennebi-que, la réussite de cet ouvrage est une questioncapitale ("I'. »

Le dossier Hennebique correspondant au pontde Chatellerault porte trois numéros : 3195, 514,39 qui, renvoyant aux bureaux d'études de Paris,Nantes et Niort, reflètent à eux seuls la complexeorganisation de la maison Hennebique . Le fonc-tionnement de cette dernière, basé sur la dissocia-

cien

44

Page 40: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

tion entre conception et réalisation, connaît déjà,en 1898, une certaine inertie . L'essor alors enregis-tré par la fume suffit sans doute à expliquer lesdifficultés d'approvisionnement en plans, calculset autres commandes de fer rencontrées sur leterrain par les entrepreneurs. Le cas de Chatelle-rault est significatif. Hennebique emporte cemarché sur la foi d'une étude d'avant-projet qui serésume à quelques plans d'ensemble et un dessinde détails d'une pile et d'une culée ; rien en toutcas qui puisse servir à son entrepreneur pourcommencer dans les temps ses travaux . Celui-cireçoit les premiers plans lui permettant de débuterle gros-oeuvre avec quatre mois de retard . « Septmois après la conclusion du marché, se plaint-il,M. Hennebique l'auteur du projet n'avait pasencore dressé des plans complets et certainesparties d'exécution qui auraient dues être étudiées[. . .] étaient laissées, faute de prévisions, à l'appré-ciation des sous-traitants » Les travaux menésà bien, l'administration n'aura à se plaindre que dequelques retards à mettre au compte de ces dys-fonctionnements. Cherchant à en établir les res-ponsabilités, elle prend la mesure du fonctionne-ment de la machine Hennebique, paramètre fina-lement aussi déterminant que l'est le système dontelle prescrit l'usage.

Evénement constructif, le pont de Chatelleraultintègre, aussitôt achevé, sa place au sein dudispositif publicitaire de l'entreprise . Autour desépreuves de réception normalement prévues, Hen-nebique, à l'occasion du congrès annuel qui réunitses agents et concessionnaires, élabore un trèsspectaculaire morceau de propagande . Aux essaisde charges roulantes succède en effet le redoutablepassage de la troupe au pas cadencé qui imprimeà une banale formalité l'image d'une éclatantevictoire . Hennebique donne à ces épreuves unerésonance stratégique qui n'est peut-être pas sansinfluer favorablement sur le jury de l'Exposition,lequel récompense tant l'ensemble de ses travauxque l'organisation de sa maison.

La commission du ciment armé

Au lendemain de l'Exposition universelle, leministère des Travaux publics crée une commis-sion chargée, selon les termes de l'arrêté du 19décembre 1900, «d'étudier les questions relativesà l'emploi du ciment armé et de procéder auxrecherches nécessaires pour déterminer, dans lamesure du possible, les règles susceptibles d'êtreadmises pour l'emploi dans les travaux publics dece mode de construction » . Par-delà une reconnais-sance officielle du béton armé, admis à figurerdans la société des matériaux classiques de

construction, il s'agit de concevoir une réglemen-tation générale qui puisse constituer une alterna-tive à la diversité des « errements » suivis par lesconstructeurs . Les divergences constatées chez cesderniers ne seront, quant à elles, aplanies que surla seule- base scientifique . Aussi les divers typesconstructifs consacrés par la pratique ne s'inscri-vent-ils autrement, dans ce programme, quecomme d'utiles données de référence . Le règle-ment élaboré à partir des travaux de la commissiondu ciment armé doit constituer un outil capable dedonner à tout ingénieur les moyens de négocieravec les constructeurs qui jusqu'alors conserventla maîtrise de cette technologie . En février 1901,lors de la séance inaugurale des travaux de lacommission, Lorieux, son président, fait référenceà un règlement général édicté en 1891 pour lesconstructions métalliques et faisant figure d'éven-tuel modèle. Cette circulaire ministérielle du 29août 1891, révision d'un règlement daté de 1877,détermine uniquement les épreuves à faire subiraux ponts métalliques à l'exception de toute autreconsidération . La conception d'un ouvrage enbéton armé ne pose évidement pas les mêmeproblèmes en termes de résistance des matériaux etde calculs de structures que celle d'un ouvragemétallique . Ces derniers dans le cas du métal, s'ilssont sans cesse approfondis, n'en sont pas moinsmaîtrisés depuis longtemps par les ingénieurs ainsid'ailleurs que par les architectes, familiarisés,grâce au cour de Brune notamment, avec lesconcepts de base de la résistance des matériaux.Les problèmes se situeraient plutôt au niveau desprescriptions alors en vigueur sur le contrôle et laréception du fer et de l'acier et qui affecteraientproducteurs et constructeurs '20' .

Avec le béton armé, les difficultés que posentaux ingénieurs le calcul et la modélisation de cematériau hétérogène, douteux hybride qui attire àses débuts leur suspicion, intervient la figure duconstructeur. Celui-ci, par le biais du bureaud'études, s'impose à l'égal de l'ingénieur commeun professionnel de la prescription . Par ses fonc-tions, le bureau d'études techniques, que CyrilleSimonnet identifie comme une « courroie detransmission active entre le matériau en vrac et lesbras prêts à l'emploi (2U », interfère dans lechamps d'intervention même de l'ingénieur.

A la différence de la commission mise en placedans le cadre du règlement de 1891, affaire enten-due entre ingénieurs des Ponts et Chaussées, lacommission du ciment armé, par sa composition,dénote une évidente volonté de coopération entrel'Etat et l'industrie privée . « M. le Ministre desTravaux publics a pensé qu'il devait confier cetravail, non seulement aux ingénieurs de sondépartement, mais encore et surtout aux personnes

45

Page 41: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

qui ont le plus contribué au développement dunouveau système de construction, soit en dirigeant,soit en exécutant des travaux importants de cimentarmé (22). » Coignet et Hennebique, aux côtés deCandlot, directeur de la Compagnie parisienne desCiments Portland Artificiels, sont ainsi appelés àcollaborer avec les ingénieurs des Ponts et Chaus-sées ''` ' . Ceux-ci sont également assistés dans leurtâche par deux architectes, J. Hermant et Ch. A.Gautier ; leur présence est-elle plus qu'une cautionmorale ? Le ministère de la Guerre, enfin, repré-senté par deux officiers du génie, s'associe (danscertaines limites ?) aux travaux de la commission.Si l'on en croit un des deux procès-verbaux retrou-vés dans les archives Hennebique, ces officiers nesont pas libres, en effet, de communiquer sansinstructions les expériences faites dans le domainedu blindage militaire.

Les travaux de la commission

Les travaux de la commission s'articulent endeux phases . Jusqu 'en 1905, ils se résument essen-tiellement à l'exécution d'un vaste programmed'expérimentation afin d'étudier, d'une part, lespropriétés mécaniques des mortiers et bétonsmunis ou non d'armatures (compression, exten-sion, cisaillement, glissement, flexion, etc .), d'au-tre part, la nature et la . qualité des matériaux àemployer (dosages, dispositions des armatures,fabrication, adhérence du béton au métal, étan-chéité, etc .) . L'interprétation de l'ensemble de cesdonnées et la discussion des résultats obtenus sedéroulent tout au long de l'année 1905 et consti-tuent la phase suivante des travaux . Deux des troissous-commissions chargées des travaux prépara-toires se livrent à des recherches expérimentales.Rabut, qui préside l'une d'elles, rassemble lesdonnées de la pratique en réalisant une séried'épreuves sur des ouvrages exécutés par Henne-bique pour l'exposition de 1900 : tandis que l'autresous-commission, dirigée par Considère, se consa-cre exclusivement à des expériences en labora-toire, base solide d'où devrait être déduite uneméthode scientifique de calcul . Ultimement, lapratique du constructeur telle qu'elle ressort destravaux menés par Rabut ne s'avère figurer autre-ment que comme un outil de vérification. Moyende contrôle, elle devient un auxilliaire du labora-toire vers lequel semble se déplacer un savoirconstructif jusqu'alors revendiqué par les seulspraticiens.

Une relative confidentialité entoure le travailde la commission du ciment armé . Bien peud'articles, en effet, paraissent à ce sujet dans lapresse spécialisée . « Nous ne sommes pas sansconnaître les progrès de ces travaux, les difficultésqui ont déjà été résolues et celles qui restent à

résoudre, note en mai 1904 N . de Tedesco dans LeCiment, et si nous n'avons pas tenu nos lecteurs aucourant des résultats d'expériences, des interpré-tations données par les divers ingénieurs chargésde ce soin, c'est que nous n'avons pas le droit dedéflorer une série de travaux qui n'ont pas encorerevêtu leur dernière forme (24). » Quelle est l'inci-dence de ces derniers sur la recherche ? Celle-ci esten France dominée par la personnalité de Rabut etde Considère, membres influents de la commis-sion. Leurs communications à l'Académie desSciences constituent autant d'acquis difficilementcontoumables. L'interférence entre leurs recher-ches personnelles et celles de la commission estévidente . Ainsi, lorsque en 1904 Considère réaliseà Ivry ses premiers essais d'importance sur lebéton fretté, les membres de la commission sontprésents. A l'étranger, sous l'impulsion souventconjointe des autorités administratives et desorganisations professionnelles, se mettent en placedes commissions destinées à élaborer normes etrèglements . Passeport obligatoire du ciment arméen Allemagne, des prescriptions provisoires y sontainsi adoptées en avril 1904 (25), " . . . en attendant,comme le précise N. de Tédesco, que les membresde la commission aient eu le temps d'élaborer unprogramme plus étudié, ou de connaître les déci-sions des commissions étrangères (26) ». De quelpoids tous ses travaux pèsent-ils sur les recherchesde la commission- française ? Celle-ci s'appuieprobablement sur les études menées parallèlementà l'étranger. Considère, dans le rapport présenté àl'appui du projet de règlement (décembre 1905),mentionne ainsi les expériences exécutées parBach à Stuttgart ou celles publiées par CamilloGuidi à Turin.

L'essor du béton armé connaît, durant la pé-riode des travaux de la commission française, unephase d'accélération sans précédent. Le nombredes entreprises spécialisées dans la construction enciment armé, comme celui des brevets qui appa-raissent sur le marché, ne cesse de croître . Onconstate, au vu des données communiquées parHennebique, un net développement, à partir desannées 1902-1903, de la construction en bétonarmé dans le domaine des travaux publics . D'ail-leurs, le matériau n'est-il pas alors enseigné « àvisage découvert » à l'Ecole des ponts et chaus-sées, comme le note Rabut, précurseur en lamatière, à propos de la parution du cours deconstruction professé par de Préaudeau.

46

Page 42: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

Les constructeurset la commission du ciment armé

Les travaux de la commission du ciment armén'ont pas que des incidences sur le seul domainede la recherche . Ils interfèrent assez tôt sur lapratique des constructeurs . Dès 1904, les ingé-nieurs des administrations publiques s'en inspirentpour la rédaction de leur cahier des charges etimposent leurs modes de calcul aux constructeurs.« Si de telles règles étaient généralement prescri-tes, proteste N. de Tedesco, l'essor du ciment arméen serait fatalement arrêté, au grand détriment del'industrie et ce sans offrir plus de sécurité,attendu que les rares accidents survenus ont étéoccasionnés par des causes tout à fait étrangèresà la parcimonie des dimensions (28) . » La réactionde Tedesco ne porte pas tant sur l'existence que surla validité des règles imposées qui, selon lui, n'ontd'autres effets que d'annuler les avantages écono-miques de la construction en ciment armé . Leconstructeur amorce ainsi dans sa revue un débatthéorique alors que les membres de la commissionn'en sont pas encore à discuter les propositions quiconstitueront les projets de règlement et de circu-laire.

Délicate et ultime phase des travaux d'expéri-mentation menés par la commission, l'interpréta-tion et la discussion des résultats engendrent undifficile débat . Les divergences qui s'y accusent nesont pas sans compliquer la procédure . Soumisesà l'autorité du Conseil général des Ponts et Chaus-sées, les propositions de la majorité de la commis -sion, celles également d'une minorité représentéepar Rabut et Mesnager, sont examinées, en der-nière instance, par une seconde commission consti-tuée de trois inspecteurs généraux, Levy, dePréaudeau et Vétillait . Cette dernière, nommée enmars 1906, élabore le projet définitif qui, approuvépar le Conseil, est enfin soumis à Louis Barthou,ministre des Travaux publics.

N. de Tedesco n'est pas sans souligner lalenteur de cet accouchement, d'autant plus frap-pante que « . . . la commission allemande instituéeégalement pour élaborer un règlement dans l'Em-pire, a accompli sa tâche avec une rapidité stupé-fiante ; si l'on défalque, précise-t-il, le tempsd' échange des politesses d'usage, quelques heuresont suffi pour rédiger un protocole qui a été signéséance tenante et publié aussitôt urbi et orbi (29) ».

Proche collaborateur d'Edmond Coignet, il suitd'aussi près que possible l'évolution des travauxde la commission . Il ne cesse dans ce contexte denourrir le débat théorique, soulignant ainsi la placequi, dans ce domaine, revient aux constructeurs.En 1903, par exemple, Le Ciment consacre unesérie d'articles à la fameuse communication de1894 sur le « calcul des ouvrages en ciment avec

ossature métallique » . L'analyse qui en est faitevise à confronter les principes alors émis parCoignet et de Tedesco aux travaux théoriques lesplus récents et, montrant à quel point les problèmessoulevés à l'époque sont proches de ceux quirestent à résoudre aux membres de la commission,situe ce travail précurseur comme un incontourna-ble point de référence . Peu disposé, d'autre part, àlaisser la commission ministérielle clore à elleseule la période d'enfance de la théorie du bétonarmé, N. de Tedesco publie en 1904, en collabora-tion avec A . Maurel, un traité de résistance desmatériaux appliquée au ciment armé `(30).Cettecontribution s'inscrit de façon précise dans ledébat suscité par les travaux de la commissionlorsque est notamment abordée la questionscontroversée de la résistance du béton à la traction.Enfin, N. de Tedesco s'efforce d'adapter sontravail de vulgarisation théorique aux normes quis'élaborent. Anticipant sur ces dernières, il se livreen 1905 à une longue étude dans laquelle il entendindiquer au constructeur les moyens de réaliser lemaximum d'économie, et donc de rester compétitiftout en donnant satisfaction aux prescriptionsadministratives (31).Les prises de position d'Hen-nebique dans ce domaine n'ont pas, loin de là,cette ampleur ; tout au plus s'en prend-il, pour laforme, aux « infaillibilistes » de la théorie oulaisse-t-il à Samuel de Mollins (sa caution scienti-fique ?) le soin de démontrer que les formules deRitter, Christophe ou Rabut ne sont finalement passi éloignées des siennes, pour justifier le caractèreempirique de son approche (32) . Sur le plan prati-que, Hennebique ne spécule pas sur la futureréglementation . Sans doute ses positions diffè-rent-elles peu de celles que, dans un premiertemps, de Tedesco expose dans son journal . Cedernier y exprime, en effet, le souhait de prescrip-tions limitées aux seules épreuves et flexionspermises, laissant toute indépendance auxconstructeurs dans le choix des méthodes de calculet des coefficients pratiques qui, selon lui, doiventvarier d'un système à l'autre. Le travail entreprispar la commission devrait ainsi idéalement aboutirà la définition de normes essentiellement indicati-ves (33). Très vite des exigences plus pragmatiquesl'emportent sur ces perspectives quelque peu irréa-listes ; N. de Tedesco réclame notamment uneharmonisation internationale des taux de travail etautres coefficients qui seront imposés auxconstructeurs . « C'est pour nous simplement unequestion conventionnelle, écrit-il en 1906, il seraitdonc des plus intéressants qu'un même règlementrégisse les travaux administratifs de tous les pays.Unifions tant qu'il est possible de le faire ; maisl'unification n'exclut pas les révisions futu-res (34)

47

Page 43: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

Ingénieurs et constructeurs : le cas Considère

Avec Armand Considère, rapporteur général dela commission du ciment armé, les notions deservice public et d'industrie privée s'imbriquent defaçon complexe . Autorité reconnue dans le do-maine de la recherche appliquée au béton armé, ileffectue, parallèlement aux travaux qu'il mène ausein de la commission, une plongée dans le milieuactif des constructeurs afin de préparer sa recon-version dans le privé . Il y multiplie les négocia-tions auprès des entrepreneurs dans le but d'exploi-ter le système, dûment breveté, qu'il achève alorsde mettre au point (35) et auquel les travaux engagéspar le ministère apportent une singulière impul-sion. Les expériences de la commission, si on nepeut aller jusqu'à dire qu'elles compensent ledéficit de pratique de l'ingénieur (la premièreapplication importante de son système date de1904), situent cependant la concurrence sur unterrain qui lui est favorable : c'est le cas lorsque,par exemple, le système Hennebique affronte lebéton fretté sous les presses du laboratoire desPonts et Chaussées (36).Utilisé à bon escient, lecompte rendu de pareille expérience s'insère dansun dispositif offensif qui doit permettre à Consi-dère d'imposer au plus vite son système.

Les travaux de la commission figurent aucentre de la stratégie qu'il déploie dans ce but.« La commission française du ciment armé aterminé ses travaux qui vont être publiés avec lerapport que j'ai fait au nom de la commission »,écrit-il en janvier 1906 à un constructeur autrichienavec qui il a passé accord. « Si comme je le pense,le gouvernement français adopte les propositionsde la commission, vous serez pleinement fixé etvous pourrez pousser plus énergiquement l'exploi-tation de mes procédés (37) » Ces derniers — on nepeut imaginer plus puissant parrainage — sonteffectivement avalisés officiellement par la circu-laire ministérielle qui encourage, dans son article5, cet « emploi judicieux du métal 8' » . Le bétonfretté, ainsi introduit, constitue sans doute l'aspectle plus innovant de cette réglementation . Le pro-cessus qui conduit à sa consécration administrativesuppose de la part de Considère d'autres moteursque le seul intérêt général . L'innovation se situe-rait ainsi à la confluence des deux termes public etprivé.

La circulaire de 1906 contribue sans doutelargement au lancement du système Considèreainsi qu'à son essor dans les travaux publics . Aumoment même où elle entre en vigueur, l'ingé-nieur, libéré de ses fonctions, ouvre son bureaud'études .

La circulaire de 1906

En 1907 paraît enfin le compte rendu completdes recherches expérimentales menées par lacommission du ciment armé. Les procès-verbauxs'y accumulent de façon exhaustive pour formerun solide ouvrage de référence, « véritable recueilencyclopédique, selon N. de Tedesco, des proprié-tés [ . . .] du béton armé (39) ». Le projet de règlementet de circulaire présenté au nom de la commissionpar Considère y figure aux côtés des textes défini-tifs appuyés du rapport de Maurice Lévy. Leministère affiche ici un réel souci de transparenceque justifient les implications d'un tel sujet . Aussice document dense et objectif prolonge-t-il l'ana-lyse et la discussion des recherches menées par lacommission hors du seul cadre administratif. Iloffre à quiconque — critiques et commentaires nemanqueront pas — les moyens de mesurer de façonapprofondie le bien-fondé du règlement adopté.

La circulaire adressée en octobre 1906 auxingénieurs des Ponts et Chaussée s'articule, pouren résumer sommairement le contenu, en troisvolets : les instructions relatives à l'emploi dubéton armé, la circulaire qui en interprète les diversparagraphes, enfin le rapport de la commissionnommée par le Conseil des Ponts . Les instructions,condensées en vingt-cinq courts articles, s'atta-chent successivement aux données à admettre dansla préparation des projets, aux calculs de résistan-ces, à l'exécution des travaux et, en dernier lieu,aux épreuves des ouvrages. Les deux dernierspoints ne sont qu'à peine commentés dans lacirculaire . Celui relatif à l'exécution des travaux serésume à un petit nombre de conseils pratiques quidéfinissent en termes de contrôle et de surveillanceles rapports entre ingénieurs et constructeurs . Lesinstructions relatives aux données à admettre dansles projets mentionnent, entre autres, les coeffi-cients de travail à prendre en compte . Le taux defatigue à la compression du béton armé, fractiondéterminée de la résistance à l'écrasement d'unbéton non armé, tient compte des chiffres usitésdans la pratique par les constructeurs . Résal etConsidère sont en effet parvenus à vaincre lesréticences de la commission nommée par leConseil et à imposer, dans une discussion oùCoignet et Hennebique n'ont pas une moindre part,un taux de travail notablement plus élevé qu'enSuisse ou en Allemagne, plus en phase, en tout cas,avec les exigences de l'industrie . Quant aux cal-culs de résistance, ils se bornent, dans les instruc-tions, à quelques indications générales . Répondantau souci exprimé par Rabut et Mesnager d'éviter« tout ce qui pourrait tendre à restreindre, en cettematière, la liberté scientifique des ingénieurs (40) »,

48

Page 44: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

les formules et méthodes de calcul sont en effetreportées dans la circulaire à titre d'indication ;elles n'ont aucun caractère obligatoire . La seulerestriction apportée à cette « absolue liberté »consiste à ne pas substituer aux méthodes scienti-fiques les procédés empiriques des spécialistes . Lacirculaire laisse donc aux ingénieurs une marged'interprétation importante que vient encoreaccroître l'imprécision du règlement que l'ensembledes constructeurs s'accordent à dénoncer (41). Ceflou qui cristallise leurs réactions, les difficultésréelles que leur pose l'application de certainesprescriptions réglementaires, celle relative au tra-vail de l'adhérence du béton aux armatures parexemple, sont à la source de discussions intermi-nables entre administration, contrôle et construc-teurs. En 1911, Hennebique fait paraître dans sonjournal un article retraçant sur le mode ironique les« tribulations » d'une note de calculs et les « ru-ses » déployées pour satisfaire aux exigences de lacirculaire (42) . « Nous voulons bien, pour permettreaux administrations de satisfaire aux extravagan-tes exigences de ce monstre anonyme "LeContrôle", appliquer les si laborieuses formules dela circulaire ; nous voulons bien nous livrer à descalculs inutiles et fantaisistes ; mais, de grâce, quel'on nous dise au moins une fois pour toutescomment il faut faire ces calculs (43) . » Cet exempledes déboires rencontrés par les ingénieurs de lafirme en appliquant la circulaire n'est certes pas uncas isolé . Les archives du constructeur en gardentparfois la trace, tel ce cas, finalement très proche,d'une étude pour la reconstruction, en 1910, ducentral téléphonique Gutenberg . Mesnager, sous lecontrôle duquel s'exécutent les travaux, critiquepoint par point les modes de calculs que lui soumet

le bureau Hennebique. Celui-ci, dans sa réponse,justifie imperturbablement les méthodesemployées : « C'est donc sciemment et non par erreurque le calcul a été donné de cette façon et nousaffirmons qu'il est bon . » De fait, la correspon-dance échangée entre les protagonistes montre àquel point la référence à la circulaire suscite alorsdes interprétations contradictoires (44) .

La circulaire du 20 octobre 1906 modifie-t-ellepour autant les relations de travail entre lesconstructeurs et les ingénieurs de l'Etat chargés dela faire appliquer ? On est tenté de le croire, si l'ons'en rapporte au contenu de la circulaire parue enjanvier 1907 qui invite les ingénieurs à s'abstenirde demander aux « spécialistes » aucune étuded'avant-projet. Cette décision, dont il faudraitpouvoir éclaircir les motifs, provoque l'immédiateréaction des constructeurs (45)'qui dénoncent dansleur ensemble une dérive tendant à remettre encause l'existence même du bureau d'études . Il enrésulterait, selon N . de Tedesco, une division dutravail où l'étude serait confiée « à des calcula-teurs bien au courant des instructions ministériel-les et de la manière d'en jouer, et [ . . .] l'exécutionà de bon cimentiers n'ayant pas d se préoccuperdes questions de résistances » . Le rôle desconstructeurs réduit à celui de simple maçon,« [. . .] ce serait la fin d'une industrie, attendu queles constructeurs spécialistes se verraient délaisséspar leur concessionnaires et renonceraient à uneconstruction mise à la portée de tous . . . Ils n'au-raient plus, conclut-il, qu'à porter toute leuractivité du côté des travaux privés (46) »

Si l'industrie n'est, on le sait, nullementmenacée, la prédiction du constructeur, en revan-che, a des accents de fin de règne.

NOTES

"' Maurice Lévy, « Rapport de la commission nomméepar le conseil dans sa séance du 15 mars 1906 », Commission du ciment armé. i7:rpériences, rapports et proposi-tions, instructions ministérielles relatives à l'empi. i dubéton armé, Paris, H. Dunod et E. Pinat, 1907, p. 474.

'2' Paul Christophe, Le Béton armé et ses applications,Paris et Lièges, Ch . Béranger, 1902, avant-propos.

0 ' Sur la stratégie déployée par Hennebique vis-à-vis desarchitectes, voir : « Hennebique, les architectes et laconcurrence », Les Cahiers de la recherche architecturale,n° 29, 3' trimestre 1992.

(4) Le Ciment, son emploi et ses applications nouvelles enFrance et à l'étranger, organe officiel de la chambresyndicale des fabricants de ciment Portland de France . Lepremier numéro de ce mensuel paraît en juin 1896.

'(5) Le Ciment, mars 1898, p . 37 .

(6) Voir par exemple l'étude de Stellet, ingénieur des Pontset Chaussées, Le Ciment. 1897 n°' 10 his et 12 et 1898 nO' 1et 3, où sont attaqués les principes et les procédés decalculs Hennebique, ou celle de Lefort, Le Ciment, 1898n °S 2, 4 et 7, qui fait l'apologie des systèmes avec armatu-res symétriques employés par Coignet ou Bonna.

Beton und Eisen, internationales Organ für armiertenBeton . Quatre premiers fascicules paraissent en 1902 avantque cette publication ne prenne un caractère périodique ;ils portent le titre Neuere Bauweisen und Bauwerke ausBeton und Eisen . La revue a d'abord eu cinq livraisons paran avant de devenir mensuelle en 1905.

Dominique Barjot, «L'innovation dans les travauxpublics (XIXe-XXe siècles), une réponse des firmes au défide la demande publique ? », Histoire, Economie et Société,n° spécial « Innovation et Histoire », n° 2, 1987, p. 217.

49

Page 45: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

(9)N. de Tedesco, « Zur Geschichte des Verbundes vonBeton und Eisen . M. Edmond Coignet », Belon und Eisen.octobre 1903, p . 221.

(10)F . von Emperger, « Zur Geschichte des Verbundes vonBeton und Eisen. Französische Theoretiker », Beton undEisen, avril 1904, p. 58.

(11)Notamment Rabut, ingénieur en chef des Ponts etChaussées, ingénieur en chef de la Compagnie de l'Ouestqui met à la disposition du constructeur ses appareils demesure ainsi que ses conducteurs.

(12)« Le congrès de 1898 des agents et concessionnaires dusystème Hennebique », Le Ciment, mars 1898, p . 37.

(13)Troisième congrès du béton de ciment armé, Le Bétonarmé, avril 1899, n° 11, p. 4 : « Les facteurs qui intervien-nent dans ces formules sont les charges, les poilées quiforment les bras de leviers de ces charges, les résistancesdes matériaux employés, la hauteur des couples formés parles solides et le bras de levier de la résistance desmatériaux. »

(14)Si, compte tenu d'un très stratégique souci de transpa-rence, il est possible de suivre pas à pas, jusqu'à laPremière Guerre mondiale, l'évolution de la productionHennebique, la relative discrétion de la maison Coignet ence domaine rend, aujourd'hui encore, problématique uneéventuelle confrontation des deux firmes.

(15) L. C. Boileau, « Le ciment armé, nouvelle méthoded'application », L'Architecture, n° 47, novembre 1895,p . 402.

06' Maurice Lévy, « Rapport de la commission nomméepar le conseil dans sa séance du 15 mars 1906 », op . cit .,p . 481.

(17) Le Béton armé, janvier 1899, n° 8.

"8' ibid., p . 8.

(19) V. Martin, Nantes, le 29 mars 1901, « Note relative àl'application d'une pénalité pour retard dans l'achèvementdes travaux », pont de Chatellerault, dossier Hennebiquen° 3195, fonds Hennebique, centre d'archives de l'Institutfrançais d'architecture.

(20)« Chaque administration rédige son cahier des chargesen copiant celui d'une administration similaire, mais enapportant quelques changements dans les quantités pré-vues au premier cahier des charges dans le but d'exiger desforges un métal d'une qualité supérieure . Ces changementsconsistent généralement à resserrer les limites primitive-ment prévues . . . et à exagérer les difficultés de réception,toutes choses des plus funestes . » Ch . Frémont, Evolutiondes méthodes et des appareils employés pour l'essai desmatériaux de construction, Congrès international desméthodes d'essai des matériaux de construction tenu àParis du 9 au 16 juillet 1900, Paris, Vve Ch . Dunod, 1900,p . 76.

(21)Cyrille Simonnet, « Alle origini del cemento armato »,Rassegna, op . cit ., p . 9.

(22' « Le béton armé et le ministère des Travaux publics »,Le Béton armé, avril 1901, n° 35, p . 8 . Allocution deLorieu à la séance d'ouverture des travaux de la commis-sion, le 16 février 1901.

(23) Considère, Bechmann, Harel de la Noé, Rabut etMesnager.(24) N. de Tedesco, « La commission ministérielle duciment armé », Le Ciment, mai 1904, p. 74 .

(25' Elles sont issues du projet de règlement proposé parl'Association des architectes et ingénieurs allemands et leBéton Verein.

(26) N. de Tedesco, « La commission ministérielle duciment armé », Le Ciment, op . cit.

(27) « Procédés généraux de construction », Le Béton Armé,juin 1903, n° 61, pp . 1-3.

(28) N. de Tedesco, « Du calcul du ciment armé, lesrèglements », Le Ciment, juillet 1904, n° 7.

(29) N . de Tedesco, Les travaux de la commissionministérielle du ciment armé », Le Ciment, juillet 1907,n° 7, p. 100.

''" N. de Tedesco et A . Maurel, Traité théorique etpratique de la résistance des matériaux appliquée au bétonet au ciment armé, Paris, 1904.

'"' N. de Tedesco, « Considérations économiques sur lecalcul des ouvrages en ciment armé en conformité avec lesrèglements administratifs », Le Ciment, 1905, n°` 8, 9, 10 et

11

« VIIe congrès du béton armé . Communication de M. deMollins sur la réglementation des constructions en bétonarmé, en Allemagne et en Suisse », Le Béton armé, op . cit.

(33) « A notre humble avis, ce que l'on peut espérer, dansun avenir assez lointain, c'est d'abord des conseils géné-raux . ., Puis une théorie bien étudiée dont les résultatscomparés à ceux observés par l'expérimentation permet-traient de fixer un minimum de pourcentage de métal, àtitre de simple indication, admissible dans les solidessoumis à la flexion . » N. de Tedesco, « Les réglementa-tions concernant la construction en Allemagne », LeCiment . janvier 1903, n° 1, p . 3.

« Les travaux de la commission ministérielle du cimentarmé », Le Ciment, juillet 1906, n° 7, p . 103.

(35) Afin d'augmenter au maximum la résistance du bétonà l'écrasement, Considère « frette » celui-ci au moyen despires métalliques dont le pas et la section sont déterminésmathématiquement . Son système peut être employé danstoutes les pièces comprimées, pieux, poteaux ; Considèrel'applique également à certaines poutres horizontalescontinues.

(36) Cf. Gwenaël Delhumeau, « Hennebique, les architecteset la concurrence », Les Cahiers de la recherche architec-turale, p . 46-47.

Lettre de Considère à Ed . Ast & Cie à Vienne, le 13janvier 1906 archives du bureau d'études Peinard, Consi-dère, Caquot, document non encore répertorié . Ces archi-ves, versées à l'IFA, ont été déposées provisoirement auxarchives départementales de la Seine-Saint-Denis.

(38) « Ce dernier article permet de majorer le taux defatigue admis à l'article 4 . Il constitue une innovationrelativement aux instructions étrangères qu'il nous a étédonné de consulter, en ce qu'il encouragera les construc-teurs à porter leur attention non seulement sur les armatu-res longitudinales, mais aussi sur les armatures transversa-les qui ont une influence considérable sur la solidité de cegenre de constructions . [I mérite d'être conservé. » Mau-rice Lévy, Rapport de la commission nommée par leConseil, p . 475-476.

(39) N. de Tedesco, « Les travaux de la commission duciment armé », Le Ciment, mars 1907, n° 3, p . 37.

(40) Maurice Lévy, Rapport de la commission nommée parle Conseil, p . 473 . Rabut et Mesnager signent au nom de laminorité de la commission un projet de règlement remis àMaurice Lévy parallèlement à celui présenté par Considère.

50

Page 46: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

(41) « La circulaire du 20 octobre 1906, si libérale que leursauteurs aient eu l'intention de la faire, ne s'en impose pasmoins en réalité comme des règlements absolus, à maillesd'autant plus gênantes que certaines d'entres elles sontplutôt vagues . » N. de Tedesco, « Conséquences à éviterde la circulaire ministérielle », Le Ciment, juin 1907, n° 6,p . 93.

(42) « [ . . .] plus exactement de ses tyrans qui la martyrisent,chacun à sa manière, sous le prétexte de la faire respec-ter . » L. Quesnel, « Anniversaire », Le Béton armé, no-vembre 1911, n° 162, p . 164.

(43) « Histoire d'un petit pont ou les mille et une façonsd'interpréter la circulaire », Le Béton armé, novembre1911, n° 162 . p . 165 .

Cyrille Simonnet, « L'épure du monolithe : le bétonarmé et la dimension architectonique », Rapport plurian-nuel, BRA, 1993.

(45) La chambre syndicale du ciment armé en tête quientame auprès de l'administration une démarche, faisantnotamment valoir que celle-ci, « en payant les travaux deciment armé au kilo de fer et au mètre cube de béton,enlève toute liberté et toute initiative aux constructeurspour développer leur industrie en profitant des inventionsnouvelles . A propos des instructions ministérielles sur lebéton armé », Le Béton armé, juin 1907, n° 109, p. 84.

' « Conséquences à éviter de la circulaire ministérielle »,Le Ciment, juin 1907, n° 6, p . 93-94 .

Page 47: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

Acteurs privés et agents publicsle cas des entrepreneurs françaisde travaux publics (1882-1974)

Dominique Bar jot

Université de Caen

Les entreprises françaises de travaux publicsont joué un rôle de premier plan dans le progrèsdes techniques du génie civil( ' ) . Elles contribuèrentà l'introduction de nouveaux matériaux : le bétonarmé, expérimenté par Lambot, Monier et FrançoisCoignet et développé par Edmond, le fils de cedernier, ainsi que par François Hennebique, puis lebéton précontraint, que l'on doit pour une largepart aux recherches d'Eugène Freyssinet et d'An-dré Coyne . Elles mirent au point des matérielspuissants, tels que les dragues ou les excavateursà godets. Les premières furent introduites parCastor, Hersent et Lavalley, les seconds parAlphonse Couvreux . Ces mêmes entreprises assu-rèrent la promotion de procédés efficaces, à l'instarde l'utilisation des fondations par caissons à l'aircomprimé (H. Hersent à Kehl en 1859-1960) ou laconstruction des ponts au moyen de voussoirsconjugués collés (Campenon Bernard au pont deChoisy-le-Roi en 1962-1964) . Elles réalisèrent desouvrages souvent audacieux . Elles se firent unespécialité des ponts en béton (songeons à celui dePlougastel, aux trois viaducs de Caracas, à celuid'Oléron ou au pont de Montréal) . Surtout, ellesconstruisirent de grands barrages-voûtes (Le Sau-tet ou Marèges, puis Tignes ou Cabora Bassa), àvoûtes multiples (La Girotte), mixtes (Roselend)ou en matériaux meubles (Serre-Ponçon ouGrand-Maisons, Keban ou Tarbela).

Cette tradition innovatrice ne tient pas qu'àl'excellence des ingénieurs français et à l'activitéd'entrepreneurs ouverts à la nouveauté . Il nemanque pas en effet de contre-exemples . Desentreprises déclinèrent ou disparurent par insuffi-sance d'innovation, à l'exemple de la Société de

construction des Batignolles (SCB), qui prit troptard le tournant du béton armé, ou de la Sociétéanonyme Hersent, qui rata celui du béton précon-traint . D'autres firmes connurent de sérieusesdifficultés parce qu'elles avaient pris trop derisques-techniques : les Etablissements Sainrapt etBrice en fournissent un bon exemple, qui déposè-rent leur bilan en 1969. Par ailleurs, il existait enFrance une longue et forte tradition, celle de l ascience de l'élasticité et de la résistance desmatériaux, dont les applications furent particuliè-rement fructueuses en matière de béton ou derevêtements routiers. Enfin, on ne peut négligerl'effet stimulant résultant de la vive concurrenceopposant les firmes entre elles : cette compétitiondécoulait largement de la nature du cadre institu-tionnel dans lequel, longtemps, s'effectuèrent lapassation, l'exécution et la liquidation des marchésde travaux. Ces données une fois rappelées, deuxaspects seront successivement examinés : l'inno-vation, une nécessité structurelle (1) ; agir sur lemarché : lobbying et concessions (2).

L'innovation, une nécessité

structurelle

Dans les travaux publics, l'innovation était etdemeure une nécessité à la fois technique, écono-mique et institutionnelle.

Une nécessité technique

Les travaux publics se caractérisent par l'exis-tence de contraintes techniques multiples . Elles

Page 48: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

tiennent en partie aux aléas climatiques, qui, à leurtour, expliquent l'importance des fluctuationsannuelles de l'activité ainsi que celle des heureschômées et indemnisées au titre des intempéries.Elles découlent aussi des imprévus géologiques :l'aléa du sol peut alourdir les coûts dans de trèsfortes proportions (ainsi pour les tunnels et lesbarrages). Elles résultent enfin de problèmes pu-rement techniques, inhérents à la constructiond'ouvrages complexes à caractère de prototypes etqui expliquent l'importance dévolue aux étudespréalables, mais aussi l'ampleur des risques encou-rus .

On comprend mieux dès lors l'existence d'unmode spécifique d'organisation de la branche,fondé sur le chantier, l'agence et la filiale . A ladifférence du bâtiment – et plus encore du secondoeuvre –, les travaux publics se caractérisent parl'importance relative des entreprises grandes etmoyennes. Ces dernières connaissent d'ailleurs,depuis les années 1960, un déclin certain, quirenforce le dualisme des structures de la profes-sion, de plus en plus partagée entre grands groupeset PME de taille moyenne faible . En revanche, lesdeux branches travaux publics et bâtiment ont encommun le fait d'être des activités de main-d'oeu-vre, occupant sur leurs chantiers des travailleursnombreux, souvent instables et soumis à un intensenomadisme, au gré des marchés obtenus par lesentreprises . Les travaux publics se différencientdonc de l'industrie . L'industriel conçoit un pro-duit, le fabrique et le vend : s'il veut accroître sesbénéfices d'exploitation, il peut agir à ces troisstades de son activité. Au contraire, l'entrepreneurde travaux publics a rarement conçu le produit etne peut non plus le vendre, puisque, le plussouvent, il a dû s'engager à le construire pour unprix fixé à l'avance . Il ne peut jouer que sur lafabrication, d'où l'importance considérable, danscette branche, des innovations de procédés . Sil'industriel est normalement réglé au terme dudélai qu'il consent, il n'en est pas de même pourl'entrepreneur payé à la convenance du client : cedernier fait attentivement vérifier ses décomptes etla qualité de ses prestations techniques avant dereconnaître le « service fait ».

Une nécessité économique

Les contraintes de marché ne sont pas moinspesantes . A la différence du bâtiment, les travauxpublics travaillent surtout pour le secteur public (à70-80 %) . Il s'ensuit, pour la branche, une grandedépendance envers la politique budgétaire et fi-nancière de l'Etat. Cette dépendance s'exerce demanière tantôt directe s'agissant des marchés desadministrations centrales, tantôt indirecte dans lecas des collectivités locales (par le canal des

subventions et emprunts) et des entreprises publi-ques (par le biais des dotations en capital, desemprunts et des subventions d'équilibre) . Enraison de l'incompressibilité des budgets de fonc-tionnement, les crédits d'investissement amplifientfortement les à-coups des politiques conjoncturel-les; au grand dam des travaux publics, dont lacroissance se trouve soumise à de brutales fluctua-tions.

Ces fluctuations sont d'autant plus durementressenties que les travaux publics sont le lieu d'uneactive concurrence, tant en métropole qu'en dehorsde celle-ci . De 1883 à 1945, le marché intérieurdemeura étroit et peu dynamique, en raison de lastagnation démographique, d'une conjonctureéconomique médiocre, à partir du premier conflitmondial, ainsi que des difficultés financières del'Etat et des collectivités locales . Ensuite, la situa-tion s'améliora, mais sans que pour autant il y eûtdiminution de la concurrence, par suite du retouren métropole des firmes antérieurement activesoutre-mer. Sur les marchés extérieurs, la concur-rence devint vive à partir des années 1880-1890, enraison de la fermeture des débouchés européens etnotamment de l'achèvement ferroviaire de l'Eu-rope. A partir de la fin du XIXe siècle apparurent denouveaux compétiteurs (Allemands, Italiens etAméricains), qui vinrent s'ajouter aux tradition-nels concurrents belges, suisses et surtout britanni-ques . Entre les deux guerres, la conjoncture devintplus difficile : caractérisée par un repli sur l'Eu-rope et l'Empire, elle s'aggrava durant les années1930, notamment à l'Est, et plus encore durant lesecond conflit mondial . Si, par la suite, elle s'atté-nua un temps, elle connut un sensible renouveau àpartir des années 1960, en particulier pour l'équi-pement des pays socialistes et/ou en voie dedéveloppement.

Une nécessité institutionnelle

Cette concurrence vigoureuse résultait pour unelarge part du mode de dévolution des marchés . Al'intérieur du territoire national, en s'en tenant auxseuls marchés publics de travaux, il existait troismodes principaux d'exécution : la régie – qu'il nefaut pas confondre avec la mise en régie (2) –,

l'entreprise et la concession . Le premier et letroisième mode sont loin d'être absents, la régie dufait de l'existence de la régie intéressée ' 3', et laconcession, par suite de son utilisation pour laréalisation d'infrastructures telles que les cheminsde fer ou les centrales et lignes électriques . Cepen-dant, d'une manière générale, l'administration faitle choix de recourir à l'entreprise, en lui attribuantl'exécution de marchés de travaux . Il en existe cinqmodes, qui obéissent à des procédures très strictesétablies en vue d'économiser les deniers publics.

54

Page 49: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

L'on distingue ainsi :– l'adjudication ouverte : elle se déroule en quatretemps : description dans un cahier des charges,soumission des candidats sans limitation de nom-bre, ouverture des plis selon un déroulementminutieusement réglé et très largement public,attribution automatique au moins-disant ;– l'adjudication restreinte : il s'agit de garantirl'exécution d'ouvrages complexes par des firmestrès qualifiées ; c'est pourquoi le client sélectionneles entreprises admises à soumissionner, mais avecl'obligation d'attribuer le marché à l'offre la moinscoûteuse ;– l'appel d'offres, ouvert ou restreint, apparu en1942 seulement. mais aujourd'hui le plus répandu.Si le critère « prix » a presque toujours valeurprééminente, d'autres paramètres entrent en lignede compte, comme le coût d'utilisation et la valeurtechnique de l'ouvrage ou les garanties profession-nelles et financières apportées par le soumission-naire ;– le concours, dans lequel les critères d'attributiondu marché ne sont pas définis a priori . L'administra-tion se contente, en ce cas, d'indiquer aux candidatsla nature globale, la finalité de l'ouvrage et sonprix-limite ; ce mode de dévolution demeure assezpeu usité : il n'est autorisé que lorsque des considé-rations d'ordre technique, esthétique ou financierappellent des solutions particulières que l'adminis-tration seule n'est pas en mesure d'explorer ;– le marché négocié « de gré à gré » . Faisantbeaucoup moins appel à la concurrence que lesautres modes de passation, il obéit aux préalablesles plus rigoureux : échec antérieur de procéduresclassiques, moindre prix des prestations disponi-bles, considération de secret intéressant la Défense,existence de brevets, reconduction de marchés encours, montant extrêmement faible du marché –dans le cas des collectivités locales –, urgenceimpérieuse . Au cours des années 1960, il se déve-loppa, mais le plus souvent après mise en concur-rence de nombreuses entreprises . En effet, il permetsouvent à l'administration d'obtenir, par pressionssuccessives sur les fournisseurs consultés, des prixplus bas que ceux auxquels elle aurait abouti enutilisant des procédures d'apparence plus ouverte.Jusqu'au décret du 21 janvier 1976 sur les marchésde gré à gré et la libéralisation des marchés descollectivités locales, le client public continua pres-que toujours de retenir le moins-disant, afin de nepas être soupçonné de subjectivité.

Historiquement, les administrations de 1'Etatpréférèrent la solution de l'adjudication ouverte,leur souci principal étant de préserver les denierspublics. Ce mode d'adjudication poussait à une viveconcurrence entre les firmes, du fait même que lestravaux allaient au moins-disant . En dépit d'un

fréquent recours aux associations en participations(occultes aux tiers) et aux groupements (connus deceux-ci), la faiblesse des barrières à l'entrée, carac-térisant la profession des travaux publics, empê-chait toute évolution oligopolistique et toute ententedurable . Par la suite, à partir des années 1880 etjusqu'au lendemain de la Libération, les entreprisesdurent innover afin de préserver leurs marges sur unmarché tendanciellement en contraction . Cettedynamique concurrentielle continua de jouer no-nobstant la substitution de l'appel d'offres à l'adju-dication en 1956 pour les marchés de l'Etat. Elles'altéra, à partir des années 1960, avec la constitu-tion de grands groupes . Mais la compétition sub-siste, en raison de l'inachèvement de l'évolutionoligopolistique . Loin de se limiter aux seules admi-nistrations de l'Etat, la volonté d'entretenir laconcurrence caractérisa aussi les collectivités loca-les – fidèles à l'adjudication jusqu'en 1967 –, lesentreprises concessionnaires de service public –compagnies ferroviaires - puis les entreprises pu-bliques.

Sur les marchés extérieurs, l'innovation n'étaitpas moins une nécessité – elle l'est encore –, du faitde la faiblesse de l'ingénierie française . En France,en effet, les cabinets d'ingénieurs-conseils n'ontjamais tenu une place essentielle dans le processusde réalisation des ouvrages publics : telle est en-core, pour une large part, la situation aujourd'hui.En revanche, les administrations, les entreprisespubliques et les concessionnaires de service publicassocient, d'une façon générale, les fonctions demaître d'ouvrage et de maître d'oeuvre, tandis quel'entreprise se trouve contrainte d'assumer la res-ponsabilité des travaux. Il en résulte des différencesfondamentales avec le système des pays anglo-saxons . Dans ces pays, la responsabilité pèse sur lesingénieurs-conseils . Parfois très puissants, à l'instarde l'Américain Bechtel, ces derniers cherchentavant tout à minimiser les risques financiers . Ilspréfèrent le plus souvent recourir aux solutionstechniques les plus éprouvées et surestiment fré-quemment les quantités de matériaux nécessaires àla construction des ouvrages . L'entreprise se trouveainsi réduite au rang de simple exécutante et ne peutguère innover. Au contraire, dans le système fran-çais, l'entreprise doit se doter de bureaux d'étudesparfois importants, afin de proposer les variantestechniques susceptibles de lui permettre de dégagerdes marges substantielles. Ces bureaux d'études ontparfois existé indépendamment de la fonction d'en-treprise, à l'exemple de la maison Hennebique.Consistant d'abord en un grand bureau d 'études,elle donna naissance par la suite à la société BaffreyHennebique, qui exploitait les brevets du principalpromoteur français du béton armé, François Henne-bique. Ces bureaux d'études prirent quelquefois la

Page 50: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

forme de filiales exerçant, au sein de leur groupe,une fonction spécifique d ' ingénierie : ainsi, dans lesannées 1950 et 1960, SOGEI (4) pour le compte deSGE (5), SGTE (6) pour celui de SPIE (7) et SEEE (8)

pour celui de GTM (9) La plus créative fut sansdoute la STUP (10), devenue aujourd'hui FreyssinetInternational . Elle joua un rôle majeur dans ladiffusion mondiale des procédés français de précon-trainte . Fondée en 1943 à l'initiative d'EdméCampenon et d'Eugène Freyssinet, elle tira avan-tage de l 'exploitation et du développement desbrevets Freyssinet ainsi que de l'appartenance, enson sein, d'ingénieurs de grande valeur, tels quePierre Lebelle, Louis Burgeat, Jean Etève et YvesGuyon, tous disciples de Freyssinet (11) . Au sein dela STUP, ce dernier étudia ses derniers ouvrages : lepont de Luzançy sur la Maine, la basilique souter-raine Saint-Pie X de Lourdes et le pont Saint-Michel sur la Garonne à Toulouse . Son équipe pritla relève : dès 1956, la STUP fut retenue commeingénieur-conseil du pont le plus long du monde (38kilomètres), celui de Pontchartrain en Louisiane,exécuté en éléments de travées préfabriquées sur larive . Après la mort de Freyssinet, survenue en 1962,la STUP continua de concevoir des ouvrages excep-tionnels . En 1964, elle obtint le contrat d'études dupont de Gladesville à Sydney, pourvu d'un arc enbéton de 305 mètres de . portée (record mondial del'époque), puis se vit confier l ' ingénierie du pont deChesapeake Bay aux Etats-Unis, - long de 19,6kilomètres. Elle n'étudia pas que des ponts, puis-qu'elle conçut la plate-forme routière de Brasilia(1960), le caisson du réacteur nucléaire d'Oldburyen Grande-Bretagne (1964) et les 13 kilomètres duchemin de fer monorail Tokyo-Haneda (1965).

Agir sur le marché

Pour agir sur le marché, les entreprises dispo-sent notamment de deux moyens : le lobbying, enparticulier au travers des organisations profession-nelles, et la concession, moyen pour les grandesentreprises d'engendrer leur propre demande.

Le lobbingle rôle des organisations professionnelles

Dans les travaux publics, l'organisation profes-sionnelle naquit d'une double origine : structu-relle, par suite des conditions institutionnelles del'exercice de la profession, conjoncturelle, enraison de la dépression qui caractérisa longtempsle marché métropolitain (1881-1944) . L'organisa-tion la plus importante fut sans doute le Syndicatprofessionnel des entrepreneurs de travaux publicsde France et d 'Outre-mer, créé en 1882 par un

groupe d'entrepreneurs ayant soumissionné auxmarchés de travaux du Plan Freycinet . Dans unpremier temps, ils se groupèrent pour se partagerces marchés, puis pour défendre leurs intérêtscommuns une fois le plan remis en cause. Fondésous l'égide de Ferdinand de Lesseps, élu présidentd'honneur, ce syndicat réunissait des dirigeants dePME. Il engagea aussitôt une action en faveurd'une réforme des modes de passation, d'exécu-tion et de liquidation des marchés publics . La fmdu XIXe siècle et le début du suivant connurent unevéritable crise des marchés publics, qui se tradui-sait par des échecs de plus en plus nombreux auxadjudications — par absence de propositions répon-dant aux voeux de l'administration —, une rigueurexcessive des clauses des cahiers des charges, unaccroissement du coût de revient des ouvragespublics — par suite de la hausse du prix desmatériaux ainsi que de l'augmentation des salaireset des charges sociales —, le développement d'unlourd contentieux . L'action du syndicat débouchasur une sensible amélioration, grâce à l'actionconvergente de grands ministres des Travauxpublics, Louis Barthou et Alexandre Millerand (12)

et de présidents fort actifs, tels que PhilippeFougerolle et Léon Chagnaud (13) . Furent ainsi misen place un comité consultatif d'arbitrage detravaux publics (1906), puis une commission in-terministérielle des marchés publics à laquelleparticipèrent des entrepreneurs de travaux publics.En 1910, enfin fut adopté un nouveau cahier descharges-type du ministère des Travaux publics.

Le syndicat joua un rôle important durant laPremière Guerre mondiale . Son action s'inscrivaitcertes dans un cadre plus général . La participationdes entrepreneurs de travaux publics à la mobilisa-tion économique du pays fut déterminante (LouisLoucheur, le fondateur de la SGE, devint notam-ment ministre de l'Armement et des Munitions).Mais l'action spécifique des instances syndicalesne fut pas négligeable . Sous la présidence de LéonChagnaud, le syndicat participa, entre autres, à lacréation de l'Office départemental du travail deParis. Le successeur de Chagnaud fut Jean

Fougerolle, frère cadet de Philippe. Resté en poste de1916 à 1920, le nouveau président renforça l'em-prise du syndicat sur les entreprises : durant sonmandat, les effectifs syndicaux augmentèrent d'untiers. En 1917, sous son impulsion, le syndicatorganisa le Congrès du génie civil . Il prit une partdéterminante à la constitution de l'Office dereconstitution industrielle des régions envahies,s'imposant même comme l'intermédiaire obligéentre les entreprises et l 'administration, notam-ment en matière salariale et pour la remise en étatdes voies navigables.

56

Page 51: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

Entre les deux guerres, le Syndicat profession-nel se renforça encore . Ses effectifs passèrent de450 membres en 1921 à 1025 en 1931, puis semaintinrent à ce niveau jusqu'en 1939, date àlaquelle le tiers environ des entreprises françaisesétaient syndiquées . De 1919 à 1927, les dirigeantsde l'organisation donnèrent la priorité à la recons-truction, d'abord sous la responsabilité deJ. Fougerolle, puis sous celle de Pierre Graveron(1920-1924) . Ce dernier fut à l'origine de groupe-ments d'entreprises de travaux publics constituésen vue des travaux de reconstruction, ainsi que dela création, avec les professionnels du bâtiment, del'Union des syndicats et groupements des entrepri-ses de BTP des régions libérées. Les années1924-1927 – celles de la présidence de LouisMarlaud – marquèrent un net essoufflement del'action syndicale. Mais cette période de basseseaux ne dura pas.

Elu en 1927 et président jusqu'en 1930, LouisVerney dota le syndicat de services techniques,participa à la formation d'un Office de la main-d'oeuvre étrangère, qui recruta de nombreux tra-vailleurs espagnols, portugais, autrichiens, polo-nais ou tchèques. Il imposa le syndicat commepartenaire des pouvoirs publics dans la question dela ligne Maginot, l'objectif étant de partager lestravaux entre les membres du syndicat . Sonsuccesseur Joseph Mège ne demeura qu'un an à laprésidence, mais il ne fut pas moins actif : augmen-tation des moyens financiers de l'organisation,participation à l'Exposition coloniale internatio-nale de 1931, politique de présence systématiquedans les commissions administratives . Son départramena Louis Verney à la direction du syndicat :tout en s'opposant aux politiques de retour au paysprônées par le gouvernement, il pourvut la profes-sion d'un comptoir d'achats en commun et aug-menta encore le nombre des adhérents.

Entre 1933 et 1939, les préoccupations socialespassèrent au premier plan . Remplaçant de LouisVerney au sommet de l'organisation profession-nelle, Gaston Hoüy défendit surtout l'idée d'unprogramme de 3 milliards de francs de travaux,mais il ne parvint pas à ses fins . Il dut, en effet,affronter deux crises graves : celle, sociale, de maiet juin 1936 ; celle, interne à la profession destravaux publics, entraînée par la formation, enjuillet 1936, d'un puissant syndicat propre auxentrepreneurs de travaux routiers, l'Union syndi-cale des industries routières de France ou USIRF.Il s'effaça alors au profit d'une forte personnalité :André Borie, un grand patron de gauche très lié àDaladier . Si André Borie fut l'un des principauxcréateur du système d'assurance sociale des ca-dres, il joua aussi un rôle important au sein duConseil supérieur des travaux publics, ainsi que

comme administrateur de la Caisse nationale desmarchés de ['Etat.

Ainsi que l'on vient de le voir, il y eut d'autresorganisations professionnelles importantes que leSyndicat professionnel, à l'instar de la chambresyndicale des entrepreneurs de ciment armé fondéedès 1903. En 1922 naquit le SERCE ou Syndicatdes entrepreneurs de réseaux et de centrales élec-triques, qui, entre les deux guerres, gagna vite enimportance avec le développement du réseauélectrique de transport . 1936 vit, on l'a dit, laconstitution de l'USIRF. Elle fédérait toutes lesorganisations professionnelles de l'industrie rou-tière, les tenants des produits noirs comme ceuxdes produits blancs, les adeptes de la filière bitumecomme ceux de la filière goudron . Très active enmatière sociale, elle signa la première conventioncollective de toutes les professions du bâtiment etdes travaux publics.

Un regroupement s'imposait. Il s'effectua endécembre 1940 au sein de la FNTP (Fédérationnationale des travaux publics) . La genèse en fut lasuivante . Dès septembre 1939, André Borie étaitdevenu commissaire général à la construction et aubâtiment, avec notamment pour mission d'accélé-rer les travaux de la ligne Maginot. Suite à ladéfaite et à l'installation du régime de Vichy futcréé le COBTP (Comité d'organisation du bâti-ment et des travaux publics), chargé de recenser lesentreprises, de répartir les matières premières et deréglementer la profession . Au sein d'une telleinstitution, les patrons des travaux publics setrouvaient en position de faiblesse par rapport àleurs homologues du bâtiment. Par réaction et àl'initiative d'André Borie, ils formèrent donc uneFNTP, qui porta à sa tête Marcel Ferrus, puis, en1942, Henry Lefèvre. Sous la présidence de cedernier, il y eut création de l'école d'apprentissaged'Egletons (1943), mise au point d'un plan dereconstruction (mars 1944) et épuration de laprofession . En 1945 enfin, Georges Humbert, unproche d'André Borie, prit la présidence de lafédération.

La FNTP joua un rôle important dans la recons-truction du pays, sous l'impulsion de ces deuxhommes. Elle renforça l'école d'Egletons, envoyaaux Etats-Unis des missions de productivité, dontla première dès février 1945, participa, grâcenotamment à Jacques Fougerolle, à la fondation duCNPF – depuis cette époque, il lui revient toujoursl'une des vice-présidences de cette organisation (14)

– et créa la Caisse nationale de prévoyance du BTPet des industries annexes . Avec les successeurs deGeorges Humbert, elle revint ensuite à des préoc-cupations plus traditionnelles . Sous la présidencede Georges Frot (1948-1951) furent mises en placela Caisse nationale de retraite des entrepreneurs

Page 52: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

non salariés et la Fédération internationale duBTP, dont le siège social fut établi à Paris . Quantà Alfred Dehé (1951-1954), il consolida le succèsd'Egletons et créa le Centre d'études du BTP, envue notamment de mener à bien des études techni-ques pour le compte de la profession.

Par la suite, entre 1954 et 1973, la FNTPpoursuivit sa montée en puissance . Jusqu'en 1967,une personnalité domina l'organisation : HenryCourbot, « le » spécialiste du battage des palplan-ches . Il occupa continuellement la présidence de lafédération, hormis en 1957-1958, période durantlaquelle Pierre Versillé exerça cette fonction.Henry Courbot se montra un défenseur opiniâtredes intérêts professionnels : dès 1954, il orchestraune grande campagne en faveur de lois-program-mes et d'une relance des grands travaux ; surtout,il obtint une évolution sans précédent du droit desmarchés publics : le décret du 13 mars 1956 enparticulier plaça sur un pied d'égalité appel d'of-fres et adjudication et rendit possible l'adjudica-tion fermée . II attacha aussi une grande importanceà la modernisation des entreprises : en 1954 en-core, FNB (15) et FNTP s'associèrent pour fonderl'Institut de recherche du béton armé ; l'annéesuivante, une nouvelle mission de productivitépartit pour les Etats-Unis . Henry Courbot semontrait ouvert aux questions sociales et fut ainsià l'origine de la création, en 1959, de la Caissenationale de retraite des ouvriers du bâtiment etdes travaux publics (CNRO). Grâce à lui, laprofession gagna en influence : longtemps repré-sentant de la France au BIT (16) , il présida lachambre de commerce de Paris, puis les chambresde commerce européennes.

Ses successeurs poursuivirent son action.Jean-Charles Stribick (1967-1970) jota la FNTPd'un service des statistiques et des études écono-miques générales . Sous sa présidence, la fédérationconsentit de nouvelles avancées sociales : créationde la CNPO (Caisse nationale de retraite desouvriers du BTP 1968), mise en place du systèmede l'intéressement des travailleurs (1969), ouver-ture de deux nouvelles écoles professionnelles.Son mandat vit aussi la constitution du SEFI ouSyndicat des entreprises françaises de travauxpublics à vocation internationale. Hubert Touya luisuccéda en 1970. Demeuré en fonctions jusqu'en1973, ce grand « résistant » était un ami personnelde Jacques Chaban-Delmas . Il mit à son actif desaccords collectifs sur la mensualisation et la forma-tion continue et institua en 1972 un comité d'arbi-trage pour les questions de sous-traitance et decotraitance . En même temps, il fut l'un des princi-paux promoteurs du système de la concession (17) .

Créer sa propre demande : la concession

La concession des travaux et de l'exploitationd'ouvrages publics ou d'utilité publique constituaitun moyen, pour les grandes entreprises, d'échapperà une trop grande dépendance envers la politiquebudgétaire de l'Etat, des collectivités locales et desentreprises publiques . Le recours à ce mode d'exé-cution des travaux concerna la mise en place desinfrastructures de transport . Les entreprises de tra-vaux publics y recoururent notamment pour laconstruction des chemins de fer. Elles s'y intéressè-rent d'abord à l'étranger, à l'instar de la Régiegénérale des chemins de fer . Cette société remontaità 1855, lorsque son fondateur, le centralien Fran-çois Vitali, obtint la concession des chemins de ferde I'Etat serbe . Elle s'intéressa ensuite à l'Empireottoman : elle y réalisa la presque totalité du réseaude la Turquie d'Europe et d'importantes sections enAsie Mineure, en Syrie et au Liban . Elle travaillaaussi en Chine, prenant une part déterminante à laformation de la Compagnie des chemins de fer duYunnan. Elle se tourna également vers la construc-tion et l'exploitation de ports – ceux de Tripoli et deBeyrouth –, dont elle exploita la concession de lafin du XIXe siècle à celle des années 1950 . Mais ily eut aussi des chemins de fer construits sous cemême régime de la concession tant dans l'Empirefrançais, ainsi le réseau du Bône-Guelma par laSCB à partir de 1876, que sur le territoire métropo-litain par la même SCB dans le Massif central fin du

XIXe début du xxe siècle.Les ports et les canaux donnèrent également lieu

à un fréquent recours au système de la concession.Les entreprises françaises furent très actives hors deleurs frontières . Il y eut le cas des grands canauxinterocéaniques, Suez et Panama, mais l'on doitconsidérer Ferdinand de Lesseps plus comme unpromoteur que comme un entrepreneur. En revan-che, s'agissant des ports, les exemples abondent.Hildevert Hersent obtint par exemple en 1897 laconcession du port de Lisbonne, que son entrepriseconserva jusqu'en 1921, puis en 1902 celle deRosario, rachetée en 1946 seulement par le gouver-nement argentin : ce dernier port s'avéra une oppor-tunité heureuse, puisqu'il donna à la famille Hersentle contrôle du commerce d'exportation du bléargentin . La SCB fit de même au Brésil, où elleaménagea, agrandit et exploita, à partir de 1910, leport de Pernambouc . La Compagnie générale detravaux publics et particuliers équipa, dans le cadrede concessions, plusieurs ports italiens . L'on trou-verait aussi des exemples dans l'Empire colonial, enparticulier au Maroc, où le système de la concessionfut employé pour doter Casablanca, mais aussiFedhala, Méhédya-Kénitra, Rabat-Salé, Safi etTanger d'installations portuaires modernes .

Page 53: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

La période récente a vu la renaissance durégime de la concession . Il y fut fait appel pouréquiper le pays en parkings souterrains . L'initia-tive vint, en 1963, du groupe GTM, son exempleétant rapidement suivi par la plupart de ses grandsconcurrents, Fougerolle, SCREG (18), SGE et SPIEBatignolles . Plus important fut le recours à laconcession en vue de rattraper le retard du pays enmatière d'équipement routier : entre 1960 et 1973,le kilométrage français d'autoroutes de liaisonpassa de 9 à 2 428 . Ce bond en avant fut, entreautres, favorisé par le décret du 12 mai 1970, quiintroduisit la possibilité de concéder des autoroutesde liaison à des entreprises privées . Ce décretprévoyait des concessions d'une durée de trente-cinq ans en général, que le péage serait fixélibrement pendant dix ans, puis plafonné ensuite,et que le concessionnaire prendrait à sa chargel'achat des terrains, les travaux de construction etl'exploitation du réseau concédé. Les sociétéspourraient se financer par emprunt sous réserve deposséder un capital égal à 10 % au moins du coûtdes travaux . Toutes les entreprises-leaders de laprofession se trouvaient engagées dans l'aventureautoroutière, au travers de quatre groupes : Cofi-route (19), AREA (20), APEL et ACOBA (21) ,

L'énergie constitua un autre champ privilégiépour la concession, tout au moins jusqu'à lanationalisation de 1946 . Les entrepreneurs detravaux publics apportèrent une contribution déci-sive à l'électrification du territoire français avantla Première Guerre mondiale . Certains furentd'authentiques pionniers, à l'instar d'EdmondBartissol, qui obtint en 1888 la concession del'éclairage de la ville de Perpignan avant de fonderen 1899 la Société hydroélectrique roussillonnaise,ou des frères Fougerolle, qui créèrent successive-ment l'Energie électrique de Basse-Isère (1906), laSociété de lignes électriques (1907) et la Compa-gnie électrique de la Loire et du Centre (1912).Particulièrement fructueuse fut l'associationd'Alexandre Giros et de Louis Loucheur, qui,avant la Première Guerre mondiale, constituèrentautour de SGE l'un des plus puissants groupesfrançais de production, transport et distribution del'électricité . Ce groupe était implanté dans le Nordau travers de sociétés productrices et distributrices(Energie électrique du Nord de la France, Roubai-sienne de gaz et d'éclairage), mais aussi de com-pagnies de tramways (Electrique Lille-Roubaix-Tourcoing), dans la région stéphanoise (ils étaientassociés aux frères Fougerolle au sein de Loire etCentre) et même dans l'Empire ottoman, puis-qu'ils détenaient une importante participation

dans la Société d'éclairage électrique de Constan-tinople, constituée par eux en 1911.

L'électricité assura de même la réussite de laSociété des grands travaux de Marseille (GTM),fondée en 1891 . Sous l'impulsion d'AugustinFéraud et de Charles Rebuffel, elle réalisa, à partirde 1897, une percée spectaculaire dans les travauxd'électrification. Elle s'intéressa notamment à laBulgarie, mais connut ses plus importants succèsen France, où elle prit une part déterminante à laconstitution de l'Energie électrique du littoralMéditerranéen (1901) ainsi qu'à celle de l'Energieélectrique du Sud-Ouest (1906), deux des plusgrosses compagnies françaises de production

-transport-distribution. Entre les deux guerres, lesGTM se désengagèrent progressivement des com-pagnies d'électricité . Néanmoins, ils conservèrentdes liens très étroits avec l'Energie électrique duSud-Ouest et surtout le Littoral Méditerranéen,dont ils mirent en place les équipements de produc-tion et les lignes de transport : Rebuffel en pritd'ailleurs la présidence au milieu des années 1930.A l'inverse, SGE renforça son emprise sur sesgrandes filiales de production, transport et distribu-tion : Energie électrique du Nord de la France,Roubaisienne de gaz et d'éclairage, Compagnieélectrique de la Loire et du Centre . En revanche,elle se retira par étapes des affaires de . tramways,de chemin de fer, puis de routes Cette stratégie nefut pas isolée . La maison Fougerolle continua des'intéresser à l'électricité, sous l'impulsion deLucien Bourrellis, gendre et successeur de Philippe Fougeroile à la tête de celle-ci : toujoursprésente au sein de Loire et Centre, l'entreprisecontrôlait en outre la Société normande d'électri-cité . Il convient en outre de mettre à part le cas dela Parisienne d'électricité, devenue SPIE au len-demain de la nationalisation de ses filiales deproduction, transport et distribution . De sociétéholding et d'ingénierie, elle se mua progressivement, entre les deux guerres, en entreprise d'instal-lation électrique tout en renforçant sa fonction desociété-mère d'un groupe axé sur les tramways etla production d'électricité, au travers notammentde ses deux grandes filiales parisiennes, les Socié-tés d'électricité de Paris et de la Seine.

La candidature récente de Jean-Louis Giral,avant-dernier président de la FNTP et du Syndicatprofessionnel des entrepreneurs, à la présidence duCNPF symbolise l'importance prise en France parl'industrie des travaux publics . Celle-ci est en effetdevenue un atout de premier ordre pour l'écono-mie française dans la compétition internationale,en raison de ses capacités d'innovation. Cettecapacité d'innovation découle pour une large partde la spécificité du modèle français de réalisationdes grands ouvrages . En mettant face à face le

59

Page 54: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

maître d'ouvrage et l'entrepreneur, il a eu desconséquences positives . En effet, il entretient unevive concurrence, permettant ainsi une optimisa-tion relativement satisfaisante pour le client, etpousse à un effort soutenu d'innovation, nécessaireà la survie des firmes . La concession apparaîtcependant comme un mode intéressant d'exécu-tion des grands travaux : non seulement elle per-met à l'entreprise de créer sa propre demande,mais encore elle a donné lieu à des réussites

certaines, dans le domaine des ports et des cheminsde fer au XIXe siècle:, de l 'électrification au XX` .Quant au lobbying, s'il a lui aussi contribué ausuccès de la réussite de l'industrie française destravaux publics, il ne doit pas, dans l 'avenir,aboutir à une disparition de la concurrence, d'uneconcurrence fondée principalement non sur le seulcritère du prix, mais sur celui de la qualité dessolutions techniques proposées, selon le véritableesprit de l'appel d'offres.

NOTES

"' Pour plus de précisions, le lecteur voudra bien sereporter à notre thèse : Barjot (D .), La Grande Entreprisefrançaise de travaux publics (1883-1974) . Contraintes etstratégies, doctorat d'Etat, dir. F. Caron, université deParis IV-Sorbonne, 1989, 4271 p., 7 vol . ; ainsi qu'auxouvrages suivants :Barjot (D .), Fougerolle . Deux siècles de savoir-faire, Pa-ris, Editions du Lys, 1992, 288 p.Barjot (D.), Un siècle d'entrepreneurs et d'entreprises,Paris, Presses de l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées,1993, 323 p.Tous trois comportent une bibliographie détaillée.

(2' Dans certains cas, l'administration peut se substituer àl'entreprise défaillante pour l'exécution d'un marché.L'entreprise peut alors continuer de réaliser les travaux,mais elle perd toute marge d'initiative, l'administrationconduisant elle-même le chantier.

(3) Le maître d'ouvrage public assure certes la responsabi-lité d'entrepreneur, mais il confie l'exécution à un ouplusieurs régisseurs intéressés aux bénéfices réalisés sur lecoût prévu des travaux.

(4) Société générale d'entreprises industrielles, devenuepar la suite SOGELERG.

(5) Société générale d'entreprises.

(6) Société générale de travaux et d'études .

Société parisienne pour l'industrie électrique.

'6' Société d'études et d'équipement d'entreprises.

(9) Grands Travaux de Marseille.

(10) Société technique pour l'utilisation de la précontrainte.

(11) « Freyssinet International STUP. 1943-1993 », n° spé-cial, Freyssinet Magazine, novembre 1993, 56 p.

(12) Barthou fut ministre de mars 1906 à juillet 1909 etMillerand, de juillet 1909 à novembre 1911.

(13) Philippe Fougerolle présida le syndicat de 1907 à 1910et Léon Chagnaud de 1911 à 1916.

(14)Jacques Fougerolle fut le premier à occuper ce poste.

(15) Fédération nationale du batiment.

(16) Bureau international du travail.

(17) Il fut en effet à l'origine de la création de la Société desautoroutes de la Côte Basque.

(18) Société chimique et routière d'entreprises générales.

(19) Compagnie financière de la route.

(20)Société des autoroutes Rhône-Alpes.

(21) Société des autoroutes Paris-Est-Lorraine.

'22' Société des autoroutes de la Côte Basque.

60

Page 55: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

Débats

Georges Ribeill

Vous avez présenté l'affaire vue par les ingé-nieurs civils, Hennebique et Coignet . Je voudraisfaire une lecture complémentaire de la circulaire de1906 en considérant le point de vue des ingénieursd'Etat. Rappelons que cette circulaire vise à définirles conditions d'emploi du béton armé dans lesmarchés publics de l'Etat . Avant 1906, tous lesentrepreneurs privés pouvaient faire ce qu'ils vou-laient, aux risques et périls de leurs clients . Ce sontles marchés publics de l'Etat avec leurs contraintesde sécurité qui font l'objet de la réglementation de1906 . S ' il existe avant 1906 un champ d ' innova-tion fertile en applications, il est d 'ordre strictementcivil et non public.

Il faut souligner la personnalité de Considère quiest un personnage extraordinaire au sein du corpsdes Ponts, puisque c'est l 'un des rares ingénieursqui ait été un expérimentateur, au sens de ClaudeBernard, croisant théorie et expérience . Il va avoirune carrière très féconde . Il sera le premier àobserver et à étudier la striction des barres de métalet il mettra également en évidence le fait que,lorsque par écrouissage on forge avec des rivetsune structure métallique, on transforme les caracté-ristiques du métal et cela a des effets sur la structuredes ouvrages d'art. Enfin, dès 1898, Considère metau point le béton fretté qui est une technique neuvede béton armé avec une spirale hélicoïdale. II aaussi cette particularité qu'il passe du public auprivé, deux fois dans le public, deux fois dans leprivé, c'est un record ! Lorsqu'il est ingénieur d'Etat,dans les années 1895-1906, il est, comme Rabut et

d'autres, membre de la commission . Ce qui chez luim'intéresse, c'est qu'il est un bon révélateur del'inertie du corps des Ponts et Chaussées . Sesinterventions sont multiples . En 1901, comme il estsûr de son procédé de béton armé, il interpelle ledirecteur du personnel du ministère, en lui disant :« Il est temps de le propager dans le milieu du corpsdes Ponts, mais pas seulement au niveau des élèvesou des ingénieurs débutants, dont il faut attendrevingt ans pour qu'ils deviennent des chefs, il fautviser tout de suite au sommet. » Il propose, en vain,que le ministère crée une inspection des ouvragesen béton armé émanant de l'administration, dont ilserait le responsable, chargée de vérifier qu'onapplique bien les règles qu'il a définies . C'est sonpremier échec . On le renvoie à ses calculs savants.En 1902, il frappe à l 'Ecole des Ponts et demandeau conseil d'enseignement de l'époque que l'oncrée pour les élèves une chaire d'enseignement dubéton armé. On consulte tous les professeurs debéton, de construction navale, etc ., qui répondenten substance : « On traite du béton depuis long-temps, il n'y a pas de place pour vous, sauf àaménager quelques conférences ou cours du soirpour quelques braves ingénieurs retraités . » C'estun deuxième échec . Au sein de la commission, ilapporte un point de vue rigoureux et il n'est passurprenant qu'en 1905-1906 il claque la porte carévidemment le texte adopté est tout à fait en retraitpar rapport aux propositions qu ' il a faites. II claquela porte à la fois de l'administration et de lacommission et redevient pour la dernière fois ingé -nieur civil à son compte, créant avec son gendrePeinard, ingénieur du corps des Mines, une entre-

61

Page 56: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaired'entreprises ?

prise privée qui va vendre des ponts construits selonson système.

Son attitude est ainsi révélatrice de la timiditéextrême de cette commission . De tous temps, lesingénieurs d'Etat construisaient des ponts avec dessuper-normes, et les ouvrages coûtaient très cher,ils devaient être beaux, solides et durables,construits pour l'éternité . Cette nouvelle techniquede béton armé, par les ouvrages légers qu'elleautorise, subvertissait naturellement cette culturetraditionnelle.

Gwenaël Delhumeau

Les normes fixées à l'issue de la commissionfrançaise ont été plus audacieuses que les normessuisses ou allemandes.

Claude Martinand

La précontrainte a démarré avec des brevets quine portaient pas sur le procédé lui-même, maisuniquement sur les dispositifs de mise en tension,qui aujourd'hui sont banalisés . Alors on se souvientvaguement qu'il y avait des procédés BBR, Boussi-ron, Freyssinet ou des procédés allemands . Je croisque le, fait que l'administration estime qu'au bout'un certain temps l'innovation doive être un bien

public, c'est-à-dire avoir la diffusion maximale, estune préoccupation légitime . II est normal qu'onaccorde un temps suffisant pour amortir les dépen-ses que tel ou tel a faites pour développer un certainnombre de procédés, de produits . .ou de matériaux.Mais je ne crois pas qu 'on puisse indéfinimentlaisser subsister des licences . Derrière l'attituded' Hennebique, n'y a-t-il pas cette idée de maintenirune sorte de monopole grâce à des brevets et deslicences ?

J 'ajoute que je suis extrêmement frappé de ceque, sauf dans des domaines très particuliers, il n'yait pratiquement pas de brevets dans le génie civilproprement dit . Ce n'est pas du tout dans la culturede l'ingénieur d'Etat qu'il y ait des brevets sur seschantiers . Il faudrait voir pourquoi et comment fairepour qu'il y ait davantage de brevets ou de licences,tout en ayant le souci qu'ils ne constituent pas unobstacle à la concurrence.

Gwenaël Delhumeau

Considère arrive à faire valider officiellement lesystème de son invention - le frettage - par la

commission . Dans le cas d'Hennebique, il s'agitclairement d'une volonté de monopole . En 1906, lesystème Hennebique était tombé dans le domainepublic . Coignet, quant à lui, essaie de défendre unsystème de plus en plus perfectionné, alors que sonbrevet initial est fondamentalement simple. Ce sontdeux attitudes très éloignées : Hennebique table surun réseau, alors que Coignet mise sur l'idée d'inno-vation et sur le fait de breveter tous les cinq ou sixans un nouveau système.

Georges Ribeill

Il en sera de même de Freyssinet qui vivra de sesbrevets. Il quitte très vite le corps des Ponts, puisqu'ilne peut pas y mettre en oeuvre le béton précon-traint . Après trente ans de carrière glorieuse, entant qu'ingénieur civil, il sera récupéré par le corpsqui va inventer un grade à son intention par undécret spécial, celui d'« ingénieur en chef hono-raire » . Il sera ainsi rapatrié dans le panthéon ducorps.

Claude Martinand

En France, les ingénieurs de l'administration,lorsqu'ils font des projets, ne s'occupent guère desprocédés de construction qui relèvent de la respon-sabilité de l'entreprise . Il n'y a donc de licences quedans le champ du procédé de construction ; on nebrevette pas les règles de l'art.

Yves Gascoin

Face à une innovation technologique, il y a deuxdémarches : soit la laisser se diffuser assez large-ment, mais on se trouve alors confronté à desproblèmes de sécurité, voire d'équité entre lesdifférents promoteurs ou bien à une floraison desystèmes, soit normaliser pour régler ces problè-mes, mais il est possible que la normalisation soitparfois un coup d'arrêt à l'innovation.

Cet exemple est toujours d'actualité, il n'est quede voir tout ce qui fleurit à propos de la « voitureintelligente », par exemple, ou de la « route intelli-

gente ».A propos de la codification d'une nouvelle

technique comme le béton armé, observe-t-on desdifférences entre les pays qui ont codifié tôt et ceuxqui ont codifié plus tard ? Dans les pays qui ontcodifié tard, l'innovation a-t-elle été plus impor-tante ?

Page 57: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises?

Gwenaél Delhumeau

II est difficile de répondre puisque tous les paysd'Europe ont codifié à peu près en même temps,entre 1906 et 1909.

Claude Martinand

Il existe deux types, deux familles de normes.Certaines vous disent comment il faut faire, jusquedans le moindre détail ; l'exemple qu'on donnehabituellement est celui des normes allemandes . Jenote que, dès 1900, la tendance était plutôt à fairedes normes de résultats, de performances, d'exi-gences, plutôt que des normes de procédés. Je necrois pas que des normes performancielles bridentl'innovation, au contraire, elles la stimulent, puis-qu'elles laissent toute liberté sur la manière d'at-teindre un résultat qui a tendance à être tiré vers lehaut . Je crois que ce sont deux philosophies de lanormalisation et elles ne sont jamais pures . Mêmesi l'on part, comme dans la nouvelle approcheeuropéenne, de normes exigentielles, on s'aperçoitque neuf fois sur dix on n'est pas capable de lesécrire et on a donc tendance à y intégrer plus oumoins de normes, de procédés ou de moyens.

Deuxième point, en France, on a toujours pudéroger au cahier des charges type. Il appartient àla culture fondamentale de l'ingénieur des Ponts dedéroger aux règles, de manière à pouvoir intégrertoute innovation qu ' il jugerait intéressant de pro-mouvoir. Normalement, on ne déroge pas auxnormes et celles-ci sont obligatoires dans les mar-chés publics, ce qui n'est pas le cas dans les autrespays où une norme est un consensus et on peut, ounon, s'y référer, selon le contexte dans lequel on setrouve. En France, dans le décret transposant ladirective « produits de la construction », on s'estbeaucoup battu pour maintenir ce droit à la déro-gation. Il n'est pas très bien explicité, mais dans lescommentaires qu 'on en fait, on insiste toujours surle fait qu'on doit pouvoir déroger aux normes, defaçon à pouvoir promouvoir l' innovation . J 'ajouteque, si vous observez différents pays, vous verrezdifférents processus de normalisation à l'oeuvre.

En informatique, dans l'affaire Unix, il est inté-ressant de voir que ce sont des normes qui naissentde l'offre, et qu'à partir d'un certain moment, IBM,après avoir longuement tenté d ' ignorer Unix, estfinalement obligé de s'y rallier. On voit que cettebataille des normes est au coeur de la lutte concur-rentielle des grands groupes et du développementde l'informatique .

Il est évident que dans notre domaine, comptetenu de leurs responsabilités en matière de sécurité,d'hygiène, les pouvoirs publics ont toujours eu unrôle dans le processus de normalisation. Il estd'ailleurs en train de se déplacer, puisqu'on évolued'une culture de l'édiction de règles par la puis-sance publique, les professionnels étant consultés,vers un processus de normalisation classique et deredéfinition d'un champ strictement réglementairebeaucoup plus limité . Ce processus ne fait quecommencer.

Dominique Barjot

Beaucoup d'innovations n 'étaient pas breve-tées. En outre, il importe de considérer les ouvragespar type . Il me semble qu'il existe dans le domaineroutier une tradition de coopération entre l'adminis-tration et la profession, qui fait qu'on ne peut pasavoir une vision en termes d'opposition entre lemaître d'ouvrage et l'entrepreneur . La clé de l'effi-cacité de l'entreprise routière aujourd'hui, c'est lefait qu'il y ait un long héritage de coopération avecl'administration . Dans le domaine des grandsouvrages, il est incontestable que la création degrandes compagnies d'électricité, puis ensuited'EDF, a été un facteur important.

Georges Ribeill

Il n'existait aucun dialogue entre ingénieurscivils et ingénieurs des Ponts.

Dominique Barjot

Je crois qu 'on retrouve aussi cette coupure dansle monde de l'entreprise . Les comportements sonttrès différents selon les types d'entreprises . Lors-qu'on a affaire à de très grandes entreprises, où ily a effectivement des ingénieurs des Ponts, lacommunication se fait tout naturellement, ne se-rait-ce que parce qu'on appelle dans l'entreprise uningénieur des Ponts qu'on a apprécié dans uneadministration . J'en connais de nombreux cas, auxGrands Travaux de Marseille ou à la Généraled'entreprise, par exemple . Et puis, il y a le cas desentreprises moyennes, souvent familiales, où lacommunication est parfois beaucoup plus difficile.Je citerai l'exemple très révélateur de la coopéra-tion entre l'entreprise Ballot et le cabinet Coyne etBellier . On a affaire à une entreprise presqueartisanale, mais qui possède d'excellents ouvriers et

63

Page 58: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaired'entreprises ?

un ingénieur des Ponts qui, justement, apprécie leursavoir-faire. Je pense qu'il faut avoir une visionnuancée.

Georges Ribeill

Le secteur des travaux publics a connu des casde corruption.

Dominique Barjot

Je ne suis pas sûr que de telles pratiques soienttellement plus courantes dans l'entreprise de tra-vaux publics que dans d'autres domaines comme,par exemple, les industries sidérurgiques ou lesindustries d'armement . Les entrepreneurs de tra-vaux publics ne méritent ni d'excès d'honneur, nid'excès d'indignité . C'est un peu du même ordre,lorsqu'on les met en cause pour leurs actes pendantla Seconde Guerre mondiale : si l'on mène uneétude approfondie, on s'aperçoit qu'au fond, dansl'ensemble, les entrepreneurs se sont comportéscomme la moyenne des Français, ils n'ont pasdavantage été des héros ou des collaborateurs . Jecrois que ce monde est assez facilement sujet à sevoir appliquer des stéréotypes . Il est vrai qu 'on nepeut pas nier les faits de concussion, il en estd'avérés, mais je ne pense pas qu'on puisse entrouver davantage que dans d'autres secteurs . Ce

jui met sous les feux de l'actualité les entrepreneurse travaux publics, c'est leurs liens extrêmement

étroits avec la politique, ne serait-ce que parce quela construction d'un grand ouvrage public est, ensoi, de la politique.

Claude Marlinand

En tant que tuteur des « corrupteurs », ou des« corrupteurs-rackettés » pour être plus précis, jevoudrais dire qu'il y a beaucoup de confusion surces sujets de la corruption ou des ententes, neserait-ce que parce que les apparences masquentsouvent les réalités. L'idée que l'adjudication ou-verte est le meilleur moyen de préserver les créditspublics est une idée que plus grand monde n'oseraitavancer en France aujourd'hui . Il n 'empêche queles Belges viennent d'adjuger les sections du TGVsituées sur leur territoire par adjudication ouverte etc'est pour moi une aberration . Je prétends qu ' il y agénéralement moins de corruption dans un marchénégocié que dans un appel d'offres, parce qu'il n'yexiste pas de motifs de corruption . Quant aux

ententes, elles sont une réponse inadaptée à un vraiproblème : les coûts d'études et de transaction sontcomplètement ignorés par les gens qui prétendentque l'adjudication ouverte est un procédé optimal.Comment comprendre sinon que les Japonais aientun système d'ententes organisé par les pouvoirspublics dans le BTP, comment comprendre que lesHollandais, qui sont à ma connaissance de vraislibéraux, avaient, jusqu'à une période récente, etont peut-être encore, un système d'ententes orga-nisé par les pouvoirs publics dans la constructiondes logements sociaux ? Cela ne dégage pas demarges considérables, au contraire, c'est peut-êtreune manière d'optimiser la commande publique,d'organiser la répartition de la commande, comptetenu de sa fluctuation.

Dominique Barjot

Tout d'abord, la tradition veut que dans lestravaux publics, lorsqu'on a à réaliser un grandouvrage, on se groupe . Il y a donc historiquementune réalité, l'association en participation, qui en soin'est pas connue des tiers et qui donc peut prêter àêtre considérée comme un cartel . Mais il s'agit, enfait, d'un groupement pour une opération donnéequi ne réunit pas tous les entrepreneurs voulantobtenir un ,marché. Cette pratique des associationsen participation est une réalité extrêmement an-cienne.

Ensuite, il existe effectivement dans ce marchéune tendance à la formations d'ententes, ne serait-ceque parce que la compétition est dure et parcequ 'une entreprise cherche à éviter de tomber au-dessous du seuil où les coûts dépasseraient lemontant de la production . Mais le seul fait quel'industrie des travaux publics soit faiblement capi-talistique et qu 'une entreprise extérieure puisseentrer facilement sur le marché aboutit à ce que latendance récurrente à la cartellisation soit réguliè-rement remise en cause par l'outsider qui se trouveen mesure d'enlever les marchés, si l'entente esttrop fortement constituée. Un cas célèbre est celuide Bouygues, qui est venu perturber la tendance àla cartellisation qui caractérisait les travaux publicspendant les débuts de la V e République, époque oùles marchés étaient relativement importants et où lesentreprises avaient tendance à s 'orienter vers unesorte de rente de situation . Le jeu de Bouygues a étéde briser l'entente de ces entreprises et son irruptiona eu un rôle positif sur l'innovation globale dusecteur.

64

Page 59: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

Claude Martinand

On observe pourtant la quasi-disparition desgrandes PME indépendantes . Le Aux d'innovationsde ces entreprises était-il équivalent à celui desgrands groupes ?

Dominique Barjot

Il me semble que les grandes PME ont été celles

Ti nt le plus innové. Pour elles, le seul moyen de

dégager des marges suffisantes était de toujoursproposer des ouvrages de meilleure qualité, au prixle plus bas, et pour cela d'innover. Cela explique ladisparition, à échéances régulières, d'entreprisesimportantes . J'ai évoqué le cas de Saint-Rapt etBrice, mais il y a eu ceux de Dragages TP, deCITRA, toujours à la même époque, vers 1969, eton peut dire que ces entreprises innovatrices étaientfondamentalement fragiles . Les grands groupes,quant à eux, ont des possibilités de diversificationqui leur permettent de compenser des profits faiblesdans le domaine strict des travaux publics, par desbénéfices beaucoup plus importants dans le do-maine des concessions, par exemple, d'activitéscomplètement extérieures aux travaux publics.

Gilles Jeannot

Comment peut-on expliquer le fait qu'il n'y aitpas eu en France de développement d'une ingénie-rie indépendante ?

Dominique Barjot

Il existe en France une conception du servicepublic qui fait que les administrations, lorsqu'ellescommandent des ouvrages publics, les ont étudiéspar le menu et en ont prévu tous les aspects dansdes cahiers des charges extrêmement précis . Dansles pays anglo-saxons, on confie la charge dedéfinir l'ouvrage dans toutes ses dispositions à descabinets d'ingénieurs-conseils très puissants et trèscompétents et qui, en fait, constituent l'élément fortdu procès de construction des grands ouvrages.

Claude Martinand

C'est la première partie de la réponse, ladeuxième étant que l ' ingénierie intégrée n 'est pasnon plus une fatalité . C'est peut-être parce que

l'administration était il se trouve qu'elle l'est demoins en moins – capable de faire la conception,qu'en face d'elle, l'entreprise, pour exister, avaitbesoin d'une compétence technique assez forte etne souhaitait donc pas recourir à de l'ingénierieindépendante, sauf dans quelques cas de figure trèsparticuliers comme la mécanique des sols ou lesgrands barrages, où il n'y avait pas place pourénormément de compétences très pointues . Leproblème aujourd'hui est que la compétence

technique de cette administration décline et qu'il estquasiment impossible de faire apparaître desconsultants indépendants suffisamment puissants,avec des capitaux propres leur permettant d'existerau plan mondial . Cette situation est préjudiciable àl'offre française. Les consultants anglo-saxons seretrouvent pour contrôler l'offre française, y com-pris dans les concessions où ils ne devraient pasavoir leur place et où ils polluent complètement lejeu parce qu ' ils ont une philosophie du contrat quiest complètement à l'opposé de celle des contratsde long terme à la française.

En Angleterre la tradition est différente, desingénieurs-conseils, des experts indépendants ontpris de l'importance face à une administrationquasi inexistante . Encore aujourd'hui, ce sont lesComtés qui gèrent le réseau routier national, leministère des Travaux publics n 'ayant pratiquementpas de cadres pour gérer et, a fortiori, étudier lesprojets . Les différences sont donc profondémentancrées.

Claude Martinand

En guise de conclusion, je vais essayer de tirer,à partir de mon expérience personnelle, un certainnombre d'enseignements qui ont trait au sujet.

J'ai commencé ma carrière dans un CETE,c'est-à-dire à un moment où se concrétisait l'idéed'un renforcement de la compétence techniquedéconcentré dans des grandes régions . On pensaitalors qu'il n'était plus possible d'avoir des ingé-nieurs sur le terrain qui soient aptes à faire tout seulde l'expérimentation technique, de la recherche,sans l'appui d'un réseau technique à la fois auniveau central et au niveau interrégional.

Ensuite, j'ai été ingénieur autoroutier opéra-tionnel en Gironde et je me souviens que ce qui memotivait dans de telles fonctions, c'était soit d'ac-cueillir favorablement les propositions d'innova-tions des entreprises, soit de les susciter . J'ai faitconstruire le pont de Cubzac, c'était un perfection-nement des ponts à voussoirs à joints conjugés,collés . A cette occasion, avec l'aide du SETRA et du

65

Page 60: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

Laboratoire central, j'ai financé une part non négli-geable de l'outillage de l'ouvrage et fait procéder àun certain nombre de mesures en vraie grandeur,puisque le problème de l'innovation dans les tra-vaux publics, c'est qu'on a affaire chaque fois à desspécimens et l'expérimentation ne peut se faire quesur ouvrages réels. Offrir la possibilité aux scientifi-

ques, avec l'accord de l'entreprise, de procéder às mesures sur ouvrage réel, cela fait partie de la

responsabilité du maître d'ouvrage.II est également important d'accepter des va-

riantes larges. Dans la solution de l'administrationqui résulte de l'étude, il faut ménager des possibili-tés de variantes . Sur la voie sur berge de Bordeaux,alors que nous avions prévu tout un système deFondations dans la vase qui était assez lourd etdifficile, une entreprise moyenne a proposé despoutres à fils adhérents en continu (en hyperstati-que) dans un cadre réglementaire qui n 'existaitpas, puisque le projet de règlement était en coursde discussion . Tant sur place qu'en administrationcentrale, il y a eu un accueil favorable à l'expéri-mentation de ce type d'ouvrage en grand, et on aréalisé mille poutres préfabriquées . On l'a fait dansdes conditions de risque maîtrisé, mais de risquetout de même. On s'est donc associé toutes lescompétences, pour nous conseiller. sur la manièrede calculer cet ouvrage et de le réaliser.

Sur un autre chantier, nous avons expérimenté .aussi l'idée de déléguer beaucoup plus le contrôleà l'entreprise, c'est-à-dire de ne plus faire que lecontrôle de l'autocontrôle. La motivation profonded'un jeune ingénieur, c'est de faire des choses unpeu nouvelles, parce que c'est plus amusant que defaire la même chose que la fois précédente . Je n'airencontré de freins nulle part, ni de la part desingénieurs d'arrondissement, ni desdirecteursdépartementaux, ni des inspecteurs généraux, ni dela commission centrale des marchés.

Dix ans plus tard, j'étais responsable de larecherche et de l'innovation dans ce ministère quis 'appelait « Environnement et Cadre de vie » . A lamission de la recherche de l'environnement quiavait été mise en place par M. d'Ornano, j'ai puobserver que l'essentiel de la recherche en géniecivil se faisait à l'époque à l'intérieur du systèmecomprenant le Laboratoire central des Ponts, lesLaboratoires régionaux et le Laboratoire de laprofession, le CEBTP.

II n'y avait pratiquement pas de recherche àl'université ou au CNRS sur ces sujets et le but d'unprogramme génie civil, à l'époque – cette idéeproposée en 1979 n'a abouti qu 'en 1984-1985 –,était bien de mobiliser à moyen et long terme unmilieu de chercheurs plus diversifié, qui puisse

davantage remonter vers la recherche fondamen-tale que ne pouvaient le faire le Laboratoire centraldes Ponts ou le CEBTP. Je pense qu 'aujourd'huicette mobilisation a eu lieu et qu'il existe effective-ment un milieu de chercheurs dans les INSA, dansles universités, sur l'ensemble du territoire, quin 'existait pratiquement pas il y a dix ans . Ce milieuest en mesure de compléter le travail Fait par leslaboratoires publics.

Plus récemment, on peut signaler l'initiativeintéressante de la Fédération nationale des travauxpublics, qui a mis en place un petit institut derecherche, qui ne fait pas lui-même de recherchemais essaie d'impulser des actions de recherche etsurtout d'expérimentation, en mettant autour de latable à la fois des entrepreneurs, des chercheurs,des maîtres d'ouvrage ou des maîtres d'oeuvre.

L'an dernier, non sans efforts, nous avonsessayé de monter les Assises du génie civil . Ellesavaient beaucoup d'objectifs, trop sans doute, maisvisaient à montrer un visage uni de l'ensemble desacteurs du génie civil, au sens large (c'est-à-dire eny incluant les structures du bâtiment) . D'une part,ces Assises essayaient de montrer qu'il s'agissait làde métiers d'avenir et, d'autre part, que l'innova-tion y était importante . Du point de vue de l'innova-tion et de la recherche, le fait que des colloquesscientifiques de haut niveau aient pu se tenir l'adémontré, mais malheureusement pas au-delà ducercle étroit des personnes concernées . Nousn'avons pas réussi à faire passer dans le grandpublic l'idée que c'était une branche où il y avaitbeaucoup d'innovations, des technologies depointe. Nous avons eu plus de succès auprès desgrosses entreprises performantes du type Solétan-che, qu'auprès des grands groupes dont le seul butdans cette affaire était de regarder si leurs voisinsavaient plus de place qu'eux ou payaient moinsdans l'exposition . Cela n'est pas très encourageantsur la capacité de cette branche à promouvoir sonimage au-delà de ce qui ressort quotidiennementdans la presse sur les aspects Financiers ou autresaffaires qui émaillent la chronique quotidienne ouhebdomadaire.

Aujourd'hui, je suis en responsabilité de ce quel'on appelait autrefois la tutelle du BTP . Je ne saisplus très bien ce qu'est la tutelle, parce que c'est unevision assez étonnante d'un rôle de l'Etat duqueltout découlerait . Par contre, il est intéressant de sedemander comment l'Etat peut aujourd' hui jouer unrôle dans l'impulsion d'une politique industrielle,pour cette branche . Avec quels outils et de quellemanière l'Etat peut-il éventuellement promouvoirune telle politique qui, à l'évidence, a une dimen-sion nationale, mais également régionale, si l'on

66

Page 61: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

veut, comme les Allemands le font, toucher le tissudes PME et lui donner une dimension européenneencore balbutiante ? Je suis plutôt partisan de l'Etatmodeste dans ce type de champ, parce que lesacteurs économiques sont adultes.

Cela dit, quand on fait une analyse un peusystémique de cette branche, on s'aperçoit que cen'est pas une branche industrielle comme les autres,parce qu' il y a des acteurs particuliers et surtout

rce qu'il y a des acteurs plus nombreux que dansl'industrie . Le fait que les différentes professionscontinuent à proliférer dans cette branche et queces acteurs aient plus tendance à s'affonter qu'àcoopérer mérite attention . L'analyse qu'on peutfaire en matière de transports est transposable : leservice offert par la branche n'est pas stockable,d'une part, et doit faire face, d'autre part, à de trèsfortes fluctuations de la demande, à la fois dans letemps et dans l'espace . Dans le BTP, les cycleséconomiques sont anticipés et prolongés par rap-port aux cycles économiques principaux et corres-pondent aux cycles de l'investissement . La situationest telle que n'importe qui peut entrer dans labranche, y compris comme travailleur clandestin, àla base de la sous-traitance en cascade . Il s'ydéveloppe donc une concurrence sauvage qui met,la plupart du temps, la majorité des acteurs ensituation d'être dominés par les donneurs d'ordre.On voit se développer une stratégie qui consiste àessayer d'échapper à cette logique de dominationpar une logique d'offre, d'où le système concession,METP. Quand on analyse ce mécanisme perversd'ensemble, on s'aperçoit qu'il est accentué par lemécanisme de dévolution des marchés publics,puisqu 'on n'achète pas un produit dont on peutmesurer immédiatement la qualité, mais un produitfutur, avec tous les risques que cela peut comporter.Les mécanismes de dévolution poussent à la concur-rence uniquement par les prix et engendrent ensuitetoute une série de dysfonctionnements : si vous avez« plongé » pour avoir une affaire parce que vousavez fait un prix qui est en dessous de vos coûts,quelles sont les méthodes peur vous rattraperensuite ? Il en existe de deux sortes : soit voussous-traitez vos mauvais prix à un autre, et vouspouvez constater ce mécanisme de sous-traitanceen cascade dans le BTP, comme dans le transportroutier, soit vous vous rattrapez par de la non-qualité, par de la corruption, du contentieux ou desavenants ou tout autre mécanisme . Alors, une foisque vous avez compris cela, vous avez comprispourquoi les marges sont faibles . Les marges étantfaibles, les investissements immatériels, c'est-à-direles investissements pour la recherche, l'innovation,les investissements pour l'organisation, pour les

conditions de travail, la sécurité, la formation, laqualification des personnels, sont encore plus fai-bles . On constate que les taux d'effort de cettebranche en moyenne sont de moitié inférieurs àceux des autres branches de l'économie.

Qu'ést-ce qui peut s'opposer à ces mécanismestendanciels ? Beaucoup d'efforts sont nécessaires . Ilfaudrait d'abord que la collectivité des maîtresd'ouvrage soit elle-même consciente de ces méca-nismes pervers et aille à l'encontre de la facilité quiconsiste à attribuer les travaux au moins-disant, enne sélectionnant pas assez les entreprises, enn'étant .pas assez sévère ensuite sur le contrôle dece qui est fourni, en ne promouvant pas assez desdémarches de qualité . On croit que plus on a deréponses à un appel d'offres, plus la concurrenceva être forte . Je crois que plus il y a de gens dansun appel d'offres, plus fortes sont les chances qu'ilsforment des ententes, puisque si vraiment toutes lesentreprises réalisent les études nécessaires à laremise d'une offre, on peut estimer que 10 à 15 %du montant du marché est déjà parti en fumée . Jetrouve sain qu ' ils ne le fassent pas, parce que pourla collectivité publique c'est un gaspillage inouï. Or,combien y a-t-il de maîtres d'ouvrage qui n'appel-lent que quelques entreprises ? Je pense que moinsle nombre d'entreprises appelées est important,plus il y a de concurrence réelle.

La plupart des mécanismes vont en effet àl'encontre du sens commun. Or, si vous n'allez pasdans le sens de l'opinion publique, vous êtes sus-pect : un élu qui n 'a pas pris le moins-disant estsuspect, alors même que prendre systématiquementle moins-disant c'est ce qui permet les ententes et lefinancement des partis politiques . II n'empêche qu'iln'y a que très peu de gens qui ne le font pas, depeur d'avoir des ennuis avec leur opinion publique,leur hiérarchie, leur organisme de contrôle, avec laCour des comptes, etc. On n'est pas près d'ensortir . Je crois qu'en son temps Vauban a écrit àLouvois pour lui expliquer cela, sans succès d'ail-leurs, et cela continue.

Que peut-on foire, malgré tout ? D'abord,rappeler sans cesse que la dévolution des marchés doitse faire au mieux-disant, et plus vous diversifiez lescritères, plus vous aidez les gens à avoir le couragede ne pas prendre forcément le moins-disant. On adéjà fait deux circulaires sur cette question, on vaen élaborer une troisième, parce que finalement laquestion décisive est de trouver un mécanismepermettant d'éliminer les offres anormalement ouparticulièrement basses, en les comparant auxévaluations ex ante, en les comparant aux autresévaluations résultant de l 'appel d'offres. Il ne s'agitpas, comme le réclament les entreprises, de mettre

67

Page 62: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

au point des mécanismes automatiques, du type«prendre le barycentre du nuage de points »,parce que ce serait à nouveau refuser de prendreses responsabilités dans le choix . Les autres méca-nismes consistent évidemment à développer lesdémarches-qualité qui obligent à la coopérationdes différents acteurs et non pas à leur confronta-tion permanente . Il faut que l'ensemble de la chaînecoopère pour développer des démarches-qualité.Quand on évalue les coûts de non-qualité dans lebâtiment - certains les chiffrent à 10 à 15 % —, onvoit qu 'il y a des gains importants à faire . Parailleurs, le mécanisme que j'ai décrit, qui aboutit àdes investissements immatériels faibles, induit unesous-productivité . On empêche les gains de produc-tivité réelle qui pourraient se développer s'il y avaitun investissement plus élevé dans la recherche,dans l'organisation, dans la qualification desagents, dans tous les mécanismes qui conduisent àla compétitivité globale réelle et non pas à cetteproductivité apparente du travail tirée vers le bas,vers des prix trop bas.

En ce qui concerne les mécanismes de l'innova-tion, je crois qu'on constate un bon niveau d'inno-vation lorsqu'on arrive à ramener le nombre desacteurs principaux de trois ou quatre à deux, onpeut alors faire quelque chose de positif. En France,le fait qu'il y ait dans l'administration des maîtresd'ouvrage/maîtres d'oeuvre, qui remplissent lesdeux fonctions, et qu'en face on ait des entreprisesqui aient elles-mêmes des bureaux d'études nelaisse pas de place au bureau d'études extérieur,qui d'ailleurs privilégie l'innovation de papier etn'est pas en mesure de faire de l'innovation dechantier . Or, j'ai tendance à penser que les innova-tions majeures dans ce domaine sont surtout desinnovations de chantier . Quand le maître d'ou-vrage est l'Etat, il y a des risques à prendre et il aune certaine tendance à les prendre dans desconditions plus aisées que les collectivités territoria-les ou le privé . Notre deuxième rang mondial dansles exportations de BTP montre que nos entreprisessont au « top niveau D, en termes techniques et demaîtrise de grand chantier, etc.

La deuxième voie de l'innovation, c'est d'inté-grer les fredaines d'un certain nombre d'acteurs defaçon à avoir une capacité d'action globale – partiede la maîtrise d'ouvrage, conception, construction,gestion, exploitation, entretien — et d'avoir recoursau système de la gestion déléguée, de la concessionou du METP, toutes choses que les Français maîtri-sent assez bien . Riquet avait déjà proposé à Colbertde faire le canal du Midi, sous forme de concession,et même sous forme de fief, puisque cela luipermettait de s'anoblir . Le XIXe siècle a été l'âge d'or

de la concession, puisque ce régime a concernéd'abord les chemins de fer, puis les services ur-bains, où l'administration de l'Etat a joué un rôleindirect à travers un certain nombre d'ingén ieursinnovants qui sont passés dans les villes, tels Bec

hmann, Belgrand. Depuis 1955 la loi sur lesautoroutes et de plus en plus, on voit revenir cessystèmes de concession, y compris parce que lesproblèmes de financement deviennent plus diffici-les . Cela ne concerne pas que la France, mais aussibien les pays développés qu'en développement.

Vous avez parlé du comité consultatif pour lerèglement amiable . Je pense que ce qui caractérisele plus la culture française, c'est cette recherche ducompromis et l'idée qu'il vaut mieux construire des« jeux coopératifs » que de générer des conflits,comme aiment tant le faire de plus en plus lesAnglo-Saxons . Les consultants d 'une part, les « la-wyers » d'autre part, ont intérêt à ce que les conflitssoient les plus importants possibles et durent le pluslongtemps possible. Je pense que ce « cancercontentieux » américain, qui risque de nous venirvia Bruxelles, est extrêmement néfaste à touségards, car il coûte énormément d'argent à l'en-semble des parties . Cette question a un lien directavec l'innovation, parce qu'il est illusoire de pensertout écrire dans un contrat, tout prévoir, couvrir tousles risques possibles . Aux Etats-Unis, dans certainsdomaines du- génie civil, l'innovation est assezfaible : par exemple, il a fallu des années pourparvenir à y introduire les ponts précontraints, du

fait des bureaux d'études et de ce que les contrac-tors, les entreprises, ne sont que des loueurs demain-d'oeuvre améliorés, qui ont par ailleurs ànégocier les rendements du chantier avec dessyndicats plus ou moins « mafieux » . Ils n'ont doncpas beaucoup de marges de manoeuvre pourgagner de l'argent et innover.

Je voudrais terminer sur les recherches qui sontfaites depuis un certain nombre d'années, sur lanature des contrats qu'on appelle incitatifs . M. JeanTyrol, un ingénieur des Ponts, qui était professeurau MIT et qui enseigne à Toulouse avec J . -J . Lafond,vient de sortir un ouvrage sur ce sujet . Cettepréoccupation est venue non pas de notre secteurmais de l'économie industrielle . Il s'agit de l'idéeselon laquelle, dans de très nombreuses situations,deux institutions ou deux personnes ou une per-sonne et une institution sont en présence, l'unedétenant plus d'informations que l'autre . Commentfait celui qui a le moins d'informations, par exem-

le, la tutelle par rapport à une entreprise publique,le concédant par rapport au concessionnaire, pourfaire un contrat intelligent et surmonter cette asymé-trie irréductible ? Il existe des théories qui montrent

68

Page 63: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

q ue, pour optimiser ce type de relations, il faut fixeres objectifs partagés entre les deux parties prenan-

tes et laisser à l'opérateur une partie de ses effortset les lui laisser durablement parce que si, parexemple, dans le cadre d'une concession de quel-ques années il sait qu'au renouvellement on varemettre les compteurs à zéro et lui prendre l'en-semble des efforts qu'il a consentis, il ne fera plusd'efforts . Ce sont des théories qui intègrent uneréflexion sur la psychologie des individus et quicherchent à mettre en place des mécanismes assezsimples, mais susceptibles de faire converger lesintérêts des deux parties, sans avoir besoin deconnaître ce qui se passe dans la « boîte noire » del 'opérateur. Ce sont des dispositions qui ont unrapport direct avec les problèmes d'innovation,parce que s'il existe des incitations à faire desefforts dans le mécanisme contractuel, des effortssur le plan des techniques ou de l'innovationorganisationnelle seront encouragés : les opéra-teurs auront intérêt à les faire et cela rencontreraégalement l'intérêt du commanditaire.

Ce type de réflexion ne s 'applique que dans lecadre d'une concurrence imparfaite, ce qui estforcément le cas, puisque l'information a un coût.Ces théories sont plus proches de la réalité, tellequ'on peut la vivre quand. on est praticien, quecelles de la concurrence parfaite, de l'équilibregénéral ou autre théorie néo-classique.

Nous avons un énorme atout en France qui estcette culture du contrat incitatif, du contrat équili-bré, du contrat de long terme, et il ne faut en aucuncas le laisser perdre, soit par des dispositionslégislatives du type loi Sapin - encore qu'ellemaintienne l'intuitu personae -, soit surtout par desdispositifs internationaux qui viendraient condam-ner ce type de mécanismes. Ils sont beaucoup plusévolués que ceux qui garantissent la marge . Lescommissions de régulation à l'anglo-saxonne ga-rantissent la marge ou contrôlent le prix, mais dansles deux cas ce n'est absolument pas incitatif, cesont de mauvais contrats et c'est pourtant ce type decontrats qu'ils essayent de promouvoir dans lemonde entier à travers les financeurs multilatéraux.Le fait que nous arrivions à promouvoir nos typesde mécanismes, nos types de relations, est extrê-mement important, y compris pour l'innovation.

Question

Cela veut-il dire qu'on assistera prochainementà la disparition du fait du prince ?

Claude Martinand

Le fait du prince, je peux en citer de nombreuxexemples, dont celui des concessions privées de M.Chalandon : peu de temps après, on a supprimé laliberté tarifaire qui était quand même constitutive deces contrats . Mais j'ai l'impression que les faits duprince viennent surtout du côté de Bercy . Je penseque dans cette maison la plupart des contentieux,ou plutôt des pré-contentieux, se sont terminés aucomité du règlement amiable, c'est-à-dire à lasatisfaction mutuelle . Je ne dis pas que tel ou telmaître d'oeuvre ou maître d'ouvrage n'ait pas destendances autoritaires et bureaucratiques, maisglobalement la culture de cette maison conduit-ellesouvent à recourir au fait du prince ? Je ne le croispas.

Question

Que l'Etat pratique le fait du prince est uneconstante du droit administratif.

Claude Martinand

Là aussi, ce sont peut-être les apparences quiconduisent à cette idée, mais qu'en est-il dans laréalité ? Il est vrai que le droit administratif part decette idée . Mais globalement pour l'entreprise cettesituation est-elle meilleure ou moins bonne que cellequi résulte des contrats privés ? Je demande à voir.Beaucoup d'entreprises ont-elles déposé leur bilandu fait de contrats de ce type ? Ce qui était encause, n'était-ce pas plutôt leur mauvaise gestiond'ensemble ? Est-ce sur un contrat public, enFrance, que des entreprises ont déposé leur bilan ?Je ne le crois pas . On peut dire, au moins, que c ' estle fait d'un prince relativement éclairé et bienveil-lant, me semble-t-il, mais je suis peut-être pleind'illusions . D'autre part, ce fait du prince est sérieu-sement encadré par une série de principes jurispru-dentiels et de règles explicites . Le droit administratifétait fait pour protéger l'administration, mais fina-lement la jurisprudence du Conseil d'Etat l'a com-plètement transformé pour protéger l'usager et lecitoyen . Cela reste du droit administratif, du droitpublic très français, mais en même temps il acomplètement changé de nature au cours desdécennies . La construction même de la notion deservice public à la française, c'est bien l'idée dedonner des droits aux usagers et aux citoyens, cen'est plus essentiellement de protéger l'administra-tion contre les empiètements du secteur privé ou desindividus.

69

Page 64: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

Question

Il existe peut-être aussi une différence selon lesadministrations . ..

Dominique Barjot

Je pense qu 'un élément dont on peut tenircompte, c'est que I'Etat en soi n'est pas unique, lesministères ont des pratiques différentes . Je penseque le ministère des Travaux publics, puis leministère de l'Equipement ont eu une pratique qui,grosso modo, n'était pas défavorable aux entrepri-ses. Ils ont toujours eu une pratique telle qu'elle neconduisait pas les entreprises à déposer leur bilan.En revanche, d'autres administrations ont eu despratiques parfois plus dangereuses pour l 'activité

des entreprises, je pense notamment aux administrations militaires qui, pour des raisons stratégi-ques, changeaient brutalement d'objectifs et remet-taient en cause des chantiers importants . De même,pour ce qui concerne les entreprises publiques, etd'après ce que j'ai cru comprendre de ce que j'aientendu du côté des entrepreneurs, suivant que l'ona affaire à EDF, à la SNCF ou à la RATP, la pratiquedes contrats n'est pas la même et, suivant lespériodes, il a existé des différences sensibles . Enfin,il me semble que, globalement, lorsque les entrepri-ses déposent leur bilan, du fait de la rupture d'uncontrat par un maître d'ouvrage, cela se produit leplus souvent à l'étranger . Le fait que l'on ait unrégime de droit administratif n'implique pas néces-sairement que les relations soient plus déséquili-brées entre l'entreprise et le maître d'ouvrage . Lesgrands dépôts de bilan ont parfois été le résultat denon-paiements d'Etats étrangers . Les possibilités derecours sont alors très faibles.

70

Page 65: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

Les tramways urbains électriquesentre l'Etat et l'entreprise à la fin du XIXe siècle

Dominique Larroque

CNAM

L'industrie des transports collectifs urbainsavant les années 1920 entretenait avec l'Etat desrapports assez singuliers qui la situait en termed'échelle de dépendance dans une position inter-médiaire entre l'industrie traditionnelle d'une part(fournisseurs ou entreprises de travaux publicsopérant sur les marchés publics) et les compagniesferroviaires d'autre part (proches de l'économiemixte) dont l'activité de façon très précoce fut« soutenue » financièrement par l'Etat . Plus decontrôle par rapport aux premières, mais pas desubvention ou de garantie d'intérêt contrairementaux secondes : à partir de ces bases quelque peuantinomiques se sont tissées entre acteurs des deuxbords – privés et publics – des relations assezcomplexes dont nous proposons ici l'examen ennous appuyant sur un cas historique concret :l'électrification des tramways urbains durant lesdeux décennies de transition entre le XIXe et le xxesiècle.

Pour une industrie électriquenationale

Le premier aspect qui retiendra notre attentionrecoupe la question des rapports que l'Etat françaisentretenait avec son industrie . A travers l'électrifi-cation des tramways, cette question revêt unedimension supplémentaire dans la mesure où lesprocédés mis en oeuvre en France furent essentiel-lement initiés hors des frontières . Cette identitéétrangère des promoteurs de la traction électriquene sera pas sans incidence sur l'attitude des diri-geants du pays .

En 1893, quand le tramway électrique faitréellement son apparition en France, ce sont lesentreprises américaines qui sont les leaders dans ledomaine de l'innovation, la General Electric entête . Avec un capital évalué à 1 milliard de dollars– du jamais vu en France mais également outre-Atlantique –, ce géant de l'industrie électrotechni-que naissante avait hérité sur les fonts baptismaux,par le biais d'opérations préalables de fusion sousl'égide de la Thomson-Houston et de l'entrepriseEdison, d'un portefeuille de brevets d'invention detout premier ordre en mesure de lui assurer d'em-blée une position dominante à l'échelle internatio-nale . C'est ainsi qu'en France, où on chercheraitvainement à cette époque un inventeur parmi lespionniers de la traction électrique, la GeneralElectric ne disposait pas moins de vingt-cinqbrevets couvrant l'ensemble des procédés de trac-tion électrique(1)

Cet avantage de l'antériorité dans la rechercheet le développement des procédés de tractionélectrique, la firme américaine le transposa sanstarder sur le plan commercial et industriel, enaccordant des licences exclusives d'exploitation àsa filiale fondée en 1893, la Compagnie françaisepour l'exploitation des procédés Thomson-Hous-ton. L'organisation monopolistique du marché quidevait en résulter ne dura que trois ans tout au plus,au terme desquels apparut la concurrence de laCompagnie générale de traction, de l'Omniumlyonnais, de l'Alsacienne de construction mécani-que, et surtout du Groupe Empain qui depuis plusd'une décennie consacrait l'essentiel de ses activi-tés à la construction et à l'exploitation des cheminsde fer d'intérêt local . Mais ce marché mieux

Page 66: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

équilibré n'en demeurait pas moins fortementdominé par la présence des intérêts étrangers :belges, tel le Groupe Empain, anglo-belges, telle laGénérale de traction. Quant aux deux autres firmesconcurrentes – françaises celles-ci –, force est deconstater qu'elles ne parvinrent à aucun moment àse placer sur le devant de la scène' '-'.

L'orthodoxie républicaine étant pétrie d'idéeslibérales, en théorie il eut été naturel de s'attendrede la part des décideurs de la politique économiquedu pays à une certaine indifférence quant à l'ori-gine des promoteurs de la traction électrique . Enréalité, on sait que le laisser-faire composait enFrance avec un certain degré d'interventionnisme,ce fut particulièrement vrai dans le domaine deséchanges avec l'extérieur. Dans l'exemple de latraction électrique, il semblerait même que cettedérogation au principe fondamental ait été mise àprofit pour tenter d'élaborer une politique visant àfavoriser le développement d'une industrie électro-technique proprement française.

Seulement l'Etat n'avait ni la volonté réelled'envisager une politique véritablement incitative,ni l'organisation et les structures appropriées . Laligne de conduite était essentiellement défensive,très largement inspirée par les idées protectionnis-tes, il n'était nullement question de « planifier ».Le fait est particulièrement sensible dans la posi-tion de la France. lors de l'élaboration du droitunioniste des brevets d'invention adopté à Paris en1883 (3) La convention signée à Paris substituaitaux législations nationales concernant les brevetsun règlement international qui consacrait définiti-vement la libre circulation des techniques.

Les représentants français avaient adhéré sansdifficulté aux articles qui garantissaient aux inven-teurs des pays contractants les mêmes droits queles inventeurs nationaux . Exportateurs de techni-ques en quête de nouveaux marchés, telle l'Améri-que dans le domaine électrique, ou bien paysimportateurs comme la France, qui dut comblerson retard dans ce secteur par des emprunts àl'étranger, tous les pays en définitive trouvaientleur compte dans cette ouverture des frontières.Les négociateurs français manifestèrent par contredes réticences à propos de l'article 5 de la conven-tion qui libérait le brevet de toute contrainted'ordre territorial, relative à la localisation del'exploitation proprement dite : « L'introductionpar le breveté dans le pays où le brevet a étédélivré, d'objets fabriqués dans l'un ou l'autre desEtats de l'Union, n'entraînera pas la déchéance . »En d'autres termes, cet article qui sera finalementadopté permettait à la General Electric de breveteren France tout en produisant en Amérique, alorsque la France aurait souhaité importer non pas desinstallations « clef en main » mais avant tout un

savoir-faire. C'est la raison pour laquelle l'Etatn'aura de cesse par la suite que de reconquérir leterrain sur lequel il avait dû céder lors de lasignature de la convention.

L'occasion devait se présenter dès 1886, lors dela conférence qui se tint à Rome sur la révision dela convention. Les délégués français – totalementisolés sur ce point – vont purement et simplementrevendiquer un retour à l'obligation territorialeliant le brevet et la production, « s'appliquantainsi, dira un délégué espagnol désabusé, moins àdéfendre la propriété industrielle qu'à la limiterjusqu'au point où elle ne nuira pas au travailnational » . Vint ensuite le relèvement des barrièresdouanières avec les fameux tarifs Méline de 1892.A ces mesures protectionnistes traditionnelles s'enajouteront d'autres encore, plus détournées cel-les-là. Ainsi, dans le choix des procédés de trac-tion, il semble que l'administration se soit biengardée de se prononcer trop clairement en faveurdes systèmes américains dont la fiabilité n'étaitpourtant plus à démontrer, le tramway à fil aérienentre autres : on a fait en sorte de croire encore àl'avenir de la traction mécanique ou de la tractionpar accumulateurs, deux créneaux sur lesquelsl'industrie française était mieux représentée : Enfin– en contradiction avec les engagements interna-tionaux de la France . .–, les pouvoirs publics _

devaient introduire, dans tous les cahiers descharges annexés aux traités de concession desréseaux de tramways électriques, « l'obligationd'employer du matériel.d'origine et de provenancefrançaise, sauf exceptions spécialement autoriséespar l'Administration ».

La stratégie de l'Etat – on le voit – ne laissaitguère de doute sur les objectifs poursuivis, maisfut-elle payante ? Un certain nombre d'événe-ments tendraient à accréditer son plein succès.Ainsi, la création sur le sol français par le groupeGeneral Electric et le Groupe Empain de vastesunités de production, le premier par le biais d'uneassociation avec les Ateliers français Postel-Vinay,le second en fondant de toutes pièces des ateliersà Jeumont . Autre événement dont les autoritésfrançaises pouvaient se féliciter, ces unités deproduction ne se borneront pas à exploiter deslicences, elles ne tarderont pas à innover par leurspropres moyens, tandis qu'actionnaires, cadres etdirigeants des usines et des filiales des deuxgroupes vont progressivement « se franciser (4 ) »

parallèlement à la croissance du secteur . Finale-ment, les implantations locales d'origine étran-gère, qui en France devaient faire office d'agencesd'importation au profit exclusif des maisonsmères, devinrent le point de départ d'une industrieélectrotechnique française . En somme, si l'on seplace du point de vue du pays d'accueil, il est

72

Page 67: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation:une affaire d'entreprises ?

indéniable que cette opération de transfert detechnologie lui fut tout à fait bénéfique.

Il convient néanmoins de rester très circonspectsur le rôle attribué A l'Etat dans cette évolution . Ceserait en effet ignorer les carences du pouvoir,ballotté par les crises ministérielles fréquentes etlimité dans ses attributions peu étendues, que de luien attribuer en bloc toute la responsabilité (5) . Enréalité, la General Electric comme le GroupeEmpain ont trouvé en France un milieu façonnépar une longue tradition industrielle et des groupessocio-professionnels dont la formation, la culturescientifique et technique les rendaient aptes àdiriger les entreprises ou à s'approprier les nouvel-les technologies, cela à une époque où le nationa-lisme économique était l'idée la mieux partagée enFrance. Il faut dire également que les groupesétrangers avaient de bonnes raisons de jouer lacarte du partenariat plutôt que d'établir un rapportde domination avec l'industrie française . Ils ont puainsi financer leur développement en s'appuyantsur les ressources locales, en sollicitant le réseaudes banques associées à leur entreprise, en mettantégalement à profit dans la conquête des parts demarché – nous le verrons plus loin – les compéten-ces de leurs personnels dirigeants d'origine fran-çaise. Dans ces conditions, on serait tenté de direque les mesures protectionnistes adoptées parl'Etat tiraient surtout leur efficacité du fait qu'ellesreflétaient une tendance profonde de la sociétéfrançaise, tendance en parfaite harmonie – qui plusest – avec la stratégie des groupes électrotechni-ques internationaux . Elles témoignent néanmoinsdu fait que l'Etat ne fut nullement spectateur,même si son interventionnisme .ut un caractèrefondamentalement défensif.

A la recherche d'un équilibreéconomique et social

L'action protectionniste que nous venonsd'examiner constituait l'entorse la plus largementconsentie aux règles de l'Etat libéral . Moinsconsensuelles par contre seront les mesures étatis-tes visant à organiser l'économie intérieure.L'Etat-minimum ne devait pourtant, en aucun cas,signifier le non-Etat . I1 lui revenait naturellementle soin de créer les conditions minimales maisindispensables au fonctionnement du système.Aussi parut-il tout à fait légitime de prendre desdispositions d'ordre réglementaire visant à garantirla légalité des rapports entre les agents économi-ques, notamment au sein de l'entreprise .

Le vote de la loi du 24 juillet 1867 portant surla suppression de l'autorisation gouvernementalepréalable à la création d'une société anonymen'ouvrait pas en effet pour autant une périodepermissive . En réalité, la suspicion continuait depeser sur les sociétés anonymes, notamment ausein du Conseil d'Etat dont toute la jurisprudenceconsistera progressivement à pondérer cette libéra-lisation par de multiples garanties et obligationsnouvelles . On se contentera ici d'énumérer quel-ques-unes de ces mesures (6) . Parmi celles-ci, lasouscription en entier du capital social, le caractèrenominatif des actions jusqu'à complète libération,la vérification des apports en nature, des règlesrenforçant la responsabilité des administrateurs, larègle du quorum spécial pour les décisions concer-nant les modifications de statut, d'objet social ( . . .),l'obligation de dresser un état semestriel de lasituation active et passive, l'institution d'une ré-serve, l'usage de commissaires aux comptes, etc.A ces mesures d'encadrement concernant l'en-semble des secteurs économiques s'en ajoutèrentd'autres, spécifiques celles-ci aux compagniesconcessionnaires de tramways urbains . La loi du11 juin 1880 relative aux chemins de fer d'intérêtlocal et aux tramways n'autorisait l'émissiond'obligations que pour une somme inférieure ouégale à la moitié du capital-actions ; l'autorisation,de surcroît, n'était accordée qu'après une enquêteserrée sur l'état financier de l'entreprise : autant deprécautions motivées par la crainte que le servicepublic ne soit la proie de la spéculation mais qui àl'usage devaient s'avérer très pénalisantes pour lesentreprises électriques dont les installations exi-geaient une mobilisation importante des capitaux.Autre exemple, l'Etat en fin de concession étaitsubrogé automatiquement à tous les droits duconcessionnaire sur les voies ferrées, les dépen-dances et les produits de l'exploitation. Il avait enoutre le droit de saisir les revenus de l'entreprisecinq ans avant l'expiration de la concession, afind'assurer la remise en état du réseau . L'Etat seréservait enfin le droit de reprendre, sans aucuneobligation de sa part, le mobilier de l'entreprise :matériel roulant, immeubles, etc . (7) En général,les concessions qui suivirent l'adoption de cette loifurent d'une durée suffisamment longue (cin-quante ans) pour ne pas trop inquiéter leurs titulai-res. Avec l'électrification pressentie comme uneaffaire lucrative par les municipalités, ces derniè-res seront tentées de raccourcir les nouvelleséchéances, se réservant ainsi la possibilité demodifier à court terme et à leur profit la teneur desaccords conclus. Les compagnies françaises tra-vaillèrent donc dans un climat d'incertitude, deprécarité dont on trouve peu d'exemples à l'étran-ger, si ce n'est en Italie .

Page 68: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

L'investissement pour ces compagnies conces-sionnaires n'était donc pas simplement un risqueindustriel mais un pari politique qu'elles ontd'ailleurs pris en compte dans leur gestion enprocédant chaque année à l'amortissement de leursactions de capital . Dernier exemple, dans l'espritdu concédant, l'entreprise de tramway, tout ens'acquittant de sa tâche de service public, devaitégalement procurer des ressources aux collectivi-tés concédantes . A ce propos, dans les discussionssur les avantages de la municipalisation — thèmerécurrent à cette période — la question n'était passimplement de savoir si les communes seraient enmesure de gérer un service industriel, on se de-mandait également si par la même occasion ellesn'en tireraient pas un meilleur parti financier ens'octroyant les revenus du capital (8) . Question quiaujourd'hui nous laisse rêveurs.

Toujours est-il qu'un service de contrôlenommé par le préfet et chargé de constater lesdépenses et les recettes d'exploitation fut crééauprès de chaque compagnie et à leurs frais, nelaissant en théorie aucune place à des jeux d'écri-ture susceptibles d'occulter les bénéfices réels . Del'investissement à l'exploitation, l'entreprise ges-tionnaire de service public vivait donc en principesous haute surveillance.

Plus nombreux qu'on ne saurait l'imaginerfurent les responsables de l'Etat à admettre égale-ment une certaine dose d'intervention sur lesprocessus de croissance . Les radicaux en• tête, laplupart des courants politiques poursuivaient eneffet l'idéal d'une France industrielle équilibrée,faiblement concentrée, peuplée en quelque sorte de« PME », une France à laquelle seraient épargnésles traumatismes causés par une croissance tropbrutale . On aborde ici une caractéristique fonda-mentale de l'interventionnisme économique del'Etat : sa finalité essentiellement sociale (9) . Qu'ils'agisse d'ailleurs de dresser des barrières douaniè-res face à l'invasion du matériel électrique d'ori-gine étrangère ou de régenter les conditions d'em-prunts obligataires pour protéger le petit épar-gnant, au fond la démarche était similaire, elleprocédait du même souci de conservation sociale.

Il est évident qu'aucun secteur industriel n'étaitplus indiqué que les services publics pour réaliserces aspirations . C'est dans cette perspective que leschemins de fer ont été mobilisés durant tout le Mx'siècle et bien au-delà au service de la petiteentreprise et de l'activité traditionnelle locale,menacées l'une et l'autre par la montée de lagrande entreprise et par la recomposition dupaysage industriel national t10' . Quant à L'industriedes transports urbains, elle fut également sollicitée,notamment depuis la montée de l'économie élec-trique dont on espérait qu'elle sonne l'heure de la

déconcentration, du retour à des formes de produc-tion plus humaines après le sombre XIXe siècle dela grande usine et des monopoles. A Paris, àBordeaux, à Lyon, à côté des anciennes compa-gnies de tramways en position de monopole,chaque municipalité s 'est donc attachée à fraction-ner les nouvelles concessions de tramways électri-ques en exigeant par ailleurs des soumissionnairesqu'ils consentent des baisses tarifaires

substantielleset des clauses sociales en faveur de leursemployés.

Les « holdings électrotechniques " ?

L'action étatique s'étant manifestée sous cesdiverses formes dans le dispositif réglementaireencadrant l'électrification des tramways urbains,les groupes électrotechniques ont été tentés d'enminimiser la portée par des innovations dans leurpropre organisation interne . Il n'est pas douteux eneffet que le cloisonnement excessif des conces-sions sur un marché déjà naturellement fractionné(les villes), s'ajoutant aux procédures de contrôleinstaurées par l'Etat — celles relatives aux em-prunts obligataires notamment —, auraient pudevenir problématiques à l'heure oû le secteurtendait au contraire au renforcement de ses structu-res et à la mobilisation de ses ressources . En fait,l'obstacle fut surmonté sans grande difficulté : lesentrepreneurs surent s'adapter à la situation enadoptant la formule du « holding » . C'est EdouardEmpain qui, le premier, devait expérimenter laformule en France, dans les années 1880, quand ils'était lancé dans la course aux concessions dechemins de fer d'intérêt local . Soupçonné par leministère des Travaux publics et surtout par leConseil d'Etat de vouloir instaurer un monopole àson profit en regroupant toutes les concessions auxmains d'une seule compagnie, il avait finalementpris le parti de conserver l'autonomie des compa-gnies concessionnaires dont il détenait le contrôle,mais en confiant ses participations dans chacuned'elles à une société financière commune, quidiscrètement coordonnait l'ensemble et assuraitl'entreprise générale . Les décisions continuaientd'être prises en comité restreint mais les apparen-ces étaient sauves : Empain, dans le holding, avaitdonc trouvé la structure idéale qui lui éviterait àl'avenir d'attiser les préjugés antimonopolistiquestrès répandus à l'époque dans les milieux officiels.Par la suite, quand le groupe étendit son activitéaux tramways électriques, ses holdings lui permi-rent, sans vagues, de faire main basse sur lescompagnies urbaines, imité d'ailleurs en cela parses concurrents . Toutes les compagnies françaisesde tramways électriques urbains entrèrent donc

Page 69: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

dans la mouvance des holdings électrotechniques,ce qui permit aux groupes qui les contrôlaientd'organiser le marché à leur convenance, d'opti-miser leur propre organisation interne et decontourner à l'occasion les dispositifsréglementaires les plus contraignants, ceci naturellement dans

la plus grande discrétion.Les conditions d'accès au marché obligataire

étant particulièrement restrictives, les holdingsjoueront le rôle d'auxiliaires financiers auprès desfiliales de tramways en leur assurant notammentune mobilisation rapide des ressources indispensa-bles à leur modernisation par des avances surtravaux ou par des prêts à court terme . Autreavantage du holding, les flux de commandes queles filiales de tramways – clientèle captive –orientèrent vers les unités de production dugroupe : c'est en famille qu'on tâchera de satisfaireaux exigences de l'Etat en matière de fournitures.Tout porte à croire également que, face auxbureaux de contrôle et de surveillance de l'Etat, lastructure complexe du holding présentait cet autreavantage d'opposer un rideau de fumée aux enquê-tes destinées à vérifier l'opportunité de telle outelle émission d'obligations ou bien à évaluer lebénéfice réel de telle ou telle compagnie de tram-ways . C'est ainsi qu'à la tête d'une fédération deholdings liés par d'inextricables participationscroisées, Edouard Empain était passé maître dansl'art de brouiller les pistes, ce qui lui valut d'ail-leurs, en retour, l'attention toute particulière desingénieurs chargés du contrôle.

On aurait tort d'analyser en termes de défianceou d'opposition systématique les relations tisséesdurant cette période entre acteurs publics et acteursprivés. Les cloisons entre eux n'étaient à vrai direnullement étanches . Les groupes électrotechniquesd'origine étrangère ont cherché l'appui d'hommesinfluents venus du monde politique (Edmond Cazepuis André Berthelot pour le Groupe Empain) . Ilsont aussi puisé dans le vivier des ingénieurs d'Etatqui leur ont apporté leur connaissance du terrain etdes pratiques administratives, sans compter lessolidarités corporatistes, la communauté de lan-gage et de point de vue que ces recrues conti-nuaient de partager avec les hommes en charge desdossiers dans les ministères . Au point d'ailleursqu'en 1907 une vive polémique éclatait à laChambre des députés mettant en cause la moralitéde cette fuite des compétences du public vers leprivé et la partialité des décisions que les lienstransversaux, les rapports personnels entre acteursdes deux bords étaient susceptibles d'engendrer.Toujours est-il que ces réseaux informels – diffici-lement repérables – ont sans doute contribué àaplanir les conflits virtuels, à arrondir les angles eten définitive à contourner les exigences spécifi-

ques de l'Etat français dans ce qu'elles avaient deplus rigide. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple,n'était-il pas rare de voir le préfet – quand il jugeaitl'affaire bien engagée et consensuelle – autoriserle début des travaux de construction d'une ligne detramway avant que le dossier de demande enconcession n'achève son périple de bureaux enbureaux, ce qui pouvait durer plusieurs mois dansle meilleur des cas.

Le contrôle à l'échelon du nationalet du local

Doit-on en conclure pour autant que touteaspérité ait été effacée dans les relations entre lesacteurs publics et les acteurs privés ? Cette ques-tion renvoie à d'autres considérations les unesrelatives à l'étendue du contrôle de l'Etat, lesautres à la nature du pouvoir qui exerçait réelle-ment ce contrôle.

Sur le premier point, le régime de la concessionne déterminait pas seulement l'acte de mariage etles conditions de la séparation – si l'on peut sepermettre cette analogie –, il accordait à l'un desdeux partis – l'Etat – le pouvoir de régenterl'activité de l'autre, la compagnie en l'occurrence.En d'autres termes, le matériel, les itinéraires, lesfréquences, les tarifs, les horaires, etc., ou lamoindre modification dans ce qui relevait del'exploitation technique ou commerciale nécessi-taient l'aval des pouvoirs publics. Dès lors que lapuissance publique disposait de telles prérogatives,la question consiste à savoir jusqu'où fut pousséela logique de l'intérêt général . Il est en réalitédifficile d'y répondre dans la mesure où la sensibi-lité politique des partis en charge des affairespouvait infléchir l'application des textes dans unsens ou dans un autre . L'impression globale qui sedégage néanmoins, c'est le réalisme dont ont faitpreuve les autorités à l'échelon central, cherchantle compromis de préférence au conflit avec l'en-treprise. Ainsi à Paris, après s'être bercés d'illusionsur les retombées de !'électrification des tramways,les pouvoirs publics vont au bout de quelquesannées alléger leurs exigences . Ils finirent parreconnaître le bien-fondé des plaintes des compa-gnies en autorisant leur fusion – tout au moinspartielle –, en leur accordant également un reportgénéral de l'échéance des traités, jugée générale-ment trop proche. Pressés par l'urgence, les pou-voirs publics se rallieront enfin au tramway élec-trique à fil aérien, faisant taire ainsi leurs préjugésà l'égard d'une technique venue d'outre-Atlanti-que qui avait de surcroît l'inconvénient à leursyeux de porter atteinte à l'esthétisme de la capi-tale'. Le « fil arien », interdit jusqu'alors dans

Page 70: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation: une affaire d'entreprises ?

Paris, obtint droit de cité dans les quartiers péri-phériques, puis à coup de dérogations apparutmême dans quelques grandes artères au coeur deParis . Là encore sans doute, les réseaux informelsénoncés tout à l ' heure auront oeuvré en ce sens,mais il est non moins évident que les marges demanoeuvre de l'Etat devaient au bout du compte seconformer aux contraintes d'une exploitation auxrisques et périls du concessionnaire . Dépasser ceslimites aurait entraîné une modification en profon-deur des rapports entre acteurs privés et publics,dans laquelle, nous le verrons, l'Etat espérait nepas s'engager.

Le ralliement du conseil municipal de Paris àces mesures ne se fit cependant pas en un jour.D'une manière générale – ce sera notre secondpoint –, les tramways urbains ont été les révéla-teurs de quelques contradictions internes dans cequ'il est convenu d'appeler l'appareil d'Etat,notamment entre le plan national et le plan local,dont la vision n'avait rien d'unanimiste.

Tout d'abord, dans la loi du 1 1 juin 1880, lelégislateur – tenant compte de la destination localede l'activité – avait délégué une partie de sonpouvoir aux collectivités locales . Pour être tout àfait précis sur les modalités d'attribution des lignesde tramways, la concession était délivrée par l'Etataux communes avec faculté de rétrocession auprofit d'une ou plusieurs entreprises privées . Cettedisposition donnait par conséquent à la municipa-lité la possibilité d'intervenir dans le choix de sonconcessionnaire, et celle de négocier les clauses ducahier des charges même si – il est vrai – le derniermot revenait malgré tout aux experts commis parla préfecture . II n'est guère de municipalités dansces conditions – tout au moins parmi celles dontles archives ont pu être consultées (Le Havre,Lille, Bordeaux, Lyon, Paris en particulier) – quine se soient montrées très offensives dans l'exer-cice de leurs prérogatives . imposant l'interdictiondu fil aérien, obtenant un peu partout une baissetarifaire substantielle, dans telle ville une chargesupplémentaire aux dépens de la compagnie, danstelle autre des tarifs préférentiels en faveur d'unecatégorie d'usagers, etc.

Ensuite, contrairement à la lettre et à l'esprit dela loi du 11 juin 1880, les municipalités vont au fildes années s'impliquer davantage dans le contrôlemême de l'exploitation des compagnies . A l'épo-que elles n'étaient pourtant nullement équipéespour se livrer à une tâche de cette nature dans lamesure où elles ne disposaient pas des servicestechniques ayant les compétences requises . C'estun argument que fit d'ailleurs valoir le Conseild'Etat pour dénier aux municipalités la faculté deprendre directement en charge la gestion et l'ex-ploitation des services publics à caractère indus-

triel . Peu à peu cependant, elles firent en sorte decombler cette lacune en formant en leur sein descommissions spécialisées dont les activités vinrentseconder et renforcer celles des services de lapréfecture . A l'écoute des plaintes ou suggestionsdes usagers, ces commissions déploieront surtoutune action incitative constante en direction descompagnies et des services de la préfecture . Bref,les négociations souvent furent serrées, conflic-tuelles, et le contrôle institué par la loi trouva à cetéchelon local la rigueur qu'une application plusnuancée au niveau de la préfecture aurait eutendance à lui faire perdre . Quant à l'explicationrelative à ce glissement des compétences, il seraitsans doute nécessaire d'évoquer ici le climatpolitique marqué par le « mouvement municipal »qui pousse alors les communes à revendiquer leurautonomie vis-à-vis du pouvoir central, cela aumoment où la loi du 5 avril 1884 venait précisé-ment d'instaurer plus de démocratie locale, enconfirmant la procédure élective pour la désigna-tion des maires et de leurs adjoints . Le tramwayélectrique – au même titre que d'autres servicespublics – devint dès lors un enjeu de politiquelocale d'autant que l'électrification, en générali-sant son usage, ouvrait les perspectives d'unemeilleure gestion de la ville.

Un modèle français

Du contrôle à la municipalisation, un certainnombre de théoriciens étaient prêts à franchir lepas. Les écoles socialistes voyaient dans cettemesure une oeuvre de justice sociale, une étapedans le renversement de l'ordre dominant. Ens'appropriant les profits de l'entreprise, les « inter-ventionnistes » de leur côté en attendaient avanttout des ressources supplémentaires visant à ali-menter les budgets communaux . C'est ainsi qu'enAngleterre puis en Allemagne la majorité desvilles – mues par ces considérations très pragmati-ques – entrèrent progressivement en possession deleur réseau de tramways.

En France, rien de tel . Tout d'abord la loi du 5avril 1884 était restée muette sur la capacitéjuridique communale en matière économique.Même constat en ce qui concerne la loi du 11 juin1880 : qui s'était contentée d'ignorer la question.Aussi, partant du principe que tout ce qui n'étaitpas permis à la commune par la loi lui était interdit,le Conseil d'Etat dans sa jurisprudence eut beaujeu de refuser la municipalisation, d'autant qu'illui fut facile de démontrer aussi que l'organisation– purement administrative – des municipalitésfrançaises aurait été inadaptée à une activité denature industrielle. Mais sur le fond, les prises de

76

Page 71: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

position du Conseil d'Etat reflétaient surtout unsentiment fort répandu dans tes milieux conserva-teurs français qui les portaient ostensiblement àconfondre la municipalisation et la socialisation . Ilfaut dire également qu'après la grave crise secto-rielle des années 1901- 1902 qui vit chuter les coursdes actions de tramways électriques, le Conseild'Etat s'était trouvé aussi fondé à douter de larentabilité de ces affaires . Pourquoi dès lors encou-rager les municipalités à se lancer dans une aven-ture à hauts risques sans pouvoir raisonnablementespérer pour autant des revenus plus élevés que lesproduits des taxes et autres redevances versées parles entreprises concessionnaires ? L'avenir viendraeffectivement confirmer ces doutes.

Toutes ces considérations renvoyaient surtout àune préoccupation fondamentale ; il convenaitavant tout de doser l'interventionnisme de manièreque l'Etat ne se fourvoie pas dans une direction qui– pas à pas – dénaturerait les principes libérauxauxquels il se référait . Cette question en recoupaitune autre, très sensible à l'époque, celle de lafiscalité Immuable depuis sa mise en place en1791, la fiscalité, on le sait, frappait surtout laconsommation et était profondément inégalitaire.Quant à la gestion du budget, l'Etat devait l'assureravec la prudence du bourgeois et ne pas mêler cefaisant fiscalité et économie, cette dernière étantsoumise par définition aux aléas de la conjoncture.La perspective d'une municipalisation des servicespublics – acte d'ingérence économique s'il en est– n'aurait donc pas manqué de confirmer, à terme,l'urgence d'une réforme vers plus de fiscalité etsurtout vers une fiscalité plus démocratique baséesur l'imposition progressive des revenus . Or, pourl'heure, les rangs des partisans de la réformeétaient encore trop clairsemés, bien que la questionfût à l'ordre du jour.

Pas de municipalisation en perspective, pas deglissement non plus vers le libéralisme « à l'améri-caine ». Outre-Atlantique, une fois l'accord concluentre les villes et les compagnies de tramways, cesdernières en général retrouvaient les mains libresdans le cadre de concessions souvent perpétuelles :libres de fixer les tarifs, les itinéraires, les fréquen-ces, etc . Les autorités locales quant à elles sebornaient simplement à maintenir les règles de laconcurrence dont elles espéraient une régulationde l'offre "3' . En réalité les ententes, en donnantnaissance à des trusts inébranlables, eurent tôt faitde les décevoir . Rien de comparable en tout casavec le régime français des concessions où lecontrôle palliait les vertus défaillantes de laconcurrence.

Tout cela indique clairement qu'il existait bienun modèle de concession tout à fait spécifique à laFrance, situé à mi-chemin entre les deux modèles

anglo-saxons antinomiques, l'anglais et l'améri-cain . Dans le premier cas – la régie directe –, leconcessionnaire n'existant pas, les relations avecles acteurs privés se réduisaient à des commandesaux fournisseurs de matériels ; dans le second cas,les acteurs privés étant livrés à eux-mêmes, cesrelations étaient inopérantes, faute de règles deconcertation définies au préalable . En France, aucontraire, ces règles existaient, clairement et préci-sément notifiées dans les cahiers des charges, desrègles qui malgré leur caractère procédurier indui-saient pour chaque décision une phase de négocia-tion entre l'entreprise concessionnaire et l'autoritéde tutelle ; négociation s'entend dans toute l'ac-ception du terme, c'est-à-dire dialogue, concerta-tion, mais, de part et d'autre aussi, chantagediscret, ruptures annoncées, mesures de persuasionet de dissuasion, recherche d'alliances, etc.

Conclusion

A défaut d'avoir inventé le tramway électrique,la France fut donc l'initiatrice d'une formuleoriginale de gestion des réseaux urbains visant àconcilier sous forme réglementaire les objectifs del'entreprise et les considérations d'intérêt général.Juste retour des choses d'ailleurs, le modèle fran-çais finit par séduire certaines villes de l'Unionaméricaine qui tentèrent d'imposer à leur tour desprocédures de contrôle, mais à vrai dire sans grandsuccès.

Il faut dire que le régime français des conces-sions – précisément du fait de son ambivalence –prêtait le flan à des jugements radicalement oppo-sés sur sa véritable nature . Sur le plan des inten-tions – nous l'avons vu –, il ne fait guère de douteque l'Etat français, en se contentant de jouer legendarme et non le pourvoyeur de fonds, souhai-tait avant tout se tenir à distance de l'économie, cequi était de nature à rassurer outre-Atlantique ceuxqui poussaient à la réglementation de l'industriedes transports . Néanmoins, comme l'a très bien ditJean Bouvier, « l'Etat n'est jamais léger, même autemps où il n'était que gendarme (14) », nous ve-nons d'en voir l'illustration : ses préférencesmarquées pour une industrie électrique nationale,la vigilance dont il fit preuve à l'égard desmonopoles, l'idéal social et économique d'uneFrance « modérée » qui fut le sien, l'éthique dansles affaires qu'il inscrivit dans le code du com-merce : autant de prises de position qui n'ont pasété sans conséquences sur la stratégie des entrepri-ses .

Au lendemain de la guerre, tout en se renfor-çant, l'intervention de l'Etat sur l'économie se fit

77

Page 72: Acteurs privés et acteurs publics : 27 - Ministère de …isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/...partage des rôles entre acteurs privés et agents de l'administration,

L'innovation : une affaire d'entreprises ?

plus transparente . Une fois entérinée la réforme dela fiscalité (votée en 1917), l'Etat libéral, en effet,sortit de la « sphère naturelle » dans laquelle ils'était jusqu'alors cantonné . Dans le secteur destransports publics, cette évolution engendra la« régie intéressée » où la puissance publique —propriétaire de l'actif des compagnies concession-naires — détenait désormais la maîtrise réelle desréseaux et supportait les charges financières, tandisque les acteurs privés conservaient l'exploitationproprement dite . Les transports urbains rejoi-gnaient ainsi les chemins de fer dans ce qu'il estconvenu d'appeler le secteur d'économie mixte.Plus d'Etat certes, mais point trop d'Etat : enélargissant les perspectives aux pays voisins àéconomie comparable, la France, sur ce point,restait toujours largement en retrait . D'ailleurs,

toutes les villes françaises ne seront pas concernéespar la mise en application du nouveau régime, loinde là : Paris, Bordeaux, Marseille, ou Le Havre . ..mais ni Lille, ni Lyon, ni Strasbourg . . ., ni biend'autres . Cela eut, en tout cas, comme consé-quence de prolonger en France cette expérienceoriginale qui consista à associer les acteurs desdeux bords dans une gestion commune destransports publics . Enfin, il y a tout lieu de penser queplusieurs décennies de partenariat auront sansdoute permis aux entreprises d'acquérir un savoir-faire spécifique, une culture d'« industrie privée deservice public » . Encore conviendrait-il d'en pren-dre conscience . Simple hypothèse, dont l'examenmériterait une attention toute particulière, dans laperspective notamment d'une prospection desmarchés extérieurs.

NOTES

"' Dominique Larroque, Fichier des brevets d'inventionconcernant les transports urbains (1850-1940).

(21) Pierre Lanthier, « L'industrie de la construction électri-que en France avant 1914 », Histoire de l'électricité enFrance . t. 1, 1881-1918, sous la direction de FrançoisCaron et Fabienne Cardot, Paris, Fayard, p . 671 et sq.Dominique Larroque . « L'expansion des tramways urbainsavant la première guerre mondiale », Histoire, Economieet Société, n° spécial, Les Transports terrestres, juillet1990, p . 135-168.

(3) Voir à ce sujet Yves Plasseraud et François Savignon,Paris 1883. Genèse du droit unioniste des brevets . Paris,Litec . 1983.'4' Voir à ce propos Pierre Lanthier, ibid.

(5) A propos du rôle de l'Etat, voir Histoire de la France.L'Etat et les pouvoirs . sous la direction d'André Burgiereet Jacques Revel, Paris, Seuil, 1989.Richard F . Kuisel, Le Capitalisme et !'Etat en France.Modernisation et dirigisme au xxe siècle, Paris, NRFGallimard, 1984.

(6) Voir Anne Lefebvre-Teillard . La Société anonyme auXIXe siècle, Paris, PUF, 1985.(7) Jean de La Ruelle, Contrôle des chemins de fer et des tramways, Paris, 1903.

'6' André Bussy, La Municipalisation des tramways . Lesrésultats financiers à l'étranger, thèse de droit, universitéde Lyon, 1908.

(9) Histoire de la France, ibid., p . 561 et sq.

(10)' François Caron, Histoire de l'exploitation d'un grandréseau . La Compagnie du chemin _de fer du Nord,1846-1937, Paris, Mouton, 1973 . '

Dominique Larroque, « Le réseau et le contexte : le casdes transports collectifs urbains (1880-1939) », Paris et sesréseaux : Naissance d'un mode de vie urbain XIXe-XXe

siècles » . Paris, BHVP, 1990, textes réunis par le profes-seur F . Caron, J. Dérens et al.

(13) Jean Bouvier, « Le système fiscal français duXIXesiècle . Etude critique d'un immobilisme », Deux siècles defiscalité française . XIXe-XXe siècles, sous la direction deRobert Schnerb, Paris, Mouton, 1971.

'"' P. de Rousiers, Les Trusts aux Etats-Unis, Paris, 1898.Municipal Monopolies . A Collection of Papers by Ameri-can Economists and Specialists, edited by Edward W.Bemis, PH . D ., New York, 1898.

(14) Jean Bouvier, « L'Etat et les finances publiques :histoire financière et problèmes d'analyse de dépensespubliques », Annales E .S .C ., n° 33, mars-avril 1978 .

78