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1 Eva Toulouze Ašalci ou le rossignol d’Alnaši Dans la littérature oudmourte, le nom d’Ašalci Oki (Akulina Vekšina à la ville) est jusqu'à aujourd’hui non seulement connu mais également aimé. Certains de ses poèmes sont devenus des chants populaires familiers à toute la population. L’ophtalmologue Akulina Vekšina a vécu une longue vie de 75 ans, vie en quelque sorte emblématique, représentative de celle de la majorité des Oudmourts. La poétesse, elle, est morte en pleine jeunesse. A travers sa destinée, je voudrais évoquer ici les pé- ripéties d’une période décisive pour les peuples de Russie en général, pour les Oud- mourts en particulier. Cette période de la culture oudmourte est dominée par une per- sonnalité, celle du poète Kuzebaj Gerd et d’ailleurs il n’est guère possible de parler d’Ašalci sans s’arrêter longuement sur son compagnon de plume. C’est que Gerd n’est pas seulement pour Ašalci un ami fidèle : c’est lui qui l’a rendue célèbre - l’encourageant à écrire, prenant l’initiative de publier ses poèmes ; par ses traductions en russe, il l’a fait connaître aux lecteurs de toute l’URSS. Leurs destinées se croisent. Leurs noms sont associés, mais Ašalci a tendance à demeurer dans l’ombre de Gerd. Elle mérite pourtant d’autant plus d’attention que dans les littératures finno-ougriennes des années 1920 en URSS, pourtant si dynamiques, elle est la seule femme arrivée au tout premier plan. Or la tradition poétique à laquelle elle se rattache fait aux femmes la part belle. Sans nier à l’épopée 1 son importance symbolique, il convient d’accorder une importan- ce au moins analogue à la poésie populaire lyrique. Etudiant les formes oudmourtes d’oralité, Kuzebaj Gerd le dit clairement : « Dans la poésie populaire oudmourte, c’est 1 L’épopée a acquis ses lettres de noblesse dans les cultures des peuples finno-ougriens grâce avant tout aux éla- borations littéraires du matériau populaire faites au XIXe siècle d’abord en Estonie, avec le Kalevala d’E. Lönn- rot et en Estonie avec le Kalevipoeg de F. Kreutzwald.

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1

Eva Toulouze

Ašalci ou le rossignol d’Alnaši

Dans la littérature oudmourte, le nom d’Ašalci Oki (Akulina Vekšina à la ville)

est jusqu'à aujourd’hui non seulement connu mais également aimé. Certains de ses

poèmes sont devenus des chants populaires familiers à toute la population.

L’ophtalmologue Akulina Vekšina a vécu une longue vie de 75 ans, vie en quelque

sorte emblématique, représentative de celle de la majorité des Oudmourts. La poétesse,

elle, est morte en pleine jeunesse. A travers sa destinée, je voudrais évoquer ici les pé-

ripéties d’une période décisive pour les peuples de Russie en général, pour les Oud-

mourts en particulier. Cette période de la culture oudmourte est dominée par une per-

sonnalité, celle du poète Kuzebaj Gerd et d’ailleurs il n’est guère possible de parler

d’Ašalci sans s’arrêter longuement sur son compagnon de plume. C’est que Gerd n’est

pas seulement pour Ašalci un ami fidèle : c’est lui qui l’a rendue célèbre -

l’encourageant à écrire, prenant l’initiative de publier ses poèmes ; par ses traductions

en russe, il l’a fait connaître aux lecteurs de toute l’URSS. Leurs destinées se croisent.

Leurs noms sont associés, mais Ašalci a tendance à demeurer dans l’ombre de Gerd.

Elle mérite pourtant d’autant plus d’attention que dans les littératures finno-ougriennes

des années 1920 en URSS, pourtant si dynamiques, elle est la seule femme arrivée au

tout premier plan.

Or la tradition poétique à laquelle elle se rattache fait aux femmes la part belle.

Sans nier à l’épopée1 son importance symbolique, il convient d’accorder une importan-

ce au moins analogue à la poésie populaire lyrique. Etudiant les formes oudmourtes

d’oralité, Kuzebaj Gerd le dit clairement : « Dans la poésie populaire oudmourte, c’est

1 L’épopée a acquis ses lettres de noblesse dans les cultures des peuples finno-ougriens grâce avant tout aux éla-borations littéraires du matériau populaire faites au XIXe siècle d’abord en Estonie, avec le Kalevala d’E. Lönn-rot et en Estonie avec le Kalevipoeg de F. Kreutzwald.

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l’élément lyrique qui l’emporte » (Gerd 1925 : 27) . Moins spectaculaire, cette poésie

(dont l’auteur du Kalevala, E. Lönnrot, a présenté un échantillonnage dans la Kantele-

tar) témoigne de la place des femmes dans la création populaire des Finno-Ougriens.

En Oudmourtie comme ailleurs, la chanson, qui occupe tous les domaines de la vie,

demeure un genre très féminin. On le sent bien dans cette présentation, par Gerd, des

chansons oudmourtes : « La mère les chantait en berçant son enfant ; la jeune fille

chantait en attendant son fiancé ; la vieille femme enfilant ; le chasseur partant à la

chasse, le jeune cultivateur, en revenant des chants ,- tels sont les motifs qui se répètent

le plus louvent dans la poésie lyrique oudmourte » (Gerd 1928 28).

L’apparition de la culture écrite a, dans les premiers temps, pris appui sur les tra-

ditions orales. Quelle a été la place des femmes dans ce processus? Pour répondre à

cette question, il convient de s’arrêter sur les conditions de maîtrise de l’écrit par les

Finno-Ougriens de Russie au seuil du XXe siècle.

Parmi les régions concernées, seules l’Estonie et la Finlande, grâce au protestan-

tisme, avaient dès le XIXe siècle un pourcentage considérable de lettrés. On peut

considérer que l’alphabétisation, aussi bien masculine que féminine, était achevée voi-

re enracinée au moment où la culture écrite commence à se diffuser. Cela explique

sans doute que l’un des acteurs principaux du réveil national estonien ait été une fem-

me, une femme de lettres justement : Lydia Koidula, le « rossignol de l’Emajõgi »2, la

première d’une pléiade de poétesses qui incarnent chacune l’esprit de sa génération -

Marie Under, Anna Haava, Debora Vaarandi, Betti Alver, Doris Kareva...

Qu’en est-il chez les autres Finno-ougriens ? La situation y est en fait fort diffé-

rente. De manière générale, ces peuples vivaient à la fin du XIXe siècle dans un état

qui frappait les voyageurs par sa misère . Les peuples dits allogènes vivaient la rude

vie du paysan en général et subissaient de plus des discriminations particulières : ne

maîtrisant pas le russe, inaptes à se défendre, ces populations étaient les victimes idéa-

2 C’est le titre du plus célèbre de ses recueils.

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les d’une administration particulièrement brutale et gourmande. L’école - ou plutôt les

rares écoles existantes - était tenue par l’église : outil de christianisation, elle avait

donné les rudiments de l’écriture à un noyau d’autochtones, censés servir de fer de lan-

ce de la russification. Ce mouvement s’intensifie au milieu du siècle, mais la popula-

tion ne reste dans l’ensemble que très marginalement touchée par l’instruction et en

tout cas très peu de filles sont concernées. Il est donc naturel de ne rencontrer parmi les

premiers intellectuels des peuples finno-ougriens de la Volga que quelques femmes

isolées. Il faudra quelques décennies pour que celles-ci retrouvent en littérature la pla-

ce qui était la leur dans la création orale. Aujourd’hui, c’est chose faite : dans le paysa-

ge littéraire oudmourt ou komi, ce sont elles qui proposent les oeuvres les plus origi-

nales3. Certaines, comme la poétesse marie Albertina Ivanova (Apdullina) jouent un

rôle central dans l’organisation de la vie intellectuelle, d’autres, comme Galina Butyre-

va, occupent une fonction de premier plan en politique (elle est actuellement vice-

présidente du conseil des ministres de la République Komie), mais de manière générale

elles se tiennent à l’écart des luttes de pouvoir. Qui d’autre leur a frayé la voie

qu’Ašalci Oki, qui annonce, avec un demi-siècle d’avance, les phénomènes

d’aujourd’hui, de même qu’Ivan Kuratov, au milieu du siècle dernier, annonçait par

son œuvre poétique en komi les grandes possibilités qui s’ouvraient aux autochtones

quelques décennies plus tard.

I. Le chant d’Ašalci

1) L’institutrice

Akulina Vekšina est née le 4 avril 1898 à Kuzebajevo, actuellement dans la ré-

gion de Grahovo, au Sud du pays oudmourt. Ce détail n’est pas indifférent: même si

3 Citons pour la poésie oudmourte les noms de Tatiana Cernova, Galina Romanova, Alla Kuznecova, Ljudmila Kutjanova ; pour la poésie komi Galina Butyreva, Nina Obrazcova, et pour parler des toutes jeunes, Aljona Jel’cova, qui n’a que 17 ans.

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les dialectes oudmourts ne diffèrent pas considérablement les uns des autres, les ré-

gions, elles, ont une physionomie distincte sur le plan culturel. C’est qu’elles n’ont pas

vécu la même histoire. Le Nord de l’Oudmourtie a connu depuis le XIIIe siècle des

vagues de peuplement russe en provenance de l’Ouest. Celles-ci ont été particulière-

ment importantes au XIVe siècle, quand des groupes entiers ont fui la domination tata-

ro-mongole et ont cherché refuge dans les zones inexplorées de l’Est. Les autochtones

se sont repliés dans des régions de plus en plus reculées, mais les contacts n’ont fait

que s’intensifier. La région de la Viatka est officiellement annexée au territoire mosco-

vite en 1489. Il n’en va pas de même avec le Sud : intégrées dans l’Etat bulgare de la

Volga jusqu'à son écroulement, ces terres demeurent sous l’autorité de la horde d’Or

jusqu'à la chute de Kazan (1552) et sont intégrées dans l’Etat russe en même temps que

les zones turkes. Dans cette région donc, la première présence culturelle, avant même

celle des Russes, c’est celle des Tatars. Ceci a des conséquences sur tous les plans :

dans le costume (où dominent les teintes éclatantes et notamment le rouge), dans la

forme de la chanson populaire (le quatrain) , dans la langue elle-même. Mais ce n’est

pas tout. Cette présence, qui a été celle d’un Etat et demeure celle d’une population,

n’est pas contraignante ; fortement imprégnée d’islam, la culture tatare, contrairement

à l’orthodoxie, n’a pas fait de prosélytisme. C’est là un trait général : les groupes fin-

no-ougriens (maris, oudmourts) vivant en territoire turk4 ont préservé mieux que les

autres leur spécificité (par exemple sur le plan religieux) et ont le mieux résisté à la

russification. Que la majorité des intellectuels et écrivains oudmourts soit issue du Sud,

cela n’a donc rien d’étonnant.

Akulina Vekšina a grandi dans un contexte encore fortement imprégné de culture,

voire de religion traditionnelles : Kuzebajevo est en effet l’un des rares villages dans

lesquels a été préservée jusqu'à aujourd’hui une kuala, c’est à dire un sanctuaire desti-

né à l’accomplissement de rituels collectifs. Ses parents étaient paysans, mais pas des

plus pauvres. Ils ont eu sept enfants dont l’un, Ivan, sera lui aussi, sous le pseudonyme

Ajvo Ivi, un écrivain assez connu dans les années 1920. Chose exceptionnelle, ils ont

4 Au XVIIIe siècle, sous la pression conjointe des flux migratoires russes en territoire oudmourt et de l’autorité civile et religieuse, de nombreux groupes d’Oudmourts ont cherché refuge en Bachkirie. Le même processus s’est déroulé chez les Maris.

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fait faire des études même à leur fille : tout d’abord au village même, où elle est passée

par l’école de quatre ans d’abord, de deux ans ensuite, puis par l’Ecole Normale de

Karlygan, pour acquérir une formation d’institutrice. (Ocerki 1957 :30). Avant même

les bouleversements politiques des années 1920, elle est donc une des rares Oudmour-

tes instruites, à une époque où de manière générale l’instruction des filles restait mar-

ginale. De plus, elle a dû apprendre très tôt à vivre loin de sa famille, dans un internat,

à avoir une vie indépendante. La profession d’instituteur représente d’ailleurs à

l’époque la seule voie possible pour un autochtone qui veut accéder à l’instruction ;

c’est celle qu’ont suivie pratiquement tous les intellectuels oudmourts, lesquels avaient

fait leurs études soit au séminaire de Kazan, comme Ivan Mihejev5, qui y enseigne

même entre 1909 et 1913, soit par d’autres écoles normales de la région. Leur première

expérience professionnelle, leur premier engagement, c’est d’enseigner aux enfants des

campagnes les plus reculées les rudiments de l’instruction. Il faudra attendre quelques

années pour que des itinéraires plus diversifiés deviennent envisageables.

Akulina commence à enseigner en 1914. Elle a seize ans, et la Russie entre en

guerre : beaucoup d’instituteurs sont mobilisés, ce n’est pas le travail qui manque à

ceux qui restent. En 1917, elle a 19 ans. C’est une année riche en perturbations, en lut-

tes politiques voire en révolutions. Exclues de la vie politique officielle, sans expérien-

ce urbaine, sans même avoir de mouvement national établi, les populations finno-

ougriennes n’interviennent pas directement dans les premiers affrontements pour le

pouvoir: on trouvait très peu d’autochtones dans les partis politiques ; les cellules loca-

les du parti bolchevik étaient composées en général d’ouvriers et d’intellectuels en

exil. A la campagne, les sympathies et les antipathies étaient en général moins liées à

des choix idéologiques qu’au comportement des troupes qui traversaient les villages6...

5 Ivan Miheev, (1876-1932) enseignant, auteur de manuels fort célèbres avant même la Révolution. Son ma-nuel Composition sur des images (So^inenie po kartinam) a été même largement traduit, y compris en turc, en japonais et en chinois. Il est l’auteur de textes théâtraux fort appréciés dans les années 1920. 6 Un schéma semble en général s’imposer : si les premiers passages des « rouges », aux abois et indifférents à l’univers paysan, ont mal disposé les populations à leur égard, les exactions commises plus tard par les « blancs » provisoirement de retour ont été encore plus traumatisantes et ont conduit la paysannerie à une neutralité plutôt bienveillante envers les bolcheviks, avec des hauts et des bas suivant les modalités des politiques suivies.

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En revanche, les intellectuels réagissent avec enthousiasme à l’un des premiers actes

du nouveau pouvoir, la déclaration sur les droits des peuples de la Russie (15 novem-

bre 1917). Les bolcheviks, pour leur part, ont besoin d’alliés, et Lénine, originaire de la

région de la Volga, n’ignore pas la force que les nationalités peuvent y représenter.

D’autant qu’elles font indiscutablement partie des laissés pour compte du régime tsa-

riste. Sur ce point, les intérêts des populations autochtones rejoignent - pour un temps -

ceux des bolcheviks...

Dès 1918, de nombreux congrès ont lieu, rassemblant les plus actifs parmi les

Oudmourts. Akulina en est. C’est au Congrès régional7 des enseignants tenu à Bol’šaja

Uca (Možga) en 19188 qu’elle fait une rencontre déterminante: Kuzebaj Gerd, qui n’est

encore que Kuzma Cajnikov, a le même âge qu’elle, lui aussi est instituteur et com-

mence tout juste à pressentir les possibilités qui s’ouvrent aux Oudmourts. Il se jette

résolument dans l’action. Elle livrera plus tard ses impressions de cette inoubliable

rencontre : « j’ai éprouvé à son égard la plus vive des sympathies, car personne ne

s’était montré jamais si attentif, si chaleureux, si inspiré. Il disait que nous étions trop

peu nombreux, que nous devions beaucoup écrire et travailler pour élever la culture du

peuple oudmourt. Depuis j’ai suivi la poésie de Gerd avec l’intérêt le plus vif, et il m’a

paru être de tous les hommes de lettres oudmourts le plus doué » (Archives Karacajev,

Škljajev 1988 :20-21). C’est une véritable aventure qui commence pour Gerd, pour

Akulina, pour toute la jeune intelligentsia oudmourte.

2) L’aventure

Toute cette période de formation intellectuelle et d’initiative bouillonnante, Aku-

lina la vivre en marge des terres oudmourtes, mais non moins intensément. En 1919,

elle part à Kazan, d’abord pour faire des études à la faculté ouvrière nouvellement ou-

7 De l’unité administrative appelée « volost’ ». 8 Que je ne sois pas parvenue à retrouver la date exacte de ce Congrès révèle l’abondance de semblables initiati-ves à cette période-là. En tout cas, il a dû se dérouler dans les premiers mois de 1918, car le pouvoir soviétique est arrivé dans la région en janvier 1918.

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verte, puis elle est admise à l’Université, en médecine. Elle y restera jusqu’en 1927.

Kazan est un centre régional, une métropole où se côtoient bien des nationalités et où

réside une partie de l’intelligentsia oudmourte. Ašalci y fréquente des enseignants, des

écrivains, des journalistes, parmi lesquels des personnalités aussi connues que I.S. Mi-

hejev et I.V. Jakovlev9 (Istorija 1987/I :66). Par ailleurs, elle partage sa chambre de

cité universitaire avec A. Borisova, sœur de Trofim Borisov, l’un des Oudmourts les

plus actifs dans la construction de l’autonomie politique10 (Kuznecov 1993 :60). Aku-

lina travaille donc à devenir médecin, alors même qu’elle publie ses premiers poèmes.

En fait ce double choix provient d’une même source: son dévouement à l’égard de son

peuple. Si elle se spécialise en ophtalmologie, c’est que le trachome fait des ravages

dans la campagne oudmourte. En même temps, elle écrit. Est-ce sous l’effet de la ren-

contre avec Gerd? Il l’encourage chaleureusement. Elle discutera même avec lui du

pseudonyme à prendre : il lui suggère Zor, « pluie ». Mais elle donne préférence à une

modeste fleur des champs, qui pousse dans les prairies de son pays et qui en oudmourt

porte le nom d’«ašalci» (Domokos 1975 :306).

Tout, dans ce début des années 20, est tourné vers l’avenir : études pour l’avenir

personnel, engagement pour la construction de l’avenir oudmourt. Il devient possible

de publier : la presse, notamment politique, a pris un nouvel essor. Et maintenant voilà

que se multiplient les journaux en langue nationale11. Les jeunes écrivains publient

leurs oeuvres toutes fraîches dans le quotidien du parti bolchevik12, intitulé Gudyri -

9 I.V. Jakovlev (1881-1931), cet enseignant oudmourt de Tatarie s’engage dès avant la Révolution dans des cer-cles révolutionnaires qui lui vaudront la prison et l’exil. A son retour, il s’installe à Kazan. Le nouveau pouvoir lui permettra de donner libre cours à son talent d’enseignant : il crée la faculté ouvrière oudmourte et enseigne dans différents établissements. Il est journaliste, poète (il a laissé quelques poèmes épiques), traducteur, auteur de manuels et de grammaires. 10 Trofim Borisov (1891-1943), médecin, l’un des premiers dirigeants communistes oudmourts, fondateur du journal Gudyri, ayant occupé de nombreux postes de responsabilité : président de l’oblast autonome votiake, secrétaire du parti en Kalmoukie. Cet intellectuel brillant, auteur d’un remarquable dictionnaire oudmourt-russe (1930) a connu un sort tragique : il a été perpétuellement en butte à des attaques directes ou larvées. En 1933 il a été arrêté dans l’affaire de la SOFIN, envoyé au Kazakhstan. Les dernières années de sa vie ne sont qu’une série de libérations et de nouvelles arrestations. Il mourra dans un camp en 1943. 11 En 1915, les autorités lancent un journal en langue oudmourt, appelé « Vojnays’ Uvor », les « Nouvelles de la Guerre », qui avait survécu jusqu’en 1918 (en changeant de nom en 1917). Cette expérience avait montré la via-bilité de l’entreprise. 12 Comme le prouve la liste des collaborateurs, il n’était pas nécessaire d’être communiste pour collaborer au journal.

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« tonnerre » - ainsi que dans les pages du journal de Glasov, Vil’ S’in’. Dans une popu-

lation qui venait tout juste de découvrir l’écrit - la liquidation de l’analphabétisme, dite

likbez, faisait partie des priorités du nouveau régime - les journaux écrits en oudmourt

jouissaient d’une grande popularité, ce qui augmentait l’influence des textes publiés.

On y trouvait de tout : des poèmes, mais aussi des articles d’actualité, des commentai-

res sur la médecine populaire, sur les techniques agronomiques, sur la condition fémi-

nine. C’est d’ailleurs Ašalci qui, dès leur première rencontre, a parlé à Gerd de Vil’

Sin’ et de son rédacteur, Konstantin Jakovlev13. Elle lui avait proposé de collaborer au

journal et de participer, pendant l’été, au Congrès oudmourt (Kuznecov 1993:59).

Malgré son éloignement, elle intervient par ses écrits, qui portent, poèmes comme arti-

cles, essentiellement sur la condition féminine. (Ocerki 1957 :31). Entre 1918 et 1922,

les deux poètes ne se reverront pas. Pendant ce temps Gerd a acquis une certaine célé-

brité : non seulement il a participé à la mise en place de l’autonomie, aux premier pas

de l’édition et de l’éducation pré-scolaire, mais il publie son premier recueil de poè-

mes, intitulé Krez’ci (1922). La même année, il rend visite aux étudiants oudmourts de

Kazan. Les jeunes filles ont ainsi l’occasion de faire le point avec lui des soucis qui les

animent ; inquiètes pour l’état de la conscience nationale oudmourte, elles s’interrogent

sur les moyens de la développer : « une personne sans conscience nationale, c’est

comme un simple récipient, où l’on peut verser ce que l’on veut » (Kuznecov

1993 :60). La même année, Gerd lui aussi commence des études : il est admis, avec

Ajvo Ivi (le frère d’Ašalci), à l’Institut de littérature fondé par le poète Valeri Brjusov,

à Moscou. Il y restera trois ans. Mais lui non plus n’y est pas coupé de son pays natal..

Il retourne en Oudmourtie les étés, qu’il consacre à la collecte de folklore et à des ex-

péditions ethnologiques. Mais surtout, il écrit, traduit, anime la section oudmourte des

éditions centrales dans les langues des nationalités (Centrizdat), fonde l’Association

pour la culture oudmourte, dite Böljak. En 1924, il prépare un livre de lecture pour les

enfants, dans lequel il rassemble tout ce qui a été écrit en

13 Konstantin Jakovlev (1990-1937) Cet ancien SR, ayant joué un rôle d’abord dans les discussions sur l’autonomie puis dans la reconstruction économique du pays, est également auteur de récits et d’oeuvres dramati-ques. Compromis dans la SOFIN, il subit le même sort que Gerd : condamné à mort, il voit sa peine commuée en 10 ans de camp, mais est exécuté en 1937.

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oudmourt à l’intention des plus petits. Il n’oublie pas de faire appel à Ašalci. C’est ain-

si que dans les pages de Šunyt Zor (Chaude pluie) nous trouvons deux de ses récits :

Aran Dyr’ja (Pendant la moisson) et Vyl kubo (Nouveau rouet). En même temps, il

écrit dans la presse oudmourte des articles sur la littérature naissante et il en consacre

même certains à Ašalci (Udmurtskaja Pravda 24/10/1924 et d’autres encore) (Škljajev

1988 :20). Et en 1925, c’est à son initiative que paraît à Moscou un petit fascicule de

poèmes d’Ašalci intitulé « Sjures duryn » (A côté du chemin), dont il écrit lui-même la

préface. Ašalci commentera plus tard : « Le recueil de mes poèmes intitulé Sjures du-

ryn est paru exclusivement grâce à K. Gerd. Les poèmes étaient éparpillés par journaux

et revues et je n’avais pas envie d’en faire un recueil à part (Archives personnelles

Nedzvedskaja V.N., Škljajev 1988 :10-11). Cet ouvrage sera remarqué au-delà même

de l’Oudmourtie : attentif à ce qui se passe sur cette terre qu’il connaît bien, Bernát

Munkácsy le mentionne dès 1927. S’appuyant sur la préface de Gerd, il ajoute ses pro-

pres observations : c’est « une poésie habilement versifiée, une poésie charmante, plei-

ne d’atmosphère » (Munkácsy 1927 :22).

La parution du fascicule n’est d’ailleurs pas allée sans difficultés : il se trouve à

Iževsk des voix pour estimer que les Oudmourts n’ont pas besoin de ce qu’écrit Ašalci.

La commission méthodique de l’Oblono14 s’oppose en effet à la publication de

l’ouvrage. Elle estime que son contenu ne répond pas aux exigences politiques de

l’époque, ses tonalités sont trop intimistes. Il est vrai que la poésie d’Ašalci n’est pas

engagée : plus que de la révolution, elle parle d’amour, de l’univers intérieur des fem-

mes; d’ailleurs, de manière générale, elle est sur le mode mineur. Ce n’est donc pas de

la vraie littérature prolétarienne... Gerd doit batailler pour obtenir l’accord à la publica-

tion :c’est peut-être l’un de ses premiers combats contre les autorités. Quelques années

plus tard, il l’évoquera laconiquement : « Ce livre a suscité des discussions animées »

(Sbornik 1929 :25). Il soumet le problème aux responsables oudmourts du Comité

Exécutif central de l’URSS (VCIK), de passage dans la capitale - Trofim Borisov, Ivan

Nagovicyn, A. Medvedev. Ce sont là les tout premiers responsables politiques de la

14 Le département régional oudmourt pour l’éducation populaire

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région ; Gerd les invite à mettre noir sur blanc leur opinion sur ce recueil. Si A. Med-

vedev formule quelques discrètes réserves (« Je considère le recueil Au bord du che-

min comme un ouvrage précieux.. A l’exception de quelques poèmes, qu’il faudrait

laisser de côté, ce livre doit absolument être publié »), Ivan Nagovicyn est plus net :

:« Il est indispensable de publier ce recueil : ses poèmes enrichissent la poésie du peu-

ple oudmourt de matériaux précieux ». Trofim Borisov, plus engagé que les autres sur

le terrain de la culture, intervient en faveur d’Ašalci encore plus activement: « Beau-

coup sont opposés à la parution de ce livre, considéré comme apolitique. Je ne suis pas

d’accord. Ce recueil est nécessaire, son contenu politique est suffisant de même que

son inspiration poétique » (Kuznecov15 1993 :58-59). Il ira même jusqu'à doter le re-

cueil d’une postface bienveillante, où il argumente plus explicitement contre les détrac-

teurs de la poétesse : « J’ai lu l’avis de la commission qui a examiné le recueil de poè-

mes d’Ašalci Oki. Je dirai tout net aux membres de cette commission : tous les poè-

mes, du premier jusqu’au dernier, sont très beaux. La poétesse y dévoile la vie des

femmes oudmourtes, lesquelles n’ont pas encore expérimenté les acquis de la révolu-

tion. C’est une poésie paysanne, celle d’un peuple qui a été humilié, tenu sous le joug.

Regardons les femmes oudmourtes : elles dorment encore. Quand elles parlent, elles ne

disent pas grand chose et ne participent nullement à la vie sociale (...). Leur vie est fai-

te de dur labeur, de querelles domestiques, de beuveries et de commérages de village.

La vie des femmes oudmourtes serait effectivement encore plus difficile si leur cœur

meurtri n’était pas réconforté par la beauté de la nature alentour ; les paroles affec-

tueuses de quelqu’un qui les aime leur donnent des forces et de l’espérance, leur re-

montent le moral. C’est de ces femmes que parle Ašalci dans des poèmes à la langue

superbe de légèreté. Ce n’est pas une poésie passive ni larmoyante. Ses femmes ont des

coeurs forts, chaleureux. Pour avancer, il ne leur reste qu’un pas à faire. Qu’elles le

fassent, et elles avanceront sur le chemin large et lumineux de la vie nouvelle » (Oki

15 Dans ce court, mais dense article consacré à Ašalci, Kuznecov présente des versions des trois opinions diffé-rentes de celles que je présente ici, ces dernières étant la fidèle traduction des textes oudmourts figurant à la fin du recueil publié en 1978. Dans son article Kuznecov présente les réticences comme étant de Nagovicyn et ses traductions sont imprécises. Le texte de Borisov qu’il présente est complètement différent de celui publié en 1978, et qui porte comme les deux autres la date du 10 mai 1925... Comme Kuznecov fait mention d’une postfa-ce, j’ai pris la liberté de déduire que le texte dont je dispose en oudmourt, et qui est assez long, est celui de cette postface, et je présente ici les deux. Ce décalage en tout cas ne peut manquer de laisser perplexe.

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1968-IV-V). Si je présente ici de larges extraits de ce commentaire, c’est qu’il me

paraît bien éclairer sur l’esprit de toute une époque. Gerd lui aussi ne manque

d’ailleurs pas dans sa préface de répondre directement aux critiques qui sont faites à

Ašalci, un peu sur le même ton que Borisov : « Elle n’est encore qu’au bord du che-

min, mais elle ne demande qu’à s’y engager ».

En 1925, il y a donc discussion : les affrontements sont francs et directs. Des

opinions s’opposent, les divergences se manifestent, et à l’intérieur même du camp

officiel certains osent dire « je ne suis pas d’accord ». Dans ce cas précis, ce sont les

administratifs d’un département ministériel, sises Iževsk, qui s’opposent à cette publi-

cation, alors que les principaux dirigeants communistes n’hésitent pas à s’engager en

faveur du recueil.

Ces critiques ont fait long feu. Nous les retrouvons jusqu’en 1957, dans l’ouvrage

qui rompt un long silence sur la génération des années 1920 : « Il faut observer que la

poétesse n’a pas échappé à des erreurs de caractère pessimiste » (Ocerki 1957 :31-32),

voire plus tard encore. Mais à ce moment-là, il existe depuis longtemps des vérités of-

ficielles, et il ne se trouve plus personne pour rompre ouvertement des lances en faveur

de cette poésie.

En fait, ce qui en 1925 se joue autour d’Ašalci, dans ce qui n’est encore qu’une

péripétie autour d’un fascicule, s’inscrit dans un débat plus large, qui concerne

l’ensemble de l’intelligentsia : quelle est la finalité de l’acte artistique ? Le modèle

bolchevique ne connaît qu’une forme d’expression : celle qui, sous une forme artisti-

que, formule les passions qui l’animent sur le plan de l’action sociale. Kuzebaj Gerd

lui-même, quelques années auparavant, s’était pris à ce jeu : en 1921, il avait violem-

ment critiqué le recueil de poèmes de M. Ilin, qu’il accusait de parler du passé alors

que le présent était en marche (Škljaev 1988 :20). Erreur de jeunesse, sur laquelle Gerd

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ne manquera pas de revenir16. Pour le moment, le caractère populaire des oeuvres

d’Ašalci les met à l’abri des violences dogmatiques. Les Oudmourts découvrent en

effet les richesses de leurs traditions. Pour l’instant, Gerd a gagné la bataille, l’ouvrage

paraît. Mais ce n’est qu’un répit. Mais les adversaires d’Ašalci ne s’étaient pas trompés

de beaucoup - la sensibilité de la poétesse ne pouvait tolérer, par nature, la moindre

contrainte idéologique.

II. Le silence du rossignol

Ašalci suit son chemin. En 1927 elle termine ses études de médecine. Une fois

diplômée, elle est envoyée dans le Nord de l’Oudmourtie, dans la région de Jukamens-

koje, combattre le trachome (Škljajev 1990b :149). Elle se marie. Ses contacts avec

Gerd ne s’interrompent pas pour autant, les deux poètes correspondent de manière plus

ou moins régulière. En 1925-26, Gerd passe un peu de temps à Iževsk, mais il ne va

pas tarder à regagner Moscou pour continuer des études doctorales. C’est en 1928, à un

moment où il a déjà fait l’objet de vives critiques, et qu’il a du mal à se faire publier

(son deuxième recueil est paru en 1927 non pas en Oudmourtie mais à Kazan), qu’il

édite à Glazov17, pour le compte de l’Association Böljak, un petit fascicule en russe

avec ses traductions d’une quinzaine de poèmes d’Ašalci18 : c’est tout ce qui paraîtra

d’elle avant guerre. Admirateur enthousiaste de sa poésie, Gerd la présente à ses lec-

teurs sur un ton presque dithyrambique.

16 D’après Škljajev, dès 1924 (1988 :20). Nous avons en tout cas un texte de Gerd en 1929, où il rend hommage au poète qu’il avait décrié tout en lui adressant des critiques d’une autre envergure: « Sa langue est truffée de termes dialectaux originaires de sa région natale ; la plupart d’entre eux est en train de perdre du terrain et n’est du coup acceptée qu’avec réserves de la part des jeunes. Les thèmes qu’il aborde laissent une impression de mo-notonie, notamment quand il traite de sujets sociaux et historiques. Dans ses descriptions de la nature, dans la composition de chansons sui generis, il parvient à des formes très belles, parfaites. Mais on attendrait d’un poète aussi instruit et compétent en matière de poésie des oeuvres plus nettes et lumineuses dans leurs images, plus complexes dans leur forme » (Gerd 1929 :27). 17 La principale agglomération du Nord de l’Oudmourtie. A l’époque, c’est encore une ville à dominante oud-mourte. 18 O ^em poet wotq^ka « Que chante une femme votiake », Glazov 1928

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1. Les nuages s’amoncellent

Le choix de Glazov comme lieu d’édition est significatif : Gerd est de plus en

plus souvent la cible d’attaques venues de différents côtés. En 1925, il avait dû quitter

Moscou sur une lettre de dénonciation de ses camarades ; pendant son séjour à Iževsk,

en 1926, entre autres activités, il avait fondé l’Union des Ecrivains, et en avait été élu

président. Mais il ne gardera pas longtemps cette fonction, puisque son franc-parler lui

fait très vite tellement d’ennemis qu’il est obliger de renoncer à cette responsabilité.

Depuis, il est pratiquement interdit de publication à Iževsk... Les difficultés qu’il ren-

contre ne tiennent pas au hasard - le climat est effectivement en train de se gâter.

Si en effet dans la première partie des années 1920 les autorités centrales avaient

laissé aux nationalités la bride abattue - celles-ci en échange assurant au régime leur

soutien - la stabilisation, loin d’induire une sérénité accrue, conduit d’une part le pou-

voir central à reprendre en main des dossiers temporairement mis de côté19 et d’autre

part les autorités locales à agir de manière de plus en plus arbitraire. Dans le monde

agricole, si la première phase de tensions (de « lutte des classes » selon la terminologie

officielle) s’est achevée avec la victoire des tenants du nouveau régime, ces derniers

passent aussitôt à l’attaque sans laisser aux paysans un moment de répit : la collectivi-

sation, promue au début par des procédures incitatives, sera de plus en plus rondement

menée à l’aide de mesures administratives d’une extrême brutalité. Ce ne sont pas seu-

lement les paysans riches, les koulaks, qui sont éliminés « en tant que classe » (expres-

sion pudique recouvrant en fait leur élimination physique) ; à cette catégorie sont assi-

milés les paysans qui possèdent quelque chose et qui, à force de travail et d’initiative,

ont réussi à améliorer leur situation. Dans la vie intellectuelle, les luttes des groupe-

ment de la capitale sont arbitrées par l’association bolchevique des écrivains, qui prend

le pas sur toutes les autres : il s’agit de l’Association russe des écrivains prolétariens

(dite RAPP), à laquelle est affilié le VUARP (Association oudmourte des écrivains

19 L’on découvre par exemple que la politique officielle envers les peuples du Nord, animé par les intellectuels progressistes du Comité du Nord est loin de répondre aux postulats essentiels du marxisme-léninisme.

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révolutionnaires). Ce groupe, vers la fin des années 1920, évoluera vers une théorie

dogmatiquement prolétarienne, qui le conduira à mettre au ban de la littérature soviéti-

que l’ensemble des forces vives du monde intellectuel.

C’est bien sûr Gerd qui se trouve au cœur des attaques. Ašalci, elle, reste en mar-

ge. Mais elle ne manque pas de prendre la parole pour défendre son ami : elle inter-

vient dans Gudyri20, sous le pseudonyme Eldyš. Elle affirme que Gerd est un poète

révolutionnaire et national, que ses poèmes se terminent toujours par une proclamation

de foi en l’avenir, et que, contrairement à ce qu’essayent de prouver ses adversaires, il

n’y a en eux ni étroitesse ni pessimisme (Kuznecov 1993 :60). A Moscou, Gerd conti-

nue à travailler pour l’avenir : il anime la vie culturelle oudmourte de la capitale, pré-

pare deux thèses de doctorat, essaye en vain d’obtenir une bourse pour la Finlande.

Mais brusquement en 1929 il doit quitter Moscou pour Iževsk, une fois de plus sur dé-

nonciation de ses condisciples.

Ašalci suit de loin ces péripéties, non sans inquiétude, tout en se consacrant à son

métier de médecin. Un moment particulièrement douloureux pour elle est le Congrès

des écrivains oudmourts en janvier 1930. La direction du parti y pose de but en blanc la

question du caractère de classe de la littérature. Les débats sont violents, Gerd fait

l’objet d’attaques virulentes. Dans une courte intervention Ašalci, choquée, implore les

écrivains de ne pas s’entre-déchirer (Kuznecov 1993 :60). Avec le recul, il faut bien

reconnaître qu’elle ne manquait pas de clairvoyance : la stratégie de divide et impera,

magistralement appliquée par le pouvoir soviétique, permettra l’élimination successive

de tous les intellectuels oudmourts de valeur et de réduire les autres au silence pour

longtemps... Gerd essaye de faire face à ce qui lui apparaît de plus en plus comme une

impasse: enseignant à l’Institut supérieur du Parti, il est visé par une campagne de

presse qui l’accuse de tous les maux - d’être un poète koulak, d’avoir quitté le bon

chemin, de mépriser la classe ouvrière... La suspicion devient bientôt générale. Ašalci

est touchée elle aussi. La collectivisation se fait de plus en plus dure et pour elle, les

20 Le quotidien du parti en langue oudmourte.

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déstructuration du village traditionnel constitue une véritable agression contre l’univers

oudmourts, aboutissant à l’anéantissement de tout idéal national et politique. Elle in-

tervient à sa manière.

Sa manière, c’est le silence. Elle a informé Gerd de son intention de quitter la lit-

térature : « nous n’avons pas le droit d’écrire ce que nous ressentons ni ce dont nous

souffrons vraiment, et je ne veux pas mentir : comme je suis heureuse d’avoir un

deuxième métier, un métier innocent - la médecine. La littérature est sur le point de

disparaître ; les meilleures forces, les écrivains les plus doués sont persécutés - il ne

reste plus que ceux qui ne sont pas écrivains. J’estime nécessaire de m’éloigner entiè-

rement des activités littéraires, bien que cela soit pour moi difficile et douloureux »

(Kuznecov 1993 :61).

2. La SOFIN

Une fois de plus, pour expliquer ce que va subir Ašalci, il nous faut partir de

Gerd. Car il est la vraie pierre angulaire de la culture oudmourte : tout ce qui l’affecte

touche par ricochet l’ensemble de la vie culturelle - et particulièrement ses proches. En

mars 1933, après une longue période de tensions, après des convocations préalables, il

finit par être arrêté à son domicile. L’OGPU l’interroge d’abord à Iževsk ; puis il est

emmené à Gorki21, où il va rejoindre Trofim Borisov, sous les verrous depuis

l’automne 1932. L’instruction sera longue et les interrogatoires approfondis. Les deux

hommes sont confrontés, on les questionne sur leur intérêt pour la Finlande. Ils sont

finalement inculpés et avec eux plusieurs dizaines d’intellectuels accusés de nationa-

lisme. Plus précisément: Gerd et Borisov sont accusés d’avoir créé une organisation

nationaliste contre-révolutionnaire appelée SOFIN, mot à mot « Union des Populations

finnoises22 » ayant pour objectif la désagrégation de l’URSS, l’éclatement des régions

finno-ougriennes et la création d’un Etat finno-ougrien sous protectorat finlandais.

21 Nižne-Novgorod vient, en 1932, de prendre le nom de l’écrivain. 22 So@z Finno-ugorskih narodnostej.

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Les arrestations se multiplient y compris à Moscou, à Syktyvkar: dans le filet on trouve

également des intellectuels mordves et komis parmi les plus brillants23. Ašalci aussi est

arrêtée. Elle passe deux mois en prison. Citons-la : « En 1933, j’ai été accusée d’avoir

entretenu des relations avec les nationalistes bourgeois. On ne m’a rien demandé à mon

sujet, ce qui intéressait les enquêteurs, c’était Gerd » (Kuznecov 1993 :61). Entre fé-

vrier et juin 1933, les enquêteurs de Gorki ont tenté de reconstruire les relations entre

les poètes, les thèmes de leurs conversations, l’éventuelle participation d’Ašalci à la

SOFIN (Kuznecov 1993 :59). Elle finit par être relâchée ; son frère, lui, est envoyé en

justice avec les autres. Le verdict est sévère : la peine de mort pour Gerd et Jakovlev,

des peines plus légères de camp et d’exil pour les autres. Trofim Borisov et Ajvo Ivi

sont condamnés à cinq ans. C’est, semble-t-il, sur intervention personnelle de Maxime

Gorki que la peine de mort a été commuée en 10 ans de camp. Gerd est emmené. Jus-

qu’en 198924 l’on ne saura rien de ce qui lui est arrivé.

3. La mort de la poétesse

Ašalci, elle, demeure. Elle se tait. Définitivement et obstinément. Celle qui expli-

quait son expression poétique par le naturel de l’eau qui murmure et de l’avoine qui

bruit dans le champ a renoncé à chanter.

Nous ne saurons sans doute jamais ce qui s’est passé en 1933dans les geôles du

NKVD. Ašalci n’en a parlé de que manière fort laconique. A-t-elle subi des menaces,

du chantage? Lui a-t-on interdit d’écrire, comme l’affirme V. Vanjušev, d’après lequel

elle n’aurait été libérée qu’après avoir signé un engagement à ne plus jamais écrire

(Vanjušev 1990 :7)? A-t-elle été terrorisée au point d’en perdre la voix ? N’a-t-elle pas

plutôt choisi l’unique manière possible de crier?

23 Citons : les Oudmourts Konstantin Jakovlev, Mihail Timašev, Ajvo Ivi (Ivan Vekšin), Jakov Il’in, Ignatij Dmitrev-Kel’da, Evdokija Knjazeva, Konstantin Baušev ; le Mordves Mikhail Markelov ; les Komis Vasilij Nalimov, Vasili Lytkin (connu sous son pseudonyme littéraire Illja Vas’) (pour la liste complète : Kuznecov 1994 : 453-458).

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Ce qu’elle avait voulu crier, ce qu’elle pensait au fond d’elle-même, les docu-

ments de l’enquête semblent le révéler : « En 1933, quand on a essayé de me taxer de

nationalisme, j’ai déclaré à l’enquêteur que je suis une authentique nationaliste : mon

métier, c’est d’être médecin, spécialiste en ophtalmologie, et je l’ai choisi pour guérir

le peuple oudmourt des maladies des yeux. Je ne comprends absolument pas ce qu’est

le nationalisme bourgeois. Je ne me suis livrée à aucune activité anti-soviétique et je

n’ai adhéré à aucune organisation. J’ai entendu parler de l’organisation SOFIN lors des

interrogatoires » (Kuznecov 1993 :61). L’idée d’égalité entre les peuples lui était chè-

re. D’après les souvenirs de Gerd : « Nous avons le droit, nous, les Oudmourts, de

créer notre littérature, de faire nos études en langue maternelle dans des établissements

secondaires. Il ne faut pas permettre que notre peuple se russifie. A égalité avec les

Russes, nous devons lutter pour notre bonheur, élever notre culture. Un Oudmourt ne

doit pas avoir honte d’être oudmourt. » (Kuznecov 1993 :59).

En 1937, comme partout dans le pays, une nouvelle vague de répression déferle :

elle touche entre autres ceux qui, cinq ans auparavant, s’étaient tournés contre Gerd et

les hommes de ladite SOFIN. Ašalci, une nouvelle fois, est arrêtée, retenue trois mois,

puis relâchée : « En 1937, j’ai été mise en isolement à Kirov. On a essayé de m’accuser

d’avoir formé à Grahovo avec mon frère I. Vekšin un groupe contre-révolutionnaire.

Comme les enquêteurs ne disposaient d’aucun fait, dans les deux cas [en 1933 et en

1937] j’ai été libérée » (Kuznecov 1993 :61). On peut s’interroger sur cette dernière

affirmation. C’est qu’en réalité les enquêteurs ne disposaient de faits concrets sur per-

sonne, la SOFIN étant un pur produit de leur fantaisie. Pourquoi cette relative mansué-

tude envers Ašalci ? Il reste difficile de répondre à cette question de manière totale-

ment convaincante. En 1933, nous sommes encore au début de la répression. Il est es-

sentiel d’abattre les symboles et de réduire au silence ceux qui étaient susceptibles de

présenter une quelconque opposition. Or Ašalci a déjà choisi le silence. De plus, sa

24 C’est cette année-là que la date exacte de la mort de Gerd a été rendue publique. Avant, 7l’on trouvait dans différentes publications la date de 1941. Maintenant nous savons que Kuzebaj Gerd a été fusillé aux îles Solovki le 1er novembre 1937.

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personnalité publique avait toujours été discrète : elle se fondait avec la partie contem-

plative et silencieuse de son peuple, ce n’était pas une combattante des premières li-

gnes. En 1937, elle est sans doute déjà suffisamment brisée.

Il nous est sans doute aujourd’hui difficile de nous replacer dans la peau de qui,

dans des situations extrêmes, a dû faire des choix extrêmes. Contrairement à Gerd,

Ašalci est restée en vie. Comme la majorité des Oudmourts. Comme eux, elle s’est tue.

Mais quelque chose en elle, quelque chose en eux, est mort en ces journées de 1933.

Non seulement les conditions quotidiennes d’activité, les vexations policières et de

manière générale le dogmatisme dominant la vie intellectuelle ne permettaient plus à

un esprit libre d’évoluer à sa guise, mais elle a vu disparaître en même temps son frère

et son ami le plus fidèle. Ašalci, qui chantait comme une source murmure, est morte.

Elle le dit elle-même avec une poignante simplicité le 22 octobre 1956 dans une lettre à

N. Kralina25: « Qui donc écrit une lettre à une défunte ? Car Ašalci Oki, à laquelle vous

vous êtes adressée, est enterrée depuis longtemps. Un quart de siècle s’est écoulé de-

puis le temps où j’écrivais et j’ai tout oublié de ce que j’ai écrit. Par ailleurs, pour au-

tant que je me souvienne, je n’ai rien écrit depuis 1931. D’ailleurs j’ai oublié. Je ne me

souviens d’aucun poème, d’aucun récit (...). Après un traumatisme psychologique, j’ai

anéanti toute la littérature oudmourte que j’avais dans ma bibliothèque » (Kralina

1990 :25). Akulina, médecin, mère de famille, doit rester en vie.

4. Akulina après Ašalci

En juin 1941, dès que la guerre éclate, elle est volontaire pour partir au front. Elle

fait la guerre aux premiers postes et revient avec les honneurs. Elle restera chirurgienne

militaire jusqu’en août 1946 (Ocerki 1957 :31). Le choix du départ pour le front

n’appelle pas en général de commentaires particuliers. Voyons par exemple comment

A. Uvarov présente les choses : « L’on retrouve dans l’armée la première poétesse

oudmourte, Ašalci Oki. Alors qu’elle n’était plus de première jeunesse, elle est partie

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volontaire au front comme chirurgien militaire » (Uvarov 1984 :51). On dirait que cela

va de soi - la défense de la patrie socialiste ne passait-elle pas avant toute chose ? Si le

sursaut patriotique de défense des terres natales est une réalité historique, est-ce que

n’interviennent pas, dans l’engagement de tant de Soviétiques, d’autres facteurs d’une

autre teneur ? Pour qui a vu son univers se dépeupler, pour qui a vu pères, frères, ma-

ris, proches, amis emmenés par les hommes gris du NKVD26, quelle valeur la

vie pouvait-elle encore avoir? Suspectes, ces mêmes personnes se trouvaient en butte

aux sollicitations des troïkas locales, au chantage à la délation... Au moment où

l’étranger viole les frontières, aller au combat est une fuite accumulant tous les avanta-

ges : dans l’anonymat du danger, les proches des ennemis du peuple ne se distinguent

plus des autres ; la cause pour laquelle ils se mobilisent est honorable, ils peuvent res-

ter honnêtes vis à vis d’eux-mêmes sans trahir le régime, les deux principes coïncidant

enfin. Et finalement toute cette désespérance n’est-elle de nature à susciter l’héroïsme,

l’oublie de soi ? Allons plus loin : ne peut-on pas interpréter cet engagement volontaire

comme une sorte de suicide dissimulé? Et pour Ašalci, le métier de médecin, chargé

d’alléger la souffrance, n’est-il pas un excellent remède contre ce qui peut-être hurlait

au fond d’elle, si elle avait pris la peine de s’écouter ?

L’ophtalmologue Akulina Grigorevna Vekšina vivra encore de longues années, sem-

ble-t-il aimée et respectée par son entourage. Elle reçoit même le titre de « médecin

émérite » de la RSFSR (Istorija 1987/I :67). Peu se souviennent encore qu’elle a été

naguère une poétesse célèbre... En 1959, les derniers intellectuels oudmourts sont ré-

habilités. Gerd est le dernier, sa réhabilitation a été laborieuse. Mais il ne s’agit tou-

jours que d’une réhabilitation juridique : le citoyen est reconnu innocent des crimes qui

lui étaient imputés. Mais les autorités sont formelles (Jermakov 1995 :37), il n’est pas

25 Folkloriste, co-auteur de l’Aperçu de la littérature oudmourte (cité ici sous le nom d’Ocerki). 26 En 1934, l’organisation de sécurité d’Etat appelée OGPU (Direction politique unifiée de l’Etat - Ob_edinennoe gosudarstwennoe politi^eskoe uprawlenie), créer en 1923 à la suite de la Tchéka a été réor-ganisée en 1934 en un «Commissariat du peuple aux affaires intérieures » (Narodnyj komissariat wnutrennyh del), dont le sigle est NKVD. Les organisations locales étaient dirigées par un « triumvirat », appelé couramment troïka.

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question de réhabiliter le « nationalisme du poète »27. Il faudra attendre dix ans pour

qu’un petit ouvrage rassemble les écrits d’Ašalci, lesquels seront repris encore dix ans

plus tard, la rappelant au souvenir de ceux qui avaient survécu et révélant aux autres

les richesses de cette extraordinaire période. Le fait est que pendant de longues an-

nées, entre la fin des années 30 et la fin des années 1950, l’existence même de ces per-

sonnalités avait été dissimulée. A l’université, la littérature oudmourte était étudiée

amputée de ses plus belles productions : « comme si ces noms-là n’avaient jamais exis-

té dans l’histoire » (Kralina 1990 :15)! Les année 1960 voient donc la redécouverte, la

réappropriation - biaisée certes, mais bien réelle - de ces valeurs. Vekšina est encore

vivante. Elle rompt le silence en 1971 (Domokos 1975 :307). Dans le peu d’années qui

la séparent de sa mort, elle écrit des textes en prose consacrés aux enfants (Istorija

1971/I :67). Près de quarante ans se sont écoulés, et pourtant, même dans ces derniers

textes, Ašalci révèle la même sensibilité, la même expression simple et intense que

dans ses oeuvres des années 20.

IV. Au bord du chemin

Ce recueil contenant 37 poèmes est l’unique publication d’avant-guerre que nous

ait laissée Ašalci Oki. C’est un modeste fascicule, qui rassemble des oeuvres éparpil-

lées dans différents périodiques. Les poèmes sont présentés sans indication de la date

ni du support de la publication originale. Pendant plus de 40 ans, ce petit ouvrage a été

le seul moyen d’accès à la poésie d’Ašalci. Il faudra attendre 1968 pour qu’un petit

livre intitulé Mon todam vais’ko (Je me souviens toujours) présente aux nouveaux lec-

teurs une vingtaine de ces poèmes. L’intégralité sera présentée dix ans plus tard dans

un recueil intitulé Ton juad mynes’tym (Tu me demandes), où se trouvent rassemblés

non seulement ses poèmes mais aussi les écrits en prose et ainsi qu’un échantillon de la

correspondance d’Ašalci. En traduction russe, l’unique recueil existant est dû lui aussi

à Kuzebaj Gerd : il a pris la peine de traduire lui-même seize poèmes et de les rassem-

27 Texte du Comité de Contrôle du Parti auprès du Comité central du PCUS ( procès-verbal du Comité Régional

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bler en 1928 dans un recueil qu’il intitule O ^em poet wotq^ka (Ce que chante une

femme oudmourte). De plus en 1928, il fait partie de ces écrivains du groupe Kuznica,

dont Sigismund Valaitis, qui publient un recueil intitulé La poésie des peuples de

l’URSS . Dans ce recueil Gerd choisit de présenter ce qui lui semble le plus représenta-

tif de la poésie oudmourte : un certain nombre de ses poèmes, trois poèmes d’Ašalci et

un de M. Ilin, tous traduits par lui.

Le fascicule original d’Ašalci commence par un poème isolé, Tu m’as demandé.

C’est en fait son ars poetica. Ašalci exprime ici une conception de la poésie, qui en

fait la soeur jumelle de l’oralité: pour le poète l’expression poétique est naturelle. Je

vis, donc je chante. Ne retrouvons-nous pas ici le sens même de la chanson populaire

en tant que production collective? Ainsi la poésie est-elle l’expression spontanée de

l’existence. Ašalci l’affirme clairement dans un article consacré à la poésie: « Notre

vie sans poésie aurait l’air désolé, elle serait comme une prairie sans fleur » (Istorija

1987/I : 60). N’oublions pas par ailleurs que le thème de « la chanson dans la chan-

son » n’est pas inconnu dans la tradition oudmourte28. Il convient également de noter le

procédé de mise en parallèle de l’auteur et des phénomènes de la nature. Voir la nature

comme un monde animé, sentir l’être humain en symbiose totale avec son environne-

ment, voilà des traits mentaux propres aux populations boréales et familiers à

l’ensemble des Finno-ougriens. Par ces deux éléments - le message central et la straté-

gie d’expression - Ašalci s’inscrit d’emblée dans la tradition dont elle est issue.

C’est là le premier trait qu’il faut souligner pour caractériser cette poésie. Comme

le dit Gerd : « beaucoup de ses poèmes sont difficiles à distinguer des chants populai-

res, tant ils sont simples, profonds, inspirés » (Sbornik 1929 : 25). C’est d’ailleurs sur

ce lien qu’un spécialiste de la littérature oudmourte, K. Baušev, fera en 1929 une

du PCUS d’Oudmourtie) - 1978. 28 La première partie, et la seule publiée, d’une recherche de Gerd sur la chanson populaire oudmourte est inté-gralement consacrée à ce thème : elle s’intitule « les chansons sur la chanson (Pesni o pesnqh) (Gerd 1926 :17-40)

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conférence organisée par l’association LOIKFUN29 et intitulée « La poésie de

l’écrivain oudmourte Ašalci Oki ». Comme nous l’apprend le résumé de sa conférence,

Baušev explique la popularité d’Ašalci par l’osmose de son œuvre avec l’oralité (Do-

mokos 1975 :317). Certains de ses poèmes originaux d’ailleurs ont été repris par la

tradition populaire et vivent aujourd’hui dans le répertoire de chansons de tous les

Oudmourts, sans que l’origine du texte ne soit toujours connue30. C’est le cas de deux

poèmes, « Quand je vais dans la forêt » et « Au bord du chemin »31. Si le premier ex-

prime l’univers intérieur du personnage qui parle à la première personne, le deuxième

s’adresse à sa famille proche, c’est une sorte de testament spirituel. Dans les deux en

revanche, le procédé expressif est analogue : des éléments de paysage figurent en pa-

rallèle avec des éléments du corps humain. Ces deux textes figurent dès 1936 dans un

recueil de chansons populaires de M. Petrov, respectivement aux pages 101 et 258

(Udmurt... 1936). Ils sont chantés jusqu'à aujourd’hui avec des modifications qu’il

n’est pas inintéressant de relever.

Le premier poème en tant que tel n’en a pas subi de considérables, si ce n’est, du

point de vue métrique, l’introduction d’une plus grande régularité : le texte d’Ašalci se

présente intégralement en anapestes à deux pieds - structure à laquelle nous pouvons

opposer la variation métrique de la chanson populaire (Jermakov 1996 :184). La prin-

cipale différence porte sur le texte lui-même pris dans son ensemble : il comporte deux

couplets de plus, conçus d’après le même schéma . Si les trois premières strophes

étaient thématiquement axées respectivement sur les yeux, le teint et la voix du bien-

aimé, les nouveaux couplets évoquent les cheveux et le corps - suivant des parallélis-

mes d’ailleurs bien enracinés dans la poésie populaire. Cet aller et retour créatif révèle

bien la symbiose entre le poème d’auteur et la sensibilité populaire : perçu comme fa-

milier, le matériau ouvre le champ à l’improvisation32, il n’est pas ressenti comme sa-

29 Société savante de finno-ougristes sise à Leningrad : l'Association des chercheurs sur la culture des populations finno-ougriennes (Leningrad) (Leningradskoe ob]estwo issledowatelej kulxtury finno-ugorskih narodnos-tej. 30 Observation reposant sur des constatations personnelles. 31 Aujourd’hui, bien d’autres poèmes ont été mis en chansons par les chanteurs-compositeurs. Je ne ferai référen-ce ici qu’aux deux qui font organiquement partie du folklore oudmourt. 32 Encore pratiquée de nos jours, dans le cas par exemple des chants d’accueil des invités.

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cré ou intouchable. De même l’auteur n’avait pas elle-même hésité à s’emparer d’un

chant populaire pour le faire sien et lui donner en même temps qu’une forme nouvelle

un sens renouvelé.

Le deuxième poème, « Au bord du chemin », est en fait l’élaboration d’un chant

populaire préexistent. Celui-ci a subi une transformation lexicale non négligeable,

même si elle ne porte que sur un mot : dès le deuxième vers, l’arbre qui apparaît n’est

pas, comme dans la chanson, le bouleau, mais le saule, qui, en oudmourt comme en

français, évoque d’emblée une atmosphère de douleur plus poignante que dans le texte

de départ33. De plus, cette transformation rompt le parallélisme, qui n’est plus aussi

parfait. Sur le plan structurel, la chanson a subi une altération de plus grande ampleur.

Les deux oeuvres sont construites autour de deux pôles composés chacun quatre cou-

ples de vers : l’un présente un élément du paysage (1,2,3,4), le deuxième la partie du

corps à laquelle chacun est associé (1a,2a,3a,4a). La version populaire originale grou-

pait les couplets deux par deux suivant le schéma 1-2-1a-2a-3-4-3a-4a, ce qui avait

pour effet d’intégrer organiquement les métaphores au paysage en accentuant le paral-

lélisme. Ašalci choisit de disposer les couplets autrement (1-2-3-4-1a-2a-3a-4a) : elle

présente d’abord le paysage, un paysage doux et mélancolique ; elle concentre toute

l’intensité dramatique sur les quatre derniers couplets, qui viennent jeter sur le paysage

une lumière nouvelle.

Arrêtons-nous sur la profondeur du champ ouvert à l’interprétation. « Au bord du

chemin » est à l’origine un chant de recrues. La mélancolie dont il est porteur, le mes-

sage lui-même sont éclairés par cette fonction : le jeune homme qui part pour quelques

décennies se présente en symbiose avec son paysage natal. Sous la plume d’Ašalci, le

même texte change forcément de registre34. Le personnage qui parle à la première per-

sonne peut du coup être ressenti comme féminin. Dans le flottement des sexes, c’est

l’universalité qui s’installe : détaché de la conjoncture du départ à l’armée, le message

33 Information orale de mon informateur oudmourt (Vasili Hohriakov, Tartu 1998). 34 Dans le recueil de M. Petrov (Udmurt... 1936), il figure dans un chapitre consacré au chagrin et non oas dans celui des chants de soldats. C’est sans doute qu’Ašalci était passée par là...

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acquiert une portée plus existentielle. Il a d’ailleurs donné lieu à des interprétations

différentes. Aujourd’hui peut-être serions-nous sensibles à une lecture « écologique »,

sans doute plus proche de la perception même d’Ašalci et qui n’est qu’un prolonge-

ment, un avatar du sens originel : toute atteinte à la nature fait mal au poète, à l’être

humain en osmose avec le monde qui l’environne. Mais à l’époque où Ašalci publie ce

poème, le thème du chemin n’était point neutre: le chemin, c’était la voie du progrès,

celle qui menait de l’obscurité des temps passés vers un avenir meilleur. Ces visions

utopistes, dont l’histoire a eu tristement raison, nourrissaient l’action des contempo-

rains d’Ašalci - au début des années 1920 tout semble encore possible. En quelques

années en effet des pas de géant ont été accomplis, qui semblent tous aller dans une

direction : l’instruction généralisée, la revalorisation de la langue et de l’identité natio-

nales sont devenues réalité, tout pointe vers la conquête d’une véritable dignité. Que

signifie donc dans ce contexte la métaphore choisie par Ašalci - « au bord du che-

min » ? Gerd lui aussi a un poème qui commence par les mêmes mots, mais dont la

tonalité et le message sont différents : au bord du chemin se trouve la tombe du soldat,

elle rappelle aux passants celui qui est mort pour son idéal... La distance qu’implique

l’emploi de cette métaphore (ou de ce que l’on a pris pour une métaphore, car cela cor-

respondait à l’air du temps), a pu suggérer que la poétesse demeurait réservée face aux

transformations en cours dans le pays. Ses véritables positions, elle les avoue aux en-

quêteurs : « A certains moments du pouvoir soviétique j’ai eu des hésitations sur la

justesse de la ligne du parti. Mais je n’ai jamais été une opposante conséquente au

pouvoir soviétique en raison de ma conviction profonde que le système capitaliste avait

vécu et qu’il devait immanquablement être replacé par le socialisme » (Kuznecov

1994 :64-65). Face à ces insinuations, K. Gerd, dans sa préface à l’édition oudmourte,

semble prendre les devants: « C’est vrai : Ašalci Oki ne se tient qu’ « au bord du che-

min » ouvert par la révolution à la femme votiake. Mais elle aspire déjà à s’engager sur

ce chemin ensoleillé... ». On a l’impression que Gerd, pour défendre son amie accusée

d’apolitisme, plaque sur ce poème une interprétation qu’on a du mal à mener jusqu’au

bout et encore plus à faire coïncider avec le texte du poème.. A moins d’imaginer que

la poétesse ne redoute - perception visionnaire - que sur le chemin de la lumière on ne

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fasse quelques dégâts... C’est là aller probablement trop loin : l’expression d’Ašalci est

si individuelle qu’elle échappe aux jargons et à l’air du temps. C’est d’ailleurs ce qui

fait sa force: sa poésie n’est pas de conjoncture. Même à quelques décennies de distan-

ce, ses oeuvres demeurent fraîches - ce qui n’est pas le cas pour la totalité de celles de

Gerd...

Est-il d’ailleurs justifié d’étudier la poésie d’Ašalci principalement sous l’angle

thématique, comme si le message dont elle est porteuse pouvait se lire directement,

comme s’il contenait en tant que tel l’essentiel de la valeur de l’oeuvre? Ce n’est là

bien sûr que l’une des nombreuses manière d’aborder le texte poétique - sans doute la

plus facile et la plus confortable pour qui ne perçoit pas toutes les inflexions de la lan-

gue... Mais cette lecture a également une justification intrinsèque. Cette littérature dé-

butante est en effet avant tout une littérature à message, nouveau mode d’expression

dont s’empare avidement quiconque a des choses à dire. P. Domokos le reconnaît :

« Les atmosphères contenues dans la poésie, les états d’âme, les fragments d’instants

peuvent bien être pris pour des documents d’époque », mais il met en garde contre le

danger que recèle l’exclusif de cette interprétation : « ils peuvent mener jusqu’au banc

des accusés »... (Domokos 1975 :316). L’autonomisation d’une catégorie purement

esthétique n’a pas encore eu lieu. Son éventualité est proscrite par l’époque même, qui

subordonne toute production humaine à l’œuvre de construction collective qui s’est

engagée. Du coup, chaque acte a une répercussion directe sur son environnement en

tant que parole porteuse de sens. Cette poésie nous parle de son temps, de son auteur à

l’intérieur de son temps, d’un moi plus réel que virtuel.

Une question générale d’ailleurs que pose la poésie d’Ašalci Oki est celle de la

place et de la valeur du « moi » qui s’y exprime. Pour certains, c’est un moi collectif

d’oralité : « nous ne trouvons pas de traits stylistiques individuels dans le contour des

figures, il n’y a pas de particularités individuelles dans l’expression des conceptions

philosophiques de l’auteur. Elle ne fait que couler dans un moule littéraire rigoureux

les formes figées par le folklore, elle s’empare de son lyrisme. Dans ses poèmes les

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conceptions éthiques et esthétiques du peuple lui-même sont globalisées, l’auteur ne

s’en distinguant elle-même nullement » (Jašina 1984 :26). En même temps, pour géné-

ralisées qu’elles soient, les émotions contenues dans cette poésie épousent les contours

de l’âme individuelle. La jeune femme qui parle à la première personne a une pudeur

d’adolescente, non point d’archétype. Il s’agit donc plutôt ici du point de symbiose en-

tre l’individuel et le collectif, fait lui-même d’individualités qui vivent par cette même

sensibilité. Cette individualisation s’accomplit d’ailleurs dans le seul geste du passage

de l’oral à l’écrit, dans l’acte de fixation sur le papier par un moi bien réel. En tout cas,

ce moi s’exprime pour autrui, il parle à autrui avec une franchise impensable dans la

réalité. Dans beaucoup de poèmes elle s’adresse à un interlocuteur fictif et plus ou

moins présent. Son interlocuteur est tantôt un relais, permettant à la poésie d’exprimer

ses pensées sur une question précise, tantôt un homme auquel elle confie des senti-

ments inavoués.

Ce moi, les commentateurs de l’époque n’ont pas manquer de l’identifier en tant

que moi féminin. La poésie d’Ašalci est une poésie intimiste, axée principalement au-

tour de l’univers mental de la femme oudmourte, de sa vie et de ses malheurs, de ses

sentiments aussi. A ce sujet, Gerd dit : « elle nous a dévoilé le cœur de la paysanne

votiake et de l’étudiante votiake quasi intellectuelle, ses souffrances et ses pensées in-

times » (Sbornik 1929 :25). Ašalci parle de la paysanne oudmourte, de sa vie, de ses

sentiments. Or la dénonciation de la condition féminine est un thème d’actualité. Au

nom du progrès et du développement, le nouveau pouvoir se fait le héraut de la libéra-

tion de la femme. Cette démarche se situe au confluent de deux courants ou plutôt de

deux sensibilités culturelles et politiques. Le courant humaniste, qui plonge ses racines

dans ce qu’on appelle en russe « proswetitelxstwo »35, qui entend apporter au peuple

la lumière par l’instruction, par la lutte contre les préjugés et les superstitions - expres-

sion suprême de la générosité positiviste. Ses représentants ont prêté une attention cer-

taine à l’instruction des filles. Or c’est de cette tradition que sont issus la plupart des

intellectuels nationaux: ils ont été formés eux-mêmes par des esprits éclairés et, sans

35 Mot qui vient de la racine signifiant « lumière » ; en anglais ce terme est couramment traduit par enlightment.

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grandes ambitions politiques, ils entendent par la culture, l’art, l’instruction en général,

le développement de la langue nationale faire sortir leurs peuples des ténèbres dans

lesquels ils sont maintenus... Pour eux, la position subordonnée de la femme est un

reliquat de coutumes arriérées qu’il faut dépasser. Or sur ce point les positions des

« Lumières » russes et les conceptions bolcheviques convergent. Les communistes rus-

ses sont d’ailleurs eux-mêmes des positivistes convaincus, sinon extrémistes, qui met-

tent l’instruction au cœur de leur politique, car elle permet la formation des hommes

nouveaux dont l’URSS a besoin. Ce n’est pas un hasard si l’une de leurs premières

campagnes, engagée en pleine guerre civile et dans l’ensemble du pays est celle pour la

liquidation de l’analphabétisme. Une attention particulière devait être portée à

l’intégration des femmes, qui avaient été laissées le plus à l’écart de l’instruction et qui

comptaient donc au premier rang des laissés pour compte. Mais à ces préoccupations

générales de principe viennent s’ajouter des approches plus pragmatiques. Dans leur

quête d’alliés, les bolcheviks se tournent vers les catégories les plus délaissées : il ne

suffit pas de travailler avec les ouvriers, il faut associer les paysans pauvres, les natio-

nalités oppressées, les jeunes auxquels la société patriarcale n’accorde pas droit de pa-

role... Les femmes en font partie. Le message d’émancipation ne les concerne seule-

ment à titre personnel : les gagner à la cause de la révolution a une portée démultipliée,

puisque leur rôle traditionnel de gardiennes du foyer en fait les éducatrices de la géné-

ration à venir, le bénéfice est exponentiel (Slezkine 1994 : 231). Il n’est pas inintéres-

sant de remarquer que certains missionnaires étaient partis de considérations analogues

et avaient conçu une stratégie qui reposait entièrement sur le prosélytisme féminin36.

Il est naturel, dans ce contexte, que le thème de l’oppression féminine soit l’un

des plus populaires dans les débuts des littératures finno-ougriennes de Russie. Pre-

nons quelques exemples. En pays komi, dans la période de bouillonnement culturel

qui va de 1919 à 1921, les pièces de Njobdinsa Vittor (de son vrai nom Viktor 4 1888-

1943) et ses chansons acquièrent vite une grande popularité. Dans la chanson intitulée

Tatyn petis gava ]ongi (Aujourd’hui s’est levé un soleil éclatant), datée de 1918, il

36 C’est le cas du père Irinarh d’Obdorsk, qui ouvre son séminaire aux jeunes filles avec ce type de considérations

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exprime de manière originale un thème présent dans le folklore : les sentiments de la

jeune fille mariée contre son gré à un vieillard (Mikušev 1958 :178). Ce même thème

traverse l’œuvre de Pit’ju En’e (de son vrai nom Andrej Zubov (1899-1937), le poète

komi-permiak le plus marquant dans les années 1920-30 : dans son long poème Gört-

töm kök (Le coucou sans abri), de même que dans une poésie au titre presque identi-

que (Kökö görttöm), publiés en 1923, la jeune fille mariée à un homme qu’elle n’aime

pas pleure le jour de ses noces la vie malheureuse qui l’attend. D’ailleurs de manière

générale, Zubov affectionne le thème féministe : dans « La malheureuse » (1923), c’est

le sort de la femme mariée qu’il dénonce, dans Wilx tuj wylöt (Sur une voie nouvelle),

il relate un itinéraire d’émancipation féminine (Pahorukova 1977 :29,31). Toujours

dans la littérature komi-permiake d’avant-guerre, il n’est pas inintéressant de mention-

ner un poème plus engagé de Mihajl Lihacev37, Kozintög (Sans dot), qui relate

l’histoire de l’orpheline Egan’, rebelle contre sa famille qui veut la marier, et que le

komsomol aide à s’affranchir et à prendre ses responsabilités. Ce poème a marqué la

littérature komi-permiake (Pahorukova 1977 : 37-38). Dans la littérature mari, c’est un

roman de l’écrivain Osip Šabdar, Üdramaš korno (Le chemin d’une femme), publié

pour la première fois en 1930, qui est entièrement consacré à cette problématique.

Dans la littérature oudmourte, le seul texte littéraire en prose de Kuzebaj Gerd, une

nouvelle publiée en 1920 et intitulée Mati, est consacré à un drame féminin: l’héroïne

en est une jeune fille qui, mariée, est maltraitée par son mari et fait l’objet de racontars

dans le village. Elle s’enfuit, cherche des solutions et finit par se suicider. Or, dans tous

ces exemples, le thème de l’oppression et de l’émancipation féminines est porté par des

hommes, uniques fers de lance du féminisme révolutionnaire. Pour la première fois

avec Ašalci, c’est une voix féminine qui exprime de l’intérieur ses sentiments et sa

perception du tragique.

La vie de la femme oudmourte n’est pas meilleure que celle d’un chien (Comme

un chien), elle est faite d’un travail incessant auquel s’ajoutent les vexations que lui

(Bazanov 1936). 37 Mihajl Lihacev (1901-1937) domine avec Zubov le paysage littéraire de son époque et est l’auteur du premier roman komi-permiak.

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inflige son homme abruti par l’alcool. Le poème se compose d’une série de tableaux -

le travail de la journée, l’accueil des invités, le retour de l’homme, la solitude désespé-

rée dans la nuit. Le poème est écrit au passé. Mais rien ne vient en limiter la portée au

simple souvenir d’une réalité dépassée : le sombre passé n’est pas présenté en contre-

point d’un présent lumineux, il échappe lui aussi à cette contrainte des temps. Borisov

n’a pas manqué de le souligner : le vie de la femme oudmourte dans les villages n’avait

guère changé en quelques années.

Dans ce poème, les facteurs qui accablent la femme sont extérieurs : le travail,

l’alcool... Ce tableau est complété par un autre poème, intitulé « Timidité », et qui pré-

sente le revers introspectif de la médaille : le chagrin de la femme oudmourte, trop ti-

mide pour révéler ses sentiments, pour prendre son avenir en main. Ce poème est tout

au présent ; il a pu être lu comme une déclaration d’amour déguisée à Gerd (Jermakov

1996 :116). Mais sa portée dépasse en tout cas largement l’anecdote, et le personnage

qui se confesse n’est pas représentatif de la seule Ašalci38. La timidité semble bien être

effectivement une « maladie » généralisée de la femme oudmourte, privée par la tradi-

tion du droit à la spontanéité, à l’expression de sa sensibilité. Tous ses sentiments,

Ašalci les déverse du coup sur le papier: là seulement elle se permet d’exprimer ce qui

la fait vibrer.

L’amour est en effet un thème récurrent dans sa poésie, il inspire 21 poèmes sur

37. Gerd justifie ce choix : « ce thème n’est pas dû au hasard. Dans les villages votiaks

de sa région il y a entre les jeunes une nette séparation des sexes. Prendre une jeune

fille par la force voire l’enlever pour l’épouser - ce n’est pas très rare dans nos campa-

gnes. On ne demande pas souvent à la jeune fille si elle aime ; même si elle aime quel-

qu’un, une timidité innée l’empêche d’en parler à quiconque, et celui qu’elle aime peut

fort bien lui-même n’en rien savoir. Ašalci élève la voix pour la reconnaissance du

droit à l’amour par-dessus la barrière des sexes. Le thème de l’amour, des sentiments

amoureux mis en poésie est donc une protestation contre les discriminations sexuel-

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les » (Sbornik 1929 :25). Ce problème structure en fait la psychologie de la jeune fille

et de la femme, pour laquelle le point de référence dans une société qui ne lui en laisse

pas d’autre, demeure l’homme : c’est lui qui se trouve à l’origine de toutes les émo-

tions, du bonheur comme du chagrin (quand l’amour n’est pas partagé), de

l’accablement (l’homme ivre et violent). C’est une poésie fortement axée sur l’homme,

l’homme idéalisé, sauveur, inaccessible étoile (Donne-moi la main). Dans l’expression

poétique de l’émotion amoureuse voilà donc qu’Ašalci, sans rompre avec un modèle

traditionnel de sensibilité féminine, se montre fort audacieuse par rapport à son envi-

ronnement.

Pour parler de l’homme aimé, Ašalci fait appel à images issues principalement de

la nature : le soleil, les étoiles, la prairie, les fleurs (Belles comme le soleil) ou de la vie

quotidienne ( Je n’ai jamais...). Le bien-aimé s’identifie avec les êtres animés qui en-

tourent la jeune femme, le lézard, le papillon, le hibou (Qui es-tu ?). Telle est la vie

intérieure de la jeune femme. Mais vis à vis de l’extérieur, ses émotions sont dissimu-

lées par une indifférence de bon aloi (Le bonjour), elle compte sur le langage muet

pour que son amoureux la comprenne. L’image qui ressort de tous ces poèmes est co-

hérente - tendresse solitaire (Mon âme est comme...) et craintive... Non point que

l’optimisme et la joie en soient entièrement absents. Mais même lorsqu’elle proclame

sa confiance et sa foi dans le bonheur, le ton reste mineur (J’étais bête...). C’est aussi la

mélancolie qui domine dans un beau poème consacré au vieillissement, à

l’impossibilité du retour en arrière (Le temps), thème bien présent par ailleurs dans la

poésie populaire oudmourte (Ocerki 1957 :31).

Si la nature occupe une place considérable dans l’œuvre de la poétesse, c’est

pourtant toujours seulement en parallèle avec l’âme de la jeune fille : son paysage à

elle est intérieur, comme l’ont souligné bien des commentateurs (Domokos 1975 :316,

Jašina 1984 :27). Nous ne trouvons pas d’hymne en tant que tel à la terre oudmourte,

pas de descriptions de la nature ou des saisons, comme nous en trouvons par exemple

38 Une intellectuelle oudmourte m’a avoué en 1994 qu’elle se reconnaissait bien dans le tableau dressé par Ašalci

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chez Gerd. Pour Ašalci, la nature en soi n’existe pas, il n’y a pas de solution de conti-

nuité entre les éléments. Le paysage urbain en revanche éveille en elle de tout autres

sensations. La grande ville est un cadre ambigu, auquel elle consacré même un poème

Ici, dans la grande ville39 - titre traduit par Gerd avec un pluriel, « les grandes villes ».

Etait-ce seulement une nécessité prosodique du traducteur (la place de l’accent en russe

change) ou bien avait-il le souci de rendre explicitement le propos de la poétesse plus

général ? A l’époque Iževsk n’est pas encore une grande ville - c’est plutôt encore un

bourg industriel, axé autour de sa grande usine métallurgique. Mais Ašalci étudie à

Kazan, qui est déjà une métropole, et il lui arrive de se rendre à Moscou. La grande

ville est étouffante, elle ne permet pas le sommeil, et les poèmes qui y sont conçus

dans la nuit sont comme des fleurs poussées à l’ombre... C’est là un thème délicat, et

ce à plus d’un titre, qu’Ašalci traite avec sa délicatesse coutumière. La contradiction

entre le monde urbain et industriel d’une part et d’autre part le village, la campagne, la

nature est douloureusement vécue par les Oudmourts : ces derniers éléments leur sont

proches, alors que les premiers incarnent l’aventure du progrès et représentent l’avenir.

Cette contradiction, nous la trouvons explicitement formulée dans une série de poèmes

de Gerd : dans son tout premier recueil, Krez’ci (La cithare) publié en 1922 et où il a

rassemblé l’ensemble de ses poèmes antérieurs, il consacre à cette problématique un

chapitre entier éloquemment intitulé {oro-kuspo - Au milieu Dans le poème de même

nom, exprimant les hésitations d’un Oudmourt attiré par la ville et hésitant à quitter

son village, il hasarde l’idée d’une équivalence des deux, l’un ayant autant de valeur

que l’autre. Ces mêmes réflexions sont reprises dans le poème Karyn (Dans la ville),

alors que deux longs poèmes le montrent déchiré entre l’admiration pour le monde in-

dustriel, pour la grandeur de la machine et l’angoisse de l’Oudmourt face à quelque

chose d’étranger (~agyr ^yn Fumée bleue et Zawod L’usine). Or, au fil des années, ce

sentiment devient de plus en plus suspect : le pouvoir bolchevik n’est-il pas celui de la

classe ouvrière ? Le monde paysan reste objet de méfiance. Il ne sera pas difficile de

faire grief à Gerd, le moment venu, de ces hésitations si franchement exposées. Ašalci

dans ce poème et qu’elle n’avait réussi à surmonter cette maladie qu’après ses quarante ans... 39 A noter que pour désigner la ville Ašalci utilise ici le mot russe gorod et non le mot oudmourt kar, qu’elle emploie pourtant par ailleurs. Comme pour souligner le caractère étranger de cette formation...

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ne va pas si loin, elle n’explicite pas, et ne consacre qu’un poème à ce type de ré-

flexions. En mode mineur, il se borne à suggérer par des touches discrètes, par quel-

ques adjectifs, le caractère étranger de la ville. Et combien la jeune femme oudmourte

s’y sent isolée dans la foule.

La poésie « militante » n’est pas totalement absente de ce petit recueil ; elle est

représentée par un poème, Donne-moi la main. Il se veut la mise en paroles du choix

de la femme oudmourte, un appel, certes tout sauf retentissant : la femme décidera à

qui faire confiance d’après les comportements de l’homme qui se présente devant elle.

Il sera aimé ou maudit en fonction de ses paroles réelles, de ses actes concrets et non

par droit léonin. Au moment où ce poème est écrit, il n’y a dans le propos aucune am-

biguïté réelle: ceux qui en appellent à la dignité de la femme oudmourte, ceux qui

l’encouragent à redresser la tête, ce sont sans hésitation les tenants du nouveau régime.

Mais ce poème illustre bien à quel le principe du soutien inconditionnel est étranger à

la poétesse. Et ce poème prend une épaisseur particulière quand on le lit avec soixante-

dix ans de recul. Peut-on ne pas évoquer ici pense à la profession de foi de Gerd, lors

de ses interrogatoires en juin 1932 : « Suis-je un contre-révolutionnaire invétéré ? Non.

Suis-je anti-soviétique ? Non. Suis-je anti-bolchevique ? Non. Je suis quelqu’un qui est

dévoué à jamais et exclusivement à son peuple, à la cause de la renaissance des Finnois

orientaux, à l’épanouissement entier et réel de la culture nationale, et de l’existence

sociale et économique de ces peuples. Je ne reconnais et je ne soutiens, je ne reconnaî-

trai et ne soutiendrai qu’un système de direction ou un parti dirigeant qui effectivement

tiendra compte des droits et des intérêts historiques, politiques, nationaux et culturels

des Finnois orientaux, en particulier des Komis et des Oudmourts, non pas en paroles,

mais dans les faits et qui permettra le développement ultérieur de ces peuples exclusi-

vement sur la base de leur volonté (Kuznecov 1984 :20).

Pour ce qui est des caractéristiques formelles de la poésie d’Ašalci, les avis sont

partagés. Pour Gerd, elle néglige la forme : « comment ces contours seront mis en for-

me, cela semble pour elle d’importance secondaire (...). En ce qui concerne

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l’ornementation de son vers, elle ne s’en tient pas à des canons stricts : ses rythmes

sont variables, ils sont parfois improvisés et fortuits ; ses strophes sont capricieuses et

inégales » (Gerd 1929 :25). Ce sont là les remarques d’un poète « savant », un poète

qui a lui-même accordé une grande importance au genre, à la forme, bref, au travail

poétique, suivant en cela les enseignements de son maître Valeri Brjusov40. Cette né-

gligence de la dimension formelle, qu’il ne manque pas de relever, ne l’empêche pour-

tant pas de professer pour cette poésie aussi différente de la sienne la plus grande ad-

miration. Péter Domokos fait lui aussi remarquer l’irrégularité formelle dans cette poé-

sie : « ses vers ne sont pas caractérisés par une rigide fermeture ; ils portent la marque

de l’interprétation orale voir chantée, de l’art du barde populaire, d’un exceptionnel

improvisateur. Ce sont le message et la mélodie intérieure qui décident du nombre de

strophes, du nombre de vers d’une séquence, du nombre de syllabes dans un vers

(n’interviennent qu’occasionnellement un rythme pur, des poèmes où du début jusqu'à

la fin palpitent nettement des ïambes ou des anapestes) » (Domokos 1975 :318). Les

auteurs qui se sont livrés à une analyse rigoureuse de la versification d’Ašalci font

remarquer que la forme de ses poèmes est étroitement liée aux procédés stylisti-

ques qu’elle emploie: le parallélisme, les constructions rejetant le verbe en fin de vers.

L’élément structurant de l’organisation rythmique est en effet bien le parallélisme, dont

l’importance dans la tradition populaire est souligné par l’ensemble des commentateurs

(Jašina 1984 :26, Ajtuganova 1984 :34-36). D’autres traits relèvent de traditions bien

établies : le quatrain par exemple est bien la forme préférée de la chanson populaire

dans le Sud de l’Oudmourtie, fortement inspirée du folklore tatare41, très présent dans

les régions où Ašalci a grandi. Par ailleurs on a pu voir dans les choix d’Ašalci une

influence de la poésie russe : c’est ainsi qu’Ajtuganova mentionne son « orientation

vers le système syllabo-tonique de la poésie russe classique » (1984 :38). Il est certain

que le premier modèle poétique auquel les intellectuels des nationalités ont été

confrontés est, grâce à l’école, le modèle russe ; je ne suis pourtant pas sûre qu’il faille

40 Le poète Valeri Brjusov (1973-1924), chef de file des symbolistes russes, était le principal animateur des en-seignements à l’Institut de littérature de Moscou qui portait son nom et où K. Gerd a fait ses études. Extérieur aux querelles littéraires, il entendait transmettre à ses disciples une grande exigence envers eux-mêmes et le goût d’un travail acharné et rigoureux (Škljajev 1990b:131) 41 Cette remarque a été faite depuis longtemps par les chercheurs (Munkácsy...).

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aller jusque là, le souci formel ne semblant pas être au centre des préoccupations

d’Ašalci42. Avec le parallélisme, un procédé qui contribue lui aussi à la musicalité du

vers et qui le rapproche des traditions de l’oralité est l’assonance. Chez Ašalci, non

seulement les voyelles, mais aussi les consonnes se répondent. Par ailleurs la syntaxe,

l’usage de formes participiales synthétiques, l’absence de mots d’emprunt - tout ceci

fait parler à la poétesse la langue authentique et savoureuse de ses campagnes: parce

qu’elle ne parle pas de « choses », parce qu’elle échappe à l’instant, cette langue d’une

grande pureté qui va droit à l’essentiel demeure encore aujourd’hui très proche des

Oudmourts.

42 Une tradition bien établie en revanche veut que, pour l’historiographie soviétique, l’émergence d’une littérature chez les nationalités soit due à l’influence conjointe du folklore et de la littérature russe. Cette affirmation n’est certes pas dépourvue de fondement, mais il faut reconnaître que le caractère incantatoire de cette affirmation dans les études soviétiques conduit forcément à la prudence.

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V. Gerd et Ašalci

Les destinées des deux poètes sont tellement liées, qu’il ne m’a guère été possible

de parler d’Ašalci sans en permanence me référer aux activités parallèles de Gerd. Il

convient donc de s’arrêter un moment sur les rapports entre ces deux personnalités. On

peut les caractériser par les termes de dépendance et de réciprocité, sur les plans litté-

raire autant que personnel.

La première rencontre avec Gerd avait, nous le savons, enthousiasmé la jeune ins-

titutrice. De quoi ont-ils parlé ? Comme tout le monde, sans doute de la renaissance

des Oudmourts, de l’espace qui s’ouvrait à eux, de ce que chacun pouvait faire... Gerd

l’a-t-il encouragée à aller faire ses études à Kazan ? Le contenu de ces premiers

contacts n’a pas été révélé. Mais leur effet sur Ašalci est certain. Nous ignorons tout en

revanche sur le regard que jeune homme a porté sur elle. Nous savons seulement qu’il

s’est montré gentil et plein d’égards. En tout cas, dans les années qui suivent, la poésie

d’Ašalci le conquiert. C’est ainsi qu’il s’en fait le héraut : l’identité publique d’Ašalci

comme poétesse est entièrement son initiative - une initiative qu’il mènera jusqu’au

bout, jusqu'à défendre le fascicule attaqué, jusqu'à éditer une traduction russe de ces

poèmes. Le poète intellectuel s’incline donc derrière la poésie spontanée, lui qui est

familier du langage de l’oralité, auquel sa mère l’avait initié depuis son plus jeune

âge... Ašalci affirme ne rien avoir écrit depuis 1931 : son silence coïncide avec la dis-

grâce de Gerd. Elle avait déjà décidé de se taire. Mais sa décision devient définitive.

La question de la dépendance affective est plus complexe, car il ne peut s’agir

que d’hypothèses et de spéculations. Et il serait trop hasardeux de prendre l’œuvre poé-

tique pour une confession directe et univoque des sentiments de l’auteur. Souvent en

tout cas il a été affirmé qu’elle était éprise de Gerd: « C’est alors [en 1918, lors de

leurs première rencontre] que l’amour est né dans le cœur de la poétesse, mais un

amour à sens unique, qui a donné naissance à une série de poèmes... » (Jermakov

1996:115). Bien qu’aucune preuve autre que les poèmes ne soit apportée à cette affir-

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mation, cela n’aurait effectivement rien d’étonnant, vue la sensibilité que révèle la poé-

sie de la jeune femme. Gerd a tout pour être l’homme dont elle rêve : il est brillant, il

partage ses idéaux et en même temps il est gai et affectueux. Il arrivera à Ašalci

d’exprimer des regrets pour l’apparition dans la vie de Gerd de son épouse, Nadežda

Antonovna43 : « Comme nous nous serions aimés, si n’était pas passée entre nous ‘la

chatte rousse’ » (Bogomolova 1983 :241). En tout cas, si amour il y a, cet amour n’est

pas réciproque. F.K. Jermakov affirme que fort longtemps Gerd ne s’est pas douté de

la profondeur des sentiments de la jeune femme, qu’il n’aurait découverts que quelques

années après son propre mariage. Il ajoute que l’attitude de Gerd envers Ašalci en tant

que femme et envers son sentiment était « légèrement teintée d’ironie » (Jermakov

1995 :116). Or l’unique source qu’il présente pour preuve de cette affirmation est une

lettre de Gerd à Ašalci, datée de 1928. Contrairement à l’opinion de Jermakov, il me

semble que cette lettre témoigne plutôt de l’existence entre les deux poètes d’une af-

fectueuse familiarité. La ludicité et la désinvolture du ton de Gerd révèlent plutôt, sous

couvert de plaisanterie, un rapport fort chaleureux. Ašalci finit elle aussi par se marier.

Mais les liens d’amitié entre les poètes demeurent très étroits. Les familles se fréquen-

tent, Ašalci rend visite à Gerd dans son village de Malinovka et les deux poètes ont

alors l’occasion de discuter tranquillement des problèmes qui les occupent. Plus tard,

ces rencontres seront interprétées par l’OGPU comme des réunions contre-

révolutionnaires (Kuznecov 1993 :61)... Ašalci, elle, à l’occasion des interrogatoires,

affirme qu’ils parlaient littérature, lisaient de la poésie, se confiaient leurs projets (ibi-

dem). Ils se rencontraient d’ailleurs aussi à Iževsk (Bogomolova 1983 :241).

A première vue, le rapport est à sens unique - si Gerd est un pilier incontournable

dans l’itinéraire d’Ašalci, il est parfaitement possible de parler du poète sans mention-

ner Ašalci autrement qu’en passant : Gerd donne, il fait d’Ašalci une poétesse, il dé-

termine sa vie ; elle a les yeux fixés sur lui. Mais il ne faudrait pas que ces apparences

43 Ce mariage n’a pas été des plus heureux. Gerd a eu une fille, Ajno, qu’il chérissait tendrement. Dans le procès-verbal de son interrogatoire il affirme avoir eu de sérieux problèmes dans sa vie familiale, lesquels en 1932 l’avaient conduit au bord du suicide (Kuznecov 1994 :13). Le comportement de son épouse semble avoir été de manière générale fort peu responsable.

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masquent le véritable échange qu’il y avait entre eux, et ce dès le début. Certes Ašalci

est timide. Mais c’est elle qui a proposé à Gerd de collaborer à Vil’ S’in’. Dès 1918, ses

positions sont bien définies : « L’intelligentsia oudmourte doit prendre en main la

question nationale en toute amitié, elle doit parler russe aussi bien qu’oudmourt »

(Kuznecov 1993 :59). Déjà nous trouvons donc chez elle ce goût pour le consensus,

pour l’harmonie et pour l’unité qui l’a guidée jusque dans ses dernières interventions.

C’est par ailleurs elle qui a fait inviter Gerd au Congrès des Oudmourts de l’été 1918

par l’intermédiaire de son frère et de Konstantin Jakovlev (ibidem). Gerd, instable de

caractère, entouré de collègues envieux et d’une épouse peu fiable, avait lui aussi be-

soin d’un soutien fidèle. Il était sujet au découragement : nous savons qu’il souffrait

beaucoup de toutes les attaques contre lui et souvent, il n’avait pas le recul nécessaire

pour y faire face sereinement. Nul doute que la ferme amitié d’Ašalci lui a plus d’une

fois permis de garder la tête hors de l’eau. Cette femme posée et raisonnable pouvait

calmer les enthousiasmes irréfléchis de son ami et en même temps modérer sa désespé-

rance. C’est qu’Ašalci sait ce qu’elle veut. Elle ose prendre la parole pour dénoncer les

divisions internes aux écrivains. Son choix de silence est argumenté. Nous avons

l’impression que derrière la réserve et la timidité, c’est une personnalité assurée, la

sensibilité, voire la sentimentalité avouée de la jeune fille, dissimulent une grande

clairvoyance. Que Gerd savait apprécier et qui n’a pas manqué de lui apporter un grand

réconfort.

Son sort rejoint celui de son peuple : elle a été brisée, de même que l’a été la

conscience du peuple oudmourt, qui ne retrouvera jamais la foi avec laquelle Ašalci, se

disant bête d’espérer, avoue qu’elle n’a pas cessé de l’être.. Aujourd’hui, hélas, plus

personne n’est aussi bête. Et en même temps que la voix du rossignol, l’espoir en

l’utopie a cessé d’exister.

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VI. L’historiographie d’Ašalci

Aujourd’hui, unanimement, les chercheurs oudmourts soulignent l’immense sen-

sibilité de cette poésie qui, détachée de la conjoncture, est si différente de celle de son

époque. Ašalci a bien franchi les décennies. Sa poésie, de même que celle issue de la

tradition orale de son peuple, reste fraîche.

Ses contemporains ont été eux aussi sensibles à la frêle puissance de cette parole.

Kuzebaj Gerd en premier. Or Gerd est également le fondateur de l’analyse littéraire ou

plutôt de l’histoire de sa littérature, grâce à quelques écrits synthétiques dans lesquels il

s’efforce d’analyser sa jeune littérature avec, déjà, le recul de l’homme de science.

Nous trouvons les positions de Gerd dans un long article publié en 1929 dans le re-

cueil de l’Association de savants finno-ougristes LOIKFUN (Gerd 1929, pour plus de

détails cf. Toulouze 1997). Cette étude reprend, en les développant, les éléments d’un

article publié en 1928 dans la revue culturelle komi Komi mu (Terre komi). Un texte

analogue a été publié en 1929 par la revue finlandaise Valvoja-Aika et figure l’année

suivante dans la Grande encyclopédie Soviétique

Gerd présente Ašalci de la sorte : « Elle est connue pour ses poèmes lyriques su-

perbes et prenants ; c’est l’un des meilleures écrivains, d’un des plus originaux du peu-

ples votiak. (...) Son art poétique est celui de la chanson populaire. » (Gerd 1929 :25).

Il souligne aussi la popularité de ses oeuvres : « Ses poèmes sont proches des femmes

votiakes, ils sont très populaires, on les chante dans les villages » (Gerd 1929 : 25-26).

D’autre indices viennent confirmer sa popularité y compris parmi les écrivains.

Ašalci est en effet très bien accueillie à Moscou lors de son passage en 1924, par les

membres de l’Association Böljak, qui organise une soirée en son honneur. Parmi les

présents, outre son frère et Gerd, il y a Klabukov, Ljamin, Cerko, Artem’ev, Cajnikov,

Godjajev (Kuznecov 1993 :60). Déjà des voix critiques relèvent son apolitisme. Nous

avons vu que la réponse est venue du sommet de la hiérarchie politique de l’époque.

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Mais au moment où elle arrête d’écrire, elle est déjà rejetée en marge de la vie littérai-

re.

Dans l’après-guerre, le nom d’Ašalci reste tabou. Ce n’est qu’avec la parution, en

1957, des Ocerki, que son nom regagne droit de cité. Dans un texte émouvant, parce

qu’il porte témoignage, l’auteur du chapitre sur Ašalci relate comment elle avait dé-

couvert, dans les archives de la bibliothèque dite scientifique, l’unique exemplaire pré-

servé d’Au bord du chemin avec mention « réservé aux besoins du service » - les bi-

bliothèques publiques ayant été « nettoyées » (Kralina 1990 :24)... Dans cet ouvrage, la

seule phrase critique est celle citée plus haut sur ses erreurs de type pessimiste. Pour le

reste cependant la totalité du texte est positive, même si les traits soulignés sont les

moins susceptibles d’être suspects - voire justement de ce fait : l’on y souligne la préci-

sion de ses traductions (Ocerki 1957 :31), l’accent est mis sur le poème Temps, inté-

gralement présenté. Quelques exemples (extraits des poèmes Si mon bien-aimé et Le

bonjour) viennent illustrer une synthèse de l’apport d’Ašalci : « Le thème central de

[ses] poèmes est la richesse intérieure de la femme oudmourte, l’échine courbée sous

l’esclavage séculaire. A. Oki a réussi à échapper à la rhétorique et à la déclarativité,

elle sait relever les particularités concrètes et les exemples façonnant la figure incom-

parable de la femme oudmourte » (Ocerki 1957 :31). Cette présentation se conclut sur

deux poèmes idéologiquement en harmonie avec l’idéologie dominante : Comme un

chien et Donne-moi la main (Ocerki 1957 :32). Notons que ce dernier poème, en fait

unique en son genre dans l’oeuvre d’Ašalci, apparaît comme représentant une des

orientations de sa poésie: « Dans la poésie d’A. Oki émerge la figure de la femme

oudmourte qui aspire à la lumière, à une vie nouvelle. Cette femme éprouve les senti-

ments les plus chaleureux à l’égard de qui a vu en elle l’être humain. » Ce premier

commentaire après le silence est manifestement empreint de sympathie. Non seulement

les critiques dont Ašalci avait fait l’objet ne sont reprises que du bout des lèvres, mais

il semble bien que les auteurs soient prêts à tricher quelque peu avec la réalité (procédé

d’ailleurs coutumier) pour infléchir la perception de la poétesse dans un sens accepta-

ble à l’idéologie en vigueur: ils ne mettent en valeur que les traits qui la présentent

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sous un jour favorable. En revanche d’autres textes, qui aujourd’hui nous paraissent

essentiels, comme Tu m’as demandé, ne sont même pas cités. Ne soyons pas surpris de

ne pas trouver d’indications sur la fin de sa « carrière » - jusqu’à la fin des années

1980, les publications soviétiques font systématiquement l’impasse sur le thème de la

répression. Voilà un exemple de ce « laconisme », écrit 27 ans après les Ocerki :

« Après la parution de son premier recueil (...) elle arrête d’écrire et consacre toutes ses

énergies à la médecine » (Ajtuganova 1984 :29).

Entre ce texte et l’ « Histoire » officielle de la littérature oudmourte, il y a trente

ans d’écart. Pendant cette période, la littérature des années 1920 retrouve, tout douce-

ment, droit de cité. C’est aussi la période où un jeune chercheur hongrois commence à

s’intéresser à cette littérature. En 1960 Péter Domokos publie son premier article sur la

littérature oudmourte. Peu de choses sont parues en Oudmourtie même : son travail est

l’œuvre d’un pionnier, qui, étranger aux affrontements politiques internes, regarde les

phénomènes de l’extérieur, même s’il écrit dans une Hongrie socialiste qui se remet

douloureusement du choc de 1956... Dans son article, c’est Ašalci qui ouvre la liste des

acteurs de l’explosion littéraire oudmourte des années 1920. Il la présente d’emblée par

une hyperbole : « l’une des figures créatrices les plus douées de la poésie oudmourte ».

Après deux poèmes en traduction hongroise de Képes Géza (dont Tu m’as demandé), il

conclut : « Pour la première fois dans ses poèmes nous rencontrons des jeunes filles,

des femmes exprimant librement leurs sentiments, et les vibrations insoupçonnées de

l’âme féminine témoignent de manière impressionnante du riche univers multicolore

des femmes qui se débattent dans leur affreuse destinée d’avant la révolution » (Do-

mokos 1960 :270-271).

A l’exception de Domokos, peu de chercheurs non oudmourts se sont penchés sur

cette œuvre, comme sur la littérature oudmourte en général. En 1966, Jean-Luc Moreau

offre au public français un « Panorama de la littérature oudmourte », où pour la pre-

mière fois on parle en France d’Ašalci. Vladimir Vladykin s’exprime ainsi au sujet du

chercheur français (1992 :51): « un professeur de la Sorbonne a appris l’oudmourt en

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grande partie à cause de la poésie d’Ašalci. Il paraît qu’il ne regrette pas... ». Il est clair

que Jean-Luc Moreau est très sensible à la limpidité de la poésie d’Ašalci : nous lui

devons le seul poème oudmourt traduit et publié en français - un poème de la poétes-

se44 .

Douze ans après son premier écrit, Domokos ne présente plus la littérature oud-

mourte de l’entre-deux-guerres de la même manière : Gerd occupe la première place ;

mais il est aussitôt suivi d’Ašalci, présentée désormais comme un écrivain classique.

Après avoir mentionné sa popularité, Domokos reprend un thème cher à Gerd : « Mal-

heureusement, elle aussi n’a pu que prendre le départ de ce chemin menant vers les

sommets, voire, comme le suggère le titre modeste donné à son recueil publié en 1925,

elle ne se trouve qu’au bord du chemin, mais elle n’arrivera pas à s’y engager ; dès le

tout début des années trente sa voix caressante, pleine de douceur et de mansuétude se

tait elle aussi ». (Domokos 1972 : 244) Et après voir évoqué le silence d’Ašalci, Do-

mokos ajoute « Ses poèmes ont longtemps figuré en tant que mauvais exemples d’une

poésie personnelle réactionnaire, non souhaitable. » Il conclut par une comparaison

avec la poésie de Gerd : « Son univers lyrique n’est pas aussi divers, aussi excitant, que

celui de son collègue et bon ami Gerd ; ses formes sont elles aussi plus simples, voire

la plupart du temps plus libres, proches du discours commun ; mais chacune de ses pa-

roles, chacun de ses vers sont de la pure poésie, dont la chaleur et l’intimité sont in-

comparables. Toute sa poésie repose sur la chanson populaire votiake, son langage, sa

forme, son esprit son parfaitement populaires, elle les puise librement dans les textes

populaires cristallins, qu’elle ne modifie que le peu qu’il faut pour affirmer sa person-

nalité. » (ibidem). Il relève les critiques qui ont été adressées à Ašalci pour les anéantir

à son tour : « on lui a fait grief, on l’a même accusée de ce que ses vers émanent la tris-

tesse, voire le pessimisme, sans remarquer les poèmes écrits sur les moments de

joie, sur les phénomènes nouveaux. Bien qu’elle voie les résultats magnifiques, le dé-

veloppement rapide de son peuple, qu’elle découvre avec joie en ville et au théâtre les

jeunes filles votiakes, consciences et bien habillées, elle est encore trop pleine des

44 In : La Russie et l’Union Soviétique en poésie - Gallimard - 1985

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souffrances du passé, de souvenirs douloureux. C’est que le passé est proche, et que la

vie dans les contrées éloignées du pays oudmourt ne change que lentement ; il faut en-

fin parler de tant de larmes de femmes, de moments douloureux et humiliants dans leur

vie et dans leur histoire » (Domokos 1972 : 246).

Que se passe-t-il en Oudmourtie à la même époque ? Entre les Ocerki et l'histoire,

un ouvrage global a été consacré à l’ensemble de la littérature oudmourte par Zoja Bo-

gomolova, chercheuse russe résidant à Iževsk, dans un style plus littéraire et personnel,

sans ambition à servir de manuel. Bogomolova a des paroles émues pour la poésie

d’Ašalci, qui « est celle de l’âme féminine découvrant après un long sommeil toute la

beauté et les couleurs de la vie » (Bogomolova 1981 : 53). Elle souligne sa place dans

la littérature oudmourte : « Ses poèmes sont parmi les pages les meilleures, les plus

classiques de la poésie oudmourte. L’influence s’Ašalci grandit auprès des poètes

contemporains : elle est particulièrement sensible dans la « jeune poésie féminine »

(idem, 55). Mais si ces pages sont pleines d’une admiration inconditionnelle, le bilan

officiel n’est pas du tout du même acabit.

Si le premier aperçu avait été écrit tout de suite après le XXe Congrès du PCUS,

dans les débuts d’un dégel encore mal assuré, l’Histoire paraît deux ans après

l’avènement de M. Gorbatchev, dans une atmosphère de perestroïka balbutiante. Cette

fois-ci cependant, les balbutiements ne se font guère sentir. Ce texte est en retrait par

rapport au précédent : une page unique est consacrée à la poétesse, avec un texte for-

tement idéologique. Il commence par souligner que c’est grâce au pouvoir soviétique

qu’Akulina a eu accès à l’enseignement supérieur. Plus loin : « les poèmes d’Ašalci

Oki sont un hymne à l’idéal populaire d’un rapport harmonieux avec la nature, à la ré-

alisation duquel la Révolution d’Octobre a ouvert la voie, c’est la confession d’une

femme à laquelle la Révolution a donné des ailes pour aller vers une vie nouvelle »

(Istorija 1987/I :67). La lecture d’Ašalci se trouve ici une fois de plus biaisée dans le

sens de la politisation. Mais ici les critiques sont formelles : la poétesse est accusée de

voir la cause de l’oppression des femmes exclusivement dans l’ivrognerie des hommes

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et dans quelques traits conservateurs de la psychologie populaire (ibidem). Cette phra-

se fait réfléchir aux détournements de la parole poétique : ce qui est contenu dans deux

poèmes est censé recouvrir la totalité d’une analyse. Comme la poétesse a écrit bien

des articles sur ces questions, c’est sans doute là qu’il faudrait aller chercher ses analy-

ses... D’autres critiques cependant avaient pourtant déjà soulevé la question: « Est-ce

que le but d’Ašalci était d’enseigner ? Peut-être sa fonction était-elle justement de

montrer la dure vie, l’état arriéré de la femme. Avant de commencer à faire du nou-

veau, il faut se préparer. C’est ainsi que la poésie d’Ašalci a fait un travail préparatoire

en vue de l’avènement d’une vie nouvelle » (Škljajev 1982 :122). Enfin la fin de

l’article fait mention d’une autocritique tardive (ses poèmes n’auraient pas de contenu

social significatif). Les auteurs relèvent l’observation de Gerd sur le fait qu’elle « reste

au bord du chemin ». Nous remarquons donc que les accusations d’apolitisme forment

un serpent de mer qui couvre une bonne cinquantaine d’années.

Deux ans plus tard, le ton a changé. Dans le « trombinoscope » de la littérature

oudmourte, les deux pages qui lui sont consacrées sont denses et disent l’essentiel : ses

poèmes sont qualifiés de « « lyriques, empreints de sentiments profonds », et sa fonc-

tion est nettement posée : elle est la fondatrice de la poésie féminine. Presque tout un

paragraphe est consacré à l’appréciation formulée par Jean-Luc Moreau en 1967 : « Sa

poésie est très féminine, profondément sincère, humaine, dépourvue de toute légèreté

rhétorique » (Pisateli 1989 : 25-26).

Deux ans plus tard encore, Vladimir Vladykin, professeur de folklore à

l’Université d’Iževsk et auteur de textes littéraires dans les genres courts, consacre

quelques pages à la poétesse. Le ton a changé : « Dans l’âme d’Ašalci vivaient, sem-

ble-t-il, les mots les plus simples, les plus quotidiens, mais elle en a extrait le mystère

de la poésie. Toutes ses paroles sont intelligibles, mais inintelligible est la force cha-

manique qui émane de ses poèmes. Il suffit de les lire une fois pour ne jamais les ou-

blier. » (Vladykin 1992 :51). Il va plus loin : « nous essayons maintenant de la com-

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prendre, de payer notre dette à Ašalci, à Šundy-Mumy, la Mère-Soleil de la poésie

oudmourte » (idem 53).

Dans l’attente de ce qui se prépare en Oudmourtie au cours de cette année, il nous

faut mentionner, parmi les dernières initiatives, deux ouvrages qui viennent de

l’étranger . Le premier est paru en Finlande, et remonte à 1995. Il s’agit d’un petit ou-

vrage consacré à la poésie oudmourte, dans lequel Raija Bartens présente 10 poèmes

d’Ašalci et parle d’elle dans l’introduction, la présentant comme l’une des « premières

féministes oudmourtes » (Bartens 1995 :14). Précisons que Raija Bartens, qui vient de

prendre sa retraite du poste de responsable de la chaire d’Etudes finno-ougriennes de

l’Université de Helsinki, s’est fait connaître ces dernières années par ses traductions de

folklore et de littérature des peuples finno-ougriens : nous lui devons, outre l’ouvrage

ici mentionné, un recueil consacré à la poésie komi, et des traductions de textes folklo-

riques oudmourts et mordves. En 1996, c’est l’Estonie qui a pris le relais après un long

silence : une anthologie rassemble (en version originale et en traduction estonienne)

des poèmes de cinq poètes de la région de la Volga et de l’Oural, un Mari (Sergej

Cavajn), deux Komis (Ivan Kuratov, Njobdinsa Viktor) et deux Oudmourts (Kuzebaj

Gerd et Ašalci Oki). Quinze poèmes de la poétesse ont été traduits en estonien par

l’écrivain Arvo Valton, et ils sont accompagnés, comme tous les autres, par une pré-

sentation de la littérature - en l’occurrence oudmourte - et par un présentation de

l’auteur, dues à l’auteur de ces lignes.

Au moment où nous nous apprêtons à commémorer le centième anniversaire de

sa naissance, il semble bien que les réticences qui ont éloigné Ašalci pendant près d’un

demi-siècle ont été levées. Il reste maintenant à travailler pour faire connaître son exis-

tence à un plus grand nombre, existence qui est si étroitement liée à celle de la partie la

plus riche et la plus tragique de la vie de son peuple. Ces pages entendent y contribuer.

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