À propos de l'Évangile selon saint jean de la british and foreign

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BABELAO 3 (2014), p. 109-124 © ABELAO (Belgium) À propos de l’Évangile selon Saint Jean de la British and Foreign Bible Society en berbère tachelhit (Maroc) Par Naïma Afif Université catholique de Louvain ’Evangile de Jean en berbère tachelhit 1 dont il est question dans le présent article a été publié au début du 20 e siècle sous les auspices de la British and Foreign Bible Society 2 par des missionnaires protestants de la Southern Morocco Mission 3 . Cette traduction biblique, relativement tardive, répondait au défi de 1 Le berbère appartient à la famille des langues afro-asiatiques qui com- prend les langues tchadiennes, l’égyptien, le couchitique et le lybico-berbère. Le tachelhit est le berbère parlé au Sud-Ouest du Maroc, à côté du rifain (au Nord) et du tamazight (au centre). 2 Société fondée à Londres en 1804 dans le but de promouvoir la diffusion de la Bible en langues étrangères, cf. L.J. BALL, « British and Foreign Bible Society », dans H.J. HILLERBRAND (éd.), The Encyclopedia of Protestantism, vol. 1, Routledge, New York-Londres, 2004, p. 304-306. 3 St. John Gospel, British and Foreign Bible Society, Alger, 1906, cf. T.H. DARLOW et H.F. MOULE, Historical Catalogue of the Printed Editions of Holy Scrip- ture in the Library of the British and Foreign Bible Society. Reprinted with the Permission of L

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  • BABELAO 3 (2014), p. 109-124 ABELAO (Belgium)

    propos de lvangile selon Saint Jean de la British and Foreign Bible Society en berbre tachelhit (Maroc) Par

    Nama Afif Universit catholique de Louvain

    Evangile de Jean en berbre tachelhit1 dont il est question dans le prsent article a t publi au dbut du 20e sicle sous les auspices de la British and Foreign Bible Society2 par

    des missionnaires protestants de la Southern Morocco Mission3. Cette traduction biblique, relativement tardive, rpondait au dfi de

    1 Le berbre appartient la famille des langues afro-asiatiques qui com-

    prend les langues tchadiennes, lgyptien, le couchitique et le lybico-berbre. Le tachelhit est le berbre parl au Sud-Ouest du Maroc, ct du rifain (au Nord) et du tamazight (au centre).

    2 Socit fonde Londres en 1804 dans le but de promouvoir la diffusion de la Bible en langues trangres, cf. L.J. BALL, British and Foreign Bible Society , dans H.J. HILLERBRAND (d.), The Encyclopedia of Protestantism, vol. 1, Routledge, New York-Londres, 2004, p. 304-306.

    3 St. John Gospel, British and Foreign Bible Society, Alger, 1906, cf. T.H. DARLOW et H.F. MOULE, Historical Catalogue of the Printed Editions of Holy Scrip-ture in the Library of the British and Foreign Bible Society. Reprinted with the Permission of

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    transmettre le message vanglique en pays musulman dans une culture essentiellement orale. Afin de mettre le texte porte des locuteurs chleuhs, les traducteurs ont ainsi procd de nces-saires adaptations du quatrime vangile la ralit berbre (insti-tutions, vocabulaire du culte, nomenclature) et formul pour la premire fois les notions du vocabulaire chrtien en tachelhit. Ecrite en alphabet arabe4, cette version de lEvangile de Jean a retenu lattention des berbrisants qui en ont produit des transcriptions base latine (A. Roux, H. Stroomer)5 mais na, ce jour, pas fait lobjet dune tude particulire. En outre, bien que lactivit missionnaire chrtienne au Maroc durant les priodes prcoloniale et coloniale ait suscit des recherches6, les textes bi-bliques traduits en berbre dans ce contexte, constituent, eux, un champ peu explor7. On sefforcera ici dapporter un premier clairage sur la question en guise de contribution historique8 et philologique.

    1. Cadre missionnaire de la traduction et inventaire des ditions

    Lorsque la Southern Morocco Mission est fonde Glasgow en 1888, elle se donne pour objectif de combler labsence de mouvement dvanglisation dans le Sud du Maroc auprs des populations berbres, arabes et juives9. La mission simplante

    The British and Foreign Bible Society, London, vol. 2/3 (Polyglots and Languages other than English), Kraus Reprint Corporation, New York, 1963, p. 1364.

    4 Celui-ci est utilis pour la notation du berbre depuis le Haut Moyen-Age, cf. N. VAN DEN BOOGERT, Medieval berber orthography , dans S. CHAKER & A. ZABORSKI (ds.), Etudes Berbres et Chamito-Smitiques. Mlanges offerts Karl-G. Prasse, Peeters, Paris-Louvain, 2000, p. 357-377. Bien que la culture berbre relve principalement de loralit, une tradition crite caractre religieux est atteste en tachelhit partir du 17e sicle. Le choix des traducteurs correspond donc un usage sinon rpandu, du moins consacr dans le Sud marocain. Signalons quactuellement au Maroc, un alphabet berbre, le no-tifinagh, est en usage dans le cadre de la standardisation du berbre, la langue amazigh.

    5 Cf. chapitre 1. 6 Pour une vision gnrale de la prsence chrtienne au Maroc partir de la

    seconde moiti du 19e sicle, voir J. BADA et V. FEROLDI, Une mmoire commune en devenir : chrtiens et musulmans au Maroc (1856-1985) dans V. FEROLDI (dir.), Chrtiens et musulmans en dialogue, les identits en devenir : travaux du Gric (1996-2003), LHarmattan, Paris, 2003, p. 53-83. Pour lhistoire des mis-sions protestantes au Maroc, voir J.-L. MIGE, Les missions protestantes au Maroc (1875-1905) , dans Hespris : Archives berbres et bulletin de lInstitut des Hautes Etudes Marocaines, 42, 1955, p. 153-192.

    7 Citons nanmoins le Pater Noster traduit en tachelhit par J. Jones et publi dans lOratio Dominica de Chamberlayne au 18e sicle. H. Stroomer en a livr une analyse dtaille, cf. H. STROOMER, An Early European Source on Ber-ber. Chamberlayne (1715) dans S. CHAKER & A. ZABORSKI (ds.), ibid., p. 303-316.

    8 Les informations que lon fournira sont en partie tributaires des comptes rendus de la mission quil a t possible de consulter.

    9 Jusqualors, les missions protestantes dans la rgion staient surtout int-resses la minorit isralite locale. Une premire tentative dvanglisation avait t mene Mogador (lactuelle Essaouira) ds 1834, mais elle savra infructueuse, J.-L. MIGE, ibid., p. 154-155.

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    dabord Mogador en 1889 sous la direction du mdecin et mis-sionnaire presbytrien Cuthbert Nairn, bientt rejoint par dautres agents cossais. Une anne plus tard, le sige central est tabli Marrakech et luvre de prdication de la mission, double dune importante activit sociale (soins mdicaux, cration dcoles, etc.), stend bientt Mazagan (lactuelle el-Jadida), Safi et Amizmiz ( lintrieur des terres). Afin de toucher un public large, C. Nairn et D. Muir9F10 se familiarisent avec les langues vernacu-laires (larabe et le berbre) et en 1904, avec laide dun soussi de Taroudant10F11, ils achvent la traduction de lEvangile selon Saint Jean en tachelhit qui sera publie en 1906 par la British and Foreign Bible Society11F12. Cette dition compose de 166 pages crites en ca-ractres arabes de style maghribi12F13 (cf. spcimen, p. 20) est la re-production lithographie dune copie prpare par un agent de la Socit biblique Alger du nom de J. May 13F14. Publie sans nom dauteur sous le titre tachelhit (=Lnjil n Sidn s lmsi f ufus n Yunna), elle est accompagne, au bas de la dernire page, dune brve description en franais : Evangile selon Saint-Jean traduit en Chelha 14F15, dialecte Berbre du Sous Marocain. Le texte est diffus grce au travail de colportage, tandis que dans les dispensaires et hpitaux de la mission, la lecture de passages pr-cde les consultations, recevant souvent un accueil mitig15F16. La traduction fait ensuite lobjet dune rvision par les soins des tra-ducteurs en 192516F17 et sera plusieurs fois imprime 17F18. A lissue de quarante annes de prdication, il est difficile de dterminer le nombre ou mme lventualit de convertis au christianisme dans le Sud du territoire marocain. C. Nairn dresse

    10 D. Muir tait charg de lvanglisation des populations juives, cf. Work

    among Jews , dans Southern Morocco Mission. Founded 1888. A Review of the Work, Pickering & Inglis, Glasgow, 1918, p. 9.

    11 J.-L. MIGE, ibid., p. 169. Un soussi est un habitant du Souss, rgion berbrophone (tachelhit) situe au Sud-Ouest du Maroc.

    12 The Gospel of St John in Susiya, translated by Cuthbert Nairn and Da-vid Muir of the South Morocco Mission, was almost ready for publication in 1904 , cf. W. CANTON, A history of the British and Foreign Bible Society, J. Murray, Londres, vol. 5, 1910, p. 11.

    13 Lcriture de style maghribi prsente les particularits diacritiques suivantes : absence de point(s) sur le nun final et le qaf, point suscrit sur le fa. Des amna-gements graphiques sont apports aux lettres arabes pour combler labsence de correspondance phontique avec le tachelhit (par exemple le phonme /g/, not au moyen de la lettre kaf et de trois points souscrits ou suscrits).

    14 Cf. T.H. DARLOW et H.F. MOULE, op. cit. Seul un titre anglais est men-tionn : St. John Gospel.

    15 De larabe , tachelhit . 16 J.-L. MIGE, ibid., p. 174. Lvolution du contexte politique marocain (le

    Maroc est sous protectorat franais partir de 1912), accentuera le climat de dfiance de la population vis--vis de la prsence europenne quelle quelle soit.

    17 G.E. COLDHAM, A Bibliography of Scriptures in African Languages, vol. 2, British and Foreign Bible Society, Londres, 1966, p. 585.

    18 Pour les rditions et/ou rimpressions de la traduction, on consultera ventuellement ID., Supplement (1964-1974) to A Bibliography of Scriptures in Afri-can Languages, British and Foreign Bible Society, Londres, 1975.

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    cependant un bilan optimiste de luvre dvanglisation19 et de lextension de la mission, les principales villes et villages en-de dAgadir tant dsormais occups20. Aprs la mort de son surin-tendant (en 1944), la Southern Morocco Mission poursuivra ses activi-ts et fusionnera, en 1959, avec la North Africa Mission21. Depuis, dautres textes bibliques ont t traduits en ta-chelhit par lUnited Bible Societies : lEvangile de Marc (1994), les Eptres de Pierre (1994) et lintgralit du Nouveau Testament (1998). En 2000 (soit un peu moins dun sicle aprs sa parution), la traduction de C. Nairn et D. Muir a nanmoins connu un re-gain dintrt tant sur le plan confessionnel que scientifique, avec une transcription base grco-latine publie par lAssociation chrtienne dexpression berbre, en collaboration avec le Dpar-tement des langues et cultures du Moyen-Orient islamique de luniversit de Leyde22. Cette dition a t ralise par H. Stroo-mer selon un systme morpho-phonologique, conformment lun des usages rpandus dans les tudes berbres23. Le texte de la traduction est de facture simple, ce qui en plus de limportance doctrinale du quatrime vangile explique trs certainement sa ractualisation auprs des berbres chrtiens.

    19 It is impossible to say how many Moslems and Jews who have been in

    frequent and close contact with the missionaries may have believed unto salva-tion. One cannot doubt that numbers during the course of the years have believed the message of the Gospel, although they made no pronounced pro-fession of faith , cf. Gospel Preaching , dans Southern Morocco Mission. Found-ed 1888. A Review of the Work, Pickering & Inglis, Glasgow, 1926, p. 4.

    20 Now every town of any importance is occupied, except Agadir and Ta-rudant, which are still barred to us , cf. These Fourty Years (1888-1928) , dans Southern Morocco Mission. Founded 1888. A Review of the Work, Pickering & Inglis, Glasgow-Londres, 1928, p. 5.

    21 R. BENEDETTO et D.K. MCKIM, Historical Dictionary of the Reformed Churches, The Scarcrow Press (Historical Dictionaries of Religions, Philoso-phies, and Movements, 99), Lanham-Toronto-Plymouth, 2010, 2de dition, p. 337.

    22 Je remercie le Prof. H. Stroomer de men avoir aimablement fait parvenir une copie, H. STROOMER, LEvangile selon Saint Jean en berbre Tachelhiyt (Maroc), Paris-Leyde, 2000. Ce texte a t tabli partir de St. Johns Gospel in Shilha : Susi dialect, British and Foreign Bible Society, 1937. Il prsente des variantes lexi-cales par rapport la premire dition de la traduction (1906), peut-tre parce quil sagit dune rimpression de la rvision de 1925. Sans nous prononcer sur le sujet, et pour donner une illustration de certains de ces carts, les variantes de Stroomer qui apparaissent dans les exemples prsents dans cet article, bas sur ldition princeps, seront signales et commentes en note.

    23 Cest celui qui a t adopt dans la prsente publication. Signalons quil existe aussi un exemplaire de la traduction de lEvangile de Jean en tachelhit dans le fonds de manuscrits arabes et berbres dArsne Roux : le ms 138. Compose de 106 pages, cette copie en caractres latins diacrits a t faite dans un simple cahier par lun des tudiants du fameux berbrisant, cf. N. VAN DEN BOOGERT, Catalogue des manuscrits arabes et berbres du Fonds Roux (Aix en Provence), Travaux et documents de lIremam, 18, Aix-en-Provence, 1995, p. 77.

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    2. Phonologie du texte24 et systme de transcription Voici pour se borner lessentiel les principales carac-tristiques du systme phonologique du berbre tachelhit25 : - le vocalisme est ternaire : a/i/u (sans opposition brve/longue) ; - comme dans les autres parlers berbres, le systme con-sonantique est caractris par la tension articulatoire (que lon indiquera par le redoublement de la lettre) et lemphase (note par un point suscrit). Toutefois, on constate plus particulirement :

    a) la ralisation occlusive des consonnes /b/, /d/, /t/, /g/, /k/ ;

    b) une tendance la labio-vlarisation des consonnes vlopa-latales (indique par w) ;

    c) labsence de shewa, insensible la prononciation (elle nest ds lors par transcrite).

    Le texte de ldition en alphabet arabe prsente quelques liberts par rapport ce systme phonologique de base : ni la la-bio-vlarisation ni lemphase de la sonore /z/ ne sont restitues lcrit, mais le texte vocalis offre un support de base suffisant pour le lecteur chleuh, sans doute invit restituer de lui-mme les articulations manquantes. En dpit de son homognit, le tachelhit prsente des variations phontiques rgionales comme par exemple laspiration du k en kh (ex : toi au fminin = kmmi (Ifrane, Anti-Atlas) et khmmi (Argana, province de Taroudant). De ce point de vue, le texte de la traduction ne prsente pas de particularits significa-tives. Signalons toutefois quelques phnomnes isols dont : a) la ralisation de /j/ en /dj/ dans adj itt laisse-la (Jn 12,7) et tadjim t a iddu et laissez-le sen aller (Jn 11,44), mais ajjat laissez (Jn 18,8) ; b) lassimilation distance de /s/ en // dans ikm il fit entrer en Jn 18,16 (< iskm).

    3. Elments dadaptation de lEvangile de Jean en ta-chelhit

    Sans prtendre lexhaustivit, deux aspects seront envi-sags dans la prsente analyse : 1) les spcificits du vocabulaire religieux de la traduction que lon abordera succinctement ; 2) les lments dadaptation culturelle ayant une influence exgtique (ou interprtative) qui seront plus longuement dve-lopps.

    24 Cette analyse est tablie partir de ldition de 1906. 25 S. CHAKER, Chleuh , dans Encyclopdie berbre, 13, Edisud, Aix-en-

    Provence, 1994, p. 1926-1933. Voir aussi M.G. KOSSMANN et H.J. STROOMER, Berber Phonology , dans A.S. KAYE (d.), Phonologies of Asia and Africa, vol. 1, Eisenbrauns, Winona Lake, 1997, p. 467-468.

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    3. 1. Lexique de traduction : caractristiques gnrales Sur le plan lexical, de nombreux mots arabes ont t in-troduits en berbre. Ce phnomne tant courant dans le vocabu-laire religieux25F26, son importance dans la traduction de lEvangile de Jean en tachelhit ne constitue pas une exception 26F27. Ces em-prunts lexicaux sont de plusieurs types (mots berbriss ou tran-slittrs, avec parfois des glissements smantiques). Ils ont subi dans la plupart des cas des modifications phonologiques mi-neures, notamment par rduction du systme vocalique et peu-vent tre emprunts avec larticle arabe : lnjil < ( lEvangile ) ; lmsi < ( le Messie 27F28), lmlk < ( lange ). - Les traducteurs ayant employ le lexique arabo-musulman intgr en berbre tachelhit, le vocabulaire biblique de la traduction ne prsente pas de correspondances lexicales avec larabe chrtien, except lorsque le concept exprim dans lEvangile est absent de la tradition musulmane (cest le cas du terme baptiser , cf. Jn 3,26). La formulation du vocabulaire biblique est donc principalement calque par dfaut sur la termi-nologie islamique : - le Fils de lHomme = Yus28F29 n bnadm < ( fils dAdam )

    - le Fils de Dieu = Yus n Rbbi

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    - Lonomastique des figures communes la tradition mu-sulmane et au christianisme est islamise : ainsi, Jsus est s ou Sidn s et Jean-Baptiste, Yay33, mais le nom de lvangliste, lui, correspond la forme arabe chrtienne (Yuanna). Les an-throponymes dorigine grecque, hbraque et latine sont gale-ment arabiss : Andrawus (Andr), Siman Burus (Simon Pierre), Yuna (Jonas), Bilaus (Pilate) ou encore Yahuda Lsxariyuti (Judas Iscariote). En somme, on peut dire quaucune rupture nest opre dans la conversion du message vanglique en tachelhit. Le subs-trat religieux du milieu de rception est simplement enrichi de nouveaux lments doctrinaux. 3. 2. Rduction de la distance culturelle : exemples significatifs Afin de rendre le texte intelligible auprs des lec-teurs/locuteurs chleuhs, des rapprochements entre le cadre cultu-rel de lvangile johannique et le milieu berbre sud marocain ont ncessairement t tablis. Pour signifier prtoire 34 ou C-sar , les traducteurs ont en effet t amens trouver des quiva-lences dans la culture darrive (=tigmi n lmxzn35, agllid n Rrum36), sous peine de livrer un texte obscur leur auditoire. Sans dresser une liste complte de correspondances, on examinera dans la section qui suit lutilisation des termes , , , et en tachelhit, en prenant soin den valuer les rapprochements avec le cadre berbre. Les exemples retenus pour lanalyse proprement dite seront cits dans le contexte immdiat des versets o ils apparaissent37. En raison des principes de transcription adopts38, le texte tachelhit prsente un cart par rapport loriginal en alphabet arabe (= dition prin-ceps, 1906), aussi, dans un souci de prcision, la translittration du texte dorigine sera donne en bas de page.

    berbres (formes attestes) : -Gey, vol. 3, Peeters (M. S. Ussun amazi, 19), Paris-Louvain, 2002, p. 773-774. Voir aussi S. CHAKER, Terminologie libyque des titres et des fonctions , dans Linguistique berbre : tudes de syntaxe et de diachronie, Peeters, Paris-Louvain, 1995, p. 173.

    32 Bani] Banu, Stroomer. 33 Notons le maintien des voyelles longues dans ces emprunts de larabe. 34 Dans les Evangiles, le terme dsigne la rsidence du gouver-

    neur romain o ce dernier jugeait les cas soumis sa juridiction (cf. F.G. VI-GOUROUX, Dictionnaire de la Bible, vol. 5/1, 1912, col. 621- 639).

    35 Littralement : la maison du gouvernement , traduction de larabe -dsigne le pou ( de la racine) le palais du sultan . Le mot , voir politique en place.

    36 De larabe classique , Romains (de lEmpire dOrient). 37 A titre indicatif, certains passages divergents du texte tachelhit seront mis

    en parallle avec le texte grec (= E. NESTLE et K. ALAND, Novum Testamentum Graece, Deutsche Bibelgesellschaft, Stuttgart, 28e dition, 2012).

    38 La forme de base des cas dassimilation est restitue ; les lments gram-maticaux, segments arbitrairement dans le texte en caractres arabes, sont spars de faon mettre en vidence les composants syntaxiques des noncs.

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    On a cru utile daccompagner les exemples dindications lexicographiques ainsi que dlments de grammaire compare, susceptibles de profiter aux smitisants. Enfin, une traduction permet de se familiariser avec le texte tachelhit.

    - Rabbi Le mot Rabbi est expliqu dans le premier chapitre du texte johannique (Jn 1,38)38F39. En tachelhit, il est traduit par la par-ticule vocative a (=) suivie du mot lfqih, de larabe , tre sa-vant et vers dans la jurisprudence musulmane 39F40. En arabe clas-sique, le (faqh) est le jurisconsulte ou le savant en droit islamique 40F41, mais dans le domaine berbre, de mme quen arabe dialectal marocain, le terme peut dsigner le matre dcole cora-nique 41F42 et/ou le lettr 42F43. En tachelhit du Souss, E. Destaing lui donne le sens dinstituteur 43F44 et professeur en soulignant que lenseignement lmentaire est dispens par le talb (de larabe tandis que pour un enseignement plus lev, on sadresse ,(lalim 44F45 (de larabe ) cet enseignement ayant, il sentend, un caractre religieux : Jn 1,38 : Igriwl s ar tn ittmnad furn t, inna yasn : Mat tsiggilm? Nnan as : Rbbi mani at tilit ? (tga lmna n Rbbi, a lfqih) = (Jsus se retourna, et

    39 Le terme ( Matre ), dorigine aramenne ( suivi du suffixe de

    la 1re personne du singulier, mon Matre ) est translittr tel quel dans le texte grec.

    40 A.B. KAZIMIRSKI, Dictionnaire Arabe-Franais contenant toutes les racines de la langue arabe, leur drivs, tant dans lidiome vulgaire que dans lidiome littral, ainsi que les dialectes dAlger et de Maroc, vol. 2, Maisonneuve, Paris, 1860, p. 623.

    41 Lane lui donne un sens plus large : any one possessing knowledge of a thing . E.W. LANE, An Arabic-English Lexicon, vol. 1, Librairie du Liban, Bey-routh, 1968, p. 2429.

    42 Cest le cas dans de nombreux dialectes, cf. D.B. MACDONALD, Fah dans The Encyclopaedia of Islam, vol. 2., nouvelle dition, Brill, Leiden, 1991, p. 756. Pour larabe marocain, voir W. MARAIS, Textes arabes de Tanger. Transcrip-tion, traduction annote, glossaire, vol. 4, Paris, 1911, p. 415. Dans son lexique, de Prmare lui donne le sens de juriste et prcise que le mot peut dsigner limam de la prire du vendredi . Le mme terme avec chute du ) ) d-signe le lettr , le matre dcole coranique . Plus particulirement, a lfqih, cest--dire matre servirait aussi dinterjection pour interpeller un cadi, le gouverneur dun village ou dune ville, cf. A.-L. DE PRMARE, Dictionnaire Arabe-Franais. Langue et culture marocaines, vol. 10, Editions LHarmattan, 1998, p. 138.

    43 J. HOUTSONEN, Traditional Quranic Education in a Southern Mo-roccan Village , dans International Journal of Middle East Studies, vol. 26/3, Aug. 1994, p. 489-490.

    44 E. DESTAING, Vocabulaire Franais-Berbre. Etude sur le tachelt du Sos, Pa-ris, 1938, p. 158.

    45 Ibid., p. 232.

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    voyant quils le suivaient, leur dit : Que voulez-vous ? Ils lui di-rent : Rabbi o demeures-tu ? ( Rabbi signifie46 matre ). Dans linterrogatif de lieu mani ( o ) on retrouve le thme en m exprimant linterrogation commun au groupe smitique et afro-asiatique 46F47 et la prposi-tion ( dans ). Le mot lmna, de larabe ( signification ), prcd de larticle, est intgr tel quel en tachelhit. Jn 3,26 : ... A lfqih, wa lli stt inn didk ikkan ugmma ann n Lurdunn47F48, lli f tfkit tugga, ha ti ar ittmmad tta nttan (= O matre, celui qui tait avec toi sur lautre rive48F49 du Jourdain (et) qui tu as rendu tmoignage, voici quil baptise lui aussi) Pour signifier tmoigner, rendre tmoignage, tre tmoin deux expressions berbres sont employes dans le texte tachelhit : kf tugga (littralement donner tmoignage ) et g inigi ( tre tmoin )49F50. La racine hd est utilise exception-nellement en Jn 1,34 et correspond au sens de rendre tmoignage de quelque chose mais aussi prononcer les paroles sacramentelles constituant larticle de foi musulmane 50 F51. Ce verbe convient donc par analogie la profession de foi de Jean qui, dans le passage concern, tmoigne de la divinit du Christ. Le verbe baptiser est rendu par la racine qui, en arabe chrtien, signifie baptiser, administrer le sacrement du baptme quelquun 51F52, la 2me forme. En arabe, le verbe se construit avec laccusatif de personne mais dans le texte en tachelhit, il est plus gnralement intransitif et se prsente dans tous les cas laoriste intensif. Jn 3,10 : Iwajb s, inna yas : Ha kiyyi tgit lfqih n Bani Israyl, sul ur tssint limur ad ? (= Jsus rpondit (et) lui dit : Tu es matre en Isral et tu ignores ces choses ? ) Le pronom personnel indpendant 2 m. s kiyyi est en partie form partir du suffixe personnel berbre de la 2 m. s. k (cf. k(a) en akkadien et k en gyp-tien)52F53. La formule en Isral correspond , littralement : des enfants

    46 Littralement : le sens de Rabbi est . 47 J.-C. HAELEWYCK, Grammaire compare des langues smitiques. lments de

    phontique, de morphologie et de syntaxe, ditions Safran (Collection Langues et cultures anciennes, 7), Bruxelles, 2006, p. 110.

    48 n Lurdunn] Llurdunn. Lassimilation du n ( de introduisant le compl-ment du nom) en l est indique dans ldition princeps. Le phnomne dassimilation est ici rtabli dans sa forme syntaxique (idem chez Stroomer).

    49 Le mot agwmma de la panberbre gm rive suivi de ann (dmonstra-tif dloignement) correspond la rive oppose celle o lon est , cf. K. NAT-ZERRAD, Dictionnaire des racines berbres (formes attestes) : -Gey, vol. 3, Peeters (M. S. Ussun amazi, 19), Paris/Louvain, 2002, p. 804.

    50 A propos de cet emploi, cf. P. GALANT-PERNET, Traces de reprsenta-tions archaques dans le lexique et la morphologie berbres. Le cas de inigi , dans K. NAT-ZERRAD (d.), Articles de linguistique berbre, p. 197-234.

    51 A.B. KASIMIRSKI, ibid., vol. 1, p. 1279. 52 Ibid., vol. 2, p. 361. 53 Au sujet de la formation des pronoms personnels affixes et indpendants

    en berbre, cf. S. CHAKER, La parent chamito-smitique du berbre : un

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    dIsral . Le terme limur ( choses ) drive de larabe , pluriel de (mme sens). Le terme lfqih est employ pour traduire ( Matre ) et ( matre, prcepteur ) avec qui il partage la mme signification. Il prsente donc (compte tenu de loccurrence de ces deux termes dans lEvangile johannique) la particularit de sappliquer uniquement Jsus, Jean-Baptiste et Nicodme.

    - Disciple Au terme disciple , , dont on compte plus de soixante-dix occurrences dans le quatrime vangile, correspond le mot amar (au pluriel imarn), de larabe , tre pr-sent , racine partir de laquelle est drive la forme nominale en am- qui compose le nom dagent en berbre 53F54. En tachelhit, le mot amar dsigne lcolier qui suit gnralement un enseignement coranique54F55. Les imarn du texte johannique en tachelhit sont les disciples de Jean (1,35), les adeptes de Mose (Jn 9,28) et bien entendu les disciples de Jsus : Jn 4,31 : Walaynni lli ur ta d lkimn mddn ann, ar ttllaln imarn nns, ar as ttinin : Hak, at tt, a lfqih. (= Mais comme ces personnes ntaient pas encore arrives, ses disciples lentouraient dattention (et) lui disaient : Tiens, mange, matre). Mais comme ces personnes ntaient pas encore arrives = ( pendant ce temps ). Le verbe ll donn pour le grec (de , demander, interroger ) est mentionn par Destaing sous lentre, caresser 55F56, consoler 56F57 et la forme factitive : bercer (se dit dun en-fant)57F58. Lusage de ce verbe vise certainement souligner laffection des dis-ciples pour Jsus (do lentouraient dattention ).

    faisceau dindices convergents , dans Linguistique berbre. Etudes de syntaxe et de diachronie, Paris-Louvain, Peeters, 1990, p. 233-235.

    54 Ce prfixe est rapprocher de mu- en arabe et en akkadien, ma- en thio-pien, m- en aramen et en hbreu, cf. J.-C. HAELEWYCK, ibid., p. 144.

    55 Destaing lui donne simplement le sens dcolier, en prcisant que lcolier plus g se dit lmsafer (de larabe ) ou encore le taleb. E. DESTAING, ibid, p. 102. Mme sil revt dabord un sens religieux, le mot amar peut sappliquer par extension toute personne en situation dapprentissage cf. A. BOUN-FOUR, Oralit et criture : un rapport complexe , dans Revue de lOccident musulman et de la Mditerrane, 44, 1987, p. 87.

    56 E. DESTAING, ibid., p. 53. 57 Ibid., p. 73. 58 Ibid., p. 37.

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    Jn 1,35 : Asska yann da, ibidd Yay nttan d sin z imarn nns. (= Le len-demain, Jean se tenait nouveau en compagnie de deux59 de ses disciples).

    Jn 9,28 : Kiyyi a igan amar n wann, imma nkkwni imarn n Musa an nga. (= Cest toi qui es son disciple60 ; nous, nous sommes les disciples de Mose). La relation des disciples avec leur matre, lien de base de la communaut johannique, est calque sur lorganisation de lenseignement religieux en milieu islamo-berbre : utilis conjoin-tement avec lfqih pour Rabbi , le terme amar compose un champ lexical cohrent pour le lecteur chleuh.

    - Grand prtre Lautorit juive dans lEvangile de Jean est reprsente par le Sanhdrin (haute cour de justice 60F61) au sein duquel sige le grand-prtre (), traduit par anmur n lzzanin en ta-chelhit. Le mot anmur, au pluriel inmurn (de la racine mr/mqr, tre grand 61F62), notable, personnage influent , est form par-tir de am (prfixe du nom dagent) + mur, avec dissimilation du m en n62F63. Il est suivi de l(a)zzan63F64 (au pluriel l(a)zzanin), de larabe marocain rabbin, lettr juif, grand rabbin [mot vague dans lesprit des musulmans] ; les juifs emploient entre eux le mot rab-bi 64F65. On pourrait donc traduire le singulier anmur n lzzanin par le grand rabbin et le pluriel inmurn n lzzanin par les princi-paux rabbins (littralement : les notables des rabbins ).

    59 Le numral sin (pan-berbre) est proche de lakkadien ina et de lhbreu

    .60 Littralement : le disciple de celui-l . 61 Pour la traduction de Sanhdrin en tachelhit, voir exemple Jn 11,47. 62 Racine que lon retrouve dans certains thonymes lybiques et pu-

    niques, cf. E. LIPNSKI, Makris , dans Dieux et desses de lunivers phnicien et punique, Peeters, (Orientalia Lovaniensia Analecta, 64/Studia Phoenicia 14), Paris-Louvain, 1995, p. 366-369.

    63 De la mme racine, est form le terme amar, le chef de la tribu ou du village , voir E. DESTAING, ibid. p. 61.

    64 Le terme apparat seul en Jn 1,19. 65 A.-L. DE PRMARE, ibid., vol. 3, 1994, p. 100.

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    Jn 11,47 Nkrn inmurn n lzzanin66 d lfarrisiyyin, skrn ajmu, ar ttinin : Mamnk ran nskr, aku argaz ad ar iskar lburhan iggutn ? (= Alors, les princi-paux rabbins et les pharisiens convoqurent67 une assemble (et) dirent : Comment ferons-nous, car cet homme accomplit beau-coup de miracles ?) Le verbe nkr, se lever , a une valeur inchoative, se mettre , mais il peut aussi exprimer une ponctuation de rcit (il correspond dans ce cas ). Pour signifier et/ou ( Sanhdrin , dont cest la seule occurrence dans le texte johannique) le texte tachelhit emploie le mot ajmu, assemble de notables, dune tribu 67F68, conformment lorganisation sociale berbre. Ladverbe interrogatif comment , mamnk est aussi attest sous la forme ma-nik en tachelhit. On attendrait un a avant la particule modale ran (

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    - Synagogue

    Dans le Nouveau Testament, dsigne l assemble ou la synagogue (considre comme lieu dinstruction et denseignement)73F74. Cit deux fois dans lEvangile de Jean (Jn 6,59 et 18,20)74F75, le terme est rendu en tachelhit par t(i)mzgida (au pluriel t(i)mzgadiwin), mosque , forme berbrise drive de larabe 75 F76. La mosque assure la fonction de lieu de culte mais galement de lieu dapprentissage coranique et reli-gieux76F77, ce qui correspond bien lactivit de Jsus du point de vue islamo-berbre. Il nest toutefois pas exclu que lemploi du mot t(i)mzgida rsulte de ladaptation du lexique judaque dans un environnement islamique77F78. Cet usage est en effet attest tant du point de vue juif que du point de vue musulman78F79, aussi bien en arabe marocain qu en pays berbre 79F80. Lemploi du terme t(i)mzgida, qui dpend avant tout de la projection du lecteur, offre par consquent une double rsonnance (dabord, aprs le discours de Jsus sur le pain de vie) : Jn, 6,59 : Inna s ikad80F81 tmzgida, lli a issaqra Kfarnaum (= Jsus dit ces choses dans la synagogue/mosque (des juifs) o il enseignait Capharnam). La forme verbale issaqra laoriste intensif (< itsaqra, aprs assimila-tion du t en s) est compose de la racine r ( appeler, lire )81F82 prcde de s,

    74 F.G. VIGOUROUX, Synagogue , dans Dictionnaire de la Bible, vol. 5/3,

    Letouzey et An, Paris, 1912, col. 1899-1900. 75 Le mot est employ sans article dans le texte grec. On ne discutera pas ici

    le caractre philologique de la question, lobjet de ce commentaire portant en priorit sur le texte cible.

    76 N. VAN DEN BOOGERT et M. KOSSMANN, ibid., p. 319. 77 Destaing lui donne galement le sens d cole , cf. E. DESTAING, ibid.,

    p. 102. 78 Les juifs berbres parlaient la langue de leur milieu et on connat des cas

    o des expressions musulmanes sont passes dans certains parlers juifs maro-cains, cf. M. BAR ASHER, Vestiges islamiques dans le parler judo-arabe du Maroc , dans Journal Asiatique, 292, 1-2, 2004, p. 361-380.

    79 Dans ce cas, il est gnralement suivi de lyahd (= la mosque des juifs ), de mme quon a la mosque des chrtiens pour dsigner lglise, cf. P. WEXLER, Terms for synagogue in hebrew and jewish languages. Explora-tions in historical jewish interlinguistics , dans Jewish and Non-Jewish Creators of Jewish Languages, Harrassowitz, Wiesbaden, 2006, p. 131-132. Voir aussi A.-L. DE PRMARE, ibid., vol. 2,1993, p. 229.

    80 H. ZAFRANI, Mille ans de vie juive au Maroc : histoire et culture, religion et magie, Maisonneuve & Larose, Paris, 1983, vol.1, p. 62.

    81 ikad] ikad ikad, Stroomer. La rptition de ikad, ainsi (absente de ldition princeps) nest pas fausse. Littralement ainsi, ainsi a pour sens ceci et cela ou telle chose . Cest lquivalent de larabe marocain (

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    marque de la forme causative commune au groupe afro-asiatique83 = ensei-gner, instruire (littralement faire lire ). De , il est question une seconde fois lorsque Jsus est interrog par le grand prtre sur la nature de son enseignement : Jn 18,20 : ar bdda ssaqra tmzgadiwin ula Bit Lquds i lli bdda ttmunn wudayn, ur jju sntil awal inu. (= jai toujours enseign dans les synagogues/mosques (des juifs) ainsi que dans le Temple o les juifs84 se runissent toujours (et) je nai jamais cach mon propos). Le grec donne au singulier tandis que le tachelhit utilise tmzgadiwin, soit un pluriel. Le tachelhit paraphrase ( et je nai rien dit en secret ) en je nai jamais cach mon propos . Ladverbe toujours , bdda, drive de larabe . Le verbe mun, tre avec, aller avec, accompagner, se runir 84F85 est laoriste intensif (marque lhabitude). Le Temple (), centre du culte mosaque, est rendu par Bit Lquds, emprunt morphologique et lexical arabe de Bit (, maison ) et lquds (, Jrusa-lem ), alors quen arabe classique on a la maison du Saint et la maison Sainte 85 F86. Dans la traduction, Jrusalem est rendu par lmdint n bit lquds (= la ville de la maison/temple de Jrusalem ). Toutefois, lorsque Jsus parle du Temple de son corps (en Jn 2,19-20 et 21), le mot est traduit par lbit n Rbbi, la maison de Dieu , allusion explicite au mystre de lIncarnation. Ce dernier exemple appelle une remarque. On peut en effet com-prendre le passage comme suit : Jai toujours enseign dans les synagogues (=les mosques des juifs) et dans le Temple o les juifs se runissent , ou encore : Jai toujours enseign dans les mosques et dans le Temple o les juifs se runissent . Dans ce dernier cas, le verset prend une dimension exgtique prcise et peut tre interprt comme un signe de luniversalit de la mission de Jsus, du point de vue tant islamique que chrtien.

    82 La racine qra est commune au smitique (phnicien, hbreu, aramen, sy-

    riaque, arabe, nabaten et palmyrnien). Ici, la vlaire sourde q est pass la vlaire sonore et rapparat certaines formes de la conjugaison du verbe.

    83 J.-C. HAELEWYCK, ibid., p. 134. 84 Juifs , udayn (au singulier uday), driverait du latin iudaeus, cf. V. BRUG-

    NATELLI, Uday ebreo e Israel in North Africa , dans C. ROSENZWEIG, A.L. CALLOW, V. BRUGNATELLI, F. ASPESI (ds.), Florilegio filologico linguistico. Haninu-ra de Bon Siman a Maria Luisa Mayer Modena, Cisalpino, Milano, 2008, p. 47-54.

    85 A. EL MOUNTASSIR, ibid., p. 127. 86 A.B. KASIMIRSKI, ibid., vol. 1, p. 181-182.

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    Remarques gnrales De ces observations densemble, il ressort que lEvangile de Jean en tachelhit a t adapt au substrat de la religion domi-nante du milieu de rception. Il est toutefois peu probable que cette contextualisation soit le fruit de ladaptation de lEvangile de Jean au substrat judaque formul en terre dislam. Il semble en effet que les traducteurs aient procd dessein des choix lexi-caux permettant lidentification du public musulman, principal destinataire, au noyau de la communaut de Jsus, Jean-Baptiste et des disciples. En outre, on a vu que lemploi du lexique religieux ber-bre tachelhit faisait tat demprunts la langue arabe, difficile-ment dissociable de son substrat islamique au Maghreb. Il sensuit une relative continuit entre la terminologie musulmane et le vo-cabulaire biblique. Ce modle dadaptation de lEvangile pourrait certes faire lobjet de dbats sur le plan missiologique. En ce sens, la traduc-tion de lEvangile de Jean en berbre tachelhit constitue un do-cument digne dintrt : il prsente en effet un tmoignage indi-rect de la pratique missionnaire dans le Sud marocain au dbut du 20e sicle, mais il offre aussi, plus largement, un cho de prsence chrtienne en Afrique du Nord.

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    Reproduction

    Page de garde de la traduction de lEvangile selon Saint Jean en berbre tachel-hit publie par la British and Foreign Bible Society (1906). Aprs le titre (soulign), les deux lignes mentionnent : ittyawba lktab ad s lfwat n ljmit igan tabrianikt ula tabrraniyt lli zznzanin lktub n Rbbi (= Ce livre a t imprim avec le soutien financier de la Socit britannique et trangre charge de la vente des Saintes Ecritures [litt. livres de Dieu] ).

    BABELAO 3 (2014), p. 109-124