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Eruditio Antiqua 7 (2015) : 159-183 LA POÉTIQUE DES HUMANISTES : UN NOUVEL ART LIBÉRAL ? ÉMILIE SÉRIS UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE – EA 4081 ROME ET SES RENAISSANCES Résumé La poétique, qui était généralement dans l’Antiquité une sous-division de la grammaire et au Moyen Âge une servante de la dialectique, apparaît à la Renaissance comme discipline à part entière dans la classification des arts. Les humanistes ont trouvé en Aristote, Martianus Capella et Vitruve les principaux garants d’un système encyclopédique donnant une large place à l’enseignement de la poésie. Les créateurs de la nouvelle poétique fondent celle-ci sur diverses autorités : Bartolomeo Fonzio la définit d’après l’ Épître aux Pisons d’Horace, Joachim Vadian d’après l’Ars grammatica de Diomède, Sebastiano Minturno d’après la Poétique d’Aristote… Tous cependant déploient des stratégies scripturales pour substituer leur propre persona d’auteur à l’auctoritas antique. Abstract Poetics, wich in Antiquity was generally a subdivision of grammar and in the Middle Ages a servant of dialectics, appears at the Renaissance as a full discipline in the classification of arts. The Humanists found in Aristotle, Martianus Capella and Vitruvius the main guarantors of an encyclopaedic system which gave a large place to the teaching of poetry. The creators of the new poetics base it on several authorities: Bartolomeo Fonzio defines it according to Horace's Ars poetica, Joachim Vadianus according to Diomedes' Ars grammatica, Sebastiano Minturno according to Aristotle's Poetics… But all of them use scriptural strategies to substitute their author's own persona for the antique auctoritas. www.eruditio-antiqua.mom.fr

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  • Eruditio Antiqua 7 (2015) : 159-183

    LA POTIQUE DES HUMANISTES : UN NOUVEL ART LIBRAL ?

    MILIE SRISUNIVERSIT PARIS-SORBONNE EA 4081 ROME ET SES RENAISSANCES

    Rsum

    La potique, qui tait gnralement dans lAntiquit une sous-division de la grammaire et auMoyen ge une servante de la dialectique, apparat la Renaissance comme discipline partentire dans la classification des arts. Les humanistes ont trouv en Aristote, Martianus Capellaet Vitruve les principaux garants dun systme encyclopdique donnant une large place lenseignement de la posie. Les crateurs de la nouvelle potique fondent celle-ci sur diversesautorits : Bartolomeo Fonzio la dfinit daprs lptre aux Pisons dHorace, Joachim Vadiandaprs lArs grammatica de Diomde, Sebastiano Minturno daprs la Potique dAristoteTous cependant dploient des stratgies scripturales pour substituer leur propre personadauteur lauctoritas antique.

    Abstract

    Poetics, wich in Antiquity was generally a subdivision of grammar and in the Middle Ages aservant of dialectics, appears at the Renaissance as a full discipline in the classification ofarts. The Humanists found in Aristotle, Martianus Capella and Vitruvius the main guarantorsof an encyclopaedic system which gave a large place to the teaching of poetry. The creatorsof the new poetics base it on several authorities: Bartolomeo Fonzio defines it according toHorace's Ars poetica, Joachim Vadianus according to Diomedes' Ars grammatica,Sebastiano Minturno according to Aristotle's Poetics But all of them use scripturalstrategies to substitute their author's own persona for the antique auctoritas.

    www.eruditio-antiqua.mom.fr

  • MILIE SRIS LA POTIQUE DES HUMANISTES : UN NOUVEL ART LIBRAL ?

    Lhumanisme est souvent assimil lenseignement des arts libraux lguspar lAntiquit. Au Quattrocento en Italie, puis au XVIe sicle dans lensemble delEurope, on assiste une revalorisation du triuium et lintrieur du triuium lui-mme une remonte des disciplines linguistiques (grammaire et rhtorique) surles disciplines thologiques (logique ou dialectique1). Certaines disciplines, dont onconsidre quelles ont t dvoyes par la tradition scolastique sont remodeles surdes fondements antiques. Ainsi, la grammaire, distingue de la logique formelle,retrouve une dignit moins comme enseignement propdeutique du langage quecomme tude critique de la littrature notamment versifie. Les studia humanitatisintgrent cependant des apports mdivaux et dpassent le cycle des sept arts parune conception plus vaste de lencyclopdie. La curiosit et le souci dexhaustivitde nombreux humanistes les conduisent embrasser lensemble des sciences et destechniques et rorganiser les cadres du savoir. La posie prend au cours de lapriode une part croissante dans les programmes scolaires et dans les divisions dela philosophie2. Une nouvelle discipline merge et se dote dune thorie,revendiquant la fois son originalit et sa lgitimit institutionnelle, convoquant lesautorits classiques tout en les soumettant la mthode critique qui est propre lhumanisme. La Potique sest ainsi constitue peu peu la Renaissance commediscipline autonome en amnageant sa place lintrieur du systme des arts3.

    Les poticiens humanistes se heurtaient plusieurs difficults thoriques :dans la classification antique des arts la posie ne sigeait pas part entire parmiles arts libraux, mais seulement comme sous-partie de la grammaire. De plus,lambivalence de sa nature rendait sa situation problmatique, car la posie relve la fois de la grammaire par les mots et de la musique par le rythme. Parce quelleest alliance du verbe et du nombre, la posie nentre vraiment de droit ni dans letriuium ni dans le quadriuium. Au Moyen ge, si la potique apparat dans lesartes, cest seulement comme servante de la dialectique4. Son statut ambigu, entreart libral et art ancillaire, prtait au dbat. Les thoriciens de cette nouvellediscipline universitaire devaient aussi contourner la double condamnation de laposie par Platon, qui avait banni les potes de la cit dans la Rpublique, et parThomas dAquin, qui en avait fait la plus vile de toutes les disciplines (infimadisciplina) dans sa Somme thologique. Les humanistes qui prenaient la plumepour dfendre cette discipline ont donc d sengager thiquement dans leurs critset prendre position par rapport aux autorits antiques et scholastiques, les variantpour mieux les faire jouer les unes contre les autres. Ltude des prfaces ou despromes des traits et de divers discours fournit un matriel trs riche pour

    1 Voir par exemple GARIN 1966 et WELS V. 2000.2 AVELLINI 1990, vol. I et BETTINZOLI, MHLETHALER, CORNILLAT & DUHL 2001.3 JACOBS 2002, p. 46-48 ; LEROUX 2008 et GARCA BERRIO 2016, p. 214-247.4 SIEPM 1969 ; WAGNER 1983 ; STOLZ 2004 et COPELAND & SLUITER 2012.

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    analyser ces jeux dauctorialit et les diffrentes modalits dnonciation desautorits.

    Jai distingu deux sortes dcrits qui mettent en uvre des autorits destatuts diffrents. Je me suis dabord intresse des textes de natures diversesprsentant des classifications des arts qui font place la potique, afin didentifierles garants de ces nouveaux systmes du savoir. travers quelques exemples dediscours, commentaires ou programmes pdagogiques, nous verrons que lesautorits convoques sont en particulier Aristote, Quintilien, Vitruve et MartianusCapella. Dans un second temps, je me suis concentre sur les traits de potiqueeux-mmes pour mettre en vidence les textes fondateurs de la disciplinehumaniste, principalement la Potique dAristote, redcouverte dans le texte grecet dans la traduction de Giorgio Valla5 (Venise, 1498), lArt potique dHorace6 etlArs grammatica de Diomde.

    Jaimerais essayer de montrer comment les thoriciens humanistes de lapotique se sont efforcs de combiner les rfrences au systme des arts en tantque cadre institutionnel et les autorits de la discipline mme quils se proposaientddifier afin de constituer celle-ci en un vritable art, la potic ou lars poetica.

    1. Les garants de la nouvelle classification des arts

    Au milieu du Quattrocento, la potique apparait parmi les artes dans lesprogrammes scolaires et dans les classifications du savoir7. Par exemple, en 1447,Guarino de Vrone, crateur du Studio de Ferrare, est lun des premiers mettreen premire position dans le systme des arts la grammaire, et avec ellelapprentissage des potes, devant la dialectique, la rhtorique, la philosophie, lamdecine, le droit civil et le droit canon. Son nouveau programme scolaire,scartant de lenseignement scolastique traditionnel, donne la priorit auxenseignements du triuium sur ceux du quadriuium et substitue la thologie lagrammaire, considre dsormais comme une discipline majeure et non comme unenseignement prparatoire. Quelles sont donc les autorits avances commegarants de cette nouvelle division du savoir ? Selon quelles modalits sont-ellestraites et comment les auteurs humanistes se positionnent-ils par rapport elles ?

    1.1 Aristote : la division du savoir

    Tout au long des XVe et XVIe sicles, un courant aristotlicien fournit desclassifications du savoir divisant la philosophie en spculative, pratique et logique

    5 DELLA VOLPE 1954 ; JAVITCH 1999, p. 53-65 ; LANZA 2002, et LANGER 2002. 6 MOSS 1999, vol. III, et DAUVOIS 2012.7 BETTINZOLI 2001, p. 18-24.

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    ou rationnelle. Divers thoriciens donnent une place importante la potique danscette troisime division.

    Ange Politien, pote et philologue florentin, a donn une classificationcomplte du savoir dans un discours dintroduction la lecture de lEthique Nicomaque quil a intitul lOmniscient (Panepistemon)8. Il ne sagit pas deproposer un curriculum propdeutique en vue dune science suprieure, mais bienplutt un modle dorganisation et de communication du savoir comprenant nonseulement les arts libraux et mcaniques, mais aussi les techniques artisanales quelon dsigne pjorativement par le terme de sdentaires car ils se pratiquentassis. Conscient du caractre indit de son entreprise, lhumaniste ouvre sondiscours par une justification de sa mthode9 :

    Qui libros aliquos enarrare Aristotelis ingrediuntur, consueuere aprincipio statim philosophiam ipsam uelut in membra partiri, quod etThemistium facere uidemus, et Simplicium, et Ammonium, et alios itemPeripateticos ueteres. Mihi uero nunc Aristotelis eiusdem libros deMoribus interpretanti consilium est, ita diuisionem istiusmodi aggredi,ut quoad eius fieri possit, non disciplinae modo, et artes uel liberales,quae dicuntur, uel machinales, sed etiam sordidae illae, ac sellulariae,quibus tamen uita indiget, intra huius ambitum distributionis colligant.Imitabor igitur sectiones illas medicorum, quas Anatomas uocant. []Nec autem me fallit quam sit operis ardui, quam nec ab ullo temptatumhactenus, quam denique obtrectatoribus opportunum quod polliceor. Sedita homo sum. Sordent usitata ista et exculcata nimis, nec alienis demumuestigiis insistere didici

    Ceux qui entreprennent de commenter des livres dAristote, ontlhabitude de diviser ds le dbut la philosophie elle-mme comme endiffrents membres ; ce que nous voyons faire Thmistius, Simplicius, Ammonius ainsi quaux autres pripatticiens anciens. Quant moi,mapprtant expliquer maintenant les livres du mme Aristote surlEthique, jai lintention de procder une division de ce genre, afin que,autant quil est possible, non seulement les disciplines et les art tantlibraux, comme on dit, que mcaniques, mais aussi les arts vils etsdentaires, dont la vie a cependant besoin, soient lis ensemble dans lecercle de cette rpartition. Jimiterai donc la dissection des mdecins,quils appellent Anatomie. [] Ne mchappent certes ni la difficultdune tche que jusquici personne na tente, ni enfin lopportunit pourmes dtracteurs de ce que je promets, mais je suis un tel homme : merpugnent les sentiers emprunts et trop fouls au pied et je nai pas apprisseulement suivre les traces des autres10

    8 MANDOSIO 1996 et MANDOSIO 1998. Voir aussi MALHOMME 2011.9 POLITIEN 1553, Panepistemon, Ble, p. 462. Sur ce passage, ainsi quune revendication simi-

    laire dans la Seconde centurie des Miscellanea, voir le commentaire de BRANCA 1983, p.251.

    10 Quand je ne prcise pas le nom du traducteur, je donne mes propres traductions.

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    Au seuil de cette classification qui bouleverse lenseignement tant classiqueque scolastique, Politien prend soin de sinsrer dans la tradition dAristote et deses commentateurs alexandrins. Toutefois, lAristote qui est convoqu ici nest nile philosophe ni le mtaphysicien, mais le mdecin. Politien, hritier de la disputedes arts, oppose lAristote des scholastiques lAristote anatomiste. En effet, auTrecento, une polmique stait leve entre les partisans de lenseignementtraditionnel fond sur le droit et ceux qui voyaient dans la discipline montantequtait la mdecine un nouveau modle de savoir. Bientt, les disciplineshumanistes avaient pris part la querelle, revendiquant leur tour davantage dereconnaissance institutionnelle. De fait, Politien ne reprend pas tant dans saclassification le contenu de luvre du philosophe car pour chaque disciplinespcifique il se rfre une grande varit dauteurs quil ne prend la figure dumdecin pour modle de sa mthode de division du savoir, limage de ladissection chirurgicale. Il sautorise ainsi dAristote pour lgitimer la mthodeencyclopdique qui consiste ramifier la philosophie en un nombre toujourscroissant de disciplines. Mais en ralit Politien imite plus encore ici Galien quiprtendait, au dbut du Trait de lutilit des parties, complter lanatomielacunaire dAristote et de ses sectateurs11. Lhumaniste revendique avec forceloriginalit et la radicale nouveaut de sa dmarche au nom dun temprament etpeut-tre aussi dune certaine dignit de la raison humaine (Sed ita homo sum).

    Au XVIe sicle, le mouvement no-aristotlicien est aussi lorigine declassifications des arts favorables lpanouissement de la discipline potique.Francesco Robortello, qui enseigna la logique au studio de Pise, propose ainsi unedivision de la philosophie au dbut de son interprtation de la Potique dAristote(In librum Aristotelis de arte poetica explicationes12, 1548). Il voquesuccessivement dans la ddicace Cosme de Mdicis, la philosophie naturelle, laphilosophie morale, la philosophie logique et aussi, au nom de la connexion quiexistent entre les arts, les arts mercenaires (cauponariae et mercenariae).Flattant lintrt du duc pour la littrature, il le prend tmoin de limportance quele philosophe grec a donne aux arts du langage et en particulier la potique :

    Nec uero mirum OPT. DUX tibi uideri debet (de literis enimaliquantisper tecum loquar) Aristotelem summum in omni generescientiarum de Poetica quoque arte librum scripsisse [] De dialecticenon loquor, [], sed rhetoricen et poeticen, quae duae artes et maximaesunt et praeclarissimae [] Id cum apud me esset statutum, non habuiquem maiorem aut certiorem sequerer ducem, quam Aristotelem ipsum,qui totam hanc poetarum facultatem apte, distincte, ordinate,descripsit13.

    11 GALIEN, De lutilit des parties du corps humain, I, 8 et MANDOSIO 1998, vol. II, p. 275.12 ROBORTELLO 1548, In Librum Aristotelis De arte poetica explicationes, Florence. Voir aussi

    WEINBERG 1952 ; DELEGUE 1983 et BLOCKER 2004.13 ROBORTELLO 1548, Cosmo Medici Florentinorum duci II Potentissimo Franciscus Robor-

    tello , fol. 2v et 3r.

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    Il ne doit pas te paratre tonnant, Excellent Prince (car jaimerais parlerun peu de littrature avec toi), quAristote, qui est le plus grand dans tousles genres de sciences, ait crit aussi un livre sur la Potique. [] Je neparlerai pas de la dialectique [] mais de la rhtorique et de la potique,qui sont deux trs grands et trs illustres arts. [] Une fois cette dcisionprise, je nai pas eu suivre de guide plus grand ni plus sr quAristotelui-mme, qui a dcrit avec exactitude, clart et ordre cette facult despotes tout entire.

    Francesco Robortello insiste sur le fait que le trs grand Aristote(Aristotelem summum), qui sest attach tudier toutes les sciences sansexception, a aussi crit sur la potique. Il regrette plus loin que les philosophes deson poque qui sont appels aristotliciens (Aristotelei philosophi) lisent peu leslivres dAristote sur la rhtorique et sur la potique. Puis, passant en revue les artsdu triuium, il annonce que, pour sa part, il ne traitera pas de la logique, maisseulement de la rhtorique et surtout de la potique. En effet, Robortello ne sestpas content de commenter la Potique dAristote : imitant la mthode analytiquedu matre (ducem Aristotelem), il a complt le trait du Stagirite en rdigeant son tour de petits traits consacrs aux genres potiques que celui-ci avait nglig :la satire, lpigramme, llgie14

    1.2. Martianus Capella : la Philologie

    La revalorisation de la grammaire saccompagne dune redfinition de sesattributions. Si les humanistes se rfrent au grammaticus antique, cest pourlassimiler au literatus (lrudit vers dans la littrature), au criticus (le critique) et linterpres (le commentateur et interprte). Les commentateurs humanisteslaborent une conception large de la philologie, ouvrant la grammaire du domainerestreint de lapprentissage des potes linterprtation de lensemble de lalittrature. Une autorit souvent convoque pour justifier cette prtention de laPhilologie la gnralit du savoir est Martianus Capella.

    Quoique occupant la chaire de potique latine de luniversit de Florence,Ange Politien nhsite pas commenter des textes philosophiques. Il sen expliquedans la premire page de ses Miscellanes, un recueil indit runissant sous formedarticles sans lien apparent ses plus belles trouvailles philologiques. Avantdaborder le commentaire du terme philosophique dEntlchie, il se rfreprudemment aux disciplinae cyclicae15 de Martianus Capella16 :

    Argyropylus ille Byzantius, olim praeceptor in philosophia noster, cumliterarum Latinarum minime incuriosus, tum sapientiae Decretorum,

    14 LEROUX 2012.15 Lexpression disciplinae cyclicae figure dans le pome final des Noces de Philologie et de

    Mercure (IX, 998). Sur lencyclopdisme de Martianus Capella, voir HADOT 2005, p. 137-155 et BOVEY 2003.

    16 POLITIEN 1553, Miscellanearum centuria I, 1, Ble, p. 224.

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    disciplinarumque adeo cunctarum, quae cyclicae a Martiano dicuntur,eruditissimus est habitus. Hic et apud Medicem Cosimum decreto publicopatrem patriae et dein apud Cosmi filium Petrum, nepotemque adeoLaurentium hunc, decus ubique nostrum, patriae simul, auitaeque uirtutishaeredem, suaeque Reipublicae columen, insigni fuit et autoritate et gratia,quibus etiam libros dicauit Aristotelis a se uersos in latinum, sed et ipsumuix adhuc quidem puberem Laurentium dialecticis imbuit, eaquephilosophiae parte, qua de moribus praecipitur.

    Le grand Argyropoulos de Byzance, qui fut jadis mon professeur dephilosophie, est considr la fois comme tout fait vers dans les lettreslatines et comme un parfait rudit dans la connaissance des Dcrets et dansabsolument toutes les disciplines qui sont nommes encyclopdiques parMartianus. Auprs de Cme de Mdicis, pre de la patrie par dcret public,puis auprs de Pierre, fils de Cme, et de son fils Laurent, notre gloireuniverselle et celle de la patrie, lhritier des vertus de ces anctres et lesauveur de ltat, cet homme a joui dune autorit et dune faveur insignes.Non seulement il leur a ddi les livres dAristote quil a traduits en latin,mais il a instruit Laurent lui-mme, alors quil avait peine atteint lgeadulte, dans la dialectique et dans cette partie de la philosophie qui traite desmurs.

    Ange Politien prtend en effet que le domaine du philologue embrasselensemble des disciplines que Martianus Capella appelle encyclopdiques.Lauteur du De nuptiis est ici invoqu comme garant de lunit du savoir et de lacomplmentarit des disciplines. Il est remarquable que son autorit se combine,dans cette ouverture fonction ddicatoire, avec celle de deux personnageshistoriques contemporains de Politien. Dune part, le nom de Martianus Capella estassoci celui de son propre matre de philosophie, le byzantin Argyropoulos,commentateur dAristote et auteur dune division de la philosophie (Praefatio inlibris Ethicorum quinque primis, 1457). Politien justifie ainsi de sa formation enphilosophie, de sa comptence linguistique comme hellniste ainsi que dunetransmission physique du patrimoine littraire hellnique par lintermdiaire dunsavant qui est originaire de Grce, qui a traduit Aristote du grec au latin et qui estun promoteur de la culture encyclopdique. Le nom de Capella est galement li ceux de Cosme de Mdicis et de son fils Laurent le Magnifique qui ont accord unhonneur et une faveur particulire Argyroupoulos (insigni autoritate et gratia).Trois autorits successives sont ainsi prsentes et lies entre elles : la rputationdu matre de Politien, la garantie savante de Martianus Capella et la caution dupouvoir des Mdicis.

    Jai choisi en France un second exemple de texte humaniste prenantMartianus Capella comme garant dune division du savoir qui restitue une partdhonneur lenseignement de la posie. Guillaume Bud a demand Franois Ierla cration dun collge lcart de la Sorbonne, qui soit une sorte de muse

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    consacr Minerve et aux Muses (Commentarii linguae graecae, Paris17, JosseBade, 1529, praef.). Le Collge Royal, ouvert en 1530 Paris, donne en effet dansson programme une part essentielle aux disciplines littraires et la grammairedsignes sous lexpression de bonae artes (De studio litterarum recte etcommode instituendo, Paris, Josse Bade, 1532). Dans le De philologia18 (Paris,Josse Bade, 1532), un dialogue qui met en scne lauteur plaidant la dfense desbelles lettres devant le roi lors dun banquet la cour, Bud se rfre aux Noces dePhilologie et de Mercure et dfinit tymologiquement la Philologie comme lamour des lettres (literarum amor19). Il dveloppe lexemple de MartianusCapella une fable qui met en scne Mercure et Philologie, mais aussi lauteur lui-mme qui devient lamant de cette dernire20. Guillaume Bud revendiquelhritage de la philologie ancienne, que les disciplines tournes vers le profit etlambition mprisent, mais il donne aussi pour guide et pour garant sa propreconception de la philologie quil appelle Callilogie ou beau discours21 :

    Ad hanc autem cernendam haereditatem communis iam illa Philologia,meam olim Philologiam ducem auctoremque secutura est ; siue illa locuplessatis per se est haereditas, ut ab ingeniis animis esse existimatur, siue inanistandem & cassa futura est quorumdam hominum iudicio. Nec ueropericulum est ne ab ea spe adeundae haereditatis sponsa ipsa nostra, tot aprocris expetita, destituatur, cum a disciplinis quaesticulariis haereditas illarepudiata, ab omnibusque adeo artibus degeneris cupiditatis ambitioniquepedissequi neglecta, ad ipsam haud dubie Philologiam eandemqueCallilogiam ut caduca reditura sit.

    Or, pour connatre cet hritage, cette Philologie commune prendra dsormaispour guide et pour garant ma philologie ancienne : ou bien lhritage est assezriche par lui-mme pour tre apprci des esprits bien ns, ou bien en fin decompte il paratra vain et inutile au jugement de certains. Mais il ny a pas dedanger que cette fiance qui est ntre et a aussi tant de prtendants perdelespoir de reprendre son hritage, alors que celui-ci, refus par les disciplinesqui visent le profit et nglig de tous les arts qui sont au service de la basseconvoitise et de lambition, sans aucun doute reviendra vacant vers laPhilologie authentique ou Callilogie.

    Comme dans le texte de Politien, lutilisation de la rfrence MartianusCapella est un argument pour convaincre le monarque de la dignit de la discipline.Il sagit pour Bud dobtenir la protection du roi et ses subsides en vue de la

    17 Sur les commentaires de G. Bud, voir SANCHI 2006 et 2010. Voir aussi LA GARANDERIE &PENHAM 1993.

    18 Sur la philologie de Bud, voir KATZ 2009.19 LA GARANDERIE 2001, p. 28.20 Ibid., p. 28-29 ; 34-35 et p. 68-69.21 Ibid., p. 100-101 (trad. lgrement modifie).

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    cration dune nouvelle institution (cum beneficientiae tuae & liberalitatis insigniillustratione).

    1.3. Quintilien : le cercle des connaissances

    Si Aristote et Martianus Capella font lobjet de mentions explicites, sansdoute le premier parce quil est par ailleurs lauteur de la Potique et le secondparce quil a compos des vers et fait lloge dHarmonie, on trouve dans lestextes humanistes des citations plus discrtes de deux autres auctoritates. Lapremire se cache derrire lvocation vague de lautorit des Grecs etlexpression dencuclios paideia. Il sagit de Quintilien qui au premier livre delinstitution oratoire, dfinissant lducation du jeune orateur comme un tour desconnaissances , traduit lexpression grecque enculios paideia par le latin orbisdoctrinae22 :

    Haec de grammatice, quam breuissime potui, non ut omnia diceremsectatus, quod infinitum erat, sed ut maxime necessaria. Nunc de ceterisartibus, quibus instituendos, priusquam rhetori tradantur, pueros existimo,strictim subiungam, ut efficiatur orbis ille doctrinae, quem Graeci encyclionpaedian uocant.

    Ce que javais dire de la grammaire, je lai dit aussi brivement quepossible, non que jaie t tent de tout dire, ce qui eut t interminable,mais de dire lindispensable. Maintenant, jajouterai rapidement quelquesmots sur les autres techniques, dont, mon sens, les enfants doivent treinstruits, avant dtre confis au rhteur, pour quils fassent ce tour deconnaissances, que les Grecs appellent .

    La citation revient systmatiquement sous la plume des dfenseurs de lanouvelle science philologique. Filippo Beroaldo, le plus grand commentateur deluniversit de Bologne, a mis galement la grammaire au centre de sa mthodecritique, convaincu de la supriorit de celle-ci sur toutes les autres disciplines23.Dans un discours dat de 1487, il affirme que la grammaire, ltude de la posie etla pratique des arts contribuent, avec les sommes des rudits et des antiquaires, laconstruction du savoir complet. Il emploie alors sans le nommer la formule deQuintilien pour parler de ce cercle des connaissances que les Grecs ont appelencyclopdie (orbis illae doctrinae quam graeci nominauerunt24). Politien toujours, au dbut du chapitre 4 de la premire Centuriedes Miscellanes, propos de la quatrime satyre de Perse sur lAlcibiade dePlaton (quam multa poetarum interpretibus legenda, quodque satyram Persius de

    22 QUINTILIEN, Inst., I, 10, 1 (trad. J. Cousin, CUF). Sur linfluence de Quintilien la Renais -sance, notamment dans les traits de potique nolatins, voir GALAND 2010.

    23 ANSELMI 1990.24 BEROALDO, Oratio pro aede Diui Petronii, Bologne, fol. 91r.

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    Alcibiade Platonis effinxit), invoque une nouvelle fois le systme du savoirencyclopdique pour justifier son incursion dans le domaine philosophique partirdun texte potique. Il prtend que celui qui entreprend linterprtation des potesdoit considrer non seulement la famille des philosophes, mais aussi celle desjuristes, des mdecins, des dialecticiens et toutes les connaissances qui font cecercle que lon nomme encyclopdie25 :

    Qui poetarum interpretationem suscipit, eum non solum (quod dicitur) adAristophanis lucernam, sed etiam ad Cleanthis oportet lucubrasse. Necprospiciendae autem philosophorum modo familiae, sed et iureconsultorum,et medicorum item, et dialecticorum, et quicunque doctrinae illum orbemfaciunt, quae uocamus Encyclia, sed et philologorum quoque omnium.

    Qui entreprend linterprtation des potes, ne doit pas travailler seulement comme on dit la lumire de la lanterne dAristophane, mais aussi decelle de Clanthe. Et il ne faut pas se contenter de considrer la famille desphilosophes, mais encore celle des jurisconsultes, et aussi des mdecins, desdialecticiens et de tous ceux qui composent le cercle du savoir que nousappelons Encyclia, ainsi que celle de tous les philologues.

    Cette fois, il ninvoque pas le nom de Martianus Capella, mais citelexpression de Quintilien, galement sans le nommer. On notera cependant qu ladiffrence de Broalde, il substitue lautorit des Grecs la sienne propre enemployant la premire personne du pluriel.

    Erasme, son tour, commente et interprte la formule de Quintilien sanslattribuer son auteur. Il propose dans ladage 1586 intitul Circulum absoluereune mditation sur la figure gomtrique du cercle employe par les Ancienscomme mtaphore du savoir universel26 :

    , id est circulum absoluere est rem omnibus numerisomnibusque partibus perfectam reddere. Vnde et dicta, quaedisciplinarum omnium uelut orbem absoluerit, et .Metaphora sumpta uidetur a mathematicis, apud quos circularis figuraperfectissima absolutissimaque iudicatur. [] Ita Fabius in praefationelibri octaui : Quam ut per omnes numeros et penitus cogniscere ad summamscientiae necessarium est, ita incipientibus simplicius ac breuius tradi magisconuenit, quod a musicis ductum uidetur.

    Boucler le cercle consiste accomplir une chose dans tous ses nombres etdans toutes ses parties. Cest pourquoi a t appele kuklopaidia la sciencecapable daccomplir le tour de toutes les disciplines, ou encore enkukliospaidia. La mtaphore semble avoir t emprunte aux mathmaticiens, chez

    25 POLITIEN 1553, Miscellanearum centuria I, 4, p. 229. Voir aussi BETTINZOLI 2009, p. 64 et p.92-93.

    26 ERASME, Les Adages, II, 6, 86 (1586 : Circulum absoluere), d. SALADIN 2011, vol. 2,p. 370-371 (trad. modifie).

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    lesquels la figure du cercle est juge la plus parfaite et la plus accomplie. []Comme dit Fabius Quintilien dans la prface du huitime livre : Sil estncessaire dacqurir, en tous les nombres, une connaissance approfondie pouratteindre au sommet de la science, en revanche, pour les dbutants, il vautmieux que lexpos soit simple et plus bref, ce qui semble tir de lart desmusiciens.

    Il est assez amusant de voir quErasme attribue ensuite la mtaphore auxmathmaticiens en se fondant sur un autre passage de lInstitution oratoire.Quintilien disait en effet dans la prface du livre VIII quil est ncessairedacqurir dans tous les nombres une connaissance approfondie pour atteindre ausommet de la science, sentence quErasme croit pouvoir rapporter la musique,probablement cause du terme numeri.

    1.4. Vitruve : limage du corps humain

    Il est un quatrime garant des nouvelles classifications des arts humanistesplus difficile encore dceler que Quintilien, cest Vitruve. On sait quau dbutdu trait De larchitecture ce dernier exigeait de lhomme de lart une ducationcomplte. ceux qui prtendent quil nest pas possible de mmoriser tant deconnaissances la fois, il rpondait que les disciplines sont connectes entre ellesau point de ne former quune seule et mme discipline encyclopdique, commeles diffrents membres composent le corps27 :

    At fortasse mirum uidebitur inperitis hominibus posse naturam tanatumnumerum doctrinarum perdiscere et memoria continere. Cum autemanimaduerterint omnes disciplinas inter se coniunctionem rerum etcommunicationem habere, fieri posse faciliter credent ; encyclios enimdisciplina uti corpus unum ex his membris est composita.

    Mais peut-tre paratra-t-il tonnant aux profanes que les dons naturels delhomme lui permettent dapprendre un si grand nombre de sciences et de lesenfermer dans sa mmoire. Mais, quand ils auront remarqu que toutes lesdisciplines ont des liens rciproques et des sujets communs, ils croirontfacilement que cest possible ; la science encyclopdique est en effetcompose de ces membres comme un corps unique.

    La mtaphore vitruvienne du corps humain ressurgit rgulirement dans lesprofessions de foi des dfenseurs de la posie et des philologues humanistesquand ils veulent arguer de lunit, de la cohrence et de la perfection du savoirencyclopdique. Elle est pour eux lexpression la plus vidente de la solidarit desdisciplines. Dans les premires lignes du Panepistmon de Politien, cites plus

    27 Vitruve, De architectura, I, 1, 12 (d. et trad. P. Fleury, Paris, CUF). Sur linfluence de Vi-truve la Renaissance, voir notamment Le projet de Vitruve : objet, destinataires et rcep-tion du De architectura, actes du colloque international organis par lEcole franaise deRome, le CNRS et la Scuola Normale di Pisa (Rome, 26-27 mars) Rome.

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    haut, la comparaison de la philosophie avec un corps humain lgitime la mthodeanatomique de linterprte, qui dcrit les divisions naturelles du savoir que sontles disciplines (philosophiam ipsam uelut in membra partiri).

    Un autre exemple est celui de Johannes Reusch (Reuschius), professeur dephilosophie et recteur de lUniversit de Leipzig, qui identifiait philosophie etposie dans un Discours sur le vrai philosophe et sur lorigine et la division de laphilosophie dat de 151828. Selon lui, cest Homre, pre des connaissances qui aurait enseign le premier le cycle complet du savoir. Il propose alors deuximages de lencyclopdie (Cyclopedia) : la chane dor (aurea cathena) et lecorps humain bien compos (compactum bene corpus). La premire, quireprsente la posie, est vraisemblablement une allusion la chane aimante delIon de Platon ; la seconde, qui caractrise la philosophie, provient en revanche dutrait De larchitecture de Vitruve29.

    On peut faire la mme observation chez Pierre de la Rame (Petrus Ramus),promoteur de la rforme des arts libraux au collge de Presles, puis au CollgeRoyal. Ramus a publi Ble en 1559 un programme denseignement des artslibraux (Scholae in liberales artes) quil nomme en grec technologia et qui traitesuccessivement de la grammaire, de la rhtorique, de la dialectique, de la physique,de la mtaphysique et des mathmatiques30. Dans la Professio regia, hoc estseptem artes liberales (Paris, S. Henricpetri, 1576), il propose conjointement larevalorisation de la mathmatique euclidienne, de la rhtorique et de la posie.Pierre de la Rame dfinit alors lencyclopdie comme un cursus ou un corpusphilosophique (Encyclopedia seu curriculum seu corpus philosophicum),recourant lui-aussi une mtaphore dsormais usuelle.

    2. Les fondements dune discipline en construction

    Je voudrais tudier maintenant le rapport que les auteurs de traits depotique de la Renaissance entretiennent avec les autorits quils considrentcomme les modles de leur discipline. Par quels montages thoriques leshumanistes parviennent-ils insrer la nouvelle discipline potique dans laclassification des arts ? Comment articulent-ils et hirarchisent-il les autoritsencyclopdiques et les autorits disciplinaires ?

    28 REUSCH (REUSCHIUS) 1518, Declamatio de uero philosopho et philosophiae origine et parti-tione, Leipzig, fol. A2r.

    29 Il est possible que la mtaphore du corps humain entrane une confusion entre le passage citdu livre I, 1, 2 et un autre passage du livre III, I, 1 (uti hominis bene figurati membrorumhabuerit exactam rationem).

    30 DE LA RAME (PETRUS RAMUS) 1559, Scholae in liberales artes, Ble. Voir aussi MEERHOFF ;SKALNIK 2002, notamment Praeceptor Galliae , p. 35-62 et CENTRE V. L. SAULNIER 2004,Ramus et lUniversit, Paris.

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    2.1. Bartolommeo Fonzio

    Le premier trait de potique de la Renaissance, rest indit jusquen 1966,a t compos par Bartolommeo Fonzio, pote et professeur luniversit deFlorence (De poetice ad Laurentium Medicem libri III31). Sinscrivant dans lecourant de la thologie potique, Fonzio sefforce dassimiler la Posie laPhilosophie. Dans un cours dintroduction aux Punica de Silius Italicus (Oratio inbonas artis, 1484), il propose une classification du savoir souvrant par troisdisciplines du langage (grammaire, potique et rhtorique). Ces trois disciplinesforment un ensemble autonome parallle au corps de la philosophie, elle aussidivise en trois disciplines (philosophies rationnelle, morale et spculative).

    Au dbut du De poetice, Fonzio donne parmi les arguments de la dfense despotes ltendue et la perfection de leur savoir : ils sont les mieux instruits danstous les bons arts et toutes les bonnes disciplines (cunctarum bonarum artium etdisciplinarum eruditissimos32). Le pote, mme le plus mdiocre, matrise lascience de toute lAntiquit (totius antiquitatis scientia) et la connaissance de laphilosophie toute entire (totius philosophiae cognitione). Sil choisit pourcaractriser son ouvrage une transcription du terme grec poietike, BartolommeoFonzio, qui avait suivi les cours de Cristoforo Landino sur lArt potiquedHorace, prsente ce dernier comme son unique prdcesseur en langue latine.Dans la ddicace du trait adresse Laurent de Mdicis, il sinscrit dans lafiliation de lauteur de lEptre aux Pisons :

    Poeticem scribere aggressus, Laurenti Medices, de qua solus latinorumHoratius praecepta quaedam ediderit, nescio plusne laudis an reprensionismerueri, qui rem tantam suscipere ausim, quantam nedum uerbiscomprendere sed ne cogitatione quidem ualuerim. Quid enim illapraeclarius aut sublimius scribi potuit, quae origo et fons extiteritreliquarum artium optimarum ? [] At quanquam ingens opus ac multomaius quam quod ipse praestare possem, intelligebam, suscepi tamen nontam spe perficiendi quam alios doctrina et ingenio claros uiros exemplomeo admonendi, ut uenustius ipsi elegantiusque absoluerent.

    Jai commenc crire une Potique, Laurent de Mdicis, art sur lequelHorace est le seul parmi les Latins avoir publi quelques prceptes ; je nesais si je mrite davantage lloge ou le blme en osant entreprendre de traiterune matire dune si grande ampleur que je nai pas russi la comprendrenon seulement par les mots mais mme par la pense. Que peut-on crire, eneffet, de plus illustre ou de plus sublime quelle, qui est lorigine et la sourcede toutes les excellentes disciplines ? [] Mais, quoique que jaie comprisque la tche tait immense et dpassait de beaucoup mes propres capacits,

    31 Ce trait, compos par Fonzio en 1490-1492 Florence (manuscrit), a t dit parTRINKAUS 1966. propos des notes de Fonzio sur le cours que Landino consacra en 1464 lArt potique dHorace, voir DI BENEDETTO 1985.

    32 FONZIO, De poetice, I, De poetices origine et dignitate (TRINKAUS 1966, p. 98).

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    jai lai cependant entreprise non tant dans lespoir de lachever quedencourager par mon exemple dautres hommes illustres par la doctrine et parle talent, afin queux-mmes la mnent bien avec plus de grce etdlgance.

    La premire phrase met en relation troite, comme on lavait dj remarquchez dautres auteurs, le nom du souverain ddicataire du trait, et celui delauctoritas antique convoque. Le fondement scientifique et le rayonnement dupouvoir politique et conomique se corroborent mutuellement : la gloire de lunsemble rejaillir sur lautre. Suit une recusatio dans laquelle le topos de modestie nefait que souligner laudace de lauteur, qui sattaque doter dune thorie ladiscipline qui selon Horace est lorigine et la source de toutes les autres. SiBartolommeo Fonzio confesse avoir chou accomplir une tche trop levepour lui et encourage les gnrations suivantes lachever, il nchappe pas quilsubstitue sa propre autorit celle dHorace en se donnant lui-mme en exemple ses successeurs (exemplo meo). Il reprend dailleurs pour qualifier les poticiens venir les termes de doctrina et dingenium quHorace utilisait pour dfinir lesnouveaux potes quil appelait de ses vux.

    2.2. Joachim Vadian

    Horace nest cependant pas la seule autorit dont se rclament les traits depotique no-latins. Dautres humanistes prfrent fonder la discipline sur ladfinition de Varron rapporte par le grammairien Diomde. Cest le cas parexemple de Joachim Vadian (Joachim von Watt), professeur de rhtorique et depotique de luniversit de Vienne. Pdagogue et recteur de lUniversit, Vadian ya profondment rform les programmes denseignement. Son Liber de Poetica etCarminis Ratione (1518) montre bien la place rserve la potique parmi lesautres arts libraux et en particulier lintrieur du triuium33. En particulier, lechapitre XXIV rapproche la potique de la grammaire et les chapitres XXV etXXVI la comparent la rhtorique.

    Au dbut de louvrage, sadressant son frre Melchior qui en est ledestinataire, Vadian dfinit la discipline potique et tablit sa prminence :

    Quid sit poetica et quae eius praestantia. TIT. 1

    Poetica Dei Opt. Max. munus, naturae ministra, studii uero et uigiliarumcomes, ut eam Diomedes ex Varrone definit :

    Est fictae ueraeque narrationis congruenti rythmo uel pede compositametrica structura, ad utilitatem uoluptatemque accomodata.

    33 VADIAN, De Poetica et Carminis Ratione Liber ad Melchiorem Vadianum Fratrem , Vienne.Voir aussi STEPPICH 2006.

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    Hanc quia certis regulis et inductis usu ac autoritate fundamentis innititurartem esse indubium est et talem quidem quae amplissimarum scientiarumadminiculo sese absoluat atque perficiat, quemadmodum ex his quaedeinceps edisseram, frater, intelliges.

    Chap. I : Ce quest la potique et de sa prminence.

    La potique est un don du Dieu Excellent et trs Grand, la ministre de lanature, la compagne fidle de ltude et des veilles, si bien que Diomde,daprs Varron, la dfinit ainsi :

    La potique est une structure mtrique dun rcit fictif ou vrai, compose avecle rythme et le pied adapts, en vue de lutilit et du plaisir.

    Parce quelle sappuie sur des rgles certaines et sur des fondements induits delusage et de lautorit, il est indubitable quelle est un art et un art tel quilsaccomplit et sachve lui-mme grce au soutien des plus vastes sciences,comme tu le comprendras, mon frre, en lisant la suite de mondveloppement.

    La potique est prsente comme un don de Dieu, une servante de la natureet la compagne de ltude. Aprs avoir cit la dfinition de Diomde34, Vadianaffirme que la potique est un art puisquelle sappuie sur des rgles dtermines etdes fondements labors par lusage et lautorit. Comme chez les grammairienslatins, lauctoritas est mise en parallle avec le critre de la pratique (usus). Lesavoir potique a, selon Vadian, deux fondements qui sont dune partlenseignement des autorits en la matire et de lautre lexprience pratique. Cettedernire est mme valorise au point dtre place en premire position danslnumration (inductis usu ac autoritate fundamentis). Enfin, et cest la secondecondition, la potique est un art parce quelle atteint son achvement et saperfection grce au concours des sciences les plus vastes. Elle est solidaire desautres disciplines du savoir libral.

    2.3. Antonio Sebastiano Minturno

    Antonio Sebastiano Minturno, dans la prface du premier livre du De poeta(Venise, 1559), prsente une classification des sept arts qui tmoigne la foisdune volution historique et dune hirarchie ascendante : la musique, lagomtrie, lastrologie, la grammaire, lloquence, la philosophie et la potique35. linverse de Fonzio qui allgue lantriorit des potes sur les philosophes,34 DIOMDE, Ars grammatica, III, in Grammatici latini, d. H. Keil 1857 (reprint Hildesheim,

    1961), t. I, p. 473.35 MINTURNO 1559, De poeta, Venise, fol. Aro. Voir aussi WEINBERG 1942 ; COLOMBO 2004 et

    LAMAGNA 2013.

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    Minturno lgitime la thologie potique en prsentant la posie commelexpression ultime, la plus complte et la plus acheve, de la connaissance36.

    Dans lptre ddicatoire adresse Jrme Rucellai, Minturno expose lesraisons qui lont pouss crire un trait sur le pote37 :

    Quanquam enim de poesi Horatius doctissimus poeta tradidit praecepta,perpulchra illa quidem, sed pauca admodum et obscura, his tamen adeoinstructum eorum, qui poemata faciebant (Nam multi in eo genere scribendiuersabantur) non dum quenquam perspexeram, qui minus ab ea poeticaratione, quae in summis authoribus obseruata, animaduersaque est,abhoreret, siue haec erant obscure ab ipso authore tradita, siue per se haudfacilia cognitu, siue non id omne complectuntur, quod ad bene scribendum,ut poetam decet, requiritur. [] Itaque ab hoc ipso Horatio, ab Aristotele, acaeteris nobilissimis utriusque linguae scriptoribus, qui ea de re aliquidattigissent, colligendum putaui atque in unum aliquod opus conferendum.

    Car bien que Horace, le trs docte pote, ait transmis sur la posie desprceptes, fort beaux certes, mais extrmement rares et obscurs, instruitnanmoins de ceux-ci, je navais vu encore personne parmi ceux qui faisaientdes pomes (car beaucoup sadonnaient ce genre de composition) qui ne setint loign de la mthode potique que lon a observe et remarque chez lesplus grands auteurs, soit que ces prceptes aient t transmis avec obscuritpar lauteur lui-mme, soit quils ne soient pas faciles connatre par soi-mme, soit quils ne comprennent pas tout ce qui est requis pour bien crire,comme il convient au pote. [] Cest pourquoi jai pens quil fallait runiret rassembler dans un seul et mme ouvrage les prceptes dHorace lui-mme,dAristote et de tous les autres auteurs trs nobles en langues latine et grecquequi ont abord cette matire.

    Lauteur cite le modle horatien, mais cest pour le critiquer svrement :Horace a crit sur la posie et il a transmis des prceptes trs beaux, mais peunombreux et obscurs. Dautre part, il prtend navoir encore trouv aucun hommeparmi ceux qui composent des pomes qui soit suffisamment instruit pour rendrecompte de la ratio poetica que lon observe chez les plus grands auteurs. Il entenddonc restituer lui-mme la mthode, le principe de cet art quil compare par ailleurs la gomtrie, lastrologie ou la musique. Pour y parvenir, il se propose defaire la synthse des lments de doctrines apports par Horace, par Aristote et partous les autres crivains grecs ou latins. Plus loin, comparant Horace et lesPripatticiens grecs, il ne cache pas, une nouvelle fois, sa dfiance lgard dupremier et il confesse sa prfrence pour les seconds38 :36 Ibid. : Ipsi denique Poetae Deorum, heroumque laudes canebant, rerum imagines, mo-

    resque hominum et actiones effingebant, fabulas docebant, omnia demum uersibus compre-hendebant.

    37 Lptre ddicatoire nest pas pagine. Le passage se trouve au recto du second feuillet delptre.

    38 Ibid.

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    Sola Poetica est, de qua cum ex Graecis Peripatetici multa et praeclaradocuissent, a nostris praecepta nulla sane habemus, praeter paucaquaedam, eaque subobscura, quae Horatius tradit.

    La Potique est la seule discipline sur laquelle, alors que chez les Grecs lesPripatticiens ont enseign des prceptes abondants et illustres, nous nenavons reu aucun de nos auteurs, lexception de quelques uns, rares et trsobscurs, que transmet Horace.

    Minturno met en scne une comptition entre deux autorits, lune grecqueet lautre latine. Certes, la convocation un peu vague des pripatticiens grecs estun moyen commode pour discrditer et vincer le seul modle latin et se donner lalibert de tracer une nouvelle voie. Cependant, la substitution de lautoritaristotlicienne celle dHorace est aussi rvlatrice dune volution historique,puisque la redcouverte de la Potique dAristote a eu pour consquence unedomination progressive du philosophe sur la discipline au cours du XVIe sicle.

    2.4. Le De Re Poetica libellus

    Lun des traits qui montrent la rflexion la plus labore sur les autorits etleffort le plus manifeste pour articuler garants de la classification des arts etautorits de la discipline est un trait intitul De re poetica libellus qui fut publianonymement en 1588 et a t rcemment attribu Federico Ceruti, uncommentateur de lArt potique dHorace39. Le premier chapitre voque lesfondateurs de la discipline, mentionnant Platon, Aristote et Plutarque ainsi que plusieurs autres hommes clbres , bientt explicits par des citations delEptre aux Pisons et de lArt daimer dOvide. Selon lauteur du trait humaniste,tous ces matres saccordent pour juger la potique utile et mme ncessaire40 :

    Qui de re poetices scripserunt, ut Plato, Aristoteles, Plutarchus et aliicomplures insignes uiri, de quibus Diogenes Laertius et permultimeminerunt, in hanc omnes sententiam conuenisse uidentur, ut poeticen nonmodo iuuenibus iucundam et utilem, sed etiam necessariam esse ducant.

    Ceux qui ont crit sur la potique, comme Platon, Aristote, Plutarque etbeaucoup dautres hommes remarquables, dont Diogne Larce et denombreux auteurs rappellent la mmoire, semblent tous saccorder pourconsidrer, dun mme avis, que la potique est non seulement agrable etutile, mais mme ncessaire la jeunesse.

    Aux auctoritates elles-mmes, sajoutent des auteurs relais qui viennentattester de la transmission des premires : il voque entre autres Diogne Larce.

    39 CERUTI 1588, De Re Poetica Libellus Incerti Auctoris, d. WEINBERG 1972, vol. III, p. 447-483.

    40 Ibid., p. 447.

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    Lauteur du trait sest effac lui-mme non seulement en ne signant pas sonouvrage, mais aussi en se dissimulant derrire deux degrs dautorits.

    Au chapitre 5, il propose quatre dfinitions successives de la Potique,attribues respectivement Platon, Diomde, Posidonius et Aristote41 :

    Poetice igitur, ut ex Platone Caelius colligit, est ars quae diuina et humana,quantum ei permittitur et necesse est, certis numeris complectitur.Diomedes uero lib. I cap. 2. sic dicit : Poetice est uerae fictaequenarrationis congruenti rythmo uel pede composita metrica structura, adutilitatem uoluptatemque accomodata. Diogenes Laertius ex Possidoniisententia ita etiam deffinit : Nomine enim poeseos poeticen intelligit ;poesis est poema diuinarum humanarumque rerum imitationemcomplectens. Quam definitionem libenter admittimus, tum ob breuitatemtum quoniam ex Aristotelis mente est ; dicit enim poeticen in imitationetotam positam esse.

    Donc la potique, comme Caelius la reu de Platon, est lart quicomprend les choses divines et humaines, autant quil lui est permis etquil est ncessaire, dans des rythmes dfinis. Diomde, quant lui, auchapitre 2 du livre I dit ceci : La potique est une structure mtrique dunrcit fictif ou vrai, compose avec le rythme et le pied adapts, en vue delutilit et du plaisir. Diogne Larce, suivant lavis de Possidonius, ladfinit ainsi : Car par le nom de posie il entend la potique ; la posie estun pome comprenant limitation des choses divines et humaines. Nousacceptons volontiers cette dfinition, la fois cause de sa brivet etparce quelle est conforme lesprit dAristote ; il dit en effet que lapotique consiste tout entire dans limitation.

    Comme prcdemment, lauctoritas est gnralement prsente sous lecontrle dun auteur intermdiaire garantissant lauthenticit de la source, quil soithumaniste ou classique : Platon et Diomde sont rapports par Caelius Rhodiginus,un philologue ferrarais du dbut du Cinquecento42, et Posidonius est transmis parDiogne Larce (VII, 60). Seul Aristote sautorise en quelque sorte de lui-mme.Dautre part, ces diffrentes dfinitions permettent lauteur du trait de dclineret au besoin de combiner plusieurs critres de dfinition tels que largument(humain ou divin, vrai ou imaginaire), le mtre (rythme ou pied), la finalit (utilitou plaisir) ; mais cest finalement concept dimitation ou mimesis qui lemporte surtous les autres et suffit dfinir lart potique.

    Enfin, lauteur du trait rapporte dans deux chapitres conscutifs la dfinitionde la potique et la classification des arts aux deux mmes autorits, qui sontPlaton et Aristote. Au chapitre VIII lauteur convoque les deux philosophes grecsconjointement pour dfinir les parties et la matire de la posie (Poetice secundum

    41 Ibid., p. 453.42 RICCHIERI (CAELIUS RHODIGINUS) 1516, Lectionum antiquarum libri XXX, VII, 1, Venise.

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    Platonem et Aristotelem quotuplex sit et quae ipsius materia43). Il propose alorsune synthse superposant deux divisions qui portent lune sur lobjet, lautre sur legenre potique. La premire division rpartit la posie en thorique et pratique,cest--dire celle qui parle de Dieu et des astres ou celle qui parle de lhomme etdes tres vivants : elle est attribue Platon. La seconde, emprunte Aristote,distingue lpope, la tragdie, la comdie et le dithyrambe. De mme, au chapitreVIIII, lauteur propose deux divisions gnrales de la philosophie dans lintention,dit-il, de montrer ceux qui ont voulu exclure lart potique des arts libraux et delassemble des hommes, combien les arts sont unis entre eux44. Dans la premiredivision, qui est place sous lautorit de Platon, la potique trouve une placecomme sous partie de la logique. La philosophie est thortique, pratique, logiqueet mcanique. La philosophie pratique comprend lthique, lconomique et lapolitique. La logique, qui transmet le mode et lordre du discours (disserendimodum ac ordinem), se divise en rhtorique et en grammaire et sous le terme degrammaire sont contenues lhistoire et la potique (sub grammatica historia etpoetice continentur). La seconde classification, qui est implicitement attribue Aristote, est manifestement retenue par lauteur : elle comprend trois partiesprincipales auxquelles sadjoignent cinq autres disciplines qui sont ncessaires laphilosophie. La philosophie se divise dabord en thortique, poitique et pratique.Viennent ensuite les arts qui aident ces trois arts principaux comme lesinstruments les plus adquats (quae priores artes tanquam instrumentisaptissimis iuuent). Il sagit de la logique, de la grammaire, de la rhtorique, de lapotique et de lhistoire. Lauteur conclut que dans ces deux divisions de laphilosophie, la potique sige parmi les arts ancillaires qui sont au service des artsprincipaux. ce titre, elle participe du savoir universel, car le philosophe estlhomme parfait qui, embrassant ltude de tous les arts, a accompli lencyclopdieloue par les Anciens45 :

    Ex his duabus diuisionibus, siue hanc postremam siue illam prioremadmittamus, apparet facile ad quam philosophiae partem poetice referendasit et quantum hae artes inter se coniunctae sint ; quae omnes tandem illipriori parti inseruiunt et ancillantur ; quas si quis cum philosophiaassecutus fuerit, is homo omnibus, ut dicitur, numeris absolutus diceturperficietque illam a ueteribus tam studiose commendatam .

    Que nous admettions la dernire ou bien la premire de ces deux divisions, ilapparat aisment quelle partie de la philosophie doit tre rapporte lapotique et combien sont lis entre eux ces arts qui sont tous finalementserviteurs et auxiliaires de la partie premire ; et si quelquun les tudie enmme temps que la philosophie, on dira que cet homme a totalis pour ainsi

    43 CERUTI, d. WEINBERG 1972, p. 457-458.44 Ibid., p. 458-59 : ut demonstremus iis qui hanc poetices artem ex artium et hominum coetu

    excludere uolunt quemadmodum artes sint inter se coniunctae.45 Ibid., p. 459.

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    dire toute la somme du savoir et accompli lencyclopdie qui est si vivementrecommande par les Anciens.

    Lauteur du De re poetica libellus concilie ainsi les traditions platonicienneet aristotlicienne pour fonder la discipline potique et il fait de celle-ci une partiencessaire de lencyclopdie, trs gnralement et gnreusement attribue auxAnciens.

    La constitution de la potique comme ars a demand aux humanistes untravail soigneux et habile sur les autorits antiques et sur leur transmission. La clde voute du systme des poticiens est assurment Aristote, la seule autorit leurprocurer la fois un texte fondateur de la discipline et une classification des artsqui la valorise. Pourtant, le recours lautorit dAristote na pas demble paruvident : au dbut de la Renaissance, la Potique tait encore mconnue et laclassification aristotlicienne tait trop profondment marque par la scolastique.La langue grecque aussi tait un obstacle et les modles dHorace et de MartianusCapella taient plus faciles utiliser pour des auteurs nolatins et, le plus souvent,potes.

    Nombreuses sont les manipulations de lautorit que lon peut recenser chezles humanistes : substitution lautorit antique de lautorit dun commentateur,voire de celle de lauteur du texte ou dun ddicataire, en gnral reprsentant dupouvoir politique ; effacement ou dissolution de lautorit personnelle sous unterme gnrique (les pripatticiens , les Grecs , les Anciens ), dans ladissmination dune formule ou dans la rcurrence dune mtaphore rebattue ;conciliation dautorits contradictoires par la contamination des sources, parfoismme grce la compilation des lieux dans un commentaire intermdiaire. Tousces phnomnes, qui peuvent choquer le philologue moderne, sont cependant lessymptmes de lmergence de personae humanistes qui ont apport elles aussi leurcrdit pour combler, autant quil leur tait possible, le dfaut thorique de la ratiopoetica.

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