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Mesures. Vous êtes deux observateurs aver- tis du monde de la mesure et de l’indus- trie. Quel regard portez-vous sur l’évolu- tion de l’analyse industrielle. Régis Quagliaro. Un regard à la fois opti- miste et toujours inquiet. Mesures. Commençons alors par les bonnes choses … Régis Quagliaro. Curieusement, les raisons d’être optimistes, on les trouve dans l’évolu- tion de l’offre, c’est-à-dire du côté des construc- teurs. Les Salons de l’Analyse Industrielle 2004 et 2005 nous ont montrés de nombreux fabri- cants d’analyseurs à leur avantage.Avec des qua- lités industrielles intéressantes pour leurs appa- reils : robustesse, autonomie, simplicité, souvent miniaturisation, facilité d’adaptation, d’exploitation et de maintenance. On consta- te aussi qu’ils ont fait quelques progrès dans leurs notices et documents joints. Il est vrai qu’ils partaient d’assez bas, et qu’il leur était difficile de ne pas progresser… Mesures. Les constructeurs peuvent-ils fai- re encore mieux ? Claude Pelletier. Quelques aspects négatifs ont subsisté ou se sont même parfois ampli- fiés. Il s’agit notamment d’anticiper sur la fragilité des points de jonction entre procé- dés d’une part, et capteurs ou analyseurs d’autre part. Avec évidemment des risques de fuites, des rétrodiffusions imprévues et donc des menaces pour les procédés et l’en- vironnement. Régis Quagliaro. Les constructeurs d’analy- seurs doivent prévoir des dispositifs pour le traitement des échantillons (traitements phy- siques, physico-chimiques) ainsi que divers équipements pour une meilleure maîtrise des conditions opératoires : température, pression, débit et autres propriétés. Ceci les aidera à fidéliser leurs clients… Mesures. Quant à la face plus inquiétante… Régis Quagliaro. Confrontés à de multiples crises et bouleversements technologiques et économiques, les exploitants industriels, c’est-à-dire ceux qui ont en charge la condui- te et le contrôle du procédé, en sont venus à abandonner leur savoir-faire antérieur en ana- lyse industrielle. En résumé, les services de production ou de première maintenance ont dû se plier aux conditions fixées par leurs décideurs financiers. Ils ont rarement pu anti- ciper sur les propositions des bureaux d’étu- de. Ils n’ont eu que la possibilité de courber l’échine, puis de déplorer la situation auprès d’associations telles que l’ Exera ou le Cera, ain- si qu’auprès des organismes de formation et de conseil. Les décideurs financiers, dans l’en- semble, n’ont pas assez conscience qu’ils sont responsables des niveaux de précarité dans 20 Dans notre hexagone, les analyseurs industriels multiparamétriques pour le contrôle des procédés se raréfient. Refus irrai- sonné d’équiper le procédé dès les phases de conception et de démarrage, manque d’exploitation algébrique et de corré- lation des données, abandons de contrats de maintenance, insuffisances de formation, contraintes financières… les raisons ne manquent pas d’être inquiets. En contrepartie, les efforts des constructeurs, la persévérance des utilisateurs des instru- ments, la compétence des organismes de formation ou conseil permettent de ne pas désespérer. Et puis des solutions exis- tent dans les pays voisins… RÉGIS QUAGLIARO DU CERA ET CLAUDE PELLETIER DE L’EXERA MESURES 781 - JANVIER 2006 - www.mesures.com « Décideurs, reconsidérez l’analyse orum F Régis Quagliaro,fondateur et président du Club Echantillonnage et Analyse Rhône-Alpes (CERA) dont la principale mission est de faire comprendre que 90 % des erreurs d’analyse sont en fait des biais d’échantillonnage.Le Cera comprend une trentaine d’adhérents,indus- triels ou constructeurs.Il organise des journées et des ateliers d’échanges et d’information, édite un journal…

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Mesures.Vous êtes deux observateurs aver-tis du monde de la mesure et de l’indus-trie. Quel regard portez-vous sur l’évolu-tion de l’analyse industrielle.Régis Quagliaro. Un regard à la fois opti-miste et toujours inquiet.

Mesures. Commençons alors par lesbonnes choses …Régis Quagliaro. Curieusement, les raisonsd’être optimistes, on les trouve dans l’évolu-tion de l’offre,c’est-à-dire du côté des construc-teurs.Les Salons de l’Analyse Industrielle 2004et 2005 nous ont montrés de nombreux fabri-cants d’analyseurs à leur avantage.Avec des qua-lités industrielles intéressantes pour leurs appa-reils : robustesse, autonomie, simplicité,souvent miniaturisation, facilité d’adaptation,d’exploitation et de maintenance. On consta-te aussi qu’ils ont fait quelques progrès dansleurs notices et documents joints. Il est vraiqu’ils partaient d’assez bas, et qu’il leur étaitdifficile de ne pas progresser…

Mesures.Les constructeurs peuvent-ils fai-re encore mieux ?Claude Pelletier. Quelques aspects négatifsont subsisté ou se sont même parfois ampli-fiés. Il s’agit notamment d’anticiper sur lafragilité des points de jonction entre procé-dés d’une part, et capteurs ou analyseursd’autre part. Avec évidemment des risquesde fuites, des rétrodiffusions imprévues etdonc des menaces pour les procédés et l’en-vironnement.

Régis Quagliaro.Les constructeurs d’analy-seurs doivent prévoir des dispositifs pour letraitement des échantillons (traitements phy-siques, physico-chimiques) ainsi que diverséquipements pour une meilleure maîtrisedes conditions opératoires : température,pression, débit et autres propriétés. Ceci lesaidera à fidéliser leurs clients…

Mesures.Quant à la face plus inquiétante…Régis Quagliaro.Confrontés à de multiplescrises et bouleversements technologiques etéconomiques, les exploitants industriels,c’est-à-dire ceux qui ont en charge la condui-te et le contrôle du procédé, en sont venus àabandonner leur savoir-faire antérieur en ana-lyse industrielle. En résumé, les services deproduction ou de première maintenance ontdû se plier aux conditions fixées par leursdécideurs financiers. Ils ont rarement pu anti-ciper sur les propositions des bureaux d’étu-de. Ils n’ont eu que la possibilité de courberl’échine, puis de déplorer la situation auprèsd’associations telles que l’Exera ou le Cera, ain-si qu’auprès des organismes de formation etde conseil.Les décideurs financiers,dans l’en-semble,n’ont pas assez conscience qu’ils sontresponsables des niveaux de précarité dans

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Dans notre hexagone, les analyseurs industriels multiparamétriques pour le contrôle des procédés se raréfient. Refus irrai-sonné d’équiper le procédé dès les phases de conception et de démarrage, manque d’exploitation algébrique et de corré-lation des données, abandons de contrats de maintenance, insuffisances de formation, contraintes financières… les raisonsne manquent pas d’être inquiets. En contrepartie, les efforts des constructeurs, la persévérance des utilisateurs des instru-ments, la compétence des organismes de formation ou conseil permettent de ne pas désespérer. Et puis des solutions exis-tent dans les pays voisins…

R É G I S Q U A G L I A R O D U C E R A E T C L A U D E P E L L E T I E R D E L ’ E X E R A

MESURES 781 - JANVIER 2006 - www.mesures.com

« Décideurs, reconsidérez l’analyse

orumF

Régis Quagliaro, fondateur et président du Club Echantillonnage etAnalyse Rhône-Alpes (CERA) dont la principale mission est de fairecomprendre que 90 % des erreurs d’analyse sont en fait des biaisd’échantillonnage.Le Cera comprend une trentaine d’adhérents, indus-triels ou constructeurs. Il organise des journées et des ateliersd’échanges et d’information, édite un journal…

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les procédés. Mais d’autres sont davantageexpéditifs : découvrant ces imperfections etces dangers, ils décident de délocaliser.

Mesures.Les délocalisations, c’est un autreproblème…Régis Quagliaro. Sans doute, mais c’est unréel sujet d’inquiétude pour les exploitants

que nous rencontrons et qui n’ont pas sou-vent l’occasion de s’exprimer. Ils ne com-prennent pas. Ils répètent à l’envi qu’un pro-cédé véritablement automatique ne coûtepas plus cher dans notre hexagone qu’enRoumanie ou en Asie. L’exemple de nosfabrications de produits pharmaceutiques,avec des usines souvent récentes et à la poin-te de la technologie, est là pour le prouver.Claude Pelletier. On peut ajouter que lesdélocalisations ne sont pas toutes des succès,comme en témoignent les accidents quiinterviennent régulièrement dans les usineschimiques délocalisées. Ces accidents ont uncoût et quand on fait un bilan global, il n’estpas sûr que l’industriel soit gagnant.Ceci explique que l’on peut espérer que lemouvement des délocalisations n’est pasinexorable et qu’il existe de bonnes raisonsde croire à la réindustrialisation dans notrepays.

Mesures.Revenons à l’analyse industrielle.Que reprochez-vous plus précisément auxdécideurs ?Régis Quagliaro. Les décideurs financiersont oublié, ou n’ont jamais su, qu’en analy-se industrielle comme dans bien d’autresactivités, on ne peut bien sous-traiter que ceque l’on connaît bien soi-même. Les déci-sions sont donc enveloppées d’incompé-tences notoires. Cela dit, certains décideursjouent une certaine prudence en mettant enplace des managers de la sous-traitance. Maislà aussi, c’est souvent loin d’être parfait par-ce que les managers en question n’ont engénéral pas eu une formation en analyse ni

suivi des stages circonstanciés en prolonge-ment de leur formation…

Mesures. Mais le transfert de compétenceen analyse vers un sous-traitant expert nepeut-elle pas arranger les choses ?Claude Pelletier. Encore une fois, pour délé-guer, il faut conserver en interne un mini-mum de compétences… De plus, les bonssous-traitants en analyse industrielle sont desexceptions. Il y a un indicateur très infor-matif : les organismes de formation recen-sent très peu de stagiaires en provenance dessociétés de sous-traitance. Ces dernières sontdonc rarement préparées aux activités et res-ponsabilités qui sont les leurs. Une rotationtrop forte des effectifs précarise le suivi descontrats de maintenance de nombreux appa-reils. De ce fait, la qualitéet la sécurité de certainsprocédés sont nettementmenacées.Régis Quagliaro. Lesdonneurs d’ordre ontaussi leur part de res-ponsabilité en imposantdes conditions d’applica-tions des contrats demaintenance souventimpraticables. Beaucoupde contrats de mainte-nance ont été allégés puisabandonnés. Et si l’on nenettoie pas régulièrementun spectro, il est perdu…Du coup, de nombreuxappareils sont retirés peuà peu des ateliers.

Mesures.Ce constat est-il le même dans toutesles branches indus-trielles ?Régis Quagliaro. Oui, lachimie, l’agroalimentai-re, le traitement del’eau…

Mesures.Comment sor-tir de cette impasse ?Claude Pelletier. Lesentreprises évoluent dans

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yse industrielle »

L’essentiel

●Les points forts de l’analy-se industrielle :

> les efforts des construc-teurs pour développer uneinstrumentation plussimple, plus robuste, plusfiable

> la persévérance des exploi-tants à maintenir despoints de mesure de quali-té, des organismes deconseil et de formationcompétents

●Les points faiblesde l’analyse industrielle :

> la fonction échantillonnage> l’absence de prise en

compte de l’instrumenta-tion à la phase de dévelop-pement des procédés

> une politique défaillantede maintenance des équipements

●Les solutions :> Mise en commun des com-

pétences des différentsacteurs (développeurs,exploitants, sous traitants,service achat…)

> Multiplication des capteurspendant la phase dedémarrage et établisse-ment de corrélations entreles données

Claude Pelletier,Directeur Technique de l’Exera,association desExploitants des Appareils de Mesure,de Régulation et Automatis

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un environnement concurrentiel et on peutespérer qu’il y ait une certaine contagion dela qualité et de la non qualité. Auquel casl’analyse industrielle sera mieux considéréeet les industriels qui font appel à la sous-trai-tance rechercheront la qualité du service, enmettant moins l’accent sur le prix.Nous avons quelques retours d’expérienceintéressants. Il y a quelques décennies, chezde grands manufacturiers, certains sous-trai-tants étaient écrasés d’exigences abusives etde lourdes menaces pesaient sur la viabilitéde ces entreprises, souvent petites etmoyennes. Dès que la compétence et la cré-dibilité sont revenues dans les préoccupa-tions principales des donneurs d’ordre, lessous-traitants ont été mieux traités,ou moinsmal traités.

Mesures. Indépendamment de ces aspectsfinanciers et ces questions de sous-trai-tance, l’intérêt de l’analyse industrielle est-il suffisamment considéré par les équipestechniques ?Régis Quagliaro. Les développeurs de pro-cédés connaissent les procédés de fabrica-tion, les paramètres à prendre en comptemais pas l’échantillonnage ni l’analyse indus-trielle. Ce n’est pas forcément de leur faute,et ils sont eux-mêmes soumis à de fortespressions. Mais le fait est que leurs recom-mandations, en matière d’instrumentation,sont tout à fait étriquées.Pour la phase de conception, ils utilisentaujourd’hui des analyseurs de laboratoire trèssophistiqués. Lorsqu’il s’agit de passer à laproduction, ils tentent d’imposer leursconnaissances relatives aux analyses de labo-ratoire qui ne sont pas du tout adaptées.En instrumentation “en ligne”, ils connais

“Nous pouvonsremercier nos

exploitants actuelsde procédés pour leur

vigilance et leur habileté à s’adapter àune telle situation.

Mais jusqu’àquand ? “

sent le débit, la pression, le niveau et latempérature, c’est tout. Les autres para-mètres, comme les aspects de viscosité,de corrosion sont très peu traités. Quantaux analyseurs industriels multiparamé-triques, comme les chromatographes, lesspectrophotomètres IR et UV ou encoreles titrimètres, ils sont réservés àquelques applications, lorsqu’ils sontprovisoirement ou définitivement indis-pensables.

Mesures.Existe-t-il une chance d’amélio-rer cette situation ?Claude Pelletier. Il y a tout d’abord un pro-blème éducatif et collectif. En France, nousacceptons mal de reconnaître nos insuffi-sances ou nos erreurs.A l’étranger, les diffé-rents acteurs s’assoient beaucoup plus faci-lement autour d’une même table pour

mieux partager leurs compétences. On peutprendre l’exemple de ce qui s’est passé chezle brasseur Carlsberg au Danemark. Ils ont misà plat toute la problématique de l’analyseindustrielle en menant une large consulta-tion entre fournisseurs, sous-traitants,exploitants, développeurs, service achat. EnSuisse, on observe cette même volonté dediscuter et d’abattre les cloisonnements entreles services maintenance, les ateliers de pro-duction, les services qualité ou administra-tifs… Par ailleurs, le transfert de compé-tences entre les personnes estquasi-inexistant en France. En Suisse, lorsd’un départ, on laisse à la personne partan-te le temps de former la personne entran-te : cette période de transition et de forma-tion a une durée minimum de 3 mois.

Mesures.Nos voisins s’en sortent-ils doncmieux que nous ?Régis Quagliaro. En Allemagne, il y aune vingtaine d’années, lors des démar-rages et du développement de laconduite de procédés, les industrielsont acheté un grand nombre de maté-riels, de capteurs et d’analyseurs indus-triels sophistiqués, bien plus nombreuxque nécessaires. Ils ont ensuite testél’adéquation de ces équipements et éta-bli des corrélations avec des capteursplus simples.En Allemagne ou d’autres pays, les déve-loppeurs sont férus de chimiométrie etd’analyses factorielles encore bien pluscompliquées. En France, les régressionsalgébriques passent généralementinaperçues et ne sont pas assez recher-chées lors des étapes de développement.Ces régressions constituent pourtant desgisements importants d’informationssur les procédés. Et permettent d’établirdes corrélations entre les données dedivers capteurs.

Mesures. Comment convaincre les indus-triels d’investir dans des équipements dontils ne se serviront pas forcément très long-temps ?Claude Pelletier. Il ne faut pas croire queseuls les grands groupes peuvent se permettred’investir. Quand apparaît une corrélationavec un paramètre simple qui permet de fai-re gagner un capteur ou un analyseur, l’in-dustriel est sérieusement récompensé. Ilgagne en temps, en salaires, en maintenan-ce, en talents. Et les analyseurs préalablementinvestis servent toujours en contrôle ou surun autre procédé.Propos recueillis par Marie-Pierre Vivarat-Perrin

Forum

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Les responsables et animateurs desdivers organismes de formation, deconseils, d’échange, d’évaluation dematériels, de normalisation et de cer-tification, connaissent parfaitementles points forts et faibles de notresituation actuelle en analyse indus-trielle. Ils entendent comme nous lesremontrances circonstanciées desstagiaires, les propositions des tech-nologues et les diagnostics desexperts sur les axes de développe-ments à privilégier. Ces organismes

sont très nombreux, à travailler sou-vent chacun de leur côté. Pour enciter quelques-uns : les Apave, leCetim, l’institut de formation IRA, l’In-sa Formation, le Laboratoire Nationalde Métrologie et d’Essais, l’Ecole desMines de Saint Etienne et aussi l’Exeraet le Cera. Nous ne pouvons que leurconseiller de s’associer pour travaillertoujours davantage ensemble. C’estainsi que nous progresserons. Ils sontnotre chance. (R. Quagliaro et C. Pel-letier).

Nos meilleurs atouts : formation,conseils, échanges…