a vin nouveau, outres neuves par daniel moline

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1 À vin nouveau outres neuves ! Portrait 2229 L (2010) Réflexions sur les arts, le langage et la modernité par Daniel MOLINE Mon travail d’audio-psycho-phonologue m’a appris à toujours repartir du corps pour réfléchir aux questions fondamentales que je me pose. Non seulement sur ma propre vie et celle des gens que je rencontre, mais aussi sur ce bouleversement de l’espace humain et de ses représentations que l’on appelle généralement la modernité. Je partirai donc de cette question « Qu’est-ce que le corps d’un être vivant tel que le nôtre ? » et de ce que je peux en dire à partir de mon expérience. Pour être simple, disons qu’il s’agit d’une petite quantité de matière composée elle-même d’autres corps, le tout enveloppé d’une peau-membrane qui assure son intégrité/identité et permet des échanges avec d’autres corps. Cette matière vivante est sensible. Elle réagit aux stimulations externes, ce qui lui permet d’établir des différences, de se faire des images des choses et d’évoluer dans l’espace. Si donc notre corps est défini par une certaine configuration d’un grand nombre de parties, cette configuration maintient son individualité à travers le temps malgré les transformations des parties elles-mêmes. Il n’est donc pas nécessaire de recourir à une idée de substance immatérielle pour former le principe de l’identité individuelle. Autrement dit, l’individu ne se définit pas par une essence qui lui préexisterait mais par un rapport physique entre les différents corps qui le composent sous la pression de causes extérieures. Il est le produit d’une organisation immanente de corps qui interagissent entre eux.

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Réflexions sur la modernité

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À vin nouveau outres neuves !

Portrait 2229 L (2010)

Réflexions sur les arts, le langage et la modernité

par Daniel MOLINE

Mon travail d’audio-psycho-phonologue m’a appris à toujours repartir du corps pour réfléchir aux

questions fondamentales que je me pose. Non seulement sur ma propre vie et celle des gens que

je rencontre, mais aussi sur ce bouleversement de l’espace humain et de ses représentations que

l’on appelle généralement la modernité. Je partirai donc de cette question « Qu’est-ce que le corps

d’un être vivant tel que le nôtre ? » et de ce que je peux en dire à partir de mon expérience. Pour

être simple, disons qu’il s’agit d’une petite quantité de matière composée elle-même d’autres

corps, le tout enveloppé d’une peau-membrane qui assure son intégrité/identité et permet des

échanges avec d’autres corps. Cette matière vivante est sensible. Elle réagit aux stimulations

externes, ce qui lui permet d’établir des différences, de se faire des images des choses et

d’évoluer dans l’espace. Si donc notre corps est défini par une certaine configuration d’un grand

nombre de parties, cette configuration maintient son individualité à travers le temps malgré les

transformations des parties elles-mêmes. Il n’est donc pas nécessaire de recourir à une idée de

substance immatérielle pour former le principe de l’identité individuelle. Autrement dit, l’individu ne

se définit pas par une essence qui lui préexisterait mais par un rapport physique entre les

différents corps qui le composent sous la pression de causes extérieures. Il est le produit d’une

organisation immanente de corps qui interagissent entre eux.

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Se pose alors la question de l’âme ( du mot latin « anima » ) ou de l’esprit ( du mot latin « mens » ).

Le mot hébraïque pour anima est « Néphèsh ». Il désigne l’expression de vie dans sa totalité et

renvoie à l’unité du corps et de l’âme. Il exprime lui-même cette notion d’un continu selon lequel le

corps et la pensée seraient deux expressions d’une même réalité, deux aspects d’une seule et

même chose : la puissance de la vie. Il inscrit ainsi l’homme dans le continuum de la nature et ne

donne à l’esprit aucune supériorité par rapport au corps. Autrement dit, ce vocable ne renvoie à

aucune réalité métaphysique, aucune entité insaisissable et supérieure. Et le mot « mens »

lui-même renverrait plutôt à des relations entre différentes idées d’objet, une sorte de « substance

pensante » dont l’association profile l’individualité de l’esprit humain et qui subit des changements

pour se dissoudre finalement comme le font les corps. Comment se constitue cette « substance

pensante » ? Dans nos premiers temps liquidiens puis aériens, participer au vivant s’organise

dans l’expérience des contrastes qu’offre le contact avec la réalité physique et l’environnement. Le

foetus interagit très précocement avec son milieu. Au début, les expériences sont toutes de nature

sensorielle. D’abord, on touche, on goûte, on palpe, on écoute. On organise les informations ainsi

récoltées et on les classe grossièrement. La voix de la mère constitue une première enveloppe

sonore du « soi », une sorte de peau auditivo-phonique à partir de laquelle le langage s’élabore.

Puis les images mentales se forment petit à petit et le langage se développe comme un

mouvement continu de la pensée dans le corps à partir des affections du corps lui-même.

Cette notion de continu et de rythme dans la vie et le langage défiant la loi cosmique de la

répétition et de la dissociation est un obstacle épistémologique de taille pour la philosophie et la

science qui ont pour principale méthode la division. Le dualisme semble correspondre à l’état

psychologique de l’homme hanté par la peur du fini et de l’autre, avec en arrière-plan le mythe

selon lequel l’âme va survivre au corps. Il se retrouve partout dans le monde. Il est déjà essentiel à

la pensée des primitifs et domine leur organisation sociale. Au monde terrestre vécu comme

monde sans valeur et dominé par l’idée de la distance et de la perte, s’oppose un autre monde

chargé de hautes valeurs et ardemment désiré. L’allégorie de la caverne de Platon en est un bon

exemple. Il y aurait donc deux ordres de réalité. En ce sens et contre cette métaphysique de l’être

et du non-être, affirmer l’unité des affects et des pensées est loin d’être facile. Tout ce qui est sous

forme de continu ne peut se détériorer : comment pourrait-il y avoir génération et corruption alors

que les composants sont formés en continuité, échappant à toute forme de destruction ? C’est là

une hypothèse anti-ontologique et anti-médicale, inacceptable pour la vieille pensée dualiste qui

n’est le plus souvent qu’un mépris de la vie et de notre corporéité. Or, si la vie est aussi bien le

corps que la pensée - ( c’est l’hypothèse à partir de laquelle j’essaie de penser la question )-, la

valeur n’est rien d’autre que l’affirmation de ce continu, et l’âme humaine l’enchaînement infini de

milliers de pensées.

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Une expérience altérante

Avant d’ouvrir la réflexion sur les permanences et les transformations de la modernité, à partir de

ce couple peinture-modernité né de l’histoire, en France, au XIXème siècle. j’aimerais approfondir

l’affirmation de Robert Paul selon laquelle « il n'y a pas d'à priori esthétique "en soi", mais plutôt

quelque chose d'immanent aux oeuvres singulières », et de son constat « d’une force

constructrice et unificatrice dans l'esprit poétique » (10 mai 2010 ). Je pense en effet que chaque

oeuvre digne de ce nom invente sa propre historicité – c’est l’invention qu’elle fait d’elle-même – et

peut transformer les conditions sociales de sa réception – c’est ce qui fait sa force. Le problème

est de repérer précisément le fonctionnement concret de ces oeuvres d’art, selon une relation qui

suppose au moins trois termes : un artiste (parfois inconnu), une oeuvre et un public.

L’homme réalise sa valeur dans sa faculté de renaître à chaque nouvelle rencontre et de

s’inventer dans de nouvelles formes. Cette interaction individu/milieu est quelque chose d’actif.

Elle définit chacun non par un être mais par un faire énergique et un mouvement dynamique. Ce

qui implique un vrai courage dans le vivre, car on ne sait jamais vers quoi on va. Il y a donc là une

sorte de défi permanent aux habitudes, aux idées reçues et aux kitschs du maintien de l’ordre. Il y

faut aussi des renoncements souvent inattendus et une authenticité sans faille jusque dans les

détails concrets. L’exemple le plus simple de cette expérience est celui du passage bloqué par

une chute de pierres. On va disposer judicieusement ces pierres qui barrent le chemin pour

inventer et ouvrir un autre passage vers l’inconnu.

Un autre exemple pourrait être celui de l’habitat. Le hiéroglyphe égyptien qui signifie maison est

fait d’un rectangle dont l’un des côtés est percé d’une ouverture. La maison est stylisée comme un

rectangle avec une porte ouverte, une figure qui n’apparaît jamais spontanément dans la nature.

C’est une construction artificielle, destinée à protéger le maître de maison et à lui permettre les

échanges avec l’extérieur. Le tout étant plongé dans un paysage en transformation continuelle. S’il

n’est pas possible de construire chaque matin une nouvelle maison, on peut aménager et occuper

jour après jour sa vieille maison d’une manière différente grâce à la communication avec le dehors.

C’est ainsi que le maître de maison peut prendre des décisions qui définiront son propre temps et

changeront sa vie. Il peut par exemple abattre l’arbre situé dans le paysage et le débiter en

planches pour en faire une table et des chaises. Alors il pourra enfin inviter son voisin à déjeuner à

sa table.

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L’ expérience de l’oeuvre d’art est pour moi le type même de cette expérience interactive altérante,

avec son effet de transformation entre une oeuvre et un sujet. Ce qui fait qu’une oeuvre est une

oeuvre, ce n’est pas tant sa beauté que sa force, sa capacité à bousculer les données du présent.

C’est le rapport d’invention qu’elle autorise. Pour moi, la valeur d’une oeuvre d’art se mesure à sa

force, à son impact sur son paysage, le contexte où elle est située.

Francis Bacon

study for self-portrait (1976)

J’ai gardé le souvenir de trois moments forts, trois rencontres avec des oeuvres d’art qui ont eu sur

moi cet effet positif, stimulant et critique : l’Ethique de Spinoza en 1970, « l’Empire des sens » de

Nagisa Oshima en 1976 et l’exposition "Francis Bacon: Paintings 1945-1982" le 6 octobre 1983 au

Musée National d'art moderne de Kyoto. Avec chaque fois le même bonheur imprévisible et le

même tourment d’y être pris autant que prenant. Il y a ainsi des rencontres qui sont proprement

fascinantes et influent sur le cours des choses. Ce qu’on appelle l’académisme en art est

précisément la raréfaction ou la duplication jour après jour de ces expériences altérantes.

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Naissance de la modernité

En décembre dernier, nous avons pu voir dans la série des grands peintres une vidéo sur la

peinture d’Henri Gervex. Cela m’a amené à repréciser ma pensée sur ce contemporain des

impressionnistes, sur sa position dans le conflit fondamental qui divise la peinture depuis près de

150 ans et dont il est une figure exemplaire par son aller-retour constant entre la modernité

naissante et l’académisme néo-classique.

Né en 1852, copain de Manet et contemporain de Van Gogh, Gervex m’apparaît en effet comme le

type même du peintre qui a académisé la modernité des impressionnistes en l’utilisant comme

simple éclaircissement de sa palette. La peinture de Gervex enthousiasmait Zola, parce que, à

l’opposé de celle de son ancien ami Cézanne traité de « grand peintre avorté », elle conservait

l’exacte facture illusionniste sous les couleurs de l’impressionnisme.

Rolla (1878)

Après s’être fait refusé au Salon de 1878 suite au conseil pervers de Degas de peindre les

vêtements abandonnés par la belle Marion au pied de son lit, Gervex remporte en 1882 le

concours ouvert pour la décoration de la Mairie du 19ème arrondissement de Paris et met au

service de la culture républicaine tout un académisme de bons sentiments sociaux qu’on va

retrouver tel quel dans l’art fasciste ou nazi du 20ème siècle. Or, c’est précisément cette 3ème

République qui fera preuve d’un ostracisme sans faille contre les peintres indociles et posera les

bases de la répression des artistes entrés en dissidence.

La peinture de Gervex est donc loin d’être neutre ou inoffensive. Elle témoigne d’un choix qui trahit

les artistes de la modernité passés dans leur quasi totalité de la rupture avec les institutions d’art à

la dissidence sociale. Artiste reconnu promu officier de la Légion d’honneur en 1889, se faisant

ainsi le héraut de la bonne conscience de son temps, Gervex pose dès lors dans sa réussite

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même un problème esthétique, éthique et politique autant qu’économique qui fait contraste avec la

« misère qui ne finira jamais » de Van Gogh et de Pissarro, l’emprisonnement de Courbet ou l’exil

de Gauguin.

Ce qui est en jeu à travers ce cas exemplaire, c’est tout simplement l’intelligibilité du présent et

l’accès difficile à une logique de l’altérité. Depuis Manet, en effet, la question de l’art ne me semble

plus être la question du beau mais celle de sa propre historicité. L’art est devenu une notion

paradoxale, faite de deux parts radicalement inégales et contradictoires : l’une étant tout ce qui a

été accompli jusqu’à ce jour, l’autre celle qui n’est pas encore et reste à faire. Et pour dire les

choses banalement, la première part a pour effet d’écraser la deuxième. Le peintre n’est donc «

artiste » que s’il a devant lui une peinture qui n’existe pas encore. Debout devant sa toile vierge

comme au pied d’un mur, isolé et démuni, il est de facto le seul qui n’a pas d’art. En ce sens précis,

il me semble que le talentueux Henri Gervex ne peut être considéré comme un «grand artiste» au

même titre que Manet, Van Gogh et Cézanne, pour ne citer que les plus « grands».

Il y a dans l’art une nécessité dont il est toujours difficile de rendre compte a priori. Matisse parle

du peintre qui sait tout mais oublie ce qu’il sait au moment de peindre. Le peintre et le poète ne

peuvent que laisser leur exploration faire son chemin en eux, sans savoir ce vers quoi ils vont. Ils

n’ont pas l’outillage mental qui leur permettrait de penser ou de mesurer ce qu’ils font vraiment, et

les prises de conscience sont presque toujours ultérieures à l’action elle-même. Peintures et

poèmes seront nécessairement le fruit de longs et incertains combats dont personne, à

commencer par l’artiste, ne connaît ni le sens ni l’issue. J’insiste sur cet aspect inaccompli des

oeuvres. Depuis Manet, la peinture est arrachement et égarement dans un monde en mutation.

Depuis Baudelaire, le poème est une aventure de la pensée. A vin nouveau outres neuves ! Sauf

qu’il n’y a ici aucune différence entre le vin et les outres. Rien n’est jamais gagné d’avance, et plus

que jamais l’art reste le lieu des conflits fondamentaux qui secouent le monde depuis 150 ans.

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Gervex ou Manet ?

Ces deux hommes, aveugles ou pas, ont-ils pu choisir leur voie ? comment ont-ils fait ? Et

comment pouvons-nous aujourd’hui encore choisir la nôtre ? Ce point est pour moi loin d’être

acquis et bien difficile à penser.

Reprenons ce que nous connaissons des faits. Première constatation : les artistes coupables de

transgression culturelle aux yeux des tenants de la tradition ne semblaient pas se rendre compte

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de leurs violations, comme si c’était à leur insu qu’ils se trouvaient happés par la nouveauté.

Dans la préface du catalogue de son exposition de 1855, Manet explique exactement sa

position :«Monsieur Manet n’a jamais voulu protester et n’a prétendu ni renverser une ancienne

peinture, ni en créer une nouvelle. Il a cherché simplement à être lui-même et non un autre. C’est

l’effet de la sincérité de donner aux oeuvres le caractère qui les fait ressembler à une protestation,

alors que le peintre n’a songé qu’à rendre son impression.» Il est probable que Manet était

dépassé par les scandales. Parisien et bourgeois jusqu’au bout du regard, il peignait avec le

positivisme de sa classe et ne comprenait pas cet attachement au passé dans l’art des

baudruches peintes soutenu par les jurys des Salons. A l’inverse de Cabanel et Bouguereau qui

se font les peintres de leur propre refoulement, en bon bourgeois réaliste, il refuse toute hypocrisie

et ignore tous les faux fuyants.

Ses lettres à Baudelaire en témoignent. Il n’y a chez Manet aucune idée de dissidence. Il ne sait

pas qu’il récuse les valeurs admises. Dans son droit et sa bonne conscience de peintre, il ne peut

comprendre qu’on l’oblige à la fausseté des «pompiers». Simplement, sans rien percevoir de la

transgression, il sent très bien et cherche visiblement à creuser l’écart qu’il a fait vis à vis de la

peinture académique. Et il est persuadé qu’on va enfin lui donner raison. Il ne semble pas se

rendre compte de ce qu’il est en train de faire, et reçoit, stupéfait, toutes les moqueries du public,

les avanies des critiques, les remarques désobligeantes de son ainé Courbet qui n’a rien compris

à sa nouvelle manière de peindre. C’est pourtant bien Courbet qui lui avait ouvert la voie en 1853

avec « les Baigneuses ».

le déjeuner sur l’herbe (1862-1863)

Comme lui, il veut faire prévaloir l’effet de réel dans son «Déjeuner sur l’herbe». Et du premier

coup, il fait pire que Courbet. Victorine Meurent, nue, ne baisse même pas les yeux ! Les insultes

des spectateurs pleuvent devant cette présence stupéfiante qui leur saute au visage. C’est

insupportable.

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Alors Manet recommence. Il va montrer à tout le monde qu’il est capable de peindre un nu dans

une pose non plus vulgaire comme dans « le Déjeuner sur l’herbe », mais classique. Il se propose

de rivaliser avec la Vénus d’Urbin du Titien et il peint Olympia.

Olympia (1863)

Le public de 1863 est horrifié devant cette nouvelle Victorine nue sur son lit défait, peinte à

nouveau «à l’emporte-pièce, avec une crudité qu’aucun compromis n’adoucit», pour reprendre ici

les mots du vieux Delacroix ! Sans le vouloir, presque malgré lui, de récidive en récidive,

d’infraction en infraction, Manet accumule ainsi les sacrilèges et détruit définitivement la crédibilité

de la peinture académique.

La modernité est là. Elle se joue et se construit dans ces concrétions de croyances et de règles qui

dépassent les individus et ne se révèlent à eux qu’à travers les déformations que ceux-ci peuvent

lui imprimer. Elle est cette faculté étonnante de présence au présent. Avec comme conséquence

irréversible une transformation indéfinie de nos modes de signifier, de comprendre, d’écrire, de lire,

de voir et de sentir.

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la question de la critique et des modes

Les critiques les plus experts sont parfois les imbéciles du présent. La critique de Zola sur les

symbolistes ne valait pas mieux que celle de Max Nordeau sur Mallarmé. Et PPDA a écrit un livre

de trop avec sa biographie d’Ernest Hemingway, pour ne parler que de la fable la plus récente

dans le monde des Editions et des explications embarrassées de son éditrice. Il n’empêche que la

critique me paraît nécessaire pour travailler contre les impostures ou les clichés, et ne pas tomber

dans les langues de bois. Personne n’est à l’abri de la bêtise incluse à l’état latent dans tout geste

et toute posture dès qu’on arrête de penser ce qu’on fait. Il est nécessaire d’examiner de quoi on

parle avant d’espérer seulement qu’on s’entende. Sinon, c’est un bavardage pur et simple que l’on

répète parfois sans comprendre pour ne pas passer soi-même pour un imbécile. Bref, c’est une

manière courante de ne pas penser.

Je vous invite à lire, pour y voir plus clair, la critique que fait Nathalie Saraute de Paul Valéry dans

l’Enfant d’Eléphant (publié chez Gallimard en 1986), ou encore la correspondance de Spinoza

avec le courtier en grains Blyenbergh, pour réaliser à quel point il est difficile de penser ce qu’on

croit et de retrouver les questions que cachent nos réponses.

On peut donc très bien comprendre les méfiances actuelles par rapport aux critiques et aux modes

des «galeries branchées». Ce problème est aujourd’hui mis à vif par la mondialisation de l’art, le

grand métissage collectif que nous vivons et le cumul des clichés qui font la masse des idées

reçues sur l’art. On peut aussi se demander d’où et comment on pourrait en faire la critique, tant

ce phénomène mondial est complexe. Cela suppose de vastes connaissances dont personne

aujourd’hui ne peut prétendre avoir fait le tour.

Et pourtant, à défaut d’y voir clair, il faut bien essayer de se situer dans ce grand cirque. Je pense

que ceux qui tiennent les places du pouvoir sur l’opinion (la presse, les critiques, les galeristes et

les marchands d’art en général) ne sont pas les inventeurs de formes nouvelles du voir, de

l’écoute et du comprendre. Les bons éditeurs et les bons galeristes sont des chiens truffiers un

peu particuliers. Ils perçoivent chez les artistes quelque chose de différent, une petite musique

singulière qui les emmène autre part et leur fait éprouver des émotions. Ils sont donc très utiles

pour nous maintenir éveillés à cette contradiction de l’altérité imprévisiblement changeante.

Comme le dit très bien Francis Geffard, ce sont les bons artistes qui font les bonnes galeries,

comme ce sont les bons écrivains qui font les bons éditeurs, et non l’inverse.

Quant à nous, restons bien du côté des poètes et des artistes avec la question de notre présence

au présent et travaillons là où nous sommes, comme Cézanne et Van Gogh l’ont si bien fait, à

reconnaître et mettre à jour l’inconnu qui est aussi en nous.

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l’homme construit l’homme

S’il est vrai que le monde et les temps changent, au nom de quoi est-il absolument nécessaire

d’aller toujours plus loin ? En quoi le connaissance est-elle impliquée dans ce changement ? Si la

signification des mots est issue de l'expérience des corps, de tous les mots de tous les corps, -

sans eux les mots n'auraient aucun sens - comment penser ce lien permanent entre le langage et

le corps ? entre l’huile de tête et l’huile de coude ? entre le désir et la connaissance ?

Dans Physique VII, 3, 247b, Aristote fait des choix qui vont être lourds de conséquences pour

notre histoire de la pensée. Considérant par exemple la couleur grise, il répète imperturbablement

que le gris est noir par rapport au blanc et blanc par rapport au noir. Le gris n’est donc pas gris,

c’est à dire une couleur indécise où l’un vire à l’autre et qui n’est plus ni l’un ni l’autre. Redoutant

l’absurde, Aristote bute sur ce qui serait en train de s’engendrer et déjà engendré sans pourtant

l’être encore. Il est déstabilisé. Sa pensée s’affole devant le clair-obscur et sa phrase vacille. Il

décide alors que «c’est par le repos et l’arrêt que la raison sait et pense.» Ce jour-là, il accroche

pour toujours l’«epistemé», la science, à la racine « stenai », s’arrêter ! En d’autres mots, pour

Aristote, si je ne stabilise pas, si je ne définis pas, je dois renoncer à la connaissance. Chose

impossible, vu la force de cet affect en nous. Qu’a-t-on perdu irrémédiablement ce jour-là, sinon ce

que nous continuons à pressentir s’écouler en nous et autour de nous, cette fluidité des choses de

la vie impossible à arrêter, à isoler, à fragmenter, mais qui est aussi la plus immédiate et la plus

vraie ? La définition caractérise les choses, mais elle les saisit au dernier moment ( le blanc ou le

noir) et les tue en les coupant de leur émergence (le gris). Prenons un vif exemple de cette

précieuse fluidité dans un sonnet de Mallarmé intitulé « Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui » :

Il s’immobilise au songe froid de mépris

On peut lire cet alexandrin selon un découpage qui suit l’articulation logico-syntaxique d’un

énoncé : « Il s’immobilise / au songe / froid de mépris ». Mais cette réduction du rythme à un

schéma logico-syntaxique unique efface l’ambiguïté sémantique indissociable ici d’une incertitude

accentuelle qui fait précisément la spécificité de l’écriture fluide de Mallarmé. Quand l’hésitation

qu’on peut avoir devant la réalité rythmique d’un texte appartient à la poétique de ce texte, c’est au

titre d’une ambiguïté qui est une forme de sa valeur. Lisons un autre exemple de cette ambiguïté

dans la version non ponctuée du « Pont Mirabeau » d’Apollinaire :

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va

Comme la vie est lente

Et comme l’Espérance est violente

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L’indécision frappant la valeur des deux derniers « comme » partagés entre les valeurs

comparative et exclamative fait clignoter non seulement la logique syntaxique mais également le

phrasé du poème. On sent alors une légère suspension, comme s’il y avait une sorte de double

fond.

Pour moi, la qualité des oeuvres (peintures, poèmes…) est à considérer de la même manière au

plus loin de ses marques exposables. Elle ne se réduit pas aux caractéristiques par lesquelles elle

s’est vue finalement reconnaître. Le beau reconnu par tous en tant que beau, sans plus de doute

ou d’inquiétude, est aussi ce contre quoi un nouveau beau est déjà en train de s’inventer. Cette

situation peut aussi se lire à l’envers. L’effectivement beau, n’offrant pas assez de marque de

beauté, paraît en manquer. Il demeure en retrait. Le génie créateur paraît d’abord décevant.

N’ayant vendu que peu d’exemplaires de Murphy, Bordas considère que Beckett lui coûte trop

cher et refuse de publier ses autres romans qui sont parmi les plus personnels qu’il ait jamais

écrits. Pour revenir à l’art de l’image, quelle leçon pouvons-nous aujourd’hui encore tirer de cet

aspect maladroit et balbutiant de la peinture moderne affranchie des codes de l’art classique et

canons du beau, se fiant à sa seule inspiration et n’ayant cure des règles du « bien peindre »,

comme si la nouvelle beauté se moquait de…la beauté ! Cela me rappelle ces incertaines et

fragiles maisons japonaises où j’ai habité, ces espaces qui se reconfigurent et se modulent au gré,

dans lesquelles on peut vivre sans subir la contrainte d’une fonction déterminée ou d’une

affectation de principe, demeurant indéfiniment disponibles à d’autres usages.

Continuant notre réflexion sur l’imagination, la connaissance et la création, et pour me situer par

rapport à l’intervention toute récente de Gil, j’aimerais revenir à une remarque de Jean-Marie

Cambier sur l’enfant sauvage autodidacte. Cette expérience a déjà été faite au milieu du XVIIIe

siècle par le roi de Prusse, Frédéric II le Grand, qui voulait connaître la voix primitive utilisée par le

premier homme. Il fit élever quelques jeunes nourrissons de ses paysans par des gens de son

palais déguisés en loups, sans qu’aucune information acoustique humaine ne soit perçue par le

système auditif des bébés. Le résultat fut impressionnant. Ils pouvaient marcher, mais la voix en

tant que telle n’existait pas. Tous moururent aux alentours de la puberté. Même chose avec deux

fillettes retrouvées en 1920 au fond d’une forêt en Inde. Elles pouvaient seulement grogner, râler

et pousser quelques cris plaintifs. Leur comportement était totalement conditionné par la peur de

l’autre et de l’inconnu. On est bien loin de la légende de Tarzan. Conclusion du Dr Jean Itard : « L

‘homme n’est pas né homme, mais construit homme.» S’il ne parlait pas, il ne serait qu’un grand

singe. Sa créativité prend naissance dans la voix de l’autre. Emile Benveniste dit que «le langage

sert à vivre». Il est ce dans quoi on pense et on vit une vie humaine. Le langage, c’est être des

sujets les uns pour les autres. C’est se réinventer à chaque instant soi-même et les autres. C’est

vivre cette invention pour vivre une vie humaine. Sinon, pour reprendre les mots du génial Henri

Meschonnic, on ne sait pas qu’on ne pense pas, on vaque à ses occupations, on n’est que de la

viande en mouvement … bonne à abattre !

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qu’appelle-t-on penser ?

Pour continuer cette réflexion avec un minimum de cohérence, il est nécessaire de préciser ce

dont je veux parler et préciser le sens de certains mots que j’utilise. Il me semble en effet que nous

pensons souvent différemment non seulement sur les conséquences qui se tirent des premiers

principes mais aussi sur ces principes mêmes. Dans ces conditions, je doute que les débats

d’idées entre nous puissent réellement servir à notre intelligence du présent. Quand nous parlons

d’Art et de Lettres, de modernité, de beauté ou de poésie, de quoi parlons-nous finalement ? La

masse des gens discutent pour se faire voir et se prévaloir les uns face aux autres. Demeure non

vu, dans ce choc des points de vue, l’indiscuté de la discussion. Et l’enjeu de la parole se

retrouve…hors jeu !

Je voudrais donc essayer - petit à petit et modestement - de mettre à jour ces principes ou

axiomes à partir desquels je théorise sur l’Art et formule mes hypothèses. L’opération est délicate

et demande beaucoup de rigueur. La tâche première est d’écouter la question : «qu’appelle-t-on

penser ?» Peut-être me faudra-t-il, pour y voir un peu plus clair, remonter jusqu’à ce moment

crucial de notre histoire occidentale quand le logos d’Aristote a fini par exclure l’antilogue

héraclitéen ? Cela fait donc bien des choses à explorer. J’ose espérer que cela vous intéressera.

Pour commencer, je rappellerai simplement mon intervention du 11 décembre 2010 sur le forum

initié en novembre par Claude Miseur, « Qu’est-ce que l’âme ? », où je fais part de mon hypothèse

de base : « la vie est aussi bien le corps que la pensée, et l’âme humaine ne semble être rien

d’autre que l’enchaînement infini de milliers de pensées. »

A cela, j’ajouterai cette autre hypothèse que j’ai formulée le 17 janvier sur un autre forum : « la

signification des mots est issue de l'expérience des corps, de tous les mots de tous les corps, et

sans ces corps, les mots n'auraient aucun sens. » Il se trouve que, la vie de l’homme sur terre

étant d’une brièveté consternante comparée à l’âge de la terre, la dernière de ses aventures a été

l’odyssée récente de la voix. Lucy qui vivait en Ethiopie il y a trois millions d’années commençait à

peine à parler. Il lui manquait quelque chose nécessaire à une voix normale : la position du larynx

et l’angle de 90° que fait l’atlas avec le crâne. S oyons modestes. La voix humaine, reflet de notre

pensée, n’en est aujourd’hui qu’au début de son évolution. Nous venons seulement de

commencer à penser…

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8

une expérience commune

Ne pouvant parler que de ce que je connais pour l’avoir éprouvé, je repartirai cette fois de ce point

de jonction entre le corps et la pensée dont je ne sais s’il s’agit d’une frontière ou d’un

enchaînement.

Dans l’Ethique, Spinoza pose clairement que « l’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le

corps» et que «l’esprit ne se connaît pas lui-même, si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des

affections du corps». Mon expérience m’invite à souscrire à cette affirmation. Nous n’avons

d’abord que des idées de ce qui nous affecte corporellement sans en connaître la cause. La

qualité de la connaissance dépend donc de la connaissance que nous avons du corps, et cette

connaissance est elle-même une pratique. La question de Spinoza « Que peut un corps ? » est

extraordinairement pertinente. Elle est la question même de la connaissance. Connaître, c’est

connaître le corps, plus précisément en connaître la puissance. On ne peut donc connaître qu’en

développant l’activité du corps, dans une pratique de soi. Cette pratique de soi est en même temps

un travail du langage : nommer, décrire, analyser les modes d’action du corps jusque dans les

parties les plus démonstratives ou déductives de la pensée. Mais comme ce langage est

essentiellement de nature corporelle, il est source de confusion. Nous devons donc observer ce

qui nous arrive avec soin pour formuler avec précision nos idées et choisir avec prudence les mots

par lesquels nous signifierons les tremblements de notre propre expérience. Et c’est par ce travail

lent mais rigoureux sur le langage qu’on peut se défaire des images inexactes que nous nous

faisons des choses. Il est intéressant ici de voir comment Spinoza critique le très illustre Descartes

d’avoir voulu expliquer l’union de l’esprit et du corps par la glande pinéale suspendue au milieu du

cerveau, c’est à dire en souscrivant à une hypothèse plus occulte encore que toutes les qualités

occultes qu’il reprochait aux Scholastiques ! C’est ainsi, dit-il, qu’on en arrive présenter des

hypothèses comme des certitudes et à expliquer naïvement l’obscur par du plus obscur encore.

La question de la pensée semble presque insaisissable, tant elle est consubstantielle au langage

même, à son invention et à son infini. Il y a un véritable continu entre le corps qui parle et son

langage. Une inséparation entre affects et concepts. C’est pourquoi la pensée ne peut pas se

confondre avec les savoirs, avec ce rideau de réponses qui, comme la glande pinéale, l’Esprit ou

Dieu, empêche de penser les questions.

Il faut donc toujours repartir du corps et du langage. Repartir de nos expériences et de nos

observations. Ne pas expliquer le compliqué par du plus compliqué. Prenons par exemple ce que

Bill Bryson appelle à juste titre le « miracle de la vie ». Il a fallu pour que je sois là aujourd’hui en

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train de vous écrire que des billions d’atomes errants au hasard aient la curieuse obligeance de

s’assembler de façon complexe pour me créer. Cet arrangement est si particulier qu’il n’a jamais

été tenté auparavant et n’existera qu’une seule fois. Il reste que la raison qui pousse ces atomes à

accomplir sans rechigner les milliards de tâches délicates nécessaires pour me conserver intact

me laisse absolument perplexe. Si dévoués soient-ils, ces atomes ne se soucient pas de moi. Ils

ne savent même pas que je suis là. Ils sont d’ailleurs terriblement inconstants et leur temps de

dévotion à mon égard est très court. Dans quelques jours ou quelques années, pour des raisons

inconnues, ils vont se dissocier sans bruit et aller vaquer à d’autres affaires. Pour moi, tout sera dit.

Bien sûr, je n’ai là-dessus aucune explication ni démonstration solide qui puisse satisfaire mon

entendement, mais cela ne m’empêche pas de jouir ni de cet état suprêmement agréable qu’est

l’existence en ce monde ni du pouvoir naturel de connaître qui me permet de traverser la vie dans

la joie en y dépliant mes images et ma pensée.

Reprenons cette même question de la pensée en essayant de comprendre ce qui se passe quand

je parle ou j’écris, et ce qui prend consistance avec les mots que je me dis. Prendre pied dans la

pensée par le langage n’est pas simple. Parménide est le premier philosophe à avoir mis au point

un usage discriminant et normatif du discours vrai qui assurera à la science naissante les

conditions de son opérativité. Ce qui a très vite marginalisé son opposant Héraclite, adversaire du

principe de non-contradiction en train de naître, qui refusait de trancher arbitrairement dans le flux

continu des choses ( le fameux « tout s’écoule »). C’est qu’il y a en effet plusieurs manières

d’aborder la question selon des formulations initiales qui paraissent également évidentes,

plusieurs manières de « signifier » par des énoncés qui dépendent de choix antérieurs ou initiaux

où tout est déjà joué. C’est ainsi que des cohérences/évidences prennent place en amont de la

réflexion, qu’il faudra examiner avec soin pour les sonder en espérant faire apparaître ce qui a

organisé précisément et rendu valide tel ou tel langage en le fermant aux autres (le discours

déterminant de la science, la parole poétique, les interprétations de l’histoire, etc…).

J’ai eu le bonheur de me perdre étranger de peau et de langue dans une autre culture pendant 16

ans. De sortir de mes croyances. De laisser petit à petit le Japon me creuser naturellement de ses

«évidences» et me libérer des constructions idéalistes de la philosophie. Si j’ai fait allusion à cette

expérience d’exote du temps et de l’espace dans une fable intitulée « le conte du Pays de Nan »,

écrite pour l’essentiel en 1986 et que je vais présenter en février à la foire du Livre de Bruxelles (*),

je suis pourtant encore bien loin d’avoir pu rendre compte de cette part la plus précieuse de ma vie

et de l’incertitude qui l’a caractérisée. Ce n’est pas seulement une question d’idées ou de mots.

C’est tout un versant de l’expérience humaine liée au corps et laissé dans l’ombre par nos

discours rationalistes. Penser n’y suffit pas. Il y faut tout un entraînement à voir et à entendre tout

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ce qu’on ne sait pas qu’on voit et qu’on entend. Mais ce n’est pas non plus une expérience

exceptionnelle. Au contraire, c’est plutôt l’expérience même de l’existence indéfiniment accessible

à chacun. L’expérience, au-dessous de toute raison, de la capacité des autres à nous émouvoir à

travers le temps. Une expérience commune donc, restée sans nom jusqu’à maintenant, à l’opposé

de l’absurde et du destin, qui peut être faite à tout instant et qu’il est vain de vouloir expliquer. Tout

au plus peut-on en suggérer quelque chose, de loin ou après, en la mettant en scène et en image,

ou en la racontant pour elle-même dans un conte qui va de soi tambour battant au bout de ses

outrances, qui n’a rien à décrire ni à défendre que le seul bonheur de survivre, comme un rêve à

double fond où tout se tient si bien qu’il contient à la fois son objet et son sujet. On peut

comprendre ici que la raison souvent n’y comprenne rien. Comme elle n’a rien compris aux

trouvailles des impressionnistes et à la modernité des poètes étrangers bien malgré eux aux

conformismes de leur temps par leur étonnante capacité de rester présent au présent dans un

glissement continu et indéfini vers de nouvelles formes.

Voilà pour mon expérience et ce que je peux en dire. Cela n’a finalement rien de très original. Je

n’ai pas l’impression d’être novateur ni d’avoir été confronté à des périls majeurs. De toute façon,

au-delà de nos sursauts identitaires, l’humanité de demain sera métisse. Et comme c’est

irréversible, autant y aller de bon coeur et se lancer à corps perdu dans la reconnaissance joyeuse

de l’inconnu qui nous attend. Avec en prime le plaisir de vous y rencontrer !

(*) sites relatifs à ce conte :

www.flb.be/le-Conte-du-Pays-de-Nan,3326

www.theles.fr/editions-Theles/auteurs/daniel-moline_1100

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l’origine du concept « modernité »

J’ai beau relire l’interprétation des propos de Spinoza dans l’intervention de Gil du 24 janvier, je n’y

vois clairement ni la différence ni le rapport qu’il fait entre, d’un côté la pensée, et de l’autre,

l’imagination et la perception dans le corps de quelqu’un qui pense ou qui parle. Si les

mouvements corporels constituent l’essence des mots et des images, ils n’enveloppent pas du

tout le concept de la pensée. Une chose est donc de dire des mots pour signifier les objets (ce que

peut faire un enfant de trois ans), autre chose est de maîtriser l’enchaînement des pensées, ce

que Spinoza appelle la «concatenacio subjecti et praedicati», c’est à dire la systématicité

intérieure du dire. La pensée n’est pas séparable de son mouvement, un mouvement qui peut être

porté à l’infini et atteindre parfois des vitesses inouïes. Gilles Deleuze définit l’oeuvre d’art

( peinture, musique ou poème ) comme «un bloc de sensations, c’est à dire un composé de

percepts et d’affects». Si le but de l’art, avec les moyens du matériau, c’est d’arracher le percept

aux perceptions d’objet et aux états d’un sujet percevant, ou d’arracher l’affect aux affections, ne

faut-il pas faire la même chose avec le concept par rapport aux idées et aux opinions ? Cela

suppose en tout cas un sérieux et constant travail sur le langage. A cet égard, les écrivains dont le

travail est l’organisation du mouvement de la parole dans l’écriture, ne sont pas dans une autre

situation que les peintres et les musiciens. Penser est donc aussi un art si et quand penser, c’est

inventer de nouveaux rapports entre affect et concept. Il faut alors autant d’affect que de concept,

et plus il y a d’affect, plus il y a de chance qu’il y ait du concept !

Penser n’est pas imaginer. Penser n’est pas simplement se souvenir. L’art de penser, comme tout

art, est inventeur d’affect. Voilà ce qu’il faudrait élucider pour saisir le rapport entre la liberté, l’infini

et la pensée de la modernité. Je vous propose pour cela de repartir de la pensée de Baudelaire,

de sa conception de la modernité, qui justifie la chaîne de l’histoire de l’art par son présent. Je ne

sais si le terme de modernité a été produit par Baudelaire lui-même. Toujours est-il qu’il est

recensé pour la première fois en 1849, trois ans après l’entrée de Baudelaire dans la critique d’art,

au moment précis de l’invention de la photographie, et il exprime alors la conscience d’une rupture.

Comme tout cela n’est sans doute pas arrivé par hasard, n’est-ce pas à partir de cette conception

de la modernité chez Baudelaire que nous avons d’abord à nous resituer pour faire le lien avec ce

que nous sommes en train de vivre et répondre à cette question : « qu’est-ce qui est moderne

aujourd’hui ? ». N’ayant pas d’idée critique, éprouvée et rigoureuse, de la modernité, comment

pourrions-nous être sûrs d’être modernes ? De le rester ? De savoir ce que c’est maintenant ? A

peine pouvons-vous dire ce qu’elle n’est pas : la propriété d’un objet, une qualité, un style,

l’avant-garde ou la rupture qui l’objective…

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A relire tout ce que Baudelaire a écrit sur la modernité, j’ai été frappé par le dédoublement et

l’instabilité de ce concept au moment même de son invention, comme s’il y avait contradiction

entre les définitions successives et que ce concept ne pouvait subsister que dans un perpétuel

état naissant. Ne s’intéressant qu’à la «petite vie» après avoir empli ses vers d’images interdites et

frisé la pornographie, Baudelaire disloque allègrement les vieilles dualités, déplace les oppositions

classiques et déstabilise les définitions en traversant l’art de son époque. Même s’il y a de quoi y

perdre mon latin et si cela demande encore réflexion, j’ai le sentiment d’avoir là de quoi recentrer

le débat, et de préciser la métaphore du vin et des outres. Essayons d’affiner l’enchaînement de

nos pensées !

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la question de la technique

Les questions de Gil et de Jean-Marie vont dans le bon sens, car elles nous obligent à reformuler

et préciser nos idées. Il est clair aujourd'hui que chacun d’entre nous arrive dans un monde

«formaté» dominé par des émotions et des croyances, qu’un immense champ de forces est déjà

organisé avec des positions sociales, des intérêts contradictoires, des pouvoirs et des idéologies

antagonistes, qu’un filtre mythique structure nécessairement notre appareil perceptuel, même si

on peut élargir ce filtre et changer ces croyances pour écouter, sentir, penser et agir autrement

dans la rumeur océanique de l’ordinaire.

L’homme est le chaos dans la perfection: notre équilibre dépend de paramètres dont la

caractéristique fondamentale est notre extrême sensibilité aux conditions initiales de notre

existence. Et le monde n’est pour sa plus grande part que notre rapport au monde. Pour m’en tenir

au seul langage, chaque langue témoigne d'une option singulière dans l'exploration et la

représentation que les hommes font de la réalité: une manière particulière qu'a l'univers de leur

apparaître. Ainsi, la phonétique, la syntaxe, la grammaire d'une langue fonctionnent ensemble

selon une même logique interne, et constituent chaque fois l'expression d'une attitude, d'une

sensibilité, d'un choix spécifique face à l'univers, bref, ce qui constitue une culture. Au sein de la

seule civilisation occidentale, et en dépit des racines linguistiques communes qu'elles peuvent

avoir, les grandes langues témoignent d'une expérience chaque fois unique du corps, de l'espace

et du temps.

Une autre question intéressante soulevée par plusieurs intervenants concerne le support, le

médium ou la technique, question qui relèverait plutôt de l’outre que du vin (?). Et c’est vrai que la

question de la technique doit être prise au sérieux dans un monde où les techniques sont de plus

en plus fines et intégrées à la construction des « œuvres ». Je pense à toutes les manipulations de

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l’image et tous les effets époustouflants autorisés par l’informatique (Adobe® Photoshop® CS,

Photo Booth, etc…) N’oublions pas que l’invention de la photographie coïncide avec la naissance

de la modernité. Courbet qui la reçoit à ses vingt ans, repère sur des clichés de Vallou de

Villeneuve d’un modèle nu qu’il connaît, que les conventions classiques faussent l’image de la

femme et sa re-présentation. Courbet va relever ce défi. Et c’est la scandale des Baigneuses de

1853 !

les baigneuses (1853)

Avec la photographie, il s’est produit un saut qualitatif. Au lieu que le travail cérébral ne serve qu’à

ce que Picasso rejettera comme « trucs » qui faussent la réalité, le voici promu à la création même

de la peinture ! C’est alors que le renversement du métier de peindre s’est affirmé radicalement.

C’est ce qui explique que ni l’académisme ni l’impressionnisme ne correspondent à un style.

Picasso poursuivra ce renversement annonciateur de nouveaux égarements. Son œil verra bientôt

glisser les fragments du monde l’un sur l’autre dans un même plan. Son regard percutera l’objet et

le fera éclater avant de ramener tout à l’inépaisseur du plan. Caractère cérébral de l’espace : sa

création ressemble à une opération mentale. Ni chaleur ni intimité de la vie : le pur regard

analytique et bidimentionnel de Picasso tue le contact. L’émotion s’alimente surtout à la frayeur

des désintégrations qui s’opèrent…

les demoiselles d’Avignon (détail) (1907)

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la lutte contre les clichés

Je ne suis pas surpris de lire sous la plume de Jean-Marie Cambier que le savoir contemporain sur

la modernité est paralysant. J’ai le sentiment moi aussi qu’on ne peut mieux dire. La notion de

modernité a déjà une bien longue histoire, et le problème est tellement énorme qu’on a l’air d’être

enfermé dans un circularité dont le paradoxe permanent est que rien n’y est défini. Chacun y

rajoutant son sens à lui, les opinions ne résolvent rien. De toute façon, on ne peut réellement

parler sur un tel sujet que du point de vue où on est situé soi-même dans une pratique aujourd’hui.

Et finalement, c’est bel et bien se reposer cette ultime question : quel est le sens du mot

«aujourd’hui» pour la peinture ? Qu’est-ce qu’un poème ou une oeuvre d’art aujourd’h ui ? La

réponse risquera d’être très différente pour peu que vous soyez chinois, indien ou esquimau, et

selon la langue que vous parlez, japonais, anglais ou russe. Je crois que la situation est intenable

et sans solution s’il n’y a à chaque fois et de manière imprédictible le génie nécessaire pour qu’un

cliché traditionnel devienne quelque chose de renouvelé.

Le cas de Cézanne auquel Jean-Marie Cambier fait référence reste pour moi exemplaire de « ce

dont il s‘agit ». Nous sommes assiégés de photos, illustrations, images-cinéma, images-télé.

Inondés de «clichés» psychiques autant que physiques, perceptions toutes faites, souvenirs,

fantasmes et blablabla. Il semble que Cézanne ait effectivement traversé au plus haut point cette

expérience dramatique. D.H. Lawrence a écrit des pages splendides sur les quarante ans de

fureur et de lutte acharnée du solitaire d’Aix contre les clichés (Eros et les chiens, éditions

Bourgeois, 1929). On ne peut pas dire que la situation se soit arrangée depuis Cézanne. Non

seulement, il y a eu multiplication d’images de toutes sortes, autour de nous et dans nos têtes,

mais même les réactions contre les clichés engendrent des clichés. La lutte contre les clichés a

toujours été une chose terrible. Les vieux Japonais disaient que toute une vie suffit à peine pour un

seul brin d’herbe. Et les «grands» peintres ont été les critiques les plus virulents de leur œuvre.

Bacon, par exemple, avait sur lui-même la même sévérité que Cézanne. Et comme Cézanne, il

jetait ses tableaux «dès que l’ennemi réapparaissait».

Toutes les opinions sur la peinture ou la littérature sont respectables. Mais dans la mesure où l’on

a affaire à des pratiques poétiques ou artistiques, il ne s’agit plus d’opinions. On ne peut plus s’en

sortir en disant que chacun est libre. Ne simplifions pas les problèmes. On ne peut dire oui à tout.

Comme au temps de Manet, nos pratiques sont en rapport avec un ensemble de c hoses

aussi troubles que l’appât du gain, les idées de l’ époque ou les intérêts d’une classe . A

chacun d’essayer d’y voir un peu plus clair, avant, pendant et après son travail. Devant chaque

tableau. A chaque moment de chaque tableau. Et comme le dit si bien Jean-Marie à son gaillard, il

y a là de quoi s’amuser !

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la modernité selon Baudelaire

La modernité de Baudelaire est-elle encore la nôtre ? De quoi parlait-il quand il parlait de

modernité ? A partir des divers documents qu’il nous a laissés, j’ai donc essayé après bien

d’autres de cerner ce que ce terme signifiait pour lui.

A ma grande surprise, dans tous les contextes où il apparaît jusqu’au Salon de 1859, le mot

moderne ne désigne généralement que le contemporain .

Dans la section XVIII du Salon de 1846 , il désigne simplement les « sujets modernes » tels que

les criminels et les filles entretenues que lui offre le spectacle de la vie parisienne. C’est là que se

trouve la beauté «moderne» de la vie, invisible à travers le visible, et que l’art est mis au défi de

comprendre. Quand il s’agit de peinture, le mot désigne le romantique qui est le contemporain de

cette époque, et Delacroix est alors nommé comme «le chef de l’école moderne».

Au Salon de 1855 , le moderne devient synonyme de décadence. C’est un terme péjoratif chargé

de tout son rejet de l’époque par sa proximité avec le terme de progrès. Quand il qualifie la

peinture, le mot retrouve son emploi ancien qui le définit par l’opposition à l’antique et donne à

l’artiste du «caractère». Moderne ne vise du présent d’alors que la vie avec ses curiosités et

concentre l’historicité de la beauté dans la «femme moderne».

Au Salon de 1859 , dans son rejet total de l’art de cette époque qu’il qualifie d’«art moderne», le

point de départ de sa réflexion est toujours la valeur péjorative du terme. L’argent y joue un rôle de

premier plan. Et le complément de l’artiste à la mode est «le public moderne» qui abêtit encore un

peu plus l’artiste. Il maudit alors l’industrie photographique, refuge de tous les peintres manqués.

Vient enfin le premier texte théorique où Baudelaire expose sa conception de l’artiste véritable :

«L’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon ce qu’il voit et qu’il sent. Il doit être

réellement fidèle à sa propre nature…Un artiste, un homme vraiment digne de ce grand nom, doit

posséder quelque chose d’essentiellement sui generis , par la grâce de quoi il est lui et non un

autre .» C’est l’énonciation d’une théorie du sujet dont l’imagination «positivement apparentée

avec l’infini» «contient également l’esprit critique» hors de tout critère d’époque. Pour Baudelaire,

la subjectivité en art et la faculté critique participent de l’infini. La modernité en art va apparaître

dans les textes suivants comme l’activité même de ce sujet de l’art, et tous les jeux de sens de ce

terme y seront précisément l’aventure du sujet dans le présent de ses rapports à soi et aux autres.

Ceci me paraît fondamental pour comprendre la modernité de Baudelaire et son actualité. Le sujet

de l’art et du poème est un universel. Il y a là quelque chose d’essentiel à notre réflexion actuelle

sur la modernité et au rôle de révélateur de l’art.

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le travail d’un critique

Claude Hardenne m’a demandé mon avis sur le rapport qui pourrait être fait entre une "oeuvre"

d’artiste et la critique de Danièle Gillemon publiée dans le MAD du 26 janvier 2011. Avant

d’approfondir cette question, je vais d’abord dire ce que j’en pense spontanément, à la première

lecture, et puis je reprendrai prochainement la question de manière plus rigoureuse après y avoir

réfléchi. (Je suis occupé à la Foire du Livre de Bruxelles jusque lundi soir).

L’œuvre :

Yasemin SENELYasemin SENELYasemin SENELYasemin SENEL

AMORAMORAMORAMOR----17171717 ---- 2010201020102010 | mixte/papier |54 x 73 cm | mixte/papier |54 x 73 cm | mixte/papier |54 x 73 cm | mixte/papier |54 x 73 cm

La critique :

GILLEMON,DANIELE

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Mercredi 26 janvier 2011

*Galerie d’Ys, 84 rue de l’Arbre Bénit, 1050 Ixelles, jusqu’au 13 février. Rens. 02-511.95.11 et galeriedys.com

Yasemin Senel nous livre d’iridescentes flaques de lumière traversées de bribes d’images, de dessins, de figures

aux contours mouvants. C’est le thème des amours mortes et célèbres, inspiré par une visite au prodigieux

cimetière du Père Lachaise, qui l’inspire. Des efflorescences libres et sauvages éclosent sur le papier, souvent de

grand format, au départ d’un minuscule collage ou d’un petit dessin laissé pour compte. Au cœur de cet onirisme

flottant, de cette germination de formes et de couleurs éclosent et chavirent les destinées fatales, les amours

contrariées entrées dans la légende : Tristan et Yseult, Héloïse et Abélard… Et s’il y a vie après la mort, c’est la

peinture qui en joue la folie, en tisse le chatoyant linceul. Graphisme noueux et peinture fluide s’opposent et se

rencontrent, laissant échapper visages, corps, oiseau, rameau… Une spontanéité et une fraîcheur vivace. Yasemin

Senel, pourtant, peint depuis 1977, acquérant, dirait-on, un peu comme Picasso, le pouvoir de transformer le fil du

temps en élixir de jouvence.

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Tout d’abord, dans sa description de l’image, Danièle Gillemon me semble parler à juste titre "de

bribes d’images, de dessins et de figures aux contours mouvants" sur un fond blanc et jaune

qu’elle qualifie de "flaques de lumière". Elle parle aussi d’ "efflorescences libres et sauvages" au

départ d’un minuscule collage que la reproduction ne me permet pas d’identifier, et note

l’opposition entre le graphisme noueux et la peinture fluide. Il y a effectivement des graphes qui

traversent les couleurs. J’identifie ensuite assez facilement deux visages (grâce aux yeux), un

oiseau à droite et un rameau en haut à gauche. Par contre, cela me paraît plus difficile pour le

corps réduit aux quelques traits noirs du centre avec quatre membres (?). Elle termine son article

en parlant de "spontanéité" et de "fraicheur vivace", comme on en trouve souvent dans les dessins

d’enfant. Tout cela est bien dit et me paraît correspondre grosso modo avec ce que je peux

percevoir dans la reproduction. Le rapport de cette description avec l’oeuvre me paraît assez clair

pour dire qu'ici le critique a bien fait son travail. Le reste du commentaire, par contre, est beaucoup

plus anecdotique (visite au cimetière du Père Lachaise) et propose des infos qui me semblent

sortir tout droit de l’imagination du critique (thème des "amours mortes et célèbres", des "destinées

fatales et des amours contrariées entrées dans la légende"). A moins que ces infos ne viennent de

l’artiste elle-même qui se serait confiée au critique ?

Bien sûr, cela n’ajoute ni n’enlève rien à la "valeur" éventuelle de l’oeuvre dont les critères ne sont

pas ici définis. On sait seulement que Yasemin Senel n’est pas une débutante. Et la phrase-clé qui

pourrait nous éclairer est mise au conditionnel du "dirait-on" : comme Picasso, Senel aurait acquis

le pouvoir de transformer le fil du temps en élixir de jouvence. La formulation est très belle, mais

j’ai quelque difficulté à comprendre précisément cet "élixir de jouvence". S’agit-il de la faculté de

toujours rester présent au présent sur le fil de son propre temps ? Peut-être. Auquel cas cela

donnerait à cette image une "valeur" qu’il nous faudra encore soumettre à l’examen par de plus

amples recherches pour en expliciter les critères si nous ne voulons pas nous en tenir à un

impensé. C’est là le seul moyen de faire la différence entre un questionnement et une mise en

énigme. Dans le premier cas, on s’interroge, on pose des questions. Dans le second cas, on

postule un mystère inhérent à l’oeuvre, mais cela ne signifie rien d’autre que la marque de l’intérêt

qu’on lui porte. Affaire à suivre donc...

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les deux définitions de la modernité

Je propose cette fois encore de repartir de Baudelaire pour préciser la différence entre le moderne,

la mode et l’actuel, sortir de l’opposition binaire abstrait/figuratif ou éternel/transitoire qui est

typique de l’académisme, et reconnaître cette illusion naturelle et naïve du «point de vue» qui ne

voit les choses que par rapport à soi.

Revenons d’abord à Baudelaire avant de poursuivre la réflexion. «Le peintre de la vie moderne»,

écrit de novembre 1859 à février 1860 dans la suite du mouvement de théorisation, paraît en 1863.

Dans la première section, Baudelaire réhabilite les petits maîtres en reconnaissant dans le genre

réputé mineur le seul art apte à représenter le sentiment du temps. Et de cette situation

particulière créée par le lien entre les gravures de mode et l'expression du beau, naît l’historicité

du beau. (Ici, c’est donc encore et toujours la vie qui est moderne, et non pas le peintre).

Idem dans la seconde section intitulée «le croquis de mœurs» : c’est toujours vers la vie, «la petite

vie», qu’il se tourne pour faire le portrait de celui par qui a lieu la modernité.

Puis vient la section III, où il présente les qualités de l’artiste : homme du monde (entier), dandy

des foules et enfant toujours ivre, comme s’il était en train de prendre conscience du sujet, c’est à

dire de celui qui passe dans le présent. Il présente ainsi ce qu’il appelle la «modernité» comme

composée d’un sujet, d’une activité et d’un objet créé par cette activité. Il en donne une première

esquisse où la modernité est mise dans le sujet créateur, dans son regard sur le réel fantastique

de la vie présente.

Il donne alors deux définitions contradictoires de la modernité, qui montrent l’instabilité de ce

nouveau concept au moment de son invention. Dans la première définition, la modernité est un

tout qui contient l’éternel et le transitoire, et le «beau» est toujours, invariablement, d’une

composition double, fait d’un élément éternel, invariable, et d’un élément relatif, circonstanciel.

Autrement dit, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, la beauté mystérieuse que

la vie humaine y met involontairement doit en avoir été extraite. Dans la deuxième définition, la

modernité n’est plus que le transitoire, la vie présente. L’éternel est un autre élément, et c’est la

notion de rupture qui prévaut, même si c’est ensemble qu’ils font l’art. La première définition ne se

mettait pas dans cette dualité. Elle faisait de la modernité un tout indissociable, une contradiction

tenue, un éclair qui dure, le moderne qui reste moderne, avec une double et inséparable historicité

de la vie et de l’art. Dans la deuxième définition, Baudelaire s’est donc laissé rattraper par la

«petite vie». C’est la modernité de la vie qui l’intéresse. Il n’a fait que traverser celle de l’art.

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Quant à moi, la première définition me paraît bien plus féconde. Elle transforme la notion ancienne

du moderne (indéfiniment opposée à l’ancien, depuis sa création en latin au Vème siècle dans les

milieux chrétiens jusqu’à la querelle des Anciens et des Modernes). Baudelaire est le premier à

montrer qu’il y a toujours eu un autre conflit, essentiel, entre le moderne et le contemporain. Il

invente une notion de la modernité spécifique à l’art. Dans « L’art philosophique » de 1859, il écrit

que «l’art pur selon la conception moderne, c’est de créer une magie suggestive contenant à la

fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même». La modernité mise en

rapport avec «la petite vie» est alors définie comme ce qui consiste à «tirer l’éternel du provisoire».

Il y a donc un sujet de l’art et du poème, et c’est quelque chose d’essentiel à notre réflexion

actuelle sur la modernité et au rôle de révélateur de l’art. Encore faudra-t-il s’entendre sur ce qu’on

entend par sujet de l’art ou du poème et comment celui-ci peut émerger.

L’autre question est de détecter quels sont aujourd’hui les éléments de modernité en conflit avec

les clichés de l’académisme contemporain. La modernité aujourd’hui, c’est peut-être d’abord de

penser les œuvres et de situer les pratiques comme pratiques d’un sujet en lien à une éthique.

C’est de mettre en évidence avec ce lien quelque chose qui tient à la contradiction interne du

moderne : quelque chose qui passe à ce moment-là par une critique de la société, et donc par une

asocialité au moins provisoire ou temporaire ! Et qui passe de suite nécessairement par la

reconnaissance des altérités. Ce n’est pas par hasard si la modernité s’affirme avec la découverte

de ce qu’on appelait alors l’art primitif, vers 1907-1908, ce qu’on appelle aujourd’hui les «arts

premiers», comme si rien n’avait bougé depuis 100 ans. Or, nous dit Picasso, «on n’a rien fait de

mieux !» Depuis quand ? Depuis l’art pariétal des grottes de Lascaux et Chauvet, c’est à dire il y a

30.000 ans ! Ces peintures préhistoriques se révèlent tellement proches de la sensibilité moderne

par leur perfection et leur inventivité que, selon l’éditeur d’art Albert Skira, «à les considérer, on

dirait que le temps n’existe pas.»

Il est donc éclairant de mettre notre définition de la modernité à l’épreuve en l’appliquant aux

œuvres du passé, car ceci ne vaut pas seulement pour le temps de Baudelaire. Si on continue à

lire et à regarder les œuvres du passé, c’est que leurs auteurs ont modifié quelque chose dans la

représentation de leur époque, ils ont changé quelque chose dans leur ordre, et cela malgré ou

contre tout ce que leurs contemporains pouvaient représenter. D’où ce sentiment qu’il y avait chez

eux de l’anti-contemporain ! En ce sens, l’académisme d’hier et d’aujourd’hui, c’est ce qui ne

change rien, ce qui répète ce qui a déjà été fait dans son ordre. L’académisme, ce n’est finalement

qu’une singerie qui recommence à chaque époque, depuis toujours jusqu’à nos jours. Et la

modernité est ce qui continue à lui échapper. Selon moi, le conflit continue, plus violent que jamais,

entre cette modernité indéfiniment naissante et notre contemporain académique.

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le sujet de l’art

Voyant l’extraordinaire vitesse avec laquelle notre monde occidental est en train de se défaire, je

ne peux m’empêcher de penser à ce combat de la modernité en art commencé tambour battant il y

a 150 ans, et à cet encombrant cimetière d’images et de concepts qui nous rend tristement

aveugles et sourds à ce qui vient. Le moment présent étant toujours tenu par un réseau serré

d’intérêts parfois sordides et de pouvoirs très particuliers, la modernité ne peut être que la

contradiction continue avec tout ce qui fait ce réseau étouffant des maintiens du passé. Et dans

une société qui va à reculons vers son avenir, la modernité est toujours le sujet en nous qui

reparaît sous tous les étouffoirs, contre la programmation de l’individu et jusque dans la «petite

vie» dont parle Baudelaire.

Que faut-il entendre par ce «sujet» perdu derrière les concepts-masques de l’individu et du

social ? Les études que Benveniste a faites sur le fonctionnement du "je" dans le langage

permettent de comprendre très simplement comment fonctionne cette modernité du sujet : « "Je"

désigne celui qui parle et implique un énoncé sur le compte de "je". » (Problèmes de linguistique

générale I, p.228, Gallimard, 1966). Il ne se réfère donc à rien qui soit extérieur à celui qui parle.

C’est précisément ce qui rend le mieux compte de ce que fait la «modernité» : ce terme n’a pas de

référent objectif. Il a seulement un sujet. Dont il est plein. C’est le signifiant d’un sujet. Signifiant

est ici le participe présent du verbe signifier. C’est un diffuseur de signifiance : le sujet projette les

valeurs qui le constituent sur un objet qui ne tien t que de cette projection, le temps de cette

projection, et qui varie quand change le sujet . Manet est l’incarnation parfaite de ce concept qui

fait vaciller les concepts en désignant le présent indéfini de l’apparition, ce qui transforme le temps

pour que ce temps demeure le temps du sujet. Et quand Baudelaire parle de «l’estampille que le

temps imprime à nos sensations», il sait mieux que personne que la modernité est ce qui, par le

temps, touche le plus au sujet. C’est pour cela qu’il a su donner un sens nouveau et critique au

terme "modernité". Je pense qu’il serait bon d’y revenir si nous voulons rester poètes ou artistes

au-delà de nos 25 ans !

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« en avant ! »

Il est bon parfois de tout relire. De parcourir le chemin plusieurs fois avant de croire le connaître.

Pour comprendre qu’on n’a pas compris. C’est comme en peinture. Tout est à refaire chaque fois,

comme si c’était la première fois. Ni la verticalité ni la conscience ne sont inscrites dans les gênes,

ce que la découverte d’enfants-loups nous a confirmé. L’accès à l’humanité du sujet n’est pas

héréditaire. L’humain se forme par la parole dans la relation éthique à un ou d’autres sujets. (cf la

discussion du 17 janvier sur «l’enfant sauvage autodidacte».) Et même si la science a son mot à

dire dans la question de cet éveil, du sujet lui-même elle ne peut rien dire. Comme elle ne peut rien

dire de la genèse de l’art. Elle peut simplement observer les effets de son éveil ou de sa disparition.

En saisir la visibilité, le temps que ça arrive.

Comment apparaît le sujet ? Voilà la question portée par la littérature et l’art aujourd’hui. Dans un

débat qui, loin de conclure, ne travaille qu’à maintenir ouverte la question. Pour comprendre ce qui

est en jeu dans la modernité de l’art. Encore faut-il qu’il y ait débat. Une parole isolée ne peut rien

établir. Il me reste ici à espérer que ma parole rencontrera d’autres paroles avec lesquelles elle

pourra trouver ou retrouver ce qui se perd chaque fois qu’on parle pour rien, dans le vide. La joie

est commune, ou bien elle n’est pas. J’écris, mais tant que personne n’a lu, je n’ai moi-même rien

entendu.

Il ne s’agit pas tant ici de s’engager en tant qu’artiste que d’engager le poème ou l’œuvre d’art.

Certaines œuvres ont ainsi cette force d’inventer leur public, et cela constitue le maximum d’un

engagement. Le poète fut chassé jadis de la cité à cause de son rapport pervers à la vérité. Cette

expulsion du poète par Platon, c’était aussi un refus de considérer l’activité du poème comme un

acte politique à part entière. Tout l’effort récent de la philosophie consistera à réaliser cet acte

impossible d’effacer le geste de Platon en affectant la littérature d’un coefficient de philosophie

(par exemple en qualifiant Mallarmé ou Michaux d’ «à moitié» philosophes), comme si la littérature

était capable de penser au sens de la philosophie. Vanité de cet effort, car la littérature ne pense

pas plus que la peinture. Mais comme la peinture, elle fait penser ! Elle a cette force. Elle est cette

force. La force du langage de s’inventer en inventant le sujet et le social en une même historicité.

Sur ce point, l’échange de Victor Hugo avec Baudelaire est on ne peut plus clair quand il lui écrit

que l’art «civilise les hommes par sa puissance propre, même sans intention, même contre son

intention». Ce que Baudelaire a d’abord assimilé à un moralisme : «J’ai dépassé la théorie

généralement exposée par vous sur l’alliance de la morale avec la poésie». En réalité, Hugo était

très proche des conceptions de Baudelaire à qui il répond : «Je n’ai jamais dit : l’art pour l’art. J’ai

toujours dit : l’art pour le progrès. Au fond, c’est la même chose, et votre esprit est trop pénétrant

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pour ne pas le sentir. En avant ! C’est le mot du progrès ; c’est aussi le cri de l’art. Tout le verbe de

la poésie est là. Ite.» (V.Hugo, 6 octobre 1859, Correspondance, Œuvres complètes, tome XVIII,

p.165) L’association de l’art et du progrès définit précisément l’engagement de l’art. Mais de quel

progrès s’agit-il puisque, selon Hugo, «l’art n’est pas perfectible… personne ne dépassera Eschyle,

personne ne dépassera Phidias». Hugo est de nouveau très clair sur ce point : «si on ne peut les

dépasser, on peut les égaler». Et pour les égaler, «il faut déplacer les horizons de l’art, aller plus

loin, marcher.» «Les égaler» est donc à prendre au sens de cette inventivité qui, déplaçant «les

horizons de l’art», déplace en même temps les horizons de l’homme. Egaler les poètes et les

artistes du passé, égaler Monet ou Sei Shonagon, c’est donc paradoxalement «aller plus loin»,

«marcher vers l’inconnu». «En avant !», ce sera le mot de Rimbaud et de Van Gogh («Notre

chemin est – en avant» Lettres à Théo, septembre 1889). Marchons avec eux comme le fait si

bien notre poète chanteur Hugues Draye dans les rues de Bruxelles (son journal de bord est à lire

depuis le 22 décembre). Allons plus loin encore, sortons du village, avançons en terre inconnue

vers le «Pays de Nan». Et n’ayons pas peur d’être seul, cette peur qui incite à penser «comme

nous». S’il y a un tropisme de l’humanité vers l’éveil du sujet, les passages du sujet vers l’éveil

sont lieux d’angoisse. L’enjeu est considérable. Il est proportionnel à l’angoisse. Le futur sujet

s’avance en terrain découvert. Puisqu’il n’y a que lui qui puisse être lui, la solitude devient son lot.

Comme l’écrit si bien Antonin Artaud, il peut éprouver le sentiment terrible de disparaître et croire

«assister à son propre anéantissement». Pour avancer sur notre planète, il convient donc de

maîtriser quelques pulsions. D’abord et avant tout, maîtriser la pulsion de répétition, celle qui

consiste à rapporter l’inconnu au connu et à vouloir comprendre le neuf avec les catégories

habituelles du vieux. Les principaux obstacles sont d’abord le préjugé, l’attachement à l’opinion

établie et la pulsion d’appartenance à un clan. Abandonner ensuite quelques vieilles répulsions.

Celle de devoir apprendre avant de comprendre. Celle de devoir parcourir le chemin plusieurs fois

avant de croire le connaître. Le théoricien est théoricien quand il réfléchit sur ce qu’il ne connaît

pas. Le poète est poète quand il ne sait pas ce qu’il fait. «Si on écrit et si on peint», dit Henri

Meschonnic, «ce n’est ni pour plaire ni pour déplaire, mais pour vivre, pour que maintenant soit

maintenant et pas du passé maquillé en présent.» Ou encore Picasso s’adressant à Malraux :

«Vous connaissez les proverbes chinois, vous, le Chinois. Il y en a un qui dit ce qu’on a dit de

mieux sur la peinture : il ne faut pas imiter la vie, il faut travailler comme elle.» On écrit et on peint

pour réinventer chaque fois une «vie humaine», au sens de Spinoza dans le Traité politique, c’est

à dire «une vie définie pas seulement par la circulation du sang, qu’on partage avec tous les autres

animaux, mais par la vraie force et la vie de l’esprit.» C’est là une véritable jubilation, mais c’est

aussi une épreuve. Le «Ite» de Hugo est un pluriel, il instancie une personne collective. C’est par

quoi, n’en déplaise à Platon et à ses disciples, un poème est un acte éthique et politique, et alors

seulement il est un acte poétique.

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la fontaine de Duchamp

Mon ami Jean-Marie Cambier a bien pris quelques risques en mars en écrivant que « la fontaine

de Duchamp, oeuvre majeure de l'art d'aujourd'hui est un chef-d'oeuvre: oeuvre capitale pour l'art

contemporain et difficile car il fallait l'oser en effet ! » Heureusement pour lui, il termine son

intervention par une bonne question : «quant à l'excellence !?»

Fountain (1917)

Marcel Duchamp, patron des modernes, des hyper-modernes ou des anti-modernes ? Retournons

à l’histoire, car il est possible qu’une importance excessive donnée à Marcel Duchamp ait favorisé

une représentation de la modernité comme «autodestruction créatrice». Les attitudes réelles sont

tout autres et demandent chaque fois un historique précis. L’ironie de l’urinoir de Duchamp était

une nouveauté qu’on a structuralisée pour en faire de l’anti-art. Où se saisit sur le vif l’urgence de

distinguer modernité et avant-garde. Car la répétition de l’effet Duchamp est bien un problème de

l’avant-garde, et non un problème de la modernité. Quant à l’idée qu’avec ses ready-made,

Duchamp a marqué l'art d'aujourd'hui et du futur d'une façon irréversible en faisant du spectateur

un élément déterminant, idée que Duchamp lui-même semble avoir résumée dans sa célèbre

boutade : «ce sont les regardeurs qui font les tableaux», c’est une idée fausse dans une idée vraie,

car le rapport entre l’observateur et ses conditions d’observation n’est pas propre au moderne. Il

n’y a jamais eu d’appréhension en soi hors d’un observateur, et l’image de l’objet a de tout temps

été une image des rapports que nous entretenons avec lui.

Marcel Duchamp, mauvais peintre dans son horreur de la térébenthine et suiveur de Picasso avec

son «Nu descendant un escalier» (qui mettait en peinture la chronophotographie de Marey), est un

support idéal pour le néo-classique et l’anti-moderne. Parce qu’il est lui-même néo-classique et

cumule les ambiguïtés avec sa petite phrase qui programme le cynisme d’une partie de la

modernité artistique qui le suit : «on peut faire avaler n’importe quoi aux gens.»

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Et puis il y a surtout le «Grand Verre» de Duchamp, son grand œuvre, «la Mariée mise à nu par

ses célibataires, même» (1915-1923), qui réalise, selon Duchamp lui-même, «une

expérimentation absolument scientifique, basée sur des calculs et des dimensions, une

réhabilitation d’un savoir qui avait été complètement décrié.» Le scénario du Grand Verre peut se

résumer ainsi : les Célibataires, sous la forme de Neuf Moules Mâlics (propre mot de Duchamp)

émettent un gaz. Celui-ci passe dans des tubes et à travers des tamis en forme de cône. Il se

transforme en liquide et se dirige vers le domaine de la Mariée. La séparation entre les deux

panneaux est l’aire que Duchamp désigne comme un circuit de mise à nu électrique et un

refroidisseur à ailettes. Cette aire calme l’ardeur des Célibataires qui faiblissent dans leur tentative

pour séduire la Mariée. Les trois Témoins Oculaires, à droite du panneau des Célibataires, furent

les derniers achevés. C’est une partie de l’ouvrage qui était supposée encourager l’examen

attentif de l’observateur. Pour y parvenir, Duchamp a usé de divers moyens techniques et optiques.

Il s’inspira de diagrammes d’opticiens et prépara minutieusement des dessins en perspective qui

furent ensuite tracés sur la surface étamée du verre. Par la suite, Duchamp gratta le tain. Il termina

par neuf trous, à l’extrême droite du panneau de la Mariée en projetant des allumettes enflammées

sur la peinture au moyen d’un canon jouet pointé sur le verre. Aux points d’impacts, un trou fut

percé. Les artistes de la Renaissance qui avaient développé la perspective pensaient les plans

picturaux comme une fenêtre transparente, et Duchamp poussa ironiquement cette notion jusqu’à

sa conclusion logique mais inattendue : la section inférieure des Célibataires contient toutes sortes

de constructions de perspectives trompeuses, tandis que la section supérieure de la Mariée

apparaît beaucoup plus plate. Le discours du «Grand Verre» est donc l’éloge du savoir et du calcul,

en réaction contre la dégénérescence du métier et du savoir de Courbet et des impressionnistes.

L’éloge d’un savoir à la fois exalté et masqué par le ludique, et plus précisément l’articulation d’une

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science et d’une gnose par la combinaison chez Duchamp des mathématiques et de l’occultisme.

Contre la modernité du sujet et du regard. Contre la définition trop simple de Courbet : «ce que

mes yeux voient». Duchamp voulait un art qui fut un pur produit de l’esprit. Il souhaitait l’abandon

des matériaux artistiques traditionnels et considérait ses notes sur son œuvre (publiées en 1934

sous le nom de la Boîte verte) comme un travail artistique plus important que l’œuvre même. Il ne

met donc pas sa marque sur l’art en tant que peintre. C’est comme non-peintre, exposant de

véritables non-œuvres, qu’il s’est inscrit dans l’art comme non-art. Génie tout de calcul et de

pouvoir, génie sec du défi au culturel qui tourne lui-même au culturel. Allez vous y retrouver

maintenant dans ce brouillard de répétition qui l’a suivi et dont il est resté la grande référence !

Rejet de l’historicité, rejet de la valeur, rejet de l’œuvre. Il nous faudra réfléchir plus précisément à

ces effets pervers de la tradition Duchamp dans la modernité de l’art !

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la valeur d’une œuvre d’art

Des dernières interventions de Jean-Marie, Lucie et Dominique, je retiens finalement les trois

questions suivantes :

- que faut-il pour qu’une œuvre artistique prétende à l’excellence ? et que faut-il considérer pour lui

accorder cette qualité: le travail besogneux de la matière (le corps de l’œuvre) ou le concept

(l’idée) qui transparaît dans ce travail ?

- cela concerne-t-il exclusivement le domaine traditionnel de l’art pictural (le dessin, l’image, le

visuel représenté) ?

- peut-on encore parler de beauté quand on parle d’art ?

Je pense avoir déjà répondu grosso modo à ces questions dans les pages qui précèdent. Je

résumerai donc ici brièvement mon point de vue sur la valeur d’une œuvre d’art (ce qui fait son

excellence et souvent son prix sur le marché), en considérant que cela concerne aussi bien l’art

des peintres/imagiers/photographes, des poètes/romanciers, des musiciens/chanteurs, des

architectes, des créateurs de mode et des penseurs… car penser est aussi un art quand c’est

inventer de nouveaux rapports entre affect et concept. J’en profite pour répéter ici que le dualisme

«support/idée» (vin/outre) n’a plus pour moi aucun sens en matière d’art. Avec son aspect pratique

et la fausseté de son «évidence», il ne peut nous mener qu’à des impasses.

Le problème de l’art est la valeur, et notre esthétique moderniste, paradoxalement, l’élude. Cette

valeur suppose une tenue des contraires entre la résultante des savoirs et des pratiques d’une

époque (= ce qui reste de cette époque) et une invention qui les transforme, activité imprévisible et

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– il faut le reconnaître- incompréhensible, car elle fait son temps, elle est ce qui en sort et qui en

restera. C’est ainsi que Courbet et Manet resteront les grands peintres du 19ème siecle, tandis

que Meissonier, Bouguereau et Cabanel, n’ayant rien inventé, sont passés rapidement aux

oubliettes (même s’ils reviennent aujourd’hui au Musée d’Orsay). Ni le succès ni l’insuccès

contemporains ne sont donc des signes de valeur. Et la question de l’art n’est plus la perception de

la beauté, mais celle de sa propre historicité, qui est en même temps celle de sa valeur. Qu’est-ce

en effet une œuvre réussie ou ratée ? Par rapport à quoi ? La valeur ne peut être que de l’œuvre

elle-même, à la différence du jugement de goût (c’est bon ou c’est mauvais) de l’amateur d’art. Il

doit y avoir un rapport interne à la définiton entre la définition et la valeur : la définition ne

s’accomplit pleinement dans sa compréhension que si le maximum de sa valeur y est réalisée. Car

cette relation entre la valeur et la définition n’est ni chiffrable ni quantifiable. Elle ne connaît que

deux degrés, le minimum qui annule la définition, et le maximum qui l’accomplit. (Cela n’est pas

propre au vocabulaire de l’art, mais à toute notion, et de l’emploi le plus familier et courant : «ça,

c’est du vin !»). L’œuvre étant ce qui fait sa propre historicité, cette coïncidence entre la définition

et la valeur maximale de l’œuvre apparaîtra donc chaque fois qu’il y aura l’invention unique d’une

historicité radicale par la subjectivation/transformation d’une des manières de notre rapport au

monde. En ce sens, la valeur d’une œuvre d’art ne peut dépendre ni d’une décision d’un critique,

ni d’une intention d’un artiste, ni du goût d’un amateur d’art. Et il est totalemant dénué de sens

d’opposer Courbet à Cézanne ou à Picasso.

Reparlons, pour finir, des effets pervers de la tradition Duchamp dans la modernité de l’art ! En

effet, la disparition de l’œuvre à partir du pissoir de Duchamp et des « non-œuvres » des années

1910 a revivifié largement l’esthétique classique et éliminé la question de l’historicité. Et le

paradoxe de cet anti-art conceptuel qui élimine l’œuvre et son sujet, c’est que, de tout mettre dans

l’intention, il s’est mis dans la contradiction de se croire subversif («je vous pisse dessus») tout en

réinstallant en lui-même le sujet philosophique classique : celui qui, ayant une intention, ne peut

être le sujet de l’art. A cause de ce que fait toute œuvre d’art qui est une œuvre : un débordement

spécifique hors de tout ce qui peut être conscience, intention, volonté. C’est ainsi que le mode

propre d’agir du sujet de l’art implique non seulement son propre inconscient, mais aussi une

communication d’inconscient à inconscient. Ce critère me paraît fondamental pour la

compréhension de la valeur d’une œuvre d’art. Nous sommes hélas à cet égard dans une telle

carence de théorie que les polémiques sur le chef-d’œuvre ou la beauté en art tournent en rond à

force d’être dupes des mots. C’est la raison pour laquelle nous devons continuer à y travailler !

Mercredi 9 mars 2011