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Art contemporain et Shoah François GERMA / Lycée du Grésivaudan, 8 novembre 2016 – Stage organisé par le Mémorial de la Shoah, “Enseigner la Shoah à travers les arts et la littérature”– Préambule : Le texte ci-dessous est le produit d’un enseignant d’arts plastiques, qui n’est pas historien et ne fait pas d’histoire. Aussi, vous n’aurez pas ici une histoire des rapports entre “arts plastiques” et “Shoah” depuis 70 ans mais une sélection d’artistes qui se sont confrontés ou “ont été confrontés” à la question/représentation de la Shoah. Les œuvres sont choisies et analysées autour de l’entrée “Art contemporain et Shoah” préférable à “la Shoah dans l’art contemporain” ou “comment les artistes traitent-ils de ce sujet dans certaines de leurs œuvres”. Parce que la Shoah n’est pas une thématique ou un sujet ou une réserve d’images. C’est peut-être, davantage, et à coup sûr chez les artistes que je vais vous présenter, une préoccupation, une hantise, une “obligation”. Entrée en matière : Les artistes se sont confrontés à la Shoah, dès qu’ils l’ont pressentie (Félix Nussbaum, IMAGES), – Félix NUSSBAUM, Peur (autoportrait avec sa nièce Marianne) huile sur toile 51 x 39,5cm / 1941 Ils ont trouvé, au péril de leur vie, le papier et les crayons introuvables pour dessiner ce qu’ils voyaient (Léon Delarbre, Dora IMAGES) ;

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Page 1: ac-grenoble.fr - Art contemporain et Shoah · 2017. 5. 14. · devenir écrivain. Peut-être qu’ici Leben entérine la disparition de l’écrivain – ou à tout le moins de l’écrivant

Art contemporain et ShoahFrançois GERMA / Lycée du Grésivaudan, 8 novembre 2016

– Stage organisé par le Mémorial de la Shoah, “Enseigner la Shoah à travers les arts et la littérature”–

Préambule :Le texte ci-dessous est le produit d’un enseignant d’arts plastiques, qui n’est pas historienet ne fait pas d’histoire. Aussi, vous n’aurez pas ici une histoire des rapports entre “artsplastiques” et “Shoah” depuis 70 ans mais une sélection d’artistes qui se sont confrontés ou“ont été confrontés” à la question/représentation de la Shoah. Les œuvres sont choisies et analysées autour de l’entrée “Art contemporain et Shoah”préférable à “la Shoah dans l’art contemporain” ou “comment les artistes traitent-ils de cesujet dans certaines de leurs œuvres”. Parce que la Shoah n’est pas une thématique ou unsujet ou une réserve d’images. C’est peut-être, davantage, et à coup sûr chez les artistes queje vais vous présenter, une préoccupation, une hantise, une “obligation”.

Entrée en matière :Les artistes se sont confrontés à la Shoah, dès qu’ils l’ont pressentie (Félix Nussbaum,IMAGES),

– Félix NUSSBAUM, Peur (autoportrait avec sa nièce Marianne) huile sur toile 51 x 39,5cm / 1941

Ils ont trouvé, au péril de leur vie, le papier et les crayons introuvables pour dessiner cequ’ils voyaient (Léon Delarbre, Dora IMAGES) ;

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– Léon DELARBRE, Février 45, Dora

Ils sont revenus sur ce qu’ils avaient traversé, des années après, pour exhumer et fixer lesfigures du cauchemar (Zoran Music, Dachau IMAGES)

– Zoran MUSIC, Nous ne sommes pas les derniers, acrylique sur toile, 200 x 267 cm, 1973

L’anéantissement des juifs n’a donc pas été escamoté par les artistes, et pourtant cetévénement majeur du 20ème siècle n’a pas la résonance qu’on pourrait imaginer. Moins de“bruit” que le Vietnam ou mai 68 dans l’art des années 70. On sait bien qu’au retour descamps les survivants ont plongé dans le silence ; il fallait qu’on pût les entendre pour qu’ilspussent parler. Avant les années 70, on ne les entend pas. Voir à ce sujet la fortune critiquede Si c’est un homme, que Primo Lévi a publié pour la 1ère fois en 1947 et qui est passéinaperçu.

En tout état de cause, on peut penser qu’on ne “touche” pas à la Shoah comme à n’importequel autre “sujet” ; d’ailleurs j’ai fait au préalable l’hypothèse que la Shoah n’était pas un“sujet”… Les artistes ne vont pas trouver dans l’assassinat programmé de presque 6millions de personnes une “matière” pour faire œuvre. Non pas qu’on n’ait pas le droit,mais il faut “avoir à dire” quelque chose, “ne pas pouvoir ne pas le dire”. Et le minimumsyndical, pour l’artiste, est de se prémunir contre le sensationnel, le trash, l’obscénité. Saufà les rechercher comme le font jake et Dinos Chapman

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– Jake et Dinos CHAPMAN, Hell, 2008

sachant que le ressort des Chapman c’est justement de faire ce qu’on ne doit pas faire(débauche de débauches, complaisance à étaler la violence et le sadisme nazis sous laforme régressive et maniaque de la maquette minutieusement construite). Maurizio Cattelan, comme les frères Chapman (Him, IMAGE), cherche le scandale etl’obtient. On ne peut cependant pas lui imputer des idées qu’il n’a pas, et faire dire à sonœuvre ce qu’elle ne dit pas. Pas de révisionnisme glauque ni d’incitation à la haine. Juste dela provocation !

– Maurizio CATTELAN, Him, cire, 101 x 41 x 53 cm / 2001

Je développerai davantage mon propos avec les artistes suivants. Ils ne sont pas tous“contemporains” puisque Alina Szapocznikow est morte en 1973 et ils ne sont pas tousjeunes puisque Jochen Gerz est né en 1940, Christian Boltanski en 1944 et Anselm Kieferen 1945. Agnès Geoffray, et Jérôme Zonder, nés respectivement en 1973 et 1974 sont lespetits jeunes de ma sélection. Ce qui les relie tous, en dehors du fait qu’ils inventent uneforme plastique à chaque fois singulière pour parler de la Shoah, c’est peut-être et avanttout le fait qu’ils ne sont pas témoins des camps, même si Alina Szapocznikow a passé 10mois à Bergen Belsen après avoir transité par Auschwitz.

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1° - Jochen GERZ :« Il ne peut pas y avoir de mémoire là où il n’y a pas d’oubli. La mémoire doit surgir del’oubli. »

Comment entendre ça ? C’est simple : le souvenir est un effort, même inconscient ; il fautoublier pour se remémorer. On ne se remémore que ce qui n’occupe pas le champ de laconscience. Quand les choses et les êtres et les lieux peuplent ma tête je n’ai pas besoin deles convoquer… Le monument classique repose sur l’idée que la mémoire s’entretient contre l’oubli. Ilexhibe les noms, les lieux, les faits. Qui rapidement ne font signe vers rien – ni vers lesouvenir de l’événement, ni a fortiori vers l’événement lui-même. C’est la fabrication de lamémoire officielle.

« Souvenez-vous ! »

À l’opposé, l’anti-monument de GERZ n’exhibe rien. On peut marcher sur la place duChâteau de Sarrebruck sans rien voir : les pavés gravés aux noms des 2146 cimetières juifsrecensés en Allemagne en 1939 ont tous été retournés face contre terre, de sorte que rienne se voit. En occultant « ostensiblement » la trace, Le monument contre le racisme fait signevers l’événement en tant qu’il se confond intimement avec la disparition (la disparition desJuifs).

– Jochen GERZ, Monument contre le racisme (dit aussi Le monument invisible) 2146 pavés gravés et retournés, Sarrebruck 1990-93

Il faut qu’on voie qu’on ne voit rien – parce qu’il n’y a plus rien à voir… Corps enfouis, etcimetières détruits. Ou : assassinats par les balles ou les fourches, et corps brûlés/jetésdans les fosses. Ou : assassinat par le gaz et le crématoire. Cendres, fumées.

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Car c’est quoi exactement ici ce dont on peut se souvenir, ce dont il nous est demandé denous souvenir – sinon quelque chose qu’on n’a pas vécu, qu’on n’a pas connu, et qui n’existeplus ? Il est impossible de se souvenir, et dans le même temps impossible de ne pas sesouvenir. Ici un nom, invisible parce que caché sous le pavé retourné, renvoie à un lieu, uncimetière, possiblement détruit par la guerre, ou saccagé par les nazis. L’invisibilité vouluepar l’artiste redouble l’invisibilité voulue par les nazis et la retourne.

De fait, Gerz construit un cimetière de cimetières, et se rend à l’impératif de lutterefficacement (c’est à dire en dehors de la mémoire officielle) contre l’oubli définitif.

J’ai dit qu’il fallait trouver une autre voie (une autre voix) que la fabrication officielle d’unemémoire condamnée à n’être qu’une forme vide. Mais si l’on regarde bien, Gerz ne se privepas des outils classiques de la célébration. L’« in situ » mis en œuvre par Gerz satisfait eneffet à tous les impératifs du monument situé dans l’espace public :

1°- un lieu chargé d’histoire (ici le Château de Sarrebruck, devenu Quartier Général de laGestapo pendant la Guerre),

– Jochen GERZ, Monument contre le racisme (dit aussi Le monument invisible) 2146 pavés gravés et retournés, Sarrebruck 1990-93

2°- la solennité et la majesté de l’espace ouvert de l’esplanade, et

3°- le marquage, visible celui-là, grâce à la signalétique urbaine adaptée, du lieu en tantqu’il est le théâtre d’un rituel de remémoration collective. Le lieu devient le monument parl’entremise de l’inscription blanche sur la plaque bleue, qui fait écho à la face gravée etenfouie des pavés.

« Place du monument invisible »

La plaque c’est l’homologation par l’institution (sous l’autorité unique de laquelle peut sedéployer le « monument »), et ici l’ironie c’est que cette labélisation vient valider ce quiinitialement était un acte clandestin, celui du descellement et de la gravure des pavés. Enallemand pflaster dit à la fois pavé et pansement. Le pavé est ce qui recouvre, voile, mais ilest aussi ce qui protège et révèle.

– Leben (1974) de Gerz proposait déjà un agencement semblable.

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– Jochen GERZ, Leben, 1974Le mot « leben » écrit à la craie recouvre intégralement le sol

+ texte encadré sur le mur opposé à l’entrée / Kunstmuseum de Bochum

– Leben : une salle d’exposition, un texte encadré au mur situé face à l’entrée, et au soll’inscription (« leben », vivre) à la craie répétée autant de fois qu’il est nécessaire pourrecouvrir toute la surface de la pièce.

Le texte encadré fonctionne comme la plaque qui signale Le monument invisible àSarrebruck ; le mot « vivre » tracé à la craie est l’équivalent des noms de cimetières gravés.La disparition de la trace écrite, qui s’altère au gré des déambulations, cette disparition doitlaisser dans la conscience la trace (durable, elle) d’une disparition d’un autre ordre. De quoi cette disparition est-elle au juste la disparition ? Plusieurs suppositions qui cependant nous ramènent vers la même :

– l’effectuation du geste (rentrer dans la pièce, marcher, se déplacer, vivre quoi) estpréférable à / doit se substituer à l’injonction écrite, au mot ; l’œuvre d’art réalise alorsl’utopie de la fusion de l’art et de la vie. La vie est rentrée dans l’œuvre, elle lui donne vie aurisque de la détruire ;

– corollaire : la participation du public à l’œuvre, qui est devenue l’un des mots d’ordredans le champ de l’art à partir de 45, cette disparition se paie d’un prix, celui de ladématérialisation de l’œuvre. On préfèrera la vie à l’art (« l’art c’est ce qui rend la vie plusintéressante que l’art » dit Robert Filliou) ;

– dans l’idéal de contact et de fusion de l’œuvre avec son public qui n’est plus un spectateurmais un participant, ce qui s’efface, ce qui disparaît, c’est, symétriquement, ce qui reliaitl’artiste à son œuvre (l’écriture à la craie). On gagne le public, mais on perd l’autorité del’artiste. Il faut savoir que Gerz est devenu artiste plasticien mais qu’initialement il voulaitdevenir écrivain. Peut-être qu’ici Leben entérine la disparition de l’écrivain – ou à tout lemoins de l’écrivant.

– Reste la fragilité des mots tracés. Mots en litanie, couchés allongés au sol, comme leseront les pavés presque 20 ans plus tard sous le sol de l’esplanade du Château deSarrebruck. Gerz ne souscrit que très modérément à l’étiquette d’ « artiste de laShoah ». Mais de toute évidence quelque chose insiste. Le spectateur qui piétine lemot vivre sans voir ce qu’il fait, c’est peut-être, aussi, l’Allemand de 1933 qui porteHitler au pouvoir, celui qui ne frémit pas aux lois de Nuremberg de 1935, quiapplaudit à l’Anschluss de 1938, qui acquiesce à la création du camp d’Auschwitz-Birkenau en 1940 – année de la naissance de Jochen Gerz.

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2° - Anselm KIEFER“Ma biographie est la biographie de l’Allemagne”.

Kiefer, un autre artiste allemand qui, comme Gerz, est venu vivre en France et qui,comme lui, a voulu initialement devenir écrivain. La littérature et les livres accompagnentet portent Kiefer (très belle exposition à la BNF l’année dernière). Et comme Gerz – maispas exactement « comme » lui – il fait retour sur la Shoah, lui qui est du peuple desgénocidaires. De Kiefer, Christian Boltanski, qui est son ami, dit : “On parle tous les deux dela grande plaine de la Pologne, mais ce qu’évoque Kiefer, c’est le malheur de tuer, lemalheur d’être conquérant ; moi, c’est le malheur d’être tué et de fuir”. – Oui, Kiefer est du côté des tueurs. Ce qui n’en fait pas un tueur. Son travail ? Revisiter tousles thèmes de la culture allemande mais aussi grecque et juive. Il sait bien que les mythes sesont effondrés dans l’histoire, mais plutôt que d’en faire le constat mélancolique, il chercheà leur redonner chair – cette chair eût elle l’odeur et la couleur des cendres.

– De toutes façons c’est simple, les couleurs de Kiefer c’est : gris cendre, gris plomb,

gris de la neige salie confondue avec le gris des sels d’argent de la photographie, gris béton,anthracite des livres brûlés, ocre des fers rouillés, terre de sienne des champs.

– Kiefer est né dans une cave, pendant les bombardements alliés. Ensuite il a joué dans lesruines. Et tout son art est un art des ruines.

Anselm KIEFER, Tours, Barjac, années 1990.

– On peut donc dire de Kiefer qu’il est un peintre des ruines – non pas au sens d’HubertRobert, mais très littéralement : il en vient.

Cendres et ruines donc.L’art de Kiefer se place sous le compagnonnage artistique et j’allais dire « moral » de PaulCelan. Paul Celan est un poète né en Bucovine (Roumanie), dont la mère a été assassinée

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d’une balle dans la nuque, et qui écrit en 45, l’année même de la naissance de Kiefer, laFugue de Mort, où revient comme un leitmotiv “La mort est un maître d’Allemagne” /“Margarete tes cheveux d’or” / “”tes cheveux cendre Sulamith”.

Anselm KIEFER, Margarete, huile et paille sur toile,280 x 380 cm / 1981

– Kiefer parle de la Fugue de Mort comme d’une comptine inconsciente qui l’aurait bercé. Ilse place sous son signe depuis – lui qui a “l’œil bleu”. Anselm et Margarete sont les aryens –Paul et Sulamith les juifs…

Dénazifier, décontaminer– En 1970 l’artiste peut-il faire l’économie de ce que vient de vivre le monde ? Mortprogrammée, industrielle, désastre sans limites ou qui aurait justement les limites dumythe, et ce mythe les contours de l’impossible possibilité dont parle Adorno. La fin dumonde a possiblement eu lieu. Le souci n’est pas, pour le peintre, qu’il n’y aurait plusd’images possibles et que la représentation serait, après Auschwitz, interdite. Mais bienqu’il y a injonction à trouver les moyens nouveaux de faire image, dans un monde – l’après-guerre – où il y a trop d’images et, potentiellement, les deux ordres de choses étant liés,trop d’oubli(s).

Kiefer se confronte donc aux images, et pour commencer aux images-slogans des nazis.C’est la série des « Occupations » (1969) qui a été reçue au premier degré, évidemment.C’est à dire comme une provocation nauséabonde. Ce qu’elle n’était évidemment pas.Kiefer s’habille avec l’uniforme de son père, officier de la Wehrmacht, et se prend en photodans différentes villes d’Europe, en train de faire le salut nazi.

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C’est burlesque. L’homme est seul, le paysage gris ne « répond » pas. Ces images évoquentle face à face sublime, l’immersion romantique du personnage de Karl David Friedrich dansle paysage allemand, mais tout paraît saumâtre, décalé, « too much ». On perçoit l’humour,et on imagine le courage qu’il faut pour transgresser l’interdit. Quand Kiefer produit sesOccupations, le nazisme et toute espèce d’imagerie relative au nazisme sont alors tabous. « Mon but n'était pas de provoquer. À l'époque, on ne parlait pas du nazisme. Mes parentsn'évoquaient pas cette période noire et l'école n'abordait pas souvent le sujet. Je cherchaisconfusément à briser le silence. Tout mon art a ensuite consisté à faire le deuil de ce que lesAllemands avaient fait subir aux juifs, aux Gitans, aux communistes. Ils avaient perverti,souillé la culture germanique, il fallait tout "dénazifier" (…) L'artiste doit s'interroger sanscesse, au même titre que le philosophe. ».

Il ne s’agit pas d’expier, mais de comprendre, d’examiner, et, possiblement, de ré-enchanter (ce qui n’est pas contradictoire avec le fait que kiefer se dit “désespéré”).Cette décontamination passe par cet acte un peu délinquant que sont les saluts. Mais ça nesuffit pas. Il faut importer la délinquance dans la façon de faire le tableau. – Tension palpable chez Kiefer entre la tentation du grand art, et même d’une certaineemphase, et la certitude que l’art (grand) est désormais miné par sa propre ruine. Il n’estplus qu’à lui-même son propre vestige. Tension entre la transparence et l’opacité, entre cequ’on donne à voir et ce qu’on recouvre, entre l’éclaircie du tableau et la perte desétendues, la disparition des corps (Margarete et Sulamith ne sont évoquées que par leursrobes). La représentation s’est retirée dans l’épaisseur du tableau et de la matière.

– Anselm KIEFER, Dat rosa mel apibus, 328 x 1710 cm / 2010-2011

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3° - Christian BOLTANSKI“Je suis un enfant de la Shoah plutôt qu’un enfant du judaïsme. (…) D’une certaine façon jene me suis jamais remis de la Shoah”.

Boltanski : le frère jumeau de Kiefer. Boltanski pourrait dire comme Kiefer que sa biographie est la biographie de l’Europe aprèsla Shoah. Shoah évoquée de façon transparente au Grand Palais en 2010 (photo ci-dessous,Personnes), comme elle l’a peu souvent été avant dans la production de Boltanski – en toutcas de façon aussi littérale.

Boltanski ne parle que de la Shoah, mais avant Personnes, Les regards et Sans souci il enparle de biais (le meilleur axe de vue pour connaître l’épaisseur des choses). Mon idée, c’estque Boltanski n’en parle jamais mieux que quand il n’en parle pas…

Regardons La réserve des Suisses morts. Les Suisses n’ont pas fait la guerre, ils n’ont pasété déportés. Tout au plus leur arrive-t-il de mourir. Dans la forme, l’installation emprunte à l’ennemi (aux bourreaux) : un mobilier et unéclairage dignes du bureau d’une administration nazie. Oui bien sûr c’est un clin d’œil auxboîtes du minimalisme américain à la Don Judd, mais c’est surtout vers la folie del’archivage et de la classification propre au scientisme européen que Boltanski regarde. Etde ce point de vue la photo visible sur le côté de la boite peut être perçue doublement :comme une dépouille vide (le masque), mais aussi comme un souvenir vivant (l’empreinte).Ici seule la photo parle du sujet (on ne peut pas ouvrir les boîtes pour vérifier qu’ellescontiennent bien la notice nécrologique du mort). Même re-photographiées et légèrementdéréalisées par Boltanski elles continuent d’entretenir un lien quasi ontologique avec lapersonne dont elles sont les signes lumineux. La photo est “frottée” de réel comme le ditBarthes dans La chambre claire – et c’est bien sur cette position que se situe Boltanski : laphoto nous met au plus proche de la chose dont elle est l’image et, en même temps, elle (laphoto) nous assure que cette chose a été – nous assure qu’elle (cette chose, cet être) n’estplus… C’est la nature indicielle et mortifère de la photographie qui est retenue et exploitéeici.

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– Christian BOLTANSKI, La réserve des Suisses morts, Musée de Grenoble / 1992

Les Suisses morts n’ont aucune “singularité” (historique), ils sont le matériau idéal de notreprojection. Cet homme, cette femme, c’est moi, c’est vous, c’est nous. Et comme eux nousallons mourir. Car comme le dit Boltanski, “L’œuvre d’art ne parle forcément que de soi, maissoi n’a aucune importance, ça devient chacun (…) ; Il ne faut pas découvrir, il fautreconnaître. C’est par la reconnaissance que naît l’émotion.”

Ça c’est du côté du spectateur.

Du côté de l’artiste il se joue plusieurs choses. Et surtout l’idée qu’il faut honorer les morts– qu’ils soient suisses, juifs ou même nazis. C’est le Kaddish. La prière des morts. Il ne fautpas rajouter l’oubli à la disparition – parce que, comme le dit Boltanski, « on meurt unedeuxième fois quand plus personne ne sait comment s’appelait untel sur la photographie ».

On donne une sépulture (boite) à celui qui n’en a pas, on lui rend son nom et son histoire.Faire ça c’est aller à l’encontre de la logique génocidaire (un numéro mais plus de nom, plusde corps, plus de traces, plus d’histoire).

– Christian BOLTANSKI, La réserve des Suisses morts, Musée de Grenoble / 1992

Les InventairesMontrer tous les objets ayant appartenu à une personne, les étiqueter avant de les mettresous vitrine. Au début des Inventaires, Boltanski choisit des personnes décédées (la vieillefemme de Baden Baden, vente après décès) puis par la suite vivantes (jeune hommed’oxford), pour éviter le sensationnel. Et, aussi, pour préciser encore le propos : laphotographie tue ce qu’elle immortalise (même si le sujet vit encore). Et de son côté lemusée tue ce qu’il conserve.

– Inventaire des objets ayant appartenu à une vieille femme de Baden-Baden (Détail) /printemps 1973

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– Inventaires : la vie c’est donc ça… le dérisoire. Et aussi l’idée que ces/ses objets (ou leurphotographie) ne permettent pas de connaître la personne, de la rencontrer, de savoir quielle était vraiment. C’est toujours affecté d’un signe moins, ça parle en creux.Boltanski ne “choisit” pas les gens, souvent ce sont les conservateurs ou responsablesd’institutions artistiques qui le font, en fonction des opportunités dans chaque ville. Lemieux pour l’artiste c’est justement l’anonymat, le médiocre (au sens de “tout le monde”),puisqu’il aura valeur d’universalité. Éviter l’exceptionnel c’est aussi permettre à tout unchacun de s’identifier (« tiens, moi aussi j’ai ça chez moi, c’est ma brosse à cheveux, c’estmon armoire à glace ou en tout cas ma tante a la même » – etc.)Il faut que le matériau soit pauvre. Plus c’est pauvre (matériellement) plus c’est riche(affectivement).

Ce qu’il faut éviter, ce que l’art permettra d’éviter, c’est l’oubli de la disparition.

Loi de Boltanski :

Ob + NΠ= P

L’œuvre c’est un objet (une trace), associé à un nom, le tout soumis à laprojection/appropriation du spectateur.

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4° - Alina Szapocznikow« …exalter l’éphémère, dans les replis de notre corps, dans les traces de notre passage ».

- Ghetto de Pabianice et de Lodz,- Auschwitz et Bergen-Belsen,- Tuberculose qui la rendra stérile,- et finalement cancer du sein dont elle meurt.

On peut lire l’ensemble de l’œuvre à l’aune de ce bulletin de santé, et trouver lefondement de son art dans ce parcours tragique.

Sauf que…

Szapocznikow n’est pas un témoin. Elle ne témoigne de rien, ne prend pas la parole au nomdes survivants, ne répond qu’au début à des commandes commémoratives.

– Alina SZAPOCZNIKOW, Étude de femme avec enfant pour le Mémorial de Birkenau / 1952

…Quelques très rares “souvenirs” (je n’en ai trouvé qu’un seul), en 1971, qui montrent directement la Shoah :

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– Souvenir, collage photographique, 1971

Corps en morceaux, démantelé, fragments épars… Les commentaires qui sont produitsautour du travail de Szapocznikow tournent tous autour du démembrement, de lafragmentation, de la torture infligée au schéma corporel. Ce qui revient à faire parler lalogique de l’organisme, qui n’est jamais que l’objet thématisé du savoir anatomique. Et oui,toutes les analyses des sculptures de Szapocznikow se font depuis ce surplomb, celui ducorps assemblé selon le cadre de la science du corps, de l’anatomie, du corps mort…

– Fétiche III, résine polyester, dentelle, plexiglas, 18 x 37 x 24 cm / 1970

Or, si Szapocznikow parle bien d’un corps meurtri, entaillé, défiguré… elle le sculpte etl’assemble vivant, vivifié, brûlant ! On peut y voir une réduction, une soustraction. Mais onpeut aussi regarder les sculptures (les moulages, les dessins) comme des entreprisesd’intensification, d’exacerbation, d’augmentation. Cf. le corps-sans-organes (Deleuze etGuattari) et la piste ouverte d’un corps vécu du dedans. Celui que met justement en œuvrel’artiste. Si la bouche ou le sein parlent “à la place” du corps, ce n’est pas parce qu’il neresterait “que ça”, mais bien parce que leur éloquence est suffisante. Ça parle suffisammentfort. Ça n’est pas un corps “réduit” à une bouche, c’est une bouche qui a gagné l’autonomieet l’ampleur (l’en pleurs ?) d’un corps.

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– Autoportrait II, bronze, 1966

– Moulages, photos prises dans la résine… Des empreintes (lumineuses ou par moulage)qui mettent en balance la présence par contact, nécessaire à leur réalisation, et l’absencequi suit ce contact (“décollement” nécessaire pour que l’empreinte soit visible). Présenceou absence ? Célébration ou déploration ? Forme ou informe ? Questions en suspens.

– "Paysage humain", feutre, aquarelle / 1971-72

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5° - Jérôme ZONDER« C’est une mythologie de l’horreur qui s’est construite au fil de l’histoire, et je crois qu’ellen’est pas encore acceptée ni bien comprise ; elle se fonde pourtant et malgré nous sur lestraces du passé. La Shoah, Hiroshima, le Rwanda… Ces trois événements d’égale importanceinterrogent ce moment limite que nous avons atteint dans l’histoire du corps de l’homme etqui constitue le nœud de mon travail. Ce n’est pas sans effet sur l’histoire des représentations,car après la destruction totale, l’homme a littéralement perdu la face. (…) Comment après lasidération de l’« inimaginable », représenter le visage ? » (Entretien avec Nathan Rera, 2015)

Il semblerait, à bien regarder les 4 dessins de la série de Chairs Grises, que les imagesaient « perdu la face ». Littéralement. Le visage a disparu, écrasé par le jeu des empreintesdigitales qui en pixélisent et pulvérisent l’intégrité ; le visage a disparu, dissout par leséchardes du fusain, les flammèches de la gomme mie de pain. On perd de l’image (de « l’information ») mais on gagne de la subjectivation. Le corps deZonder qui pousse l’outil (le bâton de fusain) ou devient lui-même outil (pouce enduit depoudre graphite) s’immisce entre la matière du dessin et les corps martyrisés. – Attention : le corps de l’artiste ne se substitue pas aux corps disparus. Il les sert, enacceptant ce devenir-informe comme étant le seul régime possible des images faites (d’)après la Shoah.

– Jérôme ZONDER, Chairs Grises #1, mine de plomb sur papier, 150 x 150 cm / 2013

Et ci-dessous photo prise par Alex, sonderkommando à Auschwitz

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6° - Agnès GEOFFRAY « …assembler, confronter, voire confondre deux images dans un même champ. Il s’agit deprovoquer une circularité du regard, où celui-ci s’échappe, continue, insiste, revient… ».

Une série d’images, des photographies, en couleur et en noir et blanc, de dimensions etde formats différents ; des photos qui semblent être des « documents », que Geoffray arécupérées, et des photos qu’elle a faites ou fait faire. Des photos prises et des photos faites,des captures et des mises en scène, des images volées et des images préméditées, le toutindistinctement mêlé. Là où l’historien s’attache à fixer le document, à lui attribuer unegénéalogie, l’artiste le déleste de son cadre spatio-temporel et de son histoire ; là oùl’historien limite autant qu’il peut les flottements de la réception, l’artiste les favorise.

– La série a un titre (Les suspendus) mais les images dans la série en sont dépourvues. Pasde cartel individuel, pas de lieu et pas de date. Pas d’encadrement ou de sous-verre nonplus, les images flottent … De ces photos « dé-sourcées », hors-contexte, on pourrait direqu’elles sont « hors-sol » – puisqu’il y est bien à chaque fois question de suspension.

– Je retiens volontairement ces deux images, qui ne sont pas contiguës dans l’installationmais qu’on peut difficilement ne pas mettre en lien : photographies N&B, montrant unhomme entravé (ici dans les ronces, là dans les fils barbelés), au visage à peine visible. Deuximages de victimes donc, même si de toute évidence ces victimes ne se soumettent pas auxmêmes bourreaux (ici la “nature”, là l’entreprise concentrationnaire). Notre culture visuelleest ainsi tramée qu’on ne met pas en doute bien longtemps ce qu’on voit à droite (une mortviolente). Mais l’espace d’un instant le voisinage des autres images a pu faire “fictionner”celle-ci, en attendrir un peu la brutalité. Et, inversement, cette brutalité a pu contaminerl’image de gauche, électriser l’osmose possible entre “corps” et “décor”.

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Dans une autre série (Incidental Gesture) sont présentés côte à côte deux « états » de lamême image. La retouche a-t-elle consisté à rajouter ou à enlever la robe de cette femme ?Nue, elle est de toute évidence la collaboratrice horizontale, celle que l’on exhibe à laLibération après l’avoir tondue. Habillée, elle est, mais c’est bien moins sûr, la reine de lafête…– Agnès Geoffray raconte qu’elle est tombée, jeune, sur une photo de famille retouchée : onavait rajouté un aïeul dans une pièce déjà peuplée. Expérience peu banale donc d’uneretouche qui rajoute au lieu de supprimer. Depuis ce jour l’artiste s’efforce, par le sortilègede ses images « libérées », d’accompagner les victimes de l’Histoire.