79570437-lobbies
DESCRIPTION
lobbiesTRANSCRIPT
-
Photo:DavidBroman
LECLUB Les horizons
du 19.1 au 25.1.2012
34
L'Europe mine
son idal avec les lobbies
Lobby: antichambre, vestibule o pas-
sent les dputs lorsqu'ils se divisent pour
voter. C'est le sens original du terme en
anglais britannique. Aujourd'hui, il dsi-
gne surtout les groupes d'intrts de
l'institution financire multinationale qui
brasse des milliards la toute petite ONG
de dveloppement qui font pression sur
les pouvoirs publics pour influer sur les
dcisions que ces pouvoirs ont prendre.
En 1985, ils taient 654 lobbyistes
attendre dans les vestibules des insti-
tutions europennes. Aujourd'hui, ils
sont plus de 15.000, voire 30.000, cer-
tains parlent de 40.000. On n'en sait trop
rien et c'est justement l o le bt blesse.
La transparence, tant en ce qui concerne
les mthodes employes, les moyens mis
en uvre, les acteurs impliqus et les ser-
vices viss, n'est pas ce qui touffe ce mi-
lieu, ni le lobbyiste, ni certains respon-
sables politiques et institutionnels.
Il y a donc des organisations non gou-
vernementales (ONG) qui s'occupent
essayer de dterminer qui exerce une pres-
sion sur qui, pour quelle dcision, et avec
quels moyens. Corporate Europe Obser-
vatory (CEO) en est une. Elle est base
Bruxelles, l o la presque totalit des lob-
bies ont leurs bureaux. Elle est aussi mem-
bre d'ALTER-EU*, une organisation qui
en fdre plus de 160 toutes inquites de
l'influence croissante exerce par les
lobbyistes commerciaux sur l'agenda poli-
tique europen, et qui mne une perte
de dmocratie dans le processus europen
de prise de dcision....
Intrts privs
Perte de dmocratie: l'expression est
un euphmisme la lecture du rapport,
en anglais, de plus de 200 pages publi fin
2010 par ALTER-EU. Bursting the Brus-
sels Bubble: the battle to expose corporate
lobbying at the heart of the EU ou en fran-
ais: Faire clater la bulle de Bruxelles: la
lutte pour dnoncer le lobbyisme d'affai-
res au cur de l'Union europenne.
Ce n'est pas un rapport facile lire.
Non pas qu'il soit mal crit, au contraire
sa lisibilit est parfaite et accessible tous.
Ce qui est difficilement lisible, c'est le
contenu, un contenu qui dnonce page
aprs page le dysfonctionnement d'insti-
tutions, de fonctions et de personnalits
europennes qui collaborent allgrement
un pouvoir de l'ombre qui a comme
seule base l'argent et comme consquence
le traitement privilgi, dans les procdu-
res de prises de dcision, d'intrts privs
commerciaux et financiers et la sourde
oreille l'gard du petit citoyen.
Ce qui est difficilement lisible, c'est de
tourner page aprs page et de se dire
continuellement: Non! Non! Ce n'tait
pas de cette Europe-l que je voulais! Je
n'ai jamais vot pour a!
Selon le rapport, tout l'appareil lgisla-
tif europen est non seulement conta-
min par les lobbys, mais c'est cet appareil
lui-mme qui demande l'tre, qui leur
ouvre les portes, et va mme parfois
jusqu' s'identifier eux.
Quelques exemples. Quelques extraits.
L'Europe aide les lobbies en les invitant
sa table: En dcembre 2006, plusieurs
multinationales alimentaires avaient des
"stands d'information" dans le press room
de la Commission pendant une runion
sur la "malbouffe" dans l'Union.
Comme le terme lobby a une
connotation ngative, l'Europe s'asso-
cie aux groupes de pression pour dvelop-
per un mtalangage bas sur des euph-
mismes. Dans le quartier europen de
Bruxelles, un think-tank littralement
rservoir de rflexion n'est autre
qu'une association pseudo-scientifique
qui permet un lobby d'affaires, ou plu-
sieurs, d'entrer incognito dans les pro-
cessus de dcision europens. Etant
donn le culte du secret qui entoure cer-
tains think-tanks Bruxelles quant leurs
sources de financement, il peut tre diffi-
cile d'identifier qui appartient la main
qui anime la marionnette.
Groupes d'experts
Mme topo, peu prs, pour ce qui est
des groupes d'experts, le lieu privilgi de la
sacro-sainte consultation. A un chelon de
pouvoir plus lev, on parle de groupes de
haut niveau. Un exemple parmi d'autres:
le groupe de haut niveau CARS-21 a t
mis en place conjointement par le com-
missaire l'Entreprise et l'Industrie Gn-
ter Verheugen et le prsident de l'Associa-
tion europenne des constructeurs auto-
mobiles. La participation ce groupe tait
domine par les grands constructeurs au-
tomobiles et les corporations ptroli-
res.
Lorsque des groupes citoyens deman-
dent un peu de transparence, la Commis-
sion fait la sourde oreille et ajoute quel-
ques mots son vocabulaire. Par exemple,
Elle dcrtera que certains experts sont
dans le groupe en capacit personnelle. Ou
elle exemptera de l'obligation de suivre les
codes de bonne conduite les groupes qui
traitent de problmatiques purement
techniques. Et si vous vous tonnez que
l'Europe a tant de mal re-rguler le
secteur financier responsable de la crise
du mme nom, regardez de plus prs la
composition des groupes d'experts finan-
ciers la Commission.
Le Parlement europen n'est pas par-
gn. Nombreux sont les dputs euro-
pens qui se trouvent au minimum dans
un conflit d'intrts, certains n'hsitant pas
tutoyer la corruption et l'impunit.
Et si tout le monde se targue de trans-
parence, cela semble tre, pour beaucoup,
un faux-fuyant pour faire taire ceux qui
dnoncent de bonne foi l'opacit. Dans la
foule de son Initiative europenne en ma-
tire de transparence la Commission a mis
en place, en 2008, un Registre des repr-
sentants d'intrts, sorte de parodie de sys-
tme de traabilit des lobbies et des lob-
byistes, puisque les inscriptions ne se font
que sur une base volontaire.
Le pouvoir pris par les lobbies et ac-
cord par les institutions europennes est
sidrant. Il ne faut pas aller beaucoup plus
loin pour chercher les raisons au dficit
dmocratique chronique. Pour quelle
autre raison, demande notamment Susan
George dans la prface du rapport d'AL-
TER-EU, aurions-nous aujourd'hui la
gouvernance la place d'un gouvernement,
la socit civile au lieu d'un peuple souve-
rain, des "partenariats" au lieu d'une spa-
ration des pouvoirs [...]? Sans parler de
consommateurs au lieu de citoyens.
*http://www.alter-eu.org/
(Voir aussi les entretiens page suivante.)
Si l'Europe n'arrive pas
tre la hauteur de
son idal, c'est aussi
cause de ses relations
avec les lobbies.
Il y a environ 30.000 lobbyistes Bruxelles
DAVID BROMAN - [email protected]
Sculpture qui en dit long place au cur du quartier
parlementaire europen Bruxelles
-
(voir aussi page prcdente)
Le Jeudi: Le rapport Bursting the
Brussels Bubble, dnonant la com-
plaisance des institutions euro-
pennes l'gard des lobbies d'af-
faires et des conflits d'intrts, date
de 2010. Y a-t-il eu des volutions?
Martin Pigeon: En mars 2011,
il y a eu le scandale dit "cash contre
amendements" au Parlement euro-
pen: des journalistes, se faisant
passer pour des lobbyistes, ont
convaincu plusieurs dputs de
proposer des amendements une
lgislation contre un cadeau de
100.000 euros. Cela a men une
rforme du code de conduite pour
les parlementaires. Cela n'empche
pas toutefois les conflits d'intrts.
Il y a des parlementaires qui conti-
nuent exercer leurs affaires pri-
ves. Le dput autrichien Ernst
Strasser, qui a dmissionn aprs le
scandale, avait tout de mme
avou qu'tre dput europen
tait profitable pour ses affaires. Le
dput allemand Elmar Brok, un
poids lourd au Parlement, occupe
une position active au sein du
conseil d'administration de Ber-
telsmann groupe de presse, in-
vestisseur aussi dans les technolo-
gies de dfense alors qu'il sige
toujours, lui, au comit pour les
Affaires trangres du Parlement.
Le nouveau code de conduite
pour les dputs europens est en-
tr en vigueur le 1
er
janvier 2012.
On peut considrer que c'est un
pas dans la bonne direction, d'au-
tant plus qu'il n'y avait rien avant.
Il y a des petits problmes qui sub-
sistent. Par exemple, les dputs
ont encore le droit de recevoir des
"cadeaux" lis l'"hospitalit" en ce
sens que la limite de valeur de 150
euros applique aux cadeaux ne
s'applique pas ceux lis l'hospi-
talit, ce qui ouvre la porte des
abus possibles. De toute faon,
nous attendons de voir comment
ce code sera mis en uvre, parce
qu'il s'inscrit dans une logique
d'autorgulation. Il a tout de
mme fallu un scandale pour que
a bouge et que des pratiques par-
faitement normales il y a 18 mois
soient aujourd'hui qualifies d'in-
dfendables.
Registre de transparence
Le Jeudi: Le fameux registre des
lobbies a aussi volu.
M. P.: Il y avait deux registres.
Celui du Parlement, qui tait plu-
tt administratif et obligatoire
pour les lobbyistes qui voulaient
avoir un badge annuel d'accs, et
celui de la Commission qui tait
facultatif. Depuis juin 2011, il n'y
a plus qu'un registre, le registre de
transparence, qui donne droit au
badge d'accs, devenu quotidien, et
o l'inscription, incluant la men-
tion d'un nom de responsable et
une indication sommaire du bud-
get investi dans le lobbying, est
toujours facultative.
On ne peut, l aussi, que regret-
ter qu'en matire de transparence,
la Commission n'a pas la volont
politique de faire avancer les cho-
ses et ne bouge que contrainte.
Jusqu' prsent, ce n'tait pas la
Commission qui vrifiait l'authen-
ticit des inscriptions dans le regis-
tre. Il a fallu qu'on vienne de l'ext-
rieur lui mettre le nez dessus. Et
mme cela, a n'tait pas suffisant,
la Commission rclamant souvent
des preuves difficiles, voire impos-
sibles, trouver notre niveau. De
ce ct, il est heureux de constater
que a a finalement un peu boug
puisqu'il y a maintenant deux per-
sonnes charges de vrifier les don-
nes.
Le Jeudi: La lecture du rapport
d'ALTER-EU semble induire que l'Eu-
rope privilgie le dialogue avec les
lobbies d'affaires, ngligeant les
groupes d'intrts citoyens
M. P.: Vaste sujet! On touche
ce qu'est l'Europe et ce qu'elle
ne parvient pas devenir. Je vais
me limiter une observation qui
permettra de comprendre un as-
pect de cette situation. Nous som-
mes ici au cur du quartier euro-
pen [NDLR: square de Mees].
Ce quartier est aussi, logiquement,
en train de devenir la nouvelle ca-
pitale des lobbies europens. Ces
deux milieux cohabitent et for-
ment un monde sociologiquement
homogne compos d'expatris
polyglottes, qui ont fait de bonnes
tudes suprieures, avec un niveau
de comptence lev.
Cela tant, voici l'institution la
Commission qui a le monopole
de l'laboration des propositions
lgislatives pour 450 millions de
personnes et qui emploie peu
prs le mme nombre de fonction-
naires que la mairie de Paris, sa-
voir 40.000, dont la moiti seule-
ment sont des fonctionnaires sta-
tutaires, les autres tant engags
avec des contrats de 3 ans renouve-
lables qu'une seule fois sachant
qu'il y a aussi prs de 30.000 lob-
byistes dans le quartier. Tous les
ans, vous avez donc peu prs
5.000 personnes qui terminent
leur contrat pour l'Union euro-
penne et qui connaissent bien les
rouages des institutions. Ce sont
les recrues de premier choix pour
les lobbies. Ce qui explique, la
longue, l'homognit sociologi-
que d'un quartier qui devient le re-
flet de ce qu'est l'UE aujourd'hui:
abritant un "peuple professionnel"
qui travaille et vit ensemble, qui se
retrouve aux mmes restaurants,
aux mmes spectacles, aux mmes
ftes....
Revolving doors
Le Jeudi: On peut avoir l'impres-
sion, voir certaines pratiques
concrtes, que l'expression conflit
d'intrts est souvent un euph-
misme pour "corruption".
M. P.: Oui, c'est vrai, la fron-
tire est parfois tnue. Par exem-
ple, ce que j'ai dit concernant ces
contractuels en fin de contrat qui
vont travailler pour les lobbies, se
passe tous les niveaux, et plus le
niveau est haut, plus la personne a
des connaissances fines et stratgi-
ques transmettre. Par exemple,
en 2009, lors du renouvellement
de la Commission Barroso, sur les
12 commissaires qui sont partis, la
moiti a t engage par des entre-
prises, des entreprises de lobbying,
certains, je pense surtout Gn-
ter Verheugen ont fond leur
propre agence de conseil en lob-
bying. En anglais, on appelle ce jeu
de passage des institutions aux lob-
bies et vice versa, "revolving doors"
[NDLR: systme de "tourni-
quets"]. On peut se demander
partir de quand a devient de la
corruption, partir de quand une
promesse d'embauche devient un
dtournement de fonctionnaire.
Lgalement, les textes ne sont pas
trs clairs. Les codes de conduite
pour les commissaires ne sont pas
trs contraignants et n'imposent
pas une priode d'attente entre la
fin du mandat et l'embauche, p-
riode dite "de refroidissement". Or,
pour les lobbies, la "valeur ajoute"
d'un ex-haut fonctionnaire dimi-
nue rapidement avec le temps.
Le Jeudi: Le rapport voque le
manque, voire l'absence, des jour-
nalistes et de la presse d'investiga-
tion dans ce domaine.
M. P.: Je pense que c'est plus
grave que a. Les journalistes sont
l mais ils n'ont pas le temps de
faire leur boulot. La presse est en
crise, elle n'a plus les moyens d'en-
voyer des correspondants perma-
nents. Alors les mdias se rabattent
sur des emplois prcaires d'ind-
pendants, sans couverture sociale
srieuse, avec des salaires de misre,
qu'ils imposent des pigistes ou
des stagiaires, qui doivent fournir
trois, quatre, cinq dpches par
jour et donc n'ont pas le temps de
creuser. Et justement, ces histoires
de lobbying ont besoin d'tre creu-
ses, et par des professionnels ex-
priments qui ont des connais-
sances techniques et fines des cir-
cuits de dcision et qui ont aussi le
temps. C'est donc le pire des cas
possibles: en ne faisant que de la
presse remanie, les mdias sont
bien l, ils font mal leur boulot et
deviennent, en fin de compte, un
porte-voix pour la propagande de
l'industrie et a, c'est trs grave.
PROPOS RECUEILLIS
PAR DAVID BROMAN
*www.corporateeurope.org
Martin Pigeonest
chercheur auprs du
Corporate Europe
Observatory*.
Lies aux lobbies, les institutions europennes ont du mal accepter la transparence
Il n'y a pas de volont politique
35
LECLUB Les horizons
du 19.1 au 25.1.2012
L'Europe vue comme un Lobby Land dessin de couverture de la brochure Brussels, The EU
Quarter dite par le Corporate Europe Observatory
KhalilBendib/CEOBruxelles
Le Jeudi: Comment percevez-
vous l'influence des lobbies?
Viviane Reding: Il y a environ
15.000 lobbies face aux institu-
tions. C'est un business et une
prise d'influence normes, tant la
Commission qu'au Parlement et il
y a mme des tentatives d'influer
sur les dcisions du Conseil. Cela a
un ct positif car grce aux lob-
bies, nous apprenons beaucoup,
notamment sur le fonctionnement
des secteurs de l'industrie et sur les
technologies. Grce cela, nous
laborons des lgislations plus ra-
listes. Mais travers ses lobbies,
l'industrie investit des moyens co-
lossaux afin d'essayer de dvier les
dcisions vers ses intrts pure-
ment commerciaux, au dtriment
des intrts de l'individu qui sont
dfendus avec nettement moins de
moyens. Et il y a des domaines o
ces deux intrts s'opposent.
Le Jeudi: Quelle est votre atti-
tude dans ce cas?
V. R.: La tche du politique est
justement de ne pas se laisser faire,
de rtablir l'quilibre. Nous devons
faire la part des choses. Mais il faut
bien constater que face cette ar-
me de spcialistes professionnels,
il faut aussi investir d'normes
moyens en temps et en personnel
qualifi. Pour chaque fonction-
naire, dans mon dpartement, il
semble y avoir, 20 lobbyistes qui
essayent de l'influencer.
Le Jeudi: Que rpondez-vous au
reproche fait la Commission de ne
pas avoir la volont politique de
rendre plus transparente l'influence
relle des lobbies sur les dcisions?
V. R.: Le phnomne du lob-
bying est relativement nouveau
pour nous. Nous avons d nous y
habituer. Je pense, par exemple,
que les rgles d'enregistrement de-
vraient tre renforces. Je suis
d'avis qu'il faut trs certainement
aller vers plus de transparence.
Ne pas se laisser faire
Viviane Reding est
vice-prsidente
de la Commission et
commissaire charge
de la Justice, des
Droits fondamentaux
et de la Citoyennet.
Trois questions Viviane Reding