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      P      h     o      t     o     :      D     a     v      i      d      B     r     o     m     a     n LE CLUB Les horizons  du 19.1 au 25.1.2012 34 L'Europe mine son idéal avec les lobbies «Lobby: antichambre, vestibule où pas- sent les députés lorsqu'ils se divisent pour  voter». C'est le sens original du terme en anglais britannique. Aujourd'hui, il dési- gne surtout les groupes d'intérêts – de l'institution financière multinationale qui brasse des milliards à la toute petite ONG de développement – qui font pression sur les pouvoirs publics pour influer sur les décisions que ces pouvoirs ont à prendre. En 1985, ils étaient 654  lobbyistes  à «attendre» dans les vestibules des insti- tutions euro péennes. Aujo urd'hui, ils sont plus de 15.000, voire 30.000, cer- tains parlent de 40.000. On n'en sait trop rien et c'est justement là où le bât blesse. La transparence, tant en ce qui concerne les méthodes employées, les moyens mis en œuvre, les acteurs impliqués et les ser-  vices visés, n'est pas ce qui étouffe ce «mi- lieu», ni le lobbyiste, ni certains respon- sables politiques et institutionnels. Il y a donc des organisations non gou-  vernementales (ONG) qui s'occupent à essayer de déterminer qui exerce une pres- sion sur qui, pour quelle décision, et avec quels moyens. Corporate Europe Obser-  vatory (CEO) en est une. Elle est basée à Bruxelles, là où la presque totalité des lob- bies ont leurs bureaux. Elle est aussi mem- bre d'ALTER-EU*, une organisation qui en fédère plus de 160 toutes inquiètes de «l'in fluen ce croissante exercée par les lobbyistes commerciaux sur l'agenda poli- tique européen, et qui mène à une perte de démocratie dans le processus européen de prise de décision...». Intérêts privés «Perte de démocratie»: l'expression est un euphémisme à la lecture du rapport, en anglais, de plus de 200 pages publié fin 2010 par ALTER-EU.  Bursting the Brus-  sels Bubble: the battle to expose corporate lobbying at the heart of the EU  ou en fran- çais: Faire éclater la bulle de Bruxelles: la lutte pour dénoncer le lobbyisme d'affai- res au cœur de l'Union européenne. Ce n'est pas un rapport facile à lire. Non pas qu'il soit mal écrit, au contraire sa lisibilité est parfaite et accessible à tous. Ce qui est difficilement lisible, c'est le contenu, un contenu qui dénonce page après page le dysfonctionnement d'insti- tutions, de fonctions et de personnalités européennes qui collaborent allègrement à un pouvoir de l'ombre qui a comme seule base l'argent et comme conséquence le traitement privilégié, dans les procédu- res de prises de décision, d'intérêts privés commerciaux et financiers et la sourde oreille à l'égard du «petit» citoyen. Ce qui est difficilement lisible, c'est de tourner page après page et de se dire continuellement: «Non! Non! Ce n'était  pas de cette Europe-là que je voulais! Je n'ai jamais voté pour ça!» Selon le rapport, tout l'appareil législa- tif europée n est non seule ment conta- miné par les lobbys, mais c'est cet appareil lui-même qui demande à l'être, qui leur ouv re les porte s, et va même par foi s  jusqu'à s'identifie r à eux. Quelques exemples. Quelques extraits. L'Euro e aide les lobbies e n les invitant à sa table: «En décembre 2006, plusieurs multinationales alimentaires avaient des "stands d'information" dans le  press room de la Commission pendant une réunion sur la "malbouffe" dans l'Union.» Comme le terme «l obby » a un e connotation «négative», l'Europe s'asso- cie aux groupes de pression pour dévelop-  per un métalangage basé sur des euphé- misme s. Dans le quar tier europé en de Bruxelles, un  think-tank  – littéralement «réservoir de réfle xion» – n'est autre qu'u ne associ atio n pseu do-sc ient ifiqu e qui permet à un lobby d'affaires, ou plu- sieurs, d'entrer «incognito» dans les pro- cessus de déci sion euro péen s. «Etan t donné le culte du secret qui entoure cer- tains think-tanks à Bruxelles quant à leurs sources de financement, il peut être diffi- cile d'identifier à qui appartient la main qui anime la marionnette.» Groupes d'experts Même topo, à peu près, pour ce qui est des groupes d'experts, le lieu privilégié de la sacro-sainte consultation. A un échelon de  pouvoir plus élevé, on parle de  groupes de haut niveau. Un exemple parmi d'autres: le «groupe de haut niveau CARS-21 a été mis en place conjointement par le com- missaire à l'Entreprise et l'Industrie Gün- ter Verheugen et le président de l'Associa- tion européenne des constructeurs auto- mobiles. La participation à ce groupe était dominée par les grands constructeurs au- tomobiles et les corp orat ions pétr oliè- res.» Lorsque des groupes citoyens deman- dent un peu de transparence, la Commis- sion fait la sourde oreille et ajoute quel- ques mots à son vocabulaire. Par exemple, Elle décrètera que certains  experts  sont dans le groupe en capacité personnelle. Ou elle exemptera de l'obligation de suivre les codes de bonne conduite les groupes qui «traitent de prob lémat iques pure ment techniques». Et si vous vous étonnez que l'Europe a tant de mal à «re-réguler» le secteur financier responsable de la crise du même nom, regardez de plus près la composition des  groupes d'experts  finan- ciers à la Commission. Le Parlement européen n'est pas épar- gné. Nombreux sont les députés euro-  péens qui se trouvent au minimum dans un conflit d'intérêts, certains n'hésitant pas à tutoyer la corruption et l'impunité. Et si tout le monde se targue de trans-  parence, cela semble être, pour beaucoup, un faux-fuyant pour faire taire ceux qui dénoncent de bonne foi l'opacité. Dans la foulée de son Initiative européenne en ma- tière de transparence la Commission a mis en place, en 2008, un  Registre des repré-  sentants d'intérêts, sorte de parodie de sys- tème de traçabilité des lobbies et des lob- byistes, puisque les inscriptions ne se font que sur une base volontaire. Le pouvoir pris par les lobbies et ac- cordé par les institutions européennes est sidérant. Il ne faut pas aller beaucoup plus loin pour chercher les raisons au déficit démo crat ique chro nique . «  Pour quelle  autre raison, demande notamment Susan George dans la préface du rapport d'AL- TER-EU,  auri ons-nous aujour d'hui la  gouvernance à la place d'un gouvernement, la société civile au lieu d'un peuple souve- rain, des "partenariats" au lieu d'une sépa- ration des pouvoirs [...]? Sans parler de consommateurs au lieu de citoyens.» *http://www.alter-eu.org/ (Voir aussi les entretiens page suivante.) Si l'Europe n'arrive pas à être à la hauteur de son idéal , c'est aus si à cause de ses relations avec les lobbies. Il y a environ 30.000 lobbyistes à Bruxelles DAVID BROMAN - [email protected] Sculpture – qui en dit long – placée au cœur du quartier parlementaire européen à Bruxelles

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lobbies

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  • Photo:DavidBroman

    LECLUB Les horizons

    du 19.1 au 25.1.2012

    34

    L'Europe mine

    son idal avec les lobbies

    Lobby: antichambre, vestibule o pas-

    sent les dputs lorsqu'ils se divisent pour

    voter. C'est le sens original du terme en

    anglais britannique. Aujourd'hui, il dsi-

    gne surtout les groupes d'intrts de

    l'institution financire multinationale qui

    brasse des milliards la toute petite ONG

    de dveloppement qui font pression sur

    les pouvoirs publics pour influer sur les

    dcisions que ces pouvoirs ont prendre.

    En 1985, ils taient 654 lobbyistes

    attendre dans les vestibules des insti-

    tutions europennes. Aujourd'hui, ils

    sont plus de 15.000, voire 30.000, cer-

    tains parlent de 40.000. On n'en sait trop

    rien et c'est justement l o le bt blesse.

    La transparence, tant en ce qui concerne

    les mthodes employes, les moyens mis

    en uvre, les acteurs impliqus et les ser-

    vices viss, n'est pas ce qui touffe ce mi-

    lieu, ni le lobbyiste, ni certains respon-

    sables politiques et institutionnels.

    Il y a donc des organisations non gou-

    vernementales (ONG) qui s'occupent

    essayer de dterminer qui exerce une pres-

    sion sur qui, pour quelle dcision, et avec

    quels moyens. Corporate Europe Obser-

    vatory (CEO) en est une. Elle est base

    Bruxelles, l o la presque totalit des lob-

    bies ont leurs bureaux. Elle est aussi mem-

    bre d'ALTER-EU*, une organisation qui

    en fdre plus de 160 toutes inquites de

    l'influence croissante exerce par les

    lobbyistes commerciaux sur l'agenda poli-

    tique europen, et qui mne une perte

    de dmocratie dans le processus europen

    de prise de dcision....

    Intrts privs

    Perte de dmocratie: l'expression est

    un euphmisme la lecture du rapport,

    en anglais, de plus de 200 pages publi fin

    2010 par ALTER-EU. Bursting the Brus-

    sels Bubble: the battle to expose corporate

    lobbying at the heart of the EU ou en fran-

    ais: Faire clater la bulle de Bruxelles: la

    lutte pour dnoncer le lobbyisme d'affai-

    res au cur de l'Union europenne.

    Ce n'est pas un rapport facile lire.

    Non pas qu'il soit mal crit, au contraire

    sa lisibilit est parfaite et accessible tous.

    Ce qui est difficilement lisible, c'est le

    contenu, un contenu qui dnonce page

    aprs page le dysfonctionnement d'insti-

    tutions, de fonctions et de personnalits

    europennes qui collaborent allgrement

    un pouvoir de l'ombre qui a comme

    seule base l'argent et comme consquence

    le traitement privilgi, dans les procdu-

    res de prises de dcision, d'intrts privs

    commerciaux et financiers et la sourde

    oreille l'gard du petit citoyen.

    Ce qui est difficilement lisible, c'est de

    tourner page aprs page et de se dire

    continuellement: Non! Non! Ce n'tait

    pas de cette Europe-l que je voulais! Je

    n'ai jamais vot pour a!

    Selon le rapport, tout l'appareil lgisla-

    tif europen est non seulement conta-

    min par les lobbys, mais c'est cet appareil

    lui-mme qui demande l'tre, qui leur

    ouvre les portes, et va mme parfois

    jusqu' s'identifier eux.

    Quelques exemples. Quelques extraits.

    L'Europe aide les lobbies en les invitant

    sa table: En dcembre 2006, plusieurs

    multinationales alimentaires avaient des

    "stands d'information" dans le press room

    de la Commission pendant une runion

    sur la "malbouffe" dans l'Union.

    Comme le terme lobby a une

    connotation ngative, l'Europe s'asso-

    cie aux groupes de pression pour dvelop-

    per un mtalangage bas sur des euph-

    mismes. Dans le quartier europen de

    Bruxelles, un think-tank littralement

    rservoir de rflexion n'est autre

    qu'une association pseudo-scientifique

    qui permet un lobby d'affaires, ou plu-

    sieurs, d'entrer incognito dans les pro-

    cessus de dcision europens. Etant

    donn le culte du secret qui entoure cer-

    tains think-tanks Bruxelles quant leurs

    sources de financement, il peut tre diffi-

    cile d'identifier qui appartient la main

    qui anime la marionnette.

    Groupes d'experts

    Mme topo, peu prs, pour ce qui est

    des groupes d'experts, le lieu privilgi de la

    sacro-sainte consultation. A un chelon de

    pouvoir plus lev, on parle de groupes de

    haut niveau. Un exemple parmi d'autres:

    le groupe de haut niveau CARS-21 a t

    mis en place conjointement par le com-

    missaire l'Entreprise et l'Industrie Gn-

    ter Verheugen et le prsident de l'Associa-

    tion europenne des constructeurs auto-

    mobiles. La participation ce groupe tait

    domine par les grands constructeurs au-

    tomobiles et les corporations ptroli-

    res.

    Lorsque des groupes citoyens deman-

    dent un peu de transparence, la Commis-

    sion fait la sourde oreille et ajoute quel-

    ques mots son vocabulaire. Par exemple,

    Elle dcrtera que certains experts sont

    dans le groupe en capacit personnelle. Ou

    elle exemptera de l'obligation de suivre les

    codes de bonne conduite les groupes qui

    traitent de problmatiques purement

    techniques. Et si vous vous tonnez que

    l'Europe a tant de mal re-rguler le

    secteur financier responsable de la crise

    du mme nom, regardez de plus prs la

    composition des groupes d'experts finan-

    ciers la Commission.

    Le Parlement europen n'est pas par-

    gn. Nombreux sont les dputs euro-

    pens qui se trouvent au minimum dans

    un conflit d'intrts, certains n'hsitant pas

    tutoyer la corruption et l'impunit.

    Et si tout le monde se targue de trans-

    parence, cela semble tre, pour beaucoup,

    un faux-fuyant pour faire taire ceux qui

    dnoncent de bonne foi l'opacit. Dans la

    foule de son Initiative europenne en ma-

    tire de transparence la Commission a mis

    en place, en 2008, un Registre des repr-

    sentants d'intrts, sorte de parodie de sys-

    tme de traabilit des lobbies et des lob-

    byistes, puisque les inscriptions ne se font

    que sur une base volontaire.

    Le pouvoir pris par les lobbies et ac-

    cord par les institutions europennes est

    sidrant. Il ne faut pas aller beaucoup plus

    loin pour chercher les raisons au dficit

    dmocratique chronique. Pour quelle

    autre raison, demande notamment Susan

    George dans la prface du rapport d'AL-

    TER-EU, aurions-nous aujourd'hui la

    gouvernance la place d'un gouvernement,

    la socit civile au lieu d'un peuple souve-

    rain, des "partenariats" au lieu d'une spa-

    ration des pouvoirs [...]? Sans parler de

    consommateurs au lieu de citoyens.

    *http://www.alter-eu.org/

    (Voir aussi les entretiens page suivante.)

    Si l'Europe n'arrive pas

    tre la hauteur de

    son idal, c'est aussi

    cause de ses relations

    avec les lobbies.

    Il y a environ 30.000 lobbyistes Bruxelles

    DAVID BROMAN - [email protected]

    Sculpture qui en dit long place au cur du quartier

    parlementaire europen Bruxelles

  • (voir aussi page prcdente)

    Le Jeudi: Le rapport Bursting the

    Brussels Bubble, dnonant la com-

    plaisance des institutions euro-

    pennes l'gard des lobbies d'af-

    faires et des conflits d'intrts, date

    de 2010. Y a-t-il eu des volutions?

    Martin Pigeon: En mars 2011,

    il y a eu le scandale dit "cash contre

    amendements" au Parlement euro-

    pen: des journalistes, se faisant

    passer pour des lobbyistes, ont

    convaincu plusieurs dputs de

    proposer des amendements une

    lgislation contre un cadeau de

    100.000 euros. Cela a men une

    rforme du code de conduite pour

    les parlementaires. Cela n'empche

    pas toutefois les conflits d'intrts.

    Il y a des parlementaires qui conti-

    nuent exercer leurs affaires pri-

    ves. Le dput autrichien Ernst

    Strasser, qui a dmissionn aprs le

    scandale, avait tout de mme

    avou qu'tre dput europen

    tait profitable pour ses affaires. Le

    dput allemand Elmar Brok, un

    poids lourd au Parlement, occupe

    une position active au sein du

    conseil d'administration de Ber-

    telsmann groupe de presse, in-

    vestisseur aussi dans les technolo-

    gies de dfense alors qu'il sige

    toujours, lui, au comit pour les

    Affaires trangres du Parlement.

    Le nouveau code de conduite

    pour les dputs europens est en-

    tr en vigueur le 1

    er

    janvier 2012.

    On peut considrer que c'est un

    pas dans la bonne direction, d'au-

    tant plus qu'il n'y avait rien avant.

    Il y a des petits problmes qui sub-

    sistent. Par exemple, les dputs

    ont encore le droit de recevoir des

    "cadeaux" lis l'"hospitalit" en ce

    sens que la limite de valeur de 150

    euros applique aux cadeaux ne

    s'applique pas ceux lis l'hospi-

    talit, ce qui ouvre la porte des

    abus possibles. De toute faon,

    nous attendons de voir comment

    ce code sera mis en uvre, parce

    qu'il s'inscrit dans une logique

    d'autorgulation. Il a tout de

    mme fallu un scandale pour que

    a bouge et que des pratiques par-

    faitement normales il y a 18 mois

    soient aujourd'hui qualifies d'in-

    dfendables.

    Registre de transparence

    Le Jeudi: Le fameux registre des

    lobbies a aussi volu.

    M. P.: Il y avait deux registres.

    Celui du Parlement, qui tait plu-

    tt administratif et obligatoire

    pour les lobbyistes qui voulaient

    avoir un badge annuel d'accs, et

    celui de la Commission qui tait

    facultatif. Depuis juin 2011, il n'y

    a plus qu'un registre, le registre de

    transparence, qui donne droit au

    badge d'accs, devenu quotidien, et

    o l'inscription, incluant la men-

    tion d'un nom de responsable et

    une indication sommaire du bud-

    get investi dans le lobbying, est

    toujours facultative.

    On ne peut, l aussi, que regret-

    ter qu'en matire de transparence,

    la Commission n'a pas la volont

    politique de faire avancer les cho-

    ses et ne bouge que contrainte.

    Jusqu' prsent, ce n'tait pas la

    Commission qui vrifiait l'authen-

    ticit des inscriptions dans le regis-

    tre. Il a fallu qu'on vienne de l'ext-

    rieur lui mettre le nez dessus. Et

    mme cela, a n'tait pas suffisant,

    la Commission rclamant souvent

    des preuves difficiles, voire impos-

    sibles, trouver notre niveau. De

    ce ct, il est heureux de constater

    que a a finalement un peu boug

    puisqu'il y a maintenant deux per-

    sonnes charges de vrifier les don-

    nes.

    Le Jeudi: La lecture du rapport

    d'ALTER-EU semble induire que l'Eu-

    rope privilgie le dialogue avec les

    lobbies d'affaires, ngligeant les

    groupes d'intrts citoyens

    M. P.: Vaste sujet! On touche

    ce qu'est l'Europe et ce qu'elle

    ne parvient pas devenir. Je vais

    me limiter une observation qui

    permettra de comprendre un as-

    pect de cette situation. Nous som-

    mes ici au cur du quartier euro-

    pen [NDLR: square de Mees].

    Ce quartier est aussi, logiquement,

    en train de devenir la nouvelle ca-

    pitale des lobbies europens. Ces

    deux milieux cohabitent et for-

    ment un monde sociologiquement

    homogne compos d'expatris

    polyglottes, qui ont fait de bonnes

    tudes suprieures, avec un niveau

    de comptence lev.

    Cela tant, voici l'institution la

    Commission qui a le monopole

    de l'laboration des propositions

    lgislatives pour 450 millions de

    personnes et qui emploie peu

    prs le mme nombre de fonction-

    naires que la mairie de Paris, sa-

    voir 40.000, dont la moiti seule-

    ment sont des fonctionnaires sta-

    tutaires, les autres tant engags

    avec des contrats de 3 ans renouve-

    lables qu'une seule fois sachant

    qu'il y a aussi prs de 30.000 lob-

    byistes dans le quartier. Tous les

    ans, vous avez donc peu prs

    5.000 personnes qui terminent

    leur contrat pour l'Union euro-

    penne et qui connaissent bien les

    rouages des institutions. Ce sont

    les recrues de premier choix pour

    les lobbies. Ce qui explique, la

    longue, l'homognit sociologi-

    que d'un quartier qui devient le re-

    flet de ce qu'est l'UE aujourd'hui:

    abritant un "peuple professionnel"

    qui travaille et vit ensemble, qui se

    retrouve aux mmes restaurants,

    aux mmes spectacles, aux mmes

    ftes....

    Revolving doors

    Le Jeudi: On peut avoir l'impres-

    sion, voir certaines pratiques

    concrtes, que l'expression conflit

    d'intrts est souvent un euph-

    misme pour "corruption".

    M. P.: Oui, c'est vrai, la fron-

    tire est parfois tnue. Par exem-

    ple, ce que j'ai dit concernant ces

    contractuels en fin de contrat qui

    vont travailler pour les lobbies, se

    passe tous les niveaux, et plus le

    niveau est haut, plus la personne a

    des connaissances fines et stratgi-

    ques transmettre. Par exemple,

    en 2009, lors du renouvellement

    de la Commission Barroso, sur les

    12 commissaires qui sont partis, la

    moiti a t engage par des entre-

    prises, des entreprises de lobbying,

    certains, je pense surtout Gn-

    ter Verheugen ont fond leur

    propre agence de conseil en lob-

    bying. En anglais, on appelle ce jeu

    de passage des institutions aux lob-

    bies et vice versa, "revolving doors"

    [NDLR: systme de "tourni-

    quets"]. On peut se demander

    partir de quand a devient de la

    corruption, partir de quand une

    promesse d'embauche devient un

    dtournement de fonctionnaire.

    Lgalement, les textes ne sont pas

    trs clairs. Les codes de conduite

    pour les commissaires ne sont pas

    trs contraignants et n'imposent

    pas une priode d'attente entre la

    fin du mandat et l'embauche, p-

    riode dite "de refroidissement". Or,

    pour les lobbies, la "valeur ajoute"

    d'un ex-haut fonctionnaire dimi-

    nue rapidement avec le temps.

    Le Jeudi: Le rapport voque le

    manque, voire l'absence, des jour-

    nalistes et de la presse d'investiga-

    tion dans ce domaine.

    M. P.: Je pense que c'est plus

    grave que a. Les journalistes sont

    l mais ils n'ont pas le temps de

    faire leur boulot. La presse est en

    crise, elle n'a plus les moyens d'en-

    voyer des correspondants perma-

    nents. Alors les mdias se rabattent

    sur des emplois prcaires d'ind-

    pendants, sans couverture sociale

    srieuse, avec des salaires de misre,

    qu'ils imposent des pigistes ou

    des stagiaires, qui doivent fournir

    trois, quatre, cinq dpches par

    jour et donc n'ont pas le temps de

    creuser. Et justement, ces histoires

    de lobbying ont besoin d'tre creu-

    ses, et par des professionnels ex-

    priments qui ont des connais-

    sances techniques et fines des cir-

    cuits de dcision et qui ont aussi le

    temps. C'est donc le pire des cas

    possibles: en ne faisant que de la

    presse remanie, les mdias sont

    bien l, ils font mal leur boulot et

    deviennent, en fin de compte, un

    porte-voix pour la propagande de

    l'industrie et a, c'est trs grave.

    PROPOS RECUEILLIS

    PAR DAVID BROMAN

    *www.corporateeurope.org

    Martin Pigeonest

    chercheur auprs du

    Corporate Europe

    Observatory*.

    Lies aux lobbies, les institutions europennes ont du mal accepter la transparence

    Il n'y a pas de volont politique

    35

    LECLUB Les horizons

    du 19.1 au 25.1.2012

    L'Europe vue comme un Lobby Land dessin de couverture de la brochure Brussels, The EU

    Quarter dite par le Corporate Europe Observatory

    KhalilBendib/CEOBruxelles

    Le Jeudi: Comment percevez-

    vous l'influence des lobbies?

    Viviane Reding: Il y a environ

    15.000 lobbies face aux institu-

    tions. C'est un business et une

    prise d'influence normes, tant la

    Commission qu'au Parlement et il

    y a mme des tentatives d'influer

    sur les dcisions du Conseil. Cela a

    un ct positif car grce aux lob-

    bies, nous apprenons beaucoup,

    notamment sur le fonctionnement

    des secteurs de l'industrie et sur les

    technologies. Grce cela, nous

    laborons des lgislations plus ra-

    listes. Mais travers ses lobbies,

    l'industrie investit des moyens co-

    lossaux afin d'essayer de dvier les

    dcisions vers ses intrts pure-

    ment commerciaux, au dtriment

    des intrts de l'individu qui sont

    dfendus avec nettement moins de

    moyens. Et il y a des domaines o

    ces deux intrts s'opposent.

    Le Jeudi: Quelle est votre atti-

    tude dans ce cas?

    V. R.: La tche du politique est

    justement de ne pas se laisser faire,

    de rtablir l'quilibre. Nous devons

    faire la part des choses. Mais il faut

    bien constater que face cette ar-

    me de spcialistes professionnels,

    il faut aussi investir d'normes

    moyens en temps et en personnel

    qualifi. Pour chaque fonction-

    naire, dans mon dpartement, il

    semble y avoir, 20 lobbyistes qui

    essayent de l'influencer.

    Le Jeudi: Que rpondez-vous au

    reproche fait la Commission de ne

    pas avoir la volont politique de

    rendre plus transparente l'influence

    relle des lobbies sur les dcisions?

    V. R.: Le phnomne du lob-

    bying est relativement nouveau

    pour nous. Nous avons d nous y

    habituer. Je pense, par exemple,

    que les rgles d'enregistrement de-

    vraient tre renforces. Je suis

    d'avis qu'il faut trs certainement

    aller vers plus de transparence.

    Ne pas se laisser faire

    Viviane Reding est

    vice-prsidente

    de la Commission et

    commissaire charge

    de la Justice, des

    Droits fondamentaux

    et de la Citoyennet.

    Trois questions Viviane Reding