8362105 lucien febvre combats pour lhistoire 1952

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  • Lucien Febvre (1878-1956)

    Historien franais Membre de lInstitut,

    Professeur au Collge de France.

    Combats pour lHistoire

    (Premire dition, 1952)

    Librairie Armand Colin, Paris, 1992

    Un document produit en version numrique conjointement par Rjeanne Brunet-Toussaint, et Jean-Marc Simonet, bnvoles.

    Courriels: [email protected] et [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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  • Cette dition lectronique a t ralise conjointement par Rjeanne Brunet-Toussaint, bnvole, Chomedey, Ville Laval, Qubec, et Jean-Marc Simonet, bnvole, professeur des universits la retraite, Paris. Correction : Rjeanne Brunet-Toussaint Relecture et mise en page : Jean-Marc Simonet Courriels: [email protected] et [email protected]

    partir du livre de : Lucien Febvre (1878-1956) historien franais, fondateur, avec Marc Bloch de l'cole des Annales. COMBATS POUR LHISTOIRE Paris : Librairie Armand Colin, 1992, 456 pp. Collection : Agora. Premire dition : 1952.

    Polices de caractres utilises : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 13 mai 2008 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

  • Quatrime de couverture

    Les ides, les arts, les socits. Je dfinis volontiers lHistoire comme un besoin de lhumanit, le besoin

    quprouve chaque groupe humain, chaque moment de son volution, de chercher et de mettre en valeur dans le pass les faits, les vnements, les tendances qui prparent le temps prsent, qui permettent de le comprendre et qui aident le vivre. Et jajoute : recomposer la mentalit des hommes dautrefois ; se mettre dans leur tte, dans leur peau, dans leur cervelle pour comprendre ce quils furent, ce quils voulurent, ce quils accomplirent.

    Et, dautre part, je dis les hommes. Les hommes, seuls objets de lHistoire, dune histoire qui sinscrit dans le groupe des disciplines humaines de tous les ordres et de tous les degrs, ct de lanthropologie, de la psychologie, de la linguistique, etc., dune histoire qui ne sintresse pas je ne sais quel homme abstrait, ternel, immuable en son fond et perptuellement identique lui-mme, mais aux hommes toujours saisis dans le cadre des socits dont ils sont membres, aux hommes membres de ces socits, une poque bien dtermine de leur dveloppement, aux hommes dots de fonctions multiples, dactivits diverses, de proccupations et daptitudes varies, qui toutes se mlent, se heurtent, se contrarient et finissent par conclure entre elles une paix de compromis, un modus vivendi qui sappelle la Vie.

    Combats pour lHistoire est un recueil de trente-trois articles crits entre 1906 et 1952 o Lucien Febvre dveloppe sa vision densemble du champs de lHistoire, suivi de onze portraits des grands intellectuels des annes 30. Un classique.

    Lucien Febvre fut titulaire, ds 1912, de la chaire dhistoire de la Bourgogne

    la facult des lettres de Dijon, puis, en 1919, professeur dhistoire moderne luniversit de Strasbourg. Fondateur, en 1929, des Annales dhistoire conomique et sociale, avec Marc Bloch, il a t nomm, en 1933, professeur au Collge de France. Il a conu et dirig lEncyclopdie franaise. Il fut, en 1949, le fondateur de lEHESS, avec Charles Moraz, et en devint le premier Prsident.

  • Table des matires

    Lorigine de chacun des chapitres de cet ouvrage est indique [entre crochets]

    Avant-propos Avertissement au lecteur

    Professions de foi au dpart De 1892 1933. Examen de conscience dune histoire et dun historien

    [Leon douverture au Collge de France, 13 dcembre 1933.] Vivre lhistoire. Propos dinitiation

    [Confrence aux lves de lcole Normale Suprieure, 1941.] Face au vent. Manifeste des Annales nouvelles

    [Annales (E. S. C.), 1946.] La vie, cette enqute continue

    [Encyclopdie franaise, t. XVII, Conclusion (dcembre 1935).]

    Les pour et les contre

    Pour une histoire dirige. Les recherches collectives et lavenir de lhistoire [Revue de Synthse, XI, 1936.]

    Contre lhistoire diplomatique en soi. Histoire ou politique ? Deux mditations : 1930, 1945 [Revue de Synthse, I, 1931. Annales (E. S. C.), I, 1946.]

    Pour la synthse contre lhistoire-tableau. Une histoire de la Russie moderne. Politique dabord ? [Revue de Synthse, VII, 1934.]

    Contre le vain tournois des ides. Une tude sur lesprit politique de la Rforme [Revue dHistoire et de Philosophie Religieuses de Strasbourg, VII, 1927.]

    Ni histoire thse ni histoire-manuel. Entre Benda et Seignobos [Revue de Synthse, V, 1933.]

  • Et lhomme dans tout cela ? Sur un manuel [Annales dHistoire Sociale, III, 1941.]

    Contre lesprit de spcialit. Une lettre de 1933.

    Contre les juges supplants de la valle de Josaphat [Annales dHistoire Sociale, VIII, 1945. Annales (E. S.C.), III, 1948.]

    Sur une forme dhistoire qui nest pas la ntre. Lhistoire historisante [Annales (E. S. C.), II, 1947.]

    Deux philosophies opportunistes de lhistoire ; De Spengler Toynbee [Revue de Mtaphysique et de Morale, XLIII, 1936.]

    Alliances et appuis

    La linguistique. Histoire et dialectologie. Aux temps o naissait la gographie linguistique

    [Revue de Synthse Historique, XII, 1906.] Antoine Meillet et lhistoire. La Grce ancienne travers sa langue

    [Revue de Synthse Historique, XVII, 1913.] Politique royale ou civilisation franaise ? La conqute du Midi par la langue

    franaise [Revue de Synthse Historique, XXXVIII, 1924.]

    Problmes dhistoire greffs sur le Brunot . La nationalit et la langue en France au XVIIIe sicle [Revue de Synthse Historique, XLII, 1926.]

    La psychologie. Mthodes et solutions pratiques. Henri Wallon et la psychologie applique

    [Annales dHistoire conomique et Sociale, III, 1931.] Une vue densemble. Histoire et psychologie

    [Encyclopdie franaise, t. VIII, 1938.] Comment reconstituer la vie affective dautrefois ? La sensibilit et lhistoire

    [Annales dHistoire Sociale, III, 1941.] Psychologie et physiologie nationales. Les Franais vus par Andr Siegfried

    ou par Sieburg ? [Annales dHistoire conomique et Sociale, IV, 1932.]

    Regards chez le voisin ou frres qui signorent

    Les historiens de la littrature.

  • Lhomme, la lgende et luvre. Sur Rabelais : Ignorances fondamentales [Revue de Synthse, I, 1931.]

    Littrature et vie sociale. De Lanson Daniel Mornet : Un renoncement ? [Annales dHistoire Sociale, III, 1941.]

    Du got classique au foisonnement romantique [Annales dHistoire Sociale, I, 1939.]

    Les historiens de la philosophie. Leur histoire et la ntre

    [Annales dHistoire conomique et Sociale, VIII, 1938.] tienne Gilson et la philosophie du XIVe sicle

    [Annales (E. S. C.), I, 1946.] Esprit europen et philosophie. Un cours de Lon Brunschvicg

    [Annales (E. S. C.), III, 1948.]

    Les historiens de lart. Histoire de lart, histoire de la civilisation. De Sluter Sambin

    [Revue de Synthse, IX, 1935.] Rsurrection dun peintre : Georges de la Tour

    [Annales (E. S. C.), V, 1950.] Penser lhistoire de lart

    Les historiens des sciences. Une science travers sa bibliographie. Emmanuel de Margerie et la gologie

    du Jura [Revue de Synthse Historique, XXXVII, 1924.]

    Un chapitre dhistoire de lesprit humain. De Linn Lamarck et Georges Cuvier [Revue de Synthse Historique, XLIII, 1927.]

    Figures et souvenirs

    Hommage Henri Berr. De la Revue de Synthse aux Annales [Annales (E. S. C.), VII, 1952.]

    Albert Mathiez : un temprament, une ducation [Annales dHistoire conomique et Sociale, IV, 1932.]

    Albert Thomas historien [Annales dHistoire conomique et Sociale, IV, 1932.]

  • Un temprament dhistorien : Camille Jullian [Revue de Synthse, I, 1931.]

    Henri Pirenne travers deux de ses uvres [Revue de Synthse Historique, XLV, 1920.]

    Un psychologue : Charles Blondel [Ann. de lAssoc. des Anciens lves de lcole Normale Suprieure, 1940.]

    Deux amis gographes : Jules Sion, Albert Demangeon [Annales dHistoire Sociale, III, 1941.]

    Les morts de lhistoire vivante : Gaston Roupnel [Annales (E. S. C.), II, 1947.]

    Souvenirs dune grande histoire : Marc Bloch et Strasbourg [Mmorial des annes 1939-1945, Strasbourg, Facult des Lettres.]

    Georges Espinas : une conscience drudit [Annales (E. S. C.), V, 1950.]

    Une vie : Dom Bernard Berthet, historien-n [Annales (E. S. C.), V, 1950.]

    Espoirs larrive

    Vers une autre histoire [Revue de Mtaphysique et de Morale, LVIII, 1949.]

    Bibliographie choisie et mthodique Index alphabtique

  • Avant-propos

    Retour la table des matires

    Si, en runissant ces quelques articles choisis entre tant dautres, javais t proccup de me dresser je ne sais quel monument, jaurais donn au recueil un titre diffrent. Ayant fabriqu au cours de ma vie, et comptant bien fabriquer encore, quelques gros meubles meublants dhistoire de quoi garnir, au moins provisoirement, certaines parois dnudes du palais de Clio jaurais appel Mes copeaux ces pluchures de bois tombes sous le rabot et ramasses au pied de ltabli. Mais ce nest point pour me mirer dans ces uvres quotidiennes, cest pour rendre quelques services mes compagnons, surtout aux plus jeunes, que jai pratiqu ce rassemblement. Et donc, le titre que jai choisi rappellera ce quil y eut toujours de militant dans ma vie. Mes combats, certes non : je ne me suis jamais battu ni pour moi ni contre tel ou tel, pris en tant que personne. Combats pour lhistoire, oui. Cest bien pour elle que, toute ma vie, jai lutt.

    Si haut que je remonte dans mes souvenirs, je me retrouve historien de plaisir ou de dsir, pour ne point dire de cur et de vocation. Fils dun pre que le prestige dHenri Weil, lhellniste la Facult des Lettres de Besanon puis lcole Normale Suprieure, et celui, si grand alors, de Thurot, ce philosophe de la grammaire, dtournrent de lhistoire : mais il ne sen dsintressa jamais ; neveu dun oncle qui, toute sa vie, lenseigna et ds ma prime enfance mapprit laimer ; trouvant feuilleter dans la bibliothque paternelle, au-dessous des fascicules du Daremberg et Saglio qui se succdaient rgulirement, ces deux albums que reprsentaient au vrai les grandes Histoires des Grecs et des Romains de Victor Duruy, chefs-duvre de la maison Hachette premire manire : toute lAntiquit alors connue, temples, bustes, dieux et vases, figurs par

  • les meilleurs graveurs ; dvorant surtout, avec une passion pIII jamais lasse, les tomes de cette grande dition Hetzel de lHistoire de France de Michelet, remplis par Daniel Vierge, visionnaire hallucinant, dillustrations si bien maries certains textes du grand voyant que je me sens gn, aujourdhui, sil me faut les relire dans la morne dition que des gens se sont trouvs pour qualifier de dfinitive ; nourri de ces conseils, riche de ces lectures et des rveries quelles faisaient natre en moi, comment ne serais-je pas devenu historien ?

    Mes matres sont l, mes vritables matres qui sajoutrent plus tard, entre ma seizime et ma vingt-cinquime anne : A lise Reclus et la profonde humanit de sa Gographie Universelle, Burckhardt et sa Renaissance en Italie, Courajod et ses leons de lcole du Louvre sur la Renaissance bourguignonne et franaise, partir de 1900 1e Jaurs de lHistoire socialiste, si riche dintuitions conomiques et sociales, Stendhal, enfin et surtout, le Stendhal de Rome, Naples et Florence, de lHistoire de lart en Italie, des Mmoires dun touriste, de la Correspondance : autant d invitations lhistoire psychologique et sentimentale qui, pendant des annes, ne quittrent point ma table de chevet : je les dcouvris presque par hasard, en ces temps lointains, massacres par Colomb et imprimes par Calmann sur du papier chandelle, avec de vieux clous...

    Telle, mon me de papier . A ct, mon me champtre et rustique cette autre matresse dhistoire que fut pour moi la Terre. Les vingt premires annes de ma vie scoulrent Nancy : et jy fis provision en parcourant les taillis et les futaies de la fort de Haye, en dcouvrant les uns aprs les autres, si nettement profils, les horizons des ctes et des plateaux lorrains, dun lot de souvenirs et dimpressions qui ne mabandonneront jamais. Mais avec quelles dlices je retrouvais chaque anne ma vraie patrie, la Franche-Comt ! Le doux Val de Sane dabord, la petite majest grayloise dominant cette prairie qui refit un bonheur Proudhon ; plus encore, ce vieux bourru de Jura, ses prs-bois et ses sapins, ses eaux vertes et ses gorges surplombes par de grands bancs calcaires, telles que dun pinceau hroque les peignait Gustave Courbet la Franche-Comt, parcourue en tous sens ds mes premires annes dans les vieilles diligences caisse jaune des Messageries Bouvet : fortes senteurs de

  • vieux cuir, cre odeur des chevaux fumants, bruits joyeux des pIV grelots et du fouet claquant lentre des villages ; elle aussi, la Comt, dote comme la Lorraine de ses hauts lieux solitaires et sacrs : la Haute-Pierre de Mouthier, le Poupet de Salins renvoyant, par del les crtes, son salut au Mont Blanc ; plus loin la Dole, ce sommet littraire, et tant dautres moins notoires ; lieux salubres o lesprit souffle avec le vent et qui, pour toute une vie, vous donnent le besoin de dcouvrir, de respirer dinfinis horizons. Nous ne sommes point, Comtois, des conformistes. Courbet ne ltait gure, quand il brossait LEnterrement Ornans ou LAtelier. Ni Pasteur, quand les Acadmies conjures hurlaient mort contre sa vrit. Ni Proudhon, le fils du tonnelier, quand, en hommage, il ddiait aux bourgeois bien nantis de Besanon sa Proprit, cest le vol. Proudhon, qui de nous, Comtois, aurait donn sans doute la meilleure des dfinitions : Des anarchistes... mais de gouvernement , si Michelet navait fourni la sienne : Ils ont su de bonne heure deux choses : savoir faire, savoir sarrter.

    Alors, cumulant la double pret, critique, polmique et guerrire , de la Comt et de la Lorraine que je naie pas accept avec placidit lhistoire des vaincus de 1870, ses prudences tremblotantes, ses renoncements toute synthse, son culte laborieux, mais intellectuellement paresseux, du fait , et ce got presque exclusif de lhistoire diplomatique ( Ah, si nous lavions mieux apprise, nous nen serions pas l ! ) qui, dAlbert Sorel, ce demi-dieu, mile Bourgeois, ce dixime de dieu, obsdait les hommes qui nous endoctrinrent de 1895 1902 ; que jaie ragi instinctivement et peu prs sans appui dans le camp des historiens (mais jen trouvais chez mes amis linguistes et orientalistes, psychologues et mdecins, gographes et germanistes, de Jules Bloch Henri Wallon, Charles Blondel, Jules Sion, Marcel Ray, alors que les moins conformistes de mes frres historiens, quelques rares exceptions prs dont celle dAugustin Renaudet, ralliaient sans plus, en se trouvant hardis, ltendard ambigu de Charles Seignobos) ; que tout de suite, pour ma part, je me sois inscrit parmi les fidles de la Revue de Synthse Historique et de son crateur Henri Berr : rien dtrange dans une telle aventure. Sinon ceci, qui qualifie une poque : ni mes hardiesses ni mes vivacits ne surent dresser contre moi tant de braves curs qui maimaient bien et, pV chaque

  • occasion, me le prouvaient ; je pense Gabriel Monod, Christian Pfister, Camille Jullian ; Gustave Bloch aussi et Vidal de la Blache (mais il avait fait pour lui, dj, et pour ses successeurs, sa propre rvolution). La haute Universit de ce temps-l, une aristocratie du cur, tout le moins. Et, chez les grands, une bienveillance agissante, une fraternit.

    Donc, seul dans larne, je fis de mon mieux. Des choses que jai pu dire, depuis cinquante ans, daucunes sont tombes dans le domaine commun, qui semblaient hasardeuses quand je les formulai pour la premire fois. Dautres demeurent toujours en question. Le sort du pionnier est dcevant : ou bien sa gnration lui donne presque aussitt raison et absorbe dans un grand effort collectif son effort isol de chercheur ; ou bien elle rsiste et laisse la gnration daprs le soin de faire germer la semence prmaturment lance sur les sillons. Voil pourquoi, de certains livres, de certains articles, le succs prolong tonne leur auteur : cest quils nont trouv leur vrai public que dix ans, que quinze ans aprs leur publication, et quand des appuis leur sont venus du dehors.

    Des appuis, et ce fut une grande scurit pour moi que de dcouvrir, partir de 1910, en me plongeant dans son petit volume de la Collection Flammarion, Les anciennes dmocraties des Pays-Bas, puis dans les premiers tomes de lHistoire de Belgique, en attendant que naissent les splendides mmoires qui furent son chant du cygne (Les Priodes de lhistoire sociale du capitalisme,1914 ; Mahomet et Charlemagne, 1922 ; Mrovingiens et Carolingiens, 1923 ; enfin, 1927, le petit livre sur Les villes du moyen ge, ce joyau) ; ce fut une scurit dabord, et bientt ensuite une joie personnelle, de savoir quun homme fort parcourait, dun pas gal et dominateur, les champs dhistoire de la Belgique amie : Henri Pirenne. Et ce fut une autre joie quand, de huit ans moins g que moi et dj, par lui-mme, orient dune faon lgrement diffrente, un jeune historien vint mpauler fraternellement, poursuivre et prolonger mon effort dans son domaine de mdiviste : Marc Bloch. Mais dans les Annales, quappuys ds le premier numro par la fidlit de Leuilliot nous fondmes tous deux en 1929, avec bien plus que la bndiction dHenri Pirenne, sa magnifique collaboration dans ces Annales rapidement conqurantes, ce quon voulut pVI bien demble reconnatre de

  • salubre et de vivant, comment omettre den reporter leur part de mrite tous ceux qui formrent autour de moi un cercle fraternel et fervent ! Et qui le forment encore : nest-ce pas, Fernand Braudel, puissant vocateur dune Mditerrane si riche en rsonances, hardi promoteur, demain, dune histoire conomique rnove ; nest-ce pas, Georges Friedmann, pntrant analyste dmes individuelles et collectives, de Leibniz et de Spinoza aux servants anonymes de la machine et vous, Charles Moraz, curieux et ardent dcouvreur de terres inconnues, intrpide dans la qute obstine de mthodes nouvelles vous enfin, vous tous, mes collaborateurs, mes lecteurs, mes lves et mes confrres de France et de ltranger dont lexigeante affection maintient ma force et soutient mon lan ? Je devais dire cela, je devais proclamer en tte de ce recueil mes dettes sentimentales envers tant dhommes et de lieux, tant de maisons aussi qui maccueillirent : de lcole Normale Suprieure (1899-1902) et de la Fondation Thiers aux Universits de Dijon et de Strasbourg ; sans oublier, parmi tant dautres dans le Vieux et le Nouveau Monde, lUniversit Libre de Bruxelles qui me prta ses chaires pendant un an ; finalement, depuis 1933, ce noble Collge de France. Cest porte par ces hautes tribunes que ma voix russit se faire entendre si largement.

    Puissent encore servir les causes qui me sont chres ces pages rapproches les unes des autres et, je lespre, dautant plus parlantes ! En ces annes o tant dangoisses nous treignent, je ne veux pas redire avec le Michelet du Peuple : Jeunes et vieux, nous sommes fatigus. Fatigus, les jeunes ? jespre bien que non. Fatigus, les vieux ? je ne le veux pas. Par del tant de tragdies et de bouleversements, de grandes clarts luisent lhorizon. Dans le sang et dans la douleur, une Humanit nouvelle senfante. Et donc, comme toujours, une Histoire, une Science historique la mesure de temps imprvus sapprte natre. Je souhaite que, davance, mon effort ait su deviner et pouser ses directions. Et que mes ruisseaux puissent gonfler son torrent.

    Le Souget, Nol 1952. pVII

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  • Avertissement au lecteur

    Retour la table des matires

    Sagissant de prolonger et dtendre linfluence de quelques articles crits, au cours dun demi-sicle, pour propager et dfendre des ides quon croyait et quon juge toujours utiles, on ne sest interdit :

    ni dapporter aux textes retenus quelques modifications de for

    ni de les allger de considrations par trop circonstancielles ;

    ni de modifier certains titres pour mieux souligner lesprit dun art

    ni mme (mais trs rarement) de renvoyer le lecteur des tra

    mi

    Retour la table des matires

    me ;

    icle ;

    vaux postrieurs et permettant une mise au point du texte premier.

    On a, par contre, rsist la tentation de procder soi-mme cette se au point. Aussi bien est-il salutaire que les jeunes historiens qui

    liront ce livre puissent prendre un sentiment exact de lvolution des ides et du changement incessant des points de vue en histoire. Non pour quils tirent vanit de ces transformations. Mais pour quils se disent, en connaissance de cause, que leurs efforts ne seront point perdus.

  • PROFESSIONS DE FOI AU DPART

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    De 1892 1933

    EXAMEN DE CONSCIENCE

    DUNE HISTOIRE ET DUN HISTORIEN

    Point de retour sur le pass, point de retour sur moi-mme. Le Domine non sum dignus qui monte aux lvres dun homme quand, pour la premire fois, dans ce Collge o tant de prsences invisibles lentourent et le guettent, il sent peser sur ses paules le fardeau de sa faiblesse jaurai la pudeur de le garder secret. Aussi bien, ce quattendent de llu ses auditeurs et ses collgues, ce nest point une effusion. Cest la promesse virile dun effort, le don dune nergie. A quelle entreprise ? Pour la dfinir, historien, jirai droit aux dates.

    1892 : la mort dAlfred Maury, le Collge de France supprime pour la transformer la chaire dHistoire gnrale et de Mthode historique applique quil possdait depuis plus dun sicle. Chaire dHistoire et de Morale, pour lappeler de son vieux nom : celle qui tour tour, Daunou le classique et Michelet le romantique, permit de donner un enseignement novateur et brillant.

    1933, quarante ans plus tard : le Collge obtient la cration dune chaire dHistoire gnrale et de Mthode historique applique aux temps modernes : traduction personnelle et libre de la formule (Histoire de la Civilisation moderne) quon lira dsormais sur laffiche du Collge.

  • 1892, 1933, deux dates, un problme : celui que, de toute ncessit, je dois poser devant vous. Et si, pour le faire, je suis contraint de procder un examen sans complaisance des ides que reurent les hommes de ma gnration et des mthodes qui leur furent enseignes, vous ny verrez point dorgueilleuse prsomption : un grand dsir de clart simplement, et le besoin, pour vous comme pour moi, dclairer une route dsormais commune. p003

    I.

    En supprimant la chaire dHistoire et de Morale, le Collge suivait en 1892 sa raison dtre. Il nest pas fait pour voler au secours de la victoire, mais pour la prcder. Or, en 1892, lhistoire, telle quon la concevait alors, avait jou et gagn sa partie. Elle tait dans les lyces, peupls dagrgs dhistoire, dans les Universits garnies de chaires dhistoire, dans les coles spciales rserves son culte. Elle dbordait, de l, sur les directions denseignement, les rectorats, tous les grande postes de lInstruction publique. Fire et puissante dans le temporel, elle se montrait, dans le spirituel, sre delle-mme mais un peu somnolente.

    Sa philosophie ? Faite, tant bien que mal, de formules empruntes lAuguste Comte, au Taine, au Claude Bernard quon enseignait dans les lyces, si elle montrait des trous et des cassures, lample et mol oreiller de lvolutionnisme tait l, tout point, pour les dissimuler. Lhistoire se sentait laise dans le courant de ces penses faciles ; je me le suis souvent laiss dire dailleurs, les historiens nont pas de trs grands besoins philosophiques. Et me remmorant les narquois propos de Pguy dans un de ses plus brlants Cahiers de la quinzaine 1 : Les historiens font ordinairement de lhistoire sans mditer sur les limites et les conditions de lhistoire ; sans doute, ils ont raison ; il vaut mieux que chacun fasse son mtier ; dune faon gnrale, il vaut mieux quun historien commence par faire de lhistoire sans en chercher aussi long : autrement, il ny aurait jamais rien de fait ! jai toujours eu peur que, lisant ces phrases

    1 De la situation faite lhistoire et la sociologie dans les temps modernes, 3e cahier 8e srie, p. 28.

  • faussement dbonnaires, beaucoup dhistoriens, nagure, naient hoch la tte dapprobation, sans percevoir larrire-got vinaigr de cette malice dOrlans...

    Tout ceci, du dehors. Du dedans, les choses sordonnaient simplement.

    Point de dfinition pralable : lhistoire, ctait lhistoire... Si pourtant on se mettait en peine de la dfinir, ctait, assez trangement, non par son objet, mais par son matriel. Je veux dire : par une partie seulement de son riche matriel.

    Lhistoire se fait avec des textes. Formule clbre : aujourdhui encore elle na pas fini dpuiser sa vertu. Qui certes fut grande. Aux bons travailleurs lgitimement fiers de leur conscience p004 drudit, justement en bataille contre des uvres faciles et lches, elle servit de mot dordre et de ralliement. Formule dangereuse si lon y prend garde, et qui semblait vouloir, contre le mouvement gnral des recherches humaines troitement solidaires, sinscrire en faux brutalement.

    Par un lien troit, elle liait lhistoire lcriture et ctait le moment o la prhistoire, au nom bizarrement significatif, semployait rdiger, sans textes, le plus long des chapitres de lhistoire humaine. Une histoire conomique naissait, qui dabord voulait tre lhistoire du travail humain ; et cette histoire du travail dont Franois Simiand dterminait ici, il y a un an, les conditions, comment la faire avec des papiers simplement ou des parchemins, dans lignorance des techniques ? Une gographie humaine naissait ; elle attirait lattention des jeunes hommes, vite gagns des tudes relles et concrtes, des tudes qui semblaient, dans la morne grisaille des salles de cours, faire pntrer le ciel et les eaux, les villages et les bois, toute la nature vivante. Lhistoire se fait avec des textes : et du coup semblait svanouir lobservation pntrante des sites, lintelligence aigu des relations gographiques proches ou lointaines, lexamen des empreintes laisses sur la terre humanise par le labeur acharn des gnrations, depuis les temps o les nolithiques, dpart fait de ce qui resterait fort ou deviendrait labour,

  • tablissaient pour la suite des temps les premiers types historiques connus des institutions primordiales de lhumanit.

    Et certes, aux prises dune telle formule de rtrcissement et de mutilation, les explorateurs des socits antiques chappaient heureusement. Vivifies sans cesse et renouveles par les fouilles, les trouvailles de monuments et de matriel humain, leurs tudes, par l mises en contact avec ces ralits substantielles : une hache de mtal, un vase de terre cuite ou crue, une balance et ses poids, toutes choses quon peut palper et tenir dans sa main, dont on peut prouver la rsistance et tirer par analyse de formes cent donnes concrtes sur la vie mme des hommes et des socits, leurs tudes, contraintes de sappliquer avec exactitude au terrain et conduites par lveil du sens topographique lacquisition du sens gographique, ne sasservissaient point aux prescriptions dun code svrement dfini.

    Dans le domaine des tudes modernes par contre, les jeunes hommes, faonns intellectuellement par une culture base unique de textes, dtudes de textes, dexplications de textes, passaient, sans rupture dhabitudes, des lyces o leurs aptitudes de textuaires les avaient seules classs, lcole Normale, la p005 Sorbonne, aux Facults o le mme travail dtude de textes, dexplication de textes leur tait propos. Travail sdentaire, de bureau et de papier ; travail de fentres closes et de rideaux tirs. De l, ces paysans qui, en fait de terre grasse, semblaient ne labourer que de vieux cartulaires. De l, ces possesseurs de seigneuries dont nul ne sinquitait de savoir ce quils faisaient des produits de leur rserve, ou ce que reprsentaient leurs domaines pour eux aux diverses poques, en services ou en nature, en fidlits humaines ou en sommes dargent. Lhistoire tait grande dame ; lhumble ralit conomique faisait, en face delle, figure de M. Dimanche. On y vivait sans argent ni crdit. On y pratiquait une agriculture, une industrie, un commerce abstraits. Et par l, lhistoire affirmait mieux encore sa participation la dignit, la respectabilit, au parfait et aristocratique dsintressement des tudes textuelles et littraires. Elle jouissait de la haute considration dont ces tudes bnficient en France depuis la Renaissance. Si, aujourdhui encore, pour former ses agrgs dhistoire, lUniversit leur demande sans plus, en 1933, quatre devoirs franais sur des sujets dhistoire, et quatre confrences, si possible brillantes , sur des

  • sujets dhistoire ; si, voulant les charger de restituer la vie des socits passes, toute leur vie matrielle et spirituelle, politique conomique et sociale, elle ne leur demande ni sils savent lire et au besoin dresser, en tout cas critiquer une statistique ; ni sils connaissent du droit et de son volution les premiers rudiments ; ni, je ne dirai certes pas sils ont cout les thoriciens contradictoires de lconomie politique, mais sils sont capables dexpliquer avec prcision ce quest une monnaie dans son maniement quotidien ; ce que signifie le change ; ce qui se passe rellement derrire la faade dune Bourse des valeurs ou les guichets dune Banque de dpts ; si, pour comble de paradoxe, ne leur demandant mme pas lexplication critique dun texte, elle se paie peu prs uniquement de mots, de dates, de noms de lieux et dhommes, rappelons-nous la formule : Lhistoire se fait avec des textes. Alors sans doute, nous comprendrons.

    Mais par les textes on atteignait les faits ? Or, chacun le disait : lhistoire ctait : tablir les faits, puis les mettre en uvre. Et ctait vrai, et ctait clair, mais en gros, et surtout si lhistoire tait tisse, uniquement ou presque, dvnements. Tel roi tait-il n en tel lieu, telle anne ? Avait-il, en tel endroit, remport p006 sur ses voisins une victoire dcisive ? Rechercher tous les textes qui de cette naissance ou de cette bataille font mention ; trier parmi eux les seules dignes de crance ; avec les meilleurs composer un rcit exact et prcis : tout cela ne va-t-il pas sans difficult ?

    Mais dj, qu travers les sicles la livre tournois soit alle se dprciant progressivement ; qu travers telle suite dannes les salaires aient baiss, ou le prix de la vie hauss ? Des faits historiques, sans doute, et plus importants nos yeux que la mort dun souverain ou la conclusion dun phmre trait. Ces faits, les apprhende-t-on dune prise directe ? Mais non : des travailleurs patients, se relayant, se succdant, les fabriquent lentement, pniblement, laide de milliers dobservations judicieusement interroges et de donnes numriques extraites, laborieusement, de documents multiples : fournies telles quelles par eux, jamais, en vrit. Quon nobjecte pas : Des collections de faits et non des faits... Car le fait en soi,

  • cet atome prtendu de lhistoire, o le prendrait-on ? Lassassinat dHenri IV par Ravaillac, un fait ? Quon veuille lanalyser, le dcomposer en ses lments, matriels les uns, spirituels les autres, rsultat combin de lois gnrales, de circonstances particulires de temps et de lieux, de circonstances propres enfin chacun des individus, connus ou ignors, qui ont jou un rle dans la tragdie : comme bien vite en verra se diviser, se dcomposer, se dissocier un complexe enchevtr... Du donn ? Mais non, du cr par lhistorien, combien de fois ? De linvent et du fabriqu, laide dhypothses et de conjectures, par un travail dlicat et passionnant.

    De l, entre parenthses, lattrait si fort quexercent sur les historiens les priodes dorigine : cest que les mystres foisonnent quil y faut claircir, et les rsurrections quil faut tenter. Dserts infinis, au milieu desquels il est passionnant de faire, si lon peut, jaillir des points deau et, par la puissance dinvestigations acharnes, natre, parties de rien, des oasis de connaissances neuves.

    Et voil de quoi branler sans doute une autre doctrine, si souvent enseigne nagure. Lhistorien ne saurait choisir les faits. Choisir ? de quel droit ? au nom de quel principe ? Choisir, la ngation de luvre scientifique... Mais toute histoire est choix.

    Elle lest, du fait mme du hasard qui a dtruit ici, et l sauvegard les vestiges du pass. Elle lest du fait de lhomme : p007 ds que les documents abondent, il abrge, simplifie, met laccent sur ceci, passe lponge sur cela. Elle lest du fait, surtout, que lhistorien cre ses matriaux ou, si lon veut, les recre : lhistorien, qui ne va pas rdant au hasard travers le pass, comme un chiffonnier en qute de trouvailles, mais part avec, en tte, un dessein prcis, un problme rsoudre, une hypothse de travail vrifier. Dire : ce nest point attitude scientifique , nest-ce pas montrer, simplement, que de la science, de ses conditions et de ses mthodes, on ne sait pas grand-chose ? Lhistologiste mettant lil loculaire de son microscope, saisirait-il donc dune prise immdiate des faits bruts ? Lessentiel de son travail consiste crer, pour ainsi dire, les objets de son observation, laide de techniques souvent fort compliques. Et puis, ces objets acquis, lire ses coupes et ses prparations. Tche

  • singulirement ardue ; car dcrire ce quon voit, passe encore ; voir ce quil faut dcrire, voil le difficile.

    tablir les faits et puis les mettre en uvre... Eh oui, mais prenez garde : ninstituez pas ainsi une division du travail nfaste, une hirarchie dangereuse. Nencouragez pas ceux qui, modestes et dfiants en apparence, passifs et moutonniers en ralit, amassent des faits pour rien et puis, bras croiss, attendent ternellement que vienne lhomme capable de les assembler. Tant de pierres dans les champs de lhistoire, tailles par des maons bnvoles, et puis laisses inutiles sur le terrain. Si larchitecte surgissait, quelles attendent sans illusions jai ide que, fuyant ces plaines jonches de moellons disparates, il sen irait construire sur une place libre et nue. Manipulations, inventions, ici les manuvres, l les constructeurs : non. Linvention doit tre partout pour que rien ne soit perdu du labeur humain. laborer un fait, cest construire. Si lon veut, cest une question fournir une rponse. Et sil ny a pas de question, il ny a que du nant.

    Vrits qui trop souvent chappaient trop dhistoriens. Ils levaient leurs disciples dans lhorreur sacre de lhypothse, considre (par des hommes qui dailleurs ne cessaient davoir la bouche les grands mots de mthode et de vrit scientifique) comme le pire des pchs contre ce quils nommaient Science. Au fronton de leur histoire, ils affichaient en lettres flamboyantes un Hypotheses non Fingo premptoire. Et pour le classement des faits, une seule maxime : suivre rigoureusement lordre chronologique... Rigoureusement ? Michelet disait finement. Mais chacun savait bien que Michelet et lhistoire navaient rien de commun. Ordre chronologique : ntait-ce pas duperie ? Lhistoire p008 quon nous enseignait (et si je mets mes verbes limparfait, ny voyez point une excessive candeur), lhistoire quon nous montrait faire ntait, en vrit, quune dification du prsent laide du pass. Mais elle se refusait le voir et le dire.

    Histoire de France : de la Gaule romaine, dfinie par Csar au seuil des Commentaires, jusqu la France de 1933 saisie dans ses frontires, elle descendait le fil du temps sans jamais se perdre ni

  • sgarer. Elle nchouait pas sur des cueils cachs, ne sombrait jamais dans les rapides ; parvenue au terme de son voyage, elle concluait : Voyez ; partie de la Gaule, jarrive sans encombre la France daujourdhui : merveilleuse continuit dune histoire nationale ! Ctait vrai ; mais partant de 1933, lhistorien avait commenc par remonter le courant, reconnatre tous les affluents, liminer les bras qui sgaraient (je veux dire, ne conduisaient pas en droiture Csar). Et ce majestueux droulement qui lenchantait, comme il introduisait dans une histoire vivante, faite de catastrophes, de tragdies, damputations et dannexions sans lendemain, je ne sais quelle rigidit factice et, tout prendre, cadavrique.

    Donnons-nous nous-mmes, rien quen regardant avec des yeux neufs un Atlas historique, la prodigieuse reprsentation de toutes les figures tonnamment diffrentes les unes des autres qua prsentes le pays que nous nommons France, du nom dont lui-mme sest appel avec continuit depuis des sicles ; voquons devant nos yeux, si nous parvenons nous librer de la hantise du ce qui est , cette suite de formations pour nous paradoxales : mais si lune delles avait vcu, lhistoire, soyons-en certains, aurait en remontant retrouv ses anctres : et cet alliage de France et dEspagne, et cet autre de France et de Rhnanie, ou de France et dAngleterre, ou de France et dItalie, de France et de Pays-Bas... Jen passe : ne pas faire leur place tant de hasards, damorces et de novations, qui dira ce quune histoire perd en vie et en intrt ? Et si, dans cette chaire, je pouvais user dautres mots que de mots scientifiques, qui dira le pril quelle peut prsenter ?

    Histoire du Rhin, jimagine 2. Vous lcrivez de bonne foi, partant de cette illusion que vous descendez le fil des vnements p009 alors quen fait vous avez commenc par le remonter. Vous partez de ce quest le Rhin pour nous, un Rhin charg de haines nationales, un Rhin frontire, enjeu sanglant de politiques bellicistes. Et de proche en

    2 Cf. Lucien FEBVRE, Le problme historique du Rhin, premire partie du volume Le Rhin, publi en collaboration avec Albert DEMANGEON par la Socit gnrale alsacienne de Banque, Strasbourg, Imprimerie Alsacienne, 1930, in-4o. Repris dans Le Rhin, problme dhistoire et dconomie, Paris, A. Colin, 1935, in-8o.

  • proche, vous parvenez jusquau texte fameux des Commentaires qui vaticine : Le Rhin, sparation de la Gaule et de la Germanie... Aprs quoi, vous redescendez. Innocemment, cest entendu. Librement, daccord. Mais dans votre main, tout au long du voyage, vous serrez fivreusement les deux bouts de la chane. Le prsent brlant, vous lavez projet, malgr vous, dans les sicles refroidis. Vous ly retrouvez, tel que vous lavez mis. Mthode rgressive, sans que vous vous en doutiez. Quun Guillaume II nagure lait prconise, qu son exemple la prnent ceux qui, se prenant pour fin dernire du monde, entendent que le pass ne vaille tout entier que comme prparation et justification voulue de ce quils sont et projettent soit. Mais la science, l-dedans, o la mettre, o la prendre ?

    On allait ainsi et lhistoire triomphait. Du dehors, on lenviait pour sa puissance. Cependant, peu peu, elle se vidait de sa substance relle. Lhistoire, ce ntait pas, disait-on, une discipline particulire avec un contenu parfaitement dfini. Ctait une mthode : une mthode en passe de devenir, dans le domaine des sciences de lHomme, la mthode quasi universelle. Comme si cette mthode, quun texte connu dfinissait : la mthode employe pour constituer lhistoire tait autre chose, en ralit, quune des mthodes pratiques par toutes les sciences : celle de la connaissance indirecte ? Lhistoire navait pas perdu son ombre. Mais pour une ombre, elle renonait son vrai corps. Et ceux-l qui le lui disaient, ceux notamment que groupait autour de la Revue de Synthse Historique lhomme, Henri Berr, qui en 1911, dans la prface de son essai critique et thorique aux La synthse en histoire, avait le courage clairvoyant dcrire (p. VI) : On affirme que cest parce que lhistoire est trop scientifique quelle est sans contact avec la vie ; je suis convaincu que cest, au contraire, parce quelle ne lest pas suffisamment ceux-l prparaient lavenir sans doute ; ils ne matrisaient certes pas le prsent.

    II.

    Et ce fut le rveil, brusque et dsagrable. En pleine crise, au milieu des doutes.

  • Doutes fils de la guerre. Doutes de ceux qui reprenaient leur mtier pacifique mais hants par lide quils taient l pour p010 faire chacun, non point telle quils lauraient faite si la tourmente navait roul le monde dans ses tourbillons, leur tche individuelle ; mais, par surcrot, la tche de ceux qui ntaient plus l, de ces deux gnrations atrocement dcimes qui ne survivaient plus que par quelques dbris, comme ces forts de cauchemar quon traversait parfois, au front, sans sen douter 3... Faire de lhistoire ; enseigner de lhistoire ; remuer des cendres, les unes froides dj, les autres encore tides : cendres toutes, rsidus inertes dexistences consumes... Dautres tches, plus pressantes, plus utiles pour dire le grand mot, ne rclamaient-elles point que nous leur donnions le restant de nos forces ?

    Doutes de ceux qui raillaient la faillite de lhistoire ; ils avaient moins de poids. Car, laccuser de navoir rien prvu, ni prdit ; ironiser sur lcroulement de lois quon forgeait pour le plaisir den dnoncer linutilit ; ce spiritualisme conomique nagure signal par un Frdric Rauh 4 comme dguis sous le nom de matrialisme historique , objecter les ressources dune nergie morale dont personne ne niait les possibilits ; ceux qui parlaient du milieu et de sa contrainte, rpondre en plaisantin, avec un Bernard Shaw : Lhomme raisonnable sadapte au milieu ; lhomme draisonnable essaie dadapter le milieu ; cest pourquoi tous les progrs sont luvre dimbciles rien dimprvu l-dedans, ni qui pt intresser les historiens. Car ils le savaient bien : il y a, toujours distincts, lordre de la connaissance et celui de laction ; lordre du savoir et celui de linspiration ; lordre des choses qui ont dj commenc dexister, et lordre de la cration jaillissante. Des lois historiques parfaitement tablies sauraient-elles jamais contraindre les hommes ? Et qui peut affirmer quun sentiment de cration autonome ne soit pas ncessaire pour agir, dans un milieu donn, contre le poids des traditions, contre linertie des institutions alors mme quau regard de lavenir leffort autonome des novateurs sinscrira sans doute parmi les consquences du rgime quils combattent ?

    3 Lucien FEBVRE, Lhistoire dans le monde en ruines, Leon douverture du cours dhistoire moderne luniversit de Strasbourg (Revue de Synthse Historique, t. XXX, 1. no 88, fvr. 1920, p. 1 et suiv.). 4 tudes de morale, Paris, Alcan, 1911, p. 64 et suiv.

  • Plus grave, la crise de tout ce qui entourait, de tout ce qui encadrait lhistoire dans le domaine de lesprit. Et ici, la guerre navait plus rien voir. Ce monde moderne dont nous tions fiers et qui, nos activits, offrait lasile confortable de certitudes acquises ; ce monde domin par le mathmatisme rigoureux dune p011 physique traite comme une gomtrie du monde, vidant la matire de toute qualit, la ramenant ltendue toute nue ; cette science des phnomnes naturels qui, de toute son ardeur, tendait vers lobjectif un objectif soustrait aux influences du Moi, tirant valeur non de la qualit, mais de la quantit ; plus spcialement, cette science des faits de lhomme qui se constituait par application au domaine humain des mthodes prouves jusque-l dans le domaine dune matire voue au dterminisme le plus rigoureux tout cela scroulait par larges pans, sous le choc rpt dides neuves, de ces secousses profondes qui branlaient, disloquaient les assises sculaires de la physique.

    Une faillite des vieilles ides, des vieilles doctrines rejetes au nant par de nouvelles venues ? Allons donc ! Pas de mer gologique qui ne laisse dtage attestant sa puissance. Une crise didal, le retour ncessaire un mysticisme primitif ou volu ? Encore moins. Un enrichissement, certes, et un largissement. Sur le point prcis qui nous occupe, la possibilit, entrevue, de ngociations neuves, de relations intelligibles entre ces deux domaines quun abme jusqualors sparait : le domaine objectif de la Nature ; le domaine subjectif de lEsprit...

    Ce nest point le moment de rechercher comment, dans quelle mesure et sur quels point prcis lhistoire bien qu peine ne la vie gnrale des sciences peut se trouver affecte par ces grandes transformations dides. Sinon tout un livre, il y faudrait un cours. Contentons-nous dune simple constatation : Comment, au milieu de tels bouleversements, concevoir une histoire parfaitement immobile dans ses vieilles habitudes ? Comment ne pas sentir la ncessit, pour nous, de raccorder nos ides et nos mthodes dautres ? Comment, pour dire le mot, ne pas reconstruire, alors que partout apparaissent les lzardes ?

  • Reconstruire, mais sur quel fondement ? Ne cherchons pas bien loin : sur le fondement solide de ce quil faut bien nommer lHumanit.

    Histoire science de lHomme, science du pass humain. Et non point science des choses, ou des concepts. Les ides en dehors des hommes qui les professent ? Les ides, simples lments entre beaucoup dautres de ce bagage mental fait dinfluences, de ressouvenirs, de lectures et de conversations que chacun de nous transporte avec lui ? Les institutions, spares de ceux-l qui les font et qui, tout en les respectant, les modifient sans cesse ? p012 Non. Il nest dHistoire que de lHomme, et dhistoire au sens le plus large. Quand James Darmesteter crivait La vie des mots et prenait pour hros le Langage, on sait avec quelle vigueur, ici-mme, au Collge, Michel Bral dnonait son illusion.

    Histoire science de lHomme, et alors les faits, oui : mais ce sont des faits humains ; tche de lhistorien : retrouver les hommes qui les ont vcus, et ceux qui dans chacun deux, plus tard, se sont logs en eux avec toutes leurs ides, pour les interprter.

    Les textes, oui : mais ce sont des textes humains. Et les mots mme qui les forment sont gorgs de substance humaine. Et tous ont leur histoire, sonnent diffremment selon les temps, et mme sils dsignent des objets matriels, ne signifient que rarement des ralits identiques, des qualits gales ou quivalentes.

    Les textes, sans doute : mais tous les textes. Et pas seulement ces documents darchives en faveur de qui on cre un privilge le privilge den tirer, comme disait cet autre 5, un nom, un lieu, une date ; une date, un nom, un lieu tout le savoir positif, concluait-il, dun historien insoucieux du rel. Mais un pome, un tableau, un drame : documents pour nous, tmoins dune histoire vivante et humaine, saturs de pense et daction en puissance...

    Les textes, videmment : mais pas rien que les textes. Les documents aussi, quelle quen soit la nature ; ceux quon utilise de

    5 Le physicien Boisse.

  • longue date ; ceux surtout que procure leffort heureux de disciplines nouvelles : la statistique ; la dmographie se substituant la gnalogie, dans toute la mesure o Dmos sur leur trne remplace les Rois et les Princes ; la linguistique proclamant avec Meillet que tout fait de langue manifeste un fait de civilisation ; la psychologie passant de ltude des individus celle des groupes et des masses : combien dautres encore ? dans les marais bourbeux du Nord, il y a des millnaires, le pollen des arbres forestiers est tomb. Un Gradmann aujourdhui, lexaminant au microscope, en tire le fondement de ces tudes passionnantes de peuplement antique, que la science de lhabitat humain doit savouer impuissante mener bien mme en ajoutant aux donnes des textes ltude des noms de lieux ou celle des vestiges archologiques. Un document dhistoire, ce pollen millnaire. Lhistoire fait son miel avec lui. Lhistoire qui sdifie, sans exclusion, avec tout ce que lingniosit des hommes peut inventer et combiner pour suppler au silence des textes, aux ravages de loubli... p013

    Entre disciplines proches ou lointaines, ngocier perptuellement des alliances nouvelles ; sur un mme sujet concentrer en faisceau la lumire de plusieurs sciences htrognes : tche primordiale, et de toutes celles qui simposent une histoire impatiente des frontires et des cloisonnements, la plus pressante sans doute et la plus fconde.

    Emprunt de notions ? Quelquefois. Emprunt de mthodes et desprit avant tout. Fait de chercheurs isols, qutant pour eux lappui des voisins ? cest la rgle aujourdhui. Demain sans doute, fait de travailleurs dducation diverse sunissant en quipes pour joindre leurs efforts : le physicien, jimagine, posant le problme ; le mathmaticien apportant sa virtuosit manier le langage scientifique ; un astronome enfin, choisissant dans limmense champ du ciel les astres quil faut choisir, observant et contrlant. Formule davenir sans doute. Au travail, elle enlvera beaucoup de son intimit. Il ne sera plus, aussi profondment, la chose dun homme et son manation. Mais en efficacit, il retrouvera ce quil aura perdu en personnalit. Les temps de lartisanat, quon le veuille ou non, descendent lentement au-dessous de notre horizon. Et comme tant dautres, le petit artisan scientifique que nous sommes tous, que nous aimons jusque dans ses tares et ses manies ; le petit artisan qui fait

  • tout lui-mme et par lui-mme, cre son outillage, son champ dexprience, ses programmes dinvestigation il sen va rejoindre dans le pass tant de beauts mortes. Mais une autre beaut se dessine sur la terre.

    Collaboration des hommes, concordance des mthodes, analogie des dveloppements. Dune section de la philologie, la philologie compare, elle-mme issue de la dcouverte du sanscrit au XVIIIe sicle, une science nouvelle, la linguistique, sest dgage. Or, avant de sorienter vers ltude statique des faits du langage, abstraction faite de lhistoire des langues, elle se voua peu prs uniquement celle-ci. volution qui, sans doute, prfigure de trs loin et trs grossirement celle quun jour accomplira lhistoire, quand de ltude globale des ensembles historiques peuples et nations si lon veut elle passera, sous une forme quon ne peut davance dterminer (parce quelle est fonction, largement, des progrs venir dautres sciences voisines) ltude statique des faits de lhistoire... Pour linstant, modestement, ne lui assignons pas dautre tche que de poser des problmes humains. Par souci dhumanisme, la fois, et par pressentiment de ce quun jour pourra tre lhistoire. La science des faits dhistoire. p014

    Une science avec des lois ? Peut-tre. Tout dpend de ce quon nomme Loi. Mot ambitieux, mot lourd de sens divers parfois contradictoires. Lois qui obligent pour laction, non, nous lavons dit. Ncrasons pas leffort humain sous le poids strilisant du pan. Rptons hautement, historiens et parce quhistorien quil noblige pas. Pass, du reste ? Soyons sans illusion. Lhomme ne se souvient pas du pass ; il le reconstruit toujours. Lhomme isol, cette abstraction. Lhomme en groupe, cette ralit. Il ne conserve pas le pass dans sa mmoire, comme les glaces du Nord conservent frigorifis les mammouths millnaires. Il part du prsent et cest travers lui, toujours, quil connat, quil interprte le pass.

    En faut-il un exemple et de tous sans doute le plus typique ? Cest celui de la coutume mdivale quhier allguait justement Marc Bloch. Pendant plusieurs sicles, une rgle de droit a t considre comme valable, une redevance juge lgitime pour cette seule raison que rgle ou redevance taient immmoriales. Et le juge

  • consciencieux, quand il recherchait la vrit juridique, se tournait vers le pass : Qua-t-on fait avant moi ? Quelle est donc la coutume ? Le droit aurait donc d demeurer stationnaire ? Il na cess dvoluer, et rapidement. Tout comme a volu le christianisme, entre la paix de lglise et la Rforme...

    Ncessits vitales. Ractions de dfense instinctives contre la masse formidable des faits, des ides, des coutumes dautrefois. Pntrer de prsent la tradition elle-mme : premier moyen de lui rsister. Et certes, ce nest point l la raction de lhistoire objective. Se dgageant de ces interprtations, elle tente, elle, par un effort hroque et direct, de reconstituer les systmes successifs dides et dinstitutions, dans leur tat de fracheur originelle. Mais elle sait mesurer les difficults dune pareille tche. Elle sait que, jamais, elle ne dclenchera lappareil introuvable qui, aprs un sommeil de plusieurs sicles, lui ferait entendre, enregistre telle quelle pour une ternit, la voix mme du pass saisie sur le vivant. Elle interprte. Elle organise. Elle reconstitue et complte les rponses. Elle se fait le pass dont elle a besoin. Et point l de scandale, dattentat la majest suppose de la Science. La Science ne se fait point dans une tour divoire. Elle se fait mme la vie, et par des vivants qui baignent dans le sicle. Elle est lie par mille liens subtils et compliqus toutes les activits divergentes des hommes. Elle subit mme, parfois, linfluence des modes. Baignant dans le mme milieu que toutes les autres disciplines humaines, comment chapperait-elle leurs inquitudes, cette Science dont Poincar disait p015 quelle devine le pass ? Disons, nous, quelle nen touche jamais de sa baguette, pour les ressusciter, que certaines parties : celles-l seules qui ont du prix pour lidal quelle sert, au temps o elle le sert... Et je reviens ma question de tout lheure.

    Des lois ? Si vous parlez de ces formules communes qui, groupant des faits jusque-l spars, en forment des sries pourquoi pas ? Cest alors quune fois de plus lhistoire prouvera lUnit vivante de la Science ; cest alors quelle se sentira, mieux encore, la sur des autres sciences, de toutes celles pour qui, aujourdhui, le grand problme, cest de ngocier laccord du Logique et du Rel comme il est, pour lhistoire, de ngocier laccord de lInstitutionnel et du Contingent.

  • Tche difficile. Partout, dans toutes les sciences, aujourdhui, ce ne sont quoppositions, conflits, antinomies. Ici, dans cette maison, laissons railler ceux qui vont ricanant et dnonant nos impuissances. Ils noublient quune chose : lorigine de toute acquisition scientifique, il y a le non-conformisme. les progrs de la Science sont fruits de la discorde. Comme cest de lhrsie que se nourrissent, stoffent les religions. Oportet haereses esse.

    Combien ces ides, pour tre vraiment explicites, demanderaient de temps et defforts je le savais en commenant cette leon. Pardonnez-moi de ne mtre pas arrt des difficults que je connaissais. Il sagissait, pour moi, non ddifier un systme : de vous prsenter un homme, ses intentions, ses partis pris peut-tre et ses infirmits, sa bonne volont coup sr.

    Dans le beau livre jubilaire qua publi le Collge de France loccasion de son quatrime centenaire, on trouve, reproduit par les soins de Paul Hazard, un document mouvant. Cest une page de notes autographes de Michelet notes de sa fine criture jetes sur le papier avant lune des dernires leons quil professa ici. Voici ce quon lit sur cette feuille o dj vibrent les cadences du grand pote de lhistoire romantique :

    Je nai point de parti... Pourquoi ? Parce que, dans lhistoire, jai vu lhistoire : rien de plus...

    Je nai point dcole... Pourquoi ? Parce que je nai pas exagr limportance des formules, parce que je nai voulu asservir aucun esprit : au contraire, les affranchir leur donner la force vivante qui fait juger et trouver.

    Au terme de lenseignement que jinaugure aujourdhui, pouvoir un jour, proche ou lointain, mriter que me soit rendu cet p016 hommage : Dans lhistoire, il na vu que lhistoire, sans plus... Dans son enseignement, il na pas asservi les esprits, parce quil na pas eu de systmes de ces systmes dont Claude Bernard disait, lui aussi, quils tendent asservir lesprit humain : mais il a eu le souci des ides et des thories ; des ides, parce que les Sciences navancent que

  • par la puissance cratrice et originale de la pense ; des thories, parce que nous savons bien sans doute quelles nembrassent jamais linfinie complexit des phnomnes naturels : elles nen sont pas moins ces degrs successifs que, dans son dsir insatiable dlargir lhorizon de la pense humaine, la Science gravit les uns aprs les autres avec la magnifique certitude de natteindre jamais le fate des fates, la cime, do lon verrait laurore surgir du crpuscule. p017

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  • VIVRE LHISTOIRE

    Propos dInitiation

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    Jaime lhistoire. Si je ne laimais pas, je ne serais pas historien. De sa vie faire deux parts ; donner lune au mtier, expdi sans amour ; rserver lautre la satisfaction de ses besoins profonds : voil qui est abominable, quand le mtier quon a choisi est un mtier dintelligence. Jaime lhistoire et cest pour cela que je suis heureux de vous parler, aujourdhui, de ce que jaime 6.

    Jen suis heureux, et cest tout naturel. Je naime pas beaucoup mler les genres, et substituer la confidence la confrence. Mais enfin, je peux bien vous dire ceci. Quand en 1899 je suis entr, comme vous, dans cette maison aprs mon anne de service militaire (la premire des sept annes que les hommes de ma gnration ont en moyenne donnes la vie militaire) je me suis inscrit dans la Section des Lettres. Ctait une trahison : javais depuis ma plus tendre enfance une vocation dhistorien cheville au corps. Mais elle navait pu rsister deux annes de rhtorique suprieure Louis-le-Grand, deux annes de ressassage du Manuel de politique trangre dmile Bourgeois (que jallais retrouver comme matre de confrence lcole). Anatole France raconte quelque part quenfant il rvait dcrire une histoire de France avec tous les dtails . Nos matres, dans les lyces, semblaient nous proposer lidal puril du

    6 Ces propos sadressaient aux lves de lcole Normale Suprieure, la rentre de 1941. Pri de leur faire trois confrences dorientation sur lhistoire conomique et sociale, je crus pouvoir leur donner les conseils quon va lire.

  • petit Anatole. On et dit que faire de lhistoire, pour eux, ce ft apprendre sinon tous les dtails, du moins le plus de dtails possibles sur la mission de M. de Charnac dans les Cours du Nord. Et qui savait un peu plus de ces dtails que le voisin lemportait naturellement sur lui : il tait bon pour lhistoire !

    Jai un peu peur que les choses naient pas beaucoup chang depuis mon temps. Avec cet humour normalien quil conserva jusqu p018 ses derniers moments un collgue que nous venons de perdre au Collge de France, le grand mathmaticien Lebesgue, nous confiait un jour quil y avait, sa connaissance, deux espces de mathmatiques : lune redoutable, celle des Inspecteurs Gnraux, quil avouait ne pas bien comprendre et lautre accessible, celle quil faisait avancer chaque jour et dont aucune difficult ne le rebutait. Y aurait-il pareillement deux histoires et tout le monde ne goterait-il pas galement la premire des deux ? Question tmraire. En tout cas, ce nest pas de celle-l que je veux vous parler. Cest de lautre. De lhistoire tout court. Celle que jessaie de faire progresser. Celle que jaime.

    I.

    Histoire tout court ? me direz-vous. Non, puisque vous annoncez des causeries sur lhistoire conomique et sociale . Mais prcisment, la premire chose que je tiens vous dire, cest quil ny a pas, proprement parler, dhistoire conomique et sociale. Non seulement parce que la liaison de lconomique et du Social nest pas un privilge une exclusivit, comme dirait un Directeur de cinma en ce sens quil ny a pas lieu de dire conomique et Social, plutt que Politique et Social, plutt que Littraire et Social, plutt que Religieux et Social, plutt mme que Philosophique et Social. Ce ne sont pas des raisons raisonnes qui nous ont donn lhabitude de lier lune lautre, tout naturellement et sans plus y rflchir, les deux pithtes dconomique et de Social. Ce sont des raisons historiques, trs faciles dterminer et la formule qui nous occupe nest pas autre chose, en dernire analyse, quun rsidu ou quun hritage : celui des longues discussions quoi a donn lieu, depuis un sicle, ce quon nomme le problme du Matrialisme historique. Ne croyez

  • donc pas, quand je me sers de la formule courante, quand je parle dhistoire conomique et sociale, que jaie le moindre doute sur sa valeur relle. Quand nous avons fait imprimer, Marc Bloch et moi, ces deux mots traditionnels sur la couverture de nos Annales, nous savions bien que social , en particulier, est un de ces adjectifs qui on a fait dire tant de choses, dans le cours des temps, quil ne veut finalement peu prs plus rien dire. Mais cest bien pour cela que nous lavons recueilli. Si bien recueilli que, pour des raisons purement contingentes, il se trouve figurer seul aujourdhui sur la couverture des mmes Annales devenues dconomiques et Sociales, par une p019 nouvelle disgrce, Sociales tout court. Une disgrce que nous avons accepte avec le sourire. Car nous tions daccord pour penser que, prcisment, un mot aussi vague que social semblait avoir t cr et mis au monde par un dcret nominatif de la Providence historique, pour servir denseigne une Revue qui prtendait ne pas sentourer de murailles, mais faire rayonner largement, librement, indiscrtement mme, sur tous les jardins du voisinage, un esprit, son esprit : je veux dire un esprit de libre critique et dinitiative en tous sens.

    Donc, jy reviens : il ny a pas dhistoire conomique et sociale. Il y a lhistoire tout court, dans son Unit. Lhistoire qui est sociale tout entire, par dfinition. Lhistoire que je tiens pour ltude, scientifiquement conduite, des diverses activits et des diverses crations des hommes dautrefois, saisis leur date, dans le cadre des socits extrmement varies et cependant comparables les unes aux autres (cest le postulat de la sociologie), dont ils ont rempli la surface de la terre et la succession des ges. Dfinition un peu longue : mais je me dfie des dfinitions trop brves, trop miraculeusement brves. Et celle-ci carte, il me semble, par ses termes mmes, beaucoup de faux problmes.

    Cest ainsi, tout dabord, que je qualifie lhistoire dtude scientifiquement mene, et non pas de science pour la mme raison que, traant le plan de lEncyclopdie franaise, je nai pas voulu lui donner pour base, comme les rites lexigeaient, une classification gnrale des Sciences ; pour cette raison surtout que, parler de Sciences, cest avant tout voquer lide dune somme de rsultats,

  • dun trsor si lon veut, plus ou moins bien garni de monnaies, les unes prcieuses, les autres non ; ce nest pas mettre laccent sur ce qui est le ressort moteur du savant, je veux dire lInquitude, la remise en cause non pas perptuelle et maniaque, mais raisonne et mthodique des vrits traditionnelles le besoin de reprendre, de remanier, de repenser quand il le faut, et ds quil le faut, les rsultats acquis pour les radapter aux conceptions, et, par del, aux conditions dexistence nouvelles que le temps et les hommes, que les hommes dans le cadre du temps, ne cessent de se forger.

    Et, dautre part, je dis les hommes. Les hommes, seuls objets de lhistoire dune histoire qui sinscrit dans le groupe des disciplines humaines de tous les ordres et de tous les degrs, ct de lanthropologie, de la psychologie, de la linguistique, etc. ; dune p020 histoire qui ne sintresse pas je ne sais quel homme abstrait, ternel, immuable en son fond et perptuellement identique lui-mme mais aux hommes toujours saisis dans le cadre des socits dont ils sont membres aux hommes membres de ces socits une poque bien dtermine de leur dveloppement aux hommes dots de fonctions multiples, dactivits diverses, de proccupations et daptitudes varies, qui toutes se mlent, se heurtent, se contrarient, et finissent par conclure entre elles une paix de compromis, un modus vivendi qui sappelle la Vie.

    Lhomme ainsi dfini, on peut bien le saisir, pour la commodit, par tel ou tel membre, par la jambe ou par le bras plutt que par la tte : cest toujours lhomme tout entier quon entrane ds quon tire. Cet homme, il ne se laisse pas dcouper en morceaux ou alors on le tue : or lhistorien na que faire de morceaux de cadavres ; lhistorien tudie la vie passe et Pirenne, le grand historien de notre poque, Pirenne le dfinissait un jour : un homme qui aime la vie et qui sait la regarder . Cet homme, dun mot, il est le lieu commun de toutes les activits quil exerce et on peut sintresser plus particulirement lune de celles-ci, son activit, ses activits conomiques, par exemple. A une condition, cest de noublier jamais quelles le mettent en cause, toujours, tout entier et dans le cadre des socits quil a forges. Mais prcisment, cest l ce que signifie lpithte de sociale, quon accole rituellement celle dconomique ; elle nous rappelle que lobjet de nos tudes ce nest pas un fragment

  • du rel, un des aspects isols de lactivit humaine mais lhomme lui-mme, apprhend au sein des groupes dont il est membre.

    Je mexcuse de ce quil y a dun peu abstrait dans ces remarques. Et je ne perds de vue, en les formulant, ni mon dessein vritable ni la raison profonde pourquoi je suis ici en ce moment. Je relisais hier, votre intention, des texte curieux et beaux. Hauser a publi jadis, en 1914, des notes de Michelet, pleines dclairs comme toujours, dclairs de divination et de gnie. Parmi elles, une leon professe ici mme, le 10 juillet 1834, aux lves de troisime anne qui allaient quitter lcole et partir en province. A ces jeunes hommes quattendait le dur mtier de professeur dans un collge royal, dans une ville sans archives organises, sans bibliothques catalogues, sans facilit de voyages ni possibilits dvasion Michelet donnait courage. p021 Il montrait comment, partout, un historien qui le veut peut travailler utilement. Le problme nest plus le mme aujourdhui. Mais ce que tentait Michelet, avec son autorit et lardeur de sa parole et le rayonnement de son gnie cest bien cependant, toutes proportions gardes, ce que je voudrais tenter avec vous. Si je pouvais rattraper, ou consolider quelque vocation chancelante dhistorien ; si je pouvais dsarmer des prjugs ns, contre lhistoire, dun malheureux contact avec ce quon nous a offert sous ce nom, trop souvent avec ce quon vous a dispens et ce quon vous rclamera encore dans les examens jusquau Doctorat, le seul qui chappe, ou du moins qui puisse chapper au pril si je pouvais vous donner le sentiment quon peut vivre sa vie en tant historien, jaurais pay un peu de la dette que jai contracte envers notre maison.

    Or, comment vous donner ce sentiment le sentiment quon peut vivre sa vie en tant historien sinon en examinant devant vous, avec vous, quelques-uns des problmes vivants que pose lHistoire, aujourdhui, pour ceux qui se portent lextrme pointe de la recherche pour ceux qui, lavant du bateau, interrogent sans cesse lhorizon de leurs yeux ?

    Cest que, poser un problme, cest prcisment le commencement et la fin de toute histoire. Pas de problmes, pas dhistoire. Des narrations, des compilations. Or, rappelez-vous : si je nai point parl

  • de science de lhistoire, jai parl dtude scientifiquement conduite . Ces deux mots ntaient point l pour faire riche. Scientifiquement conduite , la formule implique deux oprations, celles-l mmes qui se trouvent la base de tout travail scientifique moderne : poser des problmes et formuler des hypothses. Deux oprations quaux hommes de mon ge on dnonait dj comme prilleuses entre toutes. Car poser des problmes, ou formuler des hypothses, ctait tout simplement trahir. Faire pntrer dans la cit de lobjectivit le cheval de Troie de la subjectivit...

    En ce temps-l, les historiens vivaient dans un respect puril et dvotieux du fait . Ils avaient la conviction, nave et touchante, que le savant tait un homme qui, mettant lil son microscope, apprhendait aussitt une brasse de faits. De faits lui donns, de faits pour lui fabriqus par une Providence complaisante, de faits quil navait plus qu enregistrer. Il aurait suffi lun quelconque de ces docteurs en mthode de mettre, si peu que ce soit, son il loculaire dun microscope et de regarder une prparation dhistologie, pour sapercevoir aussitt quil ne sagissait pas pour lhistologiste dobserver, p022 mais dinterprter ce quil faut bien nommer une abstraction. Cinq minutes, et il et mesur, dans la prise de possession par le savant de ce quil a dabord longuement, difficilement prpar en vertu dune ide prconue toute la part personnelle de lhomme, du chercheur qui nagit que parce quil sest pos un problme et formul une hypothse.

    Il en va tout de mme de lhistorien. De lhistorien qui aucune Providence ne fournit des faits bruts. Des faite dous par extraordinaire dune existence de fait parfaitement dfinie, simple, irrductible. Les faits historiques, mme les plus humbles, cest lhistorien qui les appelle la vie. Les faits, ces faits devant lesquels on nous somme si souvent de nous incliner dvotieusement, nous savons que ce sont autant dabstractions et que, pour les dterminer, il faut recourir aux tmoignages les plus divers, et quelquefois les plus contradictoires entre qui nous choisissons ncessairement. De sorte que cette collection de faits quon nous prsente si souvent comme des faite bruts qui composeraient

  • automatiquement une histoire transcrite au moment mme o les vnements se produisent nous savons quelle a elle-mme une histoire et que cest celle des progrs de la connaissance et de la conscience des historiens. Si bien que pour accepter la leon des faits, nous sommes en droit de rclamer quon nous associe dabord au travail critique qui a prpar lenchanement de ces faits dans lesprit de celui qui les invoque.

    Et de mme, si lhistorien ne se pose pas de problmes, ou si, stant pos des problmes, il ne formule pas dhypothses pour les rsoudre en fait de mtier, de technique, deffort scientifique, je suis fond dire quil est un peu en retard sur le dernier de nos paysans : car ils savent, eux, quil ne convient pas de lancer leurs btes, ple-mle, dans le premier champ venu pour quelles y pturent au petit bonheur : ils les parquent, ils les attachent au piquet, ils les font brouter ici plutt que l. Et ils savent pourquoi.

    Que voulez-vous ? Quand, dans quelquun de ces gros livres dont la rdaction semble absorber depuis des annes toutes les forces de nos meilleurs professeurs dhistoire quand, dans quelquun de ces manuels honorables, consciencieusement prpars, soigneusement rdigs, tout bourrs de faits, de chiffres et de dates, dnumrations de tableaux, de romans ou de machines quand, dans lun de ces livres, plus munis destampilles p023 flatteuses par lInstitut, la Sorbonne, les Universits rgionales, que de panonceaux multicolores un de nos bons htels de tourisme on dcouvre par fortune une ide, et que cette ide est la suivante : La priode que nous allons tudier (et cest une des plus vivantes de notre histoire) continue celle qui prcde et annonce celle qui suit ; elle est remarquable parce quelle supprime, mais aussi par ce quelle tablit , etc. continuerons-nous plus longtemps nous demander pourquoi raillent lhistoire, se dtournent de lhistoire, fltrissent et ridiculisent lhistoire maints bons esprits, dus de voir tant defforts, tant dargent, tant de bon papier imprim naboutir qu propager cette philosophie-l qu perptuer cette histoire psittacique et sans vie o nul, jamais, ne sent (jemprunte, et je tiens emprunter ici son langage Paul Valry) ce suspens devant lincertain en quoi consiste la grande sensation des grandes vies celle des nations devant la bataille o leur destin est en jeu ; celle des ambitieux

  • lheure o ils voient que lheure suivante sera celle de la couronne ou de lchafaud ; celle de lartiste qui va dvoiler son marbre ou donner lordre dter les cintres et les tais qui soutiennent encore son difice ? tonnez-vous alors de ces campagnes violentes contre lhistoire, de cette dsaffection des jeunes, de ce recul par suite et de cette crise vritable de lhistoire que les hommes de ma gnration ont vu se dvelopper, lentement, progressivement, srement. Songez que, lorsque jentrais lcole, la partie tait gagne. Trop gagne pour lhistoire. Trop puisquelle napparaissait mme plus comme une discipline particulire et limite. Trop puisquelle prenait figure dune mthode universelle sappliquant indistinctement lanalyse de toutes les formes dactivit humaine. Trop puisque, encore aujourdhui, il est des attards pour dfinir lhistoire non par son contenu, mais par cette mthode qui nest mme pas la mthode historique, mais la mthode critique tout simplement.

    Lhistoire faisait, une une, la conqute de toutes les disciplines humaines. La critique littraire devenait avec Gustave Lanson histoire littraire et la critique esthtique, histoire de lart, avec Andr Michel, successeur du temptueux Courajod, ce Jupiter tonnant de lcole du Louvre. Et la vieille controverse se muait en histoire des religions. Satisfaite de ses progrs, fire de ses conqutes, vaniteuse de ses succs matriels, lhistoire sendormait dans ses certitudes. Elle sarrtait dans sa marche. Elle redisait, rptait, reprenait ; elle ne recrait plus. Et chaque anne qui passait donnait sa voix, un peu plus, le son caverneux dune voix doutre-tombe. p024

    Cependant, des disciplines nouvelles slaboraient. La psychologie renouvelait la fois ses mthodes et son objet, sous limpulsion de Ribot, de Janet, de Dumas ; la sociologie se constituait, lappel de Durkheim, de Simiand et de Mauss, en science tout la fois et en cole ; la gographie humaine instaure lcole Normale par Vidal, dveloppe la Sorbonne par Demangeon, au Collge de France par Jean Brunhes, satisfait un besoin de ralit qui ne trouvait rien pour sa satisfaction dans les tudes historiques, de plus en plus orientes vers lhistoire diplomatique la plus arbitraire, la plus coupe de toute ralit et vers lhistoire politique la plus insouciante de tout ce qui ntait pas elle au sens troit du mot. Aux jeunes disciplines, la faveur des jeunes hommes allait croissante. La guerre suivit, la crise clata

  • ce fut chez les uns labandon, chez les autres le sarcasme. Or lhistoire tient trop de place dans la vie de nos esprits pour quon ne se soucie pas de ses vicissitudes. Et pour quon se contente de hausser les paules en parlant dattaques qui peuvent tre injustes dans la forme, ou maladroites qui le sont souvent mais qui, toutes, traduisent ce quoi il faut remdier, et vite : un dsenchantement, une dsillusion totale lamer sentiment que faire de lhistoire, que lire de lhistoire, cest dsormais perdre son temps.

    II.

    Il faut y remdier mais comment ?

    En prenant une nette conscience des liens qui unissent, quelle le sache ou non, quelle le veuille ou non, lhistoire aux disciplines qui lentourent. Et dont son destin ne la spare jamais.

    Michelet, dans sa leon de 1834 : En histoire, disait-il ses lves cest comme dans le roman de Sterne : ce qui se faisait dans le salon se faisait la cuisine. Absolument comme deux montres sympathiques dont lune, 200 lieues, marque lheure, tandis que lautre la sonne. Et il ajoutait cet exemple : Ce nest pas autre chose au moyen ge. La philosophie dAblard sonne la libert tandis que les communes picardes marquent la libert. Formules bien intelligentes. Michelet, je le note en passant, ntablissait pas entre les activits diverses de lhomme une hirarchie, un classement hirarchique : il ne portait pas dans son esprit la mtaphysique simpliste du maon : premire assise, deuxime assise, troisime assise ou premier tage, deuxime, troisime. Il ntablissait pas non plus une gnalogie : ceci drive de cela, ceci engendre cela. Non. Il avait lide p025 dun climat commun, ide autrement fine, autrement intelligente. Et, entre parenthses, il est bien curieux de constater quaujourdhui, dans un monde satur dlectricit, alors que llectricit nous offrirait tant de mtaphores appropries nos besoins mentaux nous nous obstinons encore discuter gravement des mtaphores venues du fond des sicles, lourdes, pesantes, inadaptes ; nous nous obstinons toujours penser les choses de lhistoire par assises, par tages, par moellons par soubassements et par superstructures, alors que le lancer des courants sur le fil, leurs

  • interfrences, leurs courts-circuits nous fourniraient aisment tout un lot dimages qui sinsreraient avec beaucoup plus de souplesse dans le cadre de nos penses. Mais il en va toujours ainsi. Quand un historien veut faire la thorie de lhistoire, pour sinspirer de ltat des sciences il relit (sil est trs curieux desprit) lIntroduction la mdecine exprimentale de Claude Bernard. Grand livre, mais dj dintrt tout historique. (Un petit sicle de retard, cest la norme.) Le bon Plattard a crit un article, jadis, pour stonner de ce que le systme de Copernic nait pas eu plus de rayonnement immdiat en son temps et nait point opr une brusque rvolution dans lesprit des hommes. Il y aurait un bien bel article crire, aujourdhui, sur ce fait tonnant que, depuis trente ou quarante ans, sous la pousse de la physique moderne, tous les vieux systmes scientifiques sur quoi nous reposions notre quitude, se sont branls et renverss ; et pas seulement les systmes, mais les notions de base quil faut considrer nouveau, et remettre au point, toutes : commencer par celle du dterminisme. Eh bien, dans cent ans je pense, quand une nouvelle rvolution sera intervenue, quand les conceptions daujourdhui seront primes, les hommes intelligents, les hommes cultivs, ceux qui feront la thorie des sciences humaines et dabord de lhistoire, saviseront, je pense, quil y a eu les Curie, Langevin, Perrin, les Broglie, Joliot et quelques autres (pour ne citer que des Franais). Et sempareront de quelques bribes de leurs crits thoriques pour remettre leurs traits de mthode au point. Au point dil y a cent ans.

    Peu importe dailleurs. Car les historiens peuvent ne pas sen apercevoir : la crise de lhistoire na pas t une maladie spcifique frappant lhistoire seule. Elle a t, elle est un des aspects laspect proprement historique dune grande crise de lesprit humain. Ou plus prcisment, elle nest quun des signes, la p026 fois, et quune des consquences dune transformation trs nette, et toute rcente, de lattitude des hommes de science, des savants, vis--vis de la Science.

    En fait, il est bien vrai quau point de dpart de toutes les conceptions neuves que les savants (ou plutt que les chercheurs, ceux qui crent, ceux qui font progresser la science et souvent se proccupent plus dagir que de faire la thorie de leurs actions) il

  • est bien vrai qu ce point dorigine, il y a ce grand drame de la relativit qui est venu secouer, branler tout ldifice des sciences tel quun homme de ma gnration se le figurait au temps de sa jeunesse.

    Nous vivions, en ce temps-l, sans crainte et sans effort, sur des notions labores lentement et progressivement, au cours des temps, partir de donnes sensorielles et quon peut qualifier danthropomorphiques. Dabord stait constitu, sous le nom de Physique, un bloc de savoirs fragmentaires se tenant originellement pour autonomes et distincts, et groupant des faite comparables en ceci quils taient fournis aux hommes par tel ou tel de leurs organes sensoriels. Par la vue, et ctait loptique. Par loue, et ctait lacoustique. Par le sens tactile et musculaire, et ctait la chaleur. Plus complique dj, la mcanique, science du mouvement des corps perus la fois par la vue et par le sens musculaire et combinant ainsi des donnes sensorielles dorigine diffrente ; plus complique, mais plus rapide cependant dans son dveloppement, peut-tre en raison dune plus grande richesse dinformations immdiates, dune plus grande curiosit des hommes sintressant la mcanique pour des raisons dordre pratique et technique : pour la construction de machines, de moulins, de scieries, par exemple, posant des problmes de plus en plus compliqus dhydraulique ; pour la fabrication et le perfectionnement continuel darmes feu, en particulier de canons dont la construction posait des problmes de balistique de plus en plus ardus. Les autres chapitres de la physique, ceux dans lesquels lexprience humaine tait moins immdiate, se dveloppaient plus lentement, et plus lentement encore les domaines nouveaux de llectricit et du magntisme, o tout chappait, ou presque, lapprhension directe des organes sensoriels.

    Je nai pas dire et jen serais fort empch du reste, et ce serait dailleurs fort inutile mon dessein je nai pas dire comment la mcanique se mit conqurir peu peu ces divers chapitres et les pntrer. Dabord elle sannexa lacoustique, en interprtant les sensations sonores laide des vibrations. Ensuite, elle constitua une mcanique cleste, par application p027 aux astres de lois humaines du mouvement de lois du mouvement dgages par le cerveau de nos anctres de leur propre effort musculaire. Ensuite elle tendit ses mthodes et ses lois sur tout le domaine de la chaleur, sur tout le

  • domaine des fluides. Et sans doute loptique, le magntisme, llectricit rsistaient mais dj on croyait pouvoir annoncer leur conqute ; dj et davance, on clbrait le triomphe universel et incontest de la physique cartsienne, gomtrie du monde ; dj dimmenses espoirs se faisaient jour, on annonait, on voyait samorcer, on prdisait, toujours sur le mme plan, la triomphale rduction du psychique au physique et nous, historiens, nous tions notre aise dans cet univers scientifique o tout, pour nous, semblait marqu en chiffres connus, quand brusquement ce fut la Rvolution. Une Rvolution en deux temps : dabord la rvlation imprvue que llectricit, le magntisme et mme loptique rsistaient lannexion davance annonce et clbre. Et puis issue de lopposition formelle qui dressait contre la mcanique, difie par Newton sur les observations de Copernic, llectro-dynamique fonde par Maxwell sur les expriences dAmpre et de Faraday ce fut cette prodigieuse synthse qui, remaniant les notions primordiales de Temps, de Longueur et de Masse, embrassa la physique dans son entier, et lia, en gerbes de lois, les facteurs que lancienne conception laissait spars.

    Cependant, dans le domaine de la Vie, une rvolution analogue soprait une rvolution engendre par la microbiologie ; la notion dorganismes composs dun nombre immense de cellules de lordre du millime de millimtre se dgageait de lobservation. Et alors que les organismes vivants, observs lil nu, apparaissaient de plus en plus comme des systmes physico-chimiques, les organismes que rvlait la microbiologie, ctaient des organismes sur lesquels laction des lois mcaniques, de la pesanteur, etc., paraissait ngligeable. Ils se drobaient aux prises des thories explicatives, nes aux temps o les organismes aussi, tout au moins les organismes lmentaires, semblaient rgis par des lois de la mcanique classique. Les organismes saisis par la microbiologie, ctaient, au contraire, des organismes sans rsistance propre, o il y a plus de vides que de pleins et qui, pour la plus grande part, ntaient que des espaces parcourus par des champs de force. Ainsi, lhomme brusquement changeait de monde. Devant lui, dune part, des organismes comme son p028 propre corps, visible lil nu, palpable la main ; des

  • organismes aux grands mcanismes desquels pensons la circulation sanguine, par exemple les lois de la mcanique classique base sur la gomtrie euclidienne taient et demeuraient applicables. Mais devant lui galement, les milliards et les milliards de cellules dont cet organisme tait form. Dune grandeur ou dune petitesse telle que nous ne pouvions nous la reprsenter. Et ce qui se passait au niveau cellulaire dmentait perptuellement ce qui se passait au niveau de nos perceptions sensorielles. Les organismes que nous saisissions ainsi, tout dun coup, les organismes que nous rvlaient les travaux rcents, dpassaient pour ainsi dire et heurtaient notre bon sens . Et les vides dont ils taient tissus nous habituaient, eux aussi, dans le domaine de la biologie, cette notion du discontinu qui, dautre part, sintroduisait dans la physique avec la thorie des quanta : dcuplant les ravages dj causs, dans nos conceptions scientifiques, par la thorie de la relativit, elle semblait remettre en question la notion traditionnelle, lide ancienne de causalit et donc, dun seul coup, la thorie du dterminisme, ce fondement incontest de toute science positive ce pilier inbranlable de la vieille histoire classique.

    Ainsi, toute une conception du monde seffondrait dun seul coup, toute la construction, labore par des gnrations de savants au cours de sicles successifs, dune reprsentation du monde abstraite, adquate et synthtique. Nos connaissances dbordaient brusquement notre raison. Le concret faisait clater les cadres de labstrait. La tentative dexplication du monde par la mcanique newtonienne ou rationnelle se terminait par un chec brutal. Il fallait, aux anciennes thories, substituer des thories nouvelles. Il fallait rviser toutes les notions scientifiques sur lesquelles on avait vcu jusqualors.

    Ce que fut cette rvision, il serait trop long de lindiquer ici en dtail. Notons que rien ny a chapp. Ni la conception du fait scientifique, ni la conception de la loi scientifique, ni celle du Hasard. Ni, au total et densemble, celle des sciences mme, et de la Science. Des sciences, telles quAuguste Comte les prsentait jadis, hirarchises dans une classification dont le double vice apparaissait brusquement : il tait, et de mconnatre lunit profonde du travail

  • scientifique, et de transformer abusivement ltat de fait en tat de droit ; il tait, par exemple, de porter au p029 sommet des sciences une gomtrie et une mcanique orgueilleuses, qui se complaisaient dans limage de leur perfection, et proposaient leurs lois aux autres sciences leurs lois de vrit, leurs lois abstraites, absolues, universelles et ncessaires, comme autant de modles et, pour ainsi dire, comme lidal. Les sciences ? des champs de dislocation. Des magmas. Et toutes les dcouvertes se faisant non pas lintrieur de chacune delles, au cur, mais sur les bords, sur les marges, aux frontires, l o elles se pntrent. Les sciences. Mais la Science, de son ct, se rapprochait de lArt, et on pouvait dire delle, densemble, ce que Berthelot disait, en 1860, de la chimie organique fonde sur la synthse quand, dans lenivrement de ses premiers triomphes, il proclamait : La chimie cre son objet. Et quand il ajoutait : Cette facult cratrice, semblable celle de lart lui-mme, la distingue essentiellement des sciences naturelles et historiques. Car ces sciences, prcisait-il, ont un objet donn davance et indpendant de la volont et de laction du savant ; elles ne disposent pas de leur objet , tandis que la chimie nouvelle avait la puissance de former une multitude dtres artificiels, semblables aux tres naturels et participant de toutes leurs proprits . Distinction qui devenait caduque, alors que, de plus en plus, ce qui apparat aux savants comme le terme mme de leffort scientifique, ce nest pas la connaissance, cest la comprhension. Distinction caduque, alors que, prcisment, nos savants dfinissent de plus en plus la Science comme une cration, nous la reprsentent construisant son objet , et constatent en elle, tous les moments, lintervention constante du savant de sa volont et de son activit.

    Tel est le climat de la Science daujourdhui. Un climat qui na plus rien de commun avec celui de la Science dautrefois de la Science du temps o javais mes vingt ans. Cette Science,