a la recherche d hypatie john thorp

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  • 7/22/2019 A La Recherche d Hypatie John Thorp

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    L'Association canadienne de philosophie www.acpcpa.ca

    Allocution prsidentielleAssociation canadienne de philosophie

    Congrs de la Fderation des Sciences Humaines et SocialesUniversity of Manitoba, Winnipeg, 30 mai 2004

    la recherche d'Hypatie

    John ThorpUniversity of Western Ontario

    Chers collgues,

    Mes propos de ce soir portent sur Hypatie. Sans doute tes-vous conscients, au moins de faongnrale, de son nom et des grandes lignes de son histoire : mathmaticienne et philosophe de lafin du 4e/dbut du 5e sicles ap. J.-C., fille du mathmaticien Thon, femme paenne vivant

    Alexandrie au moment o l'empire romain passait de la tolrance l'imposition du christianisme,enseignante charismatique dvoue tant aux paens quaux chrtiens, et victime d'un meurtrehorrible : en 415 un gang de moines, incits peut-tre par l'archevque d'Alexandrie Cyrille, l'ontcorche vive avec des coquilles de mer. Bien que ces vnements aient inspir plusieurscrivains europens au fil des sicles tels que, par exemple, Gibbon, Voltaire, Leconte de Lisle,Charles Kingsley , Hypatie se trouve encore une fois en vedette de nos jours, hrone cette foisdu mouvement fministe. En 1979 l'artiste amricaine Judy Chicago l'invita prendre place sonDinner Party, et en1986 elle prta son nom une nouvelle revue savante portant sur la pensefministe. Cette revue publia en 1989 une biographie fantaisiste d'Hypatie de la main d'UrsuleMolinaro, pote amricaine.

    Hypatie est l'hrone idale. Elle tait charismatique ; elle mourut horriblement ; elle fut au centred'un jeu compliqu de tensions politiques et religieuses ; et la qualification la plus importantepour le statut de hros en fin de compte nous savons trs peu sur elle de faon claire et certaine.Une toile qui brille, certes, mais vue travers les brumes du temps et de l'oubli. Nos incertitudesinvitent la construction d'une hrone. L'un des principaux thmes des tudes rcentes sur Hypatieest prcisment la diversit des interprtations de son histoire. Un livre italien, d'Elena Gajeri,portant le titre Ipazia, un mito letterario Hypatie, un mythe littraire suggre qu'Hypatie,telle que nous la connaissons, est une construction de l'imaginaire plutt qu'une ralit del'histoire.

    Dj dans l'antiquit tardive elle tait une hrone paenne pour avoir t massacre par leschrtiens, ou encore une hrone des ariens pour avoir t massacre par les orthodoxes, ouencore une hrone des chrtiens de Constantinople pour avoir t massacre par les chrtiensintemprants d'Alexandrie. Plus rcemment elle s'est vu traiter dhrone anticlricale, victime dela hirarchie ; hrone protestante, victime de l'glise catholique ; hrone du romantismehellnisant, victime de l'abandon par l'Occident de sa culture hellnique ; hrone du positivisme,victime de la conqute de la science par la religion ; et, tout dernirement, hrone du fminisme,victime de la misogynie chrtienne. Femme polyvalente!

    Une histoire qui est souvent raconte propos du peintre Raphal laisse voir le malaise persistantdes chrtiens vis vis d'elle. Lorsque le peintre montra l'bauche de L'cole d'Athnes l'un des

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    cardinaux, celui-ci voulut savoir qui tait la femme reprsente en bas au centre. Raphalrpondit : Hypatie, la plus fameuse des membres de l'cole d'Athnes . Le cardinal ordonna : Enlve-la. La foi ne permet de rien savoir sur elle. part cela, l'oeuvre est acceptable . Raphall'enleva, mais garda toutefois une rfrence sournoise elle en introduisant dans l'ensemble lafigure effmine du neveu du pape Jules II, Franceso Maria della Rovere.

    La faon dont Hypatie servit d'icne pour le protestantisme et l'anticlricalisme ressort du titre,plutt longuet, d'un pamphlet de John Toland, publi en Angleterre en 1720 : Hypatia, or theHistory of a Most Beautiful, Most Virtuous, Most Learned and in Every Way Accomplished Lady;Who Was Torn to Pieces by the Clergy of Alexandria, to Gratify the Pride, Emulation, andCruelty of the Archbishop, Commonly but Undeservedly Titled St. Cyril. (Ce pamphlet a viteprovoqu une rponse du parti catholique, portant le titre : The History of Hypatia, a MostImpudent School-Mistress of Alexandria. In Defense of Saint Cyril and the Alexandrian Clergyfrom the Aspersions of Mr. Toland) Gibbon et Voltaire ont fait pareil usage d'Hypatie pourpromouvoir l'anticlricalisme de leur sicle.

    Hypatie figure plusieurs reprises dans la littrature romantique franaise du XIXe sicle,notamment chez les potes et crivains Leconte de Lisle, Grard de Nerval et Maurice Barrs.

    Chez eux, elle est la dernire reprsentante des vieilles valeurs hellniques, se dressant maistombant devant la marche irrsistible du christianisme, avec son systme intellectuel grossier etrigide. De Lisle dcrit Hypatie comme tant le souffle de Platon et le corps d'Aphrodite . Et enAngleterre le romancier Charles Kingsley l'entrane dans une bataille entre le rationalismeprotestant et la superstition catholique. Il introduit dans l'histoire une intrigue secondaire etrotique selon laquelle Hypatie tombe amoureuse d'Oreste, le prfet romain d'gypte, et il enlvel'embarras que constituerait une hrone paenne en la convertissant au christianisme mais nonau catholicisme quelques jours avant sa mort.

    Dans son pome de 1989 A Christian Martyr in Reverse: Hypatia 370-415 , Ursule Molinarofait d'Hypatie un icne non seulement du fminisme mais aussi de la libration sexuelle. Elle luiattribue une srie d'amants depuis sa jeunesse. Elle la fait pouser Isidore le philosophe, qui, lui,

    tolre stoquement la suite de ses amants illicites, parmi lesquels on retrouve le prfet Oreste.Nous examinerons sous peu le bien fond d'une telle reprsentation d'Hypatie.

    Vous avez donc, chez Hypatie, tous les lments idaux pour une histoire captivante : il y a le faitexotique, dans l'antiquit, d'une femme mathmaticienne et philosophe ; il y a son charismeindniable ; il y a l'lment rotique fourni par sa beaut et par sa virginit ; il y a le jeuimprvisible des forces politiques et religieuses dans une ville qui a toujours connu la violence ; ily a la cruaut extraordinaire de son assassinat ; et, en arrire-plan, le sentiment profond d'unchangement inexorable d're historique. De plus il y a notre manque d'informations claires etprcises sur elle, ce qui permet aux fabricants de lgendes de remplir les lacunes comme ilsveulent.

    Je voudrais maintenant revoir brivement les preuves historiques dont nous disposons pour tablirla vie et le caractre d'Hypatie.

    Les sources

    Nous ne disposons que de quatre sources principales.

    1. La seule source primaire est Synsius. Natif de la ville de Cyrne en Libye, et fils d'une despremires familles de cette ville, Synsius fut inscrit comme tudiant d'Hypatie pendant quelques

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    annes durant les annes 390. De toute vidence n et lev chrtien, il n'tait toutefois pas trsdvot et sa vritable loyaut semble avoir t pour le noplatonisme. Il fut nanmoins nomm, en410, vque de sa ville natale, nomination qu'il accepta contrecur et non sans une longuehsitation. Ce fut une priode difficile pour son pays, car toute la rgion de la Libye infrieuretait en train d'tre envahie par des tribus berbres. L'importance de Synsius est lie au fait quela plupart de ses crits ont survcu, dont 157 lettres. Parmi ces lettres, on en retrouve plusieurs qui

    sont adresses Hypatie elle-mme, et d'autres destines un certain nombre de ses ancienscondisciples. Toutes ces lettres tmoignent de la rvrence imprissable que ressentirent Synsiuset ses copains pour leur ancienne professeure. Malheureusement, Synsius mourut l'anne avantle meurtre d'Hypatie, et donc notre tmoin le plus important et le plus direct pour la vie d'Hypatien'a rien dire sur le moment le plus frappant de cette vie, celui de sa mort.

    Quoiqu'il en soit, toute hypothse sur Hypatie doit s'accorder avec les textes de cet homme qui laconnaissait bien et qui n'avait que de l'estime pour elle.

    2. Socrate le Scholastique tait un historien religieux vivant et travaillant Constantinople durantles quelques dcennies aprs la mort d'Hypatie. Dans son Histoire ecclsiastique,il nous racontebrivement son caractre, son enseignement, son engagement dans la politique de la ville, et sa

    mort. Il est nettement favorable Hypatie. Cela surprend prime abord, car c'est un historienchrtien parlant d'une femme paenne. Mais la chose se comprend lorsque l'on sait que lesConstantinopolitains avaient un certain ddain envers la rudesse et la violence des Alexandrins. Iltermine son chapitre par une critique assez svre du patriarche Cyrille et du comportement peuchrtien des chrtiens d'Alexandrie. Il rdige son histoire, bien sr, vingt ou trente ans aprs lesvnements quil relate, et une distance de 1000 km du lieu. D'autre part, il est situ dans lacapitale de l'empire et l'on peut imaginer qu'il avait un accs facile aux documents de la curie.Voici ce qu'il dit sur le caractre d'Hypatie :

    Il y avait Alexandrie une femme nomme Hypatie, fille du philosophe Thon, qui a sibien men ses tudes qu'elle a devanc tous les philosophes de son poque ; elle aentrepris l'tude de la pense de Platon telle que comprise par Plotin ; et elle pouvaitexpliquer n'importe qui voulait l'entendre toute la science de la philosophie. Ceux quivoulait apprendre la philosophie accouraient de partout dans le monde. cause de sonaplomb et de sa grce, provenant de son esprit bien cultiv, elle pouvait se prsenter avecsang-froid devant les principaux citoyens. Elle n'prouvait aucune gne s'aventurer aumilieu d'hommes : cause de sa vertu extraordinaire tous l'admiraient et l'estimait encore

    plus.

    Tout cela est en parfait accord avec le tmoignage de Synsius.

    3. Plus troublant est une srie de trois brefs textes qui sont attribus Damascius. Ce Damasciuspourrait tre prcieux comme source, car il tait un tudiant d'Isidore, le fameux philosophealexandrin du Ve sicle, et qui a donc vcu dans les cent ans aprs Hypatie. Or ce Damascius taitle dernier chef de l'Acadmie platonicienne en fonction lorsque celle-ci fut ferme par l'empereuren 529 ap. J.-C. Damascius serait donc bien plac pour avoir des informations assez prcises surHypatie. Le problme est que les trois textes dits damasciens sont de porte bien diffrente l'unede l'autre:

    A. Isidore tait trs diffrent d'Hypatie, non seulement comme un homme est diffrent d'unefemme, mais aussi comme un vrai philosophe est diffrent d'un gomtre.

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    B. Hypatie, fille de Thon le gomtre et philosophe d'Alexandrie, fut elle-mme unephilosophe renomme. Elle tait la femme du philosophe Isidore. [...] Elle fut cartelepar les Alexandrins et on se moqua de son corps qui fut parpill par toute la ville. Celas'est produit par jalousie de son savoir extraordinaire surtout en astronomie.

    C. Hypatie naquit et fut leve et forme Alexandrie. Puisqu'elle tait plus doue que son

    pre, elle n'tait pas satisfaite de ses leons de mathmatiques ; elle se dvoua galement,grce son esprit ouvert, la philosophie toute entire. Cette femme revtait la togephilosophique pour se promener au milieu de la ville en interprtant publiquement Platon,Aristote ou l'oeuvre de tout autre philosophe ceux qui voulaient l'entendre. En plus deson excellence en enseignement, elle parvint au sommet de la vertu civique, tant juste etchaste, elle demeura toujours vierge. Elle tait si belle et bien forme que l'un de sestudiants tomba amoureux d'elle.

    Le texte B est peu fiable, car les dates ne permettent pas qu'Hypatie ft la femme d'Isidore. Si onfait le calcul, en utilisant des dates qui sont connues et des hypothses plausibles quant l'ge desgens, il en rsulte qu'Isidore aurait d pouser Hypatie soit avant qu'il naquit, soit aprs qu'ellemourut. L'hypothse du mariage est hors question. Et pour cette raison le texte B doit tre mis de

    ct. Ce texte B est le seul suggrer qu'Hypatie tait autre qu'une chaste vierge. Si nous lerejetons, comme nous devons le faire, nous sapons la reprsentation d'Hypatie, offerte par UrsuleMolinaro, selon laquelle Hypatie aurait t un icne de la libration sexuelle, l'pouse d'un maribien endurant.

    Considrons maintenant le texte A. Mis part sa misogynie plutt dsagrable, et son opinionqu'Isidore tait meilleur philosophe qu'elle, ce texte prtend qu'Hypatie n'tait pas vraimentphilosophe, mais mathmaticienne seulement. La remarque sur Isidore fixe le terminus post quemdu texte 480, et il peut tre bien plus tard que cela. L'autre remarque, selon laquelle Hypatie futmathmaticienne plutt que philosophe, est directement contredite la fois par le texte de Socratele Scholastique et par le tmoignage primaire des lettres de Synsius. Le texte A n'est pas fiable.

    Il nous reste donc le texte C. Celui-ci a le grand mrite d'tre largement conforme celui deSocrate, et aussi l'image d'Hypatie qui ressort des lettres de Synsius. Des trois textes qui sontassocis au nom de Damascius, seul le troisime, donc, mrite d'tre pris au srieux.

    4. Une quatrime source est Jean, vque copte de Nikiu en gypte au VIIe sicle. Il rdigea unehistoire de l'glise gyptienne, dont une courte section, peu compatissante d'ailleurs, est consacre Hypatie. Il l'accuse d'tre dvoue la magie, aux astrolabes, et aux instruments de musique et d'avoir ensorcel plusieurs personnes par ses sductions sataniques . Ce chapitre chante leslouanges de Cyrille. Il raconte qu'aprs la mort d'Hypatie tout le peuple entoura le patriarcheCyrille et le nomma le nouveau Thophile pour avoir dtruit le dernier restant de l'idoltrie dela ville . En lisant Jean de Nikiu, me semble-t-il, il faut en prendre et en laisser : son chapitre estdform par le fait qu'il prend constamment le parti de Cyrille, fondateur de l'glise copte, etl'image qu'il se fait d'Hypatie est peu conforme avec celle de Socrate ou de Synsius.

    Analyse des donnes

    Tout cela, bien qu'attrayant, reste plutt vague. Je voudrais maintenant faire une proposition propos d'Hypatie, la dfendre, et ensuite je vais soulever trois questions pertinentes. Maproposition est qu'Hypatie tait la premire femme universitaire de la tradition occidentale.Elle

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    n'tait pas la premire intellectuelle, ni non plus la premire philosophe elle avait toute une sriede devancires dans la discipline, de Thanon et Prictione Aspasie et Macrine mais ellesemble tre la premire s'engager dans la recherche et l'enseignement, tels que nous lesconnaissons de nos jours. vrai dire, la ressemblance aux activits d'un universitaire moderne estassez frappante. D'abord il y a ses activits de recherche et de publication, qui semblent avoir tentirement en mathmatiques et en astronomie. Nous aurons plus dire l-dessus sous peu.

    Ensuite il y a son enseignement, qui est de deux types : d'une part ses confrences prononcesdevant un grand auditoire, soit dans la rue soit chez elle, et d'autre part ses leons de 2e et 3ecycles rserves au groupe de jeunes gens qui l'entouraient, Synsius et autres. Troisimement, ily avait le service la communaut: il existe une tradition, trs conteste, selon laquelle elle auraitt chef de l'cole noplatonicienne Alexandrie, mais que cela soit vrai ou faux, il est clairqu'elle tait implique dans la vie publique de la ville et, tout comme beaucoup d'universitairesde nos jours, ce sont ses activits de service qui l'ont puise.

    Devant cet arrire-plan un peu indfini, je voudrais maintenant soulever trois questions.Premirement, quelles taient exactement les recherches d'Hypatie? Quelle est la base de sarputation de savante? Deuximement, quelles taient ses doctrines philosophiques? Quels taientles enseignements qui ont aussi profondment enthousiasm Synsius et ses copains? Et

    troisimement, la chose qui est pour moi la plus mystrieuse, comment se fait-il que, dans unepoque d'hostilit froce entre chrtiens et paens, elle fut, bien que paenne elle-mme, laprofesseure adore de tant de jeunes chrtiens? Je suppose mme que les parents de ces jeuneshommes avaient choisi Hypatie comme professeure de leurs fils.

    Considrons d'abord la question de ses recherches. Quelles taient ses publications, et quelle idedoit-on s'en faire? Sur cette question, il y a eu un grand changement d'opinion chez les savantsdepuis vingt ans. Autrefois l'on croyait que tous les crits d'Hypatie tait perdus. Maintenant, c'estle contraire. L'opinion gnrale semble tre que nous possdons beaucoup de ses crits. Leproblme est que son travail tait celui d'diter et de commenter des textes techniques enmathmatiques et en astronomie. Ses interpolations et ses commentaires ont t par la suiteincorpors dans les textes en question. Pour les isoler, il faut par consquent les dsinterpoler

    un minutieux travail de savant. Selon Suidas, un lexicographe crivant avant le XIe sicle,Hypatie aurait publi un commentaire sur les Arithmtiques de Diophante, une dition desTableaux astronomiquesde Ptolme, et un commentaire sur les Sections coniquesd'Apolloniusde Perge. Or les savants modernes qui ont essay d'isoler les contributions d'Hypatie enterresdans ces textes sont tous d'opinion que sa contribution tait d'ordre pdagogique ethermneutique, et de niveau lmentaire. Alan Cameron, qui a tudi cette question de prs,annonce que nos attentes leves sont certainement dues. Le contenu, dit-il, est exgtiqueplutt que critique, destin aux tudiants lmentaires. Et Wilbur Knorr avoue, avec un certainchagrin, que la contribution d'Hypatie rvle un esprit essentiellement superficiel. Hypatie,semble-t-il, n'tait pas un gnie crateur en mathmatiques. Elle tait plutt une professeure demathmatiques, auteure de manuels.

    Ce jugement est un coup dur pour l'hrone, et il soulve la question de la raison de sa hauterputation dans l'antiquit tardive. Bien sr, l'histoire a connu beaucoup d'intellectuels renommsdont la rputation relve plutt de leur enseignement et de leur faon de se comporter que de leurspublications. Nous sommes amens ainsi ma deuxime question: quelles taient les doctrinesphilosophiques d'Hypatie, quels taient les enseignements qui ont tellement ravi les tudiants non seulement ceux qui assistaient ses cours publics, mais aussi ceux du petit groupe quil'entourait?

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    Je pense que nous ne pouvons rpondre la premire partie de cette question que dans la mesureo nous pouvons rpondre la seconde. Nous n'avons vritablement aucun tmoignage dtaillsur les sujets de ses cours publics, sauf, chez Damascius C, l'information peu informante qu'ilsportaient sur Platon, Aristote, et tout autre philosophe qui pouvait intresser les auditeurs. Il estsrement plus probable que la russite de ces cours tenait moins leur contenu qu' la rputationde la professeure et sa teneur. Cela me fait penser aux confrences rcentes au Canada du Dalai

    Lama : ce n'tait certes pas leur contenu qui avait attir les milliers de personnes de l'assistance,mais plutt sa rputation, rputation base sur la teneur de sa vie et de sa conduite et sur l'opinionde ceux qui le connaissent de prs.

    Pour la seconde partie de la question nous avons des chances de pouvoir rpondre. Les lettres etles autres crits de Synsius peuvent nous renseigner. Avant d'en venir leur analyse, il fautremarquer que, contrairement aux autres sources, nous n'avons aucune raison de souponner unparti pris gisant derrire elles. Synsius exprime toujours un respect et un dvouementinbranlable envers elle, mais il n'avait aucun motif pour la flatter. Il ne semble pas avoir timpliqu lui-mme dans les querelles d'Alexandrie : les problmes de sa province leproccupaient constamment. Ses lettres parlent de ses troubles militaires, ou encore de seslectures ou de ses crits, de ses appareils scientifiques, et parfois on lit dans les lettres un simple

    dsir de soulager sa peine en rappelant les merveilleuses annes de sa jeunesse passes aux piedsd'Hypatie, avec son groupe d'amis intimes.

    Sur la base des lettres (il y en a 160) nous pouvons reconstruire, au moins en partie, ce grouped'tudiants. Nous connaissons les noms de plusieurs: Herculianus, Olympius, Ision, Hesychius,Euoptius (frre de Synsius), Alexandre, Thoctenus, Athansius, Thodosius, Gaius, Auxentius.Il est clair et c'est un fait important que beaucoup d'entre eux taient de bonne famille, et pourcause. Leur avenir promettait de hautes fonctions dans le gouvernement imprial ou dans l'glise.Athanasius allait devenir un sophiste renomm et Thodosius un grammairien de rputation. Ilsvenaient de partout dans l'empire oriental la Cyrnaque, la Syrie, Alexandrie, la Thbade,Constantinople, entre autres. Les liens d'amiti qu'ils tablirent entre eux semblent avoir dur : leslettres laissent voir qu'ils avaient l'habitude de se rendre visite les uns aux autres une fois leurs

    tudes termines. C'tait la jeunesse dore de l'empire oriental. Or, une partie au moins de larichesse de leurs annes d'tudes, provenait certainement de quiils taient, et non seulement desvertus de leur professeure. Il est vrai mme de nos jours, me semble-t-il, que dans une bonneuniversit l'tudiant apprend la moiti de ce qu'il apprend non pas dans les cours mais dans lesconversations avec ses pairs. (Lorsque les parents s'inquitent pour le choix d'une universit pourleur fils ou leur fille, ils devraient poser des questions non seulement sur la qualit desprofesseurs, mais aussi, mme plutt, sur la qualit des tudiants!)

    Mais quels taient ces enseignements d'Hypatie qui avaient tellement enthousiasm lestudiants ? Nous savons dfinitivement qu'elle enseignait les mathmatiques : Synsius faitrfrence ses leons en divine gomtrie (iJera; gewmetriva), et il dit ailleurs que lestudiants avaient travaill dur ensemble (sugkekuvfamen). Or les traits de Synsius ne laissent

    voir aucun gnie mathmatique chez lui. Je m'imagine donc des cours de gomtrie ardus maislmentaires. Je m'imagine Synsius et ses copains apprenant les thormes d'Euclide. Je lesimagine travailler des preuves, subissant des coups d'adrnaline aux moments de russite. Jesuppose aussi qu'Hypatie aurait enseign l'astronomie Synsius en parle, d'ailleurs etprobablement aussi la musique, puisque celle-ci faisait partie, pour les Grecs, de la mathmatiqueapplique. La rduction de la musique la mathmatique accomplie par des Grecs soit dans latradition d'Aristoxne soit dans celle de Pythagore et de Ptolme est l'une des grandes russitesscientifiques de l'antiquit.

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    Il parat aussi qu'elle aurait enseign la science exprimentale. Synsius en sait suffisammentpour faire construire, plus tard dans sa vie, un astrolabe. Il comprend les principes del'hydromtre, et il demande Hypatie d'en faire fabriquer un pour lui. Jean de Nikiu remarque nous l'avons vu qu'Hypatie s'occupait de la magie, des astrolabes, et des instruments demusique . Je ne sais pas ce que veut dire magie ici, mais nous avons le tmoignage deSynsius pour les astrolabes, et les instruments de musique sont parfaitement plausibles.

    Les tudes de ce genre sont excitantes. Elles donnent le sentiment de faire du progrs, d'accomplirquelque chose : en astronomie les dmonstrations sont claires et distinctes, car elles s'appuientsur l'arithmtique et la gomtrie, disciplines que l'on pourrait qualifier de jauge stable de lavrit . Ces tudes, toutefois, taient places par Hypatie dans un cadre platonicien selon lequelelles n'avaient qu'une valeur propdeutique aux connaissances suprieures. Synsius nous dit quel'astronomie ouvre la voie vers la thologie ineffable .

    Et alors ces tudiants choys apprenaient des disciplines techniques qui les stimulaient et qui leurdonnaient en mme temps un sens d'avoir fait du progrs : arithmtique, gomtrie, astronomie,musique. Et ils apprenaient en mme temps que ces tudes n'taient que prliminaires la hautescience, la grande aventure cognitive qui les attendait au-del la science mystique de l'tre,

    selon Platon. Qu'ils aient cru avoir atteint ce niveau cognitif suprieur ou non, au moment determiner leurs tudes formelles, ils se savaient tout au moins vritablement engags dans la voiequi y menait.

    Il faut ajouter, et ceci est important, qu'il semble y avoir eu une entente entre eux selon laquelleleurs tudes devaient demeurer secrtes, un savoir sotrique.

    Ceci m'amne ma troisime question, propos du fait qu'Hypatie la philosophe paenne fut laprofesseure de choix de tant d'tudiants chrtiens. Elle ne semble pas avoir t en conflit avec lechristianisme. Elle entretenait des liens d'amiti, entre autres, avec l'vque Thophile,prdcesseur de Cyrille. Aucun tudiant chrtien ne semble avoir t apostasi en raison de sonenseignement. Qu'est-ce qui se passait? Je souponne que dans la rponse cette question gt le

    grand secret d'Hypatie, l'explication de sa renomme et de sa russite.

    Si nous reprsentions les manifestations de la religion paenne sur une ligne continue, nousplacerions lune des extrmits la thurgie, la magie, la sorcellerie, au milieu se trouverait laliturgie et la mythologie, et l'autre extrmit les profondes vrits spirituelles de la philosophie.Et si nous appliquions un pareil schma au christianisme, l'une des extrmits se trouverait lasuperstition, au milieu la liturgie et la rvlation, les saints crits, et l'autre extrmit lathologie naturelle. Or un noplatonicien, du moins, pourrait dire que la philosophie paenne et lathologie naturelle du christianisme se chevauchent largement. Je pense qu'Hypatie enseignait lespropositions de la thologie naturelle de telle sorte que celles-ci pouvaient tre comprises commetant communes aux deux religions, paenne et chrtienne. Elle russit identifier la profondecongruence des deux systmes.

    Considrons de nouveau les tudiants d'Hypatie. Ils devaient tous ressentir une certaineinquitude schizophrnique. Ils auraient tous eu une formation classique, hellnique, avec tout ceque cela peut impliquer pour une vue d'ensemble, une tradition spirituelle. Mais d'autre part, ilsvivaient dans un monde o le christianisme tait de plus en plus de rigueur, et ils taientdestins jouer un rle important dans ce monde. Cela aurait t une tension dure vivre. MaisHypatie en offrait la rsolution : elle leur offrait le moyen de rconcilier leur culture paenne avecl'exigence du christianisme, en identifiant les vrits philosophiques communes gisantes derrireles deux.

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    Certes, nous trouvons quelque chose de la sorte chez Synsius. Aprs avoir termin ses tudes, etaprs avoir men une mission diplomatique en faveur de Cirne auprs de l'empereur Constantinople, il voulait reprendre sa vie de chtelain : la chasse aux autruches, la lecture, lardaction, la philosophie, les visites de ses amis, l'tude. Mais contrairement ses dsirs, sesconcitoyens, appuys par le patriarche d'Alexandrie Thophile, lui tordirent le bras pour qu'il

    accepte d'tre consacr vque de sa ville natale et de la rgion qui l'entourait. Au moment o ilpesait cette proposition, il crivit une lettre remarquable son frre Euoptius, dans laquelle onpeut lire:

    Mais voici encore un point que Thophile doit, je ne dis pas apprendre, mais avoirprsent la mmoire. J'en parlerai plus longuement, car en comparaison d'une questioncomme celle-l tout le reste peut paratre sans importance. Il est difficile, sinonfranchement impossible, d'branler les croyances que la dmonstration scientifique atablies (dans l'me). Or tu sais que la philosophie s'oppose frquemment certainescroyances largement rpandues dans la foule. Indubitablement, je ne voudrai jamaiscroire que l'me soit ne aprs le corps. Je refuserai d'admettre que le monde et toutes ses

    parties se corrompent ensemble. Quant la Rsurrection, qui constitue une opinion reue,

    je vois en elle une conception sacre et mystrieuse sur laquelle je suis loin de partagerles ides de la masse. Il est vrai que l'esprit philosophique initi la connaissance de lavrit admet le recours aux fictions [...]. mon sens, les fictions sont utiles au peuple,tandis que la vrit nuit qui n'a pas la force de fixer son regard sur l'intense clat desEssences. Si les lois qui rgissent notre ministre sacr vont jusqu' accepter lescroyances dont j'ai parl, je pourrais bien exercer le ministre sacr : j'ai part moi legot de la spculation et au-dehors, dans la doctrine, le got de la fabulation.

    L'opinion de Synsius est donc que beaucoup des doctrines du christianisme sont de noblesmensonges , qui sont utiles au peuple. La vrit, pourtant, est accessible la philosophie. Cecitait fort probablement l'enseignement d'Hypatie, sa faon de rsoudre la tension entre la culturehellnique et le christianisme. L'expdient est parfaitement platonicien le noble mensonge.

    Voici donc l'ensemble de mon image d'Hypatie. Elle ne jouissait pas d'un esprit de gnie enmathmatiques, bien qu'elle sy connaissait parfaitement bien en ces matires. Ses crits taientcomme des manuels de mathmatiques et d'astronomie. ses tudiants de 2e et de 3e cycles elleenseignait le quadrivium arithmtique, gomtrie, astronomie et musique. Elle enseignait cessujets de faon rigoureuse, en les plaant dans un cadre platonicien selon lequel ils taient desmatires propdeutiques un savoir mystique de l'tre. D'ailleurs, elle oprait, dans sonenseignement sotrique, la rconciliation des religions paenne et chrtienne en insistant sur lesprofondes vrits qu'elles partagent, et en relguant le reste au statut de noble mensonge.

    C'tait peut-tre une rconciliation qui ne pouvait durer.

    Un dernier tourJusque l je vous ai racont l'histoire de la premire femme universitaire de la traditionoccidentale en autant que nous pouvons le savoir et j'ai essay avec vous de comprendre sonextraordinaire rputation de philosophe et de professeure. J'ai essay de neutraliser quelques-unesdes propositions les plus extravagantes mises son sujet par ceux qui ont voulu l'invoquercomme icne et mascotte en faveur de toute une srie de causes. Cette histoire a, cependant, undernier tour. Je l'ai rencontr pour la premire fois chez un romancier qubcois, Jean Marcel,

  • 7/22/2019 A La Recherche d Hypatie John Thorp

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    dans son rcit Hypatie ou la fin des dieux. Je l'avais pris, l'poque, pour un conte fantaisiste,mais depuis ce temps-l j'ai appris qu'il y a vraisemblablement de la vrit l-dedans.

    Ceux d'entre nous qui ont t levs en catholiques se souviendront de l'histoire de sainteCatherine d'Alexandrie. C'tait une jeune fille chrtienne qui, l'ge de 18 ans, s'est prsentedevant l'empereur Maximin (fin du 3e sicle) pour lui reprocher sa perscution des chrtiens. Elle

    avait du talent en argumentation, que l'empereur, lui, ne pouvait parer. Il a donc convoqu lesmeilleurs philosophes et sophistes de sa cour pour contourner les arguments de Catherine. L'unaprs l'autre ils ont failli, et ils se sont convertis au christianisme sur le champ. L'empereur,furieux, les a dcapits. L'impratrice, fascine, est galement venue discuter avec Catherine, etelle aussi a fini par se convertir ou plutt elle a fini par tre dcapite pour s'tre convertie.L'empereur, enrag, a ordonn que Catherine soit mise mort par la torture de la roue barbele,mais au contact de Catherine la roue s'est effondre. Il l'a donc dcapite. Des anges ont pris soncorps et l'ont enseveli en secret au Mont Sina, o, cinq sicles plus tard, il a vu jour. Lemonastre de Sainte-Catherine-de-Sina a t fond sur ces lieux. Et sainte Catherine a t,pendant six sicles, l'objet d'un culte extraordinaire. Sainte Catherine est la patronne desphilosophes. Elle est, chers collgues, notrereprsentante aux cieux.

    Ou, en tout cas, elle l'tait. La socit bollandiste, ce groupe de savants jsuites qui s'occupe del'histoire, et de l'historicit, des saints, a commenc souponner, il y a cent ans, que la lgendede sainte Catherine tait sans base historique. Le rsultat de leur critique est que sainte Catherineest disparue du calendrier romain en 1969. Mais les bollandistes ont galement souponn etcette ide est maintenant largement rpandue parmi les experts de ces choses que la lgende desainte Catherine ntait qu'un remaniement chrtien de l'histoire d'Hypatie qui, elle, n'avait jamaisperdu son clat dans la mmoire alexandrine.

    Et alors, chers collgues, je vous laisse avec un petit casse-tte pour la thorie de la rfrence :

    sainte Catherine n'existe pas, elle n'est qu'Hypatie.