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S. J. AGNON TEHILA POSTFACE DE DAN LAOR TRADUIT DE L’HÉBREU PAR EMMANUEL MOSES GALLIMARD

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S. J. AGNON

TEHILAP O S T FA C E D E D A N L A O R

T R A D U I T D E L’ H É B R E UPA R E M M A N U E L M O S E S

G A L L I M A R D

S. J. AGNON

Tehila« Il y avait une vieille à Jérusalem. Une magnifique vieille comme

vous n’en avez pas vu de toute votre vie. Elle était vertueuse et elle était sage, elle était gracieuse, et modeste aussi. Ses yeux n’étaient que bonté et compassion, et les rides de son visage, toutes de béné-diction et de paix. »

Tehila est âgée de cent quatre ans lorsque le narrateur, lui-même écrivain, fait sa connaissance au cœur de la Vieille Ville de Jérusalem. Immédiatement ébloui, il nous raconte la bienveillance de cette femme, son extrême générosité ainsi que son passé tragique. Un jour, alors que Tehila lui demande de rédiger une lettre à l’attention d’un certain Shraga, elle lui conte son enfance en Europe et ses fiançailles rompues par son père. Elle décrit les années de malédiction qui s’ensuivirent et qui menèrent ses deux fils à la mort avant de faire sombrer sa fille dans la folie. Depuis, Tehila consacre sa vie à l’étude des Psaumes et aux autres, mais elle ne peut se résigner à s’éteindre avant d’avoir adressé quelques mots d’excuse à celui qui aurait dû être son mari, Shraga.

Ce court roman est l’un des textes les plus émouvants de S. J. Agnon, un texte fondateur aux innombrables perspectives. Tehila est un livre sur les différents courants du judaïsme autant qu’un poème dédié à Jérusalem, c’est à la fois un texte sur le malheur et un récit sur la sagesse. Tehila est enfin un merveilleux hymne à la beauté des femmes qui, par-delà même la mort, rayonne dans l’œuvre du grand écrivain israélien.

Né en 1888 en Galicie, S. J. Agnon meurt à l’âge de quatre-vingt- deux ans. Ce Prix Nobel de littérature (1966) est sans conteste l’un des très grands écrivains du xxe siècle, admiré et lu dans de nombreux pays, mais jusqu’ici trop peu connu en France. Publiés aux Éditions Gallimard, À la fleur de l’âge (2003) et Au cœur des mers (2008) marquent le début de sa redécouverte par le public français.

Dan Laor, professeur au Département de littérature hébraïque à l’Université de Tel-Aviv, est un éminent spécialiste de l’œuvre de S. J. Agnon.

9:HSMARA=VX[ZZV: 14-II A 13655 ISBN 978-2-07-013655-1

12,50 e

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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

À LA FLEUR DE L ’ÂGE

AU CŒUR DES MERS

Chez d’autres éditeurs

LA DOT DES FIANCÉES , Les Belles Lettres

UNE HISTOIRE TOUTE SIMPLE , Albin Michel

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Du monde entier

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S. J. AGNON

TEHILAPOSTFACE DE DAN LAOR

Traduit de l’hébreupar Emmanuel Moses

G A L L I M A R D

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Titre original :

הלהת

TEH ILA

©Schocken Publishing House Ltd., Tel-Aviv, Israël.©Éditions Gallimard, 2014, pour la traduction française.

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Il y avait une vieille à Jérusalem. Une magni-fique vieille comme vous n’en avez pas vu detoute votre vie. Elle était vertueuse et elle étaitsage, elle était gracieuse, et modeste aussi. Sesyeux n’étaient que bonté et compassion, et lesrides de son visage, toutes de bénédiction etde paix. N’eût été que les femmes ne peuventressembler à des anges, je la comparerais à unange divin. Et il y avait encore cela en ellequ’elle était vive comme une jeune fille. N’eûtété les vêtements qu’elle portait, on n’auraitguère perçu en elle la moindre marque devieillesse.

Tant que je ne fus pas sorti de Jérusalem,je ne la connaissais pas, lorsque je revins àJérusalem, je la connus. Et comment se fait-ilque je ne la connaissais pas auparavant ? Com-ment se fait-il que vous ne la connaissiez pas ?Pour cette raison que le destin décide qui

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chaque homme doit connaître, quand il doitle faire et dans quelles circonstances. Dansquelles circonstances la rencontrai-je ? Un jourje me rendais chez un des sages de Jérusalemqui habitait près du Mur occidental et je netrouvais pas sa maison. Je vis une femme quimarchait avec un bidon d’eau et je lui deman-dai son aide. Elle me dit : « Viens, je vais te mon-trer. » Je lui dis : « Ne vous donnez pas cettepeine. Indiquez-moi le chemin et j’irai toutseul. » Elle sourit et me dit : « Cela te dérange-t‑il qu’une vieille femme obtienne le privilèged’accomplir une mitsvah1* ? » Je lui dis : « S’ils’agit d’une mitsvah, accomplissez-la, maisdonnez-moi le bidon que vous portez. » Ellesourit et dit : « Tu veux donc amoindrir la valeurde ma mitsvah ? » Je lui dis : « Je ne cherche pasà amoindrir la valeur de votre bonne action,mais bien plutôt à alléger votre charge. » Elledit : « Ce n’est pas une charge, c’est un privi-lège, car le Saint, béni soit-Il, a donné à Sescréatures la force de porter à la main ce dont ilsont besoin pour leur subsistance. »

Nous bondissions entre les pavés de la rue etglissions d’une ruelle à l’autre ; nous évitions

* Les notes, toutes du traducteur, sont regroupées enfin de volume, p. 99.

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les chameaux, les ânes, les porteurs d’eau, lesflâneurs et les fouineurs. Jusqu’au moment oùmon accompagnatrice s’arrêta et dit : « Voilà lamaison de celui que tu cherches. » Je priscongé d’elle et j’entrai.

Je trouvai l’homme chez lui, assis à sa table.Je ne sais s’il me reconnut ou pas. À ce momentprécis, une illumination concernant les textessacrés lui éclaira l’esprit et il s’empressa dem’en faire part. Cette idée en amena uneautre et ainsi de suite. En partant, je vouluslui demander qui était cette vieille femmequi m’avait guidé, dont le visage resplendissaitde paix et la voix agréable répandait la joie.Mais peut-on interrompre un sage à l’heure oùil révèle ses inspirations ?

Quelques jours plus tard je retournai enville pour une certaine vieille, veuve d’un rab-bin, dont j’avais promis au petit-fils, avantde remonter à Jérusalem, que j’irais prendrede ses nouvelles.

Ce jour-là était l’un des premiers de l’au-tomne. La pluie avait déjà commencé de tom-ber et le soleil était dissimulé par les nuages.Une telle journée est considérée en Europecomme printanière mais à Jérusalem, qui estgâtée par sept ou huit mois ensoleillés dansl’année, un jour où le soleil ne brille pas dans

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tout son éclat ressemble à l’hiver et pour luiéchapper, on se terre dans les maisons, lescours et tout autre endroit bénéficiant dumoindre coin de toit.

Je me promenais de-ci de-là en respirantl’odeur de la pluie qui tombait allègrement,enveloppée de brumes diaprées, qui retentissaitentre les pierres des rues, tambourinait contrelesmurs desmaisons, dansait sur les toits et gout-tait, formant des flaques tantôt troubles et tantôtlimpides et étincelantes sous l’effet des rayonsdu soleil qui pointaient par intermittence entreles nuages pour voir si les eaux avaient diminué,car à Jérusalem, même par temps de pluie, lesoleil entend remplir samission.

Je franchis les boutiques voûtées des orfèvres,celles des parfumeurs, des cordonniers, des tis-seurs de couvertures, des vendeurs de plats cui-sinés, et de là je me dirigeai vers la rue des Juifs.Couverts de lambeaux de haillons, les pauvresétaient assis, dédaignant de sortir les mains deleurs nippes, et jetaient un regard furieux surtous ceux qui passaient devant eux sans mettrela main à la poche. J’avais sur moi une bourseremplie de menue monnaie, j’allai donc d’unmendiant à l’autre et la leur distribuai. Pourfinir, je demandai où se trouvait la maison de laveuve du rabbin et on me l’indiqua.

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Je pénétrai dans une de ces cours dont ceuxqui les voient doutent que quiconque puissey loger, montai six ou sept marches défon-cées et parvins devant une porte déformée.Un chat me barrait l’accès à l’extérieur et untas d’immondices à l’intérieur. La vapeur dueau froid m’empêchait de distinguer quoi quece soit, mais j’entendis une voix courroucéegronder : «Qui est là ? » Je levai les yeux et visune sorte de lit en fer sur lequel s’empilait unamas d’oreillers et de coussins où était éten-due une vieille femme effrayée et irritée.

Je la saluai et je lui racontai que j’arrivais del’étranger et que j’étais chargé de lui trans-mettre le bonjour de son petit-fils. Elle sortit lamain d’entre ses coussins et tira un oreiller jus-qu’au-dessus de son cou et demanda combiende maisons il possédait, s’il avait une domes-tique et s’il y avait de beaux tapis dans chaquechambre. Puis elle soupira et dit : « Ce tempsva me faire mourir. » Voyant qu’elle supportaitsi mal le froid, je me dis qu’un poêle à pétroleapaiserait tant soit peu ses tourments. Je procé-dai par ruse et je lui dis : « Votre petit-fils m’aconfié une certaine somme pour vous acheterun poêle, un poêle portable, qu’on remplit depétrole, on allume lamèche et il s’allume et pro-duit de la chaleur. » Je sortis mon portefeuille

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et je dis : « Voilà l’argent. » Elle me réponditavec humeur : « Comment diable est-ce que jepourrais aller acheter un poêle ? Est-ce que j’aides jambes ? J’ai des glaçons à la place. Ce froidme rendra folle avant dememener au cimetièredu mont des Oliviers. Et là-bas, à l’étranger, ondit que la Terre d’Israël est un pays chaud.Chaud pour les méchants en enfer, oui. » Je luidis : « Demain le soleil brillera et chassera lefroid. » Elle dit : « Je rendrai l’âme avant qu’ar-rive cette consolation. » Je lui dis : «Dans deuxheures je vous enverrai le poêle. » Elle se recro-quevilla dans ses oreillers et ses coussins,comme pourmontrer à son bienfaiteur supposéqu’on ne pouvait compter sur ses largesses. Je laquittai et me rendis rue Jaffa où j’entrai dans laboutique d’un quincaillier et achetai un poêleportable de première qualité que je fis porter àla vieille veuve du rabbin. Un peu plus tard jeretournai chez elle, pensant qu’elle n’était peut-être pas experte enmatière de poêles portables,auquel cas je devrais lui apprendre la méthodepour les allumer. Diverses réflexions m’assail-lirent sur le chemin. Je n’entendrais probable-ment aucun mot de remerciement sortir de sabouche. Toutes les vieilles ne se ressemblaientpas. Celle qui m’avait montré la maison du sageétait d’un commerce agréable avec chacun et

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celle à qui j’avais envoyé un poêle se montraitdésagréable même avec ceux qui lui voulaientdu bien.Qu’il me soit permis d’insérer ici une courte

digression. Je n’ai nullement l’intention delouer l’une par le dénigrement de l’autre, etmoins encore de raconter l’histoire de la villeet de ses habitants. La pupille de l’homme estlimitée et ne peut embrasser la ville du Saint,béni soit-Il. Pourquoi donc évoquer l’épisodede la veuve du rabbin ? Eh bien, parce qu’enarrivant chez elle je croisai l’autre vieille.Je m’écartai pour la laisser passer. Elle s’ar-

rêta et me demanda comment je me portais,ainsi que l’aurait fait une proche. Je la considé-rai avec étonnement. Était-il possible qu’ellefût l’une des vieilles femmes que je connaissaisà Jérusalem avant de partir pour l’étranger ?La plupart d’entre elles avaient pourtant étédécimées par la famine pendant la guerre, etquand bien même quelques-unes auraient sur-vécu, j’avais, pour ma part, changé. En quittantJérusalem, j’étais encore jeune et à présent, lesannées à l’étranger avaient fait de moi un vieilhomme. Comment donc celle-ci m’avait-ellereconnu ?

Elle vit ma perplexité et rit. Puis elle dit :« Tu ne me reconnais pas ? Tu es celui qui a

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proposé de porter mon bidon lorsque tu esallé chez untel. » Je lui dis : « Vous êtes celle quim’a montré le chemin, et moi qui vous regardesurpris comme si je ne vous connaissais pas ! »Elle rit encore et dit : « Es-tu tenu de connaîtretoutes les vieilles de Jérusalem ? » Je lui dis :« Et vous, comment m’avez-vous reconnu ? »Elle répondit : « Jérusalem attend de tous sesyeux le retour du peuple d’Israël, aussi ceuxqui y arrivent se gravent dans notre cœur etnous ne les oublions pas. » Je lui dis : « Il faitfroid, aujourd’hui ; la pluie tombe et le ventsouffle ; je ne devrais pas vous retenir. » Elleme dit sur un ton affectueux : « J’ai déjà vudes froids plus intenses que ceux de Jérusalem.Et pour ce qui est des vents et des pluies,nous rendons grâce à Celui qui les envoie parces mots : “Il fait souffler le vent et tomberla pluie2.” Tu as accompli une bonne actioninsigne, tu as ressuscité de vieux os. Le poêleque tu as fait porter à la veuve du rabbinréchauffe son âme. » Je baissai la tête, à lamanière d’un homme gêné de s’entendreloué. Elle le remarqua et dit : « Les mitsvot nenous ont pas été données pour qu’on enéprouve de la honte. Nos ancêtres qui enaccomplissaient beaucoup ne les ébruitaientpas mais à nous, dont les mitsvot sont bien

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peu nombreuses, il est prescrit de les rendrepubliques, afin que d’autres en prennent con-naissance et s’en inspirent. Maintenant, monfils, va chez la veuve du rabbin et juge com-bien réchauffante est la mitsvah que tu asaccomplie. »

J’entrai chez la veuve du rabbin et la trouvaiassise près du poêle allumé ; des gouttes delumière s’échappaient par ses interstices, lamaison était remplie de chaleur et un chatdécharné était posé sur ses genoux. Ellecontemplait le poêle et parlait au chat, luidisant : « Il me semble que tu apprécies la cha-leur plus quemoi. »

Je lui dis : « Je vois que le poêle tire bien etchauffe la pièce. En êtes-vous contente ? » Laveuve du rabbin dit : « Admettons que j’ensois contente, son odeur en sera-t‑elle atté-nuée ou sa chaleur accrue pour autant ? J’avaischez moi un poêle qui marchait de la fin deSoukkot3 jusqu’à la veille de la Pâque et quiproduisait la même chaleur qu’un soleil deTamouz4. Nous en étions pleinement satisfaits,ce qui n’est pas le cas avec ces poêles légersdont la chaleur est passagère. Certes, on nepeut pas exiger des innovateurs qu’ils attei-gnent la perfection ; il leur suffit de s’en don-ner l’air. C’est ce que j’ai dit aux gens de ma

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ville après le décès de monmari le rabbin, qu’ilplaide ma cause au ciel, lorsque la ville s’estdotée d’un nouveau rabbin. Je leur ai dit :“Qu’en attendez-vous ? Qu’il soit comme votredéfunt rabbin ? Soyez déjà heureux s’il ne vouscause aucun problème.” J’ai dit la même choseà mes voisines venues voir le poêle que monpetit-fils m’a fait envoyer par toi. Je leur ai dit :“Le poêle est à l’image de la génération, et lagénération à l’image du poêle.” Que t’a écritmon petit-fils ? Il n’a rien écrit ? À moi nonplus, il n’écrit pas. Il estime sans doute quepuisqu’il m’a envoyé ce poêle de peu, il s’estacquitté de son devoir. »

Après avoir pris congé de la veuve du rab-bin, je me dis : « J’estime moi aussi m’êtreacquitté de mon devoir en lui achetant cepoêle de peu et je n’irai plus la voir. » Si je finisnéanmoins par retourner chez elle, ce fut envertu de l’aimable vieille, que le destin enten-dait me faire revoir pour des raisons dont cer-taines demeuraient encore cachées. Il me fautrépéter que je n’ai pas l’intention de relatertout ce qui m’advint à cette période. Les évé-nements d’une vie sont nombreux, et si monprojet était de les narrer, la bouche n’y suffiraitpas. Cependant, tout ce qui touche à la vieillemérite d’être raconté.

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La veille de la nouvelle lune j’allai au Muroccidental, comme ont coutume de le faire leshabitants de Jérusalem pour y prier ce soir-là.

Le gros de l’hiver était passé et le printempsbourgeonnait déjà. Le ciel se déployait danstoute sa pureté et la terre s’était dépouillée desa tristesse. Le soleil riait au firmament et laville flottait dans sa lumière. N’eût été les diffi-cultés qui nous assaillaient, nous aurions étéheureux. Car hélas, de nombreuses et gravesdifficultés s’étaient abattues sur nous. L’une nes’était pas plus tôt évanouie qu’une autre seprécipitait pour la remplacer.

De la porte de Jaffa et jusqu’auMur occidentals’étirait une procession d’hommes et de femmesappartenant à toutes les communautés que l’ontrouve à Jérusalem, mélangés à des nouveauximmigrants que l’Éternel a conduits en ce lieuqui est le leur sans qu’ils s’y sentent encore chezeux.

Sur l’esplanade du Mur, les policiers manda-taires5 étaient assis dans leur guérite pour bienmontrer à la foule que les fidèles ne pouvaientcompter que sur leur protection. Ce que voyant,nos provocateurs ne manquaient pas de provo-quer. Les fidèles se pressaient et se plaquaientcontre les pierres du Mur. Certains pleuraientet certains se désolaient : « Et toi, Seigneur,

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jusqu’à quand ? Nous voilà au dernier degré ettu tardes à nous sauver. » Je me ménageai unbout de place près du Mur. Je me trouvais tantôtparmi les orants et tantôt parmi les désolés. Jesongeais aux Nations. Non contents de nousimportuner partout dans le monde, fallait-ilencore qu’elles nous importunent chez nous ?Bientôt, un policier des forces mandataires

m’écarta avec sa matraque. Qu’est-ce qui avaitbien pu susciter chez lui une telle fureur ? Unevieille femme d’aspect maladif avait apportéavec elle un tabouret pour pouvoir s’asseoir.Le policier fit un bond et donna un coup depied dans le tabouret. Il fit tomber la vieilleet prit le tabouret car elle avait enfreint la loiédictée par les législateurs du mandat selonlaquelle il était interdit d’apporter un banc surl’esplanade du Mur. Les fidèles qui avaientassisté à la scène ne réagirent pas car qui peutdiscuter avec plus brutal que soi ? La vieille queje connaissais s’avança alors vers le policier etle fixa du regard. Il baissa les yeux et rendit letabouret.

Je m’approchai d’elle et je lui dis : « La puis-sance de vos yeux est plus forte que toutesles promesses de l’Angleterre car l’Angleterrenous a donné la déclaration Balfour et nousa envoyé ses fonctionnaires en pure perte et

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Tehila

S. J. Agnon

Cette édition électronique du livreTehila de S. J. Agnon

a été réalisée le 31/01/2014 par les Éditions Gallimard.Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage,

(EAN : 9782070136551 – Numéro d'édition : 238721).Code Sodis : N51577 – EAN : 9782072463334.

Numéro d'édition : 238723.