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Jean-Pierre Lefebvre Déraison d’Etat Déshérence des villes

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Introduction A l’orée de ma vie, la France était au fond du gouffre et j’avais faim. Ses généraux l’avaient trahie, ses élites bourgeoises ne songeaient qu’à se venger de 1936, Pétain dissolvait les institutions républicaines, un capitaine nazi occupait la chambre de mon père, prisonnier pour de longes années en Allemagne. A la fin de ma vie, je n’ai plus faim et nous avons un formidable réseau d’autoroute, 30 000 ronds points, des grands ensembles inguérissables, des hypermarchés qui ont tué la ville, un océan pavillonnaire, des télés et un Internet pourris par la pub, 10 % de chômeurs, jamais autant de millionnaires mais des déficits dans tous les secteurs de l’Etat, la corruption un peu partout. Mes enfants sont touchés par la crise. Mes petits enfants s’expatrient. L’Allemagne dicte l’essentiel de notre politique. Un ectoplasme normal est le président inconsistant, l’extrême-droite, héritière de Pétain, pèse 40 % dans les sondages et se prépare à gagner en 2017 avec les débris de l’UMP ! Vision noircie ? A peine ! Eternel retour du même eût dit Nietzsche. Sauf que… la doxa stalino-maoïste s’étant effondrée, les immensités ex-coloniales s’apprêtent à dominer l’économie mondiale. Si, grâce au capitalisme, 30 % de leurs millions d’êtres humains vivent mieux, les inacceptables misères, inégalités et oppressions continuent de sévir en dépit du formidable bond en avant des forces productives. Le prolétariat n’a jamais été aussi nombreux sur la planète, les millionnaires non plus : la scission de classe se polarise comme jamais. Nouvelle impuissance capitaliste

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après deux guerres et deux crises économiques mondiales, c’est la survie sur Terre qui est désormais menacée par la poursuite d’une croissance aveugle. La baisse tendancielle du taux de profit, conséquence inévitable de la mécanisation-automation, conduit la finance toute-puissante à fuir en avant dans les bulles spéculatives ou escroques au risque d’une explosion catastrophique du système financier mondial. L’aliénation marchande règne comme jamais sur les consciences, minant les immenses possibilités d’épanouissement de tous dans la rationalité démocratique, le mieux vivre et la spiritualité solidaire. La crise est ouverte, les riches s’enrichissent comme jamais : le même gouffre qu’au début du 19e siècle sépare la majorité des pauvres de l’infime minorité détentrice du patrimoine (Pinketti). Les couches moyennes, inquiètes de la crise, bénéficient encore d’un niveau de vie enviable. Leur aliénation les empêche cependant de voir le désastre urbain dans lequel ce système mercantile les fait vivre. Préludant l’effondrement écologique, l’urbanisation dévaste à grands pas la planète, chacun se réfugie dans l’autisme de l’allergie aux autres, enclos dans ses bulles, son pavillon, son auto, son SMS et son portable, anéanti par les assauts obscènes d’une publicité inexorable. Après l’effondrement des dictatures de la classe bureaucratique et communiste, les idéologues de droite se sont rués : selon eux Marx et son mouvement mondial se seraient totalement fourvoyés. Pire, l’origine de tous les malheurs contemporains serait à découvrir dans les avancées de la raison, de Descartes aux Lumières, selon l’antienne du grand philosophe nazi du siècle, Heidegger, dont la broussaille phénoménologique et absconse a été célébrée voire pillée par nombre de mandarins de gauche en quête de percée médiatique (Sartre en tête), ce qui explique pour une part l’éternel retour de la bête immonde. Malgré le déferlement de la pensée hyperlibérale selon laquelle la démocratie parfaite serait réalisée par le marché « sans contrainte », selon la liberté du renard de dévaster le poulailler, le plus étonnant est sans doute la vivacité d’une critique de la mondialisation dont le foisonnement peut désarmer, tant, dans ce climat de défaite, les héritages théoriques du mouvement social n’en finissent pas de diverger, de s’opposer, voire de se scléroser entre transfuges communistes de énième génération, trotskystes aux multiples obédiences, anarchistes, debordiens masqués, castoriadistes ulcérés, althussériens enroués, réformistes liquéfiés, écologistes récupérés, autogestionnaires paumés dans la micronisation ou les monnaies

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parallèles, zélateurs des services publics, cet autre nom donné aux appareils d’état du capitalisme, etc. Personne ne va verser des larmes sur l’évanescence du parti de Georges Marchais qui, jusqu’au dernier matin de 1989, ânonnait stupidement le caractère globalement positif du « socialisme » de l’Est et qui, célébrant encore à l’occasion le régime famélique et policier de Cuba, proclame dans ses tracts de 2013 : Le service public (lisez la bureaucratie) n’est pas le problème c’est la solution, incommensurable stupidité. Ou bien encore : Les SP sont des éléments de notre projet de société, dans l’Humanité du 14 juillet ! 1871, 1968, 1989 ? Oubliés, gommés ! Il est proprement aberrant, mise à part la timide lueur d’espoir du Front de gauche, que l’essentiel de la contestation ouvrière de la capitulation sociale-démocrate soit raflé électoralement par les rejetons de la bête immonde, fussent-ils camouflés en bonne mère grand bleu marine. Eric Toussaint produit une critique pertinente de l’économie européenne dans une conférence à Haïti (Internet 3/12/13) : les remèdes dictés par l’oligarchie visent à écraser le salariat et conduisent à l’aggravation des dettes et du recul économique des économies les plus faibles donc à l’aggravation de la crise. Il manque cependant un second volet à cette radiographie très exacte, les moyens de porter ces économies retardataires au niveau de réussite de l’Europe du Nord, rationalité de l’Etat, compétitivité, qualité de l’enseignement, automation, etc., sans ce second volet incontournable, on reste dans le rêve ; l’aberration d’une sortie de l’Euro comme panacée n’apporterait rien qu’une aggravation de la catastrophe, au mieux, une inflation encouragée par la BCE serait une autre génératrice de misère, avec ce palliatif à la pression directe sur les niveaux de vie par la précarité décidée d’en haut, la méthode change, plus hypocrite mais son résultat serait le même : les pauvres devraient payer pour sauver les riches ! Les USA peuvent user de la planche à billet parce que c’est le reste du monde qui finance leurs énormes déficits grâce au rôle du dollar comme monnaie de référence. Cela leur permet même de dépouiller la France anémiée de son fleuron d’Alsthom, grâce à la filouterie du principal actionnaire, Bouygues, qui ne survit que du pillage des fonds étatiques. L’ambition devrait être de plus haut niveau, plus difficile : celle d’une autogestion, d’un dépérissement de l’Etat assortis d’une gouvernance rigoureuse, ce qui tourne le dos à une partie des cautères de Toussaint : le sempiternel renforcement des services publics, la fâcheuse nationalisation des

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banques (quand on en est encore à payer les 15 milliards du fiasco du Crédit Lyonnais nationalisé en 1981 !). S’impose un énorme travail d’inventaire des avatars du marxisme, plutôt que du communisme lequel est désormais irréductiblement synonyme de Goulag, d’impéritie, stalinisme, maoïsme et leur suite coréenne, chinoise ou cubaine. Partant du constat définitif de Proudhon : la propriété c’est le vol - en tout cas celle des moyens de production - il devrait viser à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, comme on disait dans les années 70 ! La première interrogation vise les concepts qu’on peut retenir de l’œuvre de Marx, un peu vite liquidés dans les années 80 mais que la crise de 2008 a brutalement remis en selle. Qu’en est-il des erreurs et vérités de l’auteur du Manifeste de 1848, puis de l’inextricable enchevêtrement des commentateurs, des critiques révolutionnaires, de tous ceux, de Bakounine à Rosa Luxembourg, de Gramsci à l’école de Francfort ou Henri Lefebvre, qui s’écartaient peu ou prou du dogme d’une Internationale étatisée ? Une première erreur manifeste est dans le Manifeste de 1848, l’affirmation tellement imprudente d’un caractère scientifique de la doctrine marxiste. Le contenu de vérité des analyses de Marx qui tentaient de reprendre les méthodes rigoureuses des sciences exactes, dépassait les tentatives théoriques de Smith ou Ricardo, bloquées par leur allégeance à l’inégalité existante, il ne pouvait s’affranchir de l’état des connaissances de son époque comme du caractère irrémédiablement littéraire, idéologique, des approches économiques et philosophiques, quelles qu’elles soient. Le mimétisme scrupuleux de la rigueur des sciences exactes dans les observations, les imaginations, les formulations, est impuissant à remplacer en sciences humaines l’exactitude mathématique et les processus expérimentaux du modèle. Si les statistiques financières ou sociologiques fournissent des ingrédients utiles, les concepts que les économistes peuvent en tirer n’ont jamais la rigueur indubitable d’une équation. Si l’histoire expérimente globalement les utopies en vraie grandeur, faut-il encore que leur récit historique soit débarrassé de tout présupposé idéologique, ce qui est singulièrement difficile, même un siècle plus tard, en raison de conflits d’intérêt persistants. Les ravages commis par cette hypostase d’un prétendu caractère scientifique autoproclamé du marxisme furent dramatiques quand le pouvoir échut à des dictateurs limités voire schizophrènes comme Staline ou séniles

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comme Mao, totalement dépassés par l’inadéquation des moyens et situations russes ou chinois aux perspectives d’émancipation mondiale revendiquées. Ainsi du rôle historique de la classe ouvrière (manuelle), historiquement expérimenté près d’un siècle durant et dont tout montre que pour quelques dirigeants de talent issus de la base, l’encadrement ouvrier de l’Etat socialiste par les hommes de marbre de la nomenklatura - comme celui, toutes proportions gardées, des collectivités locales communistes en France - donnait la part belle aux insuffisances non seulement de la formation mais parfois aussi des capacités personnelles. La tentative sympathique de Jacques Rancière de réhabiliter, face aux théoriciens ou leaders, la spontanéité des capacités ouvrières à frayer leur propre voie d’émancipation, pêche par un défaut d’examen du milieu des prolétaires contemporains. Les sympathiques - et très rares - ouvriers lettrés de 1830 lisaient Saint Simon à défaut de Marx, le préalable dans les deux cas était donc bien l’existence d’une intelligentsia. Longtemps crédible, la promotion spontanée de cadres ouvriers capables de se hisser à l’intelligence historique a cédé depuis devant l’extension de l’éducation nationale et son écrémage des meilleurs fils d’ouvriers pour une promotion sociale individuelle où s’est souvent noyée la volonté contestataire. Mon activité quotidienne pendant trois décennies au sein de collectivités locales à direction ouvrière m’a blindé de constats d’un vécu imparable : l’effondrement communiste à l’Ouest comme à l’Est, n’est pas étranger à ce phénomène de sous formation, sous sélection, résultat dramatique de l’oppression séculaire quand bien même le diplôme n’est jamais le talisman garantissant expertise et pertinence. La promotion dans le parti - ou l’Etat - se faisait davantage sur les critères du suivisme que du talent. Cette illusion de Rancière n’est pas sans rappeler les anciennes campagnes du PCF contre l’idéologie des dons, amplifiées par les syndicats d’enseignants visant à gonfler les effectifs quand bien même trente ans après non seulement le niveau moyen n’a guère progressé mais, comme la CISA le rappelle, l’éducation nationale, usine à gaz hermétique depuis un siècle à toute pédagogie vivante, ne cesse de régresser en dépit de la faible charge de travail et de ses sureffectifs… Qu’y a-t-il de commun entre l’utilisation des milliards de neurones d’un cerveau de physiciens (quelques centaines d’individus) qui maîtrisent la physique quantique des champs et celle de millions de bacheliers ? La réalité des inégalités génético-biographiques est une évidence, ce qui souligne l’incapacité de la machine éducative bureaucratique, aux pédagogies

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bloquées en 1880, de former autre chose que les psittacistes de services publics, toujours débordés. 80 % d’une classe d’âge au niveau du Bac mais combien de têtes bien faites et d’esprit créatifs ? L’enseignement répugne même à utiliser l’informatique dont la concurrence serait vite fatale au mécanicisme dans le gavage des oies, en dépit de l’irruption irréversible des MOOC. Que si peu d’êtres réellement cultivés, créatifs, sortent de l’usine à gaz de l’Education Nationale après 12 ans d’enfermement, est toujours un sujet d’immense étonnement. Ceux qui atteignent à une certaine compétence professionnelle le doivent souvent à l’héritage des habitus parentaux (Bourdieu). Il y a là sans doute une loi inhérente à l’humanité, l’aléatoire de la répartition des cerveaux exceptionnels, résultant du hasard génétique et biographique. Situation non fatale, capable d’évolution sous l’effet des progrès vers l’égalité sociale et les pédagogies vivantes. Marx ne peut se penser correctement si on ne s’intéresse pas, en les critiquant, aux concepts de Nietzsche. L’utopie de l’Homme total auquel Marx aspirait au travers de sa révolution communiste n’est pas sans lien avec le Surhomme attendu par l’inspirateur de la révolution conservatrice dont on sait les prolongements funestes qu’elle comporte. L’hominisation est un phénomène contradictoire, dialectique. Le défaut d’une révolution allemande en 1918 en dépit de la boucherie de la Grande Guerre impérialiste a conduit à l’immense faux pas du bolchevisme, au maillon faible russe, reproduisant vite la régression du tsarisme dont l’horreur et la démagogie furent vite dupliquées par les fascismes, la suppression de la propriété privée des moyens de production en moins. Si les conditions de sa mise en œuvre ont été bouleversées, les objectifs centraux d’une mutation de la société n’ont pas beaucoup varié depuis mes années d’apprentissage. A l’évidence, la propriété privée des moyens de production - comme la liberté réelle - est toujours la question centrale sur la totalité du globe, avec son corollaire longtemps négligé : Que faire avec l’Etat, régulateur des fourmillements individuels, organisateur indispensable de la vie collective mais par ailleurs outil oppresseur au nom des oligarchies autant qu’en son nom propre, générateur incontrôlable de l’épaisseur bureaucratique stérile qui enlise les développements, fige l’adaptation de l’espèce humaine aux aléas que son immortalité potentielle ne manquera pas de lui faire affronter. Les Constitutions cadenassent

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l’évolution des nécessaires institutions et empêchent au besoin la représentation nationale d’en décider. Hubert Védrine peut bien déplorer les blocages français - réels - face aux mutations mondiales (La France au défi, Fayard, 2014), il partage le conservatisme farouche de ses frères dominants, d’Etat ou des firmes, dont la recette unique se résume à comment mieux pressurer le salarié. Si une France autogestionnaire devrait bien elle aussi tordre le cou aux déficits qui l’obsèdent, une pensée politique mitterrandienne bloquée à l’enrichissez vous de Guizot, 1830, ne sécrète le moindre brimborion d’audace imaginative qui puisse ouvrir des pistes vers une société post capitaliste quelque peu désaliénée… 2008, la folie financière, le comblement du gouffre des profits bancaires par l’argent des impôts, l’austérité induite, il ne connaît pas, la dystopie écologique, l’inégalité galopante, la régression culturelle sous l’effet du mercantilisme, pas davantage ! A l’autre pôle, radical, sévit toujours l’aporie renouvelée de la révolution selon Marx : s’emparer de l’Etat pour bouleverser tout aussitôt ses structures ! Le « socialisme réel de l’Est » et les tentatives réformistes européennes ont achoppé, certes de manière différente, sur ce rôle de l’Etat, insuffisamment traité par un Marx, absorbé à plein temps par l’identification des mécanismes économiques de formation du capital à quoi il borna l’essentiel de son immense recherche. Après son combat contre les approximations chimériques de Proudhon ou de Bakounine niant toute nécessité d’une coordination étatique, il a perçu tardivement les dangers de l’étatisme (dénoncés de façon prémonitoire par le même Bakounine) en adhérant à l’originalité de la voie tracée par les communards en 1871. Lénine assimila un moment cette dimension à la lumière des soviets de 1905 mais, à peine eut-il écrit l’Etat et la Révolution en 1917, que la tourmente révolutionnaire, la guerre civile et les retards démocratiques de la Russie lui firent vite oublier ce texte, jamais diffusé, malgré les déchirants appels à la raison de Rosa Luxembourg depuis sa prison sociale démocrate. On connaît la suite horrible, après leur disparition et en 1922 la résistible ascension du paranoïaque moustachu et génocidaire Une leçon historique flagrante, monumentale, devrait donc s’imposer : la propriété étatique des moyens de production n’a rien à voir avec le socialisme et elle ne peut en aucun cas secréter la démocratie. Elle érige une nouvelle classe dominante celle des

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bureaucrates. Question toute bête : comment envisager une propriété commune de l’économie en l’absence d’une démocratie extrême, accomplie, jusque dans l’entreprise, c’est-à-dire en dehors de sa gestion par les salariés eux-mêmes, directement, sans actionnaires ni bureaucrates, au travers d’une délégation de pouvoir la plus fidèle, la plus transparente possible ? En dehors d’un Etat uniquement politique, vidé de son enflure, de sa coque bureaucratique au profit d’une pyramide vivante de délégations de pouvoir de la base au sommet ? Une manière de pyramide fractale, calquée sur les réseaux sanguins qui irriguent à partir du cœur le moindre tissu du corps par l’arborescence de ses artères et artérioles. C’est ce qu’avaient compris les étudiants contestataires de mai 68, joignant dans leur mot d’ordre central ces deux stratégies inséparables : la lutte contre le capital au même titre que la lutte contre la bureaucratie. Cette formidable éruption révolutionnaire des futurs salariés intellectuels s’est enflammée à la mèche tendue par Henri Lefebvre, Debord, Marcuse et quelques autres philosophes. Embrasant vite le prolétariat, elle ouvrait les portes à une vraie piste stratégique : l’autogestion et le dépérissement de l’Etat ! Au point que tous les partis de gauche avaient été contraints d’inscrire pieusement dans les années soixante et dix cette revendication dans leur stratégie, avant de la dissoudre dans le Programme Commun de gouvernement par l’étatisation simili brejnévienne, les nationalisations qui durèrent deux ans, le temps de trois dévaluations et d’une capitulation dans l’hyperlibéralisme ! L’effervescence politique des milliers de citoyens avisés et sensibles pouvait faire surgir un autre personnel politique, désintéressé celui-là. Ils furent vite sédimentés aux méandres de l’histoire par le défaitisme des deux grands partis de gauche conformistes : le PS sombrant en 1983 dans la compromission avec l’oligarchie, le PC coincé dans ses dogmes étatistes, survivant de la mendicité des écharpes aux éléphants roses, hésitant encore à opter pour une opposition radicale, malgré le coup de pied mélenchonien salvateur au fond de la piscine historique. Qu’est-ce ce qui, un demi-siècle plus tard, plombe l’unification de la gauche réelle, transformatrice, de Lienemann à Laurent, Joly, Besancenot voire Onfray ? Sinon le refus de tous, par opportunisme électoral vis à vis du corps des fonctionnaires (Cinq millions de voix, sans compter les conjoints, les retraités !), de reprendre cette critique des méfaits de l’étatisme, pis que le capital. Celui-ci a au moins tendance à se développer, plutôt que de paralyser la société dans une

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obésité proliférante et calcifiée ! Le magma radical de gauche a le mérite de maintenir une dénonciation salutaire de la nuisance oligarchique. Mais tous reprennent le refrain corporatiste : Défendre, étendre les « services publics », lesquels chez nous, pompent 56 % du PIB, record mondial, contre environ 44 % en Allemagne. Certes il faut décompter la part de la redistribution sociale (25 %) mais gérés à quel prix ? En grevant l’Etat, les collectivités locales, la Sécurité sociale, les retraites… de déficits aggravés qui ne sont pas le seul résultat des prélèvements de l’actionnariat ni de l’évasion fiscale qu’il faudrait naturellement juguler ! Cet autisme politique ouvre grand les avenues à la démagogie fascisante de la famille Le Pen. Naturellement il ne s’agit pas de cibler à la vindicte populaire les cinq millions de fonctionnaires : Salariés comme d’autres, ils sont les victimes de l’offensive sans précédent des propriétaires de moyens de production visant à reconquérir à la faveur de la crise tous les acquis sociaux qu’ils avaient concédés en cent années de combats défensifs. Leur action syndicale est donc parfaitement légitime, en l’absence de profonde réforme anticapitaliste. Le problème n’est naturellement pas dans leur psychologie individuelle mais dans le système fonctionnarisé, hiérarchisé, déresponsabilisant, proliférant, parasitaire, mille fois décrit il y a quarante ans, où ils sont encastrés. La permanence intouchable d’une mince couche des cadres supérieurs, énarques et autres IPC, peuplant les services publics, constitue, avec les élus sociaux-démocrates souvent de la même énarchie, le tissu en formation d’une classe exploiteuse de rechange, tout à la fois rivale et associée à celle des oligarques. En bas de l’échelle, le fonctionnariat est une solution individuelle à la menace du non emploi, jamais une solution sociale, sauf à reproduire à terme l’impéritie et la pénurie soviétiques enlisées dans ses 100 % de fonctionnaires ! L’avenir des services publics, au-delà des corporatismes, est dans la dissolution de ces monastères d’un autre âge et la fusion, à égalité d’avantages, avec l’ensemble du salariat, qui compte 92 % des actifs, candidat de mieux en mieux crédible à la direction directe des affaires par l’autogestion concurrentielle, sur fond d’Etat dépérissant. Il suffirait qu’il le veuille ! Parmi tous les analystes, tous les penseurs de la contestation, quelle que soit la pertinence de leur apport, aucun n’ose en France ouvrir cette huitième porte, s’interdisant ainsi toute réflexion sur l’origine, le rôle, le traitement de l’Etat. Ce petit pays qui est le mien, je l’aime

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beaucoup, chante-t-on au Cap Vert, la France a les moyens industriels de produire une richesse inouïe, de la partager équitablement en améliorant lentement la RTT au rythme de l’automation. Sa bourgeoisie étale son incapacité à défendre le patrimoine industriel national comme de s’opposer à la fascisation rampante. 30 000 ronds points inutiles mais seulement 12 000 robots industriels, beaucoup moins que l’Allemagne et même l’Italie, clé pourtant du maintien d’une industrie compétitive au Nord ! Disposant de riches traditions révolutionnaires et d’un peuple de militants, divisé mais toujours actif, la gauche radicale, empêtrée dans son obstination étatiste, est empêchée de développer une politique crédible. Cette absence de perspectives peut conduire au fascisme comme en 1920 Toni Negri (avec Michael Hardt dans leur Déclaration, Raison d’agir, 2013) trace une perspective libérée, en s’appuyant sur une synthèse remarquable des mouvements populaires des Occupy Wall Street, des Grecs, Tunisiens, Egyptiens, Espagnols, banlieusards de nos ZUP, si divers et tous mus par la volonté de se sortir de ce qu’il désigne comme les quatre oppressions : L’homme de sa multitude (on peut aussi dire le salariat , 99% contre 1%!) est aliéné selon les quatre facettes, il est sécurisé, endetté, représenté, médiatisé. Seule la prise en main directe de son destin par la démocratie participative d’en bas peut lui ouvrir un chemin libérateur. Toni Negri insiste sur le double combat contre l’oligarchie et les bureaucraties électives. Sans doute peut-on regretter une certaine sous-estimation du rôle autonome et décisif de l’économie, de sa spécificité dont la complexité rigoureuse permet d’offrir aux nations industrielles un niveau de vie inégalé, qu’il ne faut pas confondre avec les tares rédhibitoires du régime capitaliste qui l’a porté. L’horreur économique, incontestable, est aussi l’excellence économique, non moins évidente. L’avenir de l’hominisation ne peut donc se projeter que dans la conservation de la discipline d’entreprise, appuyée sur la concurrence d’un marché - socialiste, autogestionnaire, cette fois -. Sinon, Negri le rappelle, c’est retomber dans les errements soviétiques, ou sociales-démocrates de l’Ouest Il est donc urgent de relire les bons auteurs des années 70, excités alors par l’effondrement soviétique prévisible : Debord, Castoriadis, Lefort, Henri Lefebvre, Poulantzas, etc., où ces idées abondent. L’apport du courant anarchiste est précieux, comme en témoigne

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l’intuition prémonitoire de Bakounine, dénonçant dès les années 1850 comment la politique du Marx du Manifeste, inclinant aux nationalisations et au parti unique (messie prolétarien et « scientifique » !), conduirait fatalement à la dictature d’un parti puis à celle d’un homme. Cependant, dans la construction d’un avenir révolutionnaire possible, les libertaires échappent au problème de l’Etat par une fuite en avant décrétant sa suppression immédiate. Ce qui est nier une évidence : l’extraordinaire et inéluctable complexification en soi des sociétés industrielles hautement développées, certes tenaillées par l’aliénation, l’artificialité des manipulations consommatoires qui forcent la clientèle avec les outils de décervelage mis au point par les oligarques. Mais, tant que tout ne sera pas automatisé, l’organisation complexe - quasi militaire - de l’économie est une nécessité préparatoire à cette automation. Des entreprises spécialisées dans les services étatiques, sans aucun doute bien plus efficaces que les matelas fonctionnarisés, ne pourraient toutes s’autoréguler spontanément par la loi de l’offre et de la demande dès qu’il s’agira de long terme, de besoins non immédiats, et quand bien même on constaterait enfin la disparition de la course excessive au profit individuel, de l’inégalité scandaleuse de un à mille des revenus, du truquage publicitaire ! Nul ne peut dire comment supprimer d’un coup de baguette magique les banques, les bourses, le Ministère des finances et leurs prolongements internationaux, comme la masse de réglementation superfétatoire. Une monnaie unique reflétant toutes les monnaies nationales ne verra jamais le jour spontanément, elle ne peut être que le résultat d’une très longue négociation internationale, elle est cependant indispensable à terme à la survie du globe. La nature profonde de l’être humain, à la fois contradictoirement et inséparablement collective et individuelle, nécessite une institution globale, volontaire, rationnellement construite mais sauvegardant une essence organique qui aménage les conditions où la créativité de la contradiction singulière/plurielle puisse se déployer. La rationalité humaine peut accélérer les rythmes de la sélection darwinienne dont l’inconvénient est un temps de réponse extrêmement long, quasi cosmologique. Inversement, une tabula rasa irresponsable et chaotique de l’Etat ne conduirait qu’au chaos, à l’inertie, au conformisme face au foutoir qui s’emballe (voir la Syrie, l’Egypte, la Libye, le Mali, etc.). Le problème est donc de réinsérer l’expérience anarchiste, elle aussi jusqu’ici historiquement stérile, une fois ses impasses rationnellement critiquées, dans la réflexion du

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changement de société vers l’égalité et l’épanouissement de la démocratie jusqu’à ses limites extrêmes, asymptotiques, dépassant enfin le carcan construit il y a deux siècles par nos ancêtres sans culotte. Eté 2013, Jean-François Kahn propose sa solution, intéressante : une nuit du 4 août où oligarques et technocrates abandonneraient ensemble leurs privilèges sur l’autel d’une nation réconciliée : dépêchons-nous auparavant de reprendre la Bastille et, sinon de le raccourcir, de renvoyer Hollande à Tulle inaugurer les chrysanthèmes ! Pour ma part j’apporte au débat de modestes ingrédients : outre quelques lectures vivifiantes, 40 ans d’expérience politique et professionnelle jamais résignée à l’interface entre l’horreur économique du privé (Bouygues, Vivendi, Eiffage) et l’apathie, le laxisme, l’absurdité kafkaïenne du bureaucratisme d’Etat. Dans un secteur particulier, celui de l’édification de la ville qui est l’activité essentielle des collectivités locales, le lieu où s’enracine, s’ossifie l’édifice étatique comme la vie quotidienne : les maires devenant députés sont protégés à vie par les douves et barbacanes de l’institution bureaucratique municipale, quasi indéracinables, infiniment adaptables à la gauche docile ou à la droite pragmatiste, distantes parfois d’un cheveu. Le matelas confère ses défauts à ses propriétaires et vice versa. Leur culture urbaine se borne aux repas d’affaire avec les commerciaux de Bouygues et à l’écoute flemmarde du baratin copié collé des hauts cadres… L’urbain est un secteur important de l’économie : lui sont indispensables des circulations, des aires spécialisées pour que les liaisons s’établissent, des normes pour huiler les rouages. Des habitats pour que les gens consomment. Des activités pour qu’ils produisent et perçoivent un salaire. Des quartiers d’affaires, de négoce ou de distraction. Des semblants de succédanés de la nature, entourés de grilles. Des hôpitaux des casernes CRS ou pompiers. Les crises spéculatives comme la bonne santé économique ont souvent pour origine le secteur du bâtiment, lieu privilégié de la spéculation : pour quoi se limiter à cinq étages si on peut rentabiliser son terrain avec une centaine ? Si le terreau de l’accession s’assèche, faute de revenus suffisants, pourquoi ne pas vendre à crédit même si l’acquéreur n’est pas solvable ? Pourquoi ne pas accroître son profit d’entreprise de 50 % d’un coup si l’élu se laisse acheter ?

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Last but not least, l’intérêt « scientifique » de l’urbanisation, c’est que l’observateur peut faire le constat des rapports sociaux en action sur des objets tangibles, physiques, minéraux, préhensibles, fer, bitume et béton, qui sont le résultat, la cristallisation de la collaboration agitée, de la fine osmose traversée de contradictions entre l’Etat et le mode de production, entre l’hydre bureaucratique et la sauvagerie des rapports des deux classes fondamentales, entre les chacals de la classe dominante, avec en toile de fond quasi invisible les agitations éplorées des artistes constatant la ruine de leur essence dans l’urbanisation bovidée en cours. Comme l’Etat, l’urbain qui en est la sécrétion recouvre cette jungle à deux niveaux (oligarchique et bureaucratique) par des idylles à prétention éthique, voire utopique. Il s’agit toujours de traitement « objectif » des problèmes urbains au service de tous, au-delà des contradictions sociales internes. On peut par exemple trouver l’essence des phénomènes urbains dans l’histoire des théories successives de l’urbanisme (Françoise Choay) et seulement là. Comme celle de l’Etat dans les élaborations des juristes sous les Louis successifs (Pierre Bourdieu). Si elles constituent bien un pan de l’explication réelle, pour l’essentiel elles demeurent des tentatives après coup pour encadrer rationnellement et donner un parfum d’intérêt général à un développement qui a d’autres motivations, d’autres axes autrement organiques, profondément ancrés dans les contradictions sociales : ceux de l’intérêt privé. Certaines théories se concrétisent d’autres disparaissent. Le vingtième siècle urbain aurait été autre si on avait suivi Frank Lloyd Wright dans ses Broadacre cities qui intégraient la croissance moderne, y compris autoroutière, dans des quartiers pensés, proxémiques, verts, mixtes et équilibrés plutôt que le laisser faire chaotique des banques. Ou bien Jane Jacob qui bataillait aux USA dès les années 70 pour la mixité fonctionnelle et sociale des quartiers, contre la folie uniformisante des promoteurs incultes et bureaucrates bornés. La France la lisant aurait pu s’éviter ses grands ensembles sinistres, en adoptant son modèle prudent, humain ou bien ceux des Camillo Sitte, Gaston Bardet ou Henri Sellier plutôt que le totalitarisme corbusien et sa ségrégation spatiale et sociale, son agenouillement devant la grande production de série, aggravés par la lecture simpliste de la charte d’Athènes par les prix de Rome des trente glorieuses assoiffés de profits trop faciles, et davantage encore par le corps des Ponts et Chaussée qui la réduisit en catéchisme. Ces bonnes solutions n’ont pas eu lieu, sauf en quelques

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rares oasis. Parce que le Corbusier semblait mieux répondre au fordisme, à la standardisation, à l’hygiénisme répresseur, au zonage des pauvres, à la simplification affairiste de la société de consommation, comme à l’émergence des totalitarismes des années vingt qui tentait de prévenir l’hydre révolutionnaire moscovite par une réaction sans précédent. On essaie aujourd’hui de réhabiliter ses funestes théories parce que le lobby de l’industrie et de la banque a toujours faim de béton (Grand Paris des trente gares spéculatives aux projets misérables signés par de fausses vedettes !). Les murs parlent, l’aliénation sociétale est coulée dans le béton, plus difficile de la noyer dans l’idéologie. Mais pas impossible : L’appareil médiatique des VRP du pire excelle à incruster dans toutes les têtes les modèles qu’il convient de trouver chouettes pour être dans le vent de l’escroquerie publicitaire. Hors la sensibilité personnelle, meilleure si elle est renforcée par une culture réelle de l’art architectural et urbain, denrée rarissime, les yeux demeureront clos sous la cataracte du mauvais goût, de l’informe, d’une laideur qui ne sue que son fric. Aveugles, ils n’y verront rien, ne connaissant pas la vraie ville qui ne règne qu’en Utopie, ils ne sauront déceler l’antiville de la crétinerie offensante où on les oblige à vivre. Il faudrait la soumettre au laser de la critique, comme jadis celle de Schein ou d’Emmerich ! Mais où donc est passée la critique anticonformiste qui sorte de l’échange poli de salamaleks et bouquets de roses fanées? Cette voie n’est pourtant pas sans espoir, la chrysalide de l’aliénation peut être brisée. D’autres périodes l’ont fait qui étaient mieux vivantes. Les années post soixante huit bouillonnaient de débats sur la ville. Les citoyens aliénés par des médias, gangrenés par la publicité, sont les mêmes qui s’extasient en vacance sur la magnificence des habitats pré capitalistes aux Cyclades, en Toscane, au M’Zab, chez les Dongs ou les Miaos. Leurs bâtisseurs, avec des moyens techniques rudimentaires savaient tramer des rêves de plaisir quotidien, de bonheur paisible dans leur propre environnement. Les moyens techniques sont décuplés, l’agrément de la ville a pris le chemin rigoureusement inverse : l’effondrement technocrate. Mais nos citoyens ne parviennent pas à faire cette translation de la pensée agissante : pourquoi avec des moyens technologiques multipliés, avec des formations d’architectes sélectives et cossues, des institutions innombrables, bardées de références historiques et d’armes législatives, sommes-nous parfaitement incapables de transférer ce souci du sensible à la cause essentielle du moins de malheur humain :

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un environnement empathique et beau, digne de notre temps, celui d’Internet et du boson de Higgs. Plutôt que ces alignements de façades blêmes et ordurières, « conçues » pour les seuls besoins d’une plus value sans anicroches (pas moins de 15%) ! 1968 avait furieusement démoli la monstrueuse idéologie des ZUP, le Ministère paie des études aujourd’hui pour les réhabiliter esthétiquement, parce que les collègues ignares ont faim, il faudrait derechef tartiner nos villes et nos banlieues de gratte-ciel plus juteux en honoraires ! L’antiville du technocrate au front de taureau, Bouygues versus ANRU, Direction de l’architecture versus bureaux d’urbanisme municipaux, superdense, muette, inexpressive, informe, illisible que l’oligarchie boulimique impose à tout l’hexagone, affiche son message unique : recopiez la norme, faîtes du fric, exploitez le prochain, mutilez les hommes en annihilant leur vision ! Oui, on trouve par ci par là, en cherchant bien, un petit collège aux façades un peu léchées, un petit bâtiment d’activité au bardage coquet, pimpant, juste de proportion, faut encore les trouver ! En logement, plus rien depuis vingt ans : désert des Tatars de la promotion, comme le montre Monique Eleb dans son livre sur le logement contemporain ! Il n’y a aucune fatalité à une telle déshérence, de 1974 à 1994, nous avons parsemé le Neuf Trois de dizaines d’exemples de réussites urbaines, quartiers et équipements. Nous n’étions pas les seuls, de nouvelles pratiques naissaient en Isère, en Basse Normandie, dans le Nord, en Bretagne, etc. On a donc décidé il y a vingt ans de fermer ces boutiques trop créatives : triste anniversaire ! Dans l’inégale bataille, c’est le Corps des Ponts et les trois gros du BTP qui ont gagné sur la frêle cohorte des concepteurs et aménageurs publics inspirés, ce sont les architectes affairistes, substituant l’étique à l’éthique - souvent anciens barbus bavards de mai 68 qui n’ont jamais eu la moindre idée sur une composition de volumes propre à faire naître l’émotion, les derniers vingt ans de Grands Prix ! - qui ont écrasé la chétive phalange des artistes d’une ville proxémique, empathique et belle ! Pendant ce temps, les collectivités locales ont vu gonfler les effectifs de services d’urbanisme affairés à enfumer le citoyen citadin, à verrouiller la médiocrité déferlante, effectifs redoublés dans des communautés urbaines mêmement stériles. Comme dans ses autres domaines l’action publique a vu s’accélérer l’ascension d’une nouvelle classe de mandarins, élus professionnalisés et hauts fonctionnaires, exploiteurs conjoints ou rivaux des oligarques. Quoique j’aie toujours pu découvrir dans mes périlleux périples, des fonctionnaires armés d’une

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foi étique, ouverts, prêts au dynamisme sur lesquels appuyer une action résolue. Les grandes réformes essentielles seraient donc une loi étendant les compétences des comités d’entreprise à l’ensemble de la gouvernance, en échange d’une loi réformant le statut de la fonction publique vers des structures autogérées et concurrentielles, une loi institutionnalisant des comités de quartiers souverains, (pas plus de quelques milliers d’habitants) fondant une démocratie de bas en haut, fractale, vivante, aux acteurs sans cesse renouvelés, une fiscalité écrasante frappant la publicité, la spéculation et l’héritage des patrimoines, des audits systématiques de toutes les administrations impavides, un amaigrissement obstiné de toutes les structures stériles, etc.

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Chapitre I Métaphilosophie d’Henri Lefebvre En 1956, le vingtième congrès du Parti communiste de l’URSS annonça l’effondrement de la première expérience de socialisme réel, dévoyée dès la maladie de Lénine en totalitarisme stalinien, antinomie exacte de l’émancipation humaniste de Marx qui prolongeait les Lumières en affirmant que les luttes de classes sont le moteur de l’histoire. Le pari de Lénine, attendant désespérément le relais d’une hypothétique révolution allemande, hélas vite écrasée par les sociaux démocrates, enfantera une révolution prolétarienne sans prolétaires. En URSS, en 1928, ils ne sont que 3 millions, soit environ 4 % des actifs, la frange urbanisée des paysans analphabètes. Par contre, on décompte déjà 3 millions de fonctionnaires dont nombre d’anciens prolétaires, ceux qui n’étaient pas morts dans la guerre civile, remplacés dans les usines par des moujiks déracinés, voire par des membres des ex-classes dominantes ! Juste avant de mourir, Lénine avec sa nouvelle politique économique, la NEP, diminuera sensiblement ces effectifs, avant la contre–révolution stalinienne qui y entassera à la fin des années trente la totalité des salariés soviétiques ! Cette aporie est superposée à une chimère de Marx : confier à une classe ouvrière érigée en messie, bien que privée de culture par son

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exploitation, la tâche prométhéenne d’édifier une société entièrement nouvelle, cimentée par l’affirmation gratuite d’un caractère scientifique de la théorie, décrété par un Dieu rentré par la fenêtre, saint Karl Marx, embaumé ensuite dans la doxa stalinienne! En 1965, paraît un essai remarquable : Métaphilosophie, de Henri Lefebvre (Syllepse, 2000). Le philosophe venait d’être écarté du parti communiste français pour avoir lu à Berlin en allemand le discours de Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline quand le PCF de Thorez, muré dans son stalinisme, en contestait l’existence. Une nouvelle période pouvait s’ouvrir : libération de la pensée marxiste de son carcan dogmatique et débile, essor des révolutions tiers-mondistes, nouvelles perspectives de changement en France, inévitable contre-offensive des idéologies bourgeoises. Lefebvre était soucieux de ne jamais se couper du PCF qui, malgré ses tares subjectives et son penchant grand russe, demeurait le lieu objectif d’une union des masses ouvrières sans lesquelles rien n’était possible avec la pointe avancée de l’intelligentsia contestataire, il engage donc une réflexion remarquable en tentant de confronter un marxisme débarrassé de la doxa stalinienne et renouant avec sa veine critique (Rosa Luxembourg, Gramsci, Trotski, école de Francfort, etc.), aux principaux courants d’idées contemporaines, afin de réinsérer l’œuvre de Marx dans la pensée philosophique, sans gommer son tournant décisif de la spéculation métaphysique à la philosophie d’action concrète : critique politique, économique du monde réel pour entreprendre sa transformation grâce à une praxis révolutionnaire. Non sans prendre le risque de se laisser déporter sur sa gauche ou sur sa droite, ou d’être impressionné par le succès théorique éphémère des modes idéologiques du moment (structuralisme, freudisme, ontologie, etc.) Métaphilosophie connaît un sort étrange : sitôt paru, il est effacé à l’époque par le succès de librairie des deux ouvrages de Louis Althusser, autre professeur marxiste. Dans Lire le Capital et Pour Marx, il tente de répondre, en communiste et universitaire scrupuleux, au trouble profond créé par l’effondrement du dogme stalinien. Fort de l’autorité de l’Ecole Normale Supérieure dont il est le caïman, il se nourrit des courants modernes qui sous la poussée des sciences s’enflamment alors pour le structuralisme (Linguistique, biologie, anthropologie, psychanalyse, cybernétique, voire urbanisme, etc.). Il pense y découvrir des relais pour refonder le caractère

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« scientifique » du marxisme, imprudemment professé par Marx et Engels, mis à mal par la praxis catastrophique d’un demi-siècle de totalitarisme comme par la critique rigoureuse de Popper. Dans son entreprise, Althusser n’échappe pas à la spéculation métaphysique quand il fourbit des concepts dichotomiques frisant un idéalisme qu’il récuse, ainsi du concept central, emprunté à Bachelard, de coupure épistémologique qu’auraient constitué les découvertes d’un Marx mûr par rapport à sa pensée de jeunesse, trop hégélienne et « bourgeoise », jetée aux oubliettes sans autre procès. Il avance les concepts de production théorique, d’appareils idéologiques d’Etat, etc. Gauchisant un marxisme rigidifié à l’aide de la systématisation structuraliste, il refuse les origines hégéliennes visibles dans les thèses du jeune Marx sur une aliénation qu’il bannit. Dans le chaudron de sorcière de mai 1968, ses thèses connaîtront un certain succès mais surtout un peu plus tard, dans les années soixante et dix, au PCF même, autour de Roland Leroy et de la Nouvelle Critique, alors à la recherche brouillonne d’un radicalisme anti-socialiste, appuyé sur un néo-sectarisme décalé du réel qui auraient dû leur permettre de revenir sur la funeste politique du programme commun grâce à laquelle le PS de Mitterrand entreprenait gaiement la liquidation du mouvement communiste, puissamment aidé en cela par la sclérose irrémédiable de ce dernier. L’idylle avec la direction du PCF tournera court, Althusser, dans sa rigidité scientiste, entendait aussi rompre clairement avec l’héritage politique stalinien, y compris avec ses résurgences tenaces au sein même du PCF. Leroy dont Anicet Lepors reconnaît qu’il aurait fait un bon secrétaire général, y perdra en 1968, pour son soutien à Dubcek, la partie face à un Marchais au passé douteux, à l’intellectualité limitée mais soutenu par le carré des dinosaures prosoviétiques, Duclos, Billoux, Kanapa, Plissonnier, etc. L’althussérisme suscitera les contre-offensives empiristes des Foucaud, Bourdieu, Deleuze, dirigées contre un marxisme perçu comme un bloc homogène, identifié à la banquise stalinienne, vite dépassés par l’entreprise médiatique des nouveaux « philosophes » du creux de la vague (BHL et les autres), zélés supplétifs de l’hyper libéralisme revanchard, visant la liquidation de toute rationalité révolutionnaire. La Métaphilosophie connaît un sort étrange et contradictoire car, professeur de sociologie à Nanterre (avec comme élèves le mouvement du 8 mars de Cohn Bendit, détonateur du mouvement de mai), sa vision dégage des perspectives nouvelles à l’action

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révolutionnaire des masses, avec d’autres auteurs, tels Marcuse et son Homme unidimensionnel ou les précieuses publications par Maspéro des classiques de la contestation anarchiste ou trotskiste. Le point de vue de Lefebvre est à l’opposé théorique de celui d’Althusser : tout en s’y intéressant, il critique le structuralisme, dénonce son refus de l’historicité et du thème de l’aliénation, d’origine hégélienne mais revisité et transformé de fond en comble par un Marx matérialiste : elle n’est plus cette fois le résultat de la trahison de l’Idée absolue dans l’empirie mais celui, concret, de l’exploitation capitaliste. Deux ans avant la Société du spectacle, œuvre emblématique de son élève et ami situationniste Guy Debord, il parle déjà de spectacle, comme constituant de l’aliénation capitaliste : dans la consommation de masse et les mass-média, la mimésis se réduit à la reproduction stéréotypée du même (technocratie, contaminée elle-même par la rapacité bourgeoise…) Autant dire que ces comburants explosifs sont mis dangereusement à la portée des réserves d’oxygène de la Fac de Nanterre puis de la masse étudiante du Quartier Latin qui provoqueront en mai, avec la contestation ouvrière ébranlée par sympathie, une formidable explosion contre le Capital et la bureaucratie. A laquelle il manquera pour être victorieuse, l’appui sinon de la classe ouvrière en soi mobilisée dans la grève, celui de la classe pour soi, conscientisée, accaparée à l’époque par les attardés soviétophiles ou par les impérissables tenants de la gestion loyale du capitalisme, repris en main par le bourgeois Mitterrand ! Presque un demi-siècle plus tard, la Métaphilosophie garde le même contenu explosif et fécond. Nombre des ingrédients extérieurs sont toujours présents. L’effondrement soviétique s’est confirmé sans la moindre exception : c’est même un des faits historiques capitaux depuis 1965, l’expérimentation (hélas destructive) enfin scientifique par sa globalité, en vraie grandeur, d’une erreur monumentale de prédiction : le socialisme par le haut, par l’étatisation, n’est qu’une caricature, cela ne fonctionne nulle part. Lefebvre l’avait compris comme Marx lui-même après la Commune de Paris. Voire même Lénine un moment dans l’Etat et la Révolution, hélas vite oublié dans l’URSS post tsariste de la guerre civile mais surtout par Rosa Luxembourg, critiquant en 1917 les dangers du parti unique et de la suppression de l’assemblée nationale élue. Curieusement, cette expérimentation, historiquement et donc statistiquement « scientifique » dont l’évidence douloureuse crève les yeux, ne semble pas avoir touché l’intelligence sélective des troupes de l’extrême

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gauche française, censées exercer aujourd’hui la praxis révolutionnaire dont parle HL. Nouvelle expérience mondiale : 2008 a vu l’échec planétaire éclatant de l’ultra libéralisme comme système, bien qu’il ait su agir beaucoup plus efficacement que le dogmatisme post stalinien pour rattraper l’inégalité de développement du tiers monde. Il est facile de hurler sur l’aggravation des inégalités en Chine (fait incontestable souligné par l’apparition des milliardaires au comité central du PCC !) si on ne mentionne pas en même temps qu’un demi siècle de maoïsme dogmatisé n’a même pas esquissé ce que le capitalisme étatique chinois malgré ses aspects repoussants, a réussi en vingt ans : porter quelques centaines de millions de citoyens misérables à un niveau de vie qui se rapproche de celui du Nord ! Le PIB par salarié industriel chinois se situe désormais à 67 % de celui des USA ! La crise où ont conduit 20 ans de triomphe planétaire du capitalisme ultra libéral montre cependant la véracité implacable des traits essentiels de la critique économique et politique par Marx : La baisse tendancielle du taux de profit, conséquence inéluctable de la mécanisation, conduit un productivisme aveuglement concurrentiel vers une hypertrophie spéculative dont la seule issue est l’explosion des bulles financières et dans la foulée à la crise économique, comme on l’a vu en 2008 et depuis. Celle-ci ne résulte plus seulement de la mécanisation mais aussi du remplacement des services, la part répétitive du travail intellectuel étant en croissance impétueuse, par l’ordinateur et Internet qui suppriment à tour de bras les anciens emplois, si on garde le même temps de travail légal. Les Chinois, historiquement dépourvus de toute expérience démocratique, sauront-ils inventer maintenant la leur ? On peut en douter. Il n’y pas sujétion causale absolue, univoque entre le niveau de vie et l’apparition de la démocratie, autre leçon du siècle écoulé. Encore moins d’articulation entre la socialisation étatique et une hypothétique apparition ultérieure de la démocratie. Ce sont deux processus largement autonomes, interconnectés qu’à des degrés relatifs et seconds. C’est pourquoi l’existence de l’Europe unie/désunie, démocratique et cultivée, aussi ringarde et ultra libéralement mal engagée soit-elle, demeure globalement si précieuse pour le destin de l’humanité comme exemple démocratique sinon abouti cependant le moins inabouti. Il est pourtant des successeurs d’Althusser à l’écriture habile qui malgré l’évanescence de son influence, s’obstinent à relooker des concepts métaphysiques faussement marxistes, en faisant le grand

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écart entre la théorie des ensembles, Saint Paul ou Mao ! L’extrémiste Alain Badiou est bizarrement un penseur abondamment publié (ENS oblige), sans minimiser l’ouverture de ces éditeurs, force est de constater qu’il ne gêne pas grand monde au CAC 40, ses thèses étant situées strictement hors du réel. Plus il plaide la résurrection d’un communisme théorique virginal, plus il enfonce la cause réelle de l’émancipation humaine. Le communisme est un cadavre théorique à traiter comme tel : son expérimentation se nomme le Goulag. Asséner contre toute évidence que la révolution culturelle chinoise fût un formidable mouvement de la base plutôt qu’une sinistre manipulation de la jeunesse par les hiérarques du Bureau Politique du PC Chinois réglant leurs comptes bureaucratiques en une vague obscurantiste totalitaire et sanglante, fausse contestation finalement écrasée par l’armée, peut difficilement ouvrir ici les pistes à des sorties de crise crédibles. Guy Debord, dès 1967 (La planète malade, Gallimard, 2004) avait exactement caractérisé la révolution culturelle pour ce qu’elle fut : le conflit entre deux groupes de la bureaucratie exploiteuse, les réalistes et les dogmatiques, manipulant les jeunes et l’armée pour imposer leur propre pouvoir, suite aux désastres économiques et humains de la politique maoïste du grand bond en avant. Nul doute que la majorité des Chinois d’aujourd’hui seront plutôt du côté du réaliste Teng Tsiao Ping, des vainqueurs pragmatiques de la faiblesse des niveaux de vie contre les dogmatiques maoïstes des camps de travail (dont on commence seulement à envisager la fermeture !) : Les plus stupides (des gauchistes) ont cru qu’il y avait quelque chose de « culturel » dans cette affaire, jusqu’en janvier où la presse maoïste leur a joué le mauvais tour d’avouer que c’était depuis le début une lutte pour le pouvoir (G.D.) Dans leur très sérieux ouvrage, Marx (prénom Karl), Gallimard, Pierre Dardot et Christian Laval reviennent longuement sur ce débat marxiste des années soixante, révisionnistes contre structuralistes, pour simplifier, entre Henri Lefebvre et Louis Althusser. La critique acerbe de certains glissements partisans dans les traductions de Marx par mon homonyme Jean-Pierre Lefebvre, qui fut althussérien, témoigne de leur choix. Les auteurs s’efforcent, après d’autres, de replacer Marx dans la continuité de la pensée de son époque, socialiste française, économiste anglaise et philosophique allemande, à l’aide d’une érudition et d’une exigence logique remarquables. Seul étonnement, bien qu’un des auteurs enseigne à Nanterre, Henri

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Lefebvre n’a visiblement pas davantage de chance avec eux, aucune référence ni à Métaphilosophie ni dans ces 800 pages à l’œuvre considérable d’un des meilleurs marxistes français du siècle dernier, à la culture encyclopédique, connaissant Hegel, Nietzsche, Freud, Sartre ou Lévi-Strauss, à son défrichage d’une pensée marxiste sur la ville, etc. Curieux. Sans doute aussi pourrait-on les quereller sur l’usage privilégié de certains termes inédits qui n’ajoutent parfois pas grand’chose à la pensée. Présuppositions (hégéliennes) ou hypothèses ? Plus de valeur ou plus-value ? S’ils rappellent heureusement dans le chapitre historique sur la Commune de Paris comment Marx avait modifié ses positions et fait siennes les perspectives de destruction d’un Etat bourgeois substituable par l’autogestion, dans leur conclusion, pourquoi reporter les échéances vitales : la vraie démocratie n’est pas pour demain, elle commence dès aujourd’hui dans les pratiques politiques du prolétariat ( ?), comme s’il n’y avait pas une nécessaire unité dialectique entre les deux processus (stratégie politique et conception du parti), comme si la détermination d’une stratégie pertinente n’était pas centrale et urgente face à la crise générale engagée, comme si l’organisation historique en partis masquait quelque solution miracle démocratique à soudain révéler. Ils passent ainsi à côté de la vraie question posée aux révolutionnaires d’aujourd’hui : que faire de l’Etat oligo-bureaucratique et de ses 56 % de prélèvement sur le PIB, record mondial de notre si cher hexagone ? Pis, dans un autre passage, ils condamnent d’un trait les positions intéressantes de Jacques Bidet sur la possibilité d’un marché socialiste : n’y aurait-il donc aucune autre solution d’avenir que l’étatisation calamiteuse, le plan central, les nationalisations stupidement revendiquées par le Front de gauche et le NPA qui semblent n’avoir rien appris ni rien oublié ? 1983 : trois dévaluations et basculement hyper libéral ! On croit sentir le poids corporatiste des dirigeants des syndicats de fonctionnaires. L’étatisme fût-il socialiste ou édulcoré conduit à l’échec historique assuré. L’ultra-libéralisme rapproche chaque jour l’imminence de ses catastrophes : dès lors, il n’est plus aucune issue émancipatrice sans que soient traités l’un et l’autre problème comme le firent Marx, Henri Lefebvre et les foules de mai 68 manifestant contre le capitalisme et la bureaucratie. On peut tenter de théoriser autrement, comme Negri et Holloway, en substituant aux thèmes anciens, ceux de l’opposition entre deux mots, par exemple Empire et Multitude, concepts bien flous, substitués à oligarchie capitaliste (1%) et immensité du salariat

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(92 %) mais en perdant au passage nombre de concepts précieux du marxisme, toujours efficients. Ainsi Jacques Wanjsztejn, après Castoriadis, nie la tendance à la baisse du taux de profit et invente une révolution du capital après 1968 qui, en auto-produisant le profit par génération spontanée et jeux d’écriture comptable, dispenserait désormais de réaliser l’hégémonie du salariat. N’est-ce pas abaisser la capacité de résistance des masses citoyennes, écrasées par la domination des oligarchies financière ou étatique, en leur présentant des leurres plutôt que l’ingrate entreprise politique de la critique obstinée des démagogies socialistes ou lepénistes ? De leur côté, le radicalisme affiché, le tribunicisme étatique de Mélenchon et du PCF ne font qu’obscurcir les consciences salariales, retarder les prises de conscience, jeter les foules dans les bras du front national. Déjà dans les années pré-1968, l’analyse féconde mais pessimiste de Marcuse, coincée entre le capitalisme dynamique et le post stalinisme gélifié, en restreignant la classe ouvrière à sa définition uniquement manuelle, refermait l’avenir sur un espoir émancipateur devenu bien mince, sauf que soudain en mai s’épanouirent les cent fleurs de la démocratie sociale et combative, allumée par les étudiants, embrasée par les salariés ! D’autres opposent la critique globalisante du système à la recherche (nécessaire mais non suffisante) des mille manifestations des micro-résistances, aboutissant vite à la désespérante illusion des petites révolutions sectorielles qui ne résolvent rien et laissent l’autoroute du pouvoir au CAC 40 et à leurs Hollandais stylés dans leur livrée si normalement réformiste. Les étudiants de 2012, saisis par l’individualisme martelé par les médias oligarchiques, ne seront-ils pas confrontés avec leur BAC + cinq ou sept, à la réalité d’un emploi fluide, d’une vie morne et sans issue dans un monde en détresse ? L’accroissement à l’autre pôle de la masse des exclus de toute formation apporte des comburants aux prochaines explosions, sans garantie sur une quelconque ouverture vers le progrès. Au-delà des pessimismes provisoires, leurs inquiétudes diffuses ne peuvent-elles se transformer soudain en ras-le-bol et en lutte, si on leur ouvre une perspective s’efforçant à la rationalité dans son audace conceptuelle réaliste et non bouclée sur un dogme ? Un autre communiquant, tendance libertaire, Michel Onfray, avance nombre d’idées fécondes dans leur rigueur matérialiste sur la philosophie et les transformations nécessaires. Cependant, son goût excessif pour les analyses biographiques des auteurs visant à affiner la critique de leurs œuvres, s’il apporte quelque lumière, peut, poussé à

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l’excès, se révéler négatif. Ainsi sur Marx, sur lequel on attend toujours de lui un vrai livre, peu sérieux de tenter de s’en débarrasser à l’aide de détails biographiques qui illustrent surtout, au delà des inévitables faiblesses humaines, son héroïsme théorique et militant qui le confinait à une vie misérable. Déformer sa légitime prévention contre le lumpen en mépris pour la classe ouvrière tient de l’absurdité paralogique : l’erreur principale de Marx est bien plutôt à l’opposé d’avoir hypostasié le prolétariat en moderne Messie, ce que l’histoire concrète a tragiquement démenti ! Si l’édition par Michel Onfray des classiques du matérialisme et de la contestation sociale est bien précieuse, sa modestie devrait lui rappeler qu’il n’a fait que reprendre le rôle tenu dès les années cinquante par les éditions communistes. Les Editions sociales avaient publié dans leurs Classiques du peuple, nombre des auteurs matérialistes qu’il révèle à nouveau, certes précieusement. C’est vrai qu’il manquait pas mal de monde du côté des libertaires… Cela n’enlève rien à son utile restitution du poids du matérialisme grec dans l’histoire de la pensée, comme à sa dénonciation récurrente des mandarins universitaires obscurcissant toute vision rationnelle au nom du conformisme. On ne devrait plus guère contester que le platonicisme se soit édifié sur la déréliction de la pensée démocratique du Ve siècle (Périclès) et de son corollaire matérialiste (Démocrite). Platon, remarquable connaisseur des acquis de la philosophie, a hypertrophié cependant l’idéalisme en enterrant la tradition matérialiste de Démocrite. Il n’est pas indifférent que son IVe siècle fut celui des dictatures post-démocratiques qu’il s’efforçait de justifier, s’inscrivant ainsi malgré ses inventions logiques, dans une filiation globalement réactionnaire. Ainsi de ses conceptions d’un monde fini, anthropocentriste, opposé à l’atomisme infini de Leucippe, Démocrite et Epicure. Quand ces derniers ne sont connus le plus souvent qu’au travers de la reprise de ses thèmes par Lucrèce voire de leur réfutation par leurs adversaires, jusqu’à détruire physiquement une œuvre considérable. L’adhésion passionnée d’Onfray aux thèses de Nietzsche est à prendre au sérieux car elles ouvrent une symétrie indispensable à la dimension solidaire et collective privilégiée à la même époque par Marx. Il est proprement illusoire de nier la loi statistique des évènements rares dans l’apparition des personnalités exceptionnelles et, sans leur faire jouer un rôle exclusif dans le développement historique qui reste l’œuvre des masses, de prendre en compte leur impact décisif, indispensable. Son démarquage du surhomme par rapport à la vulgarité foisonnante

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ne peut être abandonné au seul regard réactionnaire, élitiste. Sa foi dans la volonté de puissance, en la créativité cosmique de l’être humain est exemplaire et son surhomme n’a rien à voir avec la race des seigneurs du nazisme, davantage, à la limite, avec l’homme total rêvé par Marx. Pour autant, il est bien difficile d’imputer à la seule perversité de sa sœur classant tendancieusement ses notes posthumes pour tenter d’en faire un précurseur du nazisme, un certain fond régressif de sa pensée politique dans ce siècle charnière entre les Lumières et la montée du prolétariat. Elle apparaît incontestable : hostilité au socialisme, à la démocratie, au peuple, à la femme, etc. Son matérialisme qui n’exclut pas quelques faiblesses déistes, intervient longtemps après les Encyclopédistes, Feuerbach, Stirner, Schopenhauer et un certain Marx. Onfray efface un peu rapidement La Volonté de puissance, livre certes inachevé mais qu’il a lui-même désigné comme la plus importante de ses œuvres (Friedrich Wurzbach qui a établi l’édition allemande : Tel, Gallimard, 1995). Il en a bien rédigé chaque aphorisme, quelle que soit leur mise en ordre frauduleuse par la soeurette. S’il n’a jamais été antisémite, sa pensée politique est clairement antiféministe, antidémocrate, antisocialiste. Son aversion pour l’Eglise se limite à Saint Paul et Saint Augustin qu’il récuse mais tout en croyant cependant à un message du Christ. Ce qui ne vaut pas condamnation mais peut aider à une lecture ouverte, informée. Le Camus d’Onfray réécrit sa biographie sous un éclairage anarchiste sympathique et renouvelle précieusement la figure du prix Nobel. Emporté par son élan, il a tendance toutefois à magnifier sans condition l’homme révolté, en gommant besogneusement son écart sur la guerre d’Algérie. Camus n’était pas le seul à espérer une issue plus positive à la volonté farouche d’indépendance, les communistes souhaitaient aussi une solution de compromis avec les nationalistes, celle que Mandela a su mieux réussir en Afrique du Sud. A partir du moment où son rêve kabyle de douars autogérés devenait évanescent face à la violence colonialiste, l’attitude de Sartre portant les valises du FLN était autrement claire que l’allégeance pied noir et la neutralité camusienne peu convaincante. Si Onfray reproche - à juste raison - à l’auteur de la Nausée, son éclectisme (comme zélateur de Heidegger et Kierkegaard…) et sa Résistance fragile, son inclusion dans le parisianisme peut être retournée aussi contre Camus, prix Nobel, ami des Gallimard, célébré dans les médias. Le philosoviétisme sartrien longtemps obstiné pouvait être mis au compte

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du souci de ne pas être séparé du prolétariat, majoritairement communiste à l’époque… Ses illusions sur la révolution culturelle chinoise sont autrement aberrantes. Des scories Bien entendu, à côté de nombre d’analyses pertinentes de Métaphilosophie qui dressent une esquisse encyclopédique de la pensée européenne sous l’éclairage d’une critique marxiste revigorée, figurent quelques scories résultant du décalage des 40 années écoulées depuis et de la surestimation de certaines œuvres gonflées par les exégètes comme celle de Heidegger. Mais ce dernier n’avait pas fait l’objet en 1965 de l’irréfutable critique des Faye, notamment dans l’ouvrage incontournable d’Emmanuel, Heidegger, L’introduction du nazisme en philosophie, paru en 2005 chez Albin Michel, qui relate la continuité de ses cours et déclarations, jusqu’à la disparition en 1945 du parti nazi, de son allégeance intellectuelle et militante funeste, de son antisémitisme récurent sous le vocable du völkisch, sans la moindre excuse. La publication de ses carnets intimes antisémites apporte une confirmation supplémentaire à son nazisme obstiné. Le recours tardif à une retorse prémonition écologique lui ouvrit après-guerre une seconde et vertueuse carrière, la critique d’Hiroshima effaçant celle de la Shoah (!). Sa dénonciation de la technocratie, prolongeait celle, bien plus délétère, du cartésianisme. Il réutilisait en fait sa défense contre les attaques de son rival en nazisme philosophique, Krieck qui lui ravit le leadership espéré en l’accusant de déviation métaphysique, sous-entendu philosémite. Son revirement écologiste n’intervient qu’après 1945, comme cache-sexe tardif de ses turpitudes ultra réactionnaires. Malgré l’inexplicable engouement de nombre d’intellectuels de l’hexagone, jusqu’au grand René Char, fascinés par son volapük abscons, les prétendues avancées humanistes de l’ermite de la Forêt Noire sont à prendre avec des pincettes, comme le fit son ex-étudiante et admiratrice Hannah Arendt, résumant son aventure intellectuelle : le vieux renard s’est piégé lui-même dans ses redoutables pièges idéologiques ! Péripétie, en septembre 2012 Le Monde veut sacrer Bruno Latour, papiste, en rien moins qu’un Hegel de notre temps ! Ce pourfendeur de systèmes, dans son relativisme échevelé, nous propose naturellement le sien : sa bouillie conceptuelle réduit toutes les données du monde, de l’empirie quotidienne à la relativité

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einsteinienne et naturellement aux anges du ciel (!), aux informations d’un réseau porté par vous, moi et notre langue imparfaite. Il y aurait une symétrie entre les expérimentations réussies et celles qui échouent ! La réalité extérieure n’existerait pas indépendamment de nos sens, elle n’est également que leur produit ! Vieilles grues empiriocriticistes, réfutées - certes de manière assez fruste ! - par Lénine en 1905, critiquant l’inconsistance des complexes de sensations de Mach et Avenarius. Après la relativité et Heisenberg, il n’était plus aucune certitude scientifique, les réussites de la recherche équivalaient à un échec, Airbus ou Ariane ne volent pas, le boson de Higgs n’est découvert, ni l’informatique, ni l’imprimante trois D, ni l’opération de la cataracte qui me permet, quasi aveugle, de voir à nouveau la réalité extérieure, la coronographie qui prolonge ma vie de cardiaque de vingt ou trente ans ! etc. Encore un pas et nous entrons en solipsisme, au clavecin fou dont parlait Diderot. Du monde pollué par le capital au monde naturel, il n’est qu’un magma d’opinions, appuyé cependant sur des « valeurs », parachutées sans doute par les anges susnommés (à moins que ce ne fussent par nos divines agences de notation ??), sinon par quelle administration ? Comme dans la métascience de Heidegger, la découverte des savants, ces pauvres besogneux, n’est admise comme vérité qu’à la condition expresse d’être sanctifiée par le sceau privé du Maître ! Lui seul sait maîtriser l’art d’emmêler les phonèmes comme les cartes biseautées du bonneteau ! Bien pratique cette pâtée, le capitalisme, la crise financière, la pollution, etc. Pschitt, comme disait Chirac, les milliards subtilisés par Peugeot, Arnault à leurs milliers de salariés, exploités, virés. Bien pratique ! Une représentation en vaut une autre. Les analyses de Bouygues, Dassault, Bolloré Lagardère sur leurs propres turpitudes, valent bien celles de Mélenchon ou Besancenot ! L’édification par la technologie humaine (certes dévoyée par le profit) a créé un tiers univers, artificiel, preuve des preuves d’une vérité scientifique atteignable, sans commune mesure avec les vérités ô combien relatives des littératures. Déjà pointé par Sokal pour son imposture intellectuelle dans l’application incongrue d’équations mathématiques à des problèmes philosophiques, Latour mélange allègrement les genres et les échelles, l’incertitude déterministe de l’infiniment petit (ou grand), repérés malgré leur distance extraordinaire à nos sens, avec la maladresse compréhensible de nos appareils de mesure (cependant géniaux et porteurs d’effets constatables quotidiennement par tous), avec les évidences sensibles

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de notre étroite portion d’univers, (celle de la table où j’écris qui ne connaît pas une existence double comme les électrons !), entre moins quarante et plus deux cents degrés où se situent toutes les informations qui irriguent nos sens imparfaits, tributaires de l’eau liquide et de la vie organique. Aucune indication et pour cause sur l’expérimentation qui aurait mis en évidence l’existence des anges (ou de leurs valeurs) ! Qu’une grammaire universelle des modes d’existence spécifique qui se colorent de teintes différentes pour nous aider à nous retrouver dans la joyeuse anarchie des réseaux. Heureusement Latour est là pour nous guider par ses « valeurs » (issues du CAC 40, du marché de l’art de Pinault, de la curie romaine, de l’incurie universitaire ?) « Comment conserver sans (paraître) succomber au conservatisme ? s’interroge son laudateur Boltanski, qui a visiblement oublié le verbe qui lui éviterait le grand écart. Car Bruno Latour dénonce en toute absurdité cette bien irritante manie issue d’un prétendu dogmatisme des Lumières mais surtout pas sa critique acritique - qui vise justement à effacer de la pensée tout ce qui pourrait remettre en cause la domination, la ségrégation en classes et couches hostiles, la pesanteur de l’Etat, des religions, etc., où nous sommes toujours empêtrés. Mais ce serait là donner dans la transcendance des systèmes… Mais revenons à Henri Lefebvre qui consacre des pages à Sartre où il explique la limite prévisible car métaphysique de son engagement vers le marxisme, dans la mesure où il part de la conscience comme preuve de l’existence plutôt que l’inverse, en oubliant de convenir en quoi sa phénoménologie doit beaucoup à celle du recteur de Fribourg, elle-même largement puisée chez Husserl, pourtant si peu völkisch. L’Etre et le néant, si proche de L’Etre et le temps, jusque dans son titre ! Sartre voue une admiration éperdue à Kierkegaard, penseur d’un subjectivisme mystique poussé au paroxysme. S’instituer en même temps épigone critique de Marx tenait du grand écart ne serait-ce qu’avec cette citation : La théologie, ce point pourri de la philosophie qui représente en elle-même la décomposition négative de la philosophie, son processus de putréfaction. Les hommages obligés quoique critiques de la Métaphilosophie à Freud datent aussi quand la psychanalyse, dominante en 1965, faiblit depuis singulièrement à l’horizon de la psychologie contemporaine sous les coups de boutoir des sciences cognitives et de la neurophysiologie, voire de la démolition par le gros bouquin de

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Michel Onfray, qui, en dépit de ses exagérations biographiques quelque peu passionnelles, n’en décortique pas moins avec maestria les approximations mystifiantes du Viennois, ses emprunts innombrables à ses contemporains, destinés à fortifier l’ego et le charisme rémunérateur du gourou, et plus encore celles de ses suiveurs lacaniens dont l’obscurité ne peut combler le vide expérimental. Qui dira les ravages provoqués chez les patients par les exagérations inoculées par d’innombrables docteurs Knock, rabâchant les traumatismes de la petite enfance, voire le souvenir de ceux vécus dans le fœtus (!), souvent hypertrophiés, étoffés de fables sexologiques ridicules, quand la psychologie moderne montre que les chances de résilience demeurent entières après l’élucidation des traumas, surtout quand le patient peut la construire avec le soutien d’un environnement affectueux, sans s’enfermer dans la ratiocination infinie, voire la déformation, l’amplification, au besoin leur invention qui prolonge indéfiniment la cure rémunératrice ! Ainsi chez HL de la place réservée à la critique du structuralisme, fort vigoureuse, nous semble désormais quelque peu anachronique, tellement ce qui brillait de tous ses feux dans ces années là semble aujourd’hui s’être doucement affadi en quittant la scène … La quotidienneté et le résidu sont-ils des concepts ? On pourrait aussi contester l’utilisation centrale du thème lefebvrien de la quotidienneté. Est-ce vraiment un concept ? Ne peut–on utiliser la notion d’empirie, de vie, voire choisir la semaine, le mois, l’année comme base de temps ? N’est-ce pas minimiser la recherche des grandes forces qui jouent collectivement sur l’essentiel du sort des hommes et femmes ? Le souci est sans doute la vérité du sort des êtres quand sous les mensonges lénifiants du totalitarisme stalinien la réalité de la vie des soviétiques révélait leur misère et leur oppression réelles. Comme à l’Ouest l’analyse du sort concret en bas d’échelle, au niveau du vécu quotidien, révèle les méfaits de l’aliénation capitaliste, et, sous la répétitivité des actes individuels prétendument autonomes, les pathologies sociales récurrentes. Il s’agissait peut-être pour lui de combler l’abîme qui existe entre la vulgarité aliénée du dominé et l’homme total espéré par Marx, le surhomme de Nietzsche, le rebelle de Camus, le poète, etc. A la recherche d’une introuvable méthode pour passer du petit au grand cercle de connaisseur ainsi que le prônait Brecht… Le thème de la quotidienneté vient aussi de

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l’époque de formation, des années vingt, quand son ami Politzer, se faisait le génial démolisseur des subtiles illusions métaphysiques d’un Bergson s’efforçant de recycler les constats éculés de la psychologie classique, étirant leur creuse abstraction dans une durée qui leur conférerait le réalisme d’un vécu évaporé par l’abstraction de l’être « en général », quand le dialecticien entendait ne s’intéresser qu’au concret du drame quotidien. L’autre concept clé est le résidu, ce qui résiste à la connaissance exacte de l’analyse logique, binaire, identitaire, scientifique, ce qui subsiste au-delà de la vérité des concepts de l’élucidation. HL croit pouvoir y trouver le gisement inespéré d’où la création peut resurgir en balayant l’artefact généralisé et traumatisant de la technologie, second monde artificiel que les êtres humains sécrètent pour s’enfermer dans sa chrysalide mutilante, au delà des modes du confort amélioré. Sciences exactes ou approchées En sciences exactes le résidu est éliminé par le coefficient d’erreur après calcul, il est ce qui en reste, ce qui simplement n’est pas encore élucidé. Peut-être un bruit de fond sans intérêt, peut-être, avec de nouveaux outils de recherche comme l’informatique, le matériau à partir duquel un chercheur marginal autant que génial va édifier ses théories du chaos ou du fractal… En matière de sciences humaines, cette existence du résidu est fondamentalement différente. A la limite, tout n’y serait que résidu. L’approximation littéraire, aussi appliquée, rigoureuse (délicieuse, grisante, transformatrice) soit-elle, possède un contenu de vérité d’autant moins douteux que l’analogie de sa méthode avec celles des sciences dures est plus serrée. Elle est cependant, en l’absence de tout processus de vérification expérimentale, privée à jamais de toute vérité absolue. Ce n’est pas là déclaration d’un pessimisme outré. Qu’on songe à l’évanescence d’innombrables théories philosophiques, à la mort d’un marxisme sous bannière stalinienne, plus près de nous du caractère épisodique du freudisme, du structuralisme, des religions qui hier encore croyaient tenir le fil de la certitude, de l’effondrement de la quasi-totalité des théories économiques classiques après le séisme de 2008. Leur force émanait du fait qu’elles avaient conquis des millions de conscience par leur forme habile, convaincante et une adéquation confuse à des constats de vérité apparente, démenties après

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coup par d’autres faits statistiquement vérifiés grâce aux multiples entendements de chacun. Pour autant une critique permanente permet de filtrer des précipités où gisent certaines vérités relatives. La douteuse authenticité idéologique ne tient qu’à cela : à la force de conviction qui s’aide naturellement, outre la qualité formelle, d’une apparence de conformité à une logique purement virtuelle, à un travestissement de la réalité, appuyé sur de vieux dogmes solidement enracinés dès la petite enfance, proféré par des mandarins outrecuidants, élevés sur des socles étatico-médiatiques. Ainsi des aberrations criminelles du nazisme dans une des nations intellectuellement les plus développées du monde, ou aujourd’hui, dans une nation civilisée, du sionisme et de son apartheid qui s’appuient sur la fiction d’un Etat d’Israël totalement inventé au début du siècle, si on en croit l’excellent Shlomo Sand, ou encore les limites des révolutions arabes, menacées de récupération par l’obscurantisme des fondamentalistes ou l’armée, s’appuyant sur la pauvreté des masses, les vieux mythes et l’argent du pétrole, etc. Il y a une différence d’ordre, de catégorie, entre cette incertitude déterministe et floue de nature littéraire et celle de la science dure qui s’appuie sur les deux socles des mathématiques et de l’expérimentation et qui ne peut pas ne pas intervenir dès lors que dans l’infiniment petit ou l’infiniment grand l’objet d’observation est de plus en plus hors de portée de l’observateur. L’écart est du même ordre par exemple qu’entre les strates naturelles de la géologie, de la vie végétale, animale, de l’organicité pensante : s’il y a des interconnexions entre ces deux sphères de la pensée humaine, elles comportent également une part d’autonomie inéchangeable, des niveaux de complexité et d’incertitude d’un autre degré, infiniment supérieur, dans un rapport de puissances de probabilités considérable au sein d’un même déterminisme incertain, à la manière de la série des infinis hiérarchisés de Cantor. En microphysique, le principe d’incertitude appartient-il aux phénomènes naturels eux-mêmes, à la particule et à son champ, ou à la trop grande proximité du mesureur avec ce qu’il doit mesurer, donc à l’imperfection peut-être provisoire des appareils de mesure (fentes d’Young, chambres à bulles et la suite) ? Pour « voir » l’infiniment petit, il faut le bombarder par des photons qui le modifient. Le niveau des quanta (10 puissance 20 fois plus petit que le proton ou celui des trous noirs interdit aux photons) est sans doute définitivement à l’abri de toute mesure directe. Peut-

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être l’humanité est-elle confrontée à un palier provisoire de la connaissance ? Les équations de Badiou qui veulent décrire l’apparition de ses évènements affectifs, économiques ou politiques, avec leurs variables subjectives impossibles à définir rigoureusement sont encore d’un autre ordre dans l’incertitude, qui approchent du délire fabuliste voire de l’imposture intellectuelle. Le CERN de Genève a mis au point des appareillages d’une complexité et d’une fiabilité extraordinaire, vide absolu, température proche du zéro absolu, recréation d’énergies monstrueuses proches du Big Bang qui ont réussi à la précision du millionième de prouver une première fois en 2012 l’existence du corpuscule ultime du modèle standard, le boson de Higgs, siège de l’apparition de la masse à partir de l’énergie. La confirmation sera bienvenue. Mais les économistes néo-ricardiens ou hayekiens se sont effondrés à la première collision mondiale de la finance éperdue. Depuis 2008, ils ne savent plus à quel saint se vouer et le spectre de Marx annoncé par Derrida revient hanter l’Université déboussolée ! Comment se défendre dès lors contre un scepticisme généralisé, un positivisme qui se refuserait à toute généralisation, toute recherche de grandes lois capables d’unifier la mosaïque des constats partiels, fussent-elles d’origine ensembliste, logique ? La science humaine comporte par accumulation des constats intuitifs qui sont malgré leur fragilité, consolidés par leur permanence historique et leur résistance à la critique collective, mais ils résistent à pouvoir être déduits par une succession rigoureuse de concepts traduisant chaque équation partielle dans la progression de la chaîne démonstrative. Nous n’avons affaire qu’à des vérités relatives, sous forme de nébuleuse provisoire, jamais à une vérité absolue, contrairement aux sciences exactes où la relativité est objet de calculs et d’applications industrielles quand bien même une théorie plus vaste vient souvent dépasser en l’englobant la théorie précédente mais sans en infirmer la vérité opérationnelle. La qualité d’exactitude relative en sciences humaines est proportionnelle à la similitude de leurs méthodes avec celles qui font l’absolu des sciences exactes : vérité des observations, vérification collective, débat désintéressé, honnêteté des acteurs, abolition des tabous, accumulations des faits vérifiés, caractère encyclopédique des connaissances et transpositions possibles des rapports fonctionnels d’une discipline à l’autre, rigueur logique des développements, la plus proche possible de celles des mathématiques, réflexion sur l’expérimentation historique (ô combien destructive !) des idéologies

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en vraie grandeur, systématisation du débat critique permanent. Pour autant, faute d’analyse d’une rationalité poussée jusqu’au bout, l’échec total des totalitarismes n’a pas entraîné automatiquement le rejet de leurs idéologies délétères (étatismes staliniens ou nazis) comme le montre leur refleurissement délétère en Europe. Les emprunts aux sciences dures, qui constituent désormais, plus que les gargarismes idéalistes post mystiques, la nourriture principale des avancées philosophiques, évitent difficilement les dangers de l’imposture intellectuelle (Sokal et Bricmont). L’humanité a cahoté sa marche des milliers d’années en appuyant sa progression sur des utopies successives, sur ces nébuleuses de pensées approximatives voire inexactes vers un progrès global chaotique mais incontestable dans la diminution du malheur collectif face aux prédations naturelles. Leur faiblesse de principe multiplie exponentiellement les difficultés d’expérimentation connues en microphysique : la situation sociale, idéologique de l’observateur au sein des phénomènes mesurés rend exceptionnellement rare l’objectivité du regard. Le concept de l’objectivité approfondie inclut le double relativisme du « réel » et de la « connaissance ». L’objectivité est toujours gagnée, conquise et reconquise sur cette double approximation ; elle est toujours remise en question. (HL, Métaphilosophie). Toutes les sciences avancent à l’intuition. A la poïésis. Mais les sciences dures subissent ensuite un double processus de purification par la vérification rigoureuse de la chaîne des relations des causes et effets, par l’expérience de laboratoire, sous l’œil de la communauté scientifique réputée impartiale puis par la généralisation industrielle créant devant les yeux statistiques, historiques de toute l’humanité un artefact géant : nouvelle architecture physique de la nature dans l’urbanisation, nouveaux mécanismes métalliques, nouvelles molécules, nouvelles espèces végétales ou animales, efficacité médicale, transmission, conquête de l’espace, cellules souches, OGM, nanoproduits, intelligence artificielle, etc. Face à l’efficacité de sa poïésis et de sa mimesis, la force créative de l’homme peut être difficilement sous-estimée. Henri Lefebvre, Métaphilosophie, extraits : La simulation comporte la reproduction d’un ensemble de phénomènes par des dispositifs techniques…

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La simulation reconstruit et reconstitue de proche en proche vie et pensée… L’automate prend sur lui de connaître (la science) en tant que réalisation théorique. Il affirme à sa manière la scission entre sujet et objet, entre le connaître et l’être, entre le réel et sa représentation… Entre l’homme et la nature, la technique intercale une nature seconde… Cette naturalité seconde n’est plus la cité, ni l’art, ni la langue ni tout le monde des objets en général mais la technique à la fois instrument, moyen, médiation, écran et milieu troublé plutôt que diaphane… Un retard rationnel des sciences humaines ? Le retard dans l’organisation de la vie collective (dans sa praxis) provient du fait qu’aucune des théories philosophico-politiques proposées ne peuvent faire l’objet de vérification systématique en laboratoire ; les seules vérifications sont en vraies grandeurs, historiques et ô combien destructives. Mais, même là encore, la rigueur des méthodes ne résiste pas, quel que soit le caractère indubitable des faits survenus, à la pression délétère des déformations idéologiques des interprétations, dès que des intérêts contradictoires sont en jeu ! Il y a quelque part une vérité historique asymptotique mais elle doit se défendre en permanence contre les oublis, les dévoiements intéressés ou inconscients. Ce sont toutes, sans exceptions, des idéologies – des produits de récits approximés par l’hémisphère droit, fussent-ils fantaisistes, destinés à rassurer l’être agissant. Comment par exemple peut-on encore sérieusement se réclamer aujourd’hui du communisme quand tout son siècle l’a caractérisé dans les faits comme un totalitarisme génocidaire, culturellement et socialement régressif. Il est pourtant de faux naïfs, des illuminés, des obstinés pour défendre cette aberration : si leur application n’était pas bonne les principes du socialisme étatique, du stalinisme, du maoïsme étaient excellents ! Le chercheur doit donc produire en permanence un effort intellectuel considérable pour se libérer de sa contingence, de ses présuppositions, de ses approximations ou divagations idéologiques. Y parvient-il ? Mission impossible ! Exemple : un analyste aussi précieux que Jean Marie Harribey démonte avec pertinence dans les huit premiers chapitres de La richesse, la valeur et l’inestimable, Critique socio-écologique du

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capitalisme (LLL, 2013) l’édifice néoclassique échafaudé depuis Ricardo, développé par des dizaines d’universitaires libéraux détenant l’essentiel des chaires d’enseignement et trustant depuis des lustres les publications dites « savantes ». Tout repose en effet sur ce mensonge fondamental : le refus obstiné de la réalité des rapports sociaux où le salarié – désormais immensément majoritaire dans la production planétaire – est la seule source de valeur, d’accumulation de marchandises, de patrimoine ou de leur traduction monétaire. Les objets mathématiques les plus sophistiqués de l’hyperlibéralisme et de sa financiarisation ne résistent pas à ce vice initial : les données de base sont fausses. Le capital n’autoproduit pas miraculeusement sa valeur accumulée, il la vole aux salariés. Il faudra attendre la crise mondiale pour que Le Monde, parmi d’autres, renouvelle totalement son écurie de savants économistes, laissant de la place aux keynésiens moins compromis dans l’hyperlibéralisme sauvage. Il ne s’agit naturellement pas d’ouvrir ses colonnes aux marxistes, quel manque de goût ce serait ! Depuis, rechute, s’étant vendu aux oligarques, il s’évertue en vain, en publiant un supplément quotidien à l’usage des patrons, à devenir le journal officiel du CAC 40 qui lui préfèrent ce bon vieux Figaro, ça va de soi ! Cependant, le même JM Harribey affirme dans son livre: Les services publics ne sont pas fournis à partir d’un prélèvement sur quelque chose de préexistant. Leur valeur monétaire, mais non marchande, n’est pas ponctionnée et détournée ; elle est produite (…) l’impôt n’est donc pas un prélèvement sur de la richesse déjà existante, c’est le prix socialisé d’une richesse supplémentaire… Affirmation absolument gratuite (excepté pour les contribuables) : En vérité l’expérience de terrain des Services Publics (voir le récit autobiographique de Zoé Sheppard en région Aquitaine, Complètement débordée…ou la mienne) montre que la réalité est bien plus ambiguë. Le travail des services publics n’est jamais conduit vers la valeur moyenne exacte de l’ensemble de la société, il lui manque la contrainte de la concurrence dont il est dûment protégé par le statut du fonctionnaire à vie, l’automaticité de la reconduction annuelle du budget d’Etat et la loi de Peter dans une prolifération des services qui permet l’ascension injustifiée des chefs. Il se compose donc d’un mixte de production réelle et d’une marge variable de non-travail, il échappe par nature au risque de faillite en cas de déficit prolongé et, par suite, s’éloigne du rendement moyen du secteur privé sur un territoire national donné. L’origine corporatiste et la racine de classe

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(bureaucratique) d’une telle thèse de JMH semblent assez évidentes : Peu importe le laxisme et les déficits typiquement français, pas d’autre remède aux dysfonctionnements capitalistes que davantage de sévices publics ! Pour sortir de la crise, retournons gaiement vers le stalino-maoïsme et la perspective de 100 % de fonctionnaires comme dans l’URSS paradisiaque de jadis! Ce n’est pas faire du sarkozysme que de l’affirmer, chacun sait que l’objectif de ce dernier était de gonfler les profits oligarchiques, le nôtre est au contraire d’opérer une meilleure répartition du travail et des richesses en prélevant sur tous les profits illicites, en premier lieu bien entendu ceux du CAC 40 mais aussi sur ceux des excroissances bureaucratiques. Nous reviendrons plus en détail sur l’important ouvrage de JM Harribey. Le Hibou prend son essor au crépuscule Errance sans pareille de la pensée de cette déformation corporatiste chez Béatrice Hibou (La bureaucratisation du monde à l’ère néo libérale, La Découverte 2012) qui consacre 170 pages à cette thèse surréaliste : La bureaucratisation n’est pas induite par l’étatisation-fonctionnarisation, elle est au contraire le critère dominant du néo- libéralisme contemporain ! Non pas que la comparaison entre certaines tares parallèles dans les deux sphères de la production-domination du monde moderne ne soit instructive. Mais l’auteur procède par élimination magique, la bureaucratisation étatique n’existe tout simplement pas, tabou, on n’en souffle mot, hors propos, escamotage, disparition divine, il n’y a rien dans la boîte ! Le confort intellectuel de la chercheuse est ainsi soigneusement préservé. Non que l’évolution vers des entreprises privées hors de proportions (banques trop grosses pour être dissoutes, sureffectifs dans des situations de monopole de produits rares, gadgétisation absurde, népotisme, publicité, enfermement dans les horaires et hiérarchies censés garantir le maintien du statu quo de l’exploitation séculaire, etc.), ne fasse partie de la réalité du monde libéral, non que leur déluge de normes, leur abus de l’informatique, leurs techniques soi-disant psychologiques destinées à extraire davantage de plus-value, ne ressortent d’un phénomène de même nature bureaucratique mais l’auteur, dans sa passion fonctionnaire, oublie un minuscule ingrédient : dans leur recherche hystérique d’un profit évanescent, les actionnaires du CAC 40 ont des crocs effilés et une cruauté à nulle autre pareille, quand l’excès bureaucratique nuit par trop au profit des

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actionnaires, la brutalité de la mort qui sculpte la vie met en jeu ses recettes imparables qui consistent à comprimer sauvagement les effectifs, à alléger le mammouth sans trembler, ce qui n’arrive jamais dans les structures étatiques. Il ne s’agit pas de soutenir les dégraissages boursiers mais de condamner les deux nuisances, Marché, Etat, dans leurs excès, comme de déceler leurs éventuels avantages respectifs, dans une complexité empirique incontournable, éviter le Charybde autant que le Scylla : parasitisme étatique versus surexploitation capitaliste. Quand les champions du marché s’attaquent à l’Etat comme Sarkozy, les 150 000 salaires économisés (sur plus de 5 millions) sont récupérés aussitôt par la hiérarchie pour s’octroyer des primes, l’économie finale est sans rapport avec l’effort social consenti, le déficit du budget de l’Etat est toujours aussi béant. Les collectivités locales s’empressent dans le même temps de gonfler leurs effectifs sans aucun profit pour les citoyens. La fresque de madame Hibou est hallucinante de naïveté ou de cynisme : regardez la paille dans vos yeux plutôt que la poutre dans les miens ! Sur 170 pages, elle martèle 115 fois bureaucratisation hyperlibérale, sans doute pour compenser sa faiblesse de ses arguments ! En ignorant toute mesure (repérage) de la valeur de la force de travail, notamment par la sanction de l’offre et de la demande, l’auteur s’en tire en baptisant bureaucratie tout ce qui ressort de la rationalisation productive (normes, etc.), sans autre examen. Difficile pourtant d’envisager une production mondiale, un essor économique des BRICS qui pourraient se passer de normes (comme de valeur minorée de la force de travail des salariés du Sud). Reste qu’une part de ce matelas de normes - surtout celles qui se situent à l’interface privé/public - est effectivement dévoyée en glissant de la rationalisation à la bureaucratisation. La différence avec le secteur privé, c’est que, quand ce dernier laisse apparaître des manifestations bureaucratiques parasitaires qui entravent son profit, il est vite ramené à la réalité par le jeu sévère de l’offre et la demande, il opère alors des sanctions brutales, des dégraissages, ce qui n’est jamais le cas des administrations publiques, pour qui la sanction n’est que différée aux résultats électoraux, aux campagnes de presse ; le plus souvent le chien aboie et la caravane passe... Les compressions opérées par Sarkozy n’ont pas diminué d’un centime le budget de l’Etat ! Il ne s’agit naturellement pas de justifier les dégraissages boursiers ou de prôner le transfert des méthodes de surexploitation privée au secteur public mais de libérer l’esprit pour

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penser d’autres organisations du mode de production, débarrassées à la fois du mercantilisme et du bureaucratisme, de déblayer la voie de ses monceaux de corporatisme pour ouvrir à l’autogestion, au dépérissement de l’Etat, seules pistes valables pour sortir des crises. Une tendance à la bureaucratisation relative du secteur privé peut néanmoins se nourrir un moment de la masse énorme de profits liée à une position dominante provisoire sur le marché, décuplée par l’industrie moderne à forts technologie et capital fixe. La période keynésienne a tenté de résoudre la quadrature du cercle capitaliste : comment accroître la part de plus-value prélevée en pressurant ses salariés tout en continuant de leur vendre toujours plus, ce qui suppose de mieux apprécier la valeur de leur Force de Travail, en particulier en accroissant la part de consommation non basique qui vise à se rapprocher du niveau de vie des couches moyennes, la plus délicate à quantifier et la mieux compressible ! On empile alors les dispositifs aussi sophistiqués que vains pour faire croire au rétablissement de l’égalité au risque parfois d’alourdir le fardeau commun des exploités en surajoutant des dispositifs bureaucratiques. Les délocalisations et la crise des dettes sont alors une bénédiction pour une survie du capitalisme de grand papa, en accroissant la plus-value capitalisée, en déblayant sauvagement les innombrables cautères suscités par l’Etat. Henri Lefebvre met le doigt sur un problème central de la modernité : la force humaine, intellectuelle, doit se défendre contre l’envahissement de son rapport avec la nature par un troisième monde, celui de la technologie, portée aveuglément par le progrès scientifique mais aussi par la séparation en classes, la division du travail, l’inégalité persistante et le rôle incontournable de la mimésis, de la reproduction du même logiciel, utile s’il assure la fiabilité, nuisible s’il radote ou écrase la société sous le poids de ses structures bureaucratiques. Ce n’est pas l’accusation portée contre la rationalité fût-elle binaire, ensembliste, simpliste, (Castoriadis ou Heidegger) qui peut tirer l’humanité de là. Sans doute non plus le retour au résidu de Lefebvre, terme équivoque désignant ce qui résiste provisoirement à l’analyse humaine, pouvant vite glisser vers l’hypostase d’un terreau bientôt mythique dont le danger serait de cousiner avec les innombrables obscurantismes en permanente régénération spontanée sous l’effet du retour récurrent des arriérations (Bouddha, Lao Tseu et la suite). Il est besoin au contraire de toujours plus de rationalité, dans un équilibre

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sans cesse affiné qui prenne en compte avec rigueur le caractère originellement organique de l’homme, la puissante capacité de son imagination à développer des univers inédits, les pires inventions morbides et génocidaires comme les jouissances les plus élevées de la connaissance, de la culture et de la création issues d’un travail libéré de la fétichisation. La dimension rationnelle devrait être absolument solidaire de la dimension démocratique. Le pire méfait du capitalisme développé c’est de maintenir, d’aggraver la ségrégation des intelligences et des sensibilités en dépit de l’augmentation purement utilitariste, technique, des niveaux scolaires, appuyée sur le conformisme épuisé, étatique et barbare de son anti-pédagogie, sur ses appareils médiatiques abrutissants, abaissant le niveau moyen, détruisant les possibilités désormais inouïes d’accession de chacun aux œuvres de Bartok ou Kubrick, Coltrane ou Beckett, Kandinsky ou Frank Lloyd Wright, René Char ou Pina Bausch. Ici, 80 % des classes d’âge atteignent le niveau du bac mais seule une infime minorité pénètre au sein du minuscule cercle des connaisseurs et des créatifs. Comme si l’éducation nationale, pourtant seul lieu producteur des producteurs de plus value, s’entêtait à n’utiliser pour toute pédagogie que le rabot et l’égoïne inégalitaires de Jules Ferry (1880) pour construire ses informaticiens et ses chercheurs ! Ses syndicats à n’envisager de solution au désastre qu’en achetant toujours plus d’égoïnes et de rabots et s’organisant une RTT égoïste ! Combien d’ordinateurs dans les classes ? Pourquoi ne diffuse-t-on partout la méthode Khan pour l’apprentissage interactif des mathématiques ? Et le MOOC dans les autres disciplines ? Comment voulez-vous que nos mandarins envisagent une seconde la disparition des cours magistraux et leur haute chaire réduite à l’activité affligeante (ou passionnante) des moniteurs de Travaux Pratiques ? Poïésis, mimésis, praxis … Autre réserve sur Métaphilosophie : certain flou voire anachronisme dans l’utilisation des vieux concepts grecs. Celui de poïésis notamment, s’agit-il de la seule transformation de la nature, de l’artisanat ou bien d’une de ses conditions, celle de la création, distincte de la mimésis. Parlons-nous bien de la même chose quand on évoque la poésie ou l’activité artisanale ? Pour la mimésis, ne s’agit-il que de la duplication du savoir grâce à la mémoire ou d’une assimilation déjà créative, c’est-à-dire contenant une part de poïésis ?

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Dans la recherche scientifique, la poïésis est à l’œuvre quand le caractère uniquement mimétique de la technologie, dont notre monde moderne ne peut se passer, en est privé. Idem pour la praxis, action auprès des hommes et femmes, ne s’intègre-t-elle pas trop souvent à la mimésis la plus plate ? Bien entendu, technologie et expérience politique présentent des utilités empiriques incontestables. Mais l’hominisation suppose la dimension créative. Ces réserves à l’égard du texte de HL proviennent le plus souvent du décalage de temps plus que de la pensée elle-même. L’actualité de la Métaphilosophie provient de l’extrême intelligence, de la liberté du tableau de la philosophie universitaire des années soixante et dix qui tient les deux bouts de la critique : d’une part l’urgence marxienne d’une philosophie qui cesserait de commenter l’état du monde en une pure contemplation, au profit d’une praxis philosophique qui, sans calquer l’empirisme vulgaire de la politique politicienne, se proposerait de transformer le réel, à l’image - asymptotique - de l’intervention de la poïésis, de l’expérimentation des sciences exactes. Mais d’autre part et symétriquement, comment ne pas convenir que cette dimension contemplative ne cessera jamais, qu’elle est le préalable à toute intervention d’une praxis efficace et vraie, dans son utile distanciation. Le recours aux dires les plus divers de la pensée ancienne ou contemporaine doit garder le caractère d’une sphère autonome que ni l’économie et ses cycles, ni les hiérarchies sociales, ni la pratique technocratique ni les calculs ambitieux ne devraient pouvoir altérer. Vœu pieux ! Métaphilosophie abonde en fulgurations judicieuses : notre époque est celle où l’Homme n’a plus affaire seulement à l’action sur la nature, à la poïésis ou à l’action sur les hommes, la praxis, la politique, mais en outre au troisième monde artificiel créé par la poïésis même de l’homme et s’imposant à lui comme nouvel interlocuteur, nouvelle hostilité, le monde artificiel de l’industrialisation, de la technocratisation, de l’urbanisation, de la cybernétique, de l’Etat, du mode de production, du spectacle, de l’aliénation-fétichisation poussée à son paroxysme jusqu’aux crises sans doute finales dont nous connaissons aujourd’hui l’orée. Une texture de bout en bout contradictoire que seul le regard analytique, dialectique et sans tabou peut pénétrer. La qualité de la pensée de Lefebvre, son anticonformisme, engendre naturellement ses propres défauts, notamment son affinité pour la virtuosité d’une

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conceptualisation hardie, rapide, les bases fussent-elles viciées par les résurgences de présupposés mystificateurs telle la croyance en l’Etre Unique, de la conscience préalable à l’existence ? Ainsi peut-être de l’exégèse dépourvue de critique de fond non seulement de Platon, Aristote, mais pourquoi pas de Saint Augustin, idéologue principal de l’érection du christianisme en religion d’Etat par Constantin, 80 ans avant les Confessions qui lui donnent toute son emprise millénaire étouffante sur la pensée rationnelle, avant l’apparition des Lumières ? Ces réserves faites, Métaphilosophie est un livre en tout point admirable, incontournable, toujours d’une actualité essentielle. Autant par son brio, son érudition que par son attachement à l’essentiel, le goût imperturbable pour la vérité, la transformation nécessaire du monde, la solidarité aux humbles, l’intuition des directions où devrait s’engager la pensée, en toute humilité du philosophe. Ajoutons un regard réaliste sur la politique française dont, à l’époque, le continent représenté par l’énorme hystérésis de l’influence communiste sur les masses ouvrières. Du bon usage de la sociologie : philosophe anti-systémique s’il en est, HL excelle dans l’éclectisme, l’ouverture, une curiosité insatiable, ce qui peut constituer parfois une fragilité, mais il demeure indéfectiblement soumis à travers des décennies d’épreuves, d’isolement, d’attaques, à la claire nécessité émancipatrice telle que Marx en a tracé les grandes lignes, limitées naturellement par les informations de sa propre époque. Ainsi de sa sociologie, de son intérêt pour la vie quotidienne, qui, outre son rôle dans la vérification d’hypothèses sociales, est avant tout un levier - celui d’une praxis retrouvée - pour déplacer l’Himalaya de la doxa stalinienne comme de la pesanteur de siècles de sécrétions universitaires bourgeoisement conformistes. C’est ce qui le distingue d’un Bourdieu, intéressant pour les compléments précieux qu’il apporte aux analyses totalisantes - surtout quand sa critique fait du marxisme sans le savoir ou sans le dire - mais qui en reste, outre ses attaques globales contre l’œuvre de Marx (briques vers l’hégémonie universitaire ?), sans la distinguer suffisamment des aberrations staliniennes du XXe siècle, à une approche descriptive des phénomènes où manquent toujours les présupposés, les hypothèses hardies et unifiantes qui puissent les intégrer dans une vision globale sans laquelle il n’est pas d’entreprise de transformation. Ainsi de l’excellent Corcuff, sociologue écartelé, à la fois militant et universitaire, qui reste partagé entre l’empirisme souvent réducteur de la sociologie universitaire de terrain (parfois à

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ras du sol !), son hostilité maladive à toute généralisation hâtive et ses propres aspirations indubitablement téléologiques à l’émancipation militante.

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Chapitre II Une nature ondulatoire et corpusculaire de l’être humain ? L’outrecuidance nous tente de reprendre les analyses de Henri Lefebvre en osant un téméraire développement onirique. Chez les premiers hominidés, la station debout facilite l’utilisation de la main dans la fabrication d’outils pour chasser, cueillir et s’abriter initiant sans doute le développement des circuits neuronaux, synaptiques transmis par sélection, des plus doués des animaux. Chez la femme, elle produit le rétrécissement du bassin, la sélection faisant naître les enfants avant la maturation complète du cerveau in vitro qui impose ensuite une longue éducation parentale. La conscience, la mémoire, la capacité de raisonnement se développent au cours de ce lent apprentissage. Poïésis et mimésis de l’homo faber sont lentement propulsées par la lutte pour la survie de son espèce animale organiquement peu douée pour la survie, menacée en permanence d’extinction, contrainte d’exploiter à fond ses capacités neuronales. Avant même d’approcher son stade rationnel, la coopération communautaire est pénétrée par la division du travail nécessitée par la survie de l’espèce. Elle est fondée sur la loterie génétique créant une première inégalité des chances, les plus forts et les plus rusés émergent du troupeau. Parallèlement, la partition des genres sur quoi repose la reproduction de l’espèce institue une forme initiale de

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division du travail, celle de la domination patriarcale sur la femme, handicapée par la parturition et l’éducation. Dès l’étape de la chasse/cueillette, les éléments génétiquement les plus doués des homo sapiens inventent des divinités et une expression artistique. De la chefferie, ces formes d’exploitation évoluent vers les premières formes d’agriculture qui permettent d’échapper aux famines grâce à l’accumulation en induisant un premier décollage du processus d’hominisation, déjà basé à la fois sur la coopération et l’exploitation. Les échanges et le long procès d’éducation sous l’influence des stimuli extérieurs favorisent le développement de ses réseaux neuronaux et synaptiques. Dès l’apparition dans le triangle d’Asie mineure de la sélection des céréales et des bêtes de traits, avec l’agriculture sédentaire apparaissent les nécessités de stockage et de l’irrigation qui écartent les famines en créant les conditions d’une nouvelle division du travail, déjà amorcée par la sujétion de la femme handicapée par l’enfantement mais en imposant une première centralité du pouvoir organisateur. Quand la fragilité alimentaire des chasseurs cueilleurs recule, les embryons d’Etat et la couche bureaucratique des scribes apparaissent parallèlement pour maîtriser cette nouvelle organisation du travail et des réserves. La domination - versus sa contestation - se déploient en créant, en s’appuyant sur et en se télescopant avec, une structuration institutionnelle et spatiale, communautaire et pyramidale, destinée à maintenir une forme de coopération, depuis la famille jusqu’à la ville puis à l’Etat national, aujourd’hui l’ONU. C’est la lente complexification de la délégation de pouvoir, contredite par les logiques de la division du travail/exploitation, vers une transparence toujours poursuivie, le plus souvent trahie, jamais atteignable en sa plénitude. La richesse des nantis, appuyée sur une coercition bureaucratique qu’ils maîtrisent en l’appuyant sur la déification du roi, sert à projeter la masse des exploités dans la course à un mieux vivre octroyé, comme satisfaction partielle mais aussi comme leurre constant. La propriété privée des moyens de production, levier de croissance inégalable grâce à une brutale accumulation permettant l’utilisation de la science dans l’industrie, fige dans la loi les premières formes du mode de production inégalitaire, privilégiant le droit du premier occupant, ou du plus fort, comme origine divine des premiers exploiteurs. Il faudra attendre Mesliers, Rousseau et Proudhon pour disposer d’une critique morale, en règle de droit, de

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l’usurpation que constituent la propriété privée des moyens de production et sa transmission par héritage. Au cours de quelques millénaires d’histoire écrite, dans le chaos des phases de stagnation ou de régression, un progrès lent et statistiquement global s’est manifesté dans l’essor des technologies, des forces productives et le lent abandon des massacres intercommunautaires systématiques au profit de l’esclavage, plus rentable économiquement. Le très lent affaiblissement de la barbarie des dominants est induit par le rôle contradictoire des religions dans la diffusion de quelques principes contestataires et éthiques qui canalisent son oppression dans des limites de survie mais en protégeant l’essentiel de la domination (égalité selon Jésus revue par Saint Paul puis Constantin comme justification après la mort d’avoir eu à supporter toute sa vie l’Etat prédateur). La domination, forme limite et dévoyée de la délégation de pouvoir, tend à s’ossifier dans des empires suscités par le besoin d’accumuler les vivres, d’instituer un ordre protecteur contre la guerre, ancrés dans les consciences par le recours aux affabulations des mythologies religieuses dont les rois seraient les représentants directs sur terre. Le droit divin calme en outre les inquiétudes nées du cosmos inconnu et hostile, il fait respecter, outre l’obéissance aux dominants, de premières règles éthiques plus ou moins propres à protéger la survie de l’espèce des excès mortifères de la domination et de la compétition sauvage. Statut contradictoire de l’humanité Le mécanisme naissant qui tend à unifier relativement et à mouvoir ce processus, est inséparablement et contradictoirement collectif et individuel. La théorie fractale suggère en effet une complémentarité ondulatoire et corpusculaire de l’humanité par analogie avec la propriété des particules élémentaires. La finitude de notre Terre dans l’espace multiplement infini des plurivers justifie que les mêmes formes soient sans cesse réempruntées dans les domaines les plus divers). Ce mécanisme contradictoire qui articule l’individu et sa société est la délégation de pouvoir évolutive. Sa première forme animale, préhistorique est le mâle, le chef de clan, issu de la première et nécessaire division du travail. Elle évolue vers la délégation totale, bientôt contrainte, accaparatrice et héréditaire au chef de guerre exceptionnel assurant richesse et accumulation agricoles, celle de la collectivité bientôt confondue avec la sienne, propres à éviter les

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famines. Son pouvoir sacré est assis sur les certitudes abusives des mythologies, où animaux ou ancêtres réincarnés cèdent bientôt la place au Dieu tout puissant, étape contradictoire ouvrant à la fois sur la totalité cosmologique bientôt objet des sciences mais en même temps sur une mystification généralisée, écartant les masses de l’utilisation de la rationalité naissante pour tenter d’expliquer l’inégalité humaine, en contestant ses distorsions historiques. Elle apporte en prime une illusoire mais rassurante explication globalisante des mystères du monde où se mêlent dans la même chaîne bricolée de prétendues causalités, premières observations empiriques, leçons pour la survie et billevesées fantasmagoriques de chamans, recettes éthiques et premières aspirations esthétiques pour un vivre mieux ensemble, respectueux d’une pyramide des pouvoirs pas trop chahutée. Contemporaine de l’émergence des monothéismes (Yaveh, Bouddha, la Voie de Lao Tseu, etc.), le tonnerre de la contradiction démocratique et rationnelle du Ve siècle grec, explosion multiforme de puissance humaine, affirme à la fois l’affirmation d’un matérialisme rationnel esquissé et l’auto-institution d’une société de citoyens égaux (à l’esclavage et au machisme près, ce qui n’est certes pas négligeable). Elle propose au cercle réduit des citoyens les premiers outils des avancées ultérieures de l’autonomie individuelle et collective, une délégation de pouvoir non dévoyée par un pouvoir autocratique mais appuyée sur nombre d’outils toujours pertinents : la démocratie directe par le libre débat entre tous les citoyens sur l’agora, la révocabilité et la dokémazie (déportation des élus corrompus), le tirage au sort des chefs, et dans la même foulée prométhéenne, la rationalité préscientifique, Esculape, Pythagore, Thalès, Hippodamos…, le premier matérialisme de Leucippe et Démocrite, les balbutiements de la mathématique et de la science expérimentale, comme les avancées techniques d’Eupalinos creusant le premier tunnel à Samos, artistiques de Praxitèle, littéraires d’Eschyle, Euripide et Sophocle… La question se pose, après Castoriadis, de savoir s’il s’agit d’une création ex nihilo ou bien d’une première réponse historique, certes limitée par l’idiosyncrasie grecque, à l’essor des échanges marchands, à la pression des contradictions insupportables nées de la division de classe de droit divin comme au premier palier d’abondance relative acquise par les citoyens : rationalité et démocratie pour la première fois nouent leur alliance millénaire visant à harmoniser les deux caractères de l’espèce

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humaine, au travers du débat avec des chefs reconnus par tous comme Périclès, sa nature simultanément et contradictoirement ondulatoire et corpusculaire, individuelle et collective, discrètement subjective et socialement objectivée. Solution balbutiante, très imparfaite, puisque l’esclavage, la mise à l’écart des métèques et la sujétion des femmes sont maintenus, esquisse néanmoins d’un germe de paradigme infiniment précieux. Un stade atteint par l’ensemble de l’humanité contrastant avec les réponses inverses des divers monothéismes qui vont geler deux millénaires durant cette formidable avancée de la pensée rationnelle. Un caractère corpusculaire et ondulatoire de l’humanité ? Au moment où l’Homme est de plus en plus souvent conçu ou rêvé comme un être isolé, autonome, responsable, opposé « à la société » contre laquelle il défendrait son « authenticité » ou sa « singularité », les sciences sociales ont plus que jamais le devoir de mettre au jour la fabrication sociale des individus. Car le social ne se réduit pas au collectif ou au général, mais gît dans les plis les plus singuliers de chaque individu. (Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social, La Découverte, 2013) Le caractère tout à la fois inséparablement et contradictoirement individuel et collectif, corpusculaire et ondulatoire, de l’humanité, par analogie avec la structure fine de la matière de l’infiniment petit peut sembler tramer la base de ces développements. Comme le suggèrent les théories fractales, le cosmos ne cesse dans ses infinis superposés, de réutiliser des formes, des structures déjà existantes dans des domaines complètement étrangers (jusqu’à imaginer que mon double exact existe dans une part quelconque des plurivers, il n’est donc pas interdit de tenter de relever une analogie entre la structure fine de la matière et celle de l’humanité dont elle est le produit ultime, « le plus élaboré », dans un minuscule créneau de température, de basse énergie et un extraordinaire hasard cosmologique qui sont les nôtres, à mi chemin des conditions chaotiques du Big Bang et de l’entropie accomplie dans le désordre maximum (asymptote du zéro absolu). Le cosmos y livre son ordre supérieur ultime : l’intelligence, qui lui permet de se conscientiser par le moyen du code génétique humain utilisant ses propres lois pour inventer du cosmique inédit. L’être humain n’est ni un sujet isolé ni l’atome d’une matière homogène où son autonomie se perdrait, il est indistinctement l’un et l’autre,

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collectif et autonome, singulier et pluriel par la contradiction, collaboration permanentes entre les deux termes… L’individu est largement déterminé par les champs ondulatoires sociaux, idéologie, économie, politique, esthétique, sciences, etc. (l’imaginaire social de Castoriadis) mais c’est l’addition des apports singuliers de quelques subjectivités exemplaires, extraordinaires, minoritaires, une fois appropriée par les masses, qui édifie dans la diachronie cet imaginaire social, ces champs idéologiques, profondément appuyés, ancrés, enracinés dans le champ de l’organisation économique de sa survie (et au delà si possibilités) selon la flèche du temps. Chaque sujet humains encastré dispose d’une sphère (un quantum, un photon, un hadron) propre, spécifique, d’évolution relativement autonome, capable de réagir à son tour (feed back) sur son soubassement économique, rapports de production et niveau des forces productives, tout en demeurant dépendant des champs idéologiques qui le guident, ses champs ondulatoires porteurs… Filant l’analogie osée qui s’appuie sur le modèle standard de la physique et ses seize particules élémentaires variant par la masse, la charge et le spin - toutes décelées expérimentalement, contrairement aux imaginations mathématiques de la théorie de cordes – risquons-nous à filer la métaphore et à hasarder que la base économique du concert humain, incluant l’urbain, s’assimilerait à l’interaction gravitationnelle parmi ces champs énergétiques, ondulatoires-corpusculaires de l’humanité (analogues à l’électromagnétique, aux liaisons nucléaires faibles et fortes) de l’idéologie. La valeur de la force de travail - dans l’entreprise - serait une manière de boson de Higgs permettant par dissymétrie de passer de l’un à l’autre, de fabriquer la matière de la marchandise à partir de l’énergie photonique de la rationalité humaine et électrique, au travers de la monnaie résultant de l’échange moléculaire marchand des valeurs force de travail, Youppie !!!… Filant la métaphore, cette marchandise serait, en puisant dans le modèle standard de la physique, identifiable par exemple aux protons chargés positivement, associés aux « neutrons de l’activité étatique », ces derniers dépourvus de la charge électrique productrice d’interaction des protons, cependant indispensables à l’édification du noyau, donc de la molécule, humains (complexe gravitationnel et énergétique) et à la poursuite de l’évolution cosmique. Quand s’ils sont isolés, neutres, ils présentent le danger de devenir parasitaires. La monnaie serait assimilable aux électrons qui représentent l’énergie tantôt véhiculée et irriguant la société (à la manière du monde physique), tantôt associée aux noyaux

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dans les molécules humaines en tant que fabriquant de capital fixe, les photons dépourvus de masse interagissant partout s’assimileraient à l’énergie intellectuelle indispensable à tous les processus humains : ce sont eux qui apportent l’information, sans eux on ne peut rien connaître des supernovae ni de la matière noire supposée… Il faut au sein des noyaux un judicieux équilibre entre neutrons et protons pour que les atomes stables réagissent entre eux et produisent à terme de la vie ! L’interaction faible (une des quatre liaisons fondamentales de l’infiniment petit, avec l’interaction forte qui colle entre eux les protons du noyau qui sinon se repousseraient, avec l’électromagnétisme des photons et la gravitation). Un photon frappant un neutron peut transformer celui-ci en proton en émettant un électron (radioactivité bêta) : ainsi le quanta de travail humain perdant une part de son constituant bureaucratique pourrait augmenter son potentiel d’activité positive ! Séduisant ! Dans la radioactivité bêta inverse, le neutron libère cette fois un positon et un neutrino, particule d’antimatière, décelée comme telle… Délirons : Antimatière et énergie noire s’identifieraient alors aux déformations négatives de la pensée et de l’énergie humaines agissant à l’encontre des fins sinon téléologiques de l’espèce, du moins de la flèche du temps, attracteur étrange vers la rationalité démocratiquement totalement partagée, le Commun d’Ostrom et Dardot Laval, l’autogestion de H Lefebvre, en contradiction historique avec le Marché et l’Etat, infiniment mieux capable que ces derniers de s’adapter à l’avance aux aléas cosmiques auxquels son éternité collective ne manquera par de les confronter, menaçant sinon le cosmos humain des trous noirs de la guerre, qui absorbent le moindre photon qui frôlerait leur horizon et les détruiraient sans merci, ainsi de l’obscurantisme et du totalitarisme, de la dystopie écologique, annihilant tout processus d’hominisation… Le rôle de l’Etat neutronique serait nécessaire mais non suffisant, il faut maintenir ce lest neutronique garantissant un équilibre judicieux entre protons positifs, dotés de charge se repoussant, porteurs donc d’une vie contradictoire, dialectique exprimée dans la rencontre avec les électrons périphériques de l’atome, brique de tout l’édifice naturel, contrairement au gel, à l’assoupissement de l’excès neutronique !!… Bien tentant comme image mystico-poétique, très approchée, remplie de contradictions, de l’édification des sociétés humaines… Délirons… Cédons un moment à la fable cosmologique, au vertige analogique ! Autre analogie, organique cette fois, plus proche : la base économique pour développer son champ, fondée sur l’exploitation,

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contradictoire à la socialité de l’homme, et ainsi développer l’hominisation, requiert la très efficace animalité de l’individu, ses instincts d’agressivité et de domination les plus primitifs, logés dans un réseau de multiples connexions neuro-synaptiques, à la fois innées et acquises. Ainsi l’avertissement d’un danger mémorisé séculairement passe par l’amygdale qui déclenche les décisions d’action avant même que le processus de conscientisation parallèle mais lent ne se soit accompli. De façon (abusivement ?) similaire, le progrès social semblerait donc passer historiquement par l’étape de la domination qui fait appel non pas à un Mal abstrait, enraciné dans les consciences par le Très Haut de l’abstraction mais plus simplement dans le soubassement de l’animalité. Le déroulement des situations des BRICS peut l’illustrer : le vingtième siècle a montré que l’étape du capitalisme, à partir de situations médiévales, semble incontournable pour sortir du sous-développement, redonnant du poids au matérialisme historique de Marx , si décrié !. Comme l’émergence de la conscience est issue à la fois d’échanges interindividuels et de procédures sociales, la prise de conscience de la nocivité de l’exploitation et de l’inégalité doit emprunter le chemin long de la conscientisation, de l’acculturation des masses, ce qui suppose la réalisation des premières conditions matérielles du confort, fin du travail pénible et de la pauvreté, pour y parvenir. La quadrature du cercle. D’où le processus chaotique emprunté par l’histoire, l’inégalité rapprochant d’une possible mais non fatale égalité, dans un conflit incessant. L’effort rationnel, y compris l’appréciation chiffrée des rapports économiques et sociaux, en est la condition sine qua none mais il engendre lui-même sa négation nocive, le développement chez les dominants qui financent la recherche, animés des mêmes réflexes animaux, d’une perversion de la raison, de la manipulation, de la rouerie propres à berner les dominés, avec une mobilisation inimaginable de moyens pervers (Etat, médias, idéologies), détournant le caractère libérateur des conquêtes scientifiques en leur strict inverse. Le développement de l’hominisation, jusqu’ici, présente les deux aspects contradictoires. La socialité engendre la coopération et le progrès éthique. Le maintien des structures de domination corrompt ce développement réalistement utopique de l’humanité. La politique se situe entre ces deux écueils objectifs. Dans sa version libératrice, elle est tenue au réalisme (y compris arithmétique) et à la prise en compte de ces éléments constitutifs des individus issus de l’animalité et du développement simultané, ambigu de leur socialité vers la rationalité

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solidaire, versus l’individualisme exacerbé. La perversion à son comble fait qu’une partie des dominés réutilise les vieilles recettes de l’oppression étatique pour contrer l’oligarchie triomphante, se condamnant ainsi à l’échec assuré, quand ils créent de leurs propres mains de nouveaux exploiteurs. D’où l’ambiguïté de la forme parti, calquant celle de l’Etat. Comment vaincre l’oligarchie surpuissante, gagner l’hégémonie avec un parti dépérissant ? L’irénisme ne mène nulle part. La flèche du temps mène l’humanité vers cet objectif pressenti par Bertold Brecht que le petit cercle des connaisseurs - et des créatifs - s’élargissent à un grand cercle des connaisseurs (à terme asymptotique l’humanité toute entière). Rien ne s’oppose organiquement à cette perspective, tous les cerveaux humains bénéficient à la naissance de codes génétiques approchés et donc des mêmes possibilités de multiplier à l’infini la quantité et la qualité des liaisons neuro-synaptiques. Les gènes des intelligences, peut-être inexistants, n’ont pas été découverts, s’ils l’étaient un jour, la chirurgie génétique pourrait les implanter dans les cerveaux déficients ! Le reste n’est qu’une question d’élévation du niveau de vie, de sélection par l’amour au sein du haras humain, de qualité de la première éducation pédagogique, enfin d’un environnement intellectuel débarrassé de ses tares mercantiles ou passéistes, grimpant doucement vers la plénitude des éléments de culture de haut niveau au sein de la mouvance médiatique : à l’exact opposé de ce que la société marchande et inégalitaire - versus bureaucratique - prescrit dans ses potions empoisonnées. Bien entendu un très long et très incertain développement en perspective ! Différences Un premier élément distinctif du domaine de la physique est que l’aspect ondulatoire est cette fois historique, en perpétuel développement (encore que le caractère ondulatoire du cosmos ait lui aussi bien qu’à une toute autre échelle de temps, un caractère possiblement « historique » (13,7 milliards d’années lumière depuis le Big Bang et l’expansion de l’univers). Lee Smolin affirme même que le cosmos choisirait par darwinisme cosmique le « meilleur » univers parmi la pluralité issus des trous noirs… Un second caractère creuse la différence, celui de sa continuité, de l’homogénéité des champs qui pour l’humanité, relève d’une réalité virtuelle, la pensée, avec ses logiques propres, sa nature de fluidité abstraite, sa tendance au

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foisonnement imaginaire difficilement contrôlable de l’appareillage neuronal (lui aussi individuel au niveau du cerveau, mais collectif au niveau du langage et de la mémoire accumulée comme de l’expérimentation scientifique), notamment dans son hémisphère droit (pouvant dériver vers le clavecin fou de Diderot ou l’ordinateur débridé). L’addition des activités neuronales peut elle aussi fluctuer vers des aberrations historiques. Personne n’a cependant jamais rencontré de pensée qui ne soit toujours produite par ce support matériel auquel elle ne saurait survivre au moins dans son individualité. Elle reproduit en son sein ce double caractère inséparablement et contradictoirement ondulatoire et corpusculaire de l’humanité, quelque part - très loin - réitération du cosmos dont elle est partie intégrante. La neurophysiologie moderne reprend cette description du modèle de fonctionnement du cerveau comme la synthèse permanente, en mouvement, de divers centres de traitements neuro-synaptiques aboutissant à une décision d’action de l’être (fondant une praxis ?) ainsi que, décalée dans le temps, à une image rationnelle, qui, additivement, interactivement dans la diachronie, construit la personnalité, l’âme avec les éléments collectifs du langage et des sciences de l’homme accumulés dans la mémoire civilisationnelle… Réfléchissons aux totalitarismes des années trente comme réponse à une première crise du capitalisme devenu fou après la boucherie de 1914 et la crise de 1929, la schizophrénie des peuples affrontés se choisit pour leaders des schizophrènes pathologiquement caractérisés, Hitler puis Staline ! On ne peut cependant s’empêcher de rêver aux champs humains, idéologie, religion, culture, économie, politique, urbain, auxquels on serait tenté d’affecter charge d’énergie, masse, spin négatif ou positif, voire couleur, charme, saveur, chilacité… comme les physiciens puisant aux sensibilités humaines pour décrire leurs photons, fermions, leptons, neutrino, quarks et bosons, simultanément corpusculaires et ondulatoires. Toutes ces particules pouvant se décrire comme des champs, ainsi de l’humain, à la fois support corpusculaire fini et producteurs de ses champs infinis. Le cantique des quantiques ? Sans doute, l’analogie ne fonctionne-t-elle pas vraiment, l’échelle des temps comparés étant par trop incommensurable. Les dérives du capitalisme infiniment moribond ne mettront au plus qu’un siècle obscur pour tomber au trou noir, les supernovae quelques milliards d’années lumières pour s’effondrer…

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Qu’est-ce qu’un individu sinon une production de part en part sociale, produit des relations d’interdépendance, passées et présentes dans lesquelles il est entré et qu’il a lui-même contribué à faire exister en tant que telles ? (B. Lahire, o.c.) C’est l’action des individus associés - mais sous l’initiative, l’impulsion des mieux doués d’entre eux, déterminés par leurs gènes et biographie spécifiques - qui, selon les degrés de liberté, constitue économie, langue, culture, institutions, croyances, moeurs, éthiques, approches rationnelles de la production, arts, intégrant tout l’aléatoire des occurrences et des bifurcations individuelles. La société est leur réunion après un processus sélectif dont le résultat dépasse la simple addition. Truisme : sans l’héritage collectif de la langue, de la culture, des institutions, l’imaginaire individuel n’existerait pas, l’apport des éléments singuliers, aussi exceptionnels soient-il, serait impossible. En revanche, si l’apport subjectif n’est pas approprié par la collectivité, il est strictement sans effet sur l’histoire. C’est la société qui détermine l’essentiel des conduites individuelles qu’elles soient réputées volontaires, spontanées, ou imposées par une hiérarchie héritée ou par un cadre étatique. Mais c’est dans la tension permanente de l’individu pour se dégager de l’emprise sociétale, de son conformisme, qu’il peut se donner les moyens de faire avancer le collectif. Le domaine de l’imaginaire peut disposer d’un maximum de degrés de liberté, celui des productions incontrôlées a priori infinies de l’appareil neuronal, cybernétique, compte tenu du matériau commun, linguistique et culturel, support obligatoire : il produit - dans son hémisphère droit - spontanément tout autant d’erreurs que d’intuitions justes, tout autant d’inconduites que de règles d’éthique partageables en traitant le matériau disponible dans sa mémoire. C’est ce qui apparaît dans les premières productions intellectuelles de l’humanité naissante, les structurations fétichistes qui collent ensemble des bizarreries incohérentes, totems et tabous, - sauf, de manière intuitive, dans leurs expressions littéraires, esthétiques homogènes - en même temps que dans la collecte des premières expériences de survie, de nature causale, donc rationnelle. C’est la praxis collective, aidée de la mémoire, qui opère le tri expérimental dans une très longue diachronie, les scories mythologiques pouvant résister longtemps à l’acculturation des générations dans une hystérésis parfois lourde de dangers régressifs (totalitarismes, religions). Ce sont bien sûr les hommes et les femmes qui font les institutions et les groupes mais dans l’ordre chronologique des expériences, chaque

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individu est d’abord fait par les institutions et les groupes que le hasard de sa naissance l’amène à fréquenter… Il n’y a pas de politique des individus, seulement des politiques institutionnelles qui veillent à organiser les conditions collectives d’orientation de nos vies individuelles…Ce n’est qu’en réformant les institutions que l’on révolutionnera les individus qui feront la société de demain. (B. Lahire, o.c.) Le caractère ondulatoire ne peut être élaboré - dans le processus d’hominisation - que par le recours aux individualités exceptionnelles les plus brillantes, produites aux points de concentration extrêmes de l’inégalité naturelle et culturelle entre individus. Certes le nombre de neurones et synapses est sensiblement le même chez chaque individu mais une variation infime du génome, du rôle des sécrétions hormonales, puis des parcours pédagogiques et biographiques fournissent une grande variété de capacités. Cela ne peut justifier la croyance en une inégalité fatale des hommes mais n’en constitue pas moins une donnée forte qu’il serait stupide de nier. Le droit à la différence qu’évoque Henri Lefebvre, s’exprime aussi dans la distribution des personnalités, des intelligences, des sensibilités, etc. L’impératif catégorique est le respect dû aux poètes, aux créatifs, quelle que soit leur singularité. C’est l’apport de Nietzsche, redressant quelque peu le gîte collectiviste de Marx en insistant sur le rôle des êtres d’exception, ses surhommes, non sans danger de justification de l’oppression. Cela ressort peut-être aussi de la théorie du chaos pour laquelle une cause apparemment infime peut à un moment donné provoquer des bouleversements considérables. Inversement, cet apport singulier ne peut être intégré et devenir une force qu’au travers de l’acceptation diachronique et synchronique de la collectivité, il devient sinon, inexistant, il ne demeure qu’un bruit. Quelque chose est peut-être à rechercher dans la topologie de la pyramide humaine, peut-on imaginer que son espace ait une courbure négative (Géométrie de Lobatchevski), en selle de cheval, infinie ? J’opterais peut-être pour une nappe d’hyperboloïdes de révolution, à l’image des Cristallisations de l’espace que la sculpteuse Ludwika Ogorzolek réalise en éphémère tension au moyen de kilomètres de cellophane tendus à la main dans un cloître de Spoletto en 2013 Les pointes de ses pyramides enchevêtrées au sein de ses univers à géométrie négative pourraient figurer la polarisation des qualités humaines dans l’évènement rare de la singularité d’individus exceptionnellement

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doués mais inséparables des champs ondulatoires humains qui les ont produits, totalement solidaires de leurs bases où l’atomisme humain est homogénéisé dans l’interdépendance des champs idéologiques dominants, lesquels à leur tour n’évoluent que par impulsion de ces sommets quand ils parviennent à émouvoir l’ensemble dans un phénomène d’émergence. Intuition, intuition… Traditionnellement la recherche s’est plu à dichotomiser l’individuel et le social, ne serait-ce qu’en élevant des murailles étanches entre deux disciplines qui ne devraient n’en faire qu’une : la psychologie et la sociologie, complétée par la fusion nécessaire entre politique et économie… Indispensable de diviser, spécialiser les secteurs disciplinaires pour la commodité de la recherche mais à condition d’aussitôt assembler, comparer les résultats, épier l’éventuelle transversalité des concepts. Durkheim Au-delà même des catéchismes stupides de la doxa communiste, Bernard Lahire critique le père de la sociologie française, Durkheim, pour son réductionnisme sociologique quand il affirme que La société n’est pas une simple somme d’individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres. Si cela signifie que le social est plus que la somme de ses parties individuelles, on ne peut qu’approuver. Mais Durkheim va plus loin : Le groupe pense, sent, agit autrement que ne feraient les individus isolés, ce qui l’amène à considérer les individus comme des êtres désocialisés, exprimant une nature humaine abstraite, l’homme en tant qu’entité séparée, en tant que cogito ou moi, universel et présocial, à la limite biologique, génétique. Dans cette ligne métaphysique il en vient à conférer au corps social les caractéristiques de cet individu abstrait, il possèderait ainsi une âme spécifique, dont les individus formeraient Un être psychique d’une espèce nouvelle qui a sa manière de penser et d’agir… au lieu de révoquer en doute toute l’idée même de « conscience individuelle » déconnectée de toute forme de vie sociale…(BL) Quand, …Même le raisonnement intellectuel le plus abstrait reproduit schématiquement un débat à l’intérieur de nous-mêmes mais qui n’est possible et dont nous n’avons eu sans doute l’idée que parce que nous avons déjà débattu et discuté avec d’autres personnes (Halbwachs, cité par BL).

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A l’autre pôle, celui de la psychologie, dans Le libre arbitre et la science du cerveau, (Odile Jacob, 2013), Michel S Gazzaniga fait le chemin inverse, à la rencontre de B. Lahire. Quand il écrit : Le cerveau est une machine automatique qui suit des voies de décision, mais l’analyse d’un seul cerveau ne peut renseigner sur la capacité de responsabilité. Celle-ci est une dimension de la vie qui vient des échanges sociaux et il faut pour cela plusieurs cerveaux. Quand plusieurs cerveaux interagissent, des choses nouvelles, imprédictibles commencent à émerger, établissant un nouvel ensemble de règles. Deux propriétés acquises dans cet ensemble qui n’étaient pas présentes auparavant sont la responsabilité et la liberté… Il note de cette propriété d’émergence, découverte par les physiciens : Quand un système ne montre pas toute la symétrie des lois qui le gouvernent, on dit que cette symétrie est spontanément brisée. L’émergence, cette idée de rupture de symétrie est simple : la matière acquiert spontanément et collectivement une propriété ou préférence qui n’est pas présente dans les lois qui la sous-tendent… (M G) Autre analogie scientiste, de cette inégalité : de cette différence de potentiel entre les corpuscules, les individus ou groupes d’individus, naît l’énergie globale des sociétés, à l’autre versant de la coopération, l’émulation, gage d’une vie organique projetée vers le développement, l’autodépassement, avec ses dangers d’annihilation quand l’affrontement devient exclusivement destructif, vicié par la propriété privée. L’enfer du chômage appelle à son secours le purgatoire du travail salarié rentable. En Californie s’étonnait Henri Lefebvre, malgré l’extrême richesse, la plus élevée au monde, il y a toujours une couche de 15 % de très pauvres. La mort sculpte la vie sauf à la détruire totalement. En biologie, l’abandon de ces fonctions contradictoires dans les cellules pathogènes devenues passives, inertes de la cancérisation entraîne, en l’absence du processus létal de renouvellement, le blocage de la vie et sa dégénérescence, la disparition de l’ensemble de l’organisme. Il ne s’agit pas de justifier l’hyperlibéralisme par je ne sais quel darwinisme sauvage mais de trouver la juste voie maritime pour naviguer à vue entre Charybde et Scylla, Etat et Marché, en se tenant prudemment à l’écart de ces deux excès antagoniques : l’étouffement par la bureaucratie versus le dépeçage par l’exploitation sauvage. A l’origine, on retrouve l’humanité primitive où les qualités animales prédominent : sensibilité à l’environnement, force physique, ruse,

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avant que les qualités intellectuelles, mémoires, analyse, capacités de l’imaginaire, rigueur du contrôle logique, coopération, (le troisième univers humain de Popper) ne l’emportent très progressivement avec l’essor des techniques et des méthodes d’analyse et de rationalisation qui leur sont indispensables. Mais ce socle animal perdure et joue son rôle réflexe issu des processus primitifs, en s’imbriquant dans les démarches rationnelles. Réparti physiologiquement, selon les gènes qui déterminent la carte de l’endocrinologie, il reste dans tous les cas un moteur indispensable. Fondées sur une part d’organicisme humain, par sélection naturelle, sociétale, ce sont les inventions les plus favorables au développement de l’espèce qui, jusqu’à présent, finissaient statistiquement par l’emporter, au sein d’un processus chaotique, riche en stagnations, télescopages voire en retours en arrière dont une rationalité en éveil incertain peine à éviter les issues possiblement catastrophiques. Ces dernières sont désormais à la porte, outre le chaos interne du cul de sac capitaliste, l’épuisement des moyens globaux de survie sur la planète s’étend dangereusement. La rencontre du voyant, du surdoué de l’intuition avec des masses suffisamment effervescentes conserve sa part de probabilité. L’indéterminisme des sociétés humaines s’exprime par une sommation de hasards selon un ordre supérieur à celui de l’incertitude déterministe en microphysique. La même difficulté de mesure vient de causes parallèles : l’éloignement croissant de la perception par les sens imparfaits fourbit les outils sophistiqués qui les prolongent mais avec une incertitude grandissante due à l’éloignement de l’objet visé et aux conséquences de la mesure sur l’objet mesuré. Le coefficient d’erreur de la mesure devient du même ordre de grandeur que la mesure elle-même, aggravée par l’artificialité déviante de l’échafaudage inégalitaire et l’impossibilité récurrente de quantification du sensible. Ainsi en psychologie, des considérations subjectives et a fortiori des introspections. Avec en outre l’impossible reproductibilité en laboratoire des choses humaines, individuelles ou collectives. Ce qui ne peut être prétexte au retour au charlatanisme. Tout l’édifice freudien repose sur ces approximations : La pensée magique prend la forme, mais seulement la forme, de la science du temps, toutefois elle repose sur le vieux fond irrationnel, sinon déraisonnable, qui veut que le chaman supprime les maux par son pouvoir occulte qui déborde la science (Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, Grasset, 2010). Parmi les Cinq psychanalyses qui ont fondé la « théorie » du maître, aucune guérison réelle, que des

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fabrications littéraires, des artefacts pseudo-théoriques ! Dora écope de névralgies faciales chroniques. Le petit Hans qui avait la phobie du cheval, racontera plus tard qu’enfant il avait assisté à l’effondrement dans la rue d’un percheron, ce qui l’a vivement impressionné, peu à voir avec le complexe d’Œdipe, incriminé par Freud auquel le « malade » n’avait rien compris, ce qui ne l’empêcha pas de se porter plus tard comme un charme. Sur l’homme aux rats, Freud écrit à Jung, après la cure, qu’il n’a pu régler ses problèmes de phobie. Le Président Schreber finira ses jours dans un asile psychiatrique. L’Homme aux loups était toujours soigné à 87 ans. Dans le meilleur des cas, la psychanalyse est-elle plus qu’une série de constats empiriques plus une forte dose de placebo ? (Michel Onfray, o.c.). La connaissance si elle est ambiguë, empirique, lourdement chargée d’aptitude à l’erreur, peut cependant progresser en s’inspirant - prudemment - des méthodes des sciences dures : rigueur d’observation, d’expression, comparaison, inventions d’objets sinon mathématiques du moins abstraits. La base commune est dans la tension vers un principe de vérité, fût-il subjectif, et l’acceptation du débat scientifique désintéressé. En littérature, il existe un niveau de clarification de la pensée et de purification du style qui confine sur son mode spécifique, non absolu, à un contenu de vérité, encore que la virtuosité esthétique puisse faire passer des vessies mythologiques pour des lanternes rationnelles. La spécialisation dans la fonction intellectuelle est prise en charge matériellement par une part du surplus octroyée par les puissants et leur matrice étatique, c’est un principe corrupteur jamais avoué mais toujours présent qui peut fausser nombre de doctes approches. Une ascèse individuelle du chercheur est indispensable sinon toujours vérifiée. La sanction finale est statistique, historique, jamais absolue, elle est cependant potentielle. L’effondrement heureux d’une pensée totalisante se prévalant du marxisme dans l’aventure sanglante des totalitarismes russo-chinois a entraîné comme effet secondaire la néfaste remise en cause de toute pensée logique, systématique, homogénéisante. Sur ces ruines, le post-modernisme a nié toute possibilité de synthèse des connaissances en voulant s’en tenir à la micronisation des disciplines, au relativisme total, ce qui peut leur valoir un moment d’approfondissement pour chacune d’elles mais qui est vite borné par l’absence de généralisation, de transversalité, de liens enrichissants avec l’environnement intellectuel, porteur d’ambition transformatrice.

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On hypostase une nouvelle puissance de l’individu autonome, isolé : Les individus composant cette nouvelle société, qui se sont désagrégés en un patchwork hétéroclite, en une combinaison polymorphe, sont de plus en plus aléatoires. Ils se présentent sous la forme de myriades d’êtres hybrides sans appartenance forte de groupe dont la conscience est toute en détermination et fluctuations… Dans ce genre de discours, le lecteur a l’impression d’assister à l’acte performatif (qui contribue à faire advenir ce qu’il prétend décrire) d’auteurs qui prennent leurs désirs intellectuels et politiques pour des réalités sociales. (Bernard Lahire, o. c.) Or l’Homme ne peut se passer un instant d’imaginer son propre avenir collectif, fût-ce poétiquement. Corcuff, Foucaud, Bourdieu On peut rapprocher ces idées des recherches, relatées par Philippe Corcuff (Où est passée la critique sociale ? La Découverte, 2012), de Foucaud et de Bourdieu. Tous deux surfaient - en l’explorant - sur la vague d’effondrement de la doxa communiste. Le premier d’entre eux s’efforce de trouver un autre chemin pour dépeindre les oppressions que celui, contesté, de l’exploitation capitaliste décrite par Marx. Il s’intéresse à la micro physique des pouvoirs, qui constitue un tissu réel dont on peut cependant penser qu’il ne joue qu’un rôle second par rapport à l’essentiel qui provient de la structuration en classes mais il lui fallait absolument inventer autre chose que le marxisme ! A l’émancipation nécessaire de la Propriété Privée des Moyens de Production et de la Propriété Bureaucratique des Moyens d’Etat, on substitue la subjectivation, le souci de soi, autres éléments difficilement contestables qui résultent de la progression générale et chaotique des niveaux de vie et de la complexification des sociétés du Nord mais cette préoccupation préférentielle présente le défaut d’abandonner les aliénations essentielles à leur traitement par le seul CAC40, sous des formes certes modernisées, adaptées à l’évolution des consciences après mai 1968… Ainsi met-il l’accent sur les traitements de la psychiatrie (bien après l’antipsychiatrie) ou sur les conditions d’enfermement punitif, ceux-ci sont importants car ils participent de l’image globale d’une société quoique en n’en traitant que des aspects limites. Il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance…On peut ainsi concevoir des contraintes sociales

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auxquelles peut répondre un processus d’autonomisation subjective, sous la forme de styles personnels (Corcuff sur Foucaud)… Il faut concevoir que le rapport à soi est structuré comme une pratique qui peut avoir ses modèles, ses conformités, ses variantes mais aussi ses créations… Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle être une œuvre d’art ? (Foucaud) dans la ligne d’un Nietzsche célébré par Onfray. Ces allers et retours entre la spécificité de l’autonomie et la soumission aux champs collectifs semblent bien converger avec notre interrogation sur une nature inséparablement et contradictoirement corpusculaire et ondulatoire de l’humanité… Bourdieu part du concept de liberté comme connaissance chez Spinoza et s’applique à valoriser sa sociologie comme moyen connaissant de cette liberté retrouvée. Ce faisant il rabat la vision de l’individuation libérée de Foucaud aux contraintes de sa sociologie : le capital culturel qui seul autoriserait la créativité est un héritage dont sont exclus les dominés. Ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire… L’intervention du savant est requise. Castoriadis quant à lui, pensait que l’opprimé pouvait inventer tout seul sa libération (??) Mais Bourdieu sur l’Etat s’interdit de se poser clairement la seule question qui vaille : en quoi l’Etat est-il en premier lieu un instrument de la classe dominante ? Ce qui limite singulièrement ce qu’il a à vendre aux exploités … Philippe Corcuff, grâce à qui cette réflexion est possible, sur les 300 pages de son livre si pertinent, ne consacre pas une ligne à l’analyse sociologique des méfaits de la Propriété Bureaucratique des Moyens d’Etat, ce qui interroge sur son degré de liberté vis-à-vis de la doxa du service public qui bloque la recherche théorique du combat émancipateur en France. Cela manque singulièrement à sa boîte à outil théorique, à son système ouvert, à ses lumières tamisées. Sa sociologie pourrait pourtant nous renseigner sur la formation d’une classe bureaucratique de hauts fonctionnaires et d’élus inébranlables, partageant avec le CAC 40 la plus value prélevée sur les salariés ( 9 % de PIB de plus que la moyenne de nos voisins !) Il nous faudrait des gens qui osent comme Zoé Shepard (Ta carrière est finie, Albin Michel, 2012), faire de leur vie une œuvre d’art critique de la bureaucratie ! Comme les militants communistes Raymonde Laluque et Camille Valin en 1970 qui faisaient construire contre vents et marées, malgré les normes bureaucratiques du Corps des Ponts et

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autres énarques, l’architecture utopique de l’architecte Jean Renaudie ! Une progression chaotique L’histoire résulte, sur fond de structuration et de choc d’entités territoriales édifiant des Etats nations, de l’essai de différentes formes de domination, de leur perfection, puis de leur contestation. Quand le modèle devient trop évidemment nuisible au développement des forces productives et aux aspirations populaires, une déflagration peut s’ensuivre, générant souvent un retour ultérieur des formes moins avancées, faute d’un souffle suffisamment persévérant des masses ou d’une invention théorique d’individus rares, l’histoire intégrant cependant peu à peu une partie des inventions sociétales nouvelles. De l’interférence entre la spatialité des Etats et la temporalité des idéologies, résulte le développement de l’hominisation positive, en perpétuel conflit avec ses aliénations corollaires. L’essence de l’être humain n’accorde aucune priorité ni à l’individu ni au collectif, elle est le résultat de la contradiction dynamique entre ses deux aspects à la fois inséparables et inconciliables. La somme des déterminations individuelles produit les champs sociaux, y compris dans leur matérialité de marchandises ou d’environnement urbain. L’action en profondeur sur l’individu des champs parallèles de l’ondulatoire social, économique et idéologique, à la fois autonomes, spécifiques et interdépendants dans le socle humain commun, s’effectue en se confrontant et en interférant avec la structuration des collectivités et de leurs appareils administratifs, économiques solidement enracinés (Etat, marché, religion, ethnies, etc.), et au-delà, avec la forme urbaine, physique, durable qu’elles secrètent à leur image et profit et qui agit à son tour, par ses moyens spécifiques d’interdiction ou d’incitation géométriques, physiques, pour la reproduction du mode de production. L’hystérésis de ces champs peut toujours se manifester après un long sommeil et télescoper le conflit principal, surtout quand nul dans le collectif n’a su formuler les pistes propres à débloquer profondément l’aporie. Selon l’habitude héritée des temps primitifs, la structuration étatique peut appuyer sa part d’expérimentation réussie, palpable, sur des lignes théoriques apparemment logiques bien qu’elles soient enserrées dans les vieux postulats mythiques et mensongers. Elles peuvent aussi prendre une forme moderne, ainsi de la pseudo

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scientificité marxiste dont les fables ont fait tant de dégâts historiques en réincarnant les dogmes éculés de la religiosité, ses exacts antipodes, habillés d’une scientificité abusive. On ne peut négliger la pesanteur d’une certaine pensée réactionnaire qui accuse le rationalisme de ses propres méfaits. L’idée vient de Heidegger qui, pour se disculper à bon compte de son nazisme récurent, travestit ainsi en 1945, dès la disparition de son parti nazi, les méfaits de celui-ci en les imputant à la rationalité scientifique, prenant appui sur la bombe d’Hiroshima et la pollution moderne de l’industrialisation et des urbanisations délétères, mais dans le prolongement de ses attaques obscurantistes contre Descartes et sa métaphysique. Cet argument a fait florès dans les universités, affamées à trouver n’importe quel grain à moudre, surtout s’il est abscons, pourvu qu’il protège ses chaires contre le raz de marée des sciences exactes qui réduit son champ à la portion congrue. Jusqu’à certains anarchistes qui invoquent (Thoma Ibanez), les ombres délétères du recteur de Fribourg, joint pour la cause à Nietzsche et Foucaud, dans ce procès intenté à la rationalité d’origine scientifique : Cette idéologie n’est autre que celle de la modernité, idéologie qui imprègne toutes les fibres des sociétés occidentales et qui conforme par conséquent notre manière d’être et de penser. Cette idéologie formée au XVIIIe siècle par les philosophes des Lumières, enrichie et consolidée pendant les deux siècles suivant et pleinement assumée par l’ensemble de la gauche, est indissociable de la lente émergence de la rationalité scientifique à partir du XVIIe siècle. Il s’agit, pour ainsi dire, de la dimension idéologique de la raison scientifique. (Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes, rue des cascades, 2010). Curieuse rencontre ! Le responsable des violence et bureaucratisation de la société est le fait non d’un excès de la rationalité, paralogisme exorbitant, mais de son insuffisance, de l’asservissement de toute pensée rationnelle au carcan de la loi du profit, à la simplicité « identitaire » de l’échange marchand et de l’enfermement dans un mimétisme technocratique mêmement destructeur : Sans pensée rationnelle imprégnée de sensibilité, sans nouvelle auto-institution de la politique, aucune issue ne demeurerait ouverte à la survie des sociétés humaines, c’est un truisme. La pensée scientifique requiert la création, l’inventivité, la libération totale de l’imagination individuelle, en même temps que l’exercice d’une rigueur critique et logique de chaque instant. La poésie, dans sa subjectivité parfois délirante, est la source

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irremplaçable de cette inventivité toujours en alerte, prête à l’audace, jamais confinée dans des voies déjà connues, elle est l’indispensable irrigation de la rationalité. Se priver d’elle serait prononcer l’extinction des feux de la vie. La pensée technocratique se borne à la mimésis d’un collectif nivelé, elle est dépourvue de toute dimension créative. Elle est dans le monde marchand au service du profit ou de la pétrification bureaucratique. Elle est la mise en normes répétitives de fragments de la pensée scientifique déjà acquise en les limitant à des domaines d’exercice étroits, en s’interdisant tout écart, toute analogie, généralisation, emprunt d’un domaine à l’autre. Si elle peut être utilement à la base d’une production matérielle répétitive bien conduite ou de tâches administratives éternellement reproduites, elle comporte le danger majeur de toute langue de bois en ce qu’elle refuse toute sensibilité à ce qui bouge et se modifie, interdisant l’hypothèse hardie, l’invention de constructions inédites, la transgression, sans lesquelles aucune pensée vivante n’est crée, aucun progrès ne se produit jamais. Elle exclut l’éthique comme parasite de sa répétitivité apprise. Son ciment est la peur de l’inconnu, de l’initiative. Sa règle, l’obéissance à la hiérarchie qui a donné les directives en dehors desquelles il n’est point de salut. C’est une rationalité mutilée, sclérosée, calcinée. C’est la langue de bois de la bureaucratie qui charpente sa prolifération. On ne peut la condamner absolument, elle est utile à la reproduction du même, par exemple des marchandises de base, produites au moindre coût, tant que l’humanité n’aura pas eu l’intelligence de les produire automatiquement. Mais la France, championne du nombre de ronds points inutiles, est aussi lanterne rouge pour l’installation des robots industriels (derrière l’Italie) ! Il faudrait absolument proscrire les empiètements de la norme répétitive sur la recherche réelle, sur le sensible qu’elle fige ou dévaste, ainsi de l’architecture. Quels que soient les désaccords théoriques et pratiques, il faut saluer Bakounine et les anarchistes pour cette prémonition des conséquences fatales possibles de l’émergence au XIXe siècle de l’idéologie communiste en fin de compte étatique, hésitant sur le contenu vivant de l’inévitable délégation de pouvoir : direction centraliste, communautaire, égalitariste, ou associative, fédéraliste d’entités autonomes. Si le stalinisme n’était sans doute pas fatal ni le maoïsme, ils furent largement le fruit du sous-développement des immensités sibériennes, la difficulté à résoudre l’aporie d’une prise d’assaut de l’Etat qui déboucherait sur son démantèlement immédiat.

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Marc Ferro explique comment l’extrême violence révolutionnaire exercée par Lénine provenait à la fois des cadres spontanés des premiers soviets où les paysans non marxistes étaient majoritaires et du culte de la scientificité de Lénine, refusant toute alliance, y compris au début celle de Trotski, pourtant président en 17 du soviet de Petrograd. La « science marxiste » qui ne fut jamais qu’une idéologie parmi d’autres, fût-elle à vocation libératrice, a fait abandonner par la majorité du mouvement ouvrier la culture révolutionnaire du remplacement de l’Etat bourgeois et de l’entreprise bourgeoise par la direction des salariés associés. Ce que, de sa prison social-démocrate, Rosa Luxembourg critiquait. L’extraordinaire, c’est que le principe libertaire ait survécu, même à l’état de trace, dans la permanence, aussi peu incarnée par quelque nouvelle société que ce soit, d’un irremplaçable courant d’idée anarchiste. Les temps sont venus pour un dépassement de ces errements et clivages révolutionnaires stérilisants, sous peine du trou noir final, pour l’émergence d’une délégation de pouvoir coopétitive, (joignant la compétition à la coopération) comme on dit au CERN de Genève, irriguée par une information désintéressée, honnête, interactive, de la base vers le sommet et inversement. Qu’on appelle cette formation : parti, mouvement, réseau, Etat autogestionnaire, etc., peu importe, il faudra bien une pyramide organisée et vivante, il convient pour cela de peaufiner la formule institutionnelle de la coexistence conflictuelle, dynamique, du corpusculaire et de l’ondulatoire, telle que les leçons de l’histoire du XXe siècle nous l’ont esquissée. Une pathologie bureaucratique des sociétés humaines ? La violence des contradictions non résolues, ayant pour base ultime, au delà des rapports de classe, les inégalités individuelles génétiques et biographiques, renforce dans l’esprit des masses le recours aux protections structurelles étatiques qui, en amortissant ou figeant les confrontations trop brutales issues du développement organique, tendent à geler les rapports sociaux et les conflits dans un assoupissement de l’histoire, au moins de sa propre histoire personnelle. Le phénomène de mieux en mieux connu de l’intelligence (l’humaine, la seule connaissable) a des propriétés analogues à celles d’un ordinateur fou, en l’absence d’un Dieu qui entrerait ses données sur son clavier. L’hypothèse d’une intelligence supérieure, obligatoirement cosmique résiste difficilement au développement des

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sciences modernes. Une intelligence cosmique est en soi une impossibilité, le traitement simultané d’informations provenant des confins de l’univers et qui mettraient chacune 13 milliards d’années lumières pour entrer éventuellement en contact avec d’autres afin de produire de la pensée, fût-elle divine, confère une lenteur infinie d’analyse et de formation des concepts qui nie la connectique et confine le modèle à l’absurde, si on garde l’hypothèse d’Einstein selon laquelle il y a une unité des lois cosmologiques. Rien ne préserve le cerveau humain de devenir individuellement un ordinateur fou, parce que, en dehors de ses incitations organiques vers la survie, le développement de l’espèce, versus l’agréable chatouillis de son imagination débridée, ne possède aucune limite interne en dehors des constructions conceptuelles expérimentées historiquement par des praxis et stockées dans la mémoire collective. La psychologie et l’histoire des idées montrent que toute élucubration est possible, la meilleure comme la pire, du point de vue de l’intérêt humain global - à supposer qu’il existe - et du lent phénomène d’hominisation vers une situation moins malheureuse. Nous sommes donc absolument contraints d’imaginer l’avenir, fut-il chimérique, en bricolant des utopies. Les premiers rites utilisés pour ce faire sont des chaînes incohérentes de faits d’expérience précieux et de symboles mythiques parfois utilitaires le plus souvent gratuits, certains pouvant être nuisibles (voir les interdits sur la nourriture, les sacrifices humains, la catéchisation, etc.). Zeitgeiss Dans cette longue progression vers plus de rationalité expérimentée et moins de nuisance (par sélection darwinienne sociétale), l’être humain collectif élimine très lentement les aspects visiblement les plus nocifs, en s’appuyant sur la critique dérangeante voire saugrenue des esprits forts, tôt ou tard aléatoirement intégrés par ses champs ondulatoires. Il édifie et trie d’autres constructions mentales qui semblent faciliter l’existence en commun, conforter sa socialité, limiter en tout cas les nuisances et traumatismes les plus évidents. L’apparition simultanée de la religion et de l’Etat a fait partie des ces moyens comportant une part de logique solidaire et une part de fables inouïes et farfelues, qui sont fondés après expérimentation sur leurs propriétés supposées éthiques. Leur utilisation suppose un difficile apprentissage, sous contrainte collective, acceptée versus imposée par la force des plus

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musclés ou roués, qui bâtissent l’inégalité comme moyen d’accumulation, possible mais non fatal, de développement : le plus souvent les deux irrigations, les deux tensions sont à l’œuvre simultanément. Il y a donc dès les lueurs de l’aurore, un caractère dialectique des idéologies et des institutions humaines, une aspiration au progrès commun, appuyée sur l’expérimentation (praxis et poïésis), doublée d’une inévitable errance neuronale et synaptique, d’une dérive imaginaire, aggravée de la tentation consciente du profit individuel immédiat grâce à la manipulation, au mensonge intéressé des puissants, à leur habileté à tromper par l’idéologie. A partir de cette volonté collective floue, mouvante et contradictoire, se diffuse dans le corps social, une conscience collective, un Zeitgeiss, une opinion mondiale, mosaïque des opinions nationales, empirique, empilant ses strates, une obligation de suivre, avec leur part d’incohérence et d’inexactitude, les rites censés protéger, faute de mieux, du chaos de l’hominisation, cristallisés dans des institutions supposées défendre l’intérêt général que les forts s’empressent de violer. Ce progrès collectif des consciences des individus échangeant, percute la stratification en classes sociales d’intérêts opposés qui tend à pervertir sa rationalité empathique. Ce qui solidifie ces croyances, au-delà de l’expérience, c’est tout autant la pétrification des bureaucraties religieuses et (ou) étatiques sur leurs dogmes (intégrant celle plus contemporaine de l’avoir mercantile), que le regard critique, rationnel du poète ou de l’homme de science. Celui qui fit la force de la chrétienté, c’est beaucoup moins Jésus que Constantin, quand il transforma au quatrième siècle le message altruiste en dogme étatique et romain, consolidé par une féroce bureaucratie religieuse pour les deux millénaires suivants. La force de l’islamisme tient au retard intellectuel issu de la grande pauvreté, il est nourri de la manne pétrolière captée par les dignitaires. Celle du judaïsme, à la richesse de la diaspora, les interminables conséquences de deux millénaires de persécution chrétienne débouchant sur la shoah, trouvant leur fausse solution sioniste dans l’ultime recours au dernier bastion du colonialisme doublé d’apartheid. Lénine n’a pu faire en Russie médiévale, beaucoup mieux avec son marxisme tsarifié en « centralisme démocratique », vite ossifié en totalitarisme par le thermidor stalinien. A défaut de logique expérimentale, vérifiée, le seul bon moyen de coexistence employé jusqu’aux Lumières a été la contrainte étatique ambiguë, de droit divin, appuyée sur un césarisme bureaucratique qui imposait du dehors la solidité des us, garantissait la

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paix civile, ce cautère sur la jambe de bois d’une logique interne gouvernée par la violence. La science et la délégation de pouvoir furent ainsi très longtemps falsifiées par les monothéismes qui perpétuaient le féodalisme exploiteur cyniquement ancré dans un passé relié à l’Être suprême selon l’arbre de Jessé, où du ventre divin pousse un arbre portant sur chaque branche un roi. Machiavel ne reconnaît que le rapport des forces et, déçu de la démocratie communale du 14e siècle comme Platon avant lui de la décadence de celui de Périclès, il ne propose d’autre solution que l’intelligence du Prince, aléatoirement conseillée par le philosophe, transmise hélas par une hérédité bien incertaine dont les Lumières montreront enfin les limites. Hobbes introduit la nécessité absolue de l’Etat comme seul remède envisageable aux exactions de la guerre civile bourgeoise et religieuse déclenchée au 17e siècle en Grande Bretagne. Hegel le définit comme une puissance surnaturelle découlant de sa métaphysique puisant à des Lumières qui lorgnaient encore sur le mysticisme, traduisant sa croyance en une monarchie constitutionnelle (celle qui le nomma à sa chaire de philosophie) qu’il considère la meilleure pour construire la nation allemande (faute de Rousseau et de Robespierre locaux mieux radicaux) sur le socle d’un capitalisme bientôt géré par ses hobereaux (Bismarck) dans un compromis historique dynamique avec Lassale, marxiste déviant déjà vers la gestion loyale du capitalisme ! Dans toute institution il y aura donc un double aspect contradictoire autant qu’indissociable, dialectique en un mot : l’intégration historique donnée à l’instant « t » des progrès possibles, politiques et économiques, qu’on fige et cristallise dans des institutions reflétant une image double du bien commun (tel qu’il est toléré, diffusé par les puissants du moment), étayée par une série d’arguments résistant à toute approche intelligente, oukases et préjugés, règles imposées le plus souvent avec le recours à la puissance divine ou à celle des armes, plus coûteuse, et dont l’aspect le plus nuisible est bien dans leur rôle de blocage de l’évolution nécessaire, de l’absurdité inhérente à sa fonction même : comme disait les anciens chinois ente le Yin et le Yang de la contradiction dialectique, il y a aussi la bureaucratie (l’entropie ?) qui bouche les tuyaux du développement mu par la contradiction. Plus la science se développe, plus elle devient - bien trop lentement, qu’on songe aux heures de télé octroyées gracieusement au Pape quand le rationalisme n’y dispose d’aucun support - un bien commun, plus le rôle de la poésie (de l’imaginaire

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rigoureux mais non mathématisé) devrait être reconnu : devoir frayer la voie inexplorée à des aperçus inédits. Dès lors, plus le carcan des constitutions inadaptées, des habitus retardataires devient insupportable, et plus le désir fou du changement peut soudain embraser les citoyens, surtout après une longue hibernation - non pas pour faire table rase mais pour cibler soupapes et verrous, les faire sauter, remodeler les règles, donner plus de liberté à la conscience informée, en perpétuel progrès statistique. De puissantes régressions seront toujours possibles (nazisme, stalinisme, sionisme, ayatollahs, fidéismes exacerbés, etc.). Ce que Badiou sacralise en Evènement (révolutionnaire ou amoureux !), porteur d’une Vérité, auquel il confère grâce aux majuscules hypostasiantes une transcendance post platonicienne falsificatrice et superfétatoire : Cet évènement parachuté peut tout aussi bien porter les aberrations nihilistes et délétères des totalitarismes, apparences de remèdes pis que le mal. Il y a donc danger à utiliser sans précaution le concept de révolution qui peut signifier le saut dans le néant de la transcendance de droit divin, quand la science expérimentale montre que ses révolutions successives, grandes ou petites, maintenues sous la critique et le contrôle de la communauté scientifique et du réel, peuvent bien s’apparenter, en sciences humaines cette fois, à un réformisme à ambition élevée et inaltérable qui opérerait par petits sauts successifs de la progression, le contraire exact du réformisme mou et capitulard de la gestion loyale hollandaise des intérêts du CAC 40. Comme la sélection darwinienne utilise de préférence dans la construction millénaire de la diversité foisonnante l’enchaînement des petites mutations successives dont la probabilité de succès est bien plus élevée que celle de grands bonds en avant conduisant souvent à la case départ comme au jeu de l’oie. Leçon à méditer en politique. Une peur panique du changement. La violence des tensions telluriques qui poussent la lave à faire sauter le bouchon de l’exploitation-aliénation séculaire (2008), produit, parallèlement aux désirs de changement rationnels encouragés par les réussites des sciences dures dans le traitement de la nature visant à améliorer le confort humain, non seulement la peur panique des puissants de perdre leur domination, mais aussi celle des dominés de devoir faire face aux conflits générés par ces difficiles transitions, pour inventer et expérimenter des solutions de rechange rien moins

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qu’évidentes. On ne saurait sous-estimer l’inertie formidable des masses accoutumées à suivre le courant dominant. N’y aide certes pas la foire d’empoigne entre les sectes socialistes plus ou moins radicales du XXIe siècle, consécutive aux échecs retentissants des premières et malheureuses tentatives d’appliquer à des capitalismes trop peu développés les découvertes partielles de l’analyse marxienne, celles d’une praxis philosophique libérée des fables et préjugés dans ses évolutions contradictoires, de droite à gauche, de Lassale à Bakounine. Un vaste espace fut ainsi ouvert à un engagement croissant de l’Etat dans les processus économiques pour un replâtrage bureaucratique incessant de l’ancien système concurrentiel disjoncté, comblant en vain ses fissures, bricolant des structures mixtes sitôt dévoyées (keynésianisme, état providence…), multipliant les réglementations lourdes, souvent inopérantes, occupant par de menues avancées les reculs tactiques des dominants, plutôt qu’encourager des tentatives raisonnées, audacieuses, réalistes vers de premières modifications radicales des fondements du système : l’extension continue de la démocratie active et décisionnelle à tous les niveaux politiques et économiques comme levier contre les distorsions accapareuses. La haute bureaucratie étatique a pu dès lors apparaître non seulement comme la digue contre les déferlements et exactions anarchiques du « marché sans contraintes » et de leur rage à maintenir les profits illicites mais encore, aux yeux d’une part des dominés, comme le refuge où trouver dans l’enceinte protectrice de l’Etat une niche individuelle contre les rudesses du temps, la surexploitation, le chômage, les précarités et les secousses du développement sociétal à inventer. L’ironie de la situation veut que les heureux bénéficiaires de ces statuts privilégiés, les hauts cadres de la bureaucratie d’Etat, aspirant au partage de la plus value avec les oligarques voire à leur remplacement comme classe dirigeante, en viennent, comme participants aux oppositions sans risque majeur grâce à leur statut protégé, à ériger leur corporatisme en théorie politique de la contestation la plus radicale, en particulier depuis les attaques systématiques de l’oligarchie sarkozienne contre le trop d’Etat. Au prix d’un contresens historique flagrant, ils reprennent ainsi les solutions ubuesques qui ont fait échouer les premières tentatives archéo-révolutionnaires, c’est-à-dire l’étatisation, les nationalisations, le plan central, etc., comme si l’URSS et la Chine de Mao ne venaient pas de s’effondrer sous le poids de leurs propres aberrations sans avoir jamais frôlé le moindre des buts qu’ils étaient censés poursuivre,

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comme si elles n’avaient fait la démonstration que leur effort sanglant n’avait abouti, comme dans les précédents historiques égyptiens, romains ou chinois, etc., qu’à remplacer à chacune de leur secousse populaire, la domination d’une fraction de classe par une autre, l’aristocratie par la bourgeoisie celle-ci par la bureaucratie d’Etat, parangon d’impéritie. Les tentatives partielles de réformer en douceur l’Ouest industrialisé par la même étatisation, cette fois rampante, ont connu les mêmes échecs. Créer une classe exploiteuse de plus n’est vraiment pas la bonne solution à l’exploitation capitaliste ! Ca devrait sauter aux yeux ! Il reste qu’en l’absence d’une perspective autogestionnaire clairement engagée, la défense syndicale à court terme des acquis fonctionnaires contre les offensives de l’oligarchie demeure une nécessité raisonnable. Dès lors qu’une perspective de changement libertaire profond, d’affaiblissement irréversible de la propriété privée des moyens de production (PPMP) et de son héritage s’apparentant au vol caractérisé de la force de travail salariée, s’ouvrirait vers le long terme, la stratégie populaire devrait proposer des solutions d’avenir au problème du dépérissement nécessaire de l’Etat, de l’allègement de ses emplâtres bureaucratiques cancérigènes, de l’extirpation de ses tares paralysantes, de l’introduction dans ses productions de services du dynamisme de l’offre et de la demande, vers une unification des statuts du salariat. Il faut inventer ces corollaires à l’autogestion des entreprises, dans des modes concurrentiels de gestion des outils de l’Etat politique des citoyens, où des mécanismes sioux de délégation de pouvoir transparente, vivante, seraient substitués à l’éternelle reproduction du même matelas inerte, à l’oppression des énarques en place des oligarques, à la multiplication des effectifs improductifs pour justifier la prolifération des généraux de l’armée mexicaine ! Dans un tel cadre, les fonctionnaires, perdant leur statut thorezo-napoléonien, auraient tout à gagner à choisir le statut libérateur pour tous du salarié autogestionnaire, libéré et responsable, selon des étapes doucement progressives qui sauvegardent les avantages acquis et ménagent les individualités. Naturellement, plus facile d’en parler que de le faire fonctionner. Une immense tâche historique à mener à bien, un énorme pari sur la capacité qu’aurait atteinte l’humanité des nations développées à porter dès maintenant en elle les forces de renouvellement constant du personnel politique bénévole et interchangeable qui puisse se substituer à l’actuel mandarinat impavide, incapable et sûr de lui. Place aux jeunes générations pour

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un Mai définitivement libérateur ! Un énorme travail à entreprendre sur le contenu évolutif de la délégation de pouvoir. Sociologues de tous les pays unissez vos plumes !

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Chapitre III Pierre Bourdieu : Sur l’Etat (Seuil, 2011) Grand contemporain de Henri Lefebvre, Pierre Bourdieu, sociologue rationnel et engagé, a marqué la gauche de son époque. Cependant chez lui le problème de l’Etat reste entier quand il veut à tout prix réconcilier Marx, Weber et Durkheim : qu’est-ce qui a bien pu susciter à l’origine l’apparition d’un Etat bureaucratique agrandissant ses prérogatives, au-delà des seules forces armées destinées à faire régner l’ordre aux frontières et à l’intérieur d’icelles ? En dehors des besoins du capitalisme industriel naissant visant à faire régner le système de la marchandise et de l’accumulation privée en remplacement de la domination féodale et de sa propriété terrienne voire de ceux qui la travaillent, on ne voit guère de raison à l’émergence et à la domination de ce phénomène nouveau : une bureaucratie d’Etat aspirant à gérer tous les secteurs de la société civile sous raison d’intérêt général et de principe démocratique. Sans doute ont-ils été inspirés par les modèles laissés par les empires du passé (Sumer, Egypte, Chine des Hans, Rome, Mayas, Aztèques, Incas, etc.) où l’exploitation primitive d’une classe d’agriculteurs par celle des accapareurs du foncier utilisait une première forme de bureaucratie dont les causes d’échec étaient incluses dans cette organisation parasitaire qui figeait la société. Polianyi a montré le rôle décisif de l’Etat des filateurs anglais pour

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chasser les paysans des enclosures, afin d’y mettre les moutons qui alimenteraient leurs usines en laine : le capitalisme moderne était né d’une volonté de classe. Il reste que l’approche bourdieusienne analyse finement le rôle contemporain du capital symbolique, celui des agents de l’Etat, qu’on pourrait rapprocher de la Société du Spectacle de Guy Debord, notion cette fois élargie aux dominants du privé, à la publicité. Accordant une trop grande place au rôle institutionnel de défense de l’intérêt public qui est certes nécessairement présent et jamais seulement comme un leurre, il ne pointe la domination de l’Etat par les intérêts privés que comme une éventualité non essentielle. Il souligne le rôle de la bureaucratie d’Etat sans qu’on sache encore clairement s’il s’agit du constat d’une entité nécessaire à l’architecture du monde moderne ou d’une cancérisation pathologique du tissu social. Son insistance à dater l’apparition de l’accumulation du capital symbolique en lieu et place de celle du capital physique et du pouvoir répressif qui lui est nécessaire dans les royautés européennes du 18e siècle, fait problème : quid des empereurs chinois qui s’appuyaient déjà, outre les militaires, sur une armée de fonctionnaires, de collecteurs d’impôts, de mandarins recrutés sur diplôme, selon la connaissance de caste de l’écriture avec des effets opaques et parasitaires évidents ? Le capital symbolique qu’il évoque ne serait–il pas plutôt lié à l’irruption de la science dans l’industrie, à l’accumulation de capital et à la complexification inouïe de la production et de la société civile qu’elles engendrent, nécessitant toujours plus l’adhésion des dominés à leur exploitation, entraînant une inadéquation croissante de la répression directe des serfs (cependant toujours tenue en réserve) à la réalité nouvelle des prolétaires bénéficiant, par rapport aux précédents, d’une certaine liberté formelle bien qu’illusoire, entraînant par voie de conséquence la nécessité d’inventer des institutions complexes (ou de perfectionner qualitativement les précédentes) pour gérer l’intrication des nouvelles couches sociales et de leur relations, la complexité urbaine comme support aux production et échanges modernes, la maîtrise des premières technologies et l’encadrement physique des conduites qui lui étaient indispensables. Toutes innovations s’efforçant à l’adhésion des exploités à ces évolutions dans la mesure où ils y percevraient bon an mal an un léger progrès pour eux-mêmes dans quelques retombées de la richesse des riches.

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Enfin, dépassant le mode de production, quoique également suscitée par ses propres tares, la réapparition en 1789 des revendications de démocratie réelle, ressuscitées de Périclès qui, après quelques reculs, finiront par imposer des compromis où les classes dominantes ont partiellement vidé de contenu réel les normes démocratiques de la délégation de pouvoir héritées de la Grèce antique ou des Lumières. La démocratie sera désormais abondamment truquée, avec cependant des allers et retours, des expansions, régression incessantes tout au long des XIX et XXe siècle, laissant un treillis de règles amassées, mêlées à des leurres parasitaires ou manipulateurs où nous sommes toujours enserrés. Cette phase de démocratie partiellement et habilement truquée permet, grâce à ce capital symbolique de l’Etat, mais aussi aux autres appareils oligarchiques de manipulation de l’opinion, publicité, médias, culture vénale, de passer aujourd’hui des cycles de compromis entre dominés et dominants le plus souvent à la discrétion de l’oligarchie revenue à l’offensive depuis l’échec des premières tentatives de socialisme étatique de l’Est. Aux avancées ouvrières de 1936 et 1945 ont succédé sporadiquement d’inégales poussées de fièvre libératrice en 1968, 81, 2002, plombées par le lest bureaucratique d’Etat qui vend un intérêt général frauduleux, au sein duquel les exploitants privés dictent en fin de compte la physionomie essentielle de la loi générale, avec au choix des colorations social-démocrates ou hyperlibérales, le maintien voire l’aggravation de l’exploitation étant toujours sauvegardé, violemment ou mollement, au gré des rapports de force. Ces orientations mercantiles tournent le dos à un intérêt général réel. Les bureaucraties suivent. C’est cette régression sociale majeure qui est à l’œuvre depuis trente ans (Reagan, Thatcher, Mitterrand, etc.) La commission Barre Bourdieu aborde sa critique de l’Etat en étudiant la commission Barre qui a substitué en 1970 l’aide à la personne à l’aide à la pierre. 40 ans plus tard, il faut savoir que le résultat est catastrophique pour l’intérêt général : crise des HLM, ségrégation accentuée, marée pavillonnaire, destruction de la ville, de l’écologie et de l’architecture, gaspillage énergétique, spéculation foncière, entretien et développement des réflexes conservateurs chez les salariés propriétaires. Le fond était bien politique : il s’agissait pour la droite éclairée de Giscard de récupérer la part la moins explosive des idées

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de mai 68, en urbanisme notamment, pour sauvegarder tardivement les centres anciens, cesser le tsunami des grands ensembles de la ségrégation devenus ingérables et massivement rejetés par l’opinion mais en donnant une empreinte réactionnaire habile par la priorité donnée au pavillonnaire où enfermer les prolétaires, trop agités en 68, dans le jardinet, la voiture et les traites de l’accession. La critique bourdieusienne qui n’en dit mot, tient de l’euphémisme. S’il met bien l’accent sur la composition très libérale de la commission, il en reste un peu en deçà de l’essentiel, faute peut-être de ces présuppositions marxistes qu’il ne cesse de récuser au long de ses pages : le travail de la commission Barre, dans cette nouvelle optique, vise à remplacer l’aide à la pierre consistante par une aide à la personne plus fluide afin de dévier les importantes dépenses HLM, acquises à la Libération, vers l’investissement privé. Elle illustre parfaitement la sujétion globale de la haute bureaucratie d’Etat aux milieux de la finance. Si l’aide à la pierre avait rééquilibré socialement les investissements urbains en construisant massivement du HLM, les méfaits pratiques dus à la forme des grands ensembles soumis aux canons simplificateurs de Bouygues, des prix de Rome et de la technocratie étatique ont fourni une modélisation parfaite d’un totalitarisme dans le dressage hygiénique et moralisateur de petits prolétaires infatigables et régénérés. Ils illustrent physiquement la rencontre idyllique entre l’apathie étatique de la norme simplificatrice reprenant hypocritement un apparent souci social, avec l’esprit régimentaire du damier, la surveillance panoptique de Burnham, l’esthétique du less is more de Mies Van der Rohe, la paupérisation d’une fausse invention épousant la rapacité constructive, avec le rôle funeste du zoning ségrégatif et de la tabula rasa totalitaire de Le Corbusier, contre les microbes organiques ou socialement contestataires des HLMiens… Tous thèmes que le marxiste critique (et sociologue) Henri Lefebvre maîtrisait à la même époque avec le concept d’antiville, celui d’une valeur d’usage de la ville disparaissant au profit de la seule valeur d’échange ! Sur sa ligne contestataire, quelques rares expérimentations audacieuses complètement disparues du paysage conceptuel d’aujourd’hui, ont opéré alors la rencontre, fût-elle éphémère, entre des élus démocrates de gauche et des architectes-poètes sociaux. Cette émergence qui réalisait les espérances du Comité National de la Résistance de 1945 avec les projections humanistes des architectes contestataires de Team Ten, a pu alors créer quelques opportunités de modèles utopiques, comme les cités

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gradins-jardins de Renaudie et ses émules malgré un environnement déjà « horriblement » économique. La maison individuelle, devenu modèle dominant, a dévasté le territoire national par d’autres grands ensembles, cette fois horizontaux, bituminés, générateurs d’inondations comme de rétrécissement de vies individuelles tournant le dos à tout espoir de réaliser la valeur d’usage espérée de la ville, une utopie rationnelle qui facilite l’épanouissement personnel, le plaisir d’environnement, l’aiguillon précieux de la socialité et du vivre ensemble. En les asservissant aux lourdes mensualités, elle a corrodé la résistance de classe des salariés en les attachant à une illusoire propriété, encouragé le racisme contre les migrants pauvres dont on bourrait les HLM. Bourdieu ignore ces tares et semble s’attacher à des aspects intéressants mais seconds, le comment de la mise en forme par les hauts fonctionnaires, associés aux représentants des banques, de ces normes mercantiles et réactionnaires dans une commission court-circuitant l’inertie bureaucratique. D’abord un discours puis sa concrétisation dans la réalité… Peut-être eût-il fallu mettre en avant comme hypothèse de recherche le concept de bureaucratie dans sa spécificité parasitaire sur la base d’un équilibre des forces sociales qui se neutralisent (sous Louis XIV, aristocratie déclinante et bourgeoisie ascendante, sous Mitterrand, salariat majoritaire et bourgeoisie ébranlée par les secousses successives de 36, 45, 68, 81). Dans la commission Barre, il y eût bien une apparence de débats entre hauts fonctionnaires et dignes représentants de la banque - souvent sortis des mêmes grandes écoles - mais au final c’est le choix politique giscardien, représentant de l’oligarchie, qui fut traduit dans les faits : liquider le logement social et donner davantage de grain facile à moudre aux neurones épuisés des Bouygues et consorts. Il est vrai que les grands ensembles étatiques et corbusiens avaient amassé une énorme réserve de mécontentement populaire qui facilitait l’opération, accrue du souci des centres villes anciens dont la sauvegarde affirmait son urgence, comme leur séduction auprès des couches moyennes et du tourisme le montre. Eternel retour de l’horrible, le Ministère et les médias intéressés célèbrent en 2014 ces barres ces tours comme, formidable contresens, un moment parmi d’autres de la création architecturale ! Cet effondrement critique vise à satisfaire les appétits gloutons des architectes affairistes et des Trois Gros du BTP en gratte-ciel générateurs de profits juteux. La bureaucratie d’Etat ne va jamais

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défendre ouvertement les intérêts immédiats de l’oligarchie mais sa hiérarchie supérieure est profondément attachée au maintien du compromis inégalitaire où elle peut négocier sa part d’intérêt. Elle excelle à enfumer les citoyens dans sa logomachie sur l’intérêt général. Elle peut pratiquer les chaises tournantes du PPP (partenariat public privé) où c’est tout le temps le privé qui se goinfre pour présenter après coup et ses constructions minables et ses dépassements prodigieux de coût d’objectif. L’ANRU est le fabuleux exemple contemporain de cette collusion, de ce pillage des fonds publics dans un cynisme tranquille : l’organisme d’Etat monstrueux, hyper-centralisé ne dépend que du premier ministre. Il rafle le Un % « patronal », jadis utilisé pour boucler les bilans des opérations HLM. Il opère dans l’opacité totale, est dépourvu de tout contrôle extérieur, ne donne jamais les résultats de ses 500 interventions, sauf quelques images consternantes sur Internet. En dépit de son inutilité fragrante, le strapontin de la Direction de l’architecture dans son conseil d’administration a même été supprimé ! Totalement dépourvu du moindre contenu qualitatif (en réflexion sociologique ou esthétique), la pratique de démolition - inévitable mais à condition de reconstruire de meilleurs quartiers ! - continue hypocritement à diminuer le nombre de HLM et s’aligne en matière d’architecture environnementale sur le moins-disant local - la démagogie pavillonnaire - qui rejoint les normes mercantiles et obtuses de l’industrie hyper concentrée du bâtiment martelant l’opinion de campagnes publicitaires valorisant la stupidité construite. L’ANRU prépare pour dans vingt ans une troisième tranche d’insurrection puis d’investissements publics pour démolir ces aberrations. Les trois poupons ministériels du SN bâti sont ainsi refinancés chaque trente ans à nos frais sans jamais apporter la moindre amélioration à la dévastation de l’urbanisation moderne. La haute bureaucratie, suivant le rapport des forces entre dominants et dominés, n’oublie jamais la défense autonome de ses propres intérêts économiques de caste qui vise à l’accumulation à l’infini des effectifs à commander, y compris en y ajoutant quelque saupoudrage de corruption usuelle. C’est particulièrement le cas dans les situations nationales d’équilibre politique métastable entre salariés et actionnaires, comme la France où le mouvement social a gagné nombre de positions durant un siècle mais sans parvenir à dénouer le cercle vicieux de l’exploitation à cause de son étatisme rédhibitoire.

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L’hypertrophie bureaucratique tend alors à occuper toute la place laissée par la neutralisation des deux adversaires principaux de la société civile. Par exemple quand le salariat ne parvient pas à élaborer les réponses théoriques inventives (difficiles car nulle part pré-écrites) au changement de société et les moyens tactiques d’y parvenir. La bureaucratie d’Etat peut alors simuler une alliance avec le salariat pour sembler lui prêter main forte grâce à ses précieux « accumulateurs de symbolique », au danger d’alourdir la part parasitaire des hautes bureaucraties et de faire échouer à moyen terme l’entreprise de libération salariale. Un sondage express sur FR3 en septembre 2013 nous indique qu’à la question : Pensez-vous qu’il faille rogner sur les avantages des services publics pour rétablir les équilibres financiers de l’Etat ? 83 % des réponses dès le premier jour étaient positives. Mme le Pen qui reprend ce thème peut se frotter les mains, elle va faire un malheur électoral (avant celui de la France !) Sa chance ? La démagogie hollandaise qui embauche 60 000 enseignants quand le nombre d’élève diminue. En moyenne nationale : un enseignant pour treize élèves avec moins de trente heures de présence par semaine et quatre mois de congés. Comme résultat : Le recul infâmant dans le classement PISA. En prime, les enseignants dans la rue contre la réforme utile des rythmes scolaires qui ne leur demande même pas d’assurer ce petit service supplémentaire !! La confiscation corporatiste des stratégies de la gauche radicale (programme Mélenchon) par la démagogie infinie du renforcement des services publics, la planification, les nationalisations, lisez l’accroissement des privilèges de leur haute bureaucratie (interchangeable avec celle de l’oligarchie), au risque de catastrophe nationale dans une nation, lanterne rouge de la production européenne, qui dévore déjà 56 % du PIB, record mondial, merci Louis XIV et Napoléon, en disputant la plus value à mamie Zinzin et autres Bouygues… Intérêt général Les élites oligarchiques dont le rôle dans la division du travail est de s’occuper de l’Etat sont toujours sur le fil du rasoir : elles doivent absolument donner l’illusion de leur souci du public et pour cela, consentir dans leur politique une part de réalité sans laquelle l’illusion disparaîtrait rapidement. Elles réservent donc une place au fameux intérêt général, jusqu’à s’en prendre, au moins en paroles, aux excès trop voyants des voyous oligarques, mais en défendant bec et ongle

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l’essentiel des intérêts bien compris de la famille, prêtes à s’accommoder du retour de la droite. Bourdieu a consacré deux années d’études au collège de France (1989-1992). Au hasard de ces six cents pages, on peut glaner quelques idées fortes dont le développement eût été bienvenu. Pour lui Ainsi : L’ambiguïté fondamentale de l’Etat est que ceux qui théorisent le bien public sont aussi ceux qui en profitent. …Il y a une logique spécifique du champ bureaucratique, c’est un espace à l’intérieur duquel s’engendrent des enjeux et des intérêts tout à fait spécifiques… par exemple dans le cas de la politique que j’ai étudiée, (la commission Barre) il y avait deux corps de l’Etat…Ponts et Chaussées et Inspection des finances qui se sont produits en produisant l’Etat…Ils avaient des intérêts bureaucratiques liés à leur histoire, à leur position dans l’espace social, ces deux corps entretenant des alliances différentes avec d’autres agents, comme les banquiers… …La perception naïve conduit à cette forme de fétichisme qui consiste à faire comme si l’Etat en tant que territoire, ensemble d’agents, etc., était le fondement de l’Etat comme gouvernement. Autrement dit on pourrait dire qu’à la limite la fétichisation inverse le processus réel… …L’Etat s’approprie les structures mentales, il produit un habitus culturel unifié dont il maîtrise la genèse et du même coup la structure… … Quand j’intitule mon livre la noblesse d’Etat, c’est pour dire que l’Etat peut être approprié par des gens qui usent de l’Etat comme on use d’un patrimoine et qui ont l’Etat pour patrimoine… …En même temps les fonctionnaires ont une image dédoublée d’eux-mêmes… Le double jeu étant la mauvaise foi sartrienne ; le fait de se mentir à soi-même, de se raconter qu’on agit pour l’universel alors qu’on s’approprie l’universel pour ses intérêts particuliers… L’antinomie entre domination et unification-intégration n’est pas entre deux théories mais elle est inhérente au fonctionnement même de l’Etat. L’Etat est une réalité à double face. Délocalisation, dé-particularisation et dans le même mouvement, monopolisation, concentration des pouvoirs, donc vers la constitution d’une domination centrale… … Là aussi il y a corruption institutionnalisée, du privilège d’Etat… Il faut penser que les gens d’en haut, les principaux, ont des moyens de prélever des profits d’une autre nature, d’un autre ordre de

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grandeur que les petits intermédiaires de base qui se débrouillent pour les rouler sur un point… Li Zhi était un mandarin antimandarinal, un mandarin qui dénonçait dans des livres absolument extraordinaires la corruption mandarinale, la structure de la reproduction mandarinale (l’ENA est une institution tout à fait mandarinale…) Ce genre de personnage est tout à fait intolérable pour le système… Ve République : Trois énarques sur six présidents, presque tous les premiers ministres, etc. ! « Je suis la République », « L’Etat c’est moi », « Je suis le service public », cette sorte de prosopopée permanente est constitutive de la position de mandataire, de délégué, elle est aussi typique de celle des fonctionnaires, qui sont toujours des fonctionnaires du public, donc de l’universel…Ceci pour dire que la bureaucratie est l’objet d’une double image qui contribue à sa schizophrénie : elle est vue comme rationnelle, transparente et comme corrompue… Il est très facile de se mettre tous les professeurs à dos ; c’est pourquoi un certain nombre de réformes de l’enseignement ne se font jamais… Ces quelques flèches pertinentes auraient pu éclairer quelques développements critiques et féconds mais on attend en vain leur précision. On en reste à la face visible de l’iceberg. Pas une ligne n’est consacrée au rôle intrinsèque de la bureaucratie, utile, inutile ? Tient-elle d’une organicité insurmontable ? Par quoi peut-on la substituer ? Occupe-t-elle constitutivement cette fonction parasitaire, au-delà de ses caractéristiques de force de domination nécessaire à la paix civile et à l’organisation sociétale ? Rien sur sa tendance irrépressible à la prolifération inhérente, immaîtrisable, sur les aspects absurdes des travaux fictifs, sans objet réel, sans utilité sociale, rien sur l’absurdité systémique, sur son inertie mortelle, sur la mort sans phrase de la créativité au profit de l’observance de dogmes et de normes arrêtés une fois pour toute, sur le rôle de la hiérarchie impavide qui a toujours raison dans son immobilisme d’autruche qui entraîne l’apathie des fantassins. Aucune hypothèse sur les origines possiblement organiques de cette pathologie des sociétés humaines. Tout juste si Bourdieu décrit à certaine page la corruption étatique comme une tare indélébile mais il n’en parle qu’à propos des mandarins subalternes des empires de Chine. Quitte au lecteur vigilant de pratiquer l’extrapolation !

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Il reprend cependant des thèses de Marx sur l’origine des structures étatiques copiées sur celles des corporations et de l’Eglise : …Les Etats les plus anciens se sont construits sur le mode de l’Etat pontifical, et, en quelque sorte, l’Etat s’est construit sur le modèle de l’Eglise mais contre elle… Thèse forte qui évoque un parallélisme certain entre l’élaboration lente d’une philosophie transcendantale, prolongeant la religion sur des bases apparemment plus rationnelles, à la fois mysticisme trompeur utile à la domination des exploités mais aussi expression générale de leurs aspirations à une humanité réconciliée. L’édification simultanée des bureaucraties religieuses puis étatiques engendre bien les superstructures recouvrant, exprimant, agissant sur l’infrastructure économique des rapports sociaux d’exploitation qui suit elle-même ses propres déterminations et rythmes diachroniques. Thomas Bernhard : nous sommes tous étatisés ! Michel Onfray (Les radicalités existentielles, Grasset, 2009), sans autres enquêtes de terrain, est là-dessus davantage explicite quand il cite Stirner : Pour Hegel, au sommet de son système idéaliste se situe l’Etat (Principe de la philosophie du droit) : les passages abondent où il fait l’éloge de la peine de mort, célèbre le beau métier de soldat et légitime le travail de mort, vante les mérites du guerrier, explique les bonnes raisons d’être de la police qui est la puissance protectrice de l’universel. L’ordre social doit régner. L’Etat permet la réalisation de l’Idée, de la Raison, du Concept. Hegel écrit : L’individu ne peut avoir lui-même de vérité, une existence objective et une vie éthique que s’il est membre de l’Etat. Hegel, théoricien de l’intérêt général, de l’Etat comme perfection suprême, réalisation de la vérité métaphysique. Bourdieu a cependant tendance à procéder à une table rase non pas du stalinisme, ce qui serait légitime, mais au delà, du marxisme tout entier pour réédifier son propre système, ce qui l’est moins : Le marxisme nous a empli la tête de faux problèmes, d’oppositions indépassables, ou de distinguos impossibles. Ce distinguo idéologie/réalité est une de ces divisions dramatiques qui nous empêche de comprendre des processus…qui sont précisément des passages permanents du discours au réel du rituel. Au moment même où il écrivait, des critiques d’inspiration marxiste, comme Henri Lefebvre (De l’Etat, 10/18, 1976) ou Nicos Poulantzas (l’Etat, le pouvoir, le socialisme, PUF,1978), Claude Lefort, (Eléments d’une critique de la bureaucratie, Tel, Gallimard, 1979) ),

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voire Cornélius Castoriadis (Une société à la dérive, Seuil, Points, 2011), allaient autrement plus loin et plus clair dans la critique de l’Etat, analysant contradictoirement les autonomies versus interpénétrations entre l’Administration et l’oligarchie et leurs conséquences délétères sur les modèles d’émancipation. Ceux-là, avec naturellement des différences considérables dans les analyses et projets, préfacent les perspectives qui fleurirent en 1968 contre le capitalisme et la bureaucratie, celles d’une indispensable démocratie de base fondant et l’économie et la politique, une autogestion, nécessairement assortie du dépérissement de l’Etat. Des mécanismes nouveaux devraient organiser un pouvoir authentique de la base, selon les théorisations révolutionnaires (marxistes et ou libertaires) et les expériences historiques vaincues mais précieuses de la Commune de Paris, des soviets de 1905, des conseils ouvriers de Gramsci, de la république espagnole, de la Yougoslavie titiste, de Lip, etc. Claude Lefort Dans ses Eléments d’une critique de la bureaucratie, il analyse longuement la classe des apparatchiks staliniens qui opprimaient le salariat, pratiquaient avec des méthodes sanglantes l’accumulation primitive réalisée à l’Ouest un siècle plus tôt par les capitalistes. Il dévoile les critères qui peuvent faire jouer ici même, dans des conditions plus rationnellement démocratiques, un rôle parallèle à la classe bureaucratique, toutes proportions gardées, bien entendu : La bureaucratie… tire son existence de la division de la société en classes, de la lutte de classes, puisque sa fonction est de faire prévaloir les règles d’un ordre commun (ordre qui naît sans doute des rapports de production mais qui a besoin d’être formulé en termes universels et d’être maintenu par la force). La bureaucratie est normalement au service d’une classe dominante, puisque l’administration des affaires publiques dans le cadre d’un régime donné suppose toujours la préservation de son statut ; mais puisque elle n’est pas elle-même une simple section de cette classe, elle peut aller à l’encontre de certains de ses intérêts, pour peu que l’équilibre des forces sociales le lui permette, et donc acquérir une certaine autonomie… Le spectacle des transformations sociales qui accompagnent le développement de la concentration monopolistique dans les grands

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pays industriels et notamment aux Etats-Unis, provoque parallèlement la réflexion sur l’essor d’une classe bureaucratique. Il s’agit bien alors d’une mutation dans la théorie de la bureaucratie, car celle-ci est maintenant comprise comme une couche capable, en raison du rôle qu’elle exerce dans la vie économique et culturelle, d’évincer les représentants traditionnels de la bourgeoisie et d’accaparer le pouvoir. Elle est donc perçue comme le siège d’une entreprise historique, comme le foyer d’une nouvelle structure sociale. Il rappelle l’analyse de Marx : La bureaucratie fait du but d’Etat son but privé. Son matérialisme s’accompagne d’un spiritualisme non moins sordide : la bureaucratie veut tout faire, elle est condamnée à une activité incessante de justification en l’absence d’une fonction réelle… La bureaucratie d’Etat est un corps essentiellement parasitaire… La mesure révolutionnaire par excellence de la Commune sera à ses yeux d’avoir instauré le gouvernement à bon marché, d’avoir supprimé les privilèges de la bureaucratie d’Etat… Pourquoi le mode d’organisation bureaucratique, en tant que tel, multiplie-t-il les parasites ; pourquoi par exemple autour d’une fonction qu’on peut juger nécessaire en se référant à l’état présent de la division du travail pousse-t-il dix postes improductifs ?... N’y a-t-il pas une dialectique de la domination dans la société moderne aux termes de laquelle s’accumule une couche sociale destinée à aménager et à parfaire les conditions de la domination, au fur et à mesure que le travail industriel envahit tous les secteurs de la vie sociale et que la vie des masses doit lui être subordonnée ? Ces considérations âgées de trente ans prennent une forte résonance dans les conflits politiques français de 2014 ! Pourquoi sont-elles disparues des stratégies de la gauche révolutionnaire ? Mystère historique opaque ! La sociologie pragmatique de Bourdieu (comme celle de Boltanski) hésite entre la réalité et le monde, à savoir entre empirisme et transcendance. Les épreuves de réalité s’opposeraient dans la recherche sociologique aux épreuves existentielles. La micro sociologie ne devrait s’intéresser qu’aux faibles mouvements de la soupe quotidienne au sein du traintrain d’un consensus réformiste accepté. L’épreuve existentielle se donne, certes prudemment après les avatars sus nommés, des présuppositions transcendantales issues de la philosophie critique, des utopies qui provoquent le réel, les met à

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l’épreuve pour lui faire dire des choses intéressantes sur ses blocages ou sur des pistes encore perdues dans les brumes de l’avenir. Cela rappelle le constat amer d’Adorno après des années d’enquête américaine sur l’antisémitisme et le rassemblement d’une masse documentaire difficilement traitable : les conclusions de l’énorme travail de dizaines d’enquêteurs pendant plusieurs années avaient été, avant d’être publiées, déjà résumées par Sartre dans un petit bouquin intuitif sur le même sujet ! Ainsi de Bourdieu consacrant 600 pages à l’Etat sans aborder jamais son parasitisme congénital, sa tendance profonde à la prolifération spontanée. On peut également rapprocher ce constat de celui qui concerne l’architecture urbaine : en l’absence d’une confrontation avec une pensée utopique forte, avec des œuvres poétiques dérangeantes, rien ne vient briser le consensus mou sur la production courante, la vulgarité offensante de la ville contemporaine passe pour une inexorable fatalité. L’opération de pensée qui viserait à extrapoler le plaisir suscité par les villes anciennes en exigence pour la fabrication de la ville contemporaine - avec des moyens techniques décuplés - ne vient pas une seconde à l’esprit de l’intelligentsia, encore moins des politiques. Autonomie interactive entre lutte de classe et cheminement indépendant d’une rationalité démocratique Bourdieu n’est cependant pas faux quand il dépeint l’Etat comme une entité autonome, sujet d’étude universitaire en soi, superstructure globale, gestionnaire de la part collective de l’humanité, exprimant au moins dans les mots un « service public », comme la philosophie tente de réaliser la synthèse des éthiques transhistoriques de l’être humain, au-delà du clivage opéré par les conflits d’intérêts. Se défendant d’empiéter sur les spécificités individuelles, cette entité voudrait exprimer le rassemblement des individualités dans ses décisions, grâce à une délégation de pouvoir aussi efficiente et raffinée qu’il soit possible à un moment donné, pour une culture partagée identifiable à son époque, mais jamais au prix d’ignorer ou minorer l’autre aspect de l’Etat, son lien avec les rapports de classe, le rôle parasitaire et exploiteur de ses appareils qui ne peut pas ne pas nous interroger. Ainsi la question est : parallèlement aux tensions et conflits générés par la domination de classe, par l’infrastructure des rapports de production, soumise à une logique propre de la production et de

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l’échange, à la division en classes hostiles, à l’accumulation, à la baisse tendancielle du taux de profit, aux crises violentes de surproduction comme à l’aliénation permanente des dominés, c’est-à-dire à ces lois tendancielle fortes que Marx a tenté de saisir, suivant leur propre logique et leur propre périodicité, existe-t-il une montée globale, chaotique, d’une autonomie superstructurelle, conscientisée, inégale en fonction des contingences géographiques, nationales et des rythmes d’évolution économique, portant comme contenu le bien futur de l’humanité tout entière, au-delà des intérêts de classe ? Peut-on croire par exemple à une évolution philosophique indépendante, statistique, de l’opinion mondiale qui ferait progresser selon ses propres cadences, chaotiques et lentes, l’ensemble des peuples vers d’incertaines rationalité et empathie, vers la démocratisation relative, toujours en mouvement, jamais atteinte, toujours heurtée, contournée par l’évolution infrastructurelle précédente et ses impératifs physiques et quantitatifs, ses hystérésis. Cette inégalité de développement - Lénine en faisait une loi de l’impérialisme - modèle la figure particulière, étatique et culturelle de chaque nation, elle peut tout aussi bien provoquer des conflits sanglants comme l’émergence d’une Zeitgeiss, esprit du temps, opinion mondiale, vaste nébuleuse altruiste, éthique, intégrée de façon déformée, souvent hypocrite dans les organes politiques comme l’ONU - au moins dans leurs discours - et les médias internationaux. Le pétrole libyen donne sa coloration particulière aux croisades humanitaires, en Syrie, outre la base militaire russe, c’est le conflit entre pétroliers chiites et sunnites qui entretient le carnage. Les sionistes, gendarmes de l’occident, ne survivent que de l’apartheid palestinien et des subventions US. Les nécessités arithmétiques de l’économie et les intérêts animaux des dominants s’appuient sur les vieilles scories mythologiques pour utiliser à leurs fins les divergences dans les rythmes de développement. Le système capitaliste peut s’accommoder de n’importe quel régime, superficiellement démocratique à la mode européenne ou autoritaire comme en Chine ou en Iran. L’étatisation de l’économie n’apporte pas sur un plateau la démocratie politique, c’est plutôt l’inverse. Les révolutions arabes n’amèneront pas automatiquement l’égalité sociale ni celle de la femme, la Tunisie représentant une exception fragile autant que précieuse. Les deux lignes de phénomènes humains - Robespierre et Rousseau - se télescopent sans cesse, interagissent en suivant leurs rythmes propres quand bien même la démocratie bourgeoise prive de libertés réelles la

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frange la plus pauvre, toujours ouverte, en cas de crise prolongée irrémédiable, aux issues les plus régressives en matière de régime politique, comme le montre la recrudescence des extrêmes-droites au Nord ou le maintien de la Chine dans sa nuit autocratique. Contrairement à ce qu’a longtemps défendu le bolchevisme, le développement superstructurel autonome nécessite la même attention que les soubresauts infrastructurels, un de ces domaines n’est jamais inféodé mécaniquement à l’autre. C’est en réaffirmant ce second volet de la réalité étatique et philosophique que Sur l’Etat de Pierre Bourdieu peut être précieux, quand il ne cesse de rééquilibrer son propos entre les deux écueils du misérabilisme et du populisme, du systémisme et de la parcellisation post moderne, entre le danger simplificateur du marxisme et l’approche universitaire enfermée dans la seule histoire des idées, allergique à tout rôle de l’infrastructure : Ces théories de l’Etat qui contribuent à la construction de l’Etat, et donc à la réalité de l’Etat tel que nous le connaissons, sont le produit d’agents sociaux situés dans l’espace social…Cette idée que certaines catégories sociales ont intérêt à l’universel est un matérialisme qui n’enlève rien à l’universel… Les savants qui sont des gens comme les autres… sont obligés de jouer selon des règles qui sont des règles de neutralité, de désintéressement, d’objectivité…Heidegger avait à dire des choses nazies mais il ne pouvait les exprimer que de telle manière qu’elles n’en avaient pas l’air… (P. B. o. c.) L’amélioration décisive des deux domaines infra et super structurels qui pourrait ouvrir une autre période historique de sortie du présent chaos, ne peut pas n’être pas posée simultanément, faute de régresser vers des situations chaotiques inédites. La liberté, la démocratie, la rationalité, non seulement dans leur part technologique mais aussi dans le domaine sensible, doivent progresser significativement en politique et en économie, dans la superstructure comme dans l’infrastructure. Non à la manière d’un évènement quasi miraculeux comme le prédisent Badiou ou Castoriadis, plutôt comme l’œuvre patiente/impatiente du salariat organisé dans des partis ou mouvements, qu’importe leur nom, radicale dans la perspective, graduelle et réformiste dans la tactique, pour tenir compte des inégalités dans les mûrissements nationaux de la crise économique générale, de la spécificité des mouvements telluriques des idéologies, la prise de conscience des masses, l’élimination des scories des

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révolutions avortées du XXe siècle. Tout simplement parce que le chemin nouveau n’est tracé nulle part, que son environnement est obscur, embroussaillé des multiples tentatives d’utopies échouées, les guides eux-mêmes sont très contradictoires : il faudra bien des tâtonnements pour s’y engager sans s’y rompre le cou… Priorité à la politique Dans ce sens, y aurait-il une validité quelconque pour une science sociologique qui ne s’intéresserait pas à la politique au sens philosophique, laquelle devrait être l’expression - largement dévoyée par l’action conjointe de la bureaucratie étatique et de l’oligarchie - des déterminations de l’être humain sur sa propre situation sociologique et sur les praxis qu’il en tire, dans les contingences du moment, pour la défendre et l’améliorer ? Des armées de sociologues étudient les problématiques du marketing commercial ou politique, quelle validité scientifique, humaine, conférer à ce travail au service de la domination? D’ex-marxistes repentis passent avec armes et bagages dans l’autre camp, payés par Bouygues pour étudier les relations de travail sur les chantiers ! Il y a bien une nouvelle discipline socio-historique qui veut traiter de ces aspects, comme le rappelle mélancoliquement Philippe Corcuff mais elle tend à mettre en cause la possibilité de liens de cause à effet entre les origines et la situation historique produite en privilégiant le caractère incertain, le hasard, l’aléa singulier de l’évènement, qui certes existe et peut aider à se démarquer d’une téléologie abusive mais certainement pas au prix d’un abandon du projet de lecture claire des causes profondes reliant les évènements partiels. On se réfère donc à un Benjamin terriblement déstabilisé par l’alternative horrible de 1939 entre Hitler et Staline qui cherchait des issues opaques et mélancoliques dans une théologie matérialiste (?), jusqu’au suicide. Que penser d’autres chemins post modernes comme la recherche des Nouveaux critères du capitalisme, de Boltanski, recension des écrits spécialisés et prévisionnels, jamais fondée sur des enquêtes de terrain qui pourraient mesurer la pénétration réelle dans les entreprises de ces thèses surabondamment diffusées dans l’édition. A quel point la tentative de récupérer certains thèmes superficiels de mai 68 pour huiler les rapports d’exploitation s’est-elle réellement concrétisée dans des rapports sociaux objectifs ? L’étude de l’impact de cette littérature mérite intérêt, encore faudrait-il mesurer son niveau de réalisation

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statistique. Par exemple qu’en reste-t-il en 2012, à Arcelor Gondrange, Peugeot Aulnay, Pétroplus Petit Couronne, Sanofi Toulouse, Carrefour, Ikea, dans le bâtiment, les hypermarchés ou les centres d’appel ? Le vieux capitalisme sauvage de Schneider et de Wendel des années 1830, rejetant les subtilités psycho-sociologiques, retrouve vite son visage séculaire et cynique. Finie dès lors la démagogie pleurnicharde, on flique ou vire sans état d’âme les centaines de salariés qui pendant trente ans ont construit de leur peine leur outil de travail, ce capital constant qu’on leur arrache pour le délocaliser, on pressure les stagiaires et les précaires afin que les actionnaires apatrides sauvegardent un taux de profit en baisse inexorable, dès lors que mécanisation et automatisation gagnent du terrain dans la production (y compris en Chine !), concurremment avec la chute de millions d’anciens paysans du Sud dans le fordisme. Il est vrai que nos élites oligarchiques franchouillardes ont cette caractéristique imprenable : l’inefficacité productive totale sauf en matière d’inflation de leur rémunération (Gattaz, plus 29 %, etc.) Dernière instance… Il en est ainsi de la condamnation par Bourdieu de la dichotomie entre infrastructure et superstructure chez Marx et du rôle essentiel qui, en dernière instance, appartiendrait aux rapports de production, à l’économie, certes repris de façon stupidement mécaniste par les staliniens. On a beaucoup glosé sur cette instance ultime dont le flou artistique recouvre un peu tout ce qu’on veut. Si Polanyi a bien montré le rôle indépendant et décisif de l’Etat bourgeois dans la formation du capitalisme anglais, les évènements plus récents (2008) montrent à l’envie l’incapacité des Etats du monde entier à s’opposer au déferlement in fine des vieilles lois de l’infrastructure découvertes par Marx : la finance internationale, accumulant une masse énorme de plus value et de liquidités virtuelles, ces escroqueries, après avoir fui dans l’emballement spéculatif, fait payer aux Etats, en fait aux salariat, l’abîme creusé entre le réel productif et le fictif des produits dérivés (selon un multiple de 35 !). Les Etats, dominés politiquement par l’oligarchie, s’empressent de faire régler la note par les salariés qui voient leur niveau de vie s’effilocher ici voire s’effondrer en Europe du Sud. Ne peut-on penser qu’une manière de téléologie du capitalisme inspirait les décisions étatiques des tories de 1800 ? Au fond la téléologie existe toujours après coup, quand on contemple le

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passé : une série de causes historiques enchevêtrées mais décelables, incontestables, a conduit à cette situation présente et non à une autre. Hasard et nécessité. Le basculement du XXIe siècle de l’ensemble des nations du monde, quelles que soient leurs idéologies et leur forme d’Etat, dans les mêmes rapports de production basés sur la propriété privée des moyens de production, la même forme économique de capitalisme, de l’exploitation, des salariés, de l’utilisation de l’armée de réserve des sans travail (ou de paysans médiévaux du Sud fuyant la boue des rizières), le rôle accru d’une finance internationalisée, la baisse du taux de profit et la fuite en avant dans le profit virtuel, la destruction de la planète et de ses êtres humains (réchauffement climatique, industrie des armes, de la malbouffe, de l’eau, des médicaments, des pesticides, du tabac, de l’abêtissement médiatique, oppression étatique, urbanisation traumatisante abandonnant tout art d’habiter, etc.), remet en selle ces simplicités marxistes qu’on avait pu croire un moment balayées par l’écroulement du mur, le déferlement du post modernisme et conjointement, la fin de l’histoire dans un ultra libéralisme à ce point « sans contrainte » qu’il dépasserait l’autogestion. Le levier : la démocratie jusqu’au bout La crise financière cyclique développe de nouvelles menaces, en dépit de l’atténuation provisoire de la crise économique chez les gagnants de la compétition. Mais les taux de croissance diminuent jusque dans les BRICS pourtant dynamisés par le nécessaire comblement de l’abîme entre les niveaux de vie du Nord et du Sud. Sur le long terme, les cycles économiques semblent bien avoir dominé les grandes lignes de l’évolution, sur un fond de secousses et d’aberrations idéologiques et politiques fortement chaotiques. Si l’indépendance de la superstructure est incontestable, suivant ses rythmes propres, elle est cependant relative. Si elle agit et réagit comme produit humain sur l’infrastructure, sur le mode de production économique, en dernière instance ceux-ci suivent bien leur chemin propre, travaillé par l’injection massive de la science. Déterminant en dernière instance et sur le très long terme, ils s’imposent aux idéologies rapetassées, au moins comme force immensément destructrice. Mais dès qu’on a dit cela, la dialectique se referme en boucle : l’infrastructure n’est aussi, in fine, que le résultat de l’énergie intellectuelle des hommes, elle ne sait se réformer elle-même

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spontanément, son rythme propre de crise se télescope avec celui des superstructures qui fourbissent leurs mille modèles utopiques, fluctuants, incertains, jusqu’au contact fortuit, à l’étincelle, l’effervescence, depuis le cerveau inventif et isolé jusqu’à la force agissante des masses soudain affectivement et intellectuellement mobilisées vers une issue positive si le modèle économique proposé est rationnellement adéquat. L’infrastructure ne peut s’affranchir de l’étape réflexive, de l’analyse intelligente jusqu’au bout, de l’invention de modèles de rechange et d’une action consciente, au moyen de l’Etat, son propre outil, mais à condition tout aussitôt de le bouleverser de l’intérieur, de le transformer de fond en comble par la mobilisation effervescente du salariat majoritaire qui engagerait la réforme du réel économique grâce à une démocratie de base retrouvée, réinventée, une délégation de pouvoir enfin transparente, huilée, efficiente, de haut en bas, franchissant enfin le portail des usines. Autrement dit, sans une stratégie radicale d’autogestion à long terme, il n’y a pas d’issue possible à la crise, l’heure est à l’engagement d’un chambardement simultané de l’infrastructure, remplaçant graduellement par une lutte opiniâtre la propriété privée des moyens de production, base de l’aliénation, par sa propriété réellement sociale, c’est-à-dire par son contrôle de mieux en mieux démocratique à la base, grâce à une nouvelle conception de la délégation de pouvoir transparente, par exemple par une loi qui étendrait les pouvoirs des comités d’entreprise comme première étape. Ou bien, qui s’inspirerait de la cogestion allemande, réveillée de son assoupissement. La tâche est double : il conviendrait parallèlement de réformer de fond en comble la superstructure, par l’autogestion économique mais, simultanément, l’Etat par son dépérissement, par la dissolution du mandarinat politique grâce à un renouvellement fréquent des délégués à tous les niveaux, grâce secondement à la dissolution de ses appareils bureaucratiques qui sont les garants de la domination-aliénation, leur remplacement systématique par des entités concurrentielles, autogérées, comme la Suède a su l’esquisser. Le vecteur de ce double bouleversement : le contrôle quotidien des délégués élus et révocables par les citoyens électeurs de base dans les quartiers et ateliers, au moyen d’institutions nouvelles établissant une pyramide démocratique vivante, une formation politique ouverte à tous, un débat public permanent qui assurent de mieux en mieux la circulation de l’information et des décisions collectives de bas en haut et de haut en

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bas. Bien entendu entre l’idéal de transparence démocratique totale et la réalité en pénible construction, il y aura toutes les situations intermédiaires possibles, des insuffisances, du laxisme, des apathies, des distorsions, des déceptions, des régressions. Autrement dit, la lutte politique se poursuivra dans les siècles. Sinon, aucune issue durable ne pourra être trouvée à la crise générale qui menace désormais la survie même de l’humanité. La perspective autogestionnaire n’est pas autre chose que la poursuite raisonnée du profond mouvement historique tantôt souterrain, tantôt explosant au Ve siècle avant JC, au XIe siècle européen des communes, des révolutions anglaises, américaines, françaises, de la Commune de Paris, des Fronts populaires, des révoltes polonaises tchécoslovaques ou plus récemment arabes, etc. L’autogestion n’est pas pour autant la panacée, des questions nouvelles se poseraient immédiatement : quid des entités condamnées par le marché ? La direction autogestionnaire ne préférera-t-elle pas chaque fois la stagnation, la mort lente plutôt que l’action chirurgicale, fût-elle micronisée. N’aura-t-elle pas tendance à refuser les développements audacieux qui comporteront forcément des risques ? Avant que la gestion banale de l’économie rejoigne la méthode des milliers de chercheurs du CERM de Genève où des assemblées techniques de scientifiques parviennent à des choix difficiles, excluant certaines équipes en cas de doublon dans certains secteurs par étude indépendante puis vote, beaucoup d’eau devra s’écouler sous les ponts. L’autogestion est sans doute LA tendance inévitable pour une humanité en développement, elle devra passer par nombre d’expérimentations et sans doute, par nombre de formules intermédiaires. L’examen soigneux des expériences partielles, ambiguës comme l’autonomie des Universités (quand en 2013, 16 d’entre elles sur 60, sont en pré faillite malgré des ressources assurées par l’Etat), serait sans doute précieux. Qui doit diriger les Universités les enseignants tous seuls ou un mixte avec des délégués actifs de la société civile ? J’oubliais le bréviaire tribuniciste : L’Education n’a pas de prix ! L’Etat peut payer, donnez nous des moyens ! Pourquoi les sociétés de rédacteurs du Monde ou de Libé sont-elles obligées de se vendre à Bergé ou Rothschild ? Il faut aussi prendre garde qu’au sein des associés, il ne se forme des dominateurs : tant que l’homme est confondu dans la foule son intérêt étant lié à celui de tous, il est bien intentionné ; mais quand il s’élève

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ou qu’il espère s’élever, son intérêt se dégage de celui des autres, et il marche sur eux. Donc, l’égalité la plus complète est que chacun puisse toujours dire, et dise en effet librement son avis sur toutes choses ; que les affaires se règlent par les associés en assemblée ; que tous les employés soient soumis à l’élection ; que ceux qui dirigent ne soient que des commis qu’on nomme, qu’on surveille et qu’on destitue à volonté ; que la gestion soit de courte durée, afin que personne ne s’habitue à commander ; enfin que les fonctions ne soient pas trop rétribuées, car la cupidité serait excitée, et il y aurait des cabales dans le but de faire destituer ou élire tel ou tel. (Charles Noiret, ouvrier tisserand de Rouen, 1841, cité par Philippe Corcuff, o. c.)

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Chapitre IV Mériter la direction de l’Etat Nouveau retour contradictoire à Bourdieu : sa longue définition de la cause publique incarnée par les appareils d’Etat depuis leur co-inventeur Colbert, témoigne d’une existence partiellement autonome de son contenu, ne serait-ce que dans sa préoccupation affichée du sort des dominés. Sans doute exagère-t-il le rôle de la noblesse de robe dans l’invention de toute pièce de l’Etat colbertien et occulte-t-il quelque peu une meilleure caractérisation des juristes comme détachement avancé de la bourgeoisie : sans la puissance économique acquise préalablement par l’ensemble de la classe dont ils sont membres, les robins n’auraient pu se poser la moindre question sur l’érection d’un Etat tout dévoué à leurs intérêts. L’Etat est ambigu, dit-il, il incarne à la fois la domination bourgeoise mais avec la même force l’intérêt général de la société, bien que celle-ci soit divisée entre dominants et dominés, tous partageant devant certaines menaces naturelles ou humaines des intérêts soudain concourants. La domination politique et économique de l’oligarchie nourrit une tendance centrale, prioritaire qui est bien de choisir en permanence au sein de l’action étatique tout ce qui favorise son intérêt économique de classe dès qu’il est mis en cause, tout ce qui peut servir à la reproduction de son système d’exploitation. Il n’empêche que son Etat

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doit également tenir contre vents et marées son autre rôle, plus ou moins déformé, plus ou moins mensonger, de représentant d’un intérêt supposé être celui de toute la communauté, celui de l’intérêt général, du service public. Faute de quoi ils perdraient les clés du temple. Même Sarkozy avec son cynisme actionnaire - subventionner les heures supplémentaires pour diminuer le chômage, il fallait oser ce contresens arithmétique ! - ne pouvait pas ne pas être convaincu qu’il incarnait quelque part ce service public. La sincérité est ici une donnée tout à fait secondaire. Il assumait la contradiction entre ses intérêts de classe et sa surface d’homme d’Etat en principe dévoué à tous. La gauche hollandaise a repris à peu de chose près en 2012 l’ensemble des hauts fonctionnaires du gouvernement de la droite conservatrice : une façon lamentablement capitularde de prolonger le fameux service public de l’oligarchie. Un gouvernement de gauche radicale autogestionnaire connaîtrait d’autres dilemmes. Il devrait vivre en permanence sa contradiction entre ses buts de transformation profonde et les nécessités gestionnaires quotidiennes dans la complexité fonctionnelle des tâches générales de l’Etat, totalement imbriqués dans les mécanismes bureaucratico-capitalistes. L’URSS et la Chine de Mao ont montré que la propriété apparemment publique (nationalisée) des moyens de production pouvait engendrer le contraire de la démocratie économico-politique : le totalitarisme surajouté à l’incurie ! Il ne s’agit pas seulement de tenir compte de l’état subjectif de ses mandants et de leur impréparation probable à des changements trop brutaux ou impopulaires, il s’agit surtout de questions objectives, parfois détachées des conflits de classe mais cependant stratégiques, celles qui concernent par exemple la balance commerciale, l’équilibre des comptes publics, plus généralement la gestion économique dans le concert mondial des rapports de force internationaux, l’aménagement du territoire, le logement, etc., qui ne peuvent pas se ramener à des slogans, fussent-ils globalement justes, du type : faîtes payer les riches ! C’est là où l’objectivité universitaire, la rigueur scientiste des Bourdieu pourrait être utile dans son principe. La gauche radicale doit mériter la direction générale de l’Etat, le service du public. Les bourgeois s’y entraînent - y excellent ? - depuis deux siècles avec une rouerie consommée. Les salariés, tellement divisés, n’ont que l’expérience lamentable du réformisme pleutre qui a toujours mis ses pieds dans les charentaises bourgeoises, en gérant loyalement leurs affaires. A l’autre pôle, la nuée pulvérulente des fractions rêveuses de l’ultra gauche écolo-féminino-corporativo-

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iréniste. Les forces radicales ne devraient-elles pas aussi entendre cette nécessité : Il faut mériter la gestion de l’Etat, c’est-à-dire en clair en acquérir les capacités du gestionnaire, se départir de toute attitude tribuniciste - laquelle en fait n’est qu’un pessimisme ? L’essentiel serait de s’opposer, qu’importe ce que nous promettons puisque nous n’avons aucune chance d’être jamais au pied du mur pour le réaliser. Cette attitude entraîne chez les citoyens la réaction compréhensible de faire plutôt confiance au réalisme supposé des réformistes, fût-ce à contrecœur. En fait, ils votent contre des politiques, jamais pour la leur ! - La gauche radicale ne devrait-elle se doter d’un (de) parti(s) révolutionnaire(s) de gouvernement, faisant preuve de la plus grande audace stratégique en même temps que d’un réalisme le plus acéré ? Nous en sommes loin. Très loin chers Laurent et Mélenchon d’une élaboration correcte des grandes lignes stratégique crédibles de ce qui devrait caractériser l’après capitalisme. C’est là où les sociologues universitaires engagés pourraient être les plus précieux. S’ils n’en restaient pas aux états d’âme mélancoliques de Philippe Corcuff, hésitant entre ses deux sièges de militant et d’universitaire ! Et s’il se décidait une fois pour toutes à une praxis de caractère tendanciellement scientifique, jouant dans tous les cas la vérité, même sur l’épineux problème de l’Etat, de ses fonctionnaires, de sa haute bureaucratie, qu’il occulte soigneusement ? Marx s’est peu posé cette question car il faisait, comme militant, un travail universitaire bien plus rigoureux que les mandarins qui lui avaient fermé la porte de l’Université ! Pour sortir de la dette et de l’effondrement productif de la France, il ne suffira pas de juguler Peugeot, Bolloré, Pinault ou Dassault. L’ineffable Bayrou le dit, la France a un problème, c’est l’Etat ! Exact ! Même si elle en a bien entendu un autre, celui, aussi encombrant, du CAC 40. Sur le premier d’entre eux, Bayrou s’y connaît qui laissait la secrétaire de la FSU diriger son Ministère de l’éducation nationale, après que les communistes au bout de trente ans aient repris la direction de la FEN aux réformistes pour les dépasser aussitôt dans le corporatisme le plus scrupuleux ! Ca n’a pas beaucoup varié depuis, Hollande, en bon électoraliste, courtise les dirigeants syndicaux des enseignants sans la moindre contrepartie, comme Jospin dans les années 80 qui les augmenta contre la promesse de réformes pédagogiques qui ne virent jamais le jour pour cause d’hostilité syndicale. Il s’en souvint en 2002 en faisant intervenir le fougueux Alegre avec le succès qu’on connaît ! Alegre et son BRGM

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qui ont criblé le 93 de trous d’une géothermie qui ne marche pas ! Hollande embauche 60 000 employés de plus dans le Ministère le plus dépensier quand on pressure les autres, absurde ! Et cela ne changera pas d’un iota la qualité médiocre de la pédagogie française ! Le minimum d’heures d’enseignement au monde pour l’encadrement le plus lourd malgré la diminution du nombre d’élèves. Temps de travail à l’étiage ! Directeurs d’école sans pouvoir. Indépendance d’une hiérarchie aussi lourde qu’inefficace (Proviseurs hors contrôle, professeurs inspectés tous les quatre ans, etc.), pédagogie enracinée chez Jules Ferry. Selon la PISA, ça ne cesse de se dégrader ! Mara Goyet, enseignante, dans Le Monde du 7 octobre 2012, titre L’école des bureaucrates ! Bien ciblé. Extraits : Si ces débats (pédagogiques) existent toujours, ils semblent aujourd’hui animés par des combattants qui ne sont pas sans ressemblance avec ces messieurs qui se déguisent en soldats napoléoniens pour aller rejouer le dimanche matin dans la gadoue périurbaine la bataille de Wagram entre deux supermarchés… Le ministère a trouvé la parade ultime pour en finir une fois pour toutes avec l’indiscipline généralisée (des enseignants, des élèves, des parents, du réel), il a traité l’école comme on le ferait d’un déchet nucléaire, en la coulant sous une chape de béton et en l’envoyant au fond des eaux… Il s’agit du livret personnel de compétences qui est une longue litanie hétéroclite et rassurante d’items (mini compétences) que les élèves doivent valider - c’est la loi - tout au long de leur scolarité : répondre à une phrase par écrit, se déplacer en s’adaptant à l’environnement, respecter les autres, etc. L’équivalent dans le domaine de la santé serait un ministre vantant les vertus oubliées du clystère et de la saignée… Il faut tenir compte des élèves…les placer, horresco referens, au centre du système éducatif… Il n’est plus possible, comme il y a bien longtemps, de leur balancer notre savoir et de leur dire au revoir… Il s’agit aussi, pour le professeur, d’aller structurer un magma informatif et stochastique qui paume les élèves et les isole dans ce qu’ils croient être une vision du monde… Aujourd’hui, nous devons transmettre aux collégiens non seulement des connaissances mais encore tous les maillons intermédiaires entre leur monde et la culture… Les mains dans le cambouis, la tête dans les œuvres…

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Ajoutons peut-être quelques références de pédagogies « nouvelles », âgées d’un siècle : Freinet, Montessori, Neil, Korczak, etc., apôtres des pédagogies actives… Un autre outil plus récent mais tout autant méprisé : Internet quand bientôt l’université sera y sera systématiquement enseignée, renvoyant nos chers mandarins au musée Guimet. Progrès : le Ministre socialiste, glaneur de suffrages, fournit parfois dans la même classe du primaire un deuxième enseignant dont le babil est assuré d’annuler celui du premier … On croit rêver ! En 27 ans de 1980 à 2007, les effectifs fonctionnaires sont passés de 3 864 960 à 5 267 935, soit 36,3 % d’augmentation. La Cour des Comptes en 2006 : Le constat général est celui d’un égalitarisme confortant les défauts de la gestion administrative : notations non discriminantes, impuissance des procédures disciplinaires, avancements à l’ancienneté plutôt qu’au mérite y compris pour les dirigeants, forfaitisation des primes … Quel homme d’Etat de la gauche radicale osera mettre en cause le statut de la fonction publique, largement responsable de l’inertie, de l’incurie des appareils d’Etat et du déficit du budget qui plombe notre économie (56 % du PIB consacrés aux prélèvements publics contre 44 % en Allemagne)? Que faire des usines à gaz ? Il faut réfléchir aux pesanteurs de l’Etat bourgeois hérité, Himalaya de broussailles bureaucratiques, ces monceaux de paperasses, ces milliers de textes de loi inutiles, contradictoires, souvent sans le moindre décret d’application, ces inextricables contrôles sans contrôleurs, ces appareils d’une effrayante lourdeur, leur style de travail dilué, souvent fictif, sans production utile, l’immense aspect shadokkien de cette activité sans but, sans production, cette présence ponctuelle mais inerte dans les mornes bureaux. Des tâches souvent purement virtuelles, toujours décalées des réalités, consistent à produire de la réglementation entassée dans les rayons et jamais utilisée, et quand elle l’est, le plus souvent au détriment des citoyens, à mimer des normes dont nul ne demande jamais la signification. Données françaises incontournables : record du nombre de millionnaires privés, de l’écart entre les avec et les sans patrimoine, record des prélèvements publics ! Déficit de l’Etat, des collectivités

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locales, des retraites, de la santé, du commerce extérieur, etc., dégringolade alarmante de l’économie exportatrice, donc de la balance des paiements, donc de la capacité à payer notre énergie importée. Les services fiscaux ne s’attaquent jamais aux gros parce qu’ils sont trop bien défendus par les anciens cadres publics partis pantoufler chez eux. Telle agence de haut niveau architectural, et pour cette raison famélique, est en déficit depuis trois années, faute de commandes trustées par les grosses agences affairistes : L’ordinateur de l’administration fiscale rend aussitôt son verdict : anomalie, elle devrait être déjà en faillite ! Dans le cadre de notre politique de développement de l’architecture et de l’emploi : pas de quartiers ! Un contrôleur est sitôt dépêché pour éplucher les comptes et coller une amende qui ne paiera pas le centième des heures passées par l’aimable fonctionnaire ! Mamie Zinzin peut dormir tranquille sur ses milliards aux îles Caïman. On pourrait évoquer la police dont les ripoux ont défrayé la chronique et à propos de laquelle un ancien ministre de l’intérieur disait que pour avoir un policier dans la rue il lui fallait en embaucher 18 ! Qu’à cela ne tienne, à chaque assassinat marseillais ou corse, le Ministre est aussitôt sur place pour faire des moulinets télévisés destinés à prendre des voix hypothétiques au FN mais qu’ils renforcent ! Les hôpitaux qui n’ont pas de prix (la France dépense 15 milliards, le double de la moyenne des pays de l’OCDE pour la gestion de la santé), les labos qui s’engraissent en vendant l’emballage plus que le médicament, la justice qui se goure, les agences de prévention qui laissent filer le poison des OGM ou les faux médicaments, le sport et son dopage généralisé malgré ministère et organisme de contrôle, le tramway parisien dont nul ne connaîtra jamais ni le coût ni la rentabilité (sauf qu’une ligne de bus moderne coûte dix fois moins pour le même service !), etc. etc. Sans compter les 30 000 ronds-points qui ne servent à rien, les kilomètres d’autoroutes sous-utilisées dont on paie les péages quand elles sont amorties depuis belle lurette. Vivent l’Ecole des Ponts, usine à fabriquer les bureaucrates à la chaîne, comme l’ENA ! La réponse corporatiste aux disfonctionnements est toujours la même, imparable : il faut embaucher. Tout dirigeant d’entreprise (privée ou publique) sans être nécessairement un requin, sait qu’au-delà d’un certain surnombre des effectifs, la courbe de la production cesse de croître proportionnellement aux effectifs pour s’inverser… L’inexorable parlotte détourne tout le monde du moindre taf. Expérience vécue !

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Certes il y a toujours dans chaque administration des agents dévoués, d’une impeccable éthique et dont le travail sert à sauver l’ensemble du sort du Titanic mais le cadre global où manque la sanction du marché, secrète l’irréalisme quand ce n’est pas l’apathie. Le service des payes est un des seuls à travailler : manquerait plus que ça ! Comme celui des finances, pour la même raison : faut des sous pour régler les salaires ! Dans chacun des trente collèges abondamment visités pour mon travail de construction, il y avait presque toujours un principal inepte mais fayot et, pas loin, un prof génial, une intendante, un syndicaliste, un adjoint, actif, créatif qui aurait sans doute dirigé ça de main de maître ! Suffirait de prendre les bons mais la bureaucratie s’y refuse absolument : si on fait monter les talents, c’est la fin des haricots, gare à nos postes, la hiérarchie s’écroule ! Il ne s’agit naturellement pas d’idéaliser le marché et ses tendances épouvantablement mercantiles mais ses tares capitalistes ne sont pas humainement fatales, elles sont liées aux rapports de production, à l’appropriation privée de la plus value des salariés, à la transmission par héritage de la plus value volée. Vieille lune ? Toujours depuis Proudhon opalescente… Il faut naturellement combattre les oligarques comme l’ennemi principal en refusant la toute-puissance patronale, toute décision de gestion devrait être préalablement discutée avec les salariés. Peu de sociologues se risquent à de telles analyses de leur mère nourricière, l’Etat, sauf ceux de droite mais leur attention scientifique est bien entendu douteuse : leur unique motivation est de récupérer les bribes de profits qui traînent dans les services d’Etat pour regonfler la part tellement déficiente des actionnaires. Mme Molinié sur Arte a ainsi dessiné une critique acérée de cette graisse superflue. Un peu comme Philippe Corcuff le fait avec Eddie Mitchell, il faudrait faire parfois appel au roman pour obtenir un matériau significatif. Les deux fictions de Zoé Shepard (Complètement débordée et Ta carrière est finie, Placardisation, Albin Michel, 2012) sont de ce point de vue d’une grande richesse. Première expériences professionnelle d’un Bac plus sept dans une collectivité locale : son récit picaresque est édifiant. Certains trouveront le trait grossi mais Rabelais, Molière ou Jarry qui ne traitaient pas leur époque avec trop de ménagement, nous ont énormément appris sur elles. Ainsi de Zoé. Elle analyse dans une véritable recherche-action romancée la logique kafkaïenne du fonctionnement interne de ces lourds appareils qui tournent à vide, ce que rien ne justifie. L’absence de confrontation à

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quelque sanction que ce soit (marché ou discipline) produit une ambiance générale qui décourage les meilleurs activistes nés. L’intérêt public est décidé par les intéressés du secteur ! Les tâches fixées par des politiques, limités et irresponsables, ces petits roitelets qui dès lors qu’ils ont maîtrisé les techniques médiatiques de réélection, décident n’importe quoi en se gobergeant aux frais de la princesse, délèguent l’essentiel à leurs mandarins qui ne cessent de leur jouer du violon pour les endormir. Les institutions démocratiques n’ont aucun moyen réel de les contrôler, sauf chaque six ans le possible basculement à droite (ou à gauche) qui ne résout rien. Que ferait un maire d’aujourd’hui sans son matelas bureaucratique ? Toute contrainte populaire est parfaitement muselée, oiseuse. Il n’existe aucune tension de contrôle du rendement ou de la qualité hors l’éthique personnelle des agents, le plus souvent démunie d’usage dans l’inconsistance des tâches ou la dilution de leur exécution dans un temps qui s’étire à l’infini. Sauf dans les petites communes où l’absence de moyen bloque toute prolifération bureaucratique : on peut y déceler un des remèdes : décentraliser le pouvoir dans les quartiers, sous le regard direct des citoyens. La préoccupation primordiale se limitant à : comment faire passer le temps de présence obligatoire de 35 heures par semaine quand, dit Zoé, le problème serait de trouver de quoi s’occuper trente cinq heures dans la durée du mois. Tableau excessif ? Le paysage n’est naturellement pas homogène dans l’enlisement et l’horreur apathique. Il y a bien sûr des îlots héroïques où l’on travaille pour le plaisir ou la morale. Mais ce qu’elle décrit correspond précisément à ce que je n’ai cessé de constater pendant cinquante ans de carrière à l’intérieur ou aux franges de ces institutions étatiques. Depuis le lycée où les mandarins se fichaient éperdument de savoir comment leur cours mêmement déféqué depuis trente ans était reçu par les potaches. L’armée où l’inertie bureaucratique est congénitale sauf quand il faut tuer. Le corps des Ponts et Chaussés dont le laboratoire central était le cimetière des éléphants, ceux qu’on ne pouvait placer en subdivision territoriale dans la tâche hautement mathématique du goudronnage des chemins départementaux car leur incarnat pouvait incommoder les édiles. J’y ai passé en formation trois mois excellents de ripaille et de farniente, boulevard Lefebvre où une paix éternelle régnait sur les labos, troublée à l’heure du repas par quelques ombres fantomales en blouse blanche… Mon meilleur pote était la nuit danseur apache au Petit Balcon à la Bastoche, il récupérait le jour au labo, planqué

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derrière ses essais Duriez. Au labo régional des Ponts, nos velléités de contrôle statistique des fournitures chez d’autres IPC pantouflant chez les marchands de cailloux ou de bitume se heurtaient vite à la copinerie de grand corps. A la SCET, filiale de la Caisse de Dépôts, responsable de milliers de ZUP horriblement mercantiles, tout un étage de Montparnasse occupait une foule de cadres de haut niveau qui n’avaient, sauf exception, peu à vendre à des SEM de base, souvent efficaces, près du terrain, créatives, mais racketées, obligées de recourir à leur coûteux service si elles voulaient bénéficier des prêts de la CDC et de ses plans de carrière. Idem dans les directions régionales. A l’étage en dessous, la SCIC, autre merveille bureaucratique aussi parfaitement nuisible, salariait un architecte non pour encourager l’architecture mais, me confia-t-il lui-même, pour en préserver absolument la SCIC. Déclaration historique de leur patron Parfait : J’aime les architectes comme mes bretelles, pour leur souplesse ! Pendant deux ans d’activité, en 81-83, (Banlieue 89, reconquête urbaine des grands ensembles, qualité urbaine à la SCET (mission impossible!), j’embauchais de jeunes architectes chez les aménageurs comme on jette un dé, tenais treize assemblées régionales préparant un colloque national de trois jours sur la qualité urbaine des SEM avec 500 maîtres d’ouvrage des SEM, un espoir pour améliorer de fond en comble les pratiques d’édification urbaine ! Je dus à la suite faire pénitence et vivre comme Zoé six mois de placard avant de trouver un autre job ! Arrivistes roses, noirs technocrates et gris sociologues m’éliminèrent soigneusement. La vague rose avait cependant placé Baïetto, excellent directeur de la SADI de Grenoble où il avait même construit du Renaudie à Saint Martin d’Hères, comme éphémère directeur de la SCET où il engagea une intelligente politique de cadres en promouvant les jeunes éléments actifs des Sem comme directeurs. Proche de Dubedout, maire de Grenoble à l’urbanisme éclairé, privé de ministère pour rocardisme aggravé, il n’était pas en odeur de sainteté au Château et fut vite remplacé par un bifteckard sans scrupule qui assura le tournant « réaliste » et fabiusien ! Baïetto eut le temps d’aider mon retour en 93. Les mêmes ingénieurs des Ponts avaient créé une association d’étude de haut niveau, la COFHUAT, dont la tâche unique était d’organiser pour leurs joyeux retraités des voyages « d’urbanisme », si possible aux antipodes, à vingt heures d’avion, payés par les péages autoroutiers. Cette association était dirigée par un professeur qui empochait un deuxième salaire en faisant faire le travail par son assistant : le thème

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des réunions, les discours, les conclusions, sans compter les billets d’avion et les chambres d’hôtel ! Faut-il évoquer l’enseignement de l’architecture où des centaines d’enseignants aux œuvres incertaines (qu’il leur est interdit de montrer, ce qui est bien pratique pour masquer leur insignifiance), n’empêchent en rien la prolifération de l’horreur économique de l’urbanisation contemporaine. Parfois leur tâche, depuis la dictature cirianienne à Belleville, est surtout répressive : il s’agit d’empêcher les étudiants de sortir de l’angle droit, du cube, de la barre, de la tour, du standard, imposés par le culte du Dieu Corbusier, jusqu’à réprimer les fautifs ! Jusqu’à parfois interdire de dessiner un cercle ou un triangle ! La plus grande occupation de la Direction de l’architecture est de réhabiliter idéologiquement et esthétiquement les honteux grands ensembles de la ségrégation totalitaire, vomis unanimement dans les années 70, afin que les mandarins qu’ils ont médiatisés malgré leur absence totale de talent, puissent dégrader Paris par de nouveaux gratte-ciel ! On peut ajouter une vingtaine de formations universitaires d’urbanistes, les sympathiques CAUE, velléitaires mais sans pouvoir, les architectes des monuments historiques, cumulards bien au chaud dans leur coquille quand le coût de leurs projets est incontrôlable, les directeurs municipaux, départementaux et régionaux d’urbanisme, agents de la voirie, les expositions des copains cooptés à l’Arsenal ou à Chaillot, les Promenades urbaines dans des quartiers strictement sans intérêts, les revues insipides bientôt inexistantes, la disparition des librairies d’architecture ! Depuis 1981, une dizaine de grands prix formatés par l’officine de l’IFA, (défunt Institut français d’architecture, remplacé par la Cité du Patrimoine), sont choisis par les mêmes, d’un talent imperceptible ! Vous comprendrez pourquoi votre fille, la France, est muette en architecture ! Le modèle Bouygues de logement (80% de ce qui se construit) triomphe partout. L’architecture urbaine est sans doute archétypique de l’effondrement des contenus humains sous l’effet conjoint des bureaucraties et des caïmans de l’horreur économique. Peu importe, bientôt les cervelles nivelées par la bêtise infantile des SMS iront à Alphaville, où ils brûleront les bouquins désormais inutiles puisque, addictifs unanimes, ils zozoteront leur SMS sur tabloïd. Le seul coin de ciel bleu : les paysagistes qui occupent le vide de la désertification architecturale pour cacher la misère urbaine sous leurs rideaux de bambous et de végétaux inventifs. Au moment où les préoccupations écologiques sont l’objet d’un vacarme médiatique et politique assourdissant : la ville où l’on

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vit, son élaboration sensible, intelligente, empathique et belle devrait se situer au fondement du souci dirimant de survie de l’espèce. Un quartier beau et bien conçu par un(e) architecte sensible et pas trop boulimique d’honoraire, ni producteur de trop de CO2, ne coûte pas significativement plus cher qu’une urbanisation sans âme, j’en ai fait cent fois l’expérience, par contre, il peut générer du bonheur quotidien, apaiser les tensions, équilibrer une vie sociale mieux aimable, diminuer la folie des déplacements. Une armée napoléonienne est au chevet de l’architecture pour mieux perpétuer le néant de la pensée, de la création et des réalisations effectives. Y a-t-il une fatalité à la laideur urbaine française ? Certains de nos voisins du Nord s’en sortent mieux bien qu’ils partagent le même libéralisme attardé. Dans les années post soixante-huitardes la véhémence populaire contre les grands ensembles avaient permis quelques irruptions urbaines passionnantes : leurs acteurs ont été depuis soigneusement massacrés par les marchands du temple, exclus des revues, de la commande, de l’enseignement, des prix (comme le dit excellemment le Grand prix Claude Parent, Une Conversation, Manuela éditions, 2012). L’Etat et les collectivités de gauche vont jusqu’à démolir des réalisations exemplaires comme le quartier magnifique de Pierrefitte les Poètes des Euvremer et de Padron Lopez et ses 440 HLM munis de jardins suspendus ! Borloo, Braouzec et Bartoloné, grands prix de l’obscurantisme militant et du moins disant esthétique des banquiers ! Eradiquer l’intelligence urbaine est leur mot d’ordre ! Sinon, danger, des jeunes pourraient en être contaminés et revenir proposer leurs gênantes chimères. Ricardo Porro, un des meilleurs de nos architectes, de taille internationale, est célébré partout, publié au Japon, en Italie, en Norvège, les USA lui consacrent un opéra, des livres, il est exposé au Moma, en Allemagne, etc. Rigoureusement censuré depuis trente ans en France par la maffia des petits maîtres voraces autant que stériles, il a enfin eu sa conférence à Chaillot : il était juste temps : les Américains venaient de consacrer un long métrage à son oeuvre ! Il faut chercher longtemps pour trouver une belle réalisation dans ce désert des Tatares ! Borel, Gaudin, Pouchain, Brunel, Jourda, Buczkowska ? Le maire du treizième fait venir un expert, l’excellent Jean-Louis Cohen pour une conférence sur la comparaison historique des développements urbains de Paris et New York, beau thème s’il en est. Au-delà de la subtilité érudite de l’expert, le bout de l’oreille dépasse bientôt : il s’agissait surtout de justifier les projets de gratte-ciel à

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Paris, c’est-à-dire l’empilement d’étages sans autre justification que celui des paquets d’honoraires, pour faire contre l’avis général ce qui avait été évité de justesse il y a cinquante ans, bousiller le magnifique épannelage parisien pour rapprocher un peu plus l’apoplexie urbaine prévisible. Ainsi du Grand Paris et des ses trente opérations spéculatives autour des gares : toujours plus de bureaux quand 4 millions de mètres carrés sont vides dans les tours de la Défense ! ! Quand le plus urgent serait d’arrêter le développement avant de dédensifier la région parisienne pour pouvoir y vivre enfin ! La croissance est condamnée ? Plus que jamais, précipitons–nous aveuglément dans la course à la croissance ! Stupide ! Jarry, reviens ! Ubu t’appelle ! La double face de l’Etat Bourdieu, rusé, progresse parfois quelque peu quand il risque : Suivant les grands corps, (école des ponts et inspecteurs des finances) des intérêts bureaucratiques différents liés à leur histoire…peuvent être au principe de la dépendance ou de l’indépendance à l’égard d’intérêts externes…, ou bien : Le processus d’unification par lequel se constitue l’Etat n’est pas sans ambiguïté, il conduit aussi au monopole de ceux qui bénéficient du processus, de ceux qui produisent l’Etat et sont en position de dominer les profits que donnent l’Etat… Dans un autre texte,(Esprits d’Etat), cité par Bernard Lahire, Bourdieu décrit l’Etat comme une entreprise quasi totalitaire : L’Etat contribue pour une part déterminante à la production et à la reproduction des instruments de la construction de la réalité sociale… La construction de l’Etat s’accompagne de la construction d’une sorte de transcendantal historique commun, immanent à tous ces sujets…L’Etat instaure et inculque des formes et des catégories de perception et de pensée communes, des cadres sociaux de la perception, de l’entendement ou de la mémoire, des structures mentales, des formes étatiques de classification… Jean-Pierre Faye analysant la conférence de Carl Schmitt du 23 novembre 1932 auprès des gros industriels allemands où il développait sa théorie de l’Etat total, démontre comment elle a ouvert la porte au ralliement de Hindenburg et permit le déferlement d’un Etat militarisé, aggravé de celui de Mussolini, marqué déjà par une féroce volonté totalitaire. Elle est assise en Allemagne, dès le début,

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sur l’élimination des Juifs : Cette forme d’Etat total est un Etat qui se met au travail dans toutes les sphères de l’existence humaine, qui ne connaît plus de sphères libres de l’Etat. Il est total en un sens quantitatif. (Carl Schmitt)… Guerre totale de Ludendorff, perçue à partir de l’expérience acquise durant la première guerre mondiale, - mais Etat total, conçu comme le « fruit » de l’expérience de l’Histoire, vécue par l’entre-deux-guerres, voici le noyau brûlant et pervers du siècle, perçu comme le pire de toute l’histoire humaine, transformée à mesure en crime permanent. (Jean-Pierre Faye, L’Etat total selon Carl Schmitt, Germina, 2013). Aujourd’hui le migrant, l’Arabe, le Rom ont remplacé le Juif, jusque dans le Valls triste et social-démocrate, en attendant le pire bleu marine. Hannah Arendt décrira Eichmann non comme un sanglant paranoïaque mais comme le parfait fonctionnaire moyen qui ne fait qu’exécuter les ordres, fut-ce d’assassiner industriellement des millions de Juifs à Auschwitz. La filiation perdure chez les Le Pen pour qui les fours crématoires sont un détail de l’histoire et le nouveau bouc émissaire, le migrant de couleur ! Bourdieu ne va pas jusqu’à prôner la disparition totale de l’Etat, comme mal absolu, à inscrire dans une certaine conception du développement historique. Question difficile sur laquelle Marx a longtemps hésité, depuis le manifeste de 1848 jusqu’à la Commune de Paris en 1871, des nationalisations étatiques à l’autogestion, mais en écartant entre temps ce thème de sa recherche, toute entière centrée sur sa tentative obstinée (et vaine) de créer une « science » économique. La limite de Bourdieu tient à son exigence d’une logique particulière des sciences humaines, dont les concepts ne répondraient pas à la dureté de la logique des sciences dures mais s’apparenteraient par leur viscosité à la nature molle des phénomènes rencontrés… Cette revendication d’imprécision peut mener loin, quand bien même les entités manipulées par les sciences humaines ont sans doute des contours de nébuleuses : mais en l’absence d’expérimentation mesurable et reproductible, où serait donc le critère de validité ? Dans l’autorité du maître, la qualité de son style ? Cela laisse rêveur et rappelle La mégalo de la fille aux yeux menthe à l’eau que Philippe Corcuff emprunte à Eddie Mitchell… La sociologie mérite sans doute un peu d’humilité quand elle s’efforce de se rapprocher de la rigueur des sciences dures… Corcuff rappelle pourtant que l’approche de Bourdieu repose en fait sur quatre présupposés philosophiques : la

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lutte d’intérêts concurrentiels des couches sociales, la lutte contre la mort symbolique, la corporéité plus que la réflexivité de l’être humain, enfin la liberté comme connaissance spinozienne des déterminismes… Définir l’Etat comme le lieu de contrôle de la violence et comme l’instance de rationalisation, n’est pas faux en soi mais pêche par insuffisance car cela n’aborde pas ses fondements de classe pourtant partiellement révélés par son analyse de la commission Barre. Il évoque lui-même : L’Etat comme lieu fait par les agents mandatés pour dire le bien public, pour être le bien public et pour s’approprier les biens publics. Petite fenêtre post-marxiste pour la symétrie ? L’Etat est une réalité à double face… progrès vers un degré d’universalisation supérieure (délocalisation, dé-particularisation, etc.) et, dans ce même mouvement, comme un progrès vers la monopolisation, la concentration du pouvoir, donc vers la constitution des conditions d’une domination centrale. Ces deux processus sont à la fois liés et antinomiques… (PB) L’intérêt du travail de Bourdieu tient à son analyse d’une utilité supposée irremplaçable d’un Etat vu sans autre débat comme outil nécessaire à la vie d’une collectivité supposée homogène. L’épaississement constant des appareils permanents échappe à sa critique, en dépit du fait que, producteurs de services pour la généralité, ils ne soient tenus à aucune vérité des prix ni rentabilité, en l’absence de sanction du marché concurrentiel, pourtant seule épreuve efficiente en dépit de son possible dévoiement libéral dans la manipulation des prix. Symétriquement, aussi peu crédible s’affirme la position radicalement opposée de l’anarchisme prônant la disparition totale, immédiate de l’Etat, la table rase de toute institution centralisée, qui analyserait les données spontanées de la vie sociale et s’efforcerait de définir rationnellement les directions souples où orienter volontairement les efforts collectifs vers le mieux vivre ensemble, visant au moins à se prémunir contre les catastrophes naturelles ou humaines. Il faudra sans doute très longtemps, sinon toujours, un Etat politique, un instrument commun, régi par des règles de transparence et capable de décider de grandes orientations économiques et politiques, à l’échelle des villes, des nations, du monde pour les questions qui concernent chacun de ces niveaux, le problème cruellement résiduel est : comment le débarrasser de sa tendance quasi génétique à secréter ses emplâtres bureaucratiques, comme de son caractère d’instrument des classes dominantes ? Une exigence

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voudrait déjà que la décentralisation aille toujours au bout de ses potentialités historiques idoines au moment « t ». Le problème est donc moins l’existence même de l’Etat que celui de son mode d’édification, de ses tares, de ses appareils permanents beaucoup trop lourds, abrités de la contradiction du marché. Plus généralement d’ériger les institutions inédites qui puissent mettre en œuvre concrètement une délégation de pouvoir translucide, irriguant dans les deux sens le corps social, de bas en haut et de haut en bas. Est-ce pure chimère ou le niveau du développement humain atteint aujourd’hui ici en permet-il l’expérimentation ? Dans sa description de la genèse de l’Etat, qui veut se démarquer farouchement de l’hypothèse marxiste qu’il assimile trop rapidement à la doxa stalinienne, Bourdieu introduit d’autres accumulations que le seul capital bourgeois, celles des capitaux symbolique, culturel, etc. Ceux-ci ont de toute évidence un rôle mais est-il premier ? Il en vient à expliquer l’apparition de l’Etat par celle de la noblesse d’Etat et de ses juristes théoriciens, ce qui semble quelque peu tautologique : la noblesse d’Etat se serait inventée elle-même en inventant l’Etat ! C’est vraiment faire cette fois la part trop belle à la superstructure et flirter du côté de Hegel et de sa réalisation concrète de l’Idée absolue dans les structures de l’Etat prussien grâce à sa réflexivité ! Quand ces juristes, cette part de la bourgeoisie spécialisée dans les fonctions étatiques naissantes, ils n’étaient que les interprètes de leur propre classe bourgeoise. Max Weber Bourdieu s’appuie sur les travaux de Max Weber que Claude Lefort a commenté douze ans plus tôt dans son livre déjà cité : Le Marx bourgeois n’étudie que les aspects positifs, organisateurs de l’Etat, en dehors de toute inféodation au système de classes, uniquement comme un type d’organisation sociale, nécessaire au processus de rationalisation capitaliste. Il s’agit pour la grande entreprise comme pour l’Etat d’obtenir une prévisibilité et une calculabilité aussi précises que possible du résultat, supérieure à toutes les formes antérieures de rationalisation. Il ne fait pas des bureaucrates une couche sociale particulière avec une dynamique propre et une finalité intime. Weber souligne les aspects de neutralité politique et de respect absolu d’une hiérarchie nommée, impavide, évidemment non élue. Il insiste sur l’importance des connaissances spécifiques et de l’écrit

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émanant de la loi pour figer les actions, les directives. Leur statut est protégé du marché du travail, leur avancement est automatique dans l’échelle de la catégorie et ils jouissent d’un certain prestige social par rapport aux autres salariés. Claude Lefort distingue le statut des cadres moyens, noyau actif de la bureaucratie, de celui des employés dépendants. Le statut de ces derniers est ambigu, ils ne sont pas intégrés au système bureaucratique, ils le subissent, mais tout tend à les y faire adhérer, leur idéal est la promotion. Ces indications sont précieuses. …La bureaucratie n’existe que par les bureaucrates, que par leur intention commune de constituer un milieu à part, à distance des dominés, de participer à un pouvoir socialisé, de se déterminer les uns par rapport aux autres en fonction d’une hiérarchie qui garantit à chacun soit un statut matériel, soit un statut de prestige. (Claude Lefort, o.c.) Cette réflexion des années 1970 émanait de l’analyse des réalités sociales de l’URSS et de la Chine. La bureaucratie du parti unique constituait-elle une classe exploiteuse, remplaçant la bourgeoisie ? La situation occidentale est certes très différente, y compris en France où le phénomène bureaucratique atteint certaine plénitude et pureté historique. La société civile existe, appuyée sur des libertés, aussi formelles soient-elles, la critique médiatique, le retour des élections plurielles ouvrent quelques soupapes et obligent à faire semblant de temps à autre de resserrer juste un moment les boulons. Le marché capitaliste exerce également sa critique permanente en exhibant la menace de son purgatoire. Pourtant, sur un mode euphémique, ces caractéristiques voisines à l’Est et à l’Ouest sont toujours porteuses de dévoiements et prédations mortifères. En URSS, pouvoir économique et pouvoir politique étaient confondus au sein de la classe bureaucratique, participer à l’appropriation de la plus-value est une même chose que participer à un système de domination…La bureaucratie est le terrain privilégié du totalitarisme, c’est-à-dire un régime où toutes les activités sociales sont mesurées à un même critère de validité établi par le Pouvoir de l’Etat, le pluralisme des systèmes de conduite et de valeur faisant aussitôt peser une menace non seulement sur le statut d’une minorité dirigeante mais sur la classe dominante elle-même dont l’intégration dépend entièrement de la soumission au pouvoir établi… (Claude Lefort, oc) Il ajoute : La bureaucratie conserve un principe d’indétermination : c’est qu’elle n’a pas une existence objective rigoureusement séparable

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d’une forme sociale de pouvoir, qu’au niveau le plus profond elle n’est pas une catégorie économique mais se constitue dans la participation à un système de domination… Il n’y a pas de mur de Chine entre ces caractères du phénomène bureaucratique à l’Est ou à l’Ouest, que le degré de généralisation. Sculpture de la vie par la mort Le principe de la sculpture de la vie par la mort qui préside à toute vie organique (Jean-Claude Ameisen, La sculpture du vivant, le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Seuil, 1999) peut être bloqué par des excroissances parasitaires. Dans ce processus de reflux, certaines cellules humaines mettent un terme à leur affrontement visant à faire jaillir le dépassement propre à la vie. Suite à une mutation infligée de l’extérieur, elles optent pour leur prolifération à l’identique dans des fonctions végétatives tendant à l’assoupissement puis à la disparition de l’organisme tout entier. De façon similaire, le phénomène bureaucratique, corollaire de l’étatisation et, dans une mesure seconde de la monopolisation capitaliste en ce qu’elle tend à supprimer la contradiction, est ainsi mis en place, menaçant d’extinction définitive les sociétés qui s’y abandonneraient. Le progrès de l’espèce humaine nécessite tout autant et de tout temps à la fois la coopération solidaire et l’émulation vivante. Le bureaucratisme, cette glaciation, étouffe l’une et l’autre par la hiérarchie sclérosée, le mécanisme répétitif et l’obéissance. La fonction corpusculaire - la libre création individuelle humaine - est éteinte artificiellement, bloquant ainsi les progrès des fonctions ondulatoires, celles des champs idéologiques, économiques qu’elle censée mouvoir. La recherche de solutions nouvelles aux contradictions cruciales de la société est abandonnée, en tant qu’activité critique et auto-instituante. Contrairement aux assertions de Platon ou de Nietzsche, reprises par Badiou, ce n’est pas la démocratie - fût-elle très imparfaite - qui étouffe l’initiative des sociétés que le Prince, le Sage ou l’émeute selon eux encouragent mais c’est la division du travail utilisée à la domination des humains par d’autres humains. Phénomène analogue aux situations proches de la gravité extrême des trous noirs, du zéro absolu en physique ou des glaciations en matière d’évolution. Les cellules vivantes, fonctionnelles dans l’interdépendance, sont substituées par des cellules cancéreuses

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passives, inertes, parasitaires, proliférant en un tissu malade, corps étranger proliférant auquel l’organisme tout entier ne peut résister. Plus le capitalisme, fondé sur la propriété et l’accumulation privées des moyens de production, est surdéveloppé et devient agonistique, plus violentes et imprévisibles sont ses convulsions, plus la nécessité d’une société nouvelle, réalisant pleinement ses autonomies corpusculaire et ondulatoire se dessine mais plus une troisième tendance bloque cette évolution nécessaire au profit d’une fuite catastrophique dans l’ossification frileuse, la pétrification, la cancérisation et s’exprime comme voie biaise, éternel retour de l’inertie primale… jusqu’aux totalitarismes, puisant leurs données dans les archaïsmes les plus rétrogrades qui, par peur du changement sociétal réel, font fi des progrès de la rationalité. Ainsi la crise financière puis économique de 2008 nourrit la résurrection des solutions ultra réactionnaires, totalitaires, comme celle des Le Pen qui, grâce à leur fausse virginité de gestionnaires (leur courant est absent du pouvoir depuis la défaite de leur pétainisme pronazi en 1945) et dans la confusion créée par l’étatisme récurrent de la gauche, bénéficient comme dans les années 1920/30 d’une dangereuse fascination auprès des multitudes désorientées par la crise. Elles peuvent fournir à l’oligarchie un recours ultime contre la perte de leur pouvoir séculaire dans les cataclysmes finaux. Les génocides modernes ne sont, extraordinaire régression préhistorique, que la reprise à l’échelle industrielle de la coutume barbare d’exterminer aux temps bibliques les peuples conquis, vaincus après pillages, avant que l’esclavage, pour l’époque en ce sens un progrès, ne vienne mettre fin à cette pratique trop coûteuse à l’espèce. Ainsi à la suite de Braudel peut-on penser la guerre de 1914 comme le moyen trouvé par le capitalisme pour stopper l’irrésistible progression d’un socialisme républicain, alors à visage humain et légal. Tous égaux ? Bien que les QI, ce repérage comparatif imparfait, ne soient pas héréditaires, la structuration sociétale est sans doute malgré tout à l’origine à base d’inégalité génétique. A la limite, la lutte des classes et la domination disparaîtraient dès lors que les différences génétiques de l’efficacité (non ses autres originalités spécifiques) seraient suffisamment atténuées, soit par sélection naturelle et douce,

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hybridation, soit par manipulations extra douces (mais extrêmement dangereuses !). En attendant cette perspective lointaine (que Google annonce dans vingt ans), une forte atténuation des différences sociales flagrantes produites par le capitalisme d’Etat ferait franchir un pas décisif. A ce stade seraient libérés dans chaque corpuscule humain la capacité critique, intuitive et l’accès aux savoirs qui peuvent conduire à l’autonomie individuelle indispensable à l’édification d’une nouvelle société autogestionnaire où chacun viserait à devenir à sa mesure artiste et critique d’art, pamphlétaire et homme d’état, ingénieur et poète, en partageant égalitairement un temps de travail réduit pour exécuter les tâches résiduelles indispensables à la survie. Pour autant, l’autogestion, loin d’être un horizon inaccessible, requiert au contraire l’urgence à construire ses premiers fondements comme traitements immédiats des tares de la société financiarisée, fétichisée, promise aux abîmes. Ainsi s’engagerait la longue expérimentation semée d’embûches et d’incessants reculs et réadaptations mais que ne pourrait remplacer aucune théorie fulgurante de la table rase. Avec comme première et ardente nécessité, la lutte individuelle et collective contre les inégalités mais tout autant contre les mutilations individuelles que font subir les bureaucraties étatiques et oligarchiques : l’abandon de l’esprit critique rationnel et des intuitions utopiques au nom d’une norme obligatoire qui, utile dans la production tant qu’elle est divisée et réservée à une marchandise répétitive donnée, devient mutilation si on y borne toute activité intellectuelle et éthique. Dogme technocratique ou esprit de parti rassure faussement, comme la foi aveugle, face à l’aventure périlleuse et splendide de l’hominisation. Accepter les bureaucraties symétriques de Bouygues ou de Sarkozy versus Hollande, défendre aveuglément l’Etat et le CAC 40, c’est quelque part abandonner à d’autres sa condition d’être humain. Ce qui est en cause, contrairement aux affirmations de Castoriadis, pourtant si fécond dans ce domaine, ce n’est pas seulement le dessèchement d’une pensée, étroitement logicienne, réduite à un rationalisme impuissant à s’associer l’affectif et l’éthique mais c’est bien sa déformation, sa réduction et sa mutilation aux canons du seul échange marchand et à l’arithmétisation de son système de valeurs identiques, qu’elles soient économiques ou humaines. La répétitivité des actions imposée par la norme rassurante et la mathématique pauvre des échanges marchands, enfermée dans son autisme d’autruche, ignorant environnement et diachronie, stérilise la pensée en refusant d’inclure

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l’imaginaire esthétique, les chemins d’audace de l’intuition libérée à sa propre réflexion critique comme à sa vérification méthodique. Avec la bureaucratie, l’humanité enlise fatalement son devenir. Loin de les conjurer, elle ne fait que retarder les échéances des explosions sociétales en amplifiant leurs futurs dégâts. Fonder une réelle autogestion politique enracinée dans les quartiers suppose donc de s’attaquer aussi à la réalité bureaucratique. C’est bien entendu le problème politique le plus difficile. Tout simplement parce que la totalité des élus qui jouent un rôle politique sont issus de la machine municipale qui, dès les villes moyennes, combine le mensonge tribuniciste et la gestion asservie aux matelas bureaucratiques des mandarins professionnels, leur amalgame reproduit indéfiniment le logiciel vicié de l’usine à gaz. Les fonctionnaires sont ici 5,3 millions, leurs syndicats existant plus fortement que dans le privé où ils ont été laminés par l’offensive ultra libérale, ont donc investi les lieux multiples où s’élaborent peu ou prou, dans le désordre, les perspectives de changement de société, dictées par la crise menaçante du vieux capitalisme financiarisé. Tous les partis de gauche, y compris les radicaux, embouchent l’hosannah des services publics. Pour l’économie, il leur faut nationaliser, instituer une planification – certes, dit-on, écologique, c’est dans l’air du temps – mais centralisée chez Mélenchon (comment pourrait-elle ne pas l’être ?), quand de grands axes d’orientation politique pourraient laisser à la sphère organique des échanges interindividuels de la société civile le soin de trouver les adaptations pragmatiques de leur application. La réflexion salutaire sur la bureaucratisation est d’autant plus proscrite que nous venons de vivre les cinq années de révolution conservatrice de Sarkozy, illustrées par la RGPP, la révision générale des politiques publiques dont l’axe visible était le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, dans le but cynique de grossir les profits des copains du CAC 40 qui ont un yacht comme Bolloré. Comme cette offensive est de droite, il faut bien être contre ! D’où l’incroyable démagogie purement électoraliste de Hollande, (issue de ses lointaines origines fonctionnarisées ?), dans l’embauche de 60 000 enseignants supplémentaires quand le nombre d’élèves diminue, tout en disant qu’il va faire décroître les effectifs dans les autres ministères : on accélère et on freine en même temps ! Conduite périlleuse de la petite auto étatique!

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D’autres nations industrielles ont affronté le difficile problème de l’amaigrissement de leur fonction publique avec plus de succès (Suède, etc.). Ici, les Hauts fonctionnaires se sont empressés de combler les diminutions d’effectifs par des augmentations de salaires ou des créations d’innombrables agences émargeant au budget ! La France consacre près de 10 % de points de PIB de plus que ses voisins à ses services publics à tous les niveaux. Quels que soient les prélèvements indus et parasitaires des Pinault, Peugeot, Bouygues, cette spécificité bureaucratique pèsera toujours dans la comptabilité nationale, il faudra donc traiter les déficits publics en même temps qu’on s’attaquera réellement aux avantages fiscaux des très riches quand 10 % du PIB sont passés en vingt ans du salariat à l’actionnariat ! Ce sont les deux énormes boulets que notre pauvre France doit traîner. Les fonctionnaires pourraient accepter de voir leur statut bouger pour autant que celui des exploitants du privé bougerait. Donnant-donnant comme dit l’autre. Je remplace progressivement la bureaucratie étatique par des services autogérés concurrentiels où les anciens fonctionnaires, nouveaux salariés autogérés, conserveraient bien entendu leur niveau de vie. Ces services vendront leurs prestations sur le marché en passant, après appel d’offres, un contrat renouvelable avec un Etat politique allégé. En échange, les actionnaires accepteraient (obligés par la loi) à faire entrer leur personnel dans le temple sacré d’une gouvernance enfin démocratique de l’entreprise, par exemple par l’extension immédiate par une loi nationale des pouvoirs des comités d’entreprise à la gouvernance, vieille conquête du programme national de la Résistance. Une double direction serait instituée un temps dont l’évolution conflictuelle devrait être gérée par le politique jusqu’à la disparition, un jour, du prélèvement indu et héréditaire de rentiers en voie de mol dépérissement ! Cette révolution qui effraie tant la droite bourgeoise ne serait au fond pas autre chose pour eux qu’une extension et un raffinement des fonctions des DRH : préparer à l’avance la conviction des salariés aux réformes nécessaires à la bonne marche de l’entreprise, dans l’intérêt de tous, sauf peut-être que celui, exorbitant, des actionnaires serait revu, passant au second plan avant de décroître lentement mais sûrement. Sans doute aussi les salariés possèderaient-ils des éléments d’information pour faire jeu égal avec l’encadrement ce qui rendrait le jeu plus excitant ! Même Gallois y a pensé –

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timidement – en proposant dans son plan pro-patronal l’introduction certes très symbolique de représentants de salariés dans les conseils d’administration comme cela se pratique déjà en Allemagne. Mais, semble-t-il cela n’a même pas été retenu par la hollanderie.

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Chapitre V La critique de Marx par Castoriadis Autre contemporain d’Henri Lefebvre, ancien marxiste lui-même, Castoriadis dans les années 1970, nie la loi marxienne d’une baisse tendancielle du taux de profit qui résulterait de l’augmentation de la part des machines, du capital fixe, dans la valeur des marchandises. Il conteste d’ailleurs également les thèses suivant lesquelles les prix seraient fondés sur l’expression de la valeur des marchandises, elle-même déterminée par la quantité de force de travail salariale incorporée, celle dernière étant elle-même considérée comme une marchandise dont le coût de location équivaut à la consommation des marchandises nécessaires à sa reproduction… Castoriadis voit une opposition entre la croissance du taux d’exploitation et la décroissance du taux de profit. Il conteste aussi la paupérisation absolue. Ce qui pouvait en 1974 passer pour exact en France puisque le niveau de vie ouvrier ne cessait de croître depuis 1945 dans cette période keynésienne, mais qui l’est beaucoup moins depuis 1990 et le néolibéralisme sauvage, plus encore si on opère la péréquation des valeurs des forces de travail au Nord et au Sud ! Encore qu’objet d’un combat permanent, la proportion salaire/profit ne cesse de fluctuer. Sa réfutation de la baisse tendancielle du taux de profit moyen est erronée. Son raisonnement - polémique - part en effet de la baisse du coût unitaire des moyens de production eux-mêmes - réelle- qui

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annulerait la croissance globale en capital fixe dans l’économie et par conséquent son influence sur la décroissance du taux de plus value, ce qui semble moins qu’évident. Malgré l’affaiblissement de la valeur de chacun de ses éléments, l’usine automatisée a en effet une valeur fixe décuplée par rapport à l’association des anciennes machines. Castoriadis semble oublier un autre facteur. La valeur globale en capital fixe est le produit de la valeur unitaire des machines par le volume de la production, rien ne dit (ou plutôt tout dit le contraire) que l’augmentation en volume ne compense pas et au-delà cette diminution de la valeur unitaire, avec l’élévation historique inéluctable du niveau de consommation planétaire comme de la démographie (bientôt 9 milliards de consommateurs salariés !). Ce qui n’empêche que dans une chaîne de production entièrement automatisée, le capital variable, vivant, substitué par les automatismes, tende vers zéro, ainsi de la production nationale, c’est bien là la cause profonde des délocalisations et du chômage désormais chronique au Nord. Les deux tendances - baisse de la proportion de capital variable et baisse du coût des machines - sont certes contradictoires mais elles ne s’excluent pas, elles ne sont l’une et l’autre que tendancielles. Le capitaliste, confronté à la baisse inéluctable du taux de plus value tend à accroître l’exploitation du capital vivant, à peser sur les salaires au besoin en exportant sa production au Sud des bas salaires: depuis 1981, en vingt ans, 10 points de PIB ont été transférés du salariat à l’actionnariat par l’hyperlibéralisme et la pression du Sud. En France, plus faiblement nantie en robots industriels que l’Allemagne et même que l’Italie, nombre d’oligarques préfèrent spéculer sur les produits escrocs et dérivés, exporter leur savoir et leurs capitaux dans les BRICS qu’investir dans une automation française ! La valeur de la force de travail chinoise qui fabrique nos vêtements, notre électronique, etc., était il y a peu de temps encore globalement trente fois moindre que celle du Nord industriel (la tendance est à la diminution rapide de ce fossé abyssal, chômeurs français, un peu de patience bien qu’il reste tout le continent africain !). C’est l’utilisation par l’oligarchie des rentes de la mondialisation, de l’armée de réserve du travail de la paysannerie traditionnelle, du pillage de l’Etat, des escroqueries boursières, des jeux sur le taux des monnaies. Les USA vivent sur le dos du monde entier grâce au billet vert comme seule monnaie de référence, d’où l’insistance éhontée de leurs agences de notation à enfoncer l’Euro qui risquerait de mettre fin à ce monopole précieux ! Ainsi est maintenu hors d’eau le niveau de la Bourse, autre

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vieux thème marxiste toujours d’actualité. Un socialisme autogestionnaire tendrait à la disparition du travail pénible par l’extension infinie de la RTT - assortie d’un partage des revenus et du travail - et de l’automation, notions fondamentales, objectifs majeurs d’une économie humaniste à venir pour remplacer une croissance aveugle, désormais synonyme de catastrophe écologique à terme. Castoriadis va jusqu’à risquer que Marx aurait nié la lutte des classes (!) laquelle ne se pratiquerait que souterrainement, au seul niveau du travailleur individuel. Sa rage (fort compréhensible en son temps) à contester la doxa stalinienne (et le règne du PCF stérilisant l’extrême gauche) allait un peu trop loin, jusqu’à prétendre que les résistances individuelles des salariés – certes réelles – auraient seules la force d’entraver les tendances profondes de l’exploitation capitaliste, oubliant un peu vite que les avancées ouvrières dans le partage de la plus value ont été surtout obtenues par l’action des syndicats et partis que les ouvriers s’étaient donnés, dans les victoires collectives de 1936, 1945, 1968, etc., et quelles que soient par ailleurs les tares indubitables d’un stalinisme plaqué. Bien entendu, l’atmosphère actuelle de contre–offensive de l’oligarchie fait que, divisée, atomisée, réduite à la défensive par l’armée mondiale de réserve de travail de milliards de paysans du Sud, la résistance organisée peine ici à se manifester avec succès, impuissante notamment à en finir avec l’anachronique division syndicale ! Castoriadis procède à des approximations quand il parle de l’impossibilité de mesurer le capital fixe détenu par les capitalistes à cause du remplacement des machines par de plus performantes, comme si l’amortissement de celles-ci n’était depuis longtemps inclus dans leur comptabilité industrielle. Le mystère de la marchandise La notion de valeur de force du travail est ambiguë bien qu’on puisse aisément l’appuyer sur la valeur travail de la physique traditionnelle : force de l’ouvrier multipliée par les longueurs de ses mouvements, imaginable sous Marx. Il faut bien entendu intégrer la question plus délicate du savoir-faire, d’essence intellectuelle, plus difficilement mesurable, sauf en repérage statistique et aujourd’hui mieux encore avec sa substitution en équivalents de logiciels informatiques, en bits, qui ont eux-mêmes une valeur en temps d’utilisation de la force de travail intellectuel, celle-ci étant ou faible

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ou très vite amortie par la généralisation des brevets (les Communs de la connaissance). Elle peut être repérée à l’échelle globale d’une entreprise, à partir de sa comptabilité usuelle, et mesurerait alors la valeur de la force de travail collective, comparable à sa valeur passée ou à celle d’autres entités de la même branche. En période de stabilité économique, prix et valeur substantielle (Valeur constituée de Proudhon) tendraient à coïncider. Il y aurait donc à l’origine une unité de mesure de la valeur du travail ouvrier objective que ce soit en Chine ou en Allemagne, ce qui explique le recours à la différentielle de la rente oligarchique basée sur les surprix du Nord aux niveaux desquels sont vendus les objets fabriqués selon la valeur de la Force de Travail du Sud, donc à bas prix de revient, mais vendus au Nord à un prix surévalué, comme s’il était fabriqué par des salariés du Nord. La multinationale empochant la différence, elle est donc intéressée au maintien d’une part d’industrie nordique pour perpétuer ce profit rentier, selon une analogie avec la rente foncière étudiée jadis par Marx. Elle se fonde sur la définition marxiste de la valeur de la force de travail : quantité de marchandises nécessaires à son entretien et à la reproduction du salarié, qu’il soit « manuel » ou « intellectuel ». Au delà de la stricte valeur de survie, comprenant une part historique supplémentaire de biens de base correspondant au niveau de vie moyen national atteint, contrairement aux simplifications opérées par Castoriadis. Quel est l’impact des conditions générales de niveau de vie de l’ouvrier (Chinois ou allemand !) nécessaires à sa survie mais qui ne s’y limitent pas, qui entrent dans la définition de la valeur de la force de travail ? Des rizières du Sichuan à la zone spéciale de Shenzhen, les différences de niveau de vie font plus qu’un Himalaya ! Il y a, au delà de la survie, un surplus variable qui dépend de la richesse globale de la nation, des luttes des salariés, comment faire de ces éléments variables une constante ? Ou même une entité mesurable ? Il s’agit de repérages, rien à voir avec la précision et l’intangibilité d’analyses chimiques. Une issue - certes discutable - ne serait-elle pas de considérer que sous le capitalisme développé et réformiste (Keynésien), une partie des conditions sociales matérielles du socialisme sont déjà objectivement réalisées, fût-ce dans l’ambiguïté (voir la Suède où même pressuré, le niveau de vie et les avantages sociaux restent remarquables bien que rien ne les garantisse en l’absence d’un changement de mode de production, comme le montre le retour de la droite au pouvoir à Stockholm). Quand bien même les autres éléments de l’aliénation demeurent quand la

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précarisation mondialisée introduit une menace nouvelle sur la valeur de la force de travail. Quid de la situation du prolétaire européen dans trente ans ? Il n’est pas assuré que les courbes revenu / rendement du Nord et du Sud se croisent un jour. Le discours de Castoriadis reprend ici de la force : le seul socialisme qui vaille, c’est celui de l’autonomie croissante des individus et l’institution d’une société autogestionnaire, supprimant durablement sinon toutes les contradictions sociétales du moins le terreau des aliénations essentielles. Les délocalisations ne semblent pas prêtes d’être stoppées, un processus de rééquilibrage, de basculement des richesses industrielles est engagé du Nord vers le Sud. Quelle autre explication apporter à cette tendance mondiale de nos capitalistes, sinon l’appel à la vieille loi tendancielle de la baisse du taux de profit, de la valeur de la force de travail marxienne ? Après vingt ans, le mouvement est en train de montrer de premiers signes d’une inflexion possible : la valeur de la force de travail chinoise augmente rapidement, suite aux luttes et aux excès de capitaux flottants, à la crise commençante des exportations. Mais une question lancinante demeure posée au Nord : qu’aura-t-il à exporter quand l’industrie mais aussi l’informatique et même la recherche auront totalement choisi le Sud, étant donné l’immense inégalité démographique et la rapidité de la croissance de ce dernier ? Comment le Nord paiera-t-il son énergie, ses biens de consommation ? En vendant ses parfums, son vin, ses stradivarius, ses tableaux de maître surestimés, les visites guidées de son patrimoine, ses clubs de foot voire ses dollars comme seule monnaie de référence ?? Rien n’empêche le Sud de devenir autarcique sur ces produits là également, dès qu’il aura digéré notre avance technologique. La seule chance du Nord, en dehors de la révolution socialiste frugale, c’est outre le développement de l’automation qui fait tendre la charge salariale vers zéro et l’élévation du niveau de vie au Sud, si ça vient, ça prendra du temps avec les centaines de millions de paysans qui ne rêvent que de se désembourber des rizières. Les mêmes questions insolubles sur la valeur de la force de travail sont posées avec insistance par les castoriadiens, avec l’élévation du capital fixe, due à l’introduction croissante de la connaissance réputée gratuite dans le contenu technologique du travail salarié. Comment déceler une valeur unitaire à la complexité intellectuelle de plus en plus incluse dans les marchandises ? Peser les logiciels au nombre de bits, additionner comme des énergies les QI prolétaires ? La production moderne suppose cependant que la valeur de la force de

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travail augmente, le BAC plus 4 revient plus cher qu’un CAP, mais en définitive aux seuls salariés qui paient les impôts. Marx a eu la bonne intuition sur la valeur de la force de travail d’un ouvrier marchandise. Mais dans sa mise en œuvre, l’assimilation fondatrice avec le travail au sens de la physique classique tend à se brouiller. Le capitaliste tend d’autre part à rendre monnayable l’intelligence cristallisée par la protection des brevets et sans doute même par la spéculation sur les savoirs faire bidon et hors de prix de certains de ses produits (Apple, Facebook, Google, emballages des médicaments, prétendus artistes en peau de toutou, architectes en peau de lapin, muzac au robinet, romanesque caduc des littératures de gare, œuvres bidonnées de Jeff Koons, etc.) qui contribuent à coups de publicité, mensongère par définition, à fixer une échelle artificielle à de nouvelles valeurs intellectuelles - spéculatives comme la finance - en papier crépon. Le profit devient de plus en plus fondé sur des conventions, sur de la rente, sur le spectacle selon Guy Debord, ce qui est la base même de l’activité la plus rémunératrice, la spéculation sur du vide, publicité, vitesse de transmission des données, artifices algébriques des actions pourries, bourses casino, etc. Certains en déduisent leurs propositions échevelées de monnaie parallèles. Ainsi Philippe Derudder, économiste atterré, (nous aussi mais de ses chimères!) : la monnaie est un signe virtuel n’obéissant qu’à la volonté humaine ! La recette miracle à la crise : inventons une monnaie nationale, déconnectée des monnaies étrangères mais cependant échangeable avec elles, comprenne qui pourra ! La spéculation mondiale dépasse 35 fois le montant des PIB mondiaux ! Ce sont des profits réputés virtuels mais qui sont toujours à tous moments traduisibles par leur possédant en biens concrets, Rolex, Porsche, île des Seychelles, avocats spécialisés dans le zéro impôt et le blanchiment des maffieux, etc. Et la plus précieuse des marchandises, réservée aux seuls oligarques : le pouvoir de décision qui in fine règle votre sort collectif, voire individuel, allez voir chez Good Year, Peugeot, La Redoute, etc. Non seulement ils s’octroient sans contrôle des biens paradisiaques mais ils ont surtout le pouvoir d’infléchir absurdement l’humanité vers des investissements, des modèles de développement assassins, des consommations dont le seul critère est arithmétique : combien de cash flow demain matin ? C’est-à-dire sans aucune réflexion sur le bien fondé du développement que ce calcul aveugle oriente, y compris quand la destruction obstinée de la planète où survivre est en jeu et que les conférences mondiales se suivent pour constater leur impuissance devant la catastrophe

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annoncée… Tout profit, toute monnaie est à l’origine toujours quelque part à quelque moment une exploitation de la Force de Travail, une fabrication de plus-value, cristallisés dans des marchandises, spoliée au travailleur collectif. Tôt ou tard la monnaie virtuelle, spéculative, financiarisée revient devant le juge de paix globalisé, la valeur force de travail, elle connaît son heure de vérité, elle exige son pesant de marchandise concrète, de plus value réelle, et l’Etat sert de courroie pour pressurer un peu plus les mêmes, ses seuls fabricants, 92 % des actifs ! Sinon les foules, comme à Chypre, se précipiteront vers les banques récupérer leurs fafiots ! Jacques Wajnsztejn et le capital fictif Il a bien lu la tentative de réfutation de la valeur de la force de travail de Marx par Castoriadis. Il surfe sur la prolifération des capitaux fictifs, déconnectés de la production mais il fulmine sur la déconnexion mise en avant par les marxistes traditionnels. Pour lui, il n’y a pas deux types de capital entassé dans les banques - ce qui à première vue est formellement exact au niveau des écritures comptables - mais un seul qui désormais, aux côtés de la production classique de plus value dans les usines, résulte pour une large part d’une autoprolifération par sa seule circulation accélérée ou bien par la fixation souveraine par quelques manitous financiers visionnaires du juste taux de la marge ou de l’intérêt, voire par les ententes illicites des banques pour truquer les taux d’intérêts et faire un profit escroc. On ne lit jamais par quel tour de passe-passe, de génération spontanée comme avant Pasteur l’apparition des microbes, la génération spontanée des profits s’effectuerait. Qui fixerait les chiffres à ne pas dépasser au sein de cette corne d’abondance sous peine d’affolement immédiat Seule l’oligarchie fixerait les profits à sa seule discrétion, sans contrainte du marché liée à une valeur générale que l’offre et la demande conduirait à terme à respecter pour permettre d’identifier les bases des échanges aux différents prix, il suffirait donc de sa décision discrétionnaire pour produire telle la lampe d’Aladin des ruissellements d’or ? La finance, fût-elle mondiale, ne fonctionne qu’à la confiance, si celle-ci disparaît complètement, il n’y a plus d’échange, c’est exactement ce qu’on a vécu depuis 2008, les banques cessent de jouer leur rôle, elles ne prêtent plus, sauf à se faire massivement subventionner par les Etats. La réalité est que ces chiffres qui règlent le profit apparaissent dans la mêlée furieuse des

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hackers courant après l’augmentation du taux de la bourse, lequel, exponentiel, ne peut pas ne pas exploser en catastrophe sous l’effet de la seule loi mathématique exponentielle. Pourquoi s’offrir des crises mondiales, des liquidations de banques, des grèves générales en Grèce, si une simple écriture permettait de l’éviter ? En vérité, une loi d’airain, après le délire spéculatif et les escroqueries financières, sonne la fin de la récréation et ramène la folie à la raison et chacun à la vérité de la bonne vieille production industrielle par la valeur force de travail, fût-elle élargie maintenant à son indissociable part intellectuelle, informatique, aux bons vieux bilans qui mènent le monde : une colonne dépense, une colonne recette qui doivent s’équilibrer sous peine de faillite, de la famille aux plus grandes nations. Le credo des castorido-foucaldiens est que le prélèvement de plus-value serait remplacé par la domination politique du capital assurant sa propre reproduction et donc que cette crise ne serait pas fatale, juste un moment de réajustement. L’ennemi ne serait plus désormais le capitaliste mais le prix (?) artificiel, fixé par les puissants que les salariés devraient contourner à moindre frais à leur profit par les systèmes d’échanges locaux, les SCOP municipales et autres monnaies concurrentes pour contourner à moindre frais le système de domination pervers, en s’économisant la très dure corvée politique voire politicienne de la prise d’un pouvoir d’Etat arraché à l’oligarchie. Que faire en effet de ce Hollande amphibie mais pour qui les salariés ont voté ? De ces phoenix réformistes sans cesse reproduits ? Que faire demain de Marine Le Pen ? Problème plus ardu encore que celui de la valeur de la force de travail ! La liberté totale de la fixation des échanges et des prix par l’oligarchie semble bien une grue métaphysique de plus, elle ne repose sur aucune définition d’une donnée tangible (Valeur de la marchandise). On veut conforter la démonstration par le constat de l’évanescence au NORD du travail réputé manuel (il n’est jamais purement manuel mais aujourd’hui c’est vrai de plus en plus intellectualisé). On fait appel au morcellement tactique du salariat fomenté par le capital, profitant de sa défaite pour affaiblir les résistances à la contre-offensive patronale contre les avantages sociaux conquis collectivement (36, 45, 68, 81, 98, etc.). On gomme ainsi tranquillement l’existence des 4/5 de la planète, les BRICS, l’Afrique où des milliards de membres de l’armée de réserve du travail (aussi vieille que Marx) de paysans déracinés de la boue de leurs rizières découvrent avec ravissement les joies de la maison en dur, de l’eau courante, de l’électroménager en même temps que celles

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de l’exploitation forcenée de leur force de travail payée à son taux le plus bas (celui de la survie) dans les usines où on trait leur plus value, entassés en hauteur dans des silos qui grattent un ciel pollué, où ils perdent l’irremplaçable osmose avec la nature dont ils profitaient auparavant malgré leur sous vie moyenâgeuse. Les interrogations post castoriadiennes, renseignent utilement sur l’évolution du système financier moderne d’exploitation mais elles sont européocentristes et négligent les 4/5 de l’humanité qui, de plus en plus, produisent les marchandises pour toute la planète dans des entreprises classiques où la force de travail est payée au minimum de sa valeur, cette plus-value volée devient un des constituants essentiels et le référent incontournable de la capitalisation mondiale. L’ancien processus capitaliste déjà vécu au Nord se réenclenche au Sud, raccourcissant les étapes, ils passent vite au fordisme, demain au keynésianisme pour étendre les volumes de marchandises, faisant pression vers l’augmentation de leur niveau de vie en une décennie, suivant l’exemple propulsé par la télé et Internet de la vie de rêve du Nord ! Mais au Nord même, le discours sur l’évanescence de la valeur ne semble pas tenir un instant quand bien même on ne suivrait pas les obstinés du vieux marxisme post stalinien et leur thèse sur la paupérisation absolue. IBM compte 85 % de salariés intellectuels, mais est-ce que pour autant le prélèvement de plus-value sur leur force de travail a disparu ? Ces prolétaires nouveau genre ne sont pas des petits bourgeois parce qu’ils portent un costume cravate, la définition de Marx s’applique à leur situation au sein du mode de production, ils ont une force de travail de niveau élevé qu’il n’est certes pas facile d’évaluer arithmétiquement mais pour survivre, ils doivent la vendre au capitaliste IBM qui prélève sa plus-value sur l’exploitation de cette F de T et les vire au besoin sans vergogne pour relever le taux de profit s’il est jugé insuffisant car il est sans cesse concurrencé par les ordinateurs et les millions d’informaticiens chinois ou indiens, à faible valeur d’échange de leur force de travail. La marchandise abstraite qu’ils produisent (logiciels, etc.) est incorporée dans la valeur d’échange finale collectée par IBM et les banques, après affinement sur le marché international par l’offre et la demande de prix de vente épousant asymptotiquement cette moyenne de valeur de F de T nécessaire. Le travail à temps partiel, l’intérim, le recours aux migrants ont-ils d’autre motivation que d’abaisser la valeur de la force de travail en dessous de ses niveaux atteints par les luttes pour gonfler

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les profits ? Les 10 % de chômeurs ne sont–ils pas très commodes pour peser sur cette valeur ? Les DRH pour faire avaler la pilule psychologique qui huile la production, calme les revendications, détecte les meneurs, les isole en douceur et les vire dans le même but ? La valeur de la force de travail n’est-elle que sujet, présupposition, représentation ? Faut-il confondre travail abstrait et abstraction du travail, se demandent Wajnsztejn et Guigou ? Si la recherche du sexe des anges ne laisse pas d’être passionnante, la métaphysique a cependant ses limites ésotériques qu’il convient d’abandonner aux chaires poussiéreuses de la vieille université étatique. Marx disait lui-même de la marchandise qu’elle était une chose extrêmement embrouillée, à caractère sensible, supra-sensible, mystique, un hiéroglyphe social. Ce repérage - approximatif, ambigu - de la valeur de la force de travail est à l’origine de toute monnaie, d’où viendrait sinon l’équilibre miraculeux des prix à travers le monde délocalisé ? Que propose-t-on d’autre comme fondation à la régulation (chaotique) des échanges ? Rien. Que la toute puissance divine de l’oligarchie, par ailleurs peu contestable dans sa domination de l’Etat comme dans ses limites, qui fixerait tous les prix à sa discrétion mais dont les tenants ne cessent de s’empoigner, de se dévorer entre eux ! Dès lors pourquoi cette toute-puissance quasiment divine ne pourrait-elle pas supprimer d’un trait volontariste les déficits et les crises ? Dans la société capitalisée contemporaine, la valeur s’autonomise de plus en plus du travail vivant (la tendance à la valeur sans travail)… disent–ils (L’Evanescence de la valeur, L’Harmattan, 2006). Où est l’organisme central mondial planificateur fixant chacun des prix, les échanges et les quantités à produire, le G7, le G20, le FMI, la banque mondiale, la banque centrale ou les agences de notation américaines ? Votre succursale de banque ? Pas sérieux. L’oligarchie agit certes pour renflouer le Titanic mais on l’a vu, dans le désordre et l’improvisation. Ils finissent par se mettre à peu près d’accord pour rapiécer leur système, calfater le rafiot sans amorcer le moins du monde sa fameuse moralisation qu’ils promettaient tous il y a quatre ans quand il menaçait de sombrer à court terme. Complètement débordés, ils gagnent du temps, rançonnent les Etats, pèsent sur les salaires, parent au plus pressé avec quelques mesurettes, ils ne tirent leur force, leur survie que de l’évanescence, moins de la valeur, que de la décohésion politique des 99 % de sans-parts et de l’évanescence de la boîte à outil marxienne depuis Staline, de l’absence tragique d’une stratégie

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rassembleuse et opérationnelle de rechange. La crise européenne à peine apaisée, les USA, le Moyen Orient, la Chine, l’Ukraine et la Russie promettent de nouvelles secousses. La surfinanciarisation indéniable résulte de deux facteurs : un système perfectionné de drainage rigoureux, insatiable, de tout crédit, de toute valeur qui traînent encore ça et là, fonds de pensions, impôts, économie privée, délais de livraison, sureffectifs étatiques, etc., dans une frénésie d’accélération de la vitesse d’échange et de production (flux tendus) optimisant la réutilisation ultra rapide de la plus-value capitalisée dans des entreprises de plus en plus pressurées. Elle résulte d’autre part des déviations escroques, maffieuses, d’une finance sophistiquée qui gruge le petit actionnaire, les Etats faibles ou le salarié à qui on fait miroiter le crédit pour vivre comme les gros sans en avoir les ressources. Les traders vont jusqu’à gagner de l’argent en pariant sur les effondrements bancaires, en toute légalité bourgeoise ! L’ultime source de profit, selon Wallerstein, serait la rente de monopole issue du surprix dû à la rareté momentanée des fabrications innovantes non encore diffusées dans l’ensemble de la chaîne productive et consommatoire. Escroquerie, la dépréciation de l’Euro par les agences de notation toutes américaines qui sont les courtiers des oligarques US, prolongeant leur domination mondiale par la supercherie d’un billet vert dont l’édition inflationniste avale les déficits monstrueux, payés par la planète. Escroquerie, les prêts consentis par le FMI à bas taux d’intérêt aux banques qui les replacent à l’Etat grec à un taux trois fois plus élevé. Comme Proudhon le disait déjà de l’exploitation du travail dans la propriété privée des moyens de production initiale (PPMP), la violation de l’éthique est à la base du profit privé, cette fois exponentiellement démultipliée. Ce sont des procédés malhonnêtes qui abusent un moment mais qui produisent par accumulation de profits fictifs les bulles spéculatives et les explosions, les crises. Les produits dérivés et toutes les autres spéculations sur les monnaies, le sport, le spectacle, l’art, l’immobilier, les finances étatiques, l’énergie, les matières premières, la drogue et la prostitution, etc., sont autant de moyens voyous pour combler l’inéluctable baisse du taux de profit, résultant justement de la diminution relative du poids du travail vivant qui demeure la seule source de capital réel, dans la valeur de la marchandise, du fait du poids croissant de la machine, de l’automation. Celle-ci, faute de se traduire en RTT et partage équilibré des richesses, ne peut

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qu’emprunter ces chemins de la catastrophe. D’une possibilité inouïe de bonheur pour l’humanité, on fait son malheur ! Il y a, au bout de la crise, une heure de vérité : la tendance à la correspondance nécessaire du capital avec des valeurs de marchandises produites, pondérales ou non, le capital est toujours in fine du travail vivant accumulé. Connecté, déconnecté le mot ne pèse rien, c’est ainsi que ça se passe et la seule solution, ce n’est pas de revenir au vieux pré-capitalisme honnête d’antan, aux échanges de la société tribale, au potlacht, aux SEL, aux monnaies parallèles (laissant soigneusement tous ses milliards à mamie Zinzin) mais bien de frapper là où le bât blesse, dans les banques et leurs succursales (agences de notation, bourses, banques centrales, etc. ), en y assurant par la loi républicaine le contrôle direct des salariés et des déposants, au travers de leurs délégués élus par la base et responsables devant elle. Les solutions politiques énoncées par J. W. sont plus évanescentes encore que celle de la valeur qu’il croit déceler. Stiglitz a énoncé les judicieuses mesures générales à mettre en place pour « moraliser » le système, le seul désaccord avec lui c’est qu’au contraire il faudrait sans doute absolument le démoraliser de fond en comble en procédant à la mise en place d’une autogestion populaire ! La situation de l’économie du Nord pose néanmoins bien des questions ; les capitalistes sans frontières s’en tirent en exploitant les locaux - et d’abord les migrants - dans leurs usines des BRICS. Pour combien de temps ? Les milliards du Sud investiront bientôt eux-mêmes tous les barreaux productifs de l’échelle capitaliste moderne, en gardant le plus longtemps possible leur différentielle de rémunération de la force de travail qui leur assure la prépondérance sur les marchés. On voit ce qui en résulte en France avec la disparition accélérée de l’industrie, malgré les flamboyantes marinières de Montebourg. Il n’y a pas d’autres solutions à terme à la crise française qu’une autarcie relative, que le remplacement du productivisme et de la boulimie marchande par l’automatisation généralisée des productions des biens indispensables et la diminution du temps de travail - assorti du partage de richesses -, comme objectif général de la production économe, avec l’édification d’une ville de la proximité sensible et belle, débarrassée de l’horreur de la spéculation et de l’encasernement bureaucratique. Une éducation nationale enfin efficiente ! Tout un programme !

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S’il n’y a pas un sujet autonome du capital, un homoncule dont les neurosciences disent qu’il n’existe pas dans le cerveau humain, qui fixerait à sa guise les prix, les échanges, les types de production et même le chaos généralisé où il s’ébat joyeusement, il est nécessaire que l’anarchie générale, tempérée par la pesanteur impavide des Etats bureaucratiques, repose sur un minimum de confiance dans la monnaie, les prix, les crédits, les banques ; sinon tous les citoyens se rueraient aux guichets pour éviter d’être l’ultime perdant. Le capitalisme étatisé a donc besoin de références, fussent-elles archaïques, pour cimenter la proportionnalité générale dont sinon on ne voit pas d’où elle pourrait jaillir. Le secteur marginal de l’artisanat, comme pour le mécanisme de la rente foncière jadis, est là pour servir de repère à la valeur force de travail sur laquelle sont fondés les prix, la plus value, le capital. L’automobile, paradigme moderne de la consommation, est fabriquée sur les grandes chaînes chez Peugeot. Son prix de vente tend vers une moyenne commune aux différents constructeurs (ce qui accrédite l’équivalence avec une valeur voisine de celle de la force de travail), elle comprend également l’achat des pièces aux sous-traitants divers, parfois du Sud ou de Roumanie, la publicité, la recherche, le coût des logiciels, de l’informatique, les coûts financiers, les subventions, les prélèvements étatiques, etc., ce qui éloigne diablement la référence directe à la valeur de la force de travail des OS sur les chaînes semi-automatisées. Mais dès que vous faîtes réparer votre Peugeot chez un artisan, vous aurez droit à une facture sur laquelle figureront, outre le coût des pièces détachées, les heures de main d’œuvre qui en constituent souvent la part la plus importante. Vous pouvez donc traduire en heures d’ouvrier professionnel le prix payé, majoré des frais généraux et prélèvements fiscaux divers. La transparence de la relation est ainsi réaffirmée et - avec un peu de chance - confirmée par les prix voisins des autres garages. Si votre garage grossit, le patron prélèvera bien une plus-value globale sur ses ouvriers, achètera une maison, de l’or, ou des actions pour spéculer à son tour et nourrir le capital fictif… Il en est ainsi d’une part importante de notre consommation quotidienne, en marge de la grande production mais sur laquelle celle-ci règle ses coûts, lesquels entreront ensuite dans sa comptabilité pour dégager des profits, qui seront gérés par sa banque qui à son tour spéculera avec son accord ou non, dans le domaine du capitale fictif, etc. Il y a toujours en amont en aval une relation directe avec du temps de travail d’ouvrier exploité qui semble bien être l’étalon or de

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toute transaction, de tout enrichissement avec cause. 92 % des actifs sont des salariés, c’est-à-dire des prolétaires, suivant la définition de Marx, des citoyens qui vendent leur force de travail et qui, dès qu’ils ne sont plus utiles au profit des actionnaires, sont jetés impunément à la rue. Rien de fictif là dedans, la valeur de leur force de travail est soudain égale à zéro ! L’ingéniérie financière n’est-elle pas elle aussi un lieu de production de marchandise plutôt que génération spontanée du fluide sacré des puissants : la force de travail des hackers fabrique sur leurs ordinateurs des marchandises financières dont la valeur dépend de celle de leur force de travail… Leur valeur d’usage étant une autre question ! Le cas du travail au noir l’illustre aussi : l’ouvrier compte ses heures ou un forfait en fonction des heures qu’il sait devoir passer - sans facturer la part fiscale -. S’il exploite plusieurs de ses compatriotes, il pourra accumuler de la force de travail, en échappant aux prélèvements sociaux… Ce secteur économique, boosté par le poids excessif des prélèvements publics, se porte bien. Les pays industriels étatisés comme le nôtre ont négocié puis codifié dans le détail, les montants précis de cette valeur consentie à la force de travail, ou arrachée par les luttes, quand il y en avait. La victoire du capital est telle au XXIe siècle commençant que les possibilités de lutte sont retreintes. Essayez de vous déclarer cégétiste dans une boîte sans syndicat, vous ne traînerez pas longtemps. Si vous êtes CGT, votre avancement risque de passer à la trappe, s’il y a licenciement, vous serez premier sur la liste. Il y a certes du nouveau mais aussi des constantes, sacrément lourdes ! La rareté des militants du secteur privé dans les défilés syndicaux n’a pas d’autre cause. L’utilité du mécanisme d’exploitation dépeint par Marx est aussi d’armer les exploités de données éthiques pour la résistance, quelle que soit l’impossibilité d’en faire des équations aussi précises que celles de la chimie ou de la physique. Il ne s’agit pas de moraline hypostasiée en donnée économique : le but final de l’économie est bien, tout comme celui de l’éthique, le mieux vivre ensemble de la communauté. A la base de la matière économique est l’être humain, avec ses passions, ses désirs, ses faiblesses, etc. Sa nature on l’a vu est simultanément et contradictoirement corpusculaire et ondulatoire : si les rapports de production tissent des champs dialectiques qui le contraignent à l’aliénation, il n’en reste pas moins un individu, un corpuscule doté de self gouvernement, il ne devient jamais un pur robot.

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Ne pourrait-on avancer à la limite que, quand bien même sa part globale directe dans l’économie décroît avec l’accroissement du capital mort, la valeur de la force de travail joue de toute façon un rôle comparable au mètre étalon en platine iridié, déposé au pavillon de Breteuil ? Elle est la référence indispensable en « science » économique, bourgeoise ou non, référence physique à un temps de travail social mesurable, elle joue un rôle irremplaçable, quand bien même la métrologie peut aujourd’hui utiliser une base plus précise avec la référence aux constantes de l’infiniment petit. Il y a encore de l’espace pour la recherche en économie si elle se libérait des présupposés bourgeois! Où est l’issue ? Un des problèmes réels d’une théorie critique, outre l’enthousiasme castoriadien, à l’époque compréhensible mais excessif, à trucider le vieux maître après la déformation de son œuvre par le stalinisme délétère et la provisoire apogée de l’hyperlibéralisme, est peut-être aussi dans l’irrépressible prolifération du travail virtuel, d’une essence plus difficilement quantifiable, quand l’informatique devrait résorber sa part répétitive ou la réduire à une plus simple expression. Le caractère de la marchandise, parasitaire ou bénéfique, rejoint d’autres notions de base proposées par Marx et toujours intéressantes, valeur d’usage et valeur d’échange, distinctes des « mécanismes » de production de valeur en équivalent travail mais qui, traduisant le marché, se superposent et s’imbriquent avec eux. La publicité par exemple qui déforme totalement le prétendu libre jeu des consommateurs indépendants de Hayek. Seule une démocratie incessamment approfondie garantissant un échange démocratique et rationnel devenu idéalement à double sens, interactif, entre minorité sachante, critique (et poétique) et majorité apprenante et agissante pourrait résoudre cette autre contradiction (usage/échange) selon une asymptote infinie vers l’utopie rêvée d’une société écologique, égalitaire, pacifiée, économe, hédoniste, cultivée, etc., sans doute bientôt assaillie elle-même de contradictions inusitées. En attendant l’extase, l’ennemi est toujours Mital, Peugeot, Loréal, etc., et son talent à exploiter la force de travail sur les cinq continents. Il y a, sauf utilité de la recherche, peu de solutions tierces bricolant une extériorisation (fin du travail, saupoudrage de coopératives

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subventionnées, services publics miraculés, etc.) au conflit de classe qui n’a jamais été aussi pur, même si pour lors ce sont encore les bourgeois qui ont provisoirement gagné la dernière guerre. La seule question qui vaille : y a-t-il une issue ? Le seul outil apparemment disponible est celui que Thémistocle et Périclès ont commencé de nous forger au Ve siècle av. JC et qui n’a cessé de se s’affiner depuis, non sans chaos, longues stagnations millénaires et dévoiements récents dans ses expressions libérales bourgeoises mais qui reste toujours bloqué à l’entrée des entreprises et des palais étatiques de tous niveaux. Faire intervenir toujours plus une démocratie transparente et informée dans tous les rouages pyramidaux de la société politique et de l’économie depuis le bas, les bureaux, les ateliers,les quartiers, jusqu’au gouvernement mondial, vaste entreprise, que pourrait aider un usage critique d’Internet ! De quoi occuper des générations de militants à résoudre les contradictions inouïes que cet engagement inédit susciterait. Non pas vers une fin du travail qui me semblerait nier l’essence de l’humanité. Mais vers la disparition du travail pénible et l’exaltation d’un travail créatif à partager, comme le propose Laroutourou du collectif Roosevelt. Qu’importe alors si la force de travail serait ou non évanescente, puisque c’est le capitalisme et l’Etat qu’il conviendrait de rendre tels. Sauf que, il faudrait bien partager le travail pénible longtemps résiduel et les revenus correspondants, et selon quel critère qui ne soit pas trop évanescent, sinon celui du temps de travail spécifique nécessaire, repéré approximativement, faute de le pouvoir mesurer exactement ? Cette nouvelle ère historique semble devoir passer nécessairement par la suppression (après éventuellement un lent dépérissement) de la propriété privée des moyens de production. Conviendrait-il encore de se prémunir de toute étatisation, synonyme d’une domination aggravée de la bureaucratie comme nouvelle classe exploiteuse utilisant une planification centralisée, micronisée, génératrice de laxisme et d’absurdité ubuesque, dont on sait ce qu’elle a donné à l’Est. Qu’en serait-il de la valeur de la force de travail dans une société entièrement automatisée et autogérée ? Le travail productif pénible qui demeurera longtemps, pourrait être réparti égalitairement comme un devoir au sein d’une manière de service civil…

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Evanescence de la valeur de la force du travail ou du taux de profit ? Un angle d’attaque d’un des fondamentaux de l’économie, de la force de travail vue comme marchandise, peut être pris en considération. C’est sa relation avec le capital une fois constitué. Son critère initial est fixé par l’individualité du salarié, contradictoire à la totalité acquise sous la forme de capital comme addition des produits des forces de travail élémentaires, exercées dans un jeu collectif, mais pour une production sociale dont la propriété demeure contradictoirement individualisée, privatisée, selon son mode actuel, capitaliste, non le seul possible. L’investissement productif d’ampleur restera toujours indispensable quelle que soit le type de société. En conséquence, tout autant une accumulation financière des plus-values individuelles. Seule changerait le siège du pouvoir de décision qui appartiendrait cette fois à la collectivité, appuyée sur des moyens organisationnels éprouvés pour faire respecter une transparence sociale réelle. On retrouve l’idée d’une nature dialectique de l’humanité, lieu indissoluble d’un jeu contradictoire entre le un et le pluriel, le pluriel n’étant pas seulement la somme des unités subjectives mais une entité nouvelle, la collectivité humaine, douée de caractéristiques accrues, mue par des idéologies, des champs, des structures économiques ou étatiques, ayant leurs processus - partiellement - autonomes. A leur tour, ces champs économiques et idéologiques modulent de plus en plus l’essentiel des comportements individuels avec les technologies de la communication. L’humain, à l’image des entités de la microphysique, serait ainsi indissociablement et contradictoirement corpusculaire et ondulatoire, (individuel et collectif). Les deux probabilités, rareté des évènements singuliers et infinité des dimensions de l’univers, se compensant, il est possible de retrouver les mêmes formes dans le temps et l’espace. Il y aurait des strates infiniment gigognes. Cette multiplication des analogies est également suggérée par la théorie fractale selon laquelle l’univers réutilise parfois les mêmes formes dans des domaines qui n’entretiennent aucun lien. L’individuel produit le collectif. Le collectif produit l’individuel. Au-delà de la simple sommation, on peut en déduire que la peur de la mort individuelle est exagérée, superflue – l’homme ne se réduit pas à l’être pour la mort, cet objet, perpétuellement en voie de disparition, sinistrement exploité par Heidegger pour justifier l’historial du nazisme, puisque une part de son être survit dans les collectifs assumés, ce d’autant mieux que son

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apport individuel au collectif aurait été plus conséquent, ce qui fonde aussi la légitimité éthique de la créativité socialement bien utilisée comme meilleure nourriture d’un idéal personnel… L’histoire peut être lue aussi comme le résultat de cette confrontation violente, anarchique, permanente entre les deux caractères corpusculaire et ondulatoire des êtres humains confrontés à leur environnement naturel puis artificiel. Les créations de toute nature, scientifique, artistique, politique, etc., constituent la dimension où le dépassement de l’individuel périssable s’épanouit dans le service du collectif, assurant une survie éternelle de l’espèce humaine, qui dépasse les limites de son enveloppe physique discrète, morcelée et périssable, en se rendant capable par son intelligence collective de se défendre contre les aléas cosmologiques les moins prévisibles. Hypothèse : Les valeurs de la force de travail - vues comme des unités de travail physique - ne pourraient-elles être dès lors considérées comme les briques élémentaires, originelles du domaine économique, base physique de la sortie de l’animalité, mais dont l’addition constitue un champ, le capital, caractérisé par son caractère collectif, social, mais où se redouble sans cesse sa dichotomie fondatrice - puisque l’appropriation historique originellement privée, liée à des individualités propriétaires, continue de se traduire dans la propriété privée des moyens de production, étape fragmentaire, primitive, non encore dépassée de la socialisation ? Des briques analogues au boson de Higgs transformant dans l’entreprise l’énergie en matière pondérable. La privatisation c’est l’animalité en nous. Ces briques à leur tour sont formatées par les champs qu’elles ont elles-mêmes créés, tendant possiblement mais non fatalement à une résistible entropie généralisée, la montée des bureaucraties, bulles et déficits, comme de la dévalorisation de l’esprit, vers l’insignifiance du zéro absolu dont Hollande et son Ayrault du travail socialiste sont des symboles. Briques non insécables, à l’image des particules élémentaires dont le boson de Higgs vient seulement de clore - provisoirement - la recherche de composants encore plus élémentaires, vers la grande unification des quatre interactions élémentaires… L’addition des force de travail en capital partiellement collectif doterait l’ensemble créé par ces briques élémentaires et associées, dès lors qu’il atteindrait une dimension critique, de nouvelles caractéristiques ondulatoires qui jouent un rôle propre, se juxtaposent, se développent, tendent à s’éloigner par les vertus de l’accumulation

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sans borne du seul jeu primitif de la formation parcellaire, discrète, des « briques » de force de travail et de l’échange « primal » des marchandises. Ces « briques pondérales » sont néanmoins toujours présentes : elles occupent l’essentiel de la vie quotidienne (travail salarié, versus consommation de masse) et servent en outre de référent ultime et indispensable aux échanges monétaires. Cette valeur de la force de travail existe donc. Elle recouvre une signification physique précise, calculable : c’est la somme de l’énergie humaine, en principe parfaitement mesurable sauf la longueur fastidieuse des repérages, elle est incluse dans le produit, dans un temps de travail donné, travail musculaire, effort des neurones dans un temps donné, fondés sur les capacités d’habileté et d’intellect, savoir, créativité, elles-mêmes repérables, ne serait-ce très imparfaitement, par les niveaux scolaires obtenus ou les QI. Pour une Peugeot identique, cette valeur physique, d’usage, est la même en Chine et en France. Par contre, pour sa reproduction, la valeur d’échange de la Force de Travail change considérablement en fonction des marchandises consommées, dans un paradigme d’équilibre Etat-nation donné. Ce niveau de vie a bien entendu une constituante essentiellement historique, résultant des luttes entre le salariat et l’actionnariat pour le partage de la plus-value totale. Participe également au partage, la classe bureaucratique en formation (élus et énarques) qui, en France, prélève et gère 56 % du PIB, 10 % de plus que chez nos voisins immédiats - dont 25 % de péréquation sociale -. Difficile d’établir un ratio utile/inutile dans cette intervention étatique non soumise à l’épreuve du marché. Comme l’échelle des niveaux de vie qui peut évoluer rapidement. Une rente est cependant créée qui peut induire des différences considérables dans le coût de la force de travail pour une même marchandise d’un Etat-nation à l’autre (jusqu’à un coefficient multiplicateur de 40 !), ce qui accréditerait l’hypothèse erronée d’un affranchissement possible du capital vis-à-vis de la production réelle, fût-elle non pondérable, de ses bases enracinées dans l’industrie, quand le tableau contrasté des économies européennes semblent établir le contraire, entre l’efficacité nordique et l’approximation latine, pour le dire vite. La banque peut être considérée comme une usine où l’ultime transmutation technologique de la valeur de la force de travail en capital se réalise, le lieu où tous les chats du profit deviennent gris, monnayables sans le moindre miracle ou génération spontanée (jusqu’aux revenus maffieux soudain lavables). Quand la globalité des

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valeurs accumulées s’écarte trop de son équivalent physique en Force de Travail, la crise des liquidités s’engage car la monnaie n’a plus de référent économique, la banque, contredisant ainsi à sa seule raison d’être, décide de ne plus prêter aux entreprises unique lieu où s’effectue la création de valeur réelle. Situation absurde où l’instrument support refuse de jouer son jeu : signal de la fin du système si la situation, faute de remèdes, perdure. Le paradoxe est que la part spéculative, si elle est un tant soit peu canalisée, rabotée dans ses excès, n’a pas cessé après le trou de 2008, cinq ans plus tard les chiffres en témoignent. Le seul recours contre l’explosion est celui - contre nature - aux impôts et aux emprunts des états aux banques, elles-mêmes alimentées par les organismes monétaires publics, en toute absurdité escroque. Ce n’est rien d’autre qu’une nouvelle façon mondiale d’abaisser la part globale de la rémunération de la force de travail des salariés dans les revenus nationaux au profit de l’oligarchie en frappant également le Nord où la part des salariés avait augmenté à la suite de leurs succès politiques du siècle dernier. La conclusion peut être également éthique : il y a bien deux sources de production en capital au sein de l’appareil bancaire. L’une légitime – dans les limites de la spoliation capitaliste –, légale selon l’intérêt général, fondée physiquement et mathématiquement, l’autre, la spéculation sous toutes ses formes, l’argent sale (drogue, prostitution ou jeux algébriques de l’imagination malade des traders) est illicite, aberrante, enrichissement sans cause toujours payé en définitive par un surcroît de travail social des salariés. Il met en cause le socle de l’échange marchand, la confiance interbancaire. Il n’est pas seulement erroné ou irresponsable, il est frauduleux, comme l’usure, l’escroquerie ou la corruption, il devrait être à ce titre formellement réprimé par la loi républicaine comme toute autre violence à l’égard d’autrui. Non pas en emprisonnant le seul Kerviel et en laissant libre son PDG Bouton de la Générale, seul et vrai responsable d’un système dont il tient la clé et qui couvre tout aussi bien la martingale gangster qui ferait gagner cinq milliards d’Euros et du Kerviel un héros, que la perte équivalente qui vaut au même l’indignité et la prison quand le donneur d’ordre se coule une douce retraite comblée de millions ! Question : ce raisonnement est-il suffisamment ontologique ? Demain les luttes devront trouver les moyens de transformer les banques et les instruments de la finance en les plaçant au service de la planification de la production et de la reproduction et de la

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distribution de la richesse sociale à travers la participation démocratique. (Michael Hardt et Antonio Negri, Déclaration, Raison d’agir 2013). Grundrisse Dans leur précieux livre sur Marx et l’autogestion, Zarka et Cours Salies republient les fameux texte des Grundrisse (1857 !) : trois pages d’une anticipation géniale : A mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour – leur puissance efficace – n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de cette science à la production… Ce n’est plus l’ouvrier qui intercale un objet naturel modifié comme moyen terme entre l’objet et lui ; mais c’est le processus naturel - processus qu’il transforme en un processus industriel - qu’il intercale comme moyen entre lui et la nature inorganique dont il se rend maître. Il vient se mettre à côté du procès de production au lieu d’être son agent essentiel. Dans cette mutation, ce n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui-même, ni son temps de travail, mais l’appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et sa domination de la nature, par son existence en tant que corps social, en un mot le développement de l’individu social, qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse… Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. Marx écrit également : Le vol du temps de travail d’autrui, sur quoi repose la richesse actuelle, apparaît comme une base misérable comparée à celle, nouvellement développée, qui a été créée par la grande industrie elle-même. Dès lors que le travail sous sa forme immédiate, a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être sa mesure et, par suite, la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la

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condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange, et le procès de production immatériel immédiat perd lui-même la forme de pénurie et de contradiction. Marx, ici, décrit moins le capitalisme de 1858 qu’il ne pressent génialement les conditions d’une infrastructure industrielle en train de se transformer sous ses yeux, appelant un autre mode de production, en projetant les conséquences inouïes de ce bouleversement des forces productives sur les rapports sociaux. Il manque le saut qualitatif de la révolution sociale et politique qui éliminerait la propriété privée des moyens de production et son héritage. 150 ans plus tard, en raison du thermidor stalinien de 1929, nous en sommes toujours là : la contradiction entre les promesses induites par l’infrastructure économique et l’archaïsme de la superstructure politique de la division en classes, aggrave comme jamais la déchirure sociétale, empoisonnant le processus d’hominisation. Les vieux rapports d’exploitation s’accrochent à la seule valeur d’échange déracinée de sa valeur d’usage, à la spoliation de la plus value (mondialisation plutôt qu’automation), aux rythmes même du travail (hystérie sarkomaniaque anti RTT quand pour Marx c’était déjà l’avenir de l’homme). Le résidu inébranlable, dans le capitalisme le plus développé de la couche de 15 % de travailleurs très pauvres (jusqu’en Californie !), équilibrant le 1 % de très riches (Poinçot Chapuis et Picketi montrent que la répartition en pourcentage des patrimoines français n’a pas changé en deux siècles !) : deux sources de température froide et chaude dont l’écart fait tourner le moteur inégalitaire du capitalisme, selon les lois de la thermodynamique ! Sans doute aussi Marx se faisait-il alors quelque illusion sur l’invincibilité de la science, aussi bien pour transformer le monde que pour libérer les humains. L’industrie de l’avoir gadgétique dévaste la planète et les diverses tentatives de planification comme l’obésité inerte des services publics, montrent que le recours à l’organicité des forces qui animeraient une économie de marché dûment démocratisée, encadrée, sera encore très longtemps indispensable à la libération égalitaire avant qu’elle puisse être totalement substituée par l‘intelligence scientifique d’une administration des choses unanimement partagée ! La Cour des comptes, en septembre 2013 dénonce une fois de plus le coût prohibitif des lunettes (deux fois plus

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chères que chez nos voisins) ou des hôpitaux de l’hexagone, où l’ambulatoire et les génériques marquent le pas : deux fois moins utilisés qu’hors nos frontières. Les paradis fiscaux se portent à merveille, merci. Même la banque vaticane participe au festin. Les bonus également. De la déconnexion entre finance et production. Les ingéniéries financières, ces nouvelles propriétés « collectives », «organiques », inhérentes au capital financiarisé ne sont techniquement ni bonnes ni mauvaises. Elles ne sont que les enfants naturels du développement spontané du système productif, ici de l’exploitation. A la manière d’un fonctionnement organique de type darwiniste, seule l’expérience historique longue devrait permettre de choisir par sélection naturelle (humaine et collective) ceux de ses critères qui sont favorables au développement. Sauf qu’il s’agit d’une expérimentation en vraie grandeur pouvant occasionner de graves dégâts. Ces propriétés du capital contemporain sont très loin de posséder spontanément des critères favorables au développement (ceux d’une hominisation plus « heureuse », disons, moins malheureuse). La critique de gauche radicale surabonde en description souvent pertinente des tares de ce nouveau développement sauvage, mercantile, « spectaculaire » au sens debordien : ruine écologique, pauvreté persistante, chômage de masse, aliénations, guerres, violences dues aux tensions de la croissance aveugle, crises, urbanisme inhumain de surdensité et de technocratisme obtus, stupidité publicitaire, abêtissement médiatique, dépérissement culturel, bureaucratisation, etc. Les défenseurs (souvent intéressés, voir le basculement idéologique du Monde de Pigasse entre 2012 et 2013) du système actuel, les hyperlibéraux, excellent par contre dans la mise en avant du dynamisme et de l’efficacité de ces nouvelles propriétés de capital, en ne s’embarrassant pas de ses maladies congénitales dont la dénonciation est supposée due aux seules ringardise et démagogie des critiques d’ultra-gauche. Les néo-classiques et nombre de critiques écolos ou radicaux, troublés, continuent d’enfourcher le fantôme d’un capital qui s’auto-engendrerait produisant lui-même sa valeur, sa richesse. La concentration du capital, la puissance des outils financiers ainsi créés, la rapidité de manoeuvre économique, les sanctions d’efficacité

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du marché contre les gouvernances déficitaires, la recherche de sous-traitances idéales, le réalisme reptilien des décisions prises, la réduction des distances entre recherche fondamentale, l’exactitude des comptes internes, la recherche appliquée puis sa rapide industrialisation, l’automation croissante, l’audace à frayer de nouvelles pistes à l’investissement rentable sinon utile, et surtout la corrélation globale sur le long terme entre financiarisation et progrès social moyen, comme en témoigne le décollement fulgurant des BRICS que les pseudo socialisme ou communisme étatiques n’avaient su opérer en 70 ans de pouvoir absolu, tout cela établirait la preuve par neuf de la supériorité de la solution hyperlibérale - les catastrophes écologiques étant mises à part ou refusées à la vue malgré leur évidence délétère. Il faut bien convenir que certaines de ces propriétés, dûment triées et remises sur leurs pieds altruistes, seraient utiles à l’efficacité de n’importe quelle économie moderne, serait-elle autogestionnaire demain. Réfléchir à incorporer dans le futur modèle autogestionnaire, ceux de ces outils, de ces procédures qui présentent une utilité humaine durable est indispensable, quelle que soit leur actuelle puanteur oligarchique dont il faudrait bien entendu les débarrasser. Sans céder à la gestion loyale, lisez capitularde de l’économie libérale, nul doute qu’un mouvement réellement révolutionnaire qui voudrait avoir quelque crédit, devrait faire sien outre les acquis de la critique libertaire dans ses limites raisonnables, ceux du sérieux gestionnaire et de l’expertise social-démocrate, voire libérale. Pourquoi donc leur abandonner ce créneau ? Les salariés ne sont pas bigleux. Reste que sous l’hyperlibéralisme, les valeurs d’usage elles-mêmes sont l’objet de toutes les manipulations, soumises aux « lois » de l’obsolescence rapide pour entretenir artificiellement un marché à bout de souffle. Faut-il vraiment changer d’ordinateurs tous les quatre ans, idem pour l’enregistrement du son, des microsillons aux CD puis aux ipad, quand l’essentiel de la musique diffusée est toujours aussi mauvaise ? Darty vend 40 types de machines à café de 35 à 1200 Euros, croyez-vous vraiment qu’avec un bon café d’origine, le goût final ait une telle différence ? Achetez donc la bonne vieille napolitaine à 35 Euros. Aspirateurs même combat. Caméras numériques, pis : l’excellent matériel d’il y a quinze ans est totalement révolu, plus de fabricant, plus de réparateur ! Ne parlons pas des tablettes miracles, des SMS et autres progrès douteux. Le temps dira dans quel domaine ils se seront avérés une avancée réelle.

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Les tares oligarchiques sont aussi indubitables que les performances nouvelles. On peut constater cette dynamique fatale qui, au travers du culte du Dieu Croissance, du flux tendu par la publicité mensongère comme par le totalitarisme militariste d’usine, déchaîne une accumulation exponentielle, laquelle, quel que soit le détail de ses mécanismes particuliers, conduit aux bulles et à des situations non maîtrisables, que ce soit par les gouvernements politiques appelés à boucher les trous ou par les gouvernements financiers (oligarchie mondiale) dont le cynisme, l’irresponsabilité et la courte vue sidèrent, quels que soient les cautères rapidement jetés sur les plaies les plus purulentes. Trichet, personnage au patronyme de héros balzacien, nous avertit mais un peu tard que les banques n’ont absolument pas intégré les remèdes prônés par Stiglitz et, à part quelques rajustements de façade, elles procèdent des mêmes spéculations irresponsables préparant les prochaines catastrophes. Faute d’inventions stupéfiantes propres à bouleverser les forces productives, il est vraisemblable que les économies les plus développées entrent dans un palier de leur croissance quantitative. L’hystérie autour des taux de croissance ne teint plus que de la maniaquerie. La seule perspective nouvelle pourrait être l’automatisation systématique de toutes les productions de base et l’extension continue de la réduction du temps de travail, rigoureusement incompatibles avec l’essence du capitalisme et de sa PPMP. Outre que la crise de l’énergie et celle des matières premières limitent ces ambitions. La croissance exponentielle des taux boursiers est donc sans support réel, excepté l’intérêt boulimique du 1 % d’actionnaires. La résorption du chômage ne peut passer que par le partage des richesses et du travail. Les préoccupations d’une révolution politique du salariat immensément majoritaire devraient donc pointer à l’horizon si une stratégie commune et crédible pointait son nez (Rigueur de gestion, Ecologie, Autogestion et dépérissement de l’Etat). Pour y voir plus clair, il faudrait donc travailler à un inventaire des dispositifs économico-financiers, capable de discriminer les capitaux fictifs résultant de l’accroissement de la part de travail mort (automation, ingéniérie financière raisonnable, etc.) de celle des capitaux fictifs proprement parasitaires, déconnectés d’une production aux valeurs d’usage vérifiées, avec un décorticage minutieux des « techniques » subtilement escroques afin de les proscrire, sans

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attendre le réajustement douloureux d’une prochaine crise générale et des interventions étatiques qui ont épuisé sans doute leurs possibilités, étant donnés les engagements précédents. Une algèbre de la valeur d’usage ? Dans la même démarche on pourrait s’intéresser davantage à la question de la valeur d’usage, intimement liée à la valeur de la force de travail. Doit-elle par exemple se limiter à une valeur arithmétique ou au contraire, ne peut-on lui conférer une valeur algébrique. Autrement dit, y aurait-il une valeur d’usage négative de la marchandise ? Par exemple celle des armes qui détruisent physiquement les producteurs de valeur de travail positive et le capital fixe, dès qu’elles sont utilisées selon leurs fins. Un peu à la manière de l’antimatière annihilant les grains de matière quand elle les intercepte. Ainsi de l’angoisse du maçon de 1830 évoqué par Rancière dans sa Nuit des prolétaires, quand il construit les prisons panoptiques destinées à emprisonner ses frères de classe… Les briques de valeur de la force de travail intellectuelles ne connaissent-elles pas le même sort ? Une grande part d’entre elles a un rôle purement négatif sur un développement pas trop malheureux de l’hominisation, ce qui n’est pas seulement une question de morale individuelle. La détermination de leur signe algébrique pose des problèmes bien plus ardus que dans le cas des marchandises pondérables. Un logiciel a les couleurs chiffrées de l’innocence. Le béton verticalisé de l’urbanisation techniciste, obtuse et surdense, pèse sur nos vies et les mutile d’une façon autrement aveuglante. C’est pourquoi l’urbanisme, ignoré de tous, surtout de ses spécialistes, est si important. Ne parlons pas de la lobotomisation des cervelles par la stupidité publicitaire. Nous abordons ici les zones dangereuses de l’incertitude déterministe des productions neuronales dans ses franges difficilement cernables. Qui décidera des valeurs caractéristiques du bonheur à construire ? Les tentatives altermondialistes de définir un PIB qui ne soit pas seulement calculé sur l’accumulation de l’activité profiteuse ? Elles se révèlent illusoires. Le logiciel est neutre, c’est sa soumission à l’appropriation privée qui peut le doter d’une charge positive ou négative. Nous nous rapprochons sur ces pistes analogiques de la grande approximation, au danger permanent de l’imposture intellectuelle, dénoncée fort justement par Sokal et

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Bricmont… Mais est-ce une raison suffisante pour nous interdire ce vertige d’une recherche périlleuse? Nous aurions le plus grand besoin de bons littérateurs pour extraire de l’amas des aliénations où nous croupissons une Thélème futuriste. Au moins une société débarrassée des virus de son primo-développement animalier fonctionnant à l’inégalité. Le libre jeu interactif de l’autogestion supposerait en effet que la prise de toute décision fut l’œuvre, fut-elle indirecte - on ne voit pas en effet comment elle pourrait l’être autrement que par délégation au sein d’une population de 7 milliards d’humains - d’une délégation de pouvoir pyramidale, depuis le quartier, l’atelier jusqu’à… l’ONU. Connaissante, active, l’information totale armée par une rationalité sensible, critique y circulerait de bas en haut et inversement, dans la transparence, sans obstacle institutionnel ni intérêt privé (avec l’aide d’un Internet décontaminé de la publicité). En politique comme en économie. Vaste chantier ! Chefs ou créateurs amovibles, renouvelables en haut et, en bas, salariés, habitants, de mieux en mieux eux-mêmes chefs (rotatifs) dans leur quartier, leur entreprise et accédant au statut de créateurs, à leur échelle. La valeur d’usage ne peut être décidée par une minorité d’actionnaires ou de hauts fonctionnaires puis imposée par un matraquage publicitaire incessant qui dissout toute subjectivité et interdit en outre tout contenu empathique et spirituel aux rapports humains dans le matraquage dévastateur des arguties mercantiles, dans le redoublement néfaste du dévoiement de toutes valeurs esthétiques à vendre des savonnettes et de la lessive décalcifiante dont la composition n’a pas bougé depuis cent ans. L’enfermement opaque dans l’enveloppe d’un être économique autonome, fermé, soumis au dictat patronal ou pis, actionnarial, s’il a pu être la condition sine qua none des premiers développements basés sur l’urgence des besoins élémentaires affrontés et sur la militarisation obligée du dressage de petits prolétaires infatigables, devient, à l’ère de l’automation et de la grande série, un obstacle majeur à la survie d’un système économique viable. Tendanciellement, l’automation planétaire de l’avenir aura besoin d’infiniment moins de travail répétitif et pénible mais sans cesse davantage d’un travail de niveau élevé, à dominante intellectuelle, capable de critique et de création, pour poursuivre sans cesse la marche en avant d’une production exclusivement orientée vers la satisfaction prioritaire des besoins d’épanouissement culturel et affectif. L’inverse de la culture du SMS

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et du grattage. De ce point de vue, les valeurs d’usage essentielles, le temps et l’espace, s’assortiraient fort bien d’une libération simultanée des organisations de l’espace de vie comme du temps de travail, l’une influençant l’autre. La bureaucratisation comme entropie en marche ? La bureaucratisation peut être considérée comme une manifestation dans les sociétés humaines de l’entropie cosmologique qui en accroissant les informations cachées, dégrade l’énergie, s’oppose au mouvement, à la création de formes organiques complexes, capables de résister à la production de désordre, prévue par la deuxième loi de la thermodynamique et qui pousse à la disparition des sociétés comme dans le cosmos à la dégradation de l’énergie vers le chaos total, la destruction et l’aridité définitive des trous noirs. Les totalitarismes, y compris la société du socialisme étatique, gavée de bureaucratie parasitaire enlisant toute décision positive, toute création poétique ou scientifique a conduit aux effondrements de 1989. Y aurait-il une liaison analogique possible avec l’hypothèse d’une nature à la fois corpusculaire et ondulatoire de l’espèce humaine au sens d’un blocage de cette interaction contradictoire du un et du pluriel au profit de la prolifération d’une multitude nivelée, uniforme, bloquée dans ses habitus et institutions figés, dans la reproduction d’un éternel retour du même, de la norme et de la doxa jusqu’à l’expiration fatale ? L’abandon de la flèche du temps depuis toujours chevauchée par les humains à la poursuite de leur aventure cosmologique, avec au bout un possible non écrit, au profit d’un endormissement bouddhiste - ou de mollesse hollandaise - nirvana de navet où tout devient insensible, inodore, sans saveur, sans aspérités, sans poésie, sans création. L’émergence, propriété vitale du cosmos serait ainsi éradiquée. Peut-on même risquer cette divagation analogique avec l’hypothèse de l’antiparticule, de l’antimatière ? Elle est suggérée par la mécanique quantique et l’introduction de la symétrie PCT (parité d’espace, charge, temps) visant à réinsérer l’équation de Schrödinger qui traite des caractères indissociablement ondulatoire et corpusculaire de l’énergie des corpuscules dans l’espace temps relativiste, où à chaque particule correspondrait une antiparticule d’énergie négative, (jamais observée jusqu’ici), (Klein, Gordon, Dirac), les deux s’annulant en cas de contact, ce qui impliquerait que cette particule virtuelle, repérée dans des expériences très éphémères, puisse

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remonter dans le temps en créant des mondes d’antimatière… Certains supposent même l’existence de galaxies d’antimatière… ! Ce qui nous incite, téméraires, à imaginer qu’un quantum d’énergie de travail pourrait lui aussi, selon une transposition analogique certes osée au monde économique, prendre dans l’Etat une valeur négative, tendant virtuellement à s’engager dans une impossible inversion de la flèche du temps vers des situations anciennes, déjà vécues (réactionnaires donc). Un quantum d’énergie bureaucratique négative, virtuelle, s’efforçant de figer les situations, sinon à remonter à des situations économiques antérieures pour s’opposer à l’hominisation positive, aux détours parfois si inconfortables pour les individualités limitées. Ainsi, seule la catastrophe de l’antimatière négative bleu marine pourrait rebattre les cartes. Pour peut-être être vaincue comme dans les années quarante ? Dans quarante ans ? A quel prix ? Dangereuse rêverie ! Mais revenons sur terre, Lee Smolin, physicien de la gravitation quantique à boucles dénonce le platonisme mathématique de la théorie des Cordes, pour lui, il n’y a qu’un seul univers : le paysage de la théorie des Cordes n’est pas Popper falsifiable si les autres univers ne sont pas observables…

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Chapitre VI Castoriadis, L’institution imaginaire de la société Longtemps révolutionnaire (Socialisme et barbarie), sa critique véhémente de la doxa marxiste mit en avant l’utilité des solutions dialectiques et de l’autogestion comme solutions pouvant remédier à l’aberration du totalitarisme stalinien. Dans son long retour sur les fondateurs grecs de l’idéalisme (Platon et Aristote), il néglige curieusement les matérialistes Démocrite et Epicure dont les intuitions sur l’atomisme, l’infini, la priorité à l’existence plus qu’à la conscience, portées par la même éruption rationnelle que le démocratisme de Périclès, étaient autrement pertinentes qu’un siècle régressif plus tard, celles des fondateurs de l’idéalisme métaphysique. Les apports de ceux-ci aux rapports du temps et de l’espace, supports indiscutables de toute réalité cosmique ou humaine, sont purement intuitifs et donc assez vains, en ce que l’Antiquité ne disposait de la moindre approche exacte, scientifique, rigoureusement expérimentée, de nos sciences dures modernes. Leur jeu gratuit avec les contradictions de la langue décrivant maladroitement les intuitions sur le temps et l’espace et leurs apparentes contradictions logiques posant des paradoxes ou des truismes, n’éclaire guère notre présent. L’erreur contemporaine devient ici dans l’égalité confuse de statut posée entre le temps unique de la physique exactement préhensible et celui (ceux)

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de la société, de son imaginaire social, totalement approximatifs. Il n’y a qu’un temps de base, celui de la physique moderne, avec ses différentes approches dans le macro, le micro et le secteur moyen des sociétés humaines. Il y a d’autres réalités du temps, psychologiques, littéraires, sociétales, mais elles sont d’une nature différente, approchable par la description littéraire, jamais vérifiable par une expérimentation rigoureuse, jamais reproductible. Elles sont définitivement sujettes aux interprétations des seules approches langagières, aussi rigoureuses soient-elles dans leur domaine propre mais dans un autre ordre de vérité inférieure, inadéquate pour longtemps aux efficacités nouvelles du langage mathématique transformable en réalités technologiques : ce n’est pas nier cette réalité-là, humaine, psychologique, affective, sensible, créative, que d’en déceler les critères d’indétermination abyssale, par rapport à ceux du monde physico-chimique ou organique dont la vérité de la mise en équation trouve sa confirmation statistique quotidienne aux yeux et dans la vie de milliards d’humains fabriquant l’univers artificiel de la technologie (infiniment perfectible, c’est une autre question !), en combinant ces indéterminations déterministes en dernière instance et vraies expérimentalement ! Elles sont infiniment perfectibles avec plus de rationalité, non avec moins de rationalité. Laquelle ne peut s’inspirer que des sciences dures mais en évitant la copie mécaniquement imbécile, l’imposture intellectuelle des analogies abusives, mais l’œil toujours ouvert sur la transversalité des lois, et donc sur les formes les plus récentes de rationalité issues d’autres domaines : les relations d’équilibres chimiques, les probabilités, le darwinisme, la sculpture de la vie par la mort, le fractal, les théories du chaos, la structure élémentaire de la matière, l’entropie, etc., où la pensée philosophique a infiniment plus à apprendre qu’au sein des exégèses épuisées, ratiocinantes des métaphysiques et de leurs broussailles universitaires qui n’ont plus grand chose à nous dire, deux siècles après les Lumières… Pas d’autre issue pour l’humanité de 2013 que de pousser plus loin son effort rationnel pour mieux encadrer une technicité qui porte, plutôt qu’une malédiction originelle et intrinsèque, les défauts de ses origines capitalistes : profiteuse, quantitative, exponentielle, aveugle, prédatrice… Elle peut le faire par une approche du principe de précaution et celui d’un idéal de vie, compatibles avec la Terre-Mère, libérés du carcan du profit et fondés sur un être affectif, créatif, solidaire, poétique plutôt que sur l’avoir et le paraître. Elle devrait

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aussi rationaliser jusqu’au bout son émergence séculaire vers la démocratisation sans laquelle la rationalité, essence du collectif humain, devient muette et perd tout son sens. La tâche immense est de la généraliser à la planète entière puisque celle-ci est désormais à la fois plus disponible pour l’effort intellectuel massifié mais en même temps entièrement menacée de mort par le vieux système et sa pensée héritée. Pari ultime de l’hominisation : éliminer les fortifications de l’inégalité, ses dispositifs qui bernent le citoyen et le privent de l’information et du pouvoir de décision sur une vie commune, partagée, harmonieuse, faute de quoi il faut s’apprêter à disparaître Il lui faudrait mettre en cause le partage inégalitaire dont l’utilité séculaire dans la croissance quantitative est de moins en moins fondée puisque, selon l’économiste Gadrey, au-delà d’un certain plafond de PIB par habitant des sociétés du Nord, le taux de satisfaction de la vie individuelle ne croît plus, ailleurs que dans la surconsommation parasitaire d’une très mince couche de nantis et le droit de décision citoyen exorbitant, subtilisé, de sa folie propriétaire qui détruit les conditions même de la survie de tous. Faut-il vraiment jeter la boîte à outils marxienne parce que son marteau a branlé dans le manche et que la lame de sa faucille est émoussée ? Faire le procès des Lumières ? Selon Castoriadis, après la révélation de l’horreur du communisme réel, délégation de pouvoir, partis, leaders, rôle des individus exceptionnels selon Nietzsche, seraient à rejeter absolument. D’où viendrait le déroulement de l’histoire, son progrès chaotique ? Du surgissement soudain, inexpliqué, au sein de l’imaginaire social du mouvement autonome des masses populaires. Selon le principe d’émergence emprunté à la cosmogonie. Exemple incomparable : l’explosion grecque du Ve siècle avant JC. Ou le 11e siècle européen, la révolution française, 1917, 1968. Ce furent bien des révolutions mais n’étaient-elles pas préparées par le mûrissement de leurs conditions économiques, politiques, culturelles ? Ce formidable Ve siècle ne fut-il pas aussi celui de l’émergence des grandes mythologies fidéistes, s’appuyant sur un Créateur unique et sa bureaucratie cléricale, Bouddha, Yaveh, Tao, voire sur une théorisation du bureaucratisme, d’Etat celui-là, avec Confucius. La contestation castoriadienne radicalise la nécessaire critique totale du stalinisme,

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jusqu’à celle du marxisme de Marx tout entier, ce qui pose davantage problème. Ainsi, gardant quelques traces de sa formation marxiste initiale, tout en allant à la pêche métaphysique chez Platon, Aristote et Freud, il reconnaît la lutte de classe du prolétariat mais l’oppose aux formes qu’elle s’est donnée historiquement au travers de ses théoriciens, de ses leaders politiques, de ses partis et syndicats, forcément approximatifs, inexacts, et qui certes ont porté l’erreur au sommet, après le thermidor stalinien jusqu’à construire l’exact inverse de ses buts humanistes initiaux. D’après lui, les ouvriers s’opposeraient spontanément, constamment à leur exploitation dans les usines, ce qui est loin d’être toujours vérifié, mais aussi contre les chefs syndicaux qu’il se sont eux-mêmes choisis et quel que soit leur devenir, promis par vocation irrémédiable à la bureaucratisation, ce qui est une occurrence mais non systématique, pour tout observateur raisonnablement informé. L’expérience prouve que la classe ouvrière a pu s’endormir, se laisser estourbir pour de longues périodes par le réformisme (voire pire), versus par la répression, manipulation des nantis. Il s’ensuit une lecture un peu simple de la dialectique entre le un et le multiple, entre d’une part, l’individu singulier, le Dichter, le leader, le philosophe, où se concentre la volonté de pouvoir, la flèche du temps, la créativité collective et d’autre part les masses populaires opprimées, sans l’appropriation, l’engagement desquelles le message insigne restera bouteille à la mer, cri sans écho, pure émanation imaginaire. Inversement, faute d’étincelle, la masse amorphe peut le rester. Deux outils puissants pour asséner sa vérité nouvelle : la dénonciation (reprise de Marx) de la logique formelle aristotélicienne et des ses limites, qualifiée d’ensembliste-identitaire, c’est-à-dire simpliste, s’en tenant à l’identification, la classification, l’addition mais, différence capitale, Marx n’a jamais exclu la part de pertinence incontournable de cette logique (analyse, synthèse, causalité, etc.), il l’a inlassablement complétée (sans les lui substituer) par d’autres formes de causalité, notamment la dialectique de Hegel qui, à la lumière des avancées des sciences dures, enrichissait la problématique de la pensée causale, logique par sa prise en compte de la contradiction, de la diachronie, de l’interface avec les environnements. Depuis, nombre d’autres formes inédites des sciences sont utilisables en philosophie : morphologie, combinatoire, statistique, interdépendance, feed-back, probabilité, fractalité, théorie du chaos,

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exponentielles, entropie, évolution darwiniste, neurophysiologie, incertitude déterministe, etc., à condition de se garder des généralisations et des raccourcis aventureux et naïfs, de l’imposture intellectuelle (Sokal et Bricmont) de la nouvelle philosophie, éclectique, vieille comme le monde judéo-chrétien. La critique à coups redoublés de la méthode ensembliste identitaire par Castoriadis peut apporter de l’eau au moulin de conservateurs comme Heidegger, qu’il critique pourtant par ailleurs : la dérive fatale de l’humanité vers un productivisme forcené et suicidaire ne proviendrait pas des déformations de la pensée rationnelle sous l’effet de l’échange marchand, de la norme rassurante, figée, assoupissante, de l’éternel retour du même technologique, de l’interdiction d’inventer si ça nuit au cash flow mais de la forme élémentaire de la pensée rationnelle des bons Descartes et Spinoza, des excellents Diderot et d’Holbach ! Les philosophies de Platon et Aristote ont participé au fondement de la pensée rationnelle mais à une époque de régression politique, d’épuisement de la démocratie grecque au profit du retour en force de l’autoritarisme (théorisé par Platon), à l’opposé des intuitions matérialistes fulgurantes des matérialistes antiques comme de l’invention démocratique (saluée pourtant par Castoriadis comme moment insigne de l’hominisation) qui préfiguraient la démarche scientifique moderne. Les œuvres de Démocrite, Epicure, Lucrèce furent éliminées en leur temps par la pensée dominante platonicienne, judéo-chrétienne, idéaliste, obscurantiste, reprise et magnifiée par deux millénaires de combats d’arrière garde de l’habémus papam, jusqu’à nos jours. En dehors du De rerum natura, le splendide poème de Lucrèce, aucune œuvre complète des matérialistes n’est parvenue jusqu’à nous ! Leur pensée ne nous est préhensible qu’au travers de leurs « réfutations » par les idéalistes qui ont souvent détruit physiquement leur œuvre considérable ! (Michel Onfray) Second outil : Castoriadis puise beaucoup chez Freud. Quel que soit l’intérêt inégal des intuitions freudiennes et des observations empiriques amassées sur les mécanismes supposés du subconscient, sur l’interprétation des rêves, les actes manqués, la sexualité, l’hystérie, etc., elles résultent d’une introspection forcément littéraire et approximative, récemment mises en pièces par Onfray après Politzer 80 ans plus tôt, et, plus rationnellement, fortement relativisées par le progrès de la neuropsychiatrie. Castoriadis doit relier l’origine de la démarche rationnelle à l’incontournable invention de la

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symbolique, de la représentation par la langue et la téchné, de la relation active de l’homme - seul à atteindre ce degré au sein de l’espèce animale - à son environnement, ce qu’il reconnaît, sans doute pour avoir été nourri jadis de forte pensée matérialiste marxiste ! Mais d’où viendrait à l’homme sa conscience et son avancée, si on exclut le recours naïf à l’être suprême, cette création absolue, digne de l’idéalisme le plus solipsiste ou catéchiste (Berkeley ou Kierkegaard) et ce qu’il nomme la pensée ensembliste identitaire ? Selon lui, du fait que le nourrisson ne cesse de perdre le tétin qu’il suce ! Le manque qui s’ensuit provoquant une fracture de l’unité primordiale de l’être unique, préconscient, formé par l’union de la bouche et du sein, satisfaisant sans le savoir le principe de plaisir, constitutif de l’être et dont la rupture frapperait irrémédiablement la psyché, provoquant ainsi un deuil définitif, vite compensé par la genèse du fantasme sur ce noyau primordial, en l’absence même de ses ingrédients linguistiques encore inexistants. Hypothèse incroyablement hollywoodienne ! L’imaginaire radical, base de l’imaginaire social, viendrait donc à l’origine de la privation du sein qui, retravaillée, contredite par la société, se réfugierait dans le refoulement, le subconscient, quand son retour à la lumière se traduirait en soudain surgissement imaginaire ex nihilo, révolutionnaire en un mot ! Quel enfantillage ! Ainsi, le fantasme, caractérisé par l’incohérence logique de son langage, naîtrait en l’absence même de celui-ci ! Irréfutable autant que bien difficile à assimiler ! On ne sait pas ce qui se passe maintenant avec le biberon (peut-être est-ce là la source de l’addiction aux jeux vidéos ?) ni pourquoi les pourceaux, perdant le tétin de la truie, n’ont pas inventé le fantasme (mais qu’est-ce qu’on en sait ?). La psyché du nouveau-né, c’est quoi ? Castoriadis récuse le génétisme de Freud, ce n’est donc pas la situation primitive (meurtre du père, amour du sein de la mère) qui aurait transmis son gène. Dès lors que reste-t-il ? La psyché, c’est l’âme, c’est-à-dire, d’après Littré, la réunion D’une âme raisonnable qui préside à la raison, d’une âme sensitive qui préside au sensations, d’une âme végétative, qui préside à la nutrition. Celle qui monte au ciel après la mort. On comprend, en l’absence de rudiments de la langue et donc de mémoire, qu’il soit bien difficile à la psyché de se voir constituée, bien difficile d’édifier même un subconscient, à propos duquel, dit Onfray : l’œuvre de Freud laisse dans l’insatisfaction quant à une définition claire et distincte de cet étrange objet philosophique impossible à cerner : une

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ombre, un écho, une silhouette, rien de plus, l’inconscient recule devant chaque investigation réflexive… Castoriadis évoque…Les milliers de discours logiquement et réellement étanches et irréfutables tenus quotidiennement par les paranoïaques aussi bien que, à un autre point de vue, la grande majorité des systèmes sociaux et religieux… dont peut-être le sien propre, s’appuyant sur une prémisse fausse, celle d’une psyché assez indéfinissable du nouveau-né, totalement surévaluée, qui serait le siège des fantasmes ultérieurs, sans le moindre support de représentations qui constituent pourtant leur matière exclusive. Changeux Selon la neurophysiologie de Changeux, des connaissances seraient stockées sous la forme d’un réseau réunissant des neurones distribués dans plusieurs aires distinctes du cerveau ; d’autre part, la distribution de ces aires ne serait pas aléatoire, mais refléterait l’organisation des systèmes sensoriels et moteurs et leur contribution différentielle à la signification représentée. Enfin on a découvert des distributions d’activité plus simples mais très voisines chez certains primates... Le modèle suivant lequel chaque représentation complexe comme une « Renault jaune » serait détenu par un seul neurone de rang hiérarchique élevé, un « neurone pontifical », est en général abandonné. Le schéma le plus couramment admis est celui de la mobilisation d’une population de neurones, sachant que chaque neurone mobilisé peut posséder une singularité qui lui est propre… On peut donc concevoir la distribution de relations fonctionnelles ou encore le « faisceau de qualités », selon l’expression de John Locke, qui mobilise plusieurs territoires distincts et fonctionnellement spécifiques du cerveau comme une implémentation neuronale plausible de la signification… Cette complexité annoncée est bien loin de la simplicité biblique du têtard perdant son tétin. Il y a sans doute beaucoup plus à chercher dans l’édification d’une complexité de la représentation, de la relation entre le fonctionnel, l’affectif et le purement conceptuel, du rôle des échanges sociaux, pour comprendre « l’imaginaire social » et ses fondements, qui ont sans doute plus à voir avec les cheminements complexes de l’expérimentation scientifique et sa généralisation, et, en matière sociétale par les vieilles disciplines de la politique et de

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l’économie, certes brinquebalantes mais qu’avez-vous de mieux à nous proposer ? Comment, après la découverte surprenante, inattendue, d’une éventuelle piste structurante, s’exercent lente séparation, extraction du logique, élimination du bruit de fond, des scories affectives ou mythologiques, vérification critique par la communauté scientifique… Reste ensuite à ne pas confondre la nécessaire sécheresse de l’investigation voguant vers l’exactitude, avec une absence de sensibilité de son but social : servir la diminution systématique du malheur collectif, épanouir l’affectif, étendre le champ du plaisir intellectuel, pour l’épanouissement, corps et âme mêlés, des hominisés. Ce que démolissent avec application la marchandisation généralisée et la bureaucratisation rampante, ces deux maladies congénitales de l’humanité dont les racines au sein de la psyché sont au fond assez mal étudiées depuis Laborit. Castoriadis toujours. La pensée héritée, identitaire-ensembliste, ne serait qu’un magma de symboles langagiers dans la conscience, jamais une détermination exacte d’un objet abstrait rigoureusement défini, un concept. Ce qui, en dehors des sciences exactes, peut apparaître comme une image assez fidèle, toutefois ce magma recouvre une notion chaotique qui, séparée de la réalité des choses, s’efforce indéfiniment à y ressembler et à la traduire, à en reproduire l’essence dans nos circuits neurono-synaptiques. Il conviendrait peut-être de lui substituer l’idée d’un réseau de nébuleuses, des sucs d’expériences partielles imprimés dans des aires neuronales distinctes, d’une résille de significations évolutives capables de déclencher les schèmes d’une action en réponse. Chaque évocation d’une signification entraînant la référence à mille autres harmoniques au sein du réseau… Ce qui n’est pas sans rapprocher des connaissances balbutiantes de la neurophysiologie du cerveau et de sa géographie. La conscience fonctionnerait par la mise en activité simultanée de multiples aires spécialisées où les millions de liaisons de synapses et neurones stockeraient la mémoire des signes puis les mettraient en relation, dégageant une image symbolique synthétique floue des phénomènes concernés après d’infinis allers et retours. L’allergie à la notion de reflet, si elle s’explique bien par le sens pris dans la vulgate stalinienne, mécanisant en un rôle second l’imaginaire, ne mérite pas pour autant un tel excès dans la condamnation : il peut s’agir d’un reflet, à l’image des ombres de la caverne platonicienne mais cette fois inversée, c’est le monde matériel et lui seul qui se place à l’origine,

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son image donnée par le cerveau est toujours relative, jamais complète, aboutie. Elle n’est en tout cas jamais issue d’une idée préexistante, hors du temps et de l’espace, être ou étant, hypothèse qui ne peut aboutir qu’à la énième resucée du petit Jésus, du divin créateur, sans utilité pour ma recherche disait le savant. Dans ses extraordinaires spéculations d’une séduisante virtuosité, Castoriadis n’utilise jamais l’expérimentation comme critère central, seule preuve possible de la vérité d’une thèse, dans la substance expérimentable, celle du monde matériel où agissent les sciences dures. Pour les sciences dites humaines, une indétermination portée à la puissance n, règne. Quelle que soit l’infinie gradation de la rigueur dans l’expression littéraire, voire l’appui sur les statistiques dans certains domaines sociologiques ou économiques, on en reste toujours dans une approche à tâtons, dans le noir ou l’approximation, par analogie de méthode, de rigueur aux sciences dures mais sans expérimentation reproductible, comme l’a montré Popper sur le marxisme et le freudisme. Seul juge crédible : la validation de la démarche scientifique globale par la construction dans la réalité contrôlable par les sens et le bon sens de toute la collectivité humaine d’une nature seconde, artificielle, dont chaque artefact rationnel s’articule avec tous les autres pour produire le monde artificiel, urbain, mécanique, organique, chimique, énergétique, cybernétique, etc. qui nous sert de niche organique Le nôtre depuis le XXe siècle, il apporte globalement la preuve par neuf de la fécondité, de la véracité du savoir humain, de la démarche scientifique expérimentale fondée sur les mathématiques et leur logique interne, abstraite mais aussi doublement expérimentale, car basée sur sa démarche logique propre, prouvée en laboratoire puis confortée par ses résultats industriels sur le monde matériel, hors lesquels il n’est aucune vérité atteignable. La logique abstraite de la démarche - l’enchaînement des causes et effets - rejoint celle qui préexiste dans le monde réel : l’essence réelle de l’être est mathématique, c’est le cœur ultime de la réalité, de ce comment elle fonctionne, livré par l’investigation scientifique. La connaissance humaine ne peut que s’en approcher indéfiniment, jamais l’atteindre, la vérité scientifique est toujours relative, asymptotique. La théorie sans jamais abandonner sa part restreinte de vérité peut toujours faire place à une théorie nouvelle, englobant ses résultats mais les élargissant à des domaines inédits. Ce que Castoriadis décrit et vilipende comme pensée héritée, ensembliste identitaire, reprenant en cela sans le dire la critique de Marx, c’est la

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pensée aristotélicienne, augustinienne, métaphysique, simplificatrice, aujourd’hui technocratique, qu’il remplace ou plutôt complète par la pensée dialectique, tirée de Hegel, pensée complexe, comme dirait l’autre ex socialiste barbare, Edgar Morin. Grâce à sa teukhein, technologie, qui vérifie dans la pratique productive les esquisses de significations de sa leigen, sa logique, les causes qui préexistent naturellement dans la réalité, indépendamment des sens, sont perçues et subsumées dans des rapports globaux entre ensembles de repérages, qui, longuement raffinés et confrontés aux pièges de l’expérimentation comme à ceux de la logique interne aboutissent à la seule essence envisageable de l’être : des concepts scientifiques appuyés sur des équations mathématiques, avec naturellement leur part d’invention structurelle. La vérité, toujours relative jamais absolue, de cette seule ontologie possible est confortée par la capacité globale de l’humanité à édifier un méta monde artificiel, théoriquement à son service dont la mécanique capitaliste sinon l’humanisme - ceci est une autre histoire – fonctionne sinon harmonieusement du moins réellement dans la complexité de ses objets techniques interconnectés, sans les aberrations qu’on pourrait attendre du télescopage incohérent entre des théories abstraites, imaginaires, disparates et fallacieuses : autrement dit la probabilité pour que cette cohérence soit de pur hasard est infime. D’ailleurs, au fil des pages, on attend toujours la description de cette pensée complexe qui saurait s’évader de l’ensemblisme-identitaire, on n’en trouve la moindre bribe. Edgar Morin est plus disert mais ce qu’il dit de sa pensée complexe me rappelle inexorablement - sans s’y limiter - ce que Politzer nous enseignait jadis dans son précis dialectique, l’influence du milieu, de l’évolution, la distinction de ce qui naît et se développe, le choc des contraires, etc. Faut-il rappeler qu’à côté des mille fonctions mathématiques inventées par les sciences exactes pour déceler le fondement ultime des réalités empiriques, pour décrire les relations et les phénomènes et les reproduire au besoin, le développement récent de l’informatique a réutilisé systématiquement l’identité de base du langage binaire, la relation cause à effet de la logique élémentaire pour traduire en son langage spécifique 0 – 1, en logiciels et en bits, les fonctions relationnelles les plus complexes qui sont partout utilisées pour faire fonctionner mécaniquement notre monde urbain et artificiel, ce langage ne secrétant pas en lui-même on le sait la critique du résultat inhumain de ses avancées technologiques inféodées au profit. Internet n’est fatalement destinée à supporter l’insupportable publicité,

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il s’agit d’un choix politique. Vertige mathématique : les dernières théories de l’infiniment petit ou grand, cordes, branes, horizon extrémal des trous noirs, etc., explosent dans le ciel leurs équations raffinées, dans leurs univers à 10 dimensions. Les bits d’information sont assimilés au quanta, ultime particule insécable, ouvrant les vannes à toutes les imaginations. Malheureusement, en perdant tout contact avec une réalité expérimentale hors du champ, elles risquent de devenir une métaphysique du cosmos où la seule rigueur mathématique tient lieu de fondement, appuyé cependant sur tellement de paramètres qu’un flou croissant entoure leurs découvertes… Seuls quelques rares spécialistes à l’imagination démesurée s’y retrouvent dans un monde intellectuel clos, l’abîme qui les sépare de l’entendement moyen n’est pas sans poser problème. Il rend urgent une autre éducation, un autre emploi d’un temps de travail libéré pour une culture curieuse plutôt que la télé réalité ou les exploits de Slatan… Ontologie L’ontologie heideggerienne, ersatz de science fondamentale, charlatanerie métaphysique, ajout inutile, construction virtuelle et non fondée, métascience bricolée par les idéalistes régressifs depuis les premiers d’entre eux, Platon, Aristote et la longue suite judéo-chrétienne, tournant le dos à l’éruption rationnelle et démocratique des Grecs du Ve siècle, jusqu’à l’idéologue en chef de la révolution conservatrice et nazie, le recteur de Fribourg. Après les Faye, et de nombreux critiques, la parution (enfin) de ses Cahiers noirs, intimes, éclairent d’un jour crû l’engagement définitif antisémite et nazi plutôt que la faute de parcours excusée par les inconditionnels (Finkelkraut, Solers, etc.). La démarche de Castoriadis, ancien marxiste, traumatisé comme tant d’autres dans cette période par les ravages de la vulgate et de la praxis staliniennes, c’est de faire table rase de toute l’invention marxienne, ce prolongement des Lumières, en vrac, contenu de vérité et scories, pour se ressourcer dans les primitifs de la pensée balbutiante, le dévers de l’invention grecque du Ve siècle, idéaliste, Platon, Aristote et la suite, lesquels n’ont bien entendu pas dit que des stupidités mais que l’hypothèse fondatrice d’une primauté de l’Esprit sur la Matière range chez les post mythologiques.

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Ce qui ne prouve pas que notre monde artificiel ainsi fabriqué soit le meilleur des mondes - la réalisation de l’Idée selon Hegel relève du pire conformisme - car son érection n’est ni absolument programmée ni spontanée, il est le résultat de la science mise au service de buts humains collectifs : ceux-ci sont évidemment marqués par qui décide et ne peuvent donc s’affranchir de la nature des structures de domination économique et politique au sein de la société. Quel homme et quelle femme voulons-nous produire (ou celui qui parle en notre nom et s’autoproclame porte parole singulier du collectif comme il en a toujours été des sociétés humaines), au moyen de quelle organisation sociétale ? Telle est la question, sera-t-il organique, sensible, solidaire, tirant le meilleur parti des esquisses imparfaites laissées par l’histoire des sociétés de classe et de leurs conflits, dégageant ainsi leur nature profonde, non téléologique, mais création historique répondant au conflit avec le monde naturel ? Seront-ils non-violents, cultivés, poètes, protégés du travail pénible, des catastrophes naturelles (ou humaines), bien portants et beaux, si le progrès global et chaotique se poursuit, ce qui n’est avéré pour aucune société ? En dépit de tous ses efforts, difficile pour Castoriadis de nous convaincre d’une indépendance absolue de l’imaginaire social par rapport à l’infrastructure matérielle de l’économie productive - ou à la structure abstraite des rapports de production issue de la précédente -, car d’où pourrait bien nous venir cet imaginaire social sinon en dernière analyse, de la division du travail qui nous a éloignés de l’animalité mais au prix de la manière dont les hommes s’organisent collectivement pour produire de mieux en mieux, maîtriser la nature, échapper aux famines, inventer la ville, prolonger sa vie en bonne santé, diminuer le temps de travail et sa pénibilité, tenter de se faire infiniment plaisir, etc. ? Castoriadis ne peut que reprendre le constat d’évidence, la tautologie, la lapalissade : l’imaginaire social est une production de l’histoire sociale mais d’où vient celle-ci, quelles en sont les causes dernières, profondes ? Le problème reste entier. Dardot et Laval consacrent de nombreuses pages de leur Commun à tenter de dissiper les brumes opaques de l’imaginaire social que Castoriadis a quelque peu tendance à hypostasier en catégorie hors critique, reconnaissant que : Toute création historique (ex nihilo), a lieu dans, sur et par du déjà institué (sans parler des conditions

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concrètes qui l’entourent… Par quelques contorsions spéculatives, D et L tentent d’expliciter cet oxymoron : l’essentiel est que cette prééminence de l’institué sur l’institution, tout en conditionnant et limitant l’institution, ne la détermine pas… Causation et signification sont irréductibles ! Nous sommes en pleine confusion. La causation est têtue. Le corps social suit-il la coutume ou la crée-t-il ? Fausse manière métaphysique de poser la question. Castoriadis et ses commentateurs ne parviennent pas à penser la dialectique du caractère corpusculaire et ondulatoire de la nature humaine, de l’apparition de solutions imaginaires aux aléas sociétaux dans quelques cerveaux exceptionnellement cultivés ou intuitifs (en tout cas anticonformistes), puis l’adoption – ou non – de ces utopies (ces stratégies) par le corps social, le collectif, qui les expérimente par sa praxis, sur fond de contraintes fortes de l’infrastructure, même si celles-ci peuvent être conjoncturellement masquées, refoulées. Intérêt de Castoriadis Ce qui était cependant précieux chez Castoriadis, à l’époque où il a écrit, c’est bien entendu la forte réaction au dogmatisme épouvantable, à la simplification dévastatrice, au mécanicisme obscurantiste de la vulgate stalinienne dévoyant pour longtemps la ligne insurrectionnelle vitale de la création rationnelle, démocratique issue du Ve siècle grec et qui a ensuite cheminé souterrainement, reprise par les Lumières, prolongée par Marx, Proudhon et les autres. La superstructure, l’imaginaire social n’est pas le reflet immédiat du réel profond, économique, matériel, ce qui a conduit aux aberrations qu’on connaît de la science prolétarienne, du refus du subconscient, du darwinisme ou de la relativité. Les thèses de Marx ont été transformées en un catéchisme à rabâcher. Première étape de la monstruosité qui faisait confondre une société libérée, égalitaire avec la contrefaçon totalitaire et exploiteuse érigée par Staline après l’élimination physique des Bolcheviks historiques dans les années trente, la bureaucratie ayant remplacé la bourgeoisie comme exploiteur. Ce qui n’absout ni Marx ni Lénine de tout pêché simplificateur. La croyance répétée dans le caractère scientifique autoproclamé du marxisme portait en lui les pires dangers. La multiplicité des causes sociales enchevêtrées avec les souvenirs historiques, peut bien faire songer à un magma sans pour autant décréter indéchiffrable l’écheveau des causes.

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L’imaginaire social, les idéologies, ne sont jamais passives, elles jouent elles-mêmes un rôle, y compris sur l’organisation matérielle de la production. C’est même, avoué ou inavoué, l’essence même de l’action révolutionnaire : changer par le remuement de la conscience des êtres humains, par la politique, l’organisation économique de la société, la production, les échanges. Le fait nouveau du XXIe siècle, l’émergence forte d’une impossibilité du maintien de la vie humaine sur terre si les conditions de la croissance et de l’organisation de la production ne changent pas radicalement, repose les deux termes contradictoires d’une façon incomparable : la confrontation de l’homme avec la nature se heurte à un mur inattendu et infranchissable s’il ne remet lui-même en question la nature artificielle que sa technique a bâti. Il s’agit donc bien d’une impossibilité matérielle, mais embarquée dans l’hystérie d’un développement basé sur la seule richesse des riches et la simplicité seulement arithmétique du calcul de rentabilité monétaire qui saupoudrerait du progrès social sur sa trace, la croissance quantitative aveugle étant perçue comme remède à tous les maux sociétaux. La levée de l’hypothèque épouvantable d’un effondrement de l’hominisation sous les pollutions et l’épuisement des ressources, souligne la nécessité drastique d’une prise de pouvoir du politique (démocratique), dans son sens élevé, éthique, du sort de l’humanité, contre les forces aveugles de la production matérielle et de la foi en la croissance exponentielle. Castoriadis a mis le doigt sur un constat essentiel de l’histoire tragique du vingtième siècle : le socialisme par l’étatisation est non seulement un leurre mais un non sens et une apocalypse. Il ne peut y avoir quelque conception du socialisme que ce soit sans une révolution par en bas, sans la découverte de mécanismes nouveaux qui garantissent une délégation de pouvoir transparente, vivante, effervescente, régissant l’économique comme le politique, et certifiant dans les conditions d’acculturation de l’époque un pouvoir réel, permanent des citoyens sur leur propre devenir, à partir des comités de quartier ou d’entreprise, informés et décisionnaires. On ne peut asséner que cela existerait déjà : nos institutions seraient le reflet de la réalité collective avec les inévitables distorsions de l’époque. Les élections manipulées de bout en bout pas les médias, eux-mêmes aux mains de l’oligarchie, démontrent que le schisme au sein de notre institution démocratique est immense : les citoyens boudent la politique politicienne qu’ils ont sous les yeux, prouvant la possibilité de leur désaliénation, ils

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s’abstiennent mais au risque de laisser revenir la bête immonde, le loup sous son capuchon bleu marine. En héritier de la vieille métaphysique, Castoriadis s’est cru obligé de fonder sa certitude politique pressante sur un nouvel édifice métaphysique, un truc mystique qui se passe de dieu apparent en adhérant au nouveau fidéisme freudien, basé sur des coquecigrues tout aussi drues : une essentialisation du surgissement démocratique à partir de rien (le tétin maternel perdu). Curieusement, à l’autre pôle, mais aussi à la suite de Platon le réactionnaire, Badiou, autre orphelin du marxisme (de teinte maoïste cette fois), recourt à la même essentialisation quelque peu miraculeuse, cette fois à celle de l’évènement soudain, porteur, au-delà des contingences (économiques, sociétales, etc.), d’une vérité assez fantomale, parachutée de Très Haut sinon par celui-ci même, ou bien à l’émergence empruntée à la cosmologie, pour expliquer l’inéluctabilité d’une révolution communiste, ce mot désormais philosophiquement paralogique, repoussoir, en ce qu’il induit le nivellement et l’Etat dominateur, que Badiou absout (miraculeusement encore) de ses très sanglants et régressifs lests historiques du XXe siècle. Ils auraient l’un et l’autre été mieux fondés à étudier finement les mécanismes subtils qui lient contradictoirement l’infrastructure et la superstructure, le teukhein avec le leigen, que Castoriadis est bien obligé de recycler dans sa pensée non identitaire avec des accents post marxiens qui surprennent, en rupture avec son irrédentisme révisionniste mais il ne ferait là que piétiner le travail quotidien de milliers et de milliers de chercheurs en politique, en sociologie, utilisant depuis des décennies et comme ils peuvent la pensée ensembliste identitaire, bien qu’ils soient engoncés trop souvent dans leur carcan universitaire… mais nous retombons dans le penchant infrastructurel mal aimé. L’une et l’autre de ces « théories » rendent un très mauvais service à l’urgence de la prise en considération par les salariés, 92 % des actifs, de l’autogestion et du dépérissement de l’Etat comme issue historique logique aux insolubles apories capitalistes comme aux convulsions de l’histoire révolutionnaire récente. Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée, (Climats, 2011) Selon ce dernier auteur, il faudrait s’intéresser davantage au passé et à l’ancienne morale populaire, par opposition à celle des nouvelles couches moyennes, réputée libérale. Une part du livre est intéressante

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en ce qu’elle reprend la critique habituelle de l’idéologie dominante de la social-démocratie, de son verbiage néo-libéral, de son droitdelhommisme irénique qui s’arrête souvent aux méfaits de l’impérialisme US ou d’Israël et à l’exploitation éhontée par les marchés financiers. Il se découvre des soutiens apparemment inattendus comme Badiou, sans quitter une certaine ambiguïté en pratiquant l’amalgame entre l’eau et le feu, entre, d’une part le ralliement honteux de la social-démocratie aux thèmes essentiels de l’hyper-libéralisme, la teinture humaniste et euphémiquement sociale en plus, et, d’autre part, le radicalisme anti-oligarchique des altermondialistes, critiquable pour son tribunicisme, sa dispersion ou son irrédentisme mais dont sa commun decency n’a certes rien à voir avec la capitulation morale de la première. On cherche une allégeance à J-C Michéa. Il la place dans « l’anarchisme conservateur » d’Orwell, avec cet oubli historique : Orwell se défendait contre le stalinisme naissant quand celui-ci dominait l’extrême-gauche à travers une Internationale qui disposait de moyens d’Etat. Il essayait donc de ressaisir la morale inculquée aux ouvriers, ex-paysans déracinés, par des socialismes qui, dans leur foisonnement dix ans plus tôt, des anarchistes aux divers réformismes, n’étaient pas qu’une chimère. Le stalinisme, instauré à partir des années trente, a ruiné ces morales en imposant sa doxa dogmatique, ouvriériste (le prolétariat fonctionnarisé à 100 % comme nouveau messie) et totalitaire. Il a aujourd’hui dieu merci disparu comme Etat et comme mouvement de masse, en dehors de la Corée du Nord et des ciels de traîne cubains ou chinois, en laissant un immense désarroi, un champ de ruines idéologiques… La morale populaire, ouvrière, bien qu’incontestable, ne constitue pas pour autant une idéologie structurée. Nombre d’enfants d’ouvriers sont devenus salariés intellectuels, lecteurs de Libé ou pire. Ils partagent avec leurs géniteurs une part de l’opinion publique nationale, mondiale, ce nuage commun, probabiliste, flou, nuancé, contradictoire, lestée des retards mythiques de milliards d’humains, où avance tant bien que mal une morale spongiaire, globalement humaniste qui résiste contre les coups de boutoir de l’amoralité capitaliste, pour faire bref. Le réflexe d’honnêteté et de solidarité de la morale ouvrière émanait à l’origine de la pauvreté, laquelle commande plusieurs types de réactions, celle de l’arrivisme individuel mais surtout de la solidarité. Celle-ci dominait par nécessité dans les années trente, les voies de l’arrivisme individuel étant alors plus escarpées. En son sein, les reliquats

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populaires et positifs d’une morale chrétienne puis laïque et ambiguë, diffusée sur les bancs de l’église ou de l’école, abondaient. L’influence dominante du stalinisme à tendance ouvriériste (manuelle), renforçait cet ancrage noble : plus le mensonge fondateur est énorme, plus le ciment de l’organisation et du dogme doit compenser par sa rigidité, à l’exemple des 2 000 ans de religion catholique. Elle portait cependant son corollaire et contrepoint inévitable, issus du même statut d’exploité, le goût pour l’obéissance et l’écart à toute culture écrite, en dehors d’une mince couche militante, confinée le plus souvent dans le catéchisme établi à son intention, la vulgate stalinienne et ses monstruosités. Marchais, cité par Michéa comme référence de cet ancrage orphique, avec Duclos et Frachon, staliniens impénitents, ne lisait que l’Equipe, c’est bien connu, outre les pages sportives de l’Huma dirigées par un autre Michéa. On ne peut donc ni mépriser cette morale populaire ambiguë ni l’hypostasier en imaginaire social, spontané autant qu’idyllique, comme le faisait le regretté Castoriadis, pour des raisons parallèles à celles d’Orwell et d’une infinité de penseurs de la gauche intellectuelle du siècle dernier (vilipendée par JCM) qui étaient bien obligés de se creuser la tête, parfois jusqu’à l’absurde, pour tenter de trouver où que ce soit une idéologie libératrice de rechange au stalinisme honni. Aujourd’hui, la mission historique du prolétariat qu’a du cale-aux-mains, a fait long feu en hommes de marbre dont la tragique histoire du vingtième siècle est peuplée, du Kamtchatka à l’île de Sein. La Seine Saint Denis, fief prolétarien s’il en fut, connaissait ce partage entre des ouvriers ouverts, sensibles, créatifs et des beaufs limités, plus ou moins corrompus avec qui ils partageaient un pouvoir quotidien qu’ils sont les uns et les autres nombreux à avoir perdu brutalement. Le prolétariat manuel est en régression numérique dans les pays développés quand le salariat « intellectuel » se développe partout. Pour autant, l’analyse de Marx garde son contenu de vérité : globalement, le salariat, même au Nord, qu’il soit manuel ou intellectuel, immensément majoritaire, est toujours de plus en plus exploité : dix points de PIB sont passés ici en vingt ans du salariat à l’actionnariat. Les bases concrètes pour une union de tous les salariés (nous sommes les 99 % !) contre l’oligarchie délétère et hyper minoritaire, qui met en cause désormais la survie de l’humanité sur la petite planète, sont donc objectivement réunies. La pseudo analyse « de classe » sur un développement de nouvelles couches moyennes,

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accusées d’être les porteuses quasi-génétiques d’un affaissement idéologique devant le CAC 40, tourne le dos à cette réalité. Elle est fausse du point de vue de Marx sur ce qui fonde l’appartenance de classe (la couche moyenne réelle est propriétaire de ses moyens de production personnels et donc non salariée). Elle prive en outre le courant anticapitaliste de toute possibilité de ne jamais triompher, pour le genre humain de se débarrasser un jour de ce système capitaliste apocalyptique. Si on ajoute à cela le racisme latent qui écarte les travailleurs migrants, la classe ouvrière aurait des effectifs bien minces (ne subsisteraient que les fonctionnaires de base qui ont du cale aux mains?) Un socialisme construit par une minorité autocratique et inculte ? Merci, on a déjà donné. Si demeure primordiale la critique du néo-libéralisme hollandiste comme leurre du capital visant à perpétuer son règne, il est intéressant de ne pas se tromper de cible : le libéralisme politique, la démocratie élémentaire (appuyée sur les droits de l’homme et la morale de base), fût-elle viciée par la publicité ou la démagogie, est infiniment préférable à n’importe quel régime autoritaire ou ségrégationniste des BRICS, Arabie Saoudite, Iran, Chine, ou dans son apartheid raffiné, Israël. Toute critique radicale est incomplète si elle oublie l’hypertrophie de l’Etat parasitaire bourgeois et qu’elle s’arrête toujours aux portes des usines et des bureaux. La tare essentielle du hollandisme est le rejet du marxisme vivant, le refus de la critique de l’impérialisme comme de toute réflexion sur le changement historique inévitable des rapports de production. Mais ce dernier point semble partagé par la critique orphique de JCM : elle n’annonce aucune solution originale et audacieuse qui mette fin à l’exploitation en évitant l’étatisme, le totalitarisme stalinien autant que le gras emplâtre du réformisme de capitulation. La commun decency attend pourtant qu’une telle perspective claire lui soit offerte. Cet effort de construction idéologique, utopique, concerne l’autogestion et le dépérissement de l’Etat, l’irruption de la démocratie dans les quartiers et les entreprises, irriguant et vivifiant toute la pyramide de la délégation de pouvoir. Cela suppose son élaboration historique par les théoriciens (intellectuels), sa reprise par les masses populaires, dans une expérimentation dynamique d’échange permanent.

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Reprenant cette fois le mythe d’Orphée cher à JCM, il serait utile de ce point de vue de jeter un regard critique et acide sur le rétroviseur des voies inachevées du siècle passé, sur les tentatives de socialisme par le bas (Commune de Paris, spartakistes, Cronstadt, Catalogne, Yougoslavie, Lip, Algérie, Solidarnosc, etc.) qui ont été étouffées ou viciées, aussi bien par le Capital, la social-démocratie que par le stalinisme dont les métastases nous empoisonnent toujours. Sinon, on a beau chercher, on ne distingue guère ce tissu de morale décente où pourrait prendre appui une action révolutionnaire contemporaine. La classe ouvrière traditionnelle est en réduction constante, elle est en outre endormie, épluchée, décimée, martelée, dépecée par les médias bas de gamme, les leurres les plus brutaux comme le loto ou le foot spectacle (érigé par JCM en école de morale, vive le dopage et les millions du Qatar !) voire le bleu marine, éternel retour du passé colonial des ouvriers appelés en Algérie des années 60. Piètre repère pour des prises de conscience. Il y a naturellement aussi une résistance, visible dans les luttes contre les délocalisations et autres exactions du CAC 40, des souvenirs de CGT, syndicat de masse et de classe ! Des résiliences de solidarité ouvrière et de combativité, assez vite noyées dans les indemnités justement arrachées aux oligarques. Comme il y en a une chez les salariés intellectuels, leurs enfants, intégrés par le salaire ou l’amélioration du confort des lieux de travail, travaillés plus subtilement par les médias adaptés et les idéologues raffinés dénoncés par JCM, Libé, les Inrock, etc. Les uns et les autres, pris dans le flux de la compétition égoïste du marché sauvage, sont obnubilés par des solutions individuelles et souhaitent garder les avantages acquis, fussent-ils maigres, pavillon, grosse guinde, etc. On peinerait à distinguer une différence de classe ou d’éducation dans l’approche de ces réalismes. Le goût du voyage, s’il échappe aux formules industrielles des casernes flottantes ou bétonnées, n’est pas mauvais en soi, moins que la stupidité des formules d’enfermement dans les zones de loisirs standardisés, franchouillardes, Disneyland et nain de jardin. La solution serait la désaliénation, un vaccin culturel qui passe par la diminution du travail pénible, grâce à l’automation, plus une révolution dans les méthodes de l’éducation nationale. Profitons tant que ça dure encore pour nous ouvrir à la découverte de nos frères des cinq continents ! Dans leur misère ils possèdent aussi les clés d’un savoir-vivre frugal et hédoniste. Avec la précieuse morale qu’on en pourrait tirer.

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Le seul élément de vérité qui peut émaner du discours de JCM, c’est le regret du bon vieux temps du PCF et de sa discipline, la rude obligation pour les intellos qui avaient rejoint ses rangs, d’accepter sinon la férule des hommes de marbre, du moins la nécessité de devoir traduire toutes leurs analyses et élaborations les plus fines de la lutte anticapitaliste en termes accessibles, compréhensibles par les masses populaires, comme le montre l’excellent film de Lucas Belvaux, Pas son genre décrivant le schisme entre les bobos et le bon peuple. C’est ce qui manque sans doute aujourd’hui aux activistes de la gauche radicale, peut-être un peu trop enfermés, dispersés dans leurs excellentes logiques de solidarité internationale, d’écologie, de droits de l’homme, de micro solutions autogestionnaires difficilement extensibles, tout à fait fondées en soi mais qui laissent indifférents les exploités les moins informés, les plus rudement assaillis par leurs problèmes immédiats, au point qu’ils en abandonnent parfois la lutte sociale pour l’abstention voire le vote du démagogue Le Pen ! Il ne faudrait pas laisser se creuser le fossé entre les « un peu cultivés » et les « moins cultivés », sous peine de défaite, mais on ne le fera sûrement pas en mutilant ou affadissant le projet auto-gestionnaire, en l’enterrant dans les vieux caveaux, en se précipitant dans les facilités du tribunicisme et du laxisme de gouvernement, voire en se prosternant sur l’excellence des vieux mythes obsolètes dont on oublie un peu vite leur part d’horreur. De la planification S’il la résout mal, JC Michéa pose in fine la bonne question, vieille comme le marxisme : en quoi l’infrastructure économique serait-elle déterminante, en dernière instance, par rapport à la superstructure, à l’imaginaire social, quand Castoriadis pense qu’il est déterminant ? Autrement dit, en l’absence d’un rôle décisif de l’évolution des forces productives, quelle serait cette mystérieuse cause qui ferait bouger une histoire de toute façon non téléologique ? Ce faiseur de miracle est pour ce dernier l’imaginaire social, à partir de la table rase : on ne regarde plus du tout alors dans le rétroviseur, on attend au contraire tout de la spontanéité créative des masses, due au traumatisme de la perte du tétin maternel par le nourrisson (selon la fable freudo-castoriadienne), Saint Paul, le petit Jésus ou le gros Bouddha pour d’autres, ou encore le machiavélisme des classes dominantes (selon Polanyi et JCM) ? Mais dans ce dernier cas, ne font-elles autre chose

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que de décrypter certaines tendances objectives du réel économique, en en devenant les agents cette fois conscients? C’est en cela que Thierry Brucvin (Parti socialiste de Grande Bretagne, Internet, 10/2012) s’abuse. Si Marx a bien pronostiqué le dépérissement de l’Etat, oublié depuis par ses épigones, y compris hélas Laurent, Besancenot et Mélenchon, il a défendu dès 1848 la planification comme ciment de son communisme (à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens). Mais à son époque, il n’avait aucune idée sur ce que cette projection totalement abstraite pouvait procurer dans la réalité économique. Un « détail » est survenu depuis : Presque un siècle d’expérimentation systématique sur le terrain immense (un sixième du globe !) de ce qui s’est révélé comme une aberration totalitaire menant à l’impéritie gestionnaire, à la paupérisation absolue cette fois des masses. L’étatisme autoritaire avait pour corollaire absolu la planification centralisée, le Gosplan décidait de tout : de la (sous) consommation de chacun et de la production en poids des tracteurs, des brosses à dents ou des chasse neige fournis à la Guinée au titre de la solidarité. Il paraît proprement exubérant aux gens de ma génération d’avoir à refaire le procès post mortem de la planification, fût-elle aujourd’hui revêtue du sacrement écologique ou hypocritement « citoyen ». Elle n’a jamais signifié qu’une réalisation totale de l’incurie bureaucratique, de l’irresponsabilité descendue d’en haut, de la stagnation, du parasitisme, compensés par le Goulag et la suppression de toute liberté pour faire avaler tout cela au peuple. La gauche européenne, souvent alliée à l’extrême-gauche a réalisé bon an mal an la partie la plus originale du programme social de Marx, celle qui précisément le distinguait du programme socialiste de propriété collective des moyens de production. Le A chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens, c’est-à-dire la prise en compte humaniste du sort des travailleurs les plus démunis, les plus faibles, a été partiellement et lentement réalisé par la sécurité sociale, les allocations familiales ou de chômage, l’éducation gratuite, etc. 25 % du PIB y sont aujourd’hui consacrés malgré les contre offensives du CAC 40 (où seulement 30 % des capitaux sont français). Il y aura certes encore des progrès à faire, surtout après cette période de crise. En Suède, difficile de pousser plus loin le souci de péréquation sociale. Dès lors la tâche énorme, vitale, qui reste à accomplir, c’est de s’acheminer à travers une délégation de pouvoir transparente, étendue, vers un véritable

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pouvoir de décision des citoyens sur leur propre sort politique et social, y compris dans les entreprises. En France même, malgré le maintien et des libertés formelles et d’un large secteur capitaliste, la planification centrale, fût-elle limitée à de grandes masses productives, eût-elle généré après la Libération l’essor des puissantes technologies, (pétrole, nucléaire, automobiles, aviation, formation, recherche, autoroutes, etc.) a cependant montré ses évidentes limites. Nous payons encore les quinze milliards de déficit du Crédit Lyonnais nationalisé et nous devons casser notre millier de grands ensembles quand notre industrie périclite contrairement à nos voisins du nord est ! Il serait prudent, vu ces souvenirs funestes, éviter le mot de planification car sa force d’engendrement du pire reste entière. Bien entendu un pouvoir de gauche radicale s’il pouvait acquérir une once de crédibilité se doterait – comme toute nation moderne – d’une politique économique, financière et de production nationale fondée sur une prospective rationnelle, indépendante des intérêts financiers, si possible avant que la création tardive d’un ministère du redressement productif n’accumule, impuissant, les constats répétés du désastre. Les actions gouvernementales - contrôlées par le débat permanent avec une base informée et dotée de pouvoir dans l’entreprise et les quartiers - seraient celles du financement d’une recherche développement compétitive, d’initiatives publiques en matière énergétique, de développement des chaînons productifs manquants afin d’équilibrer la balance des paiements, de la lutte contre les gaspillages publics en matière d’aménagement (autoroutes, ronds points, surdensités urbaines, etc.), pour une conception urbaine sensible, une écologie intelligente et de la RTT (plutôt que le productivisme aveugle), l’introduction massive des robots pour liquider notre retard dans l’automation, la préférence accordée aux études scientifiques plutôt que littéraires hypertrophiées bien que sans consistance ni débouchés ! L’Etat capitaliste est déjà un acteur considérable du domaine économique, il s’agirait surtout de corriger ses orientations. Il ne s’agit donc pas de nier la nécessité d’une grande politique nationale de développement. Mais de grâce, méfions-nous des mots et de leur charge historique, maintenons à un marché effectivement libéré des ses contraintes monopolistes et publicitaires le soin de laisser aux consommateurs eux-mêmes la réponse qu’ils souhaitent donner à la répartition des biens de consommations et du type de niveau de vie

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auquel ils aspirent, leurs délégués de pouvoir fixant les grandes orientations en levant les contradictions inévitables après intenses débats nationaux dans les comités de quartier, sur Internet, etc. L’URSS, c’était le mode de production asiatique dans toute sa splendeur, resté bloqué sur le rétroviseur tsariste (avec sa variante confucianiste en Chine) plutôt que de regarder le potentiel inédit de progrès démocratique des soviets, des conseils de travailleurs, vite ravalés en courroies de transmission de la nomenklatura sclérosée, comme Bakounine puis Rosa Luxemburg en avaient eu la prémonition. L’imaginaire social a joué naturellement un rôle de feed-back considérable, par exemple en véhiculant le poids passéiste, l’obscurantisme moujik et cagot des vieilles structures féodales dans la conscience populaire que la poignée d’intellectuels de gauche de l’époque, initialement libéraux ou droit-de-l’hommistes, mais durcis par la cruauté des gendarmes du Tsar, autour de Lénine et Trotski, ne pouvaient avoir la force de balayer d’un revers de la main… Le capitalisme moderne est bien l’antichambre du socialisme, à la fois sa préparation matérielle ultime et sa contradiction flagrante en matière d’humanisme. La société changera de logiciel quand elle ne pourra plus du tout utiliser celui du capitalisme… On n’en est pas loin, au moins au Nord, faudrait-il encore définir les grandes lignes crédibles du logiciel de rechange : s’il ne peut puiser ses connaissances autre part que dans le rétroviseur, mieux vaut cependant pour le conducteur du char qu’il regarde d’abord son pare-brise droit devant lui s’il veut éviter les platanes plantés jadis, en essayant d’anticiper sur une téléologie qui sera de toute façon un jour écrite après coup par les historiens ! Il reste du message de JCM le vieil adage de Lénine : un pas en avant des masses mais pas davantage … Au fond, on peut bien considérer que trois téléonomies en choc chaotique se partagent les clés de l’avenir incertain : l’Etat, le Marché, les Communs, les deux premiers voués à l’échec certain suite à leur expérimentation en vraie grandeur au XXe siècle, le dernier encore à l’état de balbutiement ! Si l’importance des guerres de religion sur le développement historique européen est évident, on ne peut cependant l’opposer à la lutte des classes : n’ont-elle pas été, dans leur complexité « imaginaire », dans leurs déformations mystiques, d’abord un moyen pour la bourgeoisie aidée des paysans, avant les athées Mesliers ou Diderot, de contester le pouvoir féodal et son assise séculaire sur la chrétienté catholique ?

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Marx et l’écologie Le problème écologique ne peut être opposé à l’approche de Marx. Il ne pouvait imaginer que l’humanité n’ait l’intelligence de se débarrasser du capitalisme avant que de telles échéances ne se posent. Les massacres impérialistes de 1914 ont ruiné ces perspectives heureuses et sans doute à l’époque, crédibles. La montée de la lutte parlementaire légale dans les nations industrielles pouvait rendre caduque la terrible thèse de la dictature du prolétariat par la révolution armée. La trahison sociale-démocrate devant la guerre a ruiné cette perspective. Etait-ce inéluctable ? Le machiavélisme de l’oligarchie mondiale faisant s’entre massacrer les élites ouvrières françaises, allemandes, russes et anglaises, l’a sauvé provisoirement son régime d’exploitation. Fût-ce conscient, prévisible ou une création para économique spontanée, monstruosité d’apprenti sorcier idéologique ? Impossible de répondre à cette question, la boucherie a eu lieu puis la révolution bolchevique au maillon faible de l’impérialisme, avec hélas les déviations grands russes, c’est tout ce qu’on sait, avec au moins cent ans de perdus, comme le socialiste Jack London l’avait prédit dans le Talon de fer. La seconde déflagration a bien eu pour cause la surproduction liée à la baisse tendancielle du taux de profit, loi de l’économie (encore Marx !). Le fascisme, plutôt qu’une déviation du socialisme parmi d’autres (!) était bien, comme Dimitrov et Arendt le disaient, l’expression des fractions les plus réactionnaires du capital, toujours disponibles aujourd’hui en cas de crise aiguë, se justifiant des atrocités de la guerre civile russe pour liquider les libertés et trouver le bouc émissaire juif pour dévier l’ire anticapitaliste des ouvriers. L’exiguïté de la planète nous cerne. Le productivisme comme idéal - y compris chez Marx - a vécu : difficile d’en tirer la conclusion que les lois économiques ne sont pas, en dernière instance, prépondérantes en dernière instance dans ce qui nous arrive, si on creuse le fonctionnement complexe, contradictoire, autonome, selon hasard et nécessité de cette « dernière instance » ! Surtout aujourd’hui où, suivant sa propre temporalité, la logique de l’économie mondiale explose soudain en balayant toute analyse des économistes officiels, toute morale, toute superstructure idéologique, soumettant le choix des politiques aux seuls chiffres abstraits des Bourses folles, à l’inhumanité arrogante des agences de notation. On peut bien

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s’accrocher à son rétroviseur comme à une mauvaise bouée, il est urgent de fourbir un nouveau logiciel, guère décelable dans le seul passé ! La première base de l’économie, c’est bien de disposer des matières premières, de réserves d’énergie sans lesquelles elle n’existe tout simplement plus. Peut-être ne s’agit-il que d’un palier provisoire de la croissance, nul ne le sait. En attendant mieux vaudrait être prudent, sous peine de connaître le sort des îles de Nauru ou de Pâques, des Anasazis ou des Mayas, la disparition sans phrase de leur société humaine… La seconde loi, découverte par Marx et toujours vérifiée, tient à la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère privé de son appropriation, c’est bien là d’où vient tout le mal. Mais là, nous serons je crois d’accord avec JCM. Encore que les fonds de pensions qui décident d’une bonne part du développement économique mondial livrent une réponse objective bien dérangeante à cette loi. Il s’agit bien d’une propriété sociale (caisse de retraite des infirmières de Floride…), à l’évidence la réconciliation humaniste est totalement dévoyée : les méthodes d’extorsion du profit sont des plus inhumaines… La puissante coopérative Mondragon en Espagne exploite ses filiales capitalistes… L’histoire, comme jeu des contradictions entre les deux natures de l’humain, corpusculaire et ondulatoire, n’est pas prête de s’arrêter, même avec l’érection de l’homme total rêvé par Marx ! La répartition statistique à partir du code génétique des qualités humaines comme des éthiques, de l’excellence à la nullité, n’est pas prête de disparaître, sauf à créer des conditions de développement égal pour tous, versus de s’abandonner aux dangereuses sirènes de l’ingénierie génétique, après demain. L’éducation, question cruciale La dernière des dix questions de JCM est pour cela intéressante. Elle porte sur le tiers nécessaire à une éducation qui, comblant l’absence de la mère, est indispensable à toute vie collective, mais qui est évacuée par un libéralisme à tout va, fondé sur le narcissisme de tous contre tous. Pour JCM, le tiers c’est l’éducation mais sans doute de type Jules Ferry, puisque l’excellence du commun decency, de la morale ouvrière, ne viendrait que de l’héritage de notions datant des origines du prolétariat, conservées depuis. Un peu plus solide que le téton castoriadien, cette hypostase du rôle de la mère efface l’apprentissage de relations hommes/femmes un peu moins

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déséquilibrées, au sein de la famille contemporaine mais aussi de l’école, de la rue, où l’enfant peut espérer acquérir une certaine armature psychologique. Si le libéralisme contemporain porte des coups de boutoirs contre cette famille (qu’elle soit salariée manuelle ou intellectuelle), celle-ci à l’évidence résiste et continue de tenir un rôle majeur de résistance, même dans des séquences de temps plus limitées et changeantes, dans les formations, dans les transmissions éthiques, avec des protections économiques prolongées. Certes les recompositions familiales, la pauvreté ou les exigences excessives de la professionnalité d’un certain niveau (horaires, déplacements, chômage, ..) altèrent cette continuité. Le recours aux gardes d’enfant n’est pas non plus dépourvu d’effets traumatiques sur les tout petits. Les espaces de proximité devraient accueillir de nouvelles structures de quartier pour répondre à ces évolutions inévitables en enrichissant le rôle proxémique de municipalités assises sur de solides comités de quartier souverains. Il semble peu légitime d’amplifier ces problèmes réels pour revendiquer le recours à l’école de grand papa, l’estrade, le cours magistral, décroché de toutes réalités, inchangeable autant qu’ennuyeux voire sur la gifle, (si ce n’est une maltraitance, qu’est-ce donc ?). Merrieu, voilà l’ennemi, déclaré libéral comme le malheureux Onfray, aimable anarchiste ! Mai 68 d’où vient tout le mal ! Le fond semble tenir à la vieille opposition de la FSU à tout ce qui ressemble à une méthode active en pédagogie. On ne peut s’appuyer sur le délire laxiste de rares et indolents barbus pour condamner les méthodes de Freinet, communiste, ou de Montessori. Les cinq pour cent d’enseignants qui depuis bientôt cent ans explorent ces méthodes à contre courant des bureaucraties (tendance Ecole émancipée), travaillent, c’est bien connu, deux fois plus que leurs collègues. D’où le faible succès de ces innovations chez les corporatistes et la lourdeur du cadre Jules-ferryste dont, curieusement, les ténors de la droite libérale, plutôt que les pédagogies actives, revendiquent haut et fort la réimplantation, jusqu’aux uniformes pour les enfants, comme chez Bachar el Assad ! Bizarre compagnie pour notre anticapitaliste acéré. Faut-il rappeler que l’école de Jules Ferry et ses valeurs républicaines, si elle avait ramassé les avancées antérieures des Jésuites, de Guizot, puis celles, éphémères de la Commune, établissait surtout le modèle accompli du petit prolétaire infatigable sachant juste lire et compter pour l’usine, biffin patriote pour les aventures coloniales et la boucherie de 1914. Dans le Monde du 13/12/13, Yves Reuter,

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chercheur à Lille III, rend compte de ses recherches sur la mise en œuvre des méthodes Freinet (inventées en 1920 !) en primaire de quartier populaire : Les résultats ont été nets voire étonnants…les performances ou fonctionnements de chacun se sont améliorées… meilleure qualité d’écoute, plus grande aisance à l’oral, développement d’un rapport positif au savoir, grand engagement dans le travail, baisse des incivilités, sollicitations plus adaptées de l’aide des adultes, augmentation de la longueur des écrits produits, etc. Ces principes peuvent-ils être transférés au système scolaire classique ? Oui, même si la réponse est complexe dans la mesure où ces éléments nécessitent une véritable formation des maîtres et un engagement important…Titre de l’article : Des pédagogies alternatives marginalisées par le ministère ! Le grand absent de l’analyse de la commun decency est bien le phénomène bureaucratique, jamais évoqué par JCM, ce qui pollue singulièrement l’appui revendiqué d’Orwell. La cause première de l’échec des révolutions socialistes du XXe siècle résulte d’une faute dans l’analyse de l’Etat et de ses appareils bureaucratiques. Tout autant que de l’enlisement des tentatives sociales-démocrates à l’Ouest. France : record du nombre d’emplois publics. Les nationalisations vouées à l’échec (Lyonnais, Elf, etc.) Le politique ne peut pas ne pas regarder dans le rétroviseur, qui pourrait se passer de le faire ? Mais pour se débarrasser du capital, force serait de le scruter au microscope, de déterminer dans le magma du tragique XXe siècle, outre ses monstruosités les rares éléments capables de germer, de se l’inculcation autoritaire. Il faudrait aussi que Mélenchon se prononce pour l’autogestion, le dépérissement de l’Etat maintenant et qu’il fasse 15 % l’année prochaine. C’est beaucoup demander ! Laissons la conclusion à Lionel de Saint Avertin, lecteur de Télérama. Fils d’ouvrier, petit-fils de mineur, devenu cadre territorial, il aime le foot, le cinéma de Clint Eastwood et le coca cola mais aussi, les restaus branchés, le cinéma intello, Libé, Télérama et France Culture … Dans quelle case JC Michéa et consorts comptent-ils m’enfermer, se demande-t-il ? 61 % des Français sont partisans de la participation des étrangers au vote municipal, sont-ils tous des bobos libéraux dépourvus de rétroviseurs ? Les tentatives de trouver à l’intérieur même de la découverte rationnelle les sources profondes de la réification, de la domination

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sont assez vaines. La prosodie hébraïque, opposée à la sémantique des langues de bois, serait, selon Meschonnic, porteuse de vérité par don du ciel et opposition à l’essentialisation grecque ; Castoriadis critiquait une pensée ensembliste-identitaire (dominante) qui nierait les racines créatives et freudiennes des instants primaux de « l’apparition » ; Husserl voulait définitivement emprisonner la rationalité dans des sources archaïques issues de l’animalité fondamentale dont la pensée humaine ne pourrait, contre toute évidence, jamais se distinguer ; Sartre opposait au rationalisme marxien, le subjectivisme chrétien exaspéré, obscurantiste de Kirkegaard ; Badiou réinsère dans son marxisme paulinien et maoïste (!) l’évènement extra-terrestre, libérateur d’une soudaine vérité sortant du puit ; Heidegger invoquait la fatalité dominatrice et prédatrice du rationalisme de Descartes comme bouc émissaire de l’aliénation, pour se disculper des horreurs humaines de son nazisme, pointe extrême de l’impérialisme, qu’il n’a quitté que par défaut, avec la défaite de 1945. Philipe Zarifian sur Internet Histoire de me mêler un peu de votre débat. Je suis complètement d’accord avec Henri Ferat et en désaccord avec Jean Pierre Lefebvre. Sur un plan théorique et politique. La définition du prix donnée par JPL, confrontation de l’offre et la demande, ne concerne que les prix de marché, qui ne sont que des variations autour des prix de production. Les prix de revient sont des prix de production : à combien revient de réaliser une production ? Ils ne sont pas des prix de marché. Faire des prix de marché l’essence même de la formation des prix, c’est le tour de passe-passe qu’a prétendu faire l’économie néo-classique. Quand au marché “non faussé”, c’est une notion qui relève du même tour de passe-passe. Le marché pur et parfait, lequel est une fiction. Je ne vois aucun intérêt à revenir sur ce débat, maintes fois mené. On peut se moquer des économistes, en disant, comme d’habitude, qu’ils sont “éminents”, il n’empêche qu’on ne peut tirer un trait sur plus de deux siècles de confrontation théorique. La lutte contre l’économie néo-classique est toujours d’actualité. Comme on dit, il y a lutte des classes dans la théorie. La théorie néo-classique a été et reste une arme, prétendant détruire les acquis de la théorie classique (Smith et Ricardo) et de sa critique (Marx). Un enjeu, parmi d’autre : la disparition de la

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question de la valeur (dans la théorie néo-classique, on confond totalement prix et valeur), donc, entre autres, de la question du travail, donc, entre autres, de la question de l’exploitation. On est supposé revenir à une économie marchande pure, pré-capitaliste (“on est supposé” car cette économie marchande pure n’a jamais existé). Sur un plan politique, JPL pense que la concurrence (là encore “libre”) est nécessaire à l’autogestion. Il est pour des services concurrentiels. D’où son concept de “marché autogestionnaire”. Or la mise en concurrence est ce qui est en train de se faire. Par exemple, on met en concurrence les universités. Est-ce que ça les rend davantage autogérées (la fameuse autonomie des universités) ? Non, c’est l’inverse. Ca en fait des pseudo “entreprises”, gérées par un conseil d’administration et un président qui a beaucoup plus de pouvoir qu’avant, et un renforcement d’une bureaucratie gestionnaire qui fonctionne à coup de règles de gestion, histoire de nous rendre “concurrentiels”avec de multiples conséquences négatives pour le personnel administratif, les enseignants et les étudiants… Réponse de JPL : Il y a une certaine mauvaise foi chez Zarifian à me prêter des théories qui ne sont pas les miennes pour pouvoir ainsi plus aisément les réfuter ! Ridicule l’accusation que je puisse confondre comme les néo-classiques le prix de la marchandise avec son expression en valeur d’échange, correspondant, mais pas toujours, à une certaine valeur d’usage, parfois, mais pas toujours, avec la valeur en travail abstrait, en location de la force de travail nécessaire. Elémentaire, cher Watson. Reste que c’est bien l’offre et la demande qui conduisent les prix réels constatés sur le marché à tendre vers leur valeur d’échange moyenne, représentée en théorie par le temps de travail socialement nécessaire à leur production, en fin de compte au prix de la valeur de force de travail du prolétaire que ce dernier y investira (c’est-à-dire à la somme des biens nécessaires à la produire et à la reproduire…). Laquelle F de T produira à son tour la plus-value qui sera appropriée et accumulée par le capitaliste ! L’expression en prix reste le seul élément chiffré disponible permettant des calculs économiques sans lesquels tout cela reste littérature. L’exemple invoqué par Zarifian de l’universitaire subventionné est éloquent : Il attaque l’indépendance des universités prônée par Sarkozy, ce vilain. Aucune illusion à se faire sur l’intégrité altruiste de l’ex président : son souci était bien oligarchique, il visait à récupérer des espaces pour gonfler les profits de ses copains Bolloré ou Bouygues. Mais là n’est pas la seule question. Une idée n’est pas

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fausse uniquement parce qu’elle est exprimée par un adversaire. En l’occurrence, lisant Zarifian et sa forte allergie à tout ce qui peut ressembler à une saine concurrence, (non faussée par la publicité, l’Etat, les monopoles), disons une émulation pour ne pas contrecarrer son aversion, on reste sur sa faim sur la manière dont les universités pourraient équilibrer leurs comptes pour un service de qualité et d’égalité naturellement (ce qui exclut les droits d’inscription faramineux à l’américaine). Mais qui fixe la rentabilité ? C’est-à-dire les dépenses étant à la discrétion des mandarins, comme leur temps de travail réel (faible) et son efficacité (variable), les recettes d’Etat devraient-elles donc suivre automatiquement, comme auparavant ? Les mandarins eux-mêmes décideraient en toute souveraineté que c’est ce cochon de payant de contribuable (c’est-à-dire la plus-value suée par les prolétaires) qui doit payer sans autre garantie d’efficacité que les rapports annuels d’autosatisfaction ? Si encore on était assuré que nos universités fonctionnent bien ? Mais n’y aurait-il pas quelques problèmes ? Allons voir à l’étranger et consultons le rapport de la PISA : Une catastrophe ! Réformer ces usines à gaz serait, c’est vrai, tomber dans l’odieuse concurrence ! Au moment où les cours diffusés sur Internet s’apprêtent à bouleverser la structure de l’enseignement supérieur. N’a-t-on vraiment le choix qu’entre le Charybde de la concurrence sarkozyste et le Scylla bureaucratique de la FSU ? Toute chose a un prix, une valeur d’échange, même les productions intellectuelles de l’Université. Comme il est difficile de peser l’enseignement ou de jouer seulement la loi de l’offre et de la demande comme dans une épicerie, point d’autre solution qu’une autogestion bien pensée, c’est-à-dire qui donnerait le pouvoir, non pas aux seuls mandarins, pas plus à de hauts fonctionnaires parfaitement bureaucratiques, mais qui le partagerait avec, outre les étudiants, des citoyens démocratiquement élus, recevant une formation accélérée adéquate et les avis des professeurs, éclairés par une saine concurrence entre les universités, de telle façon que les étudiants puissent avoir un choix réel et que le corps enseignant puisse, outre sa conscience professionnelle, être quelque peu aiguillonné dans la recherche de l’excellence pédagogique et que les responsables élus et contrôlés par la société civile puissent disposer de références sur les excellences supposées et, osons le mot tabou, sur l’offre d’un marché autogestionnaire de l’enseignement !! Je crains que tout le reste ne soit que crispation corporatiste.

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Alain Badiou : Réveil de l’histoire Peut-on examiner à cette lumière le livre de Alain Badiou Le réveil de l’histoire, (lignes, 2012). Curieux mélange, comme toujours de précieuses fulgurations intuitives et d’approximations historiques ou post-platoniciennes assez affligeantes. Il offre une image séduisante des révolutions arabes en ce qu’elles révéleraient justement le réveil de l’histoire. Peut-être conviendrait-il de nuancer, de localiser ce réveil : ce n’est pas diminuer la portée, le mérite extraordinaire de ces révolutions que de dire qu’il s’agit bien au Machrek et au Maghreb, du rejet de dictatures variées, pas le moins du monde de révolutions sociales mettant en cause un capitalisme par ailleurs balbutiant. Le socle de ces sociétés repose sur un matelas majoritaire de rapports sociaux féodaux voire tribaux, basés sur l’agriculture pauvre et le commerce élémentaire, avec parfois la manne du pétrole (Libye), diffusant l’idéologie retardataire correspondante. On ne peut s’affranchir aussi aisément des données économiques, sociales, nationales, idéologiques particulières. Assimiler toutes ces dictatures - surtout avec le sous-développement politique et économique - aux seules interventions du capital occidental semble simplificateur. Sans doute le rôle d’Israël et de son apartheid, comme agent de l’impérialisme est aussi une cause permanente d’une régression islamiste de ces nations mais on ne peut considérer l’évolution actuelle en Egypte et en Tunisie comme autre chose, sous la couverture d’une aspiration démocratique à l’occidentale, c’est-à-dire manipulée médiatiquement, qu’une prise de pouvoir probable des couches moyennes, de leur fraction islamiste modérée, ou militaro-nationaliste et égyptiennes sur le modèle turc, dont la tâche sera d’édifier autant que faire se peut, un capitalisme émergent apportant une amélioration relative des niveaux de vie par le haut, sur le modèle des BRICS, ce qui ne serait sans doute pas la pire des choses qui puissent survenir à ces peuples, la démocratie et le sort de la femme mis à part, ce qui n’est certes pas rien. L’accent mis par Badiou sur l’émeute, s’il est destiné à apporter de l’eau à son moulin schématique, ne résiste pas à l’examen. Le mouvement des masses a eu lieu. Son caractère héroïquement émeutier était évident, mais dû à l’absence de toute possibilité qu’aurait offert, dans ses limites, le libéralisme riche du Nord de laisser s’exprimer avec son pluralisme des oppositions dans la rue, la grève ou les urnes, canalisées par le surpuissant appareil médiatique

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sur fond de confort partagé par le plus grand nombre. Les salariés du Nord ont quelque chose à perdre dans l’insurrection. Ce modèle émeutier a ses limites militaires comme on le voit en Syrie ou en Egypte. Badiou le note, convenant qu’il faut nécessairement un après, organisé (en parti ? Sinon quoi d’autre ?), à la période d’effervescence politique spontanée des masses, lesquelles ont tendance toujours à se fatiguer si ça dure trop longtemps (le mois de mai en 68). Dans tous les cas, la gymnastique tendant à prouver qu’une activité minoritaire de militants crée une situation démocratique supérieure à celle des élections générales honnêtes, dérape sur un grand écart dangereux. Qui va décider de la qualité d’avenir de l’Idée, fût-elle dotée d’une majuscule ? Badiou tout seul ? Rosa Luxembourg avait raison contre un Lénine enfoui dans les contingences anti-tsaristes de la prise de pouvoir de 1917, au point qu’il oubliait l’expérience des démocraties « formelles » occidentales, issues des révolutions populaires du XIXe siècle et qu’on ne peut réduire aux seules manipulations restrictives par la bourgeoisie, encore qu’il ne cessait d’espérer- en vain - la victoire d’une révolution allemande qui aurait apporté aux moujiks sa culture prolétarienne. On sait ce qu’a donné la prescience paulinienne des bolcheviks après la résistible ascension de Staline au pouvoir suprême ! Badiou pense encore que Mao était un grand démocrate, sans doute méconnu quand sa révolution culturelle a manipulé et sacrifié les masses de jeunes pour régler les conflits internes au bureau politique des vieux soldats de la révolution : Teng Tsai Ping le moderne libéral contre Mao l’orthodoxe archaïque. Notre caïman en est resté au Election, piège à con de 1968, dont De Gaulle a si bien profité en juillet avec sa chambre bleu horizon. Ce qui n’achève pas bien entendu l’examen des responsabilités de l’échec politique de 1968 ni celui, prévisible, de son prolongement étatisé de 1981, les causes étaient aussi dans le camp « révolutionnaire », s’il existait vraiment. Elles étaient de même origine hégélienne, lassalienne avec l’hypertrophie de l’Etat, l’incapacité à résoudre le double oxymoron d’un prolétariat dont l’inculture l’érigeait en organisateur de la société, par le moyen d’une dictature censée lui apporter la démocratie la plus large ? Cours toujours, jusqu’au Goulag ! Prôner l’émeute comme solution à nos démocraties foncièrement manipulées est toujours aussi parfaitement irresponsable. Vive Fontenoy : Messieurs les bourgeois, tirez les premiers ! Pourquoi justifier à l’avance l’usage de leurs moyens de répression d’Etat, toujours en réserve (les chars de Massu prêts au départ pour Paris en

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juin 1968) ? Stupide ! Parmi les raisons fortes de la durabilité des Etats, en dépit de leur caractère d’oppression totale si bien saisi par Badiou, c’est bien que les masses depuis Hobbes ne craignent rien tant que la guerre civile, c’est-à-dire l’émeute. L’Etat les protège de cela, du moins le croient-ils. Nos banlieues qui brûlent sont le résultat du sort inqualifiable réservé aux migrants mais, autre aspect contradictoire, elles expriment aussi le tragique du solo funèbre dû à l’isolement des exclus sans perspectives politiques ainsi qu’à l’incapacité des forces de gauche traditionnelles d’assimiler les luttes de ces couches populaires en leur donnant des issues crédibles car partageables par la majorité du peuple. Le terrain démocratique fût-il vicié, partiel, édulcoré, est le moins mauvais possible pour l’effort révolutionnaire, demandez aux Syriens. L'apologie de l’émeute, de Mao ou Bakounine, est tout aussi totalement inefficace pour l’édification d’une ville différente, qui suppose à la fois un mouvement de masse puissant (vers l’hégémonie) et la maîtrise de quelques moyens d’Etat utilisant au mieux une discipline architecturale revivifiée dans son essence sociale et esthétique, sous contrôle populaire. Inversement, les bons exemples urbains construits devraient être popularisés comme socle minéral d’une vie mieux solidaire, réellement écologique, pas seulement selon la qualité de l’air, de l’eau, le frein au réchauffement climatique, le principe de précaution dans l’industrialisation et la diversité biologique mais dans un environnement propice au succès d’une espèce humaine mieux solidaire et individuellement épanouie… Le gâtisme de l’invocation du « Communisme » comme à un dogme religieux, est invraisemblable. Plus longtemps résiste l’édifice bureaucratique et plus dure sera la chute !

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Chapitre VII Marx (Prénom Karl), Pierre Dardot et Christian Laval (Gallimard, 2012). L’ouvrage témoigne d’une remarquable érudition et d’une claire volonté de réinsérer la pensée de Marx dans celle de son temps, en notant sa dette à l’égard des socialistes (Saint Simon, Proudhon, Fourrier, etc.), de Hegel et des jeunes hégéliens critiques (Bauer, Moses, Stirner, Feuerbach, etc.). Cette démarche récuse la fameuse coupure épistémologique défendue par Althusser (Lire Marx, etc.) qui affirmait légèrement l’opposition radicale entre les natures idéologique des premiers et scientifique de l’autre, des Grundrisse au Capital dans le but d’accréditer le sophisme d’un caractère scientifique du marxisme. Au-delà de l’intérêt incontestable de leur ouvrage, on peut, comme Isabelle Garo, regretter quelques manques. Nulle part les concepts d’autogestion ni celui de dépérissement de l’Etat ne sont même cités. A rapprocher de l’étrange absence pour un des auteurs sociologue à Nanterre, de toute référence à Henri Lefebvre, bon connaisseur de l’œuvre et de Marx et de Hegel. Pas plus d’ailleurs que de Marcuse, Debord, Poulantzas, Lefort, Polanyi, Diderot, Darwin, Mandelbrot, Heisenberg, Prigogine, etc. Peu de chose sur Gramsci ou l’école de Francfort, sur près de 600 citations !

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Ce copieux ouvrage ne pouvait citer tout le monde bien entendu mais certaines absences sont peut-être caractéristiques d’une orientation de la pensée : précisément sur les développements aujourd’hui les plus précieux, stratégiques, de la pensée marxienne : critique de l’Etat, socialisme par en bas, apport des sciences dures à l’épistémologie en sciences humaines préféré au ressassement des vieilles grues métaphysiques (présupposition réflexive, triarchie, dasein, etc.). On reste sur sa faim quant à l’effet de feed-back de l’idéologie sur les structures économiques, pourtant annoncé comme étant au cœur du livre. Le schisme entre l’hypothèse d’une automaticité supposée des mécanismes économiques et le rôle d’initiative politique de la classe opprimée pour la suppression du capitalisme, est sans doute moins dans les difficultés de la pensée de Marx que dans la problématique réelle du monde. C’est moins l’hésitation du philosophe que l’ambiguïté dialectique objective de la combinaison des deux champs qui fait problème, ceci expliquant cela. Il manque peut-être une réflexion sur la nature à la fois corpusculaire et ondulatoire de l’humanité, contradictoirement et inséparablement individuelle et collective… L’amélioration du sort de l’individu est au centre de l’histoire : c’est la représentation conceptuelle de ses interactions avec son environnement, de son adaptation, de ses besoins donc de ses aspirations, qui conduit l’humanité à créer des modes de production qui lui semblent devoir améliorer sa situation antérieure. Si ceux-ci une fois créés développent leur logique propre, comme toute nouvelle matière organique le ferait, avec des effets induits positifs ou négatifs qu’il faut soumettre à l’analyse, la modification de la spécificité économique nécessite le retour à des décisions individuelles et collectives de caractère politique, qui peuvent seules instituer de nouveaux modes de production mieux rationnels dès lors qu’ils tendent à éliminer les tares décelées dans les précédents. Il y aurait donc une dialectique non écrite à l’avance entre les effets repérables des logiques économiques spécifiques et les projets d’amélioration élaborés par l’humanité, inventée par des intellectuels rares, portée par sa part qui en souffre le plus, cela s’appelle des utopies, elles ont peu ou prou de caractère scientifique quand bien même leurs méthodes s’appuient sur des mesures statistiques, sur la critique historique lucide, sur des analyses conceptuelles soigneuses, aussi précises qu’il soit possible pour de la littérature, sur des schèmes logiques calqués par analogie avec toute la prudence souhaitable, sur celles plus fiables parce qu’expérimentées des

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sciences dures. Ce sont des paradigmes approximatifs mais dont l’humanité ne peut se dispenser, quelles que soient les déconvenues, pas plus qu’individuellement elle ne peut se priver d’anticiper à l’aide de sa mémoire et de son cortex les situations de stress ou de plaisir afin d’assurer sa survie immédiate ou sa résilience. Ajoutons que, vis-à-vis de bien des critiques, les automatismes à long terme de la société capitaliste, fondés sur l’appropriation de la plus-value des prolétaires par l’oligarchie, grâce à la convention morale de la propriété privée des moyens de production, mis au jour par Proudhon et Marx, ont en 2008, après bien des détours et tribulations, reçu à nouveau l’hommage de nombre de chercheurs. Cela souligne que, livrée à elle-même sur la totalité de la planète, la logique de croissance quantitative aveugle par l’exploitation des hommes et de la terre, jointe à la baisse tendancielle du taux de profit consécutive à la mécanisation, conduisait inéluctablement à la crise générale et finale du système. Reste aux hommes et femmes à trouver les nouveaux logiciels en réponse. Nous en sommes là. Une autre vérité évolutive édictée par Marx, que D et L ne traitent pas, concerne le rôle historique de la classe ouvrière, du prolétariat manuel. S’il y a bien eu erreur proto mystique dans l’oxymoron de l’ouvrier exploité et par conséquent privé de culture qui deviendrait miraculeusement porteur de la mission historique du changement total de société et de l’invention du socialisme, l’histoire concrète a travaillé spontanément pour corriger son erreur. Le salariat dans les nations développées compte désormais dans ses rangs 92 % des actifs, quand bien même de nouveaux millions de prolétaires du Sud tout juste alphabétisés renouvellent la difficulté. Le statut de prolétaire n’est lié exclusivement ni au salaire ni au caractère manuel du travail. La marchandise n’est plus seulement pondérale, elle est de plus en plus conceptuelle, abstraite, en bits plutôt qu’en kilos mais mêmement soumise à l’échange, extraite par l’exploitation d’un salariat immensément majoritaire, de plus en plus intellectuel qu’uniquement manuel. Dès lors, la quasi unanimité des citoyens est à un pôle, contre, à l’autre, une minorité toujours plus exiguë d’oligarques prédateurs bien entendu dans une approche graduelle de situations des Rmistes aux ingénieurs. Nous sommes les 99 % disent les Américains d’Occupy Wall Street. La contradiction parvient à son apogée ! Trop beau direz-vous ! Les BRICS nous fabriquent à longueur de journée de nouveaux capitalistes ! Il faut aussi nuancer la perspective heureuse par l’état réel des idéologies, l’hystérésis des anciennes croyances

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comme autant de métastases, les effets délétères des errements des totalitarismes dus à l’inégalité des rythmes de développement socio-économiques des nations, l’égarement sur les fausses pistes du fonctionnariat pour atténuer les rigueurs de l’exploitation, la crainte de perdre certains acquis indéniables de niveau de vie et de paix civile, les contradictions secondaires entre salariés de souche ou non, les efforts considérables déployés par l’oligarchie pour acheter des soutiens et survivre en manipulant la masse des citoyens par la publicité et la maîtrise plus générale de l’édition. Les écuries d’Augias de la politique émancipatrice attendent leurs Hercules ! La théorie du Chaos ne prêche pas l’indétermination historique mais suggère le rôle d’une grande part de hasard dans les émergences et la survenue des changements. Ils ne sont plus mécaniques, automatiques, comme le disait la doxa marxiste stalinienne, ils comportent une grande part d’aléatoire mais semblent cependant conduits obscurément par des « attracteurs étranges ». Quelques autres interrogations sur le livre : Marx, visiblement coincé dans l’ambiguïté de sa marchandise/argent, « posée (et) ou donnée » par le capital, y allant comme au gouffre pour en même temps revenir dans son fondement, recherche pour son Capital, dans les années 1860, des concepts dans la Logique idéaliste de Hegel, préalablement remise tant bien que mal sur des pieds matérialistes, capables de cerner l’indécidabilité du concept qu’il effleure. Son passage de la circulation simple MAM - marchandise/argent/marchandise - au capital est toujours pensé par analogie avec le passage de l’Etre à l’Essence dans la logique de Hegel. Des abstractions habiles, quelles que soient leur origine purement spéculative, peuvent-elles être réutilisées pour élucider des rapports objectifs au sein du réel ? Sans doute. Mais cette recherche hégélienne ne risque-t-elle d’introduire dans le discours matérialiste des impasses, des obscurités sans issues voire des simplicités (négation de la négation…). Assurément. Dommage que D et L n’aient pas procédé avec Hegel comme avec Marx, en recherchant ses nourritures spirituelles et, à la manière d’Onfray mais ses excès en moins, sa position dans l’histoire des idées. Après le 18e siècle français, Hegel n’est-il pas contradictoirement porteur à la fois d’un certain approfondissement technique des Lumières mais surtout celui d’un recul idéaliste (retour à Dieu, priorité à l’Idée) et prussien (déification de l’Etat), méconnaissance de la démocratie de 1789 comme du contrat social de

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Rousseau ? D’où sans doute les hésitations de Marx à réutiliser les concepts tentants de son vieux maître quand il a critiqué son idéalisme et son hypostase de l’Etat. Autrement dit, quelle est la part de vérité, d’utilité conceptuelle récupérable par le matérialisme dans la mécanique abstraite de la logique dialectique idéaliste de l’hégélianisme au crépuscule des Lumières ? Mérite-t-il aujourd’hui, au-delà de l’archéologie, un tel intérêt (près de la moitié du livre) ? Engels (page 527) conseille à Schmidt de ne pas trop s’attarder sur l’être et le néant pour aller droit à l’essence… Dire que dans le passage de la marchandise au capital, il n’y a pas « auto-développement d’un concept à partir d’un autre », c’est donner à entendre que la transformation n’obéit pas à une nécessité strictement immanente, c’est suggérer que, contrairement à ce qui se passe dans la « Logique » (de Hegel), où l’Essence résulte de « l’aller dans le soi » de l’Etre, il n’y a pas ici totale intériorité du capital à la circulation marchande. Des conditions extérieures à la circulation marchande sont donc nécessaires pour qu’il y ait transformation de l’argent en capital : l’achat et la vente de la force de travail. Mais la rigueur logique interne de l’objet abstrait du philosophe peut-elle compenser l’absence de possibilité de vérification expérimentale ? Les présuppositions Il faut revenir sur l’analyse par D et L des thèses de Hegel sur l’Etre et l’essence, basée sur les présuppositions de la conscience de soi. Sur la distinction entre présuppositions réflexives et effectives : le moi qui se pousse à l’extérieur et qui revient dans le moi donné, posé… dialectiquement, cette fantasmagorie suppose l’Idée toute puissante, c’est-à-dire qu’in fine on tombe sur l’inévitable Tout Puissant. Elle dérive chez Hegel d’une double origine. La première, de l’analyse de la lumière selon les critères scientifiques disponibles à son époque, ignorant totalement sa structure profonde, élucidée depuis, à la fois corpusculaire et ondulatoire. Plutôt que de tenter de faire de la lumière l’image de la conscience de soi, existant sans référence à un objet extérieur mais capable de le révéler, il serait plus riche (pour D et L) de rappeler que, loin d’être cette denrée supra réelle, la lumière, est composée de particules discrètes, les photons, mues par des champs ondulatoires : seraient–elles Etre plutôt qu’Essence ? A ce titre, celui d’une science avancée, l’être et l’essence nous semblent se confondre dans une image raffinée du Réel dévoilé, excluant toute

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intervention divine (hypothèse inutile) de l’Idée, fût-elle dotée de majuscule. La spéculation phénoménologique n’a pour base que l’ignorance partielle. L’autre source de la présupposition hégélienne, plus douteuse encore, est l’appui de la conscience de soi et de la réflexion effective ou essentielle sur la sainte Trinité, que D et L rappellent justement : …Le dieu trinitaire vit de la même vie logique que le néant actif de la réflexion posante, ce qui n’est guère surprenant puisqu’il est lui-même la négativité se rapportant infiniment à soi-même… Les différences qui apparaissent à l’intérieur de lui-même, telle la différence entre Dieu le Père et Dieu le Fils, sont des différences seulement posées par lui. Les trois personnalités sont ainsi seulement posées en tant que moment disparaissant… en posant le Fils Dieu, le Père se pose comme Fils, se supprime dans cette détermination et revient à lui comme Esprit… Le processus éternel de la vie trinitaire, qui exprime de façon saisissante la structure de « la réflexion absolue pure », est donc un processus de confirmation ou de certification de soi par soi dans lequel rien de nouveau ne s’est produit. Pour sortir de ce cercle vide et monotone de l’égalité simple avec soi-même, il faut faire droit à l’extériorité… L’invention de la Trinité date du concile de Nicée où l’empereur Constantin, décidant de transformer la religion des opprimés en religion d’Etat, fit faire le ménage théologique par ses évêques. Dans le fatras des thèses affabulées et contradictoires de sectes chrétiennes innombrables, ils décidèrent à la majorité simple de cette absurde triarchie où le Dieu bon et tout puissant fait non seulement exécuter son propre fils mais à sa suite, des milliers de martyrs qui pourtant l’encensent… La thèse sera imposée par une autre élimination scrupuleuse, celle des hérétiques au cours des siècles ! Cette base-ci est de nature obscurantiste ! La dialectique de Hegel Hegel se livre donc à une spéculation hasardée tendant à justifier une analogie de la lumière avec la conscience. De la réflexion sur une surface polie (par contradiction avec une surface rugueuse qui l’absorbe) la lumière demeure la libre identité à soi sans aucune opposition dans soi-même, ce qui est royalement ignorer les données ultérieures sur sa structure intime : longueur d’onde et fréquence

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variable, sa vitesse étant seule une constante. La conséquence de cette analogie subjectivante et bien risquée est immédiate et spéculatrice : Il manque à la lumière de pouvoir s’opposer à elle-même à l’intérieur d’elle-même (D et L)… Elle n’est pas un Moi seulement pour cette raison qu’elle ne se trouble pas et ne se brise pas dans elle-même (Hegel) ? L’analogie ne se poursuit qu’en conférant à la lumière, image de la conscience des propriétés absurdes : Pour rendre possible le retour à soi qui constitue l’immédiat dans sa vérité, il faudrait donc que l’immédiat pose en quelque manière l’autre dans lequel il se reflèterait et à partir duquel il ferait retour à lui-même, un peu comme si la lumière avait le pouvoir de « poser » la surface sur laquelle elle se reflète… (D et L). On distinguerait ainsi trois moments analogues dans le mouvement de la lumière : tout d’abord, la lumière initiale dans son identité simple ; ensuite, cet autre de la lumière qu’est la surface reflétante ; enfin la lumière revenue à elle-même par l’action de son autre… Dans la pensée spéculative : 1/ réflexion posante 2/ réflexion extérieure 3/ réflexion déterminante. Sauf que… nous savons désormais que la lumière est un champ ondulatoire de photons émis par une source et que la réflexion et la réfraction sont décrites par des lois immuables qui n’ont rien à voir avec les exégèses métaphysiques posantes ou déterminantes de Hegel… Heureusement pour la philosophie officielle, l’analogie avec la Sainte Trinité (Père, Fils, Saint Esprit) fonctionne mieux au service du délire spéculatif ! Pour Hegel, la réflexion posante est réflexion pure et absolue, le mouvement de rien à rien, le néant. Ainsi, le distinguer (entre Père, Fils et Saint Esprit), est seulement un mouvement, un jeu de l’amour avec soi-même où l’on ne parvient pas au sérieux de l’être-autre, de la séparation, de la scission…Dans la Trinité, Dieu s’engendre éternellement comme son fils et par là se distingue de soi, « ce qui distingue ainsi de soi n’a pas la figure d’un être autre : le distingué est au contraire immédiatement seulement ce dont il a été séparé. Dieu est esprit, aucune obscurité, aucune coloration ou mélange n’entre dans cette pure lumière ». …La nature est l’élément de l’extériorité dans lequel l’idée divine s’est comme pétrifiée…L’homme ne sait pas d’emblée le monde comme le résultat de l’acte de présupposer de l’Idée éternelle… Il doit devenir lui-même ce savoir de manière à reconnaître aussi Dieu dans

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le monde, au lieu de laisser subsister l’apparence d’étrangèreté que revêt le monde pour lui… No comment… D et L analysent longuement la critique de Marx de la dialectique idéaliste de Hegel, puis celle de ses épigones (Bauer, Stirner, Feuerbach), qui rejette la présupposition réflexive laquelle renvoie l’homme et la nature à de simples prédicats alors que le sujet est le résultat de tout le procès spéculatif, c'est-à-dire le dieu ou l’esprit absolu. Elle introduit ainsi un cercle vicieux : la circularité spéculative est précisément engendrée par le mécanisme de la double présupposition (D et L). Pour Hegel en effet La réflexion posante est pure lumière qui aurait pouvoir de se refléter elle-même sans avoir à sortir de son antériorité… Toute différence qui apparaît dans ce pur rayonnement est par conséquent simple apparence et, en le niant, simple différence disparaissante et évanescente, supprimée aussitôt qu’apparue, elle n’émerge que pour se fondre dans l’abîme du néant, elle n’est qu’être posé… La réflexion pure absolue ne part pas de quelque chose ni ne va vers quelque chose, elle est le mouvement de rien à rien et par là à soi-même en retour. La spéculation creuse est à son comble ! Marx en revient à la seule présupposition effective, celle qui reconnaît l’activité des hommes comme évènement réel fondant toute démarche de pensée ultérieure. L’existence précède la conscience. Il pourrait venir à l’esprit une démarche analogue à celle des sciences dures, plutôt que d’utiliser la présupposition qui recouvre aussi le délire théologique hégélien, risquant de le réintroduire par la bande. Pourquoi D et L ne s’en tiennent-ils pas au terme d’hypothèse tiré des processus cognitifs des sciences dures, suggérée par les sens, l’observation, l’imagination, l’intuition, les connaissances déjà accumulées d’une logique interne à la cohérence vérifiée. L’hypothèse devra faire nécessairement l’objet d’une longue vérification en laboratoire puis dans la généralisation industrielle pour se transformer en concept, en vérité, au moins relative en attendant de nouveaux approfondissements ? D et L consacrent deux pages à éliminer cette solution en s’appuyant sur… Hegel qui assimile l’hypothèse à un dogme ( !), venant de cet apôtre de la Trinité, l’assertion rend perplexe. Aucune citation de Marx ne vient en appui. Contre Stirner, Marx écrit que ses présuppositions effectives sont aussi les

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présuppositions de ses présuppositions dogmatiques. Il affirme la primauté des présuppositions en tant que conditions matérielles de toute pensée. Coupure épistémologique ? Autre interrogation contemporaine : Marx dans son effort pour se dégager de l’emprise théologique, n’a-t-il pas eu tendance lui aussi à hypostasier sa présupposition effective ? Certes il y a une coupure profonde par rapport aux divagations post liturgiques de Hegel. Mais cette coupure est-elle épistémologique comme le prétendit Althusser, fallait-il sanctifier l’observation des faits de société, des rapports sociaux matériels comme porteurs automatiques de vérité, comme scientifiques, à partir de 1845 ? La suite de l’histoire nous dit assez combien la pseudo scientificité du marxisme s’est révélée à l’usage profondément hasardeuse sinon désastreuse. Nous ne sommes pas dans le domaine des sciences dures, il y a abus de langage à le prétendre, comme l’a établi Popper. Ce néanmoins, on ne peut que refuser l’excès opposé proclamant le caractère définitivement inconnaissable des choses humaines, le scepticisme absolu. La preuve de la véracité des théories économiques, politiques n’est révélée que globalement par le constat historique après coup. Encore faut-il que l’historien se débarrasse de tous présupposés dogmatiques, ce qui est rarement le cas, fût-ce un siècle plus tard. Après l’effondrement planétaire du pseudo socialisme étatique, le front de gauche ne connaît rien d’autre que la panacée du renforcement des services publics, c’est-à-dire des appareils d’Etat, responsables d’une bonne part des catastrophes du siècle précédent ! Bel entêtement ! La seule certitude qui demeure c’est que la vieille métaphysique para théologique n’a plus rien à dire là-dessus, beaucoup moins que les sciences pures. Il s’en faut de beaucoup que l’Université l’accepte. Les théories politico-économiques, comme les marxismes, sont donc toujours approximatives, approchées, largement littéraires. Elles sont cependant incontournables car l’humanité n’a jamais cessé de scruter son avenir et de fabriquer pour cela des utopies, plus ou moins rationnelles. En fonction de quoi, revenant à notre objet, le capital, D et L peuvent donc à bon escient critiquer Denis ou Postone qui réduisent, le premier, la complexité de la marchandise à la reprise des oppositions hégéliennes entre l’Etre - la valeur d’usage - et l’Essence - la valeur d’échange - ( ?) ; le second qui déshistoricise et ontologise la

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valeur en innocentant au passage le capitalisme de toute domination de classe. En dehors de l’intérêt pour l’archéologie du savoir et de la passionnante étude de la constitution de la pensée matérialiste marxienne à partir de celle de son professeur idéaliste Hegel, l’insistance à pénétrer les arcanes de sa dialectique spéculative est-elle à ce point éclairante qu’elle mérite ces développements, cette réintroduction de schèmes de pensée quelque peu vétustes après deux siècles bientôt de pensée scientifique dure ? Question. Est-on garanti d’être toujours exempt de toute dérive spéculative, frôlant la gratuité ? Ne peut-on présumer quelques conséquences sur les stratégies politiques contemporaines de la lutte des classes, versus disparition annoncée du système d’exploitation ? Peut-on faire confiance totalement au centre de recherche de la FSU pour examiner le problème de l’Etat et de ses appareils ou, question connexe, celui du socialisme par en bas ? D et L rouvrent le débat des années 70 sur la relecture de Marx par Althusser et son hypothèse d’une coupure épistémologique de Marx d’avec ses deux sources, allemande (Hegel) et anglaise, (Ricardo). Althusser pense que la problématique de Hegel n’est pas tant existentielle que de logique spéculative, il prend au sérieux l’identité affirmée par Hegel de la philosophie spéculative et de la théologie… On ne comprendrait pas que les différents caractères du procès dialectique/spéculatif d’auto-exposition de l’Absolu, en un mot du concept (Begriff), puissent être disjoints de cette position philosophique propre à Hegel : récupérer des éléments de la dialectique hégélienne, pour Althusser, dans cette période, c’est retomber sous la domination de l’idéalisme objectif. (Jean-Pierre Cotten, La pensée d’Althusser, Privat, 1979). D’où, dans le prolongement cette interrogation : Hegel était-il, selon Jacques d’Hondt (Hegel en son temps, éditions sociales, 1968), avant tout un progressiste, admirateur des Lumières, des Girondins et de Napoléon, un peu camouflé ? Ou bien, selon Lucien Herr qu’il cite : Le monarchisme autoritaire de la Prusse restaurée lui apparut-il comme le régime politique parfait, du moins comme le régime le mieux adapté aux conceptions politiques qui résultaient de son système ? Théoricien de l’Etat bourgeois, recourant à l’obscurité pour celer son progressisme, aurait-il été à la fois soutenu et réprimé par la féodalité prussienne, laquelle n’était d’ailleurs pas la pire autocratie au sein de

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la Restauration européenne, puisqu’elle aspirait à la monarchie constitutionnelle sans toutefois aller jusqu’à l’instaurer ! Un marché socialiste ? Page 532 du Marx (prénom Karl). Si la réflexion de D et L est rigoureuse, solidement documentée et argumentée, n’omet-elle pas d’aller jusqu’au bout de la critique de Hegel, ne prend-elle pas un tour à la fois plus aigu et ambigu, en ce qu’elle rejoint une problématique actuelle, située au centre de la stratégie de la gauche contemporaine : par quoi remplacer le système capitaliste ? Est-il possible de créer un marché socialiste ? Le fond réside peut-être dans la reprise systématique du concept de présupposition hégélienne, empreinte originellement d’une dérive idéaliste, de la croyance à la préséance de l’Idée sur la matière objective (triade chrétienne). L’utilisation du concept d’hypothèse, repris des sciences dures, avec son implication de vérification expérimentale et pas seulement de rigueur logique interne, aiderait à éviter des glissements préjudiciables. Il s’agit toujours du thème hégélien de présuppositions qui concernent cette fois chez Marx, celles du capital. Les auteurs admettent que Marx ne soit pas parvenu à établir la nécessité intégralement immanente du « passage » de la circulation marchande au capital…Il y a bien en ce sens « échec « de la tentative dialectique amorcée en 1857 : le développement de la « diversité » en « contradiction » ne peut aboutir qu’au prix d’une « rupture » dans le procès dialectique, celle-là même que produit l’irruption non médiatisée de deux conditions extérieures à la circulation marchande. C’est-à-dire la propriété privée des moyens de production et la « liberté » pour le salarié de vendre sa force de travail. Mais, affirment D et L, rien ne justifie que l’on tire argument de cet échec pour opposer à Marx la possibilité d’un dépassement du capitalisme qui conserverait le marché, comme le suggère J. Bidet qui, lui, pousse la thèse moderne de la possibilité d’un marché socialiste. Marx aurait exclu cette possibilité mais nos auteurs ne joignent aucune citation illustrant ce point. De toute façon Marx a cru au moins dans le Manifeste de 1848, à une certaine planification, illusion scientiste parmi d’autres, explicable à l’époque. Il n’avait pas encore ré-éxaminé ses premières analyses de l’Etat, ce qu’il n’a fait qu’en tirant les leçons autogestionnaires de la Commune de Paris, après 1871. A fortiori ne pouvait-il analyser l’expérience désastreuse de l’URSS, de

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la Chine et, dans la foulée imitatrice, de nombre d’autres nations du Nord ou du Sud, du socialisme par l’étatisation catastrophique et la planification. Pourquoi faudrait-il supprimer le marché s’il est débarrassé de la publicité et régulé par la loi ? Il s’agit bien d’une thèse centrale, aujourd’hui, pour les perspectives d’instauration urgente d’un autre logiciel sociétal à substituer au capitalisme (lui-même toujours étatique à des niveaux divers suivant les époques et la pression des cycles). Si, dans la reproduction dialectique du Capital, on supprime - ou on fait dépérir - ses causes extérieures initiales, la Propriété privée des moyens de production, par l’autogestion et le dépérissement de l’Etat, l’ensemble des unités de production autogérées pourraient s’échanger mutuellement des marchandises dans un marché socialiste sans que leurs quantités et types doivent être fixés par une autorité centralement régulatrice, au grand danger de résurrection des bureaucraties totalitaires du XXe siècle et de leur impéritie. Ce qui n’exclut nullement le contrôle par l’organe de pouvoir politique démocratique des orientations essentielles de l’économie avec les outils appropriés, observatoires économiques, financement, fiscalité, réglementations (non tatillonnes). Cette perspective pourrait être décisive pour gagner l’adhésion des masses à un socialisme autre que bureaucratique. … Cela n’a pas grand’chose à voir avec les illusions prudhoniennes qui souhaitaient revenir à l’association calquée sur l’artisanat primitif et à l’individualité libre de chaque producteur-consommateur indépendant en minorant la dimension politique du combat de classe. La fumeuse présupposition réflexive de Hegel joue ici un rôle totalement négatif visant à refuser au nom d’une grue métaphysique, le chemin sans doute le plus fécond pour sortir du Charybde capitaliste sans tomber dans le Scylla bureaucratique d’Etat, déjà durement expérimenté sous Staline et commenté, sinon par Marx, du moins postérieurement par nombre de ses épigones éclairés… Supprimer le marché en même temps que la propriété privée des moyens de production, est une voie dangereuse, sans issue. Mais l’attitude corporatiste de nombre de chercheurs universitaires sous la houlette de la FSU, défenseurs aveugles et forcenés des « services publics », cet autre mot pour désigner les appareils de l’Etat bourgeois - les salariés qui y travaillent n’étant aucunement assimilables à l’Institution elle-même, eux qui sont seulement des vendeurs de leur force de travail. Elle est à la racine de l’impuissance idéologique totale de la gauche de la gauche à progresser sur la voie de l’indispensable hégémonie préalable à

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l’installation d’une société nouvelle. L’homme de science devrait se débarrasser en passant sa blouse blanche de tout ce qui peut introduire un coefficient d’erreur dans sa pensée autonome. Impossible rôle de l’observateur impartial ! Jacques d’Hondt, l’ambiguïté de Hegel Le débat sur le caractère progressiste ou réactionnaire de Hegel ne date pas d’hier ; il a été naturellement vivifié par les attaques d’Althusser contre les traces d’hégélianisme chez le jeune Marx, avant la fameuse coupure épistémologique supposée ! En 1965 ses deux livres retentissants (Lire Marx, etc.) escamotaient le livre précieux de l’autre philosophe marxiste important de l’époque, Henri Lefebvre, hégélien notoire, sa Métaphilosophie (1965). Jacques d’Hondt publiait en 1968 (éditions sociales) Hegel et son temps, un fougueux plaidoyer en faveur du progressisme supposé de Hegel. Il dément, à l’encontre de critiques un peu simplement radicaux, tout engagement de Hegel en faveur de la Restauration européenne. Partisan discret des Lumières cependant nommé par Frédérick-Guillaume à une chaire officielle à Berlin, Hegel naviguait à vue entre les partisans de la monarchie constitutionnelle et les attaques des irrédentistes, en se souciant de préserver le dialogue avec ses étudiants engagés à la Burschenchaft de gauche. Il était progressiste par contraste léger avec le fond de réaction furieuse de la Sainte Alliance de Metternicht, le roi de Prusse étant lui-même assez vaguement éclairé ! Hegel y érige une théorie de l’Etat bourgeois diffusée par la monarchie. D’Hondt peine à nous convaincre de l’apport progressiste à la pensée mondiale de l’inventeur d’une ontologie abstruse et de l’hypostase de l’Etat et de sa bureaucratie « éclairée », qu’il préférait sans doute au monarque de droit divin, devenu, après 1989 quelque peu difficile à défendre devant les jeunes bourgeois prussiens. Fut-il réellement le théoricien philosophique d’une révolution que les Français auraient conduite politiquement ? On comprendrait malaisément dans ce cas l’irruption ultérieure du matérialisme de Feuerbach et de la contestation foisonnante des Jeunes hégéliens, de Moses à Stirner, de Bauer à Marx, dans un radicalisme philosophique désordonné sans doute mais autrement porteur d’avenir ? Sa philosophie du Droit, son cléricalisme protestant ont longtemps été compris comme résultant en ligne directe de sa parfaite intégration à l’Université monarchique où il détenait une chaire enviable grâce à ses protecteurs, très vaguement démocrates,

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Hardenberg et Alterstein, ministres de Frédérik Guillaume III. Son obscurité, présentée comme une prudence contre la répression, ouvrit le siècle suivant, de beaux jours immérités aux prolongations excessives d’une métaphysique abstruse, aux obscures ratiocinations de capucin de l’introducteur du nazisme en philosophie, le phénoménologue Heidegger dont la métascience fut bricolée pour les besoins de sa lutte pour la suprématie universitaire du nazisme officiel, en concurrence avec son médiocre adversaire Frieck (cf. Faye). L’Idée absolue de Hegel, niant l’aliénation, se réaliserait enfin comme négation de la négation dans l’Etat de la monarchie constitutionnelle dûment éclairé par ses hauts fonctionnaires en un pur mouvement circulaire. A ce titre il est le théoricien de l’oppression étatique bourgeoise comme incarnation sur terre de cette Idée Absolue, préparant les divers aspects de l’étatisme capitaliste, la social-démocratie de Lassale, le monarchisme tardif mais habile de Bismarck, leur rencontre contre nature dans le culte de l’Etat… et la suite maffieuse, dans l’Etat hitlérien, l’impérialisme cherchant désespérément un ultime recours contre la montée démocratique du mouvement ouvrier, après la disparition de la lignée des Guillaume. Les occurrences innombrables de résurrections contemporaines de ces cataclysmes redonnent une actualité à ces considérations. Sa situation confortable de mandarin peut expliquer sa prudence et son goût pour l’abscons, son alternance entre les souvenirs de Napoléon et l’allégeance à Frédérick Guillaume, enfin la virulence de ses attaques contre son adversaire de toujours, Fries qui lui reprochait une obscurité - habile pour noyer ses censeurs - mais que l’intéressé lui-même ne parvenait pas toujours à percer. Cette problématique nous ramène aux débats des années soixante quand Althusser pourfendait l’humanisme théorique contre les « révisionnistes » tels Roger Garaudy à la bien triste fin ou Henri Lefebvre (injustement plongé dans l’oubli), Julliard déclarant à l’époque qu’il n’y avait qu’un seul philosophe au PCF : Georges Marchais ! Pas si loin de la vérité si on tient compte de son poisson pilote, dernier des Mohicans soviétophiles, Kanapa, ancien élève et immortelle cible de Sartre, bloquant toute évolution dans les années soixante et dix, jusqu’à son accession tardive au bureau politique, où il devint tardivement révisionniste à son tour, comme tant d’autres staliniens, sans parvenir à empêcher toutefois les errements ultimes de Marchais avec son socialisme réel globalement positif ! Il faut

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relativiser les considérations de haute philosophie, toujours prêtes à s’effondrer contre du pouvoir sonnant et du trébuchant ! L’apport de Hegel est d’avoir intégré à la grande question de la philosophie allemande, celle du rapport entre sujet et objet, le détour par l’étude de la réalité, celle du droit, de l’économie et surtout de l’histoire, et d’y avoir introduit la méthode dialectique. Marx n’hésite pas à proclamer les mérites de Hegel, soulignant ainsi ce que sa pensée a apporté d’enrichissements positifs à une conception vraie du monde. Hegel est au niveau de l’économie politique moderne, c’est-à-dire reflète dans sa philosophie les réalités du capitalisme. Ensuite il fait du travail, de la production de l’homme par lui-même la base de sa pensée. Tout le caractère contradictoire de l’évolution humaine entre donc, bien que sous une forme abstraite ou inversée, génératrice d’erreurs et de confusions, dans le système de Hegel. (Présentation des Manuscrits de 1844 par Emile Bottigelli, Editions sociales, 1962) La limite est naturellement d’être resté à l’intérieur de cette problématique idéaliste, théologique qui réduisait à néant ses avancées rationnelles : Même critique, le théologien reste théologien et doit donc partir de postulats déterminés de la philosophie comme d’une autorité ou bien, si au cours de la critique et du fait des découvertes d’autrui, il doute de ses postulats philosophiques, il les abandonne lâchement et injustement, il en fait abstraction, il ne manifeste plus que de manière négative, sophistique et sans conscience son assujettissement à leur égard et le dépit qui en résulte… La théologie critique…n’est en dernière analyse rien d’autre que l’extrémité et la conséquence logique poussées jusqu’à la caricature théologique de la vieille transcendance de la philosophie, plus exactement de la philosophie hégélienne…La théologie, depuis toujours le rebut pourri de la philosophie, (représente) en soi la dissolution négative de la philosophie, c’est-à-dire le processus de sa décomposition…. (Marx, préface aux Manuscrits de 1844) La plaidoirie de Hondt (anti-althussérienne ?), un tantinet laborieuse, tend à minimiser les écarts réactionnaires et à fortifier les aspects, « progressistes », voire secrets - mais parfaitement connus de la police - de sa biographie (soutiens aux étudiants réprimés, à Victor Cousin, etc.). Ce qui ne change rien au fond, dans le contexte hyper réactionnaire européen monarchiste avec l’incapacité allemande à procéder à sa révolution bourgeoise libérale, la moindre alouette girondine pouvant difficilement passer pour un cheval révolutionnaire,

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il faut ingurgiter le pâté tout entier, fût-il indigeste ! La théologie et l’obscurité en prime. Les jeunes hégéliens, ses élèves, adopteront une attitude autrement radicale, dépassant même le révolutionnarisme bourgeois, préparant l’autre étape, la révolution du salariat… Feuerbach reprendra le thème de l’aliénation mais en l’appliquant à la religion dont le rôle serait d’empêcher l’homme de penser sa propre situation, ses propres malheurs en les dissolvant dans une illusoire intervention divine, il prolongeait ainsi vigoureusement l’héritage matérialiste des encyclopédistes français. Marx s’était vu refuser une chaire universitaire quand Hegel obtint la sienne, c’est vrai, 10 ans après le médiocre Fries, son ennemi juré ! Que se serait-il passé si les mandarins avaient donné sa chaire à Karl plutôt que de le laisser croupir sa vie entière dans sa misère londonienne ? Aurait-on économisé le stalinisme ? Trêve de plaisanterie macabre de philosophie fiction. Althusser C’est tout le fond de l’irruption d’Althusser sur la scène marxiste en 1965 quand ses deux livres éclipsèrent sans doute à l’excès celui de Henri Lefebvre, Métaphilosophie (introduction de Georges Labica) : à partir des mêmes interrogations après l’effondrement des certitudes du matérialisme dialectique ultra-simplifié en catéchisme par Staline. Ne risquait-on pas de retomber dans l’idéalisme en flirtant avec Hegel, comme l’éclectisme de Henri Lefebvre pouvait l’y pousser, vers la phénoménologie, jusqu’à celle de Heidegger ou de Sartre picorant lui-même chez Heidegger, Husserl, l’obscur Lacan ou le papiste Kierkegaard, etc. HL ignorait naturellement le travail sur les cours nazis professés par MH sans interruption jusqu’au suicide d’Hitler (Emmanuel Faye : Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, autour des séminaires inédits de 1933-1935, Albin Michel, 2005), confirmés par la parution annoncée en 2014 de ses Cahiers noirs antisémites. Le raidissement radical d’Althusser (après dix ans d’un silence studieux rue d’Ulm) cousine avec l’idéalisme dans une autre direction, celle d’un structuralisme minimisant l’impact de l’histoire au profit de la synchronie. Il souligne plus la différence de Marx avec Hegel que sa filiation, retombant autrement dans la même ornière métaphysique avec le concept de pratique théorique, oxymoron confus où la spéculation gratuite est en fin de compte valorisée, hypostasiée, grâce au seul examen de la cohérence logique

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interne de ses constructions, en minorant la confrontation au réel. Marx avait-il opéré un renversement de la dialectique idéaliste hégélienne pour la réinsérer dans le réel ou bien une coupure épistémologique, une tabula rasa, pour édifier après coup un continent entièrement nouveau de la pensée ? D et L ne croient pas trop à la coupure épistémologique, ils essaient quarante ans plus tard de dépasser eux aussi cette problématique! Il n’est pas assuré qu’ils y parviennent beaucoup mieux en jonglant avec les présuppositions de diverses natures. La solution, s’il en est une, est sans doute dans une autre direction qu’ils ne pointent pas, dans la reconnaissance du mimétisme obligé de la rationalité des sciences humaines auprès de ses frères aînés de la science dure. Sujétion inconfortable pour des philosophes mais elle est. Après les approches vivifiantes de Michel Onfray sur Stirner (les rationalités existentielles), une thèse marxiste serait à écrire sur Hegel, mandarin bien assis sur le compromis historique entre les classes, la révolution de 89 étant accomplie, la contre-révolution en marche, le prolétariat s’inscrit maintenant à l’ordre du jour sans qu’il ne s’en soucie le moins du monde (sauf pour améliorer le tir contre eux des gendarmes sur les barricades, Onfray dixit). Il est bine le théoricien de la bureaucratie étatique, père sans doute de la sociale démocratie de Lassale mais aussi de Bismarck, de Hitler, voire de Staline… Le centre de recherche de la FSU devrait y pourvoir ! Exagéré ? C’est vrai que la paternité de l’étatisme est à partager avec Kant, que d’ailleurs, Onfray pourfend dans Le Songe d’Eichmann. Pas si mal ce libertaire ! L’aliénation Quels éléments Marx a-t-il donc emprunté à son maître, quelle dialectique, à remettre sur ses pieds ? Tout tourne autour du concept d’aliénation. Développée par Hegel comme pollution dans le réel objectif (le Dasein) de l’Idée absolue, générique, de la conscience humaine, émanant quelque part du Dieu des Chrétiens, version Luther. Marx en la critiquant d’un point de vue matérialiste cohérent, reprend quelque peu cette dichotomie entre le triste sort de l’humanité moyenne et l’idéal d’un moi générique, projection, pure utopie morale, extension du cas particulier, de l’idéal type du philosophe vers l’homme total espéré de la révolution. Cette aliénation se précise chez Marx en exploitation de l’homme par l’homme, qu’il faut renverser.

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On la renversa donc en son exact symétrique et on eut le totalitarisme, le Goulag, la crétinerie jdanoviste, la bureaucratie remplaçant inélégamment la bourgeoisie ! Dès 1844, Marx défend l’idée de la résolution de l’aliénation grâce aux épousailles du prolétariat, dénué de toute propriété, n’ayant que ses chaînes à perdre, avec la philosophie, pour devenir le nouveau messie capable de libérer l’humanité. Il fallait donc bien des philosophes pour montrer la voie, des êtres exceptionnels dont le vaccin culturel offert au prolétariat ne manquerait pas de poser bien des questions. Les écoles élémentaires puis centrales - voire d’un an à Moscou - du PCF, ne suffisaient visiblement pas à Marchais, premier d’entre eux, pour lui faire abandonner la lecture de l’Equipe pour celle du Capital, comme l’a suggéré à dose homéopathique, en 2012 sur France Culture, son adversaire malheureux, Roland Leroy, cheminot autodidacte mais aux curiosité et intelligence autrement mieux aiguisées dont Anicet Lepors dit qu’il aurait fait un bon secrétaire général. Difficile de ne pas convenir qu’entre l’homme rare, cultivé, lucide, créatif, modeste, si un jour Diogène en découvrait un avec sa lampe allumée en plein jour, et le joueur de loto, le précaire, l’amateur d’urbanité peuplant les ZUP sinistres, de sport floué par la dope, de télé floué par la pub, sa gourmette, son bronzage cancérigène sur plages surpeuplées, l’électeur hollandais qui croit en ses capacités d’homme d’Etat, le lepéniste qui ignore que son ancêtre homo sapiens était africain du Rift, etc. , il n’y ait pas un certain fossé et beaucoup de grain politico-philosophique à moudre pour le combler, en dépit des 80 % de la classe d’âge parvenant au niveau du bac. Le contenu le plus tangible de l’aliénation marxiste est bien entendu son aspect économique. Là c’est du sérieux. Quand les rejetons Peugeot se font grâce à lui du lard en Suisse, le salarié d’aujourd’hui est toujours frustré d’une bonne part du produit de son travail. Mais au siècle passé le salarié soviétique ou maoïste tout autant, la consommation en moins. L’aliénation économique était peut-être l’antichambre inévitable de la production automatisée ouvrant enfin un jour le droit à l’abondance et à la paresse pour tout le monde (après-demain matin, grâce à la RTT de Jospin Aubry). Trivial? Sans doute mais on ne peut tester la lucidité des choix philosophiques de Marx sans les éclairer par le réel survenu depuis. Le seul élément philosophique important, c’est à quoi tout ça peut servir avant le marasme économique, annoncé par Marx et désormais à nos portes.

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Ce débat a-t-il encore un sens ? La contradiction dialectique, la transformation de l’accumulation quantitative en bond qualitatif, la négation de la négation et le développement en spirale n’ont pas donné tous les fruits espérés. N’abordons même pas l’aliénation urbaine, le premier besoin une fois nourri, habillé, n’est-il pas de disposer d’un environnement conçu pour le plaisir ? Une autre question touche à l’opportunité renaissante des radicalismes un peu forcés d’Althusser hier, de Badiou (son successeur à l’ENS de la rue d’Ulm) ou d’autres aujourd’hui, rejetant définitivement l’électeur social démocrate aux enfers, hypostasiant stupidement l’émeute comme condition sine qua none du changement, après les révolutions bourgeoises arabes donnant le pouvoir à la pire réaction islamiste ou militaire sous divers poils de barbe (ou casquette). Ce qui ne dissout aucunement le clivage nécessaire, absolu avec l’irrésistible tendance des partis socialistes à la compromission de classe, à l’abandon bureaucratique, à l’impuissance théorique et pratique « hollandaise » devant les changement courageux à opérer, face à l’effondrement aveuglément prévisible de la « solution » capitaliste. C’est sans doute cela la conception dialectique, tenir les deux fils, absolument contradictoires, la critique impitoyable de la veulerie réformiste, versus celle de la forcerie mythologisante. Sur le fil du rasoir, avec la rigueur pratique, vériste, réaliste des rapports de force réels, selon le grand Machiavel (ou son petit neveu Lénine). Marx, Manuscrits de 1844 : La grande action de Feuerbach est : 1/ d’avoir dit que la philosophie n’est rien d’autre que la religion mise sous forme d’idées et de développés de la pensée ; qu’elle n’est qu’une autre forme et un autre mode d’existence de l’aliénation de l’homme ; donc qu’elle aussi condamnable. 2/ d’avoir fondé le vrai matérialisme et la science réelle en faisant également un rapport social « de l’homme à l’homme » le principe de base de la théorie ; 3/ en s’opposant à la négation de la négation qui prétend être le positif absolu, le positif fondé positivement sur lui-même et reposant sur lui-même. De Feuerbach lui-même (Principes de la philosophie de l’avenir) : le secret de la dialectique hégélienne ne consiste en définitive qu’à nier la théologie au nom de la philosophie pour nier ensuite à son tour la philosophie au nom de la théologie. C’est la théologie qui est le commencement et la fin ; au milieu se tient la philosophie qui nie la

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première position ; mais c’est la théologie qui est la négation de la négation. Hegel a appréhendé la richesse, la puissance de l’Etat, etc., comme des essences devenues étrangères à l’être humain, il ne les prend que dans leur forme abstraite… Elles sont des êtres pensés – donc seulement une aliénation de la pensée philosophique pure, c’est-à-dire abstraite. C’est pourquoi tout le mouvement se termine par le savoir absolu. Ce dont ces objets sont l’aliénation et qu’ils affrontent en prétendant à la réalité, c’est précisément la pensée abstraite. Le philosophe - lui-même forme abstraite de l’homme aliéné - se donne pour la mesure du monde aliéné. C’est pourquoi toute l’histoire de l’aliénation et toute la reprise de cette aliénation ne sont pas autre chose que l’histoire de la pensée abstraite, c’est-à-dire absolue, de la pensée spéculative… Ce qui passe pour l’essence posée et à supprimer de l’aliénation, ce n’est pas que l’être humain s’objective de façon inhumaine, en opposition à lui-même, mais qu’il s’objective en se différenciant de la pensée abstraite et en opposition à elle. Le salarié est privé du contrôle sur sa propre production, sur celle de sa vie propre mais selon Hegel cela ne se produit que dans le monde de l’abstraction, on ne peut donc accuser personne, pas même les puissants ou l’empereur, personne contre qui lutter ! …La religion, le pouvoir d’Etat, etc., sont des essences spirituelles – car (pour Hegel) seul l’esprit est l’essence véritable de l’homme et la forme vraie de l’esprit est l’esprit pensant, l’esprit logique spéculatif… (Manuscrits de 1844. Karl Marx, Editions sociales, 1962), Mais quel intérêt Marx avait-il donc à étudier Hegel, en dehors du fait qu’il était le maître à penser de sa génération ? La grandeur de la Phénoménologie de Hegel et de son résultat final - la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur - consiste donc d’une part en ceci, que Hegel saisit la production de l’homme par lui-même comme un processus, l’objectivation comme désobjectivation, comme aliénation et suppression de cette aliénation ; en ceci donc qu’il saisit l’essence du travail et conçoit l’homme objectif, véritable parce que réel, comme le résultat de son propre travail. Le rapport réel actif de l’homme à lui-même en tant qu’être générique, c’est-à-dire comme être humain, n’est possible que parce que l’homme extériorise réellement par la création toutes ses forces génériques - comme résultat de l’histoire - qu’il se comporte vis-à-vis d’elles comme vis-à-

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vis d’objets, ce qui à son tour n’est d’abord possible que sous la forme de l’aliénation. A ceci près que Hegel voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif. Le travail est le devenir pour soi de l’homme à l’intérieur de l’aliénation ou en tant qu’homme aliéné… L’action de Marx est bien de remettre sur ses pieds matérialistes cette conception de Hegel pour qui le seul travail qu’il connaisse et reconnaisse est celui de l’esprit… (Manuscrits de 1844) Pour Althusser, (selon Jean-Pierre Cotten) il n’y a à la limite rien à retenir de Hegel, pour un marxiste, sinon la formation à la théorie… … La catégorie ontologique du présent interdit toute anticipation du temps historique… tout savoir portant sur le futur… Les grands hommes ne perçoivent ni ne connaissent l’avenir : ils le vivent dans le pressentiment… Qu’il n’y ait pas de savoir sur l’avenir empêche qu’il y ait une science de la politique… c’est pourquoi, au sens strict, il n’y a pas de politique hégélienne possible…

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Chapitre VIII Henri Lefebvre ou Louis Althusser ? L’impressionnant ouvrage de D et L revient souvent sur cette différenciation fondamentale entre les dialectiques de Hegel et de Marx. Ainsi page 544, …Sur la méthode du Capital, en quoi cette méthode est-elle profondément différente de celle de Hegel, Faut-il la tenir comme seulement analytique ? Ou bien la tenir également synthétique, comme la méthode hégélienne ? Comment comprendre alors la critique de l’inversion spéculative puisque c’est justement au fait d’être analytique en tant que synthétique et synthétique en tant qu’analytique que cette méthode doit de pouvoir faire retour dans sa fin à son commencement ? Marx affirme pourtant dans la post face à la deuxième édition allemande du Capital que la méthode dialectique mise en œuvre dans le Capital est « le contraire direct » de celle de Hegel ! Mais D et L n’en finissent pas de reprendre (sans le dire) le vieux débat des années soixante d’Althusser contre la « pollution » humaniste et hégélienne du marxisme par Henri Lefebvre et d’autres. La coupure épistémologique, la dictature du prolétariat devait-elle être abandonnées par Marchais ? Pourquoi pas ? Nous en sommes toujours là, le Front de Gauche proposant une resucée du Programme Commun de 1972, les nationalisations, la planification, le renforcement des

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services publics, lisez celle des appareils d’Etat bourgeois ! En dépit de leur fiasco gigantesque en 1983 ! Plus ça change et plus c’est la même chose. La (mauvaise) politique n’est jamais très loin. Jean-Pierre Cotten, philosophe, communiste en 68, écrit alors un excellent ouvrage sur Althusser. Tout de finesse, de modestie, de rigueur… Il intègre le regard dans le rétroviseur cher à Michéa, l’utilité d’un grand parti révolutionnaire, quelle qu’en soit la forme nécessaire aujourd’hui qui fuirait tout compromis avec les erreurs historiques flagrantes et romprait avec le processus difficilement remédiable de dégénérescence. C’est-à-dire qui récuse le crétinisme parlementaire comme les débris du vieux centralisme abusivement nommé démocratique, accepte l’indépendance de la recherche théorique, les tendances et le libre débat à tous les niveaux. Althusser a eu le mérite avec d’autres de mettre en cause la déformation monstrueuse du marxisme en URSS et l’insuffisance criante de la réflexion (mal) engagée par le PCF qui se conclut sous Marchais par l’élimination de la dictature du prolétariat qui, en l’absence d’élaboration d’un autre stratégie de renversement du capitalisme, désarmait le courant révolutionnaire face à la montée du mitterrandisme liquidateur (1971 : je vais prendre 3 millions de voix aux communistes (Mitterrand devant l’Internationale socialiste). La coupure épistémologique entre le Marx d’avant et d’après 1845, feuerbachien et humaniste, puis lutte-des-classiste, économiste intransigeant, « scientifique » par opiniâtreté ou grâce divine, est ressuscitée par le caïman au moyen du concept frauduleux d’une pratique théorique, opposée par décision de la rue d’Ulm à l’idéologie qui serait sa caricature. Althusser, Marx, Lénine ou Staline ont eu beau décréter, rabâcher que le marxisme est une science, s’opposer à l’idéologie méprisée, foulée aux pieds comme réactionnaire et mal façonnée à dessein par les dominants, l’expérimentation pratique, en vraie grandeur, ô combien destructrice, de 70 ans de « socialisme réel », lisez de totalitarisme anté-moyenâgeux, est venue depuis démontrer que le stalinisme était lui aussi une monstrueuse déformation idéologique dont la scientificité était absolument usurpée. Comment oser utiliser le concept de communisme après cela ? La réflexion sur les sciences humaines ne peut que s’inspirer des méthodes des sciences dures, de la rigueur abstraite, logique des constructions mathématiques, lesquels plongent dans l’incertitude déterministe dans leurs développements les plus récents. Reniant toute

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introspection pour cause de vérité inaccessible, les béhavioristes s’étaient interdits, pour construire leur psychologie, de raisonner sur autre chose que les comportements extérieurs dûment constatés. Leur absolutisme a été écarté mais seulement par l’arrivée de l’imagerie cérébrale qui apportait d’autres matériaux expérimentaux plus fiables. Susskind (Trous noirs, Robert Laffont, 2012) fait le parallèle avec les théories cosmologiques débridées, Cordes, Branes, évaporation de l’information des trous noirs, holographie, auxquelles il croit, bien qu’il avoue leur manque absolu et sans doute définitif de toute preuve expérimentale, en dehors de la rigueur purement mathématique de ces fragiles objets abstraits et fragilisés par l’absence de lien à l’expérimental. Les sciences humaines, en dépit des tentatives ensemblistes peu convaincantes de Badiou, n’ont même pas les maths où se consolider, fut-ce virtuellement. La tentative de rationalisation métaphysique du marxisme entrepris par Althusser, en dépit de sa subtilité et de ses exigences, ne peut s’apparenter dès lors qu’à l’effort idéologique des faiseurs de mythologie. Quand bien même sa dichotomie excessive voulait redresser le bâton coudé de la veulerie des gérants loyaux du système capitaliste dans l’autre sens, en exagérant la torsion radicale, son inspiration métaphysique lui conférait un caractère pervers, la fin, aussi élevée soit-elle, peut être dévoyée par ses moyens. La condamnation de l’humanisme, pour justifier arbitrairement son point de vue mécaniciste sur la coupure épistémologique (tirée de Bachelard) est lourde de conséquences ravageuses sur la réflexion révolutionnaire. Quelles que soient les illusions de Marx sur la scientificité de sa démarche, le Capital représente un effort historique gigantesque de rationalisation, de nettoyage des scories religieuses ou métaphysiques, issues de la pensée dominante, qui demeure extrêmement précieux. Si selon lui l’histoire réelle est bien à long terme déterminée en dernière instance par les lois de l’économie marchande, elle n’évolue pas selon un mouvement linéaire uniforme, en application mécanique de ces lois, elle est aussi le résultat de l’action collective des hommes et des femmes, elle n’agit donc que par idéologies interposées, elle ne change le réel économique, le mode et les rapports de production que par les moyens de la politique qui devraient bien mobiliser peu ou prou ceux de l’éthique (!), disons le mot de l’humanisme, lequel est issu de la tradition philosophique, fût-elle plus ou moins colorée d’oppression ou pénétrée d’aliénation religieuse. Le vecteur ultime étant la survie de notre merveilleux code

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génétique, confronté aux rudesses du cosmos et à la curiosité sur ses dispositions extraordinaires. La question fondamentale de la démocratie n’est pas liée unilatéralement, de façon univoque, au mode de production. La preuve a été apportée par l’horrible vingtième siècle stalino-maoïste : la propriété mensongèrement commune, en fait bureaucratique, des moyens de production n’a eu aucun effet d’entraînement automatique sur une émancipation démocratique quelconque, le contraire s’est produit, sans une exception, y compris dans la sortie du vieux modèle : partout l’option capitaliste a prévalu, y compris aujourd’hui à Cuba, son libéralisme politique en moins ! Expérimentation en vraie grandeur ! L’étatisation a renforcé partout le totalitarisme ou l’oppression bureaucratique, autre type d’exploitation de l’homme par l’homme. A son seul crédit historique, l’affaiblissement de l’affrontement compétitif interpersonnel, mais au prix de l’apathie et de la régression sclérotique, avec, faute de mieux, un refuge individuel dans la contemplation de la Voie, du Vide, un peu à la manière de Bouddha ou Lao Tseu : Rejetée la théorie, Ecarté le savoir, le peuple en tire cent bénéfices… A l’inverse, nulle part jusqu’ici une démocratie poussée à son terme asymptotique n’a dissout miraculeusement la propriété privée des moyens de production, quand bien même l’intervention dans l’économie et le partage social atteignaient au summum dans une société capitaliste comme la Suède. Une stratégie annoncée, une prise de conscience rationnelle des masses, une lutte politique consciente, en faveur expressément d’une autre organisation des rapports sociaux ET POLITIQUES est nécessaire. Il faut donc convenir que l’humanité progresse sous deux champs de développement autonomes sinon indépendants mais qui ont, contradictoirement, leur cohérence relative et leur ligne de développement diachronique propre, avec bien entendu des frottements, des passerelles impromptues, des aimantations ou interactions surprenantes. Comment expliquer sinon les alliances et la conclusion de la seconde guerre mondiale : le camp des alliés était hétérogène en matière de démocratie et d’organisation sociale ; malgré son totalitarisme évident, l’URSS était incluse dans le camp démocratique global, tout comme son adversaire social archétypique, le capitalisme triomphant des USA, ils ont indiscutablement vaincu le nazisme ensemble, pour le salut de l’humanité. Sans oublier toutefois que les démocraties européennes étaient colonialistes. Pendant cette

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courte période, face au danger principal, la part humaniste de la lutte, indépendante des situations de classe, était prépondérante. En Lybie, en Syrie, la complexité de l’imbrication des deux champs est aussi forte, quand bien même il y aurait des arrières pensées impérialistes chez les occidentaux, le mal historique absolu du moment était et est bien Khadafi et Bachar qui massacrent leur peuple, mais, des deux puissances pétrolières, chiites et sunnites rivales, on peut chercher longtemps la pire. On ne peut rester neutre. La démocratie, l’éthique mondiale avance aussi ainsi, malgré tout ce qu’on connaît sur le rôle répresseur, impérialiste du Nord, de l’OTAN ou d’Israël. Malgré l’extrême ambiguïté des successeurs potentiels des dictateurs qui sont, salafistes, tout sauf des anges de démocratie ou du partage social ! En dépit des hypocrisies lénifiantes, l’humanisme est bien une valeur forte, commune à l’humanité, ce qui ne diminue en rien l’utilité de l’effort incessant pour le débarrasser de tous ses oripeaux tissés par les dominants ou les obscurantistes attardés. Il n’y a pas à choisir entre la révolution sociale et le progrès de la démocratie de l’éthique, la communauté d’objectif devrait aller de soi. Considérant et Dézamy ? D et L montrent excellemment comment le communisme du début du XIXe siècle, celui de Cabet, de Weitling, était largement empreint de christianisme. Comme celui de Buonarroti et de Babeuf, il opposait à l’amoralité du capitalisme (plus qu’au développement de ses tendances contradictoires et intrinsèques) le partage strictement égalitaire des biens au sein d’une communauté qui interdisait les écarts, ainsi que le message du Christ transmis par Saint Luc le préconisait, et comme les confréries monastiques ont tenté de le faire. Elles ont échoué en raison de la dégénérescence des dogmes de l’Eglise, religion d’Etat après Constantin, passant partout de la défense des pauvres à la perversion des puissants et des prêtres (Cabet) mais aussi par ce qu’ils interdisaient la mixité des sexes et donc la reproduction en leur sein, ce qui est une piètre direction pour le développement des sociétés humaines, sauf en des exceptions destinées à freiner plus ou moins consciemment l’expansion démographique pour protéger l’espèce. Proudhon s’insurge contre cette conception primitive du communisme : Dans le communisme, la société, l’Etat, extérieur et supérieur à l’individu jouit seul de l’initiative ; hors de lui, point de libre action ; tout s’absorbe en une

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autorité anonyme, autocratique, indiscutable, dont la providence gracieuse ou vengeresse distribue d’en haut, sur les têtes prosternées, les châtiments et les récompenses. Ce n’est pas une cité, une société ; c’est un troupeau présidé par un hiérarque, à qui seul, de par la loi, appartiennent la raison, la liberté et la dignité d’homme… Prémonition historique ! Mais sa cible est en fait le communisme primitif, grossièrement égalisateur que Marx condamne également dès le Manifeste. Pour D et L, sa pensée est l’héritière directe de celle de Saint Simon, la religiosité du nouveau christianisme en moins, dont l’un des points de la doctrine tient à l’idée que l’organisation de la société de travailleurs (débarrassée de la PPMP) n’a plus besoin d’un Etat étranger à la production… Désormais la politique doit être simple administration des choses et non plus gouvernement des hommes. Ceci rejoint l’incessant débat chez les révolutionnaires entre communisme et socialisme dont D et L retrouvent précieusement les origines. Chez Considérant et Saint Simon, justement, qui mettent l’accent sur l’association libre des producteurs, régie par le très sage précepte : A chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres , contrairement aux utopistes Campanella, More, Cabet : l’avenir n’est pas tant souhaitable que nécessaire, dicté par le caractère inéluctable de la loi de développement de l’humanité devant substituer à la guerre, à la violence étatiques un progrès constant vers la réconciliation, la concorde, l’amour… L’antagonisme est le moyen dynamique par lequel s’accomplit la grande loi du développement humain de l’association. Bakounine, dans la polémique développée contre Marx pour lui disputer la direction de l’association internationale des travailleurs, reprendra cette critique proudhonienne contre le communisme de Marx en prédisant le stalinisme avec une prédiction étonnante : Dans son parti, la classe serait remplacée par le parti et le parti lui-même bientôt par un seul chef. Aujourd’hui, en la gardant en mémoire mais sans l’hypostasier, on peut demeurer lucide devant les échecs mondiaux de l’anarchisme dans une égale impuissance à faire bouger les choses contre le capitalisme. Force est de repenser totalement le compromis déjà imparfaitement tenté par Marx quand, après la Commune de Paris, il réinsérait à la fin de sa vie la problématique libertaire dans une analyse économique politique rigoureuse des voies de subversion du capitalisme. Cette réinsertion du courant libertaire est sans doute aujourd’hui de la condition sine qua none, la décision

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stratégique vitale permettant d’offrir un cheminement réaliste vers une société débarrassée à la fois de la PPMP et de son Etat oppresseur. Marx en effet, D et L le rappellent, s’intéresse aussi dès les années 1840 de la formation de sa doctrine communiste (dans une ambiguïté des mots jamais dénouée) à l’autre source des utopies anticapitalistes, celles justement portées par Proudhon, Saint Simon, Leroux, Considérant, etc., d’un socialisme de l’association et du mutualisme qu’on peut opposer aux utopies des communautés égalitaires. Dès le Manifeste de 1848, il se démarque des communismes grossiers, ceux du post-christianisme de petites communautés où régneraient un ascétisme universel et un égalitarisme vulgaire. A l’évidence ce communisme-là est niveleur et potentiellement répressif. Il s’emploie à redéfinir le communisme de telle sorte qu’il en vienne à s’opposer à ce qui s’était jusqu’alors dit sous ce terme pour finir par s’identifier à l’idée même d’association (D et L). C’est l’abondance crée par la production moderne qui permettra de s’affranchir des formes arriérées du communisme primitif. Maximilien Rubel s’est efforcé de fortifier cette thèse dans son ouvrage Marx, père de l’anarchie. D et L rappellent comment Marx a découvert et fait sien le concept d’exploitation chez Stirner, l’anarchiste, et chez les saint simoniens. Celui de plus-value chez Thomson (le Lavoisier de l’économie), ricardien et benthamien, qu’il lit en 1845. Thomson est le théoricien du mouvement coopératif : Lorsque les travailleurs seront maîtres de leurs outils, dans une organisation coopérative généralisée, ils exerceront la maîtrise de l’échange sans que puisse s’exercer le chantage à la vie qui force les travailleurs à se soumettre aux accumulateurs… La possession héréditaire de la richesse est l’un des moyens les plus épouvantables et les plus efficaces jamais imaginé pour priver l’humanité des bénéfices de l’autogouvernement… Considérant (proudhonien) : La communauté se fonde sur l’égalité absolue de ses membres tandis que l’association admet une hiérarchie basée sur les inégalités et la diversité des aptitudes… La communauté jalouse des supériorités tend à les abaisser sous un niveau écrasant ; elle éteint toute émulation. L’association favorise le libre développement des individualités et leur mouvement ascendant : au lieu de supprimer toute espèce de distinction et de privilèges, elle les multiplie à l’infini et les met à la portée de tous. La communauté ressemble à un concert où l’on ne ferait toujours que répéter la même note. L’association ressemble à une belle partition de musique, dans

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laquelle toutes les notes sont combinées de manière à produire une riche harmonie. Le communiste Dezamy, adepte de Cabet, affirme : C’est l’unité la plus réelle et la plus complète ; l’unité en tout, dans l’éducation, dans le langage, dans le travail, dans le domaine, dans l’habitation, dans le vivre, dans la législation, dans le fonctionnement politique, etc. … Pour D et L Marx tente la synthèse (le grand écart ?) entre l’association de Saint Simon, Proudhon Feuerbach, Stirner, et la communauté de Babeuf, de Cabet, issus du christianisme social. Contre l’association des égoïstes de Stirner, il défend en effet l’idée d’une homologie parfaite entre le tout-individu et le tout-association. La société n’est un tout non hiérarchique que parce que chaque individu est déjà en lui-même un tous, de sorte que la relation des individus les uns avec les autres est une relation d’entre-expression immédiate des totalités…Belle intuition d’une nature simultanément corpusculaire et ondulatoire des humains ! Association ou communauté ? Son communisme revêt les plumes de l’association, il opère la fusion entre socialisme et communisme, entre et le A chacun selon son travail et le A chacun selon ses besoins. Il doit réaliser l’utopie de l’homme total de l’association communiste, pleinement épanoui, pas du tout nivelé à la norme par en bas comme chez Babeuf, mais changeant de spécialité comme de chemise, se réalisant dans un travail interchangeable et enfin désaliéné. Mais il est en même temps le produit du développement dialectique des conditions internes du système capitaliste, de la grande industrie même s’il est bien difficile d’en déceler les traces dans l’analyse sociologique de l’existant. Il y a plutôt chez Marx plaquage d’une utopie métaphysique, épiphanique sur les contradictions du mode de production. Pour D et L, il n’y a aucun passage nécessaire mais à l’inverse une projection typiquement idéaliste qui est déniée comme telle. De l’un à l’autre il y a toujours un saut spéculatif. Sauf que… La Commune de Paris (La guerre civile en France) donnera l’occasion à Marx de creuser concrètement, sur ce terrain expérimental, loin des errances idéalistes, cette question de l’Etat, de sa suppression, du contenu de la révolution socialiste à venir et de la conciliation entre communauté et association, après son long ensevelissement dans l’immense besogne de la création d’une « science » économique qui l’avait détourné de son intérêt initial pour

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la question décisive de l’Etat où il avait eu très tôt l’intuition fulgurante du danger bureaucratique comme constante d’une énergie noire des sociétés humaines. Sa thèse du communisme, pensé non comme utopie idéaliste mais comme prolongement des tendances spontanées de la lutte de la classe prolétarienne trouve quelques illustrations dans les premières mesures de la Commune de 1871 qui esquissait un dépérissement de l’Etat et une autogestion des entreprises par les producteurs associés. Aujourd’hui, après les déboires du XXe siècle, il serait pertinent de nommer l’utopie recherchée socialisme autogestionnaire plutôt que de s’accrocher à l’épouvantail définitif du communisme. Lénine reprit ses thèses sur le dépérissement de l’Etat, dans son « Etat et la Révolution » de 1917, jamais diffusé, vite abandonné dans les urgences et rudesses de la guerre civile et de l’intervention étrangère, en dépit des protestations de Rosa Luxembourg qui jugea très vite du danger extrême ou s’engageait la révolution par le haut et le parti unique. Lénine en conviendra quand à la fin de sa vie, malade, il s’opposa trop tard à la résistible ascension de Staline qu’il jugeait dans son testament trop brutal avec les camarades !! On connaît la suite et la stalinisation du mouvement international prolétarien, jusqu’à sa chute intégrale en 1989. Les marxistes de trace bolchevique sont revenus alors aux simplicités de l’égalitarisme forcé, de la contrainte étatique, régalienne imposant la communauté nivelée, abandonnant la vision basiste des conseils ouvriers de Rosa Luxembourg ou Gramsci. La formule de l’association est abandonnée, bien qu’Engels en 1895 l’ait réitérée dans son adresse au congrès de Gotha de la social-démocratie allemande, reconnaissant après coup la légitimité de l’autonomie municipale, de l’auto-gouvernement local qui avaient été condamnés tout d’abord avec la dernière vigueur au nom de la nécessaire centralisation de l’Etat comme condition de la victoire politique du prolétariat. Où l’on retrouve l’oxymoron fondateur de la transition au socialisme ! Déterminisme économique et aléatoire politique ? On rejoint une dimension connue de l’erreur de Marx et de ses suiveurs, une certaine hypertrophie de la dimension scientifique de ses découvertes économico politiques. Cela ne leur retire pas tout contenu de vérité. D et L mettent lourdement l’accent sur un divorce au sein de la pensée de Marx entre son déterminisme des lois économiques et

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le prix qu’il accorde à la dominante subjective, aléatoire, des luttes de classe politiques. A la vérité, la difficulté est moins chez Marx qu’au sein du monde réel. Cette ambiguïté est reflétée dans la définition même de la valeur de la force de travail, condition de la formation de plus-value (est-il bien utile à D et L de la remplacer par le néologisme plus de valeur ?). Somme des marchandises nécessaires à l’entretien et la reproduction de la force de travail du salarié, elle contient aussi, dans les pays développés, une part fluctuante de bien-être historique moyen qui, dépassant le strict minimum de survie et de reproduction, comprend en outre la jouissance de quelques biens anomaux, empruntés au mode de vie des couches supérieures. Le fordisme a institutionnalisé cette définition non strictement vitale de la valeur de la force de travail, en partageant une part de la plus-value collectée avec le salariat, afin d’irriguer le marché, de prolonger la survie du système menacé par la crise de 1929 et de parer à l’épouvantail bolchevik des années vingt (largement surfait, l’histoire le montrera). La scientificité du concept de la valeur de la Force de Travail souffre de sa variabilité fondamentale quand c’est sur lui que repose tout l’édifice de la formation, de la rotation du capital, de l’accumulation, des crises cycliques et de sa condamnation à produire lui-même les conditions d’une forme de société résolvant les contradictions capitalistes par une nouvelle organisation mieux égalitaire. Les dichotomie et fluctuation entre valeur d’échange et valeur d’usage sont justement le résultat du rapport des forces et des aléas de la lutte de classe, c’est sans doute là où se joue toute l’ambiguïté entre l’aléatoire, le subjectif, le psychologique et l’apparent déterminisme économique, l’objectivité de ses lois quantifiables. On est ici sur le fil du rasoir, dans le partage des eaux entre les caractères ondulatoires (collectifs, sociaux, économiques) et corpusculaires (subjectifs, individuels, aléatoires), polarisation de signes opposés mais complémentaires, inséparables, de l’essence humaine. Pour D et L, la valeur d’usage serait la manifestation sensible, apparente, quand la valeur d’échange serait la valeur révélée, découverte, l’essence profonde, scientifique du processus économique. On peut tout autant prétendre que la valeur d’usage est la première valeur tangible, matérielle comme le rappelle Marx. Elle prédétermine la valeur d’échange, elle se rattache aux besoins humains qui sont le fondement ultime, objectif, réel, au-delà des fluctuations largement abstraites de la valeur d’échange, répondant à

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une logique propre au Capital d’équilibrage entre l’offre et la demande. Mais la valeur d’usage elle-même, à notre époque, plus qu’à celle de Marx, peut prendre plusieurs niveaux : quand la rémunération de la valeur de la force de travail s’élève grâce au combat ouvrier au dessus du minimum vital, la valeur d’usage s’adapte aux besoins, ceux-ci, au-delà de la survie, sont largement définis non seulement par l’accès à des biens anomaux utiles des couches aisées mais aussi, par le mécanisme capitaliste, en besoins artificiels, créés par la publicité, gadgétisme, vitesse, individualisme, appropriation boulimique, obsolescence programmée, sport dopé, loto, productivisme aveugle et destructeur d’environnement, etc. Il faut bien alors aux chercheurs désintéressés imaginer un envers idéel qui serait dicté par des besoins humains authentiques pour évaluer cette artificialité qui n’existe que par rapport à une référence, un paradigme fixé, lequel est largement fictif, difficilement calculable malgré son évidence externe et intuitive, il est de caractère idéologique, philosophique, politique, humaniste, éthique, culturel… Gadrey a essayé d’utiliser des taux de satisfaction individuelle pour les substituer au seul PIB, trop exclusivement quantitatif, et qui seraient basés sur des interviews, des statistiques sur la santé, la mortalité, etc. Cette mesure est évidemment moins aisée, plus floue qu’en pure économétrie chiffrée monétairement. Il a néanmoins montré par des graphiques que dans les pays développés, la courbe de l’augmentation des PIB par personne décroche de celle qui décrit ces taux de satisfaction individuelle. Au-delà d’une certaine valeur du PIB, il se crée un palier, la satisfaction moyenne n’augmente plus, ce qui tend à donner du crédit aux thèses de la décroissance, au moins à celles d’un développement durable. Au delà du seuil atteint par le Nord, l’augmentation du PIB ne profite plus qu’aux bulles spéculatives et à l’enrichissement fou des 1 % les plus riches, avec les conséquences absurdes comme le niveau de spéculation du marché de l’art accompagnant l’effondrement sans précédent de son niveau esthétique. L’effondrement du goût architectural des élites, leur impuissance devant la traversée obligée de l’urbanisation horrible que leur course au profit engendre. Où sont les Médicis, les D’Este, les Visconti, les Montefrette d’antan ? Ils sont remplacés par des pharisiens qui recourent comme la plupart des politiques aux conseils des « spécialistes », dont la culture souvent réelle est ruinée par leur appétit du lucre. Lisez les média, consultez les Grands Prix.

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Y a-t-il une valeur scientifique du travail ? Notre époque pose le problème de la valeur d’échange sous un autre jour : la comparaison difficile en termes chiffrés de la quantité de force de travail comprise dans la même voiture selon qu’elle est construite en Chine ou à Aulnay sous Bois. Pourquoi une telle différence pour deux marchandises en tous points comparables, en termes de valeur d’usage et de quantité de travail intellectuel et physiologique, hors leur représentation chiffrée en salaires, changeant d’échelle avec la zone géographique et l’histoire du capital ? La définition marxienne reprend ici toute sa force, seuls les maigres salaires chinois peuvent expliquer la différence. La cause réside dans l’énorme masse de réserve des paysans chinois misérables (400 millions ? Plus ?). Il existe une troisième valeur, substantielle, difficilement mesurable sauf pour les bureaux d’études de constructeurs qui en gardent jalousement le secret pour les actionnaires, c’est la quantité physique (et intellectuelle) de travail humain, au sens de la science physique, (temps) x (distance) x (effort), additionnée statistiquement et produisant des moyennes par produit dans une nation considérée… puis des moyennes mondiales approchables par les deux types de valeurs, usage ou échange, étudiées par Marx et à laquelle elles devraient correspondre pour chaque marchandise. A laquelle il faudrait ajouter la valeur objective de la force de travail intellectuelle consommée. A rapprocher de la valeur constituée de Proudhon, tentant de se substituer à l’inconciliable contradiction entre les valeurs d’usage et d’échange. Le calcul se complique car ce travail d’évaluation peut être réutilisé plusieurs fois (lois scientifiques, normes, logiciels, etc.). Mais qui dit complication ne dit pas impossibilité. Rien n’empêche le calcul du coût et de l’amortissement des brevets. La valeur d’échange d’aujourd’hui est différente. Bien qu’elle tende à s’égaliser par les lois du marché mondialisé, il y a toujours une rente surajoutée, par exemple sur les prix de vente encaissés par les patrons d‘automobile où les voitures chinoises s’alignent tant soit peu sur les prix élevés de la main d’œuvre occidentale, la firme encaissant la différence (tout comme la rente foncière provenait de l’alignement des prix issus de terre fertile sur les terres les moins fertiles). La spéculation sur les taux de changes, sur les produits dérivés, sur les obligations d’Etat surestimées et autres sources parasitaires de profits rentiers, sont des

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lieux artificiels de fabrication de valeur fictive d’échange sans correspondance aucune avec une quelconque valeur d’usage ni marchandise. L’adéquation nécessaire, après un temps de latence t, entre l’une et l’autre s’effectue violemment par les crises cycliques qui font éclater les bulles financières produites et l’Etat fait supporter aux salariés l’austérité pour qu’ils comblent l’abîme du virtuel par une réduction drastique de la valeur de leur force de travail au profit in fine des actionnaires qui ont créé la spéculation. Car, contradiction totale, l’enrichissement par des valeurs fictives, la spéculation, l’escroquerie à grande échelle (qui se porte assez bien comme en témoigne en juin 2012 la banque Barclay) à tout moment peuvent être matérialisés en marchandises de haut luxe : Rollex, yachts, îles des Seychelles, diamants sur canapé, etc. A rapprocher des analyses de Balibar : …Il faut décidément soustraire la plus-value à ceux qui se soumettent au procès de production capitaliste, comptables, experts-comptables, ou comptables nationaux. Il ne suffit assurément pas de définir d’une façon purement quantitative la plus value… (in JP Cotten, La pensée d’Althusser). Peut-être est-ce une manière un peu cavalière de rejeter absolument toute intrusion de la scientificité dans l’analyse économique en kidnappant la notion de valeur dans le camp nuageux de la philosophie. Peut-être devrait–on là encore tenter de dépasser la contradiction, nier la négation plutôt que s’arc-bouter sur la dichotomie, d’un côté une économie quantifiable mais viciée par le mensonge postulé par l’aliénation, de l’autre une matière à penser enfin libérée du mensonge mais rétive à toute quantification, ce qui la laisse dans le champ des illusions idéologiques, quoi qu’on en dise. La valeur de la force de travail, notion irremplaçable, est malheureusement par essence variable, fluide, extrêmement difficile à mettre en équation, ce qui rend problématique la tentative d’asseoir sur elle tout l’édifice d’une « science économique », qu’elle soit bourgeoise ou même altermondialiste. Chacune reproche à l’autre ses tricheries dissymétriques mais manifestes. Pourtant, sous peine de faire appel à la génération spontanée du profit par simple jeu d’écriture comptable, de considérer que la monnaie est un signe virtuel n’obéissant qu’à la volonté humaine, comme l’écrit bien naïvement Philippe Derudder, force est maintenir cette approximation, dont l’incertitude déterministe rappelle celle du flou quantique dont les assises expérimentales sont têtues et le rôle de support théorique trop précieux…

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Mandarinat Une hypothèse intéressante est celle de la formation en cours d’une nouvelle classe de mandarins sociaux démocrates qui résulte de la fusion pratique entre les élus de haut niveau, maires, députés, etc. et les hauts fonctionnaires d’Etat - jusqu’aux collectivités locales - en une couche fortement solidaire, échangeant aisément ses positions, bénéficiant par son parasitisme d’une part de la plus-value prélevée sur le salariat et défendant politiquement des intérêts particuliers ressemblant fort à ceux d’une classe. Ils prônent la résolution de tous les dysfonctionnements du capitalisme désormais largement obsolète non par la substitution d’un vrai socialisme - autogestionnaire - mais, tout à l’opposé, par une intervention croissante de l’Etat et de ses appareils où leur classe trouve les moyens de son expansion et de sa domination substitutive. Cela s’assortit naturellement d’une alliance avec les fonctionnaires modestes pour les faire servir à leurs propres ambitions moyennant quelques concessions sociales. Cela s’assortit naturellement d’un compromis historique avec l’oligarchie, dont ils s’engagent à gérer loyalement le capitalisme tout en critiquant ses aspects les plus voyants, mais pas question de remettre en cause le moins du monde la sacro-sainte propriété privée des moyens de production. Tout juste parfois, audace rare, on s’autorisera sous la pression de masses un moment radicalisées, quelques nationalisations où habilement la bureaucratie trouvera son compte en postes bien rémunérés, juste le temps que l’alternance les privatise (1983). Mais les mandarins assoient aussi leur puissance à moindres frais en passant sans douleur des états-majors étatiques à ceux de l’oligarchie (Le moule prototype est l’ENA et le Corps des Ponts et Chaussées). La structuration en classe s’effectue par une idéologisation poussée par des intellectuels organiques, payés par l’Etat et qui, même dans l’opposition de leurs syndicats corporatistes teintés de radicalisme, dévoient les stratégies de la gauche de la gauche en produits pollués par une étatisation sans vergogne et sans mémoire : au moindre dysfonctionnement, même potion magique : revendication du renforcement des appareils d’Etat bourgeois (!), accroissements des effectifs inutiles, nationalisations, centralisation, planification, toutes calamités pourtant durement éprouvées par l’humanité dans ses expériences malheureuses de « socialisme » bureaucratique d’Etat du siècle dernier ! Ce qui voue à l’échec définitif toute tentative

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d’émancipation avant même de l’avoir esquissée ! Quel prolétaire voudrait s’engager aujourd’hui dans la voie qui a mené au totalitarisme et à la pénurie de l’Est ? Les citoyens condamnent ces solutions pipées et ramènent périodiquement les sociales-démocraties à leur étiage d’été. La relève radicale tarde à venir : l’absence de stratégie de socialisme par le bas, le morcellement des forces en cohortes jalouses acharnées à défendre les lambeaux de schèmes révolutionnaires asséchés et stériles qui résultent de l’effondrement stratégique du siècle passé, n’y sont pas étrangers. L’autre tare, symétrique de la première, nourrie par elle, est bien entendu le caractère tribuniciste, irresponsable où, tant qu’on est dans l’opposition (pour très longtemps), on peut promettre tout et n’importe quoi puisque on ne sera jamais en position d’en assurer la réalisation. Devenir la classe hégémonique exigerait au contraire d’être jugé capable par les masses populaires de gérer toutes les questions posées à la nation, pas seulement les questions immédiatement sociales - et décisives - d’un meilleur partage de la plus-value. L’autogestion ne dispensera pas l’économie nationale d’équilibrer exportations et importations. L’Etat, fût-il en dépérissement, devra maîtriser ses déficits. Si la santé n’a pas de prix, on aimerait cependant que la Sécurité sociale soit équilibrée, etc. Il existe donc en France un mûrissement des conditions objectives de passage à une meilleure société que le capitalisme obsolète lequel va droit dans le mur, peut-être néo-fascisant. La complexité des conditions subjectives françaises peut laisser perplexe sur les chances réelles d’un tel bouleversement. Mais, en 1967, rares étaient ceux qui auraient pressenti le déferlement du mouvement de masse un plus tard. Pourtant il eut lieu. Ses résultats sont une autre question. Quoique. Les mêmes problèmes étaient déjà en jeu. Le résultat treize ans plus tard alla droit à l’échec à cause justement du modèle étatiste du programme commun de Marchais, copié des soviets, adopté par le florentin Mitterrand, le temps de plumer la volaille communiste, seule « réussite » de ses mandats présidentiels pour ne bourgeoisie même pas reconnaissante. C’est reparti avec le poupon hollandais ! Le salariat, le jour où par miracle il se doterait d’un parti (mouvement, phalange, réseau, cohorte, club, bande, peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse !) d’avant-garde qui, trente ans plus tard, se mettrait à jour en rejetant les scories du siècle dernier, devrait donc établir une stratégie d’unité d’action (type 1936), avec les représentants des fonctionnaires de base, avec ceux des cadres du

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privé, pour isoler et mettre en échec l’ennemi principal, l’oligarchie, tout en dénonçant les errements étatistes et liquidateurs et en poussant les feux des solutions stratégiques efficientes, celles de l’autogestion et du dépérissement de l’Etat. Une critique en règle d’Isabelle Garo L’intérêt du volumineux travail de Dardot et Laval tient à l’analyse exhaustive de la formation de la pensée de Marx, de son maître Hegel, des socialistes français (Proudhon, Saint Simon, Considérant, Leroux, Fourrier, Cabet, Babeuf, etc.), des économistes anglais (Smith, Ricardo, Thomson, etc.) et surtout de la cohorte des jeunes hégéliens dont il faisait lui-même partie, depuis Stirner, un des pères de l’anarchie à Feuerbach, digne suiveur des encyclopédistes en matérialisme contempteur du christianisme, en passant par Bauer, Moses, etc. Ces influences sont connues, la question est de savoir si Marx n’aurait commis que leur compilation hasardeuse ou bien frayé des chemins nouveaux à la pensée révolutionnaire. Après d’innombrables pages pour relier la négation de la négation de Marx, celle d’un communisme primitif nié par le système d’exploitation capitaliste, ce dernier nié à son tour pour accoucher d’une société socialiste qualitativement différente, de technologie et d’abondance, à celle de Hegel, pataugeant dans les miasmes obscurs et régressifs de la triarchie chrétienne et d’une approche scolaire de la lumière, D et L en viennent curieusement, au moment même où l’humanité aborde l’ère des crises formidables du capitalisme mondial à rejoindre le pessimisme de l’Ecole de Francfort des années 40, alors bien compréhensible, en rejetant toute historicité possible d’une négation de la négation des formes de société humaine. Ils remplacent le socialisme autogestionnaire par la perspective de l’émancipation, tirée de Rousseau, bon auteur s’il en est mais dont il n’est pas avéré qu’il possédât les clés de la situation contemporaine, ou bien de Foucaud, plus récent, mais dont ils disent eux-mêmes qu’il laisse soigneusement de côté la question de l’émancipation comme horizon des combats, comme si l’histoire effective n’était que le silencieux enchaînement des résistances et des pouvoirs. La philosophe Isabelle Garo a publié chez Syllepse ((revue Contre temps, n°15, 2012) une critique vigoureuse de l’ouvrage de D et L dont on peut retenir quelques thèmes essentiels. Elle résume ainsi la pensée des auteurs : pour eux, la pensée de Marx n’a, en vérité,

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aucune unité véritable et il serait aisé de montrer qu’elle est une adition sans lien de thèses incompatibles, se concluant par un projet politique à la fois daté et inconsistant, le communisme… L’œuvre marxienne n’est en définitive qu’une combinaison aventureuse et fondamentalement incohérente des ses sources…Malgré leur érudition, les auteurs n’apportent rien aux anciennes attaques de Aron, Arendt, Castoriadis ou Lefort. Ils se seraient très visiblement inspirés de l’interview de Foucaud : Comment se débarrasser du marxisme (1976) ? Où il définissait le marxisme comme une modalité de pouvoir, une science prophétique qui diffuse une force coercitive sur une certaine vérité… qui n’appartient qu’au dix neuvième siècle… Isabelle Garo : Pour D et L, l’originalité prétendue de l’œuvre marxienne tient avant tout à des reprises habiles et des combinaisons audacieuses de tendances incompatibles, principalement de l’économie post-ricardienne et de la philosophie hégélienne, qu’ils se veulent les premiers à révéler… Loin d’être un bloc doctrinal sans failles, l’œuvre marxienne relèverait de l’effort permanent de mise en cohérence théorique sous l’égide d’orientations pratiques et politiques qui, chez Marx, sont des moteurs de l’œuvre savante au même titre que la volonté scientifique d’élucidation mais bien plus que les affiliations théoriques… Il en est ainsi de la filiation au saint simonisme, une des sources de Marx, pour lequel l’administration des choses ne consistait qu’à charger les industriels les plus important de la fortune publique, au nom d’une science de la production qui se ramenait à un nouveau christianisme. On peut mesurer l’écart avec le Manifeste ou le Capital ! D et L, en réduisant l’apport marxien au pillage des ricardiens de gauche comme Thomson, oublient en effet la découverte fondamentale de Marx, le fait que la force de travail est une marchandise particulière qui produit plus de valeur qu’elle n’en possède, ce qui demeure d’une actualité brûlante ! De la même façon, ils éliminent la place essentielle, dans l’analyse marxienne du capitalisme, des crises qui permettent d’ouvrir à la lutte politique des salariés des perspectives pour un changement de société. Isabelle Garo cible également les lacunes du gros œuvre de D et L qui ne dit rien sur l’action militante de Marx, l’édification de la première internationale, ou qui, présentant très sommairement le Capital, fait le silence sur l’étude des crises, etc.

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Elle retourne leur argument antimarxiste principal : c’est plutôt leur étude en ce qu’elle prolonge l’antimarxisme des années 70, qui pourrait bien être datée, quand la crise ouverte en 2008, fait redécouvrir la pertinence profonde des axes essentiels de la pensée marxienne pour comprendre les convulsions de notre société capitaliste mondialisée. Ce retour d’intérêt semble montrer au contraire, que, quel que soit son caractère évidemment non sacré, avec ses hésitations et ses apories, sa fécondité sur les axes essentiels du capitalisme la remet totalement d’actualité. Le capitalisme a-t-il un avenir ? Les nations développées, en voie d’être rattrapées par les BRICS, sont dotées peu ou prou d’un niveau industriel avancé, de l’éducation, et de processus démocratiques imparfaits et inégaux mais réels. Elles sont aussi entièrement dominées, produites par le système capitaliste de concurrence faussée par la publicité et la manipulation spectaculaires. Pour convaincre les populations et d’abord un salariat qui, rassemblant 92 % des actifs, n’a jamais été à ce point numériquement en position d’hégémonie, de se débarrasser de l’aliénation, la moindre des choses serait de disposer d’une utopie adaptée aux situations de ce capitalisme nordique déclinant, de ses conquêtes partielles de démocratie, de circulation rapide de l’information, dévoyées il est vrai par la domination oligarchique. Ces populations, à côté d’autres aspects négatifs de leur vie (précarité croissante, violence interindividuelle de la concurrence, pollution, abrutissement médiatique, urbanisme inhumain, etc.) disposent cependant jusqu’à présent d’un niveau de vie relativement confortable - à l’exception de la permanence insolite d’une frange exclue de 15 % de très pauvres et d’un important chômage chronique - qu’ils peuvent comparer aux souvenirs de pénurie des anciens temps (1940, du temps où les ancêtres idéologiques des lepénistes étaient au pouvoir ! !). Elles disposent de la paix civile, bien inestimable qu’elles pensent devoir à un Etat qu’elles auraient élu, ce qui est formellement vrai, si on fait magiquement disparaître les pressions de l’énorme système de désinformation sur l’opinion publique. Songez à l’affliction des informations sur les chaînes publiques : 80% d’inondations, accidents, crimes, le temps qu’il fait, la neige qui tombe, recettes de cuisine, people, malheurs des céréaliers, médecins, patrons, taxis, charcutiers,

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Trierveiler ou Carla, etc. Guerre en Syrie, Egypte, Soudan, Ukraine, pain béni : chez nous il fait bon. Plus somnifère tu meurs. Sur Arte un peu d’air circule mais il est confidentiel. Toute solution faisant craindre à ces actifs immensément majoritaires une diminution brutale de leur niveau de vie, voire la guerre civile qui porterait la mort dans leur quartier, est rejetée avec force, quand bien même les exemples de violence capitaliste proches (migrants, banlieues, licenciements, etc.) les révoltent sur le plan éthique. Ils ont également peur du vide. Par exemple celui de programmes contestataires qui méprisent toute réalité économique ou politique, toute référence à des bilans recettes-dépenses équilibrés qui dégagent les déficits structurels par un pschitt. La gauche de la gauche affirmant que les banques peuvent tout payer et qu’il faut renforcer les appareils d’Etat, ne peut donc être crédible. Pour être sérieusement révolutionnaire aujourd’hui, il faut être aussi, soit-on très minoritaire, un parti de gouvernement, savoir compter, ne pas rêver de boucher les trous du budget avec des invocations ou des imprécations. Le souvenir du fiasco total des solutions étatiques de l’Est sont encore dans toutes les mémoires, comme celles des tentatives européennes (1981, les nationalisations bureaucratiques, Elf et le Lyonnais, etc.). Les solutions bureaucratiques sont pires que les solutions capitalistes, l’histoire récente l’a expérimenté en vraie grandeur. Ainsi s’explique le succès de solutions saccharinées quoique inopérantes du courant dominant de la « gauche », les partis socialistes, malgré leurs fiascos retentissants dans toute l’Europe, dus à sa liquidation de toute trace de radicalité marxiste dans leurs analyses et politiques pratiques. Ce n’est pas seulement le résultat de l’intoxication par Libé ou Le Monde et les autres, détenus par l’oligarchie. Avec l’approfondissement de la crise, plus nombreux sont les citoyens qui tendent à des changements plus profonds que l’alternance des majorités droite gauche tous les dix ans modifiant les orientations aux marges mais si peu. La question décisive est que le salariat produise sa propre théorie de substitution au capitalisme finissant. Ou que ses penseurs produisent une utopie (une stratégie politique), non point parfaite, scientifique, armée de pied en cap, ce qui serait une vue de l’esprit, mais voisine d’une réponse cohérente à l’essence de la crise de société, à ses issues possibles, s’attaquant à la récurrence impavide de la propriété privée des moyens de production, à l’atrophie de la démocratie, en fonction de ce que nous savons aujourd’hui, appris des leçons de l’histoire du XXe siècle, des rapports de force,

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comme des possibilités de l’opinion de s’enflammer soudain pour des solutions à la fois audacieuses (1968 !). L’approche générale et les quelques concepts clés de Marx demeurent utiles. Jamais on a à ce point ressenti la vérité de ses analyses anciennes, le capitalisme n’a plus aucun vase d’expansion où se ressourcer pour faire rebondir son expansion : occupant désormais la totalité de la planète, il est plus que jamais son propre fossoyeur. Le fond tient sans doute à ce que D et L décrivent : aux deux sources contradictoires de la pensée de Marx. Le communisme de Cabet repris des communautés chrétiennes, le socialisme associationniste de Saint Simon et Proudhon, quelles que soient par ailleurs leurs limites dans l’affrontement avec le capital. La communauté tend à niveler à la moyenne, elle sous-entend l’intervention autoritaire d’un Etat, la planification, la bureaucratisation. L’association d’entités de base, au contraire, respecte une certaine diversité et autonomie, par conséquent la liberté et une concurrence raisonnable, un marché mais encadré par le contrôle citoyen. L’évolution totalitaire du XXe siècle n’était pas fatale, elle est issue des inégalités dans le rythme de développement planétaire et des scories mythiques au sein de la pensée rationnelle de Marx (résidus d’hégélianisme et de déisme, classe ouvrière messie, science hypostasiée, etc.). C’est l’autre direction, associationniste, longtemps portée par le précieux courant anarchiste au sein du mouvement ouvrier qu’il faudrait désormais réinsérer dans une idéologie qui revendique l’hégémonie au sein du salariat majoritaire, une fois l’anarchisme débarrassé de son anti-étatisme radical et nihiliste qui résulte de son histoire particulière. Le refus chimérique de toute forme de gouvernement, de tout parti l’enferme dans un solo sans prise durable sur les réalités politico-sociales. L’avenir rationnel imaginable, profitable aux humains, ne peut prendre qu’une couleur socialiste et autogestionnaire. La planification centralisée en URSS ou en Chine de Mao exprime une crétinerie de principe : même avec des ordinateurs ultra puissants, il n’est ni possible ni souhaitable de tout déterminer au sommet, les moindres consommations, les articulations productives, l’émergence de produits nouveaux, etc. Une spontanéité du marché socialiste, dès lors que l’accumulation privée qui le fausse serait neutralisée, peut régler cette complexité bien plus efficacement et à moindre coût humain que tout pouvoir bureaucratique. Il s’agit aussi d’affiner un contenu dialectique, contradictoire de l’Etat. Au fond, il suffirait de prendre les ultra libéraux au mot : réaliser un

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marché libre, débarrassé de toute contrainte autre que les besoins humains tempérés, c’est-à-dire aiguillonnés par l’aspiration au bien vivre de tous garantie par un Etat autogestionnaire, par la créativité de la base autant que par l’expertise du sommet, sa rapacité en moins, avec comme visée centrale la RTT, l’acculturation du plus grand nombre plus que l’accumulation de biens matériels superflus, destructrice de la planète. Ce qui suppose comme objectif ultime la suppression des oligarchies, la Propriété Sociale des Moyens de Production, la fin de la publicité au profit des comparatifs d’ONG, la traque des situations de monopole, des privilèges de caste (hauts fonctionnaires inamovibles…), l’échelle des revenus de un à cinq, etc. Excusez du peu ! L’avenir doit nécessairement passer par le dépérissement de l’Etat dont il a été montré qu’il portait comme la PPMP mais de manière autonome (URSS, Chine de Mao, etc.) une part spécifique de l’aliénation oppressive qui empêche les humains de s’épanouir. Cette tendance objective au dépérissement de l’Etat travaille dès maintenant le monde capitaliste, autant par pression historique que par sa rage à récupérer désespérément un taux de profit qui s’effiloche. Les fonctionnaires de base, comme salariés exploités, ne peuvent trouver d’issue stratégique dans le renforcement de ceux qui les exploitent, les appareils d’Etat et leurs mandarins évoluant de l’appartenance de caste à une véritable classe sociale. Leur libération passe par le dépérissement de l’Etat et le partage avec tous les salariés autogestionnaires du même statut autogestionnaire, des richesses comme du travail obligé voué à être en diminution constante, quand celui qui concerne le plaisir personnel, la création et l’altruisme s’épanouira. La solution recherchée par Marx c’est la synthèse entre le socialisme fouriériste ou proudhonien et le communisme de Babeuf ou de Cabet, un compromis éminemment complexe entre l’Etat politique débureaucratisé et le libre fonctionnement des lois de l’économie au sein d’un marché socialiste, autogestionnaire et cadré par des réglementations souples. Le courant anarchiste est porteur d’une partie de cette vérité. Mais en faisant de la suppression immédiate de toute forme d’Etat un dogme où il s’enferme, en accentuant à l’extrême la dimension individuelle de la politique, en en faisant dériver l’économie, vers la chimère d’une autogestion absolue, totale, supprimant tout gouvernement, toute délégation de pouvoir, vers la seule auto-production de petits producteurs, c’est-à-dire la régression archaïque vers une économie

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agraire, artisanale pré-capitaliste, vers le troc ressuscité et substitué à l’échange monétaire et de la marchandise, ils prêchent dans le vide, empruntent des voies de garage, adoptent des postures de vitupération du monde sans lendemain crédible, posture en fin de compte assez confortable à l’oligarchie. Politique et économie Il faut reconnaître la dialectique complexe dans les deux grandes entités, deux grandes forces organiques humaines, celles de la politique et de l’économie, exerçant leur être spécifique quoiqu’en interrelation constante. L’urgence est d’inventer empiriquement une nouvelle délégation de pouvoir institutionnalisée résulte de la critique du parlementarisme libéral du Nord, démocratie concrète pour lors la plus avancée au monde, en dépit de son obsolescence et de son dévoiement par l’oppression de classe. La fonction historique des appareils d’Etat a été de bloquer tout développement, d’arrêter l’histoire, de stopper le jeu des contradictions vitales de l’édifice sociétal comme la cancérisation dans le monde organique. Il conviendrait donc d’éliminer ces tares cela sans tomber dans la foire d’empoigne, l’incohérence, le charivari : Une constitution à géométrie variable, mise à jour de chaque progrès de la société. Trop de place accordée à la spontanéité, c’est le recul de la rationalité, des capacités approximatives mais vitales de prévision par les humains selon des simulations inspirées des sciences dures. Trop de gouvernement centralisé, c’est verser dans le dogme du savoir technocratique, reproduction itérative de normes inébranlables conduisant à la paralysie bureaucratique, à l’enlisement des praxis, à la fuite devant tout effort d’imagination, à la mythologisation des sciences humaines en une imprudente hypostase, à la généralisation de la production du vide paperassier, du shaddockisme. La prévision généralisée, détaillée, exacte, est une impossibilité fatale, une maladie de l’esprit ouvrant à toutes les simplifications abusives et aux aberrations incorrigibles du « socialisme » soviétique ou maoïste. De l’hyperlibéralisme, tout en brisant sa monstrueuse déformation mercantile, il faut après examen retenir son utilisation relativement efficace de la spontanéité du marché et de la concurrence des marchandises, seul moyen de mesurer une efficacité productive et consommatoire des biens usuels. Le moteur doit changer : à l’aiguillon d’acier du cash flow aveuglément imposé, il conviendrait

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de substituer la prise en compte politique d’un développement écologiste, économe, solidaire. En économie, utiliser comme levier du développement le partage entre tous des richesses et d’un temps de travail en constante réduction, de la culture rationnelle, plutôt que l’enrichissement forcené des milliardaires et le dévoiement des individus dans la veulerie des leurres consommatoires. La prise en considération du caractère ondulatoire, collectif, des sociétés humaines induit la reconnaissance de lois générales tendancielles, au sein d’une incertitude déterministe partagée avec la microphysique. Ce chaos est mû par des attracteurs étranges que l’humanité peut apprendre à déceler. Marx y a joué un rôle d’invention et de synthèse décisif au XIXe siècle - par exemple en établissant la correspondance nécessaire entre le caractère des forces productives et celui de leur propriété - ou bien l’inéluctabilité des crises et de la tendance à la baisse du taux de profit comme conséquence de la mécanisation-automation. Le caractère corpusculaire de l’humanité, son corollaire à la fois inséparable et contradictoire, suppose l’action personnelle et par voie de conséquence, les moyens de l’échange politique. Cette volonté individuelle, en retour, une fois traduite en action politique collective, selon les émergences du hasard historique est in fine le seul moyen d’agir sur les modes de production dès lors qu’ils auraient épuisé leur capacité à porter le devenir humain en appelleraient ainsi le nouveau potentiel dont ils portaient les germes. Laissés à leur seule dynamique interne, ceux-ci, s’ils commençaient à diverger, ne pourraient conduire qu’à l’effondrement ou l’infinie stagnation. Le cas de l’Allemagne de 1925, des USA de 1933, du monde de 2008, illustre assez cette thèse, le retour à l’intervention étatique a été le seul moyen - provisoire - de sauver l’économie du marasme. Réciproquement, les actions individuelles de l’être humain, si elles continuaient d’ignorer le socle économique de la société, ne pourraient aboutir à aucun changement du mode de production, bloquant ainsi tout progrès. Le mépris stalinien (de fer) du marché de l’URSS et de la Chine de Mao n’ont débouché que sur le poutinisme ou les « cent fleurs » milliardaires chinoises, sans la démocratie. Donc oui, Marx avait raison sur la plage de Ramsgate, il faut se battre mais ni contre les moulins à vent ni à la poursuite des grues métaphysiques, comme le renforcement des services publics, la banque centrale nationalisée, la planification condamnés par l’histoire. Il ne serait pas inutile de disposer d’une bonne stratégie, celle du

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socialisme par le bas, l’autogestion, ce qui ne signifie naturellement pas la fin de tout gouvernement et de toute délégation de pouvoir mais la création d’un tissu vivant d’intervenants citoyens et la mise en place des meilleurs mécanismes pour maintenir l’effervescence citoyenne, garantir l’efficacité de son intervention à tous les niveaux de décisions au fur et à mesure de l’élévation des capacités rationnelles du peuple. Faute de quoi le mouvement populaire demeurera désarmé devant les Warren Buffets qui se vanteront toujours d’avoir gagné la guerre de classe ! Plus précisément : le pouvoir des banques après avoir provoqué la crise de 2008, continue de dicter sa loi aux Etats, empruntant au FMI à bas taux pour re-prêter aussitôt aux Etats avec un taux majoré, en bon français, de l’usure ! Le chaînon décisif de l’évolution mondiale est donc précisément là : l’urgence est de revendiquer une première phase d’autogestion des banques, le contrôle des investissement, des bilans, etc., par un conseil de surveillance élu à la fois par les salariés et par les titulaires de compte, les capitaux leur appartenant plutôt qu’aux actionnaires, ils sont en droit de surveiller de près leur utilisation ! Et ensuite, recoudre tout l’habit sur le même principe saint simonien à chacun selon son travail ! Un panorama mondial apocalyptique ! La crise est à nos portes, nul lieu de la planète où elle ne sévira pas. Le capitalisme, menacé d’apoplexie par sa finance virtuelle suppléant au taux de profit en constante restriction, a cependant encore du travail : faire passer 5 ou 6 milliards d’humains de l’infra-vie du Sud à la survie aliénée du Nord. Après la disparition du communisme si prometteur et si décevant, en vingt ans c’est sans doute près d’un milliard de terriens qui grâce à lui ont franchi le porche de l’eldorado : tout à l’égout, aspirateur, télé, teuf-teuf, portable, etc. Il en reste quelques milliards qui font la queue, le malheur est qu’il n’y parviendront jamais : il y faudrait les richesses naturelles de quatre planètes supplémentaires ! Le plus probable est que le Nord va lentement s’appauvrir dans le désordre puisqu’il ne produira plus rien et que l’ensemble de la planète va succomber sous le réchauffement, la pollution, la disparition des ressources énergétiques faciles, de l’eau, des céréales, à moins que le stock d’armes atomiques n’abrège d’un seul coup de folie l’agonie lente. La démographie galope, nourrie par la misère et l’entretenant, avec toujours une étape d’avance sur un

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progrès social qui à terme pourrait seul la freiner. Jamais les USA qui avec leur monnaie refuge vivent au crochet du reste du monde, n’accepteront d’abandonner leur dollar, leur OTAN, leur pétoire personnelle : les attaques contre l’Euro de leurs agences de notation, ce syndicat d’agioteurs, en témoignent. Le réalisme onusien qui doit bien ménager Russes et Chinois paralyse l’action pour mettre fin à la boucherie syrienne qui n’est plus que le champ clos des affrontements entre les deux puissances pétrolières de l’Islam. La démocratie formelle a bien fait quelques progrès, de plus en plus de nations s’en réclament, vont jusqu’à organiser des élections, en peaufinant tous les moyens médiatiques ou souplement répressifs pour les dévoyer au service des dominants. Nulle part au monde, deux cents ans après 1789, cent cinquante ans après le manifeste de Marx, cette démocratie n’a osé franchir le porche des entreprises ! Une social-démocratie définitivement rangée à l’alternance entre bureaucratie étatique de gauche et brutalisme clairement bourgeois de droite, attend sagement l’éternel retour de la bascule électorale, aidée par l’amnésie citoyenne. Des chaînes partielles et sporadiques d’indignés diffusent leur colère en boucle sur Internet. Ici ou là, des poches de résistance socialistes de gauche macérent dans une macédoine de débris idéologiques peu comestibles de socialisme étatiste, d’anarchisme chimérique ou de tribunicisme obtus. Un mouvement écologique utile mais dispersé dans trop de pistes dogmatiques, par exemple les antinucléaires muets sur le charbon allemand, les pro et anti-éoliennes, les pro-requins ou les pro-loups, muets sur la ville absurde du grand capital, siège essentiel de la mal vie planétaire et de la pollution des corps et des esprits. On a cru un moment qu’ATTAC et les forums sociaux constitueraient le puissant relais internationaliste vers une nouvelle internationale démocratique, sociale et rationnelle d’un salariat désormais énormément majoritaire dans les nations industrielles, y compris les BRICS mais le mouvement semble bien s’être épaufré. Reste Pépé Grillo ?? L’Amérique du Sud a semblé un moment donner le la mais Chavez, s’il a mieux réparti la manne pétrolière en faveur des pauvres, a peiné à construire, en louchant sur le modèle policier épouvantable de son ami Castro, une économie sociale qui fonctionne, et le Brésil de Lula malgré ses progrès, s’est rangé calmement dans la mouvance sociale libérale… Autant d’ingrédients pour une extinction sans phrase…

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L’humanité a néanmoins posé un engin qui explore Mars et découvert le fameux boson de Higgs, pièce manquante au puzzle fondamental issu du Big Bang ! Les chercheurs en physique fondamentale du CERN ont établi un mode d’agir collectif dont l’axe est la coopétitivité, alliant la coopération et la compétition dynamique. Il y aurait beaucoup à prendre et à apprendre de cette démarche rationnelle et généreusement désintéressée pour qui voudrait dissiper enfin les obscurités tenaces qui résultent de l’échec de la première tentative de libération sociale. L’esprit scientifique semble interdit de séjour dans les cénacles politiques par l’intérêt animal des nantis et la stupidité des mythologistes et lobbyistes … Que faire ? Hirondelle ou rossignol ? Zarka et Cours-Salies publient chez Syllepse un précieux opuscule. Ils exhument les textes où Marx et Engels ont esquissé des solutions autogestionnaires. Travail utile : dans leur présentation les auteurs vont jusqu’à répéter trois fois le thème tabou du dépérissement de l’Etat, bravant ainsi les foudres corporatistes des fanas du service public. Rendons hommage à leur audace théorique. Hélas ils ne vont pas jusqu’à nous dire en quoi pourrait consister aujourd’hui ce dépérissement : devrait-il passer par la diminution du nombre excessif de fonctionnaires ? Nos auteurs communistes s’efforcent de tirer le Marx hésitant de la maturité dont le manifeste de 1848 fait la place belle à l’étatisation, au plan économique central, etc., vers l’autogestion avec laquelle il ne renouera vraiment qu’après son analyse pertinente du formidable coup de tonnerre de la Commune de Paris (1871)… Ils font l’impasse sur le formidable débat entre Marx et Bakounine, bien dommage car sans donner un blanc seing historique au personnage anarchiste complexe, voire ambigu dans sa relation avec le tsarisme, force est de s’interroger sur sa formidable prémonition du destin des théories de Marx, empreintes d’étatisme, dont il dit le premier que la dictature de la classe ouvrière amènerait celle du parti, et cette dernière la dictature d’un homme… Mais ils sont sincèrement défenseurs de l’autogestion sans cependant aller au fond de leur critique des nationalisations étatiques et des lourdeurs des appareils d’Etat bourgeois, voire de l’existence dès l’échelon des collectivités locales, d’une classe d’exploiteurs

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bureaucrates se constituant par la fusion des élus permanents (souvent énarques) avec les hauts gestionnaires des mairies, départements, régions, etc. Saluons cependant ce pas esquissé sur ordinateur vers Comment nettoyer son PC, en souhaitant qu’ils aillent un peu plus loin, par exemple en s’interrogeant sur l’intelligence problématique qu’il y aurait à conserver quelque référence que ce soit au communisme, chargé désormais de tant de pestilence historique ! Socialisme autogestionnaire serait peut-être une cible plus judicieuse, scientifiquement et politiquement. C’est une hirondelle, le printemps arrive !

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Chapitre IX Jean-Marie Harribey : Cette sacrée marchandise ! Dans La Richesse, la valeur, et l’inestimable, (Les liens qui libèrent, 2013), l’économiste d’ATTAC fait avec pertinence le point sur la floraison des doctrines économiques néo-classiques dont la crise de 2008 a brutalement révélé la vanité. Mettant à nu la vacuité de ces théories, il extrait toutefois de certaines d’entre elles la substantifique moelle d’un apport enrichissant à un marxisme revisité. Il développe notamment une réponse catégorique à la question de l’origine de la valeur : contrairement aux économistes officiels, ce n’est pas le capital qui désormais aurait le pouvoir miraculeux de produire de la valeur à la seule discrétion de ses officines financières mais c’est toujours le travail des salariés (Deux milliards désormais jusqu’au moindre recoin de la planète !) qui in fine en est toujours la source essentielle, ainsi que ne cessait de le marteler Marx et quand bien même une énorme pression s’exerce sur le vieux mode de production pour que le déferlement de la connaissance puisse librement affranchir les sociétés de l’absurdité de l’oppression oligarchique. Sans doute cette démonstration ne saurait être absolue : il en est du travail humain comme seule origine de la valeur, comme de la démonstration de l’inexistence de Dieu : elle tient davantage à une forte présomption

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intuitive et à l’inconsistance de l’hypothèse opposée, qu’à une démonstration logique implacable. Pas plus que la vie organique depuis Pasteur, le capital ne saurait générer spontanément du capital, quelles que soient les apparences trompeuses des opérations bancaires : derrière l’apparition magique des intérêts ou des coups de bourse, il y a toujours un aliment tangible, la spoliation de travail humain, fût-elle anticipée. Malheureusement, cette démarche assurée, convaincante qui, outre la crise péremptoire de 2008 dissipe les rideaux de fumée des idéologues bourgeois, bascule soudain au dernier chapitre (neuf) dans un autre phlogistique quand il traite des nouvelles conceptions de la richesse, de la valeur et de leur partage. Moins convaincante est ainsi son insistance à ériger face à cette source quasi unique des richesses du monde d’autres sources que le travail humain salarié, ce qui affaiblit quelque peu la radicalité du propos initial. Richesses naturelles, connaissance, travail domestique non rémunéré, solidarités bénévoles, voire services publics, constitueraient à ses yeux des compléments voire un substitut à la richesse obtenue par l’exploitation du salarié. Subtil, JMH n’en conteste pas moins les exagérations de certains théoriciens écologistes sur un rôle accessoire du salariat qui selon eux deviendrait désormais la généralité, ouvrant grandes les portes à des billevesées comme la Gratuité généralisée et à la fin du travail. Il démonte d’ailleurs lui-même cette hypothèse pour peu qu’on prolonge la logique de son propos jusqu’à son terme. La connaissance est aussi un travail rémunéré, exploité quand bien même elle crée par sa rapide diffusion gratuite et en dépit des batailles d’arrière garde des brevets, un affaiblissement à long terme des bases du capitalisme. Les services, les logiciels, les prestations intellectuelles, ne sont-elles pas également des marchandises produites mais avec des caractéristiques nouvelles, virtuelles, non pondérables, (peut-être désormais mesurables en bits informatiques ) ? Le travail domestique ou de solidarité existera toujours comme complément indispensable, le prendre en considération est une mesure éthique souhaitable, non une base de substitution à l’essentiel de l’économie s’exprimant sur le marché et déterminant les conditions essentielles du fonctionnement des sociétés et de leurs conflits. Les ressources naturelles seront bien entendu toujours indispensables. JMH en dit fort justement que leur existence ne constitue pas une valeur en soi, seulement une richesse potentielle : il faudra toujours du travail humain rémunéré pour les mettre en valeur. L’épuisement de ces richesses pose naturellement des

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problèmes politiques aussi nouveaux que cruciaux et JMH est parfaitement fondé à contester la marchandisation qui se cache derrière le chiffrage de ces richesses en voie d’obsolescence rapide, la vente des droits à polluer en est une manifestation éthiquement scandaleuse. Pour autant et quelles que soient les difficultés de la mesure des coûts de remplacement de ces matières indispensables à la vie, faut-il s’interdire toute recherche dans cette direction ? Plus vite ces richesses disparaîtront, plus tôt se posera l’urgence de nouveaux choix pour une survie de l’humanité et la comparaison des solutions palliatives ne pourra se contenter de la décision politique du tout et du rien, décrétant par exemple que le nucléaire est démoniaque et le charbon de madame Merkel angélique, voire que la régression globale, absolue, scientifique et économique et un mode de vie frugal voire médiéval ou primitif, sont les seules issues à la crise. Il faudra bien choisir d’autres modes de développement durable sur des critères avant tout éthiques. Des chiffrages, non absolus, très imparfaits, pourront alors aider à ce que les meilleures décisions soient prises par ceux qu’on supposera alors dénués de partis prix lucratifs, uniquement mus par la nécessité de guider une économie solidaire. Comme Jean-Marie Harribey le dit après Marx, il faut distinguer les notions de marché et de capitalisme : le problème est bien de se débarrasser du régime d’exploitation par l’oligarchie. La question de fond qui le gène est naturellement celle du statut des services publics où toute l’extrême gauche française s’est fait piéger à la fois par les corporatismes fonctionnaires et par les relents du vieux stalinisme, extension des biens publics, nationalisations, ces débris du calamiteux programme commun Marchais-Mitterrand de 1981. Les différentes sources de richesse extérieures au marché, notamment les biens publics, souffrent d’un défaut rédhibitoire : ne rencontrant aucune contradiction de l’offre et de la demande qui fonde leur comparaison et leur échange, elles sont ambiguës. Mixte de valeurs positives et négatives, elles ne sont donc pas traduisibles en monnaie, leur prise en considération en économie ne peut être que marginale et sans effet sur son matériau essentiel : la spoliation du travail humain dont le siège est l’entreprise par le moyen de la propriété privée des outils de production et du contrat liant le salarié soi-disant « libre » au propriétaire, actionnaire, dont la toute-puissance est garantie par la loi et le gendarme. L’expérimentation généralisée au XXe siècle de la malheureuse production étatique a surabondamment prouvé qu’elle ne peut être le bon élément de substitution. Elle ruine au contraire toute

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la crédibilité d’un programme révolutionnaire quelconque car les salariés savent parfaitement que le laxisme et l’irresponsabilité étatiques ne peuvent mener qu’à des situation pires que le désastre capitaliste habituel. Ces rêveries inconsistantes ont le grave défaut en politique de laisser toute la place à la démagogie fasco-populiste de Mme Le Pen. Un marché n’est pas forcément capitaliste. La gestion minutieusement arithmétisée du plan par de grands spécialistes socialistes qui calculaient absolument tout, jusqu’au nombre de poils de la brosse à dents, a déjà été testée en URSS et en Chine. On connaît la conclusion en 1989 : l’inexorable basculement dans le capitalisme pur et dur, l’autocratie en prime. Un marché socialiste qui fasse jouer l’offre et la demande dans un cadre fixé par la loi, qui élimine ou lamine autant que faire se peut les rentes, la publicité, l’héritage des moyens de production, les dévoiements mercantiles de court terme, est non seulement possible mais il est souhaitable pour une très longue période de transition simultanément réformiste dans sa tactique, révolutionnaire dans sa stratégie, le temps nécessaire à ce que 100 % des humains deviennent intégralement désintéressés et altruistes au sein d’une autogestion réussie et d’un Etat dépéri ! Patience ! Le service public n’est pas le problème c’est la solution ! Clame un PCF aux neurones pétrifiés. Voire ! La France est en crise avec 56 % de prélèvements publics ? Qu’on passe à 70 %, tout sera réglé, répond en écho un Alternatif Rouge et Vert de rage ! Comme chez Brejnev jusqu’en 1989. Deux chose sont infinies : l’univers et la stupidité humaine ; et je ne suis pas sûr de l’infinitude de l’univers. (Einstein) Les fonctionnaires prélèvent-ils la plus-value des salariés du privé ? JMH ose cependant poser la question iconoclaste : les services étatiques sont-ils uniquement consommateurs de la plus-value fabriquée dans le secteur privé ou bien en sont-il des fabricants parmi d’autres, eux-mêmes étant exploités par l’Etat, comme les salariés par le patronat ? Question politique brûlante quand la droite en fait un de ses chevaux de bataille, quand la France détient le record mondial des prélèvements publics, au delà de 56 % du PIB dont une moitié environ de péréquation sociale mais sans que le coût de gestion de celle-ci, exagérément bureaucratique, soit chiffré et comparé à ceux de services équivalents fournis par un secteur privé sans pour autant qu’il batte partout des records de surexploitation. Habile, JMH s’en tire comme M. Prud’homme : ils ne consommeraient pas de plus-value mais n’en

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fabriqueraient pas non plus ! Tout le monde il est content. La ficelle est un peu grosse. Ca ne marche pas : si par inadvertance un acteur du secteur public donné - un cadre administratif mégalo du boulot, j’en ai rencontré ! - travaille beaucoup plus que dans le privé, il fabriquera forcément de la valeur et du profit. Comme en moyenne ses collègues travaillent en général plutôt moins, ils doivent au contraire consommer une part de celui du secteur privé, glané par les impôts. CQFD. Personne n’ira penser que 5,3 millions de fonctionnaires n’apportent rien à la richesse nationale. Mais là n’est pas la question. La seule bonne interrogation est celle-ci : y a-t-il un critère concret qui permette de vérifier si cette production de marchandise-service du public est équilibrée par un effort physique et intellectuel équivalent à ceux fournis par le monde salarial du privé dans des conditions nationales comparables, pour des prestations équivalentes ? Chacun sait que la comptabilité analytique à ses limites évidentes. Comme la gouvernance de la DRH publique, confrontée à l’augmentation automatique à l’ancienneté. L’adéquation exacte entre la valeur de la force de travail des fonctionnaires et la somme de leur production n’est prouvée par aucune donnée. Elle tiendrait donc du miracle. Contrairement aux acteurs du marché, il n’existe aucune tension contredisant la fixation unilatérale et figée des rémunérations par la coutume, la hiérarchie ou les mandarins élus, selon leurs caprices, non plus des choix de production, des rendements, qui soient opposables à l’inscription obligatoire, récurrente, discrétionnaire des coûts salariaux, délivrés de toute contrainte du marché qui fixerait une barre à ses entrées (c’est-à-dire la nécessité que sa production soit achetée et donc qu’elle manifeste un certain rendement optimal comparable à ceux de concurrents). La réalité est davantage le contrat tacite passé avec les élus mandarins pour une non belligérance réciproque et l’échange de services mutuellement rendus sur la base d’un consensus mou. Seule l’opinion publique peut à un certain moment peser, secouer le magma si les impôts montent exagérément, mais de façon très différée : avant que le mécontentement latent des vrais exploités conduise à des mesures efficaces une quantité d’eau effroyable se sera écoulée sous Bercy e : jamais l’administration ne sera mise en faillite ! En outre le mécontentement des sans part peut déboucher sur le vote Le Pen dont il est assuré qu’il ne réglera rien, en dehors d’une relève politique utile à une oligarchie folle d’inquiétude et s’acheminant vers un horizon fascisant et délétère. L’Etat inscrit les sommes correspondant à la rémunération de ses cinq millions de salariés et

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encadre par ses règlements, sa hiérarchie, leur travail collectif dont le rendement moyen tacitement reconduit chaque année selon la même norme laxiste, n’est sanctionné par aucun refus du marché. Les « clients » des services étatiques sont obligés de les consommer et ont le droit de maugréer, d’écouter les vitupérations de droite ou de gauche. Rien à voir avec le secteur privé : à l’intérieur : discipline militaire d’entreprise, encouragée par l’armée de réserve des chômeurs qui campe à la porte et par les menaces de délocalisations, droit de licenciement, férocité de la défense des privilèges archaïques de la propriété privée des moyens de production, répression anti-syndicale. A l’extérieur, menace concrète d’une mise en faillite si la loi de l’offre et de la demande frappe durablement l’entreprise ou que le jeu boursier l’exige. Ses salariés seront encore une fois les principales victimes, eux qui n’auront mis, avec leurs maigres émoluments, rien à gauche. Pas de mesure de la valeur sans marché ! En l’absence d’une mise en concurrence de ces services (ces marchandises d’un type inédit) sur un marché (non obligatoirement capitaliste, songeons à un avenir libéré de la PPMP), seule la pression de l’opinion publique ou la combativité de cadres mus par une rare éthique, peuvent créer un contrepoids, cas de figure exceptionnel. Non que les fonctionnaires aient un particulier attachement au farniente mais uniquement du fait que l’absence de sanction, d’aiguillon du marché, crée une situation moyenne, un habitus dirait Bourdieu, des normes, un climat général qui fige l’appareil étatique à un certain niveau de rendement nettement plus faible que celui du privé, appuyé sur un consensus des chefs, de ceux du rang comme des élus qui veulent la paix. Les exemples concrets surabondent. Un Maire communiste et intelligent du 93 a concédé ses cantines scolaires à un organisme privé car cela lui coûtait à égalité de prestations deux fois moins qu’en régie municipale. Telle ville moyenne qui a depuis 40 ans le même nombre d’habitants et quelques services (une trentaine de salariés) en plus, se retrouve avec des effectifs accrus de 150 % ! La Cour des Comptes révèle en 2013 que les collectivités locales dans les dix dernières années ont accru leurs dépenses de personnel de 3 % par an. Croissance exponentielle jusqu’à une chute programmable mathématiquement ! On crée les communautés urbaines pour rationaliser les services en les regroupant, fort bien, mais, les créant,

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on néglige de supprimer ceux des villes avec lesquels ils doublonnent depuis. Qui paye la différence sinon les impôts prélevés sur la plus-value des salariés du privé ? S’il existe une plus-value, elle est algébriquement négative ! Hollande n’arrive pas à équilibrer son budget, son industrie dégringole mais il embauche 60 000 enseignants uniquement par flagornerie électoraliste quand les chiffres de la rentrée parlent de 850 000 enseignants pour plus de 12 millions d’élèves, faîtes la division, 14 par classe mais la télévision, sensible aux lobbies FSU, nous tire les larmes en parvenant après une patiente recherche à exhiber une classe de 36 élèves ! Mot d’ordre : En finir avec le vieux slogan une classe, un maître ! Et la télé d’exhiber une classe de vingt marmots avec deux instits : pataquès éducatif ! N’ayons la cruauté de parler horaires, vacances et retraites ! Grève des prépas contre deux heures de plus par semaine soit dix en tout, avec quatre mois de vacances, etc. Si encore les résultats étaient là. Mais le mammouth, année après année, affiche son échec cuisant dans la formation cultivée de nouvelles générations, qu’exigerait notre époque. Ne parlons même pas de l’ouverture à la culture vivante. Bornons-nous à la formation au métier. Les chiffres du rapport PISA sont cuisants. Cent ans après, l’Education Nationale refuse toujours hautement les méthodes pédagogiques nouvelles (!) de Freinet, Neil, Montessori ou Korczak et s’en tient au gavage de Jules Ferry (1870 !), tellement moins stressant, sauf en cas de chahut. L’ordinateur dans les classes demeure une rareté quand la méthode interactive Khan sur Internet enseigne déjà efficacement les mathématiques en se passant de la présence physique de l’enseignant ! L’Université passe déjà à la suppression des cours magistraux mais que feront donc nos mandarins de leurs quelques heures de cours par mois ? Il existe bien entendu des pédagogues héroïques qui assument un sacerdoce enthousiaste (Le un % culturel ?). Les enseignants trouveraient leur utilité dans l’aide psychologique aux élèves, dans la formation aux procédures démocratiques, exclues de l’horizon réglementaire. La réforme Peillon des horaires a des problèmes parce qu’il est hors de question que les profs complètement débordés se chargent de la partie vivante de la pédagogie, il faut pour cela des spécialistes en tai-chi, pâte à modeler, hip hop, etc. Vive Ubu ! Encore une fois, la personnalité morale des enseignants n’est pas en cause, c’est le système centralisé, trop gros pour être réformé, où ils sont emprisonnés… Force est de reconnaître, sans être aussitôt taxé de sarkozysme primaire, que le déséquilibre avec l’efficacité obligée de l’entreprise

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privée, fût-elle mercantile, est flagrant. Ces exemples sont cités pour la raison que je les ai connus de près, ils ne sont naturellement pas extensibles à l’ensemble des services publics où règne un éventail de situations, du laxisme total décrit par Zoé Shepard en Gironde, jusqu’à des services réellement surchargés comme certaines urgences de l’hôpital public. La paie du personnel doit être faite chaque mois, comme le budget chaque année : Mission sacrée ! Mais ils expriment bien que, globalement, non seulement les hauts fonctionnaires ne produisent pas de plus-value mais encore qu’ils consomment quand ils sont en surnombre celle des autres salariés : Marx eût dû définir une plus-value algébrique, avec la possibilité qu’elle soit négative. Comme la valeur d’usage du privé elle-même dans l’effarante variété des marchandises nuisantes, de la publicité à l’urbanisation obtuse et aux armes de destruction, massives ou pas. Quand la plus-value globale de l’entreprise est continûment négative, l’entreprise capitaliste fait faillite. Le service public, lui, prospère. Il ne s’agit pas de culpabiliser globalement les fonctionnaires des petites catégories, ils doivent bien vendre leur force de travail comme les autres, il s’agit d’ouvrir des perspectives de libération qui ne fassent pas l’impasse sur des tares essentielles du Léviathan que le jeune Marx avait décelées très tôt mais que stalinisme et maoïsme ont portées au paroxysme. Il y a vingt ans de cela, la mémoire s’efface. Mais aujourd’hui, Badiou et Zisek semblent l’avoir absolument oublié quand ils tentent de vendre leur communisme dont ils gomment les couleurs indélébiles du Goulag et de la pénurie généralisée. Le mauvais compromis de JMH semble donc glisser vers une position plus corporatiste que scientifique. Les services publics s’ils produisent indiscutablement - modestement - de la valeur, prélèvent aussi par l’impôt une part de la plus value fabriquée par les salariés du secteur marchand, celle-ci ne couvre pas la totalité de leurs payes mais une part variable et cependant substantielle. L’extension des services d’Etat non marchands ne présenterait aucun progrès mais une épouvantable régression vers des situations soviétiques, tellement présente dans la critique de mai 1968, aujourd’hui totalement disparue chez tous nos contestataires de l’extrême gauche, par pure étroitesse corporatiste. Serge Halimi dans le Monde Diplomatique de septembre 2013, essayant de s’expliquer pourquoi la gauche extrême stagne, a recours aux mêmes remèdes de rebouteux : Etendre rapidement et continûment le service public jusqu’à la prise en charge « gratuite » de tous les besoins fondamentaux à mesure de leur évolution historique, sortir de l’Euro,

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étendre la sécurité sociale, remplacer le marché par les cotisations ( ?), recourir à la banqueroute et à l’inflation, comme si les premières victimes de l’inflation et des banqueroutes n’étaient pas les pauvres ! La reconquête démocratique s’appuierait selon lui sur les activités non marchandes, les services publics ! Egalement, dit-il, sur les droits démocratiques, autre chapitre sur lequel nous serons bien entendu cette fois d’accord avec lui. Un peu de courage, penseurs, ces droits, définissons-les, ils concernent la perspective d’autogestion en économie et en politique, l’équilibrage de l’inévitable délégation de pouvoir - aujourd’hui complètement dévoyée - par la participation effervescente de la base, organisée, institutionnalisée, encouragée comme telle y compris dans la substitution progressive d’organisme autogérés concurrentiels aux bureaucraties pour rendre à moindre frais les services de l’Etat actuel! Valeur d’usage Notre théoricien d’obédience marxiste, quand bien même aurait-il assimilé de façon critique le bon grain des auteurs non marxistes, tels Polanyi, Weber, Keynes, Habermas, Gorz, Rawls, Lordon, Ostrom, etc., reste figé devant les ambiguïtés habituelles qui touchent à la définition forcément subjective, approchée de la valeur de la force de travail et du panier de marchandises nécessaires à la satisfaction des besoins du salarié, au minimum au renouvellement de sa force de travail. Ce panier variant considérablement d’une nation à l’autre en fonction de leur niveau de développement (repérable au moins par le PIB, complété au besoin par des éléments qualitatifs du niveau de satisfaction national moyen, moins aisément mesurables). Même ambiguïté sur la définition d’une valeur d’usage qui détermine la décision d’achat ou non, laquelle dépend, quel que soit le poids des champs collectifs, des déterminations individuelles pour les lisser à des contenus statistiquement voisins : les aléas des potentiels génétiques et biographiques, des subjectivités infiniment plurielles, les disparités des moyennes d’une réalité nationale à l’autre, etc. Cette valeur d’usage ne peut être atteinte autrement que par le recours à la valeur d’échange, concrète, elle-même mesurable sur le marché par son expression monétaire, sans jamais se confondre avec elle et quelle que soit sa distance avec une valeur d’échange moyenne théorique en raison de ses fluctuations aléatoires. La loi de l’offre et de la demande tend toutefois statistiquement à définir, selon une spontanéité et une

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organicité tendancielles, des valeurs d’échange moyennes, si n’était le dévoiement par les rentes et la manipulation publicitaire des médias. Tout la problématique de la société d’exploitation-aliénation tient à l’écart entre cette valeur d’échange et la valeur d’usage censée la justifier, la publicité - le spectacle disait Guy Debord - créant un abîme entre un usage véritablement adapté aux besoins citoyens à un niveau de développement donné et le modèle imposé à une consommation faussée dont le seul support est l’écoulement de n’importe quelle marchandises pourvu qu’elle offre au propriétaire des moyens de production le profit immédiat et maximum (toujours en définitive la ponction maximum sur la plus-value créée par le surtravail). La question n’est plus économique mais à la limite philosophique puisque l’autorité censée choisir la « vraie » valeur d’usage est indécidable, au danger d’une dérive vers un totalitarisme fût-il esthétique ou hédoniste. Le tourniquet n’est cependant pas clos sur lui-même puisque la capacité d’autonomie des citoyens face aux dominations oligarchiques, quoique aujourd’hui abîmée, exsangue, n’est cependant jamais totalement éteinte, l’obscurantisme qui en découle non plus fatal. Le réveil du débat démocratique grâce à la libre expression des poètes ou philosophes intègres peut à chaque instant provoquer le sursaut et la prise de conscience des masses comme ce fut le cas en Mai 1968. Où l’économique ne peut pas ne pas déboucher tôt ou tard sur le politique. Le domaine de l’urbain qui s’étendra bientôt aux moindres recoins de la planète sur le paradigme de Shanghai : mille gratte-ciel intrinsèquement inhabitables entre la mairie et l’aéroport ! Passées les satisfactions immédiates de la salle de bains et du chauffage central, une manière de réalisation sur terre du séjour infernal de Dante. Comme l’a souligné Henri Lefebvre l’écart entre les valeurs d’usage et d’échange n’a jamais été aussi vertigineux : l’antiville du capital a remplacé par la seule valeur d’échange urbaine, support primordial de l’extorsion capitaliste, toute valeur d’usage de la ville, élaborée pourtant par des siècles de culture architecturale. Nos progrès techniques fulgurants auraient dû démultiplier les jouissances du vivre ensemble : c’est le plus grand paradoxe de l’humanité contemporaine dont nul ne mesure les dégâts causés à l’épanouissement des êtres. Pour en juger, il faudrait que les yeux se dessillent, qu’ils passent de l’admiration de Venise, de Ferrare ou Spoleto, à l’indignation devant le pavillons Bouygues dont on inonde nos campagnes au mépris des coûts écologique prohibitifs, ou devant un Grand Paris soigneusement dévasté par le modèle figé des

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Zaképokapures de Bouygues et consorts, hyperdenses et laides, bientôt écrasées en laideur par les gratte-ciel qu’on nous promet. La seule directive qui vaille en région parisienne serait d’arrêter immédiatement le massacre des surdensités, de la pollution, de sa surpopulation apoplectique, par exemple en rendant piétons les six premiers arrondissements parisiens, ultime trace de l’empathie médiévale… Substantialisme ? Confronté à cette science économique reposant sur des fondations si mouvantes, peut-être JM Harribey passe-t-il un peu vite sur l’apport des substantialistes qui tentent de fonder sur des bases indiscutables, mathématisables, les concepts économiques de base. Il y a bien, semble-t-il une valeur réelle, exacte de la marchandise - une face dépourvue de mystère et d’ambiguïté, comme somme de travail humain mesurable - pas seulement abstrait et socialement moyen - mais concret, résultant chaque fois, pour une production donnée, une entreprise donnée de l’énergie physique dépensée par les membres du travailleur collectif, plus leur habileté, leurs savoirs respectifs qui ressortent du domaine neuronal, toutes données auxquelles on peut en principe atteindre par la comptabilité analytique notamment. Celle-ci se pratique couramment dans les entreprises – certes mues par des motivations profiteuses rien moins qu’innocentes comme l’intensification du travail naturellement à proscrire, mais aussi par la recherche d’une adéquation à une valeur d’échange susceptible de se confronter au marché et à ce titre suspecte aux yeux d’une gauche rudimentaire. Elle est cependant la base de l’automatisation totale des fabrications de base, incontestable progrès humain et seul moyen réel de résister aux menaces concurrentielles de la mondialisation. L’informatique tend même, si on y réfléchit bien, à fournir désormais, grâce à la mesure en bits de la complexité des logiciels de fabrication partout répandus, une approche chiffrée de l’énergie conceptuelle repérable dans l’effort individuel, subsumée dans le travailleur collectif, quelle que soit la répartition en activité musculaire ou neuronale de ses membres ! Sans doute faudrait-il affiner ces mesures en prenant en compte les autres aspects des efforts conceptuels en jeu, notamment ceux, décisifs et d’un ordre supérieur, impossible à chiffrer, de la part de création, par rapport à celle de la reproduction mimétique des savoirs faire bien que cette dernière s’étende elle-

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même sur une échelle de valeurs considérable. La voiture fabriquée en Chine et en France comporte en sortie de chaîne la même somme de ces différentes dépenses d’énergie physique ou conceptuelle, les sous-traitants fournissant leur part amont respective à cette somme. Les prix de vente (valeur d’échange ?) ici et là sont très différents malgré cette identité physico-neuronale, ce qui illustre la thèse marxiste selon laquelle c’est bien le coût de production et reproduction de la force de travail consommée qui détermine in fine la valeur des marchandises. Au passage, contredisant JMH, il semble aberrant qu’il puisse exister une force de travail abstraite, unique, ayant partout la même valeur, quelles que soient les performances du travailleur. Ce mirage aurait pour conséquence pratique de nier toute compétitivité en incitant l’histoire à stopper sinon à régresser. Sans pour autant prôner un productivisme hors sujet, le développement de l’humanité, s’il n’appelle plus la croissance quantitative aveugle un moment caressée par le bon Marx, exigera longtemps l’effort solidaire et concurrentiel de ses membres pour pousser plus avant leur merveilleuse aventure hédoniste : c’est la coopétitivité des chercheurs du CERN, alliant compétition et solidarité. L’absence de cette contradiction vitale entre les deux caractères inséparables de l’humanité, ondulatoire et corpusculaire (individuelle /collective), serait condamnable quand au contraire, de cette confrontation dialectique naît justement tout progrès de l’hominisation. Si l’échelle interne des salaires peut se limiter à un coefficient cinq (coopérative Ceralep) plutôt que cent, si les bonus et retraites parapluie des PDG devraient être interdits, une société socialiste autogestionnaire continuerait de produire de la plus-value dans ses entreprises, c’est l’affectation de celle-ci qui changerait, vers un développement durable, écologique, cultivé, hédoniste, créatif, coopétitiste, plutôt que ravageur, boulimique, bétonnifère, abêtissant et destructeur. La direction générale de l’activité productive ne peut changer que si les salariés pèsent dans les décisions de la gouvernance, en se hissant à sa capacité technique, en réfléchissant aux impacts éthiques, écologistes, en trouvant les compromis raisonnables avec l’objectif de rentabilité nécessaire au sein du marché libre, assurant le plein emploi dans une RTT en progression permanente.

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Oligarchie La marchandise suprême dont les 99 % de salariés sont frustrés, au-delà des scandaleuses richesses rentières n’est-elle pas celle accumulée par les seuls oligarques, ce pouvoir financier exorbitant de la décision de droit divin qui dicte sa loi mercantile absolue à toutes les productions, qu’elles soient utiles ou nuisibles ? L’axe unique de l’effort politique de l’humanité, du salariat immensément majoritaire est bien la revendication d’au moins partager sinon s’approprier entièrement, cette marchandise suprême, jusque là inaccessible : le pouvoir de décision dans l’entreprise et dans l’Etat. C’est bien dans cette direction que le programme du Front de Gauche devrait s’orienter plutôt que vers l’extension des services publics qui font fuir tout le monde (83% des Français dit un récent sondage de 2013) dans les bras bleu marine, en attendant qu’ils enlacent Sarkozy et Fillon. Si cette possibilité substantialiste semble pouvoir - dans l’idéal - fournir la base indiscutable de la réalité de valeurs objectives du travail et à leur comparaison, on ne voit pas qu’un marché puisse de si tôt utiliser ces données énergétiques complexes pour mesurer et organiser équitablement ses échanges. D’expérience, la comptabilité analytique est d’autre part ressentie sous le capitalisme comme une intrusion insupportable dans l’autonomie humaine, les conditions de sa mesure dans l’inégale lutte de classe sont dès lors sujettes à des nombreuses déviations ou erreurs, involontaires ou pas. C’est sans doute pourquoi la seule bonne méthode d’approche demeurera très longtemps globale et résultera des approximations successives du marché, au travers d’une valeur d’échange, certes infiniment critiquable à l’intérieur du système d’exploitation-aliénation et des diverses rentes qui faussent sous le capitalisme le prétendu jeu idéal du marché des néo-classiques - leur introuvable consommateur producteur libre et sans contrainte - qui garantirait une justice distributive aveugle. Seuls en effet l’échange et ses valeurs peuvent fonder - fût-ce imparfaitement - la monnaie, celle-ci traduisant elle-même, tendanciellement, non mécaniquement, les valeurs authentiques - sommation physique et neuronale de l’effort humain - . En dehors d’un marché – qui n’est pas fatalement capitaliste – il n’y a aucune possibilité d’établir des prix, de procéder à des échanges, d’assurer au moins théoriquement dans les chiffres l’équité entre les producteurs comme entre les consommateurs. C’est la limite des avancées de JM Harribey, peut-être pris comme d’autres par

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l’impératif catégorique d’avoir à justifier à tout prix la supposée excellence présente et à venir des services publics pour la bonne marche des affaires, sophisme qui demeure à l’abri de toute preuve.. Dans son très problématique neuvième chapitre, JMH réfute la critique de ses thèses par Jacques Bidet, lequel lui reproche d’appliquer le concept de valeur à d’autres entités que les marchandises, le marché selon lui n’échangeant pas du travail mais des valeurs de force de travail, etc. On a un peu l’impression qu’on s’engage dans la discussion sur le sexe des anges, la réfutation est aussi peu claire que l’exposé de la critique. La répétition ad libitum de formules sans une once de preuve, comme : L’expression « les impôts financent les dépenses publiques est trompeuse ». Les services publics ne sont pas fournis à partir de quelque chose de préexistant. Leur valeur monétaire mais non marchande n’est pas ponctionnée et détournée mais produite…ne peuvent dissimuler la différence radicale d’essence avec la valeur authentifiée par la critique concrète du monde marchand. Les acheteurs dans ce dernier cas, quelles que soient les tricheries issues des monopoles ou du mensonge publicitaire, ont un certain choix résiduel qualité/prix, ce qui n’est jamais le cas des productions publiques. Les cas de figure abstraits présentés par JMH pour conforter sa thèse, évitent toujours soigneusement d’envisager une production de services (marchandises) d’Etat par un secteur autogéré, concurrentiel donc marchand mais non capitaliste. Ce qui s’esquisse - très partiellement - en Suède. On fait toujours une indentification abusive entre les caractères marchand et capitaliste. Si on prend en considération cette possibilité réelle d’une autogestion des services publics concurrentiels, toute l’argumentation de JMH sur une prétendue identité entre le service public rendu et son coût, s’effondre. Les fonctionnaires ne sont pas totalement à la charge de la plus value produite par les salariés mais ils le sont partiellement, selon une variable mais notable proportion puisque, répétons-nous, il n’existe aucun critère, sauf par une self évaluation forcément douteuse. Ainsi, chaque enseignant serait supposé travailler ainsi chaque semaine 21 heures le soir chez lui ! Citez moi un patron du privé (ou directeur de scop) qui croirait sur parole son salarié et le paierait chez lui la moitié de son temps hebdomadaire pour préparer sa production du lendemain ! Mais c’est vrai que les patrons sont très méchants. La hiérarchie étant débarrassée de toute contrainte, puisque seule la pression diluée de l’opinion publique intervient pour garantir

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les rendements, l’organisation, le choix des productions du fonctionnariat dans une voie d’équilibre avec la demande des consommateurs, selon les rendements productifs moyens nationaux (horaires, vacances, possibilité de refus d’un produit insatisfaisant, etc.), et quand bien même on tiendrait compte d’un décalage corrigeant la surexploitation privée. L’argumentation qui voudrait s’appuyer sur un impôt financé uniquement par la création monétaire est elle aussi inopérante : cette dernière est toujours une avance sur recette d’une plus-value à venir, ce que dans les chapitres précédents JMH n’a cessé de démontrer à juste raison contre les néo–classiques. La monnaie, pour indispensable qu’elle soit aux mécanismes capitalistes, ne crée en elle-même, aucune valeur. Encore une fois, si en période de crise il est parfois utile de prendre temporairement des mesures contracycliques de création de monnaie pour une relance keynésienne de l’activité, l’actualité nous montre que persister exagérément dans cette voie produit inévitablement ou bien de l’inflation galopante in fine toujours payée par les pauvres, ou bien les déficits monumentaux des budgets publics qui se traitent catastrophiquement par l’austérité extorquée des mêmes victimes. La solution est de faire payer les riches, à récupérer de la plus value spoliée partout où elle de trouve, à condition que cela serve à faire repartir la machine et à aider les réellement pauvres, chômeurs, précaires et bas salaires. Du travail abstrait L’immense érudition de JMH s’attaque à Marx dont il trouve la définition du travail abstrait, base de sa théorie économique, contradictoire. Ainsi, il nous dit ne dénombrer pas moins de six définitions, concluant aux hésitations, à la confusion du maître. Il note cependant a contrario que les quatre premières s’ordonnent clairement autour d’un double rapport du travail d’une part à ses conditions techniques et d’autre part à la loi de l’offre et de la demande. Les deux derniers points concernent l’intensité du travail et les qualifications. Mais on ne trouve chez Marx aucune ambiguïté dans ces critères qui complètent la description du concept dans sa complexité. La critique est donc largement relativisée. JMH, tirant une courte citation sur le travail des esclaves de son contexte, veut dénicher chez Marx une égalisation de toutes les qualifications si on les exprime en travail abstrait, et une assimilation à mon avis erronée entre intensité et

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qualification, comme si le travail du capitalisme industriel pouvait s’identifier à celui de la Grèce antique. A la vérité, JMH poursuit son parcours sans lever, sauf inconsciemment, le voile d’ignorance qui lui masque les motivations de sa propre situation de classe, le privant ainsi d’une part des chances de vérité de sa recherche. Bien pratique d’égaliser toutes les heures de tous les travaux quels que soient leur niveau de qualification : La valeur étant un résultat collectif, l’apport de l’ouvrier affecté au balayage n’est pas moindre que celui de l’ingénieur le plus qualifié !!! Un peu gros. Einstein et Picasso au niveau du balayeur, bien pratique quand on veut éviter l’embarrassante question de la productivité non mesurable des travailleurs de l’Etat, jamais sanctionnée par les dures lois du marché. Exit le problème, au prix d’une criante absurdité. Revendiquer une échelle de revenu raisonnable, de un à cinq comme par exemple à la scop Ceralep entre DG et salaire minimum, n’a pas la même signification que l’échelle capitaliste de un à cent ou mille, strictement injustifiable, mais pas plus que l’égalisation absolue de tous les travaux, de tous les salaires où mène la proposition de JMH et que Marx dénonçait déjà dans son Manifeste chez les communistes primitifs et grossiers ! Il s’agit en outre d’une prise de position éthique : l’égalisation des capacités et de leurs rémunérations conduit à l’apathie du navet, à la négation de la flèche du temps qui pousse l’humanité en avant vers sont auto-construction. Sans vouloir faire de mauvais procès, force est de convenir qu’on y peut trouver une convergence avec l’irresponsabilité laxiste qui est la tare principale des bureaucraties hiérarchisées et qui conduit, comme disaient les anciens Chinois, à éliminer la contradiction dialectique au profit d’une troisième voie qui consiste à l’aplanir mais en bouchant les tuyaux de l’avenir ! Et les inventeurs du mandarinat en connaissaient un rayon en matière d’édifice bureaucratique ! La mort est nécessaire à la vie... Les espèces évoluent et se perfectionnent parce qu’elles doivent lutter pour survivre et que la mort les attend au bout du chemin. La mort permet à la vie de progresser. Elle fait partie intégrante de la vie. Presque toujours face à la mort et à la menace d’extinction, la vie a montré une remarquable résilience et rebondi en faisant preuve d’une créativité nouvelle pour trouver des solutions aux problèmes rencontrés… Trinh Xuan Thuan, bouddhiste et chercheur en physique théorique, merveilleux vulgarisateur, une seule page mystique contre 350 pages de matérialisme scientifique (Désir d’infini, Fayard, 2013).

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La cancérisation bureaucratique de l’Etat stoppe le processus vital de la dialectique du vivant, elle empêche les cellules mortes de disparaître pour faire place au nouveau. C’est une protection illusoire contre la sauvagerie de la jungle hyper-individualiste du capitalisme, une politique de gribouille : pour fuir la grêle des luttes de classe, on se précipite dans la mare pour gagner l’immersion éternelle… Nous préférons la contradiction dynamique au sein de la nature corpusculaire et ondulatoire de l’humanité, à la contradiction-coopération de l’individu et du collectif, la coopétitivité des chercheurs du CERN, ce qui suppose, JMH le reconnaît dans un autre passage du livre, l’existence d’un marché socialiste encadré par des institutions. En trouvant judicieuse la critique de Baudelot, Establet, des conditions de la rétrocession aux couches petites-bourgeoises de plus value, au-delà de l’équivalent de leur force de travail, ce prix à payer pour leur attachement au capitalisme. Ainsi des hauts fonctionnaires ! Sans doute, un homme (une femme) vaut-il un homme, chacun possède un appareil très voisin sinon identique, un potentiel génétique similaire, à epsilon près. Mais cet epsilon - selon la loi du chaos - peut se révéler parfois décisif pour les grands chambardements ou les petits génies ! Les inégalités qu’elles soient génétiques - neuronales et endocriniennes -, aléatoires ou biographiques, sont une réalité, aggravée par les champs économiques et sociaux, voire idéologiques (géographie, religion, sous culture commerciale). Il faut sur ce point réconcilier Marx avec Nietzsche, l’ondulatoire et le corpusculaire. L’égalisation, non assurée, des potentiels humains ne pourrait résulter que d’une très longue marche - au prix du bricolage génétique ? - possiblement asymptotique, très longtemps incertaine, dans l’état actuel de nos connaissances. Quelle valeur ? La proposition établissant qu’une unité de travail social crée autant de valeur qu’une autre relève de l’économie. Il existe une proposition symétrique dans le champ de l’éthique et du politique : une unité de temps de vie d’un individu « vaut » éthiquement autant qu’une unité de temps de vie d’un autre individu… Mais entre ces deux propositions, la frontière est nette : la première est quantifiable par un équivalent-général monétaire et la seconde ne l’est pas. Coupure aristotélicienne, nos valeurs dictent nos choix d’organisation de la société et de la production, mais ce ne sont pas ces valeurs que l’on mesure à travers la valeur économique (JMB, o. c.)

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Exact, sauf que… L’humanité jusqu’à présent, pour libérer les conditions de réalisation politique de cette égalité éthique potentielle, n’a pas réussi à inventer pour lors une autre organisation viable que le capitalisme chaotique qui repose sur la mesure de la valeur économique, moyen technique précieux permettant d’approcher une mesure de l’égalité. Il est hélas doublé d’un corollaire beaucoup plus gênant, la propriété privée des moyens de production et l’exploitation qui fondent l’aliénation, le dévoiement des champs collectifs et nuisent à l’épanouissement des individualités. Il s’agit de supprimer l’une en s’efforçant de garder les qualités de l’autre. Supprimant tout, on en reviendrait aux formes archaïques de la domination aveugle, celle de l’Etat bureaucratique antédiluvien, toujours menaçant dès que cesse l’invention. Autre étonnement tenant à la conception des champs éthique et politique : comment peut-on affirmer aussi tranquillement que l’unité de temps de vie de l’individu Eichmann ou Staline puisse valoir autant que l’unité de temps éthique de Hannah Arendt ou Rosa Luxemburg ? A la limite, toute différence est quantifiable ! C’est l’abîme où conduisent les amendements de JMH aux thèses de Marx, notamment ceux qui portent sur le travail productif de valeur dans la sphère non marchande. Lequel n’est pas niable mais joue un rôle second devant celui du secteur privé essentiel. En outre, il est rigoureusement non mesurable en l’absence d’un marché, qu’il soit capitaliste ou socialiste. Cet apport ne mène donc nulle part sinon à la justification corporatiste de la régression bureaucratique, condamnée par son épouvantable expérimentation en vraie grandeur durant 70 ans à l’Est. La sortie de cette aporie ne peut s’effectuer que par la proposition autogestionnaire et de dépérissement de l’Etat : reconnaître aux activités étatiques leur caractère de marchandises et donc transformer la fonction publique en entités autogérées et concurrentielles fabriquant ces marchandises-services : ce qui peut sanctionner la différence de valeur dans les deux cas, c’est l’expression achevée de l’exercice démocratique. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs (De Boek, 2013) Le traitement du mammouth étatique, le dépérissement de l’Etat, non pas son évaporation magique, qui devraient nécessairement accompagner une évolution autogestionnaire, en commençant par son

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terreau, les collectivités locales, pourrait s’inspirer des exemples suédois où certains services de l’Etat sont remplacés par des entités partiellement autogérées. JMH signale l’intérêt des thèses d’Elinor Ostrom, prix Nobel 2009 d’économie : Elle s’écarte de la propriété individuelle chez Locke comme du Léviathan étatique chez Hobbes, en récusant à la fois le tout marché ou le tout-Etat, pour s’interroger sur les institutions que les acteurs se donnent afin de résoudre leurs problèmes d’action collective dans un cadre auto-organisé et auto-gouverné. Ostrom fait donc la différence entre bien commun (de gestion communautaire) et bien public (géré par l’Etat) ou enfin, biens privés gérés par les firmes. Quand bien même elle est muette sur les rapports d’exploitation - mais songeons qu’elle écrit en Californie, ce qui n’est pas une excuse mais une explication ! - Ce qui chagrine quelque peu JMH, attaché à la fois à l’indispensable dénonciation des rapports de classe mais hélas tout autant à la défense du bien public de gestion étatique. Il dégage en touche en évoquant l’ONU (?) comme communauté type, défaillante à protéger les biens communs de l’humanité (eau, climat, connaissances), ce qui serait commencer par l’achèvement d’un futur processus autogestionnaire mondialisé… JMH se livre à une subtile comparaison des biens communs, publics ou collectifs, sans doute pour défendre la survie du fonctionnariat, en gommant toujours le facteur bureaucratique qui plombe toute solution étatique. Il n’en reproche pas moins à Ostrom son flou théorique quand elle voit le bien commun comme hiérarchiquement supérieur au bien public ou collectif. Mais comment distinguer le commun du public ou du collectif ? s’interroge-t-il, faussement naïf. Même réponse aveuglante : c’est quand on peut éviter la prolifération bureaucratique parasitaire de l’Etat, lui répondrons-nous. Le critère intéressant est celui qui distingue propriété d’Etat et propriété communautaire, JMH lui reproche d’exclure les collectivités locales des biens communautaires. Toute l’ambiguïté est là, la collectivité locale de huit cents habitants, est certes proche de l’autogestion mais, dépourvue de moyens par son exiguïté, si elle peut difficilement être prise pour un monstre bureaucratique, son impact sociétal est quasi nul. La continuité de la progression numérique des effectifs communaux (3% par an depuis quinze ans) dissimule le seuil, environ quelques milliers d’habitants, où commence à s’étoffer le matelas bureaucratique avec l’utilisation de quelques moyens fiscaux. Ce niveau est fondamental pour comprendre l’édification de la forteresse

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de la délégation de pouvoir truquée qui, en enracinant localement ses mandarins intouchables, armés de pied en cap de leurs techniques de réélection, (les seules qu’ils maîtrisent), de maire député puis premier ministre, génèrera toute l’épaisseur et l’opacité de l’Etat bureaucratique. Cette nouvelle classe des mandarins indifféremment hauts fonctionnaires ou maires, disputera mollement la plus-value aux oligarques en négociant avec eux des compromis sur le dos du bon peuple, échangeant même au besoin leurs sièges des Ministères aux conseils d’administration. Bien entendu les individus élus sont en majorité porteur de valeurs altruistes et désintéressées. C’est le système bureaucratique, comment il écrase la subjectivité créatrice de chacun, qui est en cause. Il nie la dialectique des deux caractères - inséparablement corpusculaire et ondulatoire - à l’œuvre dans le développement humain. Les remèdes sont connus sinon utilisés : comités de quartier souverains, révocabilité et rotation des élus, mandats impératifs, budgets participatifs, pyramide vivante de délégation de pouvoir critique et informée, etc. Sur les exemples étudiés, Ostrom montre bien la grande difficulté de la démarche démocratique, entre les deux obstacles de la firme et de l’Etat (Locke versus Hobbes). Dans sa description des irrigations sri-lankaises des années 70 qui ne fonctionnent pas, elle cible parfaitement les responsables : les gros propriétaires fonciers et l’Etat bureaucratique et corrompu. Son génie est cependant, dans un contexte de pensée hyperlibérale, de partir des méthodes chiffrées de l’économie classique, notamment dans l’utilisation de la théorie des jeux, du dilemme du prisonnier à la tragédie des biens publics, en y introduisant la dimension des logiques autogestionnaires réellement mises en place sur les cas concrets qu’elle étudie. Fondant son analyse sur des données de coût indiscutables, elle montre sur des exemples précis la supériorité de la solution communautaire, en l’absence d’une opposition victorieuse de l’Etat ou des firmes, elle coûte moins cher et est durable en protégeant les ressources, problème désormais vital pour la survie de l’humanité. Une approche enfin scientifique ? L’intervention des catalyseurs de l’université Cornell qui ont aidé les paysans sri lankais à dépasser cette situation dégradée pour construire leur autogestion, pourrait être extensible à nombre d’autres situations

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de transformation autogestionnaire qui sauraient mobiliser la fougue d’étudiants contestataires… Ostrom emprunte les armes « scientifiques » de l’économie classique et s’efforce de raisonner sur des quantités, des bilans financiers, en utilisant l’économétrie. Contrairement à JMH qui exclut parfois le calcul des coûts de substitution aux biens communs naturels, elle fonde ses analyses sur le calcul fin du coût des études, des négociations comme du prix de revient des ouvrages, de leur entretien et du contrôle de leur utilisation, pour montrer chiffres à l’appui la supériorité des solutions autogérées par rapport aux contraintes étatiques imposées ou à l’anarchie du laisser-faire mercantile. Elles supposent une telle rigueur arithmétique plutôt que le délire corporatiste de La santé n’a pas de prix, l’éducation non plus, la justice, la culture… Tout service a un coût de fabrication, le reste n’est que démagogie. C’est là l’apport inestimable du prix Nobel pour, sans en avoir l’air, sortir la pensée révolutionnaire de ses impasses du vingtième siècle. Elle prouve scientifiquement, expérimentalement, que l’autogestion, dans ses réalisations partielles, produit des résultats économétriques autant qu’humano sensibles, supérieurs aux deux autres solutions en échec historique définitif : le tout Marché et le tout Etat. Ambiguïté : s’il ménage ses chers service publics, JMH voit cependant l’intérêt de la démarche d’Ostrom : L’optimisation économique s’obtient par la réduction des coûts de transaction, lesquels sont inévitables en situation d’information imparfaite. Pour résoudre le problème des passagers clandestins (qui profitent du bien commun sans en payer le prix), Ostrom veut contribuer à une théorie valide au plan empirique des formes d’auto-organisation et d’auto gouvernance de l’action collective, de telle sorte que les appropriateurs adoptent des stratégies coordonnées… …Sa typologie permet de rendre compte des situations où les individus adoptent des comportements interactifs et coopératifs, bien qu’ils constituent des centres de décisions indépendants, formant ce que l’auteur appelle un polycentrisme. Il conclut en affirmant qu’il ne faut pas confondre capitalisme et marché : En tant que systèmes de règles, le marché et la planification démocratique pourraient être alors considérés comme des biens collectifs publics. Avec cette réserve : je substituerais volontiers le terme de « prévision des grandes lignes de la politique économique » à

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celui de planification, laquelle laisse supposer l’inventaire détaillé des productions autorisées par l’Etat, de sorte à écarter définitivement le menaçant spectre du Gosplan… MM Dardot et Laval publient « Commun » (La Découverte, 2014), élargissant et fouillant le domaine révélé par E. O. Intéressante prise de position sur une stratégie mondiale contre ce qu’ils appellent le cosmocapitalisme, capable d’être prise en compte dans les luttes des 99 %, en l’absence d’un modèle de classe qui serait pour eux pour eux dépassé. Fait significatif, c’est l’Humanité qui publie leur interview (11/4/14). Quelque chose bouge ? Leur dette à l’égard d’Elinor Ostrom est immense mais les auteurs comprennent eux aussi la portée de ses recherches sur la tragédie des biens communs, sur ce qu’elle n’ose jamais nommer l’autogestion mais qui dépasse la pêche ou l’irrigation. Elles ne se limitent pas aux ressources naturelles mais leur précision quasi mathématique concerne la connaissance dont elle a étudié la gestion, et sans doute, croyons-nous, l’ensemble des productions humaines de biens et services. Ce qu’ont pourrait donc nommer autogestion et dépérissement de l’Etat. Dardot et Laval reviennent longuement, Durkheim, Gurwitch, Mauss, Castoriadis, Hardt et Negri à l’appui, sur ce thème et l’indémêlable écheveau entre instituant et institué, lequel ne fait que reproduire l’oxymoron marxiste d’une conquête de l’Etat visant à le démanteler pour en inventer un autre : la solution, si elle existe, gît sans doute dans une praxis théorique autant que pratique, combinant l’activité instituante des masses populaires aux avancées hardies des meilleurs théoriciens (à l’image d’Ostrom) qui s’appuieraient sur une méthode, une rigueur inspirées de celles des sciences dures, éliminant tout bavardage et jeu de bonneteau. Elémentaire, cher Watson ! Les institutions qui en résulteraient devraient être infiniment adaptables, à géométrie variable plutôt que figées dans un conservatisme favorable à l’aliénation, tant au moins que l’humanité révolutionnante, un peu fatiguée, ne sentirait par le besoin d’un palier, des étapes cruciales ayant été franchies. La conclusion de leur ouvrage est sa partie la plus faible, par rapport à l’énorme et riche travail d’investigation critique de leur Commun, notamment le regard neuf porté sur les idées de Proudhon fondées sur l’association plutôt que la communauté et l’Etat, longtemps au purgatoire après l’exécution en règle de la Misère de la philosophie, ouvrage de Marx daté et polémique mais dont nos auteurs emportés par leur élan gomment un peu vite le contenu de vérité de sa critique

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sur le fond métaphysique, l’esprit conciliateur et le manque de rigueur du père de l’anarchisme, version réformiste. S’ils n’esquivent pas le problème de la bureaucratie étatique, ils la contournent en écrivant : Il faut transformer les services et administrations publics par de nouvelles formes de délibération, de choix, impliquant les usagers… Nous en avons après l’étatisme, pas après l’existence de l’Etat. L’Etat occupe une place mais qui ne doit pas être centrale. Ainsi nous avançons l’idée d’une « fédération des communs » dans laquelle l’Etat national n’est qu’un niveau parmi d’autres… Comme JM Harribey, Dardot et Laval semblent rester prisonniers de la pesanteur corporatiste qui plombe toute vision stratégique de la gauche radicale. Leur proposition d’une démocratisation rampante des services publics reste un brouet, bien timide et empli d’illusions. Si elle met bien en évidence l’ambiguïté du statut des services publics territoriaux, entre le césarisme de l’Etat bureaucratique et le dévouement au commun des usagers, elle se borne à développer l’exemple intéressant de la gestion de l’eau à Naples par son maire, De Magistris et du budget participatif de Porto Alegre en notant bien ses limites, incontestables. Ils comptent sur la bonne volonté, sur l’éthique professionnelle des fonctionnaires pour consulter et associer les citoyens, ce qui est utile mais un peu court, voire naïf. La montagne de 600 pages semble bien accoucher d’une souris velléitaire! Rien effet sur l’utilité de l’identification d’une classe bureaucratique en formation, celle des hauts fonctionnaires et mandarins, seconds exploiteurs du salariat, après le CAC40 : pour mener les luttes et éviter la dilution du mot d’ordre de la fédération des communs dans un marais étatique camouflé, il peut être utile d’identifier l’adversaire… Rien sur le paralysant statut de la fonction publique, rien sur la réalisation souhaitable à terme d’un marché socialiste concurrentiel des services publics ! Très en retrait sur la radicalité théorique autrement rigoureuse d’Elinor Ostrom qui est à mon avis tout à fait extensible à l’ensemble des activités humaines de production, capitalistes ou étatiques : Les modèles que les scientifiques sociaux tendent à utiliser pour analyser les problèmes de ressources communes ont l’effet pervers de préconiser une centralisation accrue de l’autorité politique. Premièrement, les individus utilisant les ressources communes sont perçus comme capables d’une maximisation à court terme mais pas à

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long terme. Deuxièmement, ces individus sont considérés comme se trouvant dans un piège dont ils ne peuvent s’extraire sans qu’un autorité externe leur fournisse une solution. Troisièmement, les institutions que les individus ont éventuellement établies sont ignorées ou rejetées sous le prétexte qu’elles sont inefficaces, sans qu’il soit examiné comment ces institutions peuvent les aider à acquérir de l’information, à réduire les coûts de surveillance et d’application et à allouer équitablement les droits d’appropriation. Quatrièmement, les solutions présentées comme devant être imposées par « le » gouvernement sont elles-mêmes basées sur des modèles de marchés idéalisés ou d’Etats idéalisés. (E Ostrom, o.c.) Il suffirait de considérer comme des ressources communes l’ensemble des marchandises, biens ou services, produits par les firmes ou par l’Etat, ce qui est légitime dès lors qu’à la suite de Proudhon, on intègre cette vérité initiale : la propriété c’est le vol. Crèvecœur : la France est sans doute une des nations développées la plus mûre par sa culture et son histoire révolutionnaire pour défricher, comme elle a su le faire souvent, les chemins aventureux du développement sociétal. Mais pour lors, elle fabrique ce mécanisme ubuesque : l’oligarchie comprime partout les effectifs pour rogner de la plus-value évanescente. Dans le sens contraire, le mandarinat d’Etat gonfle sans cesse ses sureffectifs pour se protéger illusoirement du chômage : ubuesque ! Quand il faudrait partager richesse et temps de travail diminué, face à une croissance introuvable dans nos nations développées. Et conquérir à ces vérités l’ensemble du corps social ! L’usine à gaz ne fonctionne plus. Cette aberration conduit à nourrir les suffrages lepénistes ! Sinistre ironie de l’histoire : La victoire, dans les années 1970, des forces radicales - à l’époque communistes - contre celles de la social-démocratie au sein des syndicats enseignants s’est muée, après l’anéantissement de l’horrible monde soviétique et la lente anémie d’un communisme français largement contaminé, en citadelle d’un néo-corporatisme aux accents d’extrême gauche (les services publics n’ont pas de prix, le service public n’est pas le problème, c’est la solution !!), aliénant jusqu’aux perspectives raisonnables d’un après-capitalisme viable : l’autogestion socialiste des entreprises et de l’Etat, à tous ses niveaux, solidaire et efficace, à inventer de A à Z, tâche passionnante !

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Brucvin (ATTAC) : commencer par les banques. Université d’été d’Attac 2012. Une intéressante communication de Thierry Brucvin : La socialisation des banques, une alternative au capitalisme financier. Intervention pertinente car elle pose la question stratégique du moment. Les tactiques d’union contre la politique du CAC 40 ont effectivement commencé avec le Front de Gauche à sortir les altermondialistes de l’émiettement et de l’ornière sectaire, elles demeurent toutefois partielles et insuffisantes, en particulier lors des municipales de 2014 où le PCF a hésité à abandonner les écharpes octroyées partout par le PS hollando-valseur. Le moment tactique, vu le retard considérable du contenu des luttes populaires sur l’évolution objective du dernier capitalisme, ne devrait être que judicieusement stratégique : Résoudre le problème de la dette suppose non seulement de réguler les marchés financiers mais surtout d’amorcer une sortie du capitalisme par la socialisation des banques. Forte évidence. Ainsi les solutions miracles comme l’explosion immédiate de l’Euro, empruntées aux canuts de 1830 brisant les machines pour annuler l’exploitation, peuvent être reléguées au magasin des leurres. Sans l’Euro la France aurait dû payer ses fonctionnaires en empruntant à 10 % sur les marchés, plutôt qu’à 1 % ! Vive la catastrophe ! Dans une Europe socialiste, l’Euro pourrait constituer un outil formidable au service des peuples. Faut-il en effet laisser au dollar son rôle ahurissant de monnaie unique qui permet au USA de vivre aux dépens du monde entier, de se sortir de la crise, grâce à la planche à billets de Washington, on bien constituer une autre force monétaire à l’échelle mondiale capable de résister aux autres groupements, comme les BRICS en ascension rapide et avancer ainsi vers une monnaie internationale commune, fondée sur la moyenne des fortes monnaies nationales ? L’Europe actuelle est une machine pro-oligarchique mais chacun de ses Etats également. Casser la boîte ne changera pas c e qu’il y a dedans. Ce sont les peuples qui élisent la droite ou les réformistes et qui font cette Europe-là. Pas d’autre solution politique qu’une gauche radicale gagnant l’hégémonie dans chaque nation : du pain sur la planche ! Mais l’impatience n’est pas un argument théorique. Les peuples savent, fût-ce confusément, que l’Europe a mis un terme aux conflagrations qui l’ont ravagée un siècle durant et consolidé un des principaux territoires planétaires acquis, malgré son capitalisme récurrent, aux traditions culturelles et démocratiques les plus avancées, dans leurs évidentes limites libérales, face aux

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innombrables dictatures. Sans tomber dans un européo-centrisme aux relents racistes, elle représente aussi un acquis précieux pour la poursuite d’une hominisation pas trop délétère. Bien entendu, l’Euro peut exploser sans qu’on l’y aide mais les solutions du FN, rappelant les pires errements totalitaires de l’humanité, nous font froid dans le dos. Khalfa, en août 2013 sur Internet répond comme il convient aux errements de Lordon qui, comme le FN quoique pour des raisons opposées, ne voit l’avenir démocratique que dans une sortie miracle de l’Euro. Khalfa rappelle que les politiques hyperlibérales de l’Europe sont celles de chacun des gouvernements légaux élus par les électeurs de chaque nation. Un peu d’inflation peut aider à sortir de la récession mais beaucoup d’inflation rappelle l’autre crise, celle de 1929, débouchant sur la guerre mondiale. Le déferlement inévitable de l’inflation en cas d’explosion européenne est une calamité. Autre chose est de dénoncer la rigueur suicidaire qui projette le monde vers l’austérité, quand les banques s’enrichissent du processus mais il n’y a pas d’opposition entre de bonnes politiques nationales et une mauvaise politique européenne : pour le moment, la politique hyperlibérale règne hélas partout. Donc, autogérons les banques, comme le demande à juste raison Antonio Negri : Il est fondamental aujourd’hui de soumettre l’investissement à des processus de décision démocratiques et au gouvernement participatif des citoyens…Nous refusons que les banques soient des instruments bureaucratiques de planification sociale, comme c’était le cas dans les régimes socialistes mais nous rejetons également le modèle capitaliste dans lequel les banques sont censées étendre le profit et la rente qui tous deux s’opposent au commun… (Déclaration). Si Brucvin gomme un peu vite les différences entre communisme libertaire et communalisme à la Proudhon, il montre bien la proximité de ces approches. En bon cartésien, l’auteur énonce quatre formes principales de propriété des moyens de production dont deux formes de collectivisation (privée et publique). En dehors de la propriété privée capitaliste qui montre chaque jour son épuisement comme rapport de production, il y aurait comme issue socialiste, une propriété privée autogérée celle des coopératives (écosocialisme, mutuellisme proudhonien) mais, curieusement, il cite deux autres formes de propriété publique : l’une, autogérée (?), coopératives publiques appartenant à l’Etat, qu’il appelle socialisation (solution trotskyste ou communiste libertaire) et, sa sœur siamoise, la propriété publique

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centralisée (nationalisation, étatisation) qui serait une propriété publique non autogérée (stalinienne, ou, rajoutons, sociale-démocrate). La propriété publique (Etat) autogérée est à nos yeux non seulement une fausse solution, inexistante, mais un paralogisme, un abus de mots. Deux possibilités : où elle se ramène vite aux appareils d’Etat bourgeois, aux nationalisations bureaucratiques et l’autogestion devient un simulacre. Ou bien cela tourne vite au laxisme, les salariés allégés de la préoccupation des rentrées financières, décident de tout sans responsabilité aucune sur le devenir d’un outil de travail qui ne leur appartient pas. Après nous le déluge ! C’est un cas connu, par exemple les Universités qui décident seules de leurs dépenses, l’Etat devant suivre en fournissant ad libitum les recettes. Chacun sait que ça ne marche pas. 16 sur 60 d’entre elles ne bouclent pas leur budget quand d’autres sur le modèle US s’en tirent en faisant grimper vertigineusement les droits d’inscription ! La socialisation « trotskyste » connaît les mêmes alternatives par sa référence obligatoire au plan et à l’intervention des assemblées politiques élues dans le détail du domaine économique, avec des dérives prévisibles car déjà vécues. La séparation, l’autonomie relative des secteurs économiques et politique est un enseignement précieux de l’histoire. Pourquoi pas un Sénat des forces économiques autogérées ? Si des politiques économiques, des coordinations, des impulsions nationales par des moyens institutionnels améliorés seront bine entendu nécessaires, il faudrait laisser au marché socialiste régler ce qu’il sait faire, une certaine adéquation entre l’offre et la demande de base pour les produits courants, la recherche d’un optimum de productivité par la concurrence, à condition bien entendu que le marché soit décapé des pressions monopolistes, de la publicité (mensongère par définition), etc. Si des dérives se produisent, les institutions démocratiques nourries par l’information abondamment diffusée et la critique libre, devraient pouvoir trouver les correctifs par la loi édictée par une assemblée nationale majeure. Et si on osait parler de bureaucratie ! La rationalité erronée diffusée par ce tableau des autogestions envisageables provient de l’ignorance volontaire d’un phénomène objectif, archaïque, dont l’impact est pourtant aveuglant dans l’histoire du vingtième siècle. L’existence, dès l’origine des sociétés humaines,

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d’une formidable force qui vise à la manière de la nature organique cherchant à se protéger en vain des contradictions internes de son développement, à produire des excroissances parasitaires qui bloquent le dynamisme du système, le menant sûrement à l’atrophie, à l’agonie. C’est le fait du bureaucratisme d’Etat, instrument de mise en œuvre de la rationalité balbutiante dont les imperfections, l’inachèvement nourrissent l’utilisation de la force et du dogme. Il n’est pas évident de reconnaître en économie que le vivant doit être sculpté par la mort et que la disparition d’entreprises non viables est à terme un nécessaire facteur de progrès, tout comme est incontournable la discipline militaire de la production, souvent féroce sous le capitalisme. Les licenciements boursiers, autre forme, éminemment nuisible, de parasitisme, typiquement capitaliste celui-là inclinent à condamner en bloc cette inhumanité quand l’évolution des forces productives impliquent la vie et la mort de leurs entités de base dès lors qu’elles ne sont plus adaptées au marché. Dans une économie bien comprise les coopératives devraient être le lieu d’exercice d’une gouvernance exemplaire comme c’est déjà le cas dans le petit secteur existant aujourd’hui, l’avenir des entreprises autogérées devrait être scruté en permanence et les amodiations de l’appareil de production, la découverte d’autres marchés, etc., entrer en action bien avant le processus catastrophique de disparition. C’est ce que la capital de fait pas comme le montre Peugeot ou Alsthom. L’Etat n’est pas davantage la solution miracle comme le prouvent le Lyonnais, Elf et tant d’autres exemples de mauvaise gouvernance. L’usage abusif à gauche, de l’adjectif public, qui décernerait une auréole, un certificat d’immunité idéologique, témoigne d’un aveuglement d’origine évidemment corporatiste. Il devrait être banni : l’Etat est inséparablement l’organe de mise en œuvre de la rationalité collective mais aussi celui de la coercition des pauvres et de l’organisation des désordres bourgeois, fondé sur l’animalité d’un profit privé extorqué. Ses appareils, quelle que soit par ailleurs la psychologie indépendante, amène ou combative de ses fonctionnaires, revêtent forcément le même caractère. Il y a donc abus de langage absolu à introduire, à propos de socialisme, d’autogestion, les notions de planification et de propriété publique (d’Etat, à tous ses niveaux, local, parallèle, etc.). Tout le vingtième siècle est habité par ce fléau, à l’Ouest comme à l’Est. Aberrant que la leçon n’ait pas été retenue. Aberrant que, parlant d’autogestion communiste libertaire, on ignore royalement le corollaire indispensable chez Marx et ses épigones critiques, celui de

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dépérissement de l’Etat, de disparition progressive des appareils d’Etat (de la fonction publique), leur remplacement par des entités autogérées passant contrat concurrentiel avec les délégués politiques, élus et révocables, payés au SMIC. Dans l’offensive ultra-libérale (Sarkozy, Romney, Merkel, Draghi, etc.) visant à diminuer les effectifs de fonctionnaires, il faut naturellement voir en premier lieu la quête oligarchique éperdue de nouvelles sources de plus-value quand son origine essentielle ne cesse de diminuer par la baisse tendancielle du taux de profit, consécutive elle-même au processus irréversible de mécanisation automation (augmentation du capital constant aux dépens du capital vivant). Si la bureaucratie rencontre un certain succès, c’est bien aussi, paradoxalement, qu’elle semble répondre à un besoin objectif de protection des sociétés mondiales contre cette épidémie aveuglement profiteuse. Mais elle ne fait que sembler. Tous les salariés du privé savent que leurs collègues du public n’ont pas à affronter de la même manière le joug patronal ni la précarité croissante, qu’ils ont un régime de retraite amélioré, ce qui créée une différence de statut considérable et une impossibilité à considérer comme valable une protection du salariat par l’extension d’un tel décalage de statuts, d’une telle inégalité entre couches sociales, osons le mot. Il ne s’agit pas de culpabiliser une couche de salariés fort estimable et qui doit bien gagner sa pitance, mais de tenter d’analyser objectivement à la lumière de l’expérience historique récente, les forces en présence et la fiabilité des remèdes possibles en caractérisant comme telle la survivance de formes économiques archaïques héritées des périodes pré-capitalistes d’exploitation où la forme d’Etat embryonnaire se confondait avec la classe exploiteuse. Brucvin pointe bien dans l’autogestion la direction sans doute unique pour une sortie de crise positive mais son refus de prendre en considération cette donnée étatique aveuglante affaiblit son discours car il contribue à entretenir une confusion paralysante, nuisible à l’émergence d’une stratégie claire et efficace, capable de répondre aux fondements de la crise et d’être appropriée par le salariat immensément majoritaire, y compris les fonctionnaires dont les avantages acquis seraient bien entendu conservés au sein d’une autogestion généralisée. Pourtant il reconnaît lui-même que ce qui a ruiné l’expérience autogestionnaire yougoslave, c’est précisément que le pouvoir politique n’ait pas connu la même révolution autogestionnaire (pouvoir d’en bas), que le secteur économique.

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La question de la position personnelle du fonctionnaire révolutionnaire se pose, bien entendu. Elle n’est guère subjectivement différente de celle du révolutionnaire au sein d’une entreprise privée, une part de risque en moins : il faut bien que l’un et l’autre acceptent certaines contraintes - nécessaires à leur survie - mais en développant à leur niveau l’analyse critique de l’aliénation dont ils sont victimes. Les fonctionnaires devraient en outre rechercher les modalités d’une praxis vers leurs confrères en malheur du privé pour tenter de les aider à ce qu’à long terme tout le monde s’en sorte collectivement en faisant disparaître toutes les inégalités, y compris celles qui persistent entre les catégories de salariés privés ou publics. Je ne prétends pas que cette position soit confortable à populariser mais dans ce cas aussi la vérité est révolutionnaire. Le haut fonctionnariat se définit tout autrement. Dans un pays industrialisé comme le nôtre, il a tendance à former une autre classe sociale privilégiée, exploiteuse, en concurrence avec l’oligarchie des actionnaires (ENA, IPC) quand bien même des contestations individualisées, éthiques et solidaires peuvent contredire idéologiquement cette dérive. La tentative de trouver un mauvais compromis entre planification et spontanéité autogestionnaire tombe à plat : la planification économique fût-elle participative, deviendrait ou bien un aimable foutoir où les comités de base perdraient leur temps à s’empoigner sur le nombre de pointes bic et de portables et leur juste prix, ou bien, ce qui est le plus probable, le recours à des appareils bureaucratiques innombrables, dotés d’informatique superfétatoire pour administrer la totalité de la consommation, retombant ainsi peu ou prou dans l’incurie soviétique, maoïste, etc. Des élus politiques (dont le mode de désignation est rarement abordé), éloignés de la base, recourraient au même truchement pour, en l’absence de sanction du marché, des résultats voisins. Et surtout à quoi bon ? Le marché socialiste règlerait fort bien l’adéquation de l’offre à la demande pour l’essentiel des biens de consommation, une fois libéré de la manipulation par l’oligarchie, ses médias, ses politiques et sa publicité, remplacée par les avis diffusés par des ONG concurrentes. Révolution démocratique Bien entendu, la représentation nationale dont il faudrait remanier totalement les modes de délégation de pouvoir en les enracinant dans les comités de quartiers selon une pyramide nationale vivante, formée

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et informée, décidant de bas en haut et inversement, déterminerait les grandes lignes de la politique économique et financière nationale, rectifierait les déviations toujours possibles, améliorerait les paradigmes, modifierait l’institué au fur et à mesure où l’instituant le lui demanderait. L’histoire ne s’arrêterait pas à l’étape idéale d’une autogestion enfin réalisée. Des régressions seraient toujours possibles, comme celles signalées par Brucvin à propos des Mutuelles quand bien même le facteur de l’environnement capitaliste explique la dérive, mais sa disparition progressive affaiblirait la pression à la généralisation du pire à toute la société en devenir socialiste. Réciproquement, il n’est guère possible de laisser mutuelles et banques dans les mains de leurs seuls salariés car les cadres pourraient les manipuler et promouvoir une gestion soit laxiste soit para-capitaliste. Des entités autogérées par les salariés pourraient être tentées, par exemple dans le cas d’un créneau productif de pointe, par des conduites égoïstes, négligeant la solidarité avec les secteurs retardataires et les péréquations indispensables. Cependant le principe d’autonomie des entités économiques serait à respecter. On peut envisager une deuxième chambre (nouveau Sénat plus utile) issue des entreprises et légiférant sur les données purement économiques, dans le cadre des politiques générales élaborées par l’assemblée nationale, laquelle trancherait in fine, en cas de conflit prolongé, comme c’est le cas aujourd’hui en fin de navette. On peut être d’accord avec la conclusion de Thierry Brucvin : pas de sortie de crise sans passer du capitalisme à l’écosocialisme (autogestionnaire) distributif, à condition d’y ajouter le dépérissement de l’Etat, afin que le salariat autogéré, autogérant, ait à terme partout le même statut social. Point de divergence : le système autogestionnaire devrait donc exclure la collectivisation « publique », sous peine de retomber très vite dans les errements soviétiques du 20e siècle. Cette approche a ses faiblesses, ses difficultés évidentes. La plupart des électeurs sérieux penseront qu’une telle projection des chimères autogestionnaires et de dépérissement de l’Etat n’a aucun lien avec le réel aujourd’hui vécu : domination des oligarchies, cynisme arrogant d’Arnault et Fillon qualifiant de stupides les velléités hollandaises de taxer quelques milliardaires à 75 %, chômage massif, aliénation à son comble, rejet du marxisme par le PS, etc. A la vérité, la seule direction envisageable, en dehors du nihilisme bleu marine, est bien le recours à la création démocratique poussée jusqu’au terme imaginable de ses

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possibilités historiques actuelles, l’exploration acharnée du fouillis historique révolutionnaire - le fameux résidu évoqué par Henri Lefebvre - pour extirper les bribes de vecteurs démocratiques non encore exploitées qu’il recèle. Tourniquet : ces possibilités sont aujourd’hui hors de la conscience populaire et donc subjectivement d’une probabilité peu élevée ; mais pas davantage que la grève générale ne l’était en 1967, à la veille des bouleversements de mai qui auraient pu changer la société française (ou bien en 1974 quand tous les partis de gauche avaient inscrit autogestion et dépérissement de l’Etat à leur programme !) si la paralysie étatique n’avait été portée avec succès par les deux éléments rétrogrades de la gauche d’alors, le mitterrandisme florentin et réactionnaire, le « marchaisisme » soviétophile et obtus. Que s’était-il donc passé en mai 1968 ? Des surhommes selon Nietzsche, des Philosophes selon Diogène, des révolutionnaires de la praxis selon Marx, des poètes selon Meschonik, se sont levés, tels Henri Lefebvre, Guy Debord, Godard ou Herbert Marcuse, Krivine ou Krawetz, etc., ils ont été relayés par de précieuses maisons d’édition comme Maspéro, rééditant l’écriture contestataire enterrée soixante dix ans durant par la doxa stalinienne, disponible sur les étals de la Sorbonne occupée où les jeunes contestataires venaient faire leur marché d’idées libératrices ! L’étincelle est venue de Nanterre, où Henri Lefebvre enseignait la sociologie. Nombre de militants anonymes se révélèrent soudain, le temps d’une génération. Aujourd’hui cette parole existe, multiple. Il est inadmissible que 92 % d’actifs salariés ne puissent peser en aucune manière sur la gouvernance de leur entreprise et puissent être jetés à la rue sans ménagement par la famille Peugeot réfugiée en Suisse pour échapper à l’impôt. Que le milliardaire Arnault puisse faire du chantage antinational à la fuite des siens, avec l’approbation scandaleuse d’un candidat à la présidence. Il s’agirait donc pour le Front de gauche d’élaborer une ligne démocratique, autogestionnaire, anti-mercantile, anti-bureaucratique, il s’agirait de cerner cet attracteur étrange qui ne peut préjuger du détail des futurs parcours chaotiques pour parvenir à un nouvel état d’équilibre dans une nouvelle structure synchronique. Contre le système d’abandon récurent programmé de la social démocratie « hollandaise » dépourvue de toute vision sur l’évolution dont la planète est grosse, totalement formatée par l’habillage médiatique et conservateur des oligarques (cf. l’évolution du Monde en quotidien des entrepreneurs comme s’ils allaient le préférer à leur Figaro !), il convient d’instituer

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dialectiquement, comme le prônait Henri Lefebvre, une stratégie fidèle à la philosophie critique, à la création poïétique, à l’engagement indéfectiblement révolutionnaire, à l’expertise du sérieux gestionnaire, joignant la fermeté de ses objectifs finaux à leur compatibilité réaliste avec des objectifs immédiatement réalisables qui éclairent dès maintenant la conscience des salariés manuels ou intellectuels. L’avancée vers un état totalement nouveau se fera, après la grande secousse d’une victoire (forcément également électorale, les barricades ayant sans doute ici vécu leur chant du cygne en 1968, la grève générale ne pouvant guère durer plus d’un mois sous peine de famine), d’un programme autogestionnaire, écologiste et social minimum, par paliers, par petits sauts crédibles et décisifs - par analogie à la vision darwiniste de l’Evolution - mais à la condition expresse d’être sous-tendus par une inflexible volonté révolutionnaire et radicale, sans qu’il soit possible de déterminer à l’avance le détail exact des livraisons des prochains logiciels sociétaux. La clé du problème réside en effet dans l’exercice du pouvoir dans l’entreprise même. Il faut donner aux institutions représentatives du personnel, en fait au comité d’entreprise, un pouvoir qui ne soit plus uniquement défensif mais aussi de négociation, d’expertise et de débat sur les orientations économiques, le développement, la politique sociale, et environnementale, et enfin sur le partage de la valeur ajoutée. (François Chérèque, Le Monde du 11/09/12). Enfin en voie de radicalisation ?? Toute possibilité ouverte, y compris chez l’adversaire, pouvant devenir, récupérée et détournée, un levier du changement doit être utilisée contre ses auteurs. Cela suppose une ouverture, une souplesse tactique totale, une attention aux micro initiatives autogestionnaires sans s’obnubiler sur leur vaine hypostase, jointes à une fermeté philosophique capable de déjouer les multiples pièges d’une bourgeoisie condamnée à terme mais utilisant rageusement les trésors de rouerie accumulés deux siècles durant : elle maîtrise parfaitement les énormes moyens matériels et idéologiques qu’elle a concentré dans ses mains pour un but unique : retarder les échéances au risque de déflagrations terminales, prolonger l’existant inacceptable, conserver, conserver. Ainsi pour avancer vers l’autogestion, il est requis non pas tant d’additionner frileusement des réalisations infinitésimales dans un saupoudrage déprimant ou de chevaucher des chimères abstraites évaporant dans la brume des confins historiques les bouleversements

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urgents. Mais de pointer des avancées partielles et tangibles. Un programme politique national clair, solidement charpenté, sur lequel gagner la majorité du salariat, quel que soit son vote actuel, pas d’autres alternatives, chers internautes. A chaque crise, porter en avant des solutions à la fois immédiates et de longue portée autogestionnaires et antiétatiques, afin que les masses fassent elles-mêmes leur expérience. Pourquoi par exemple ne pas saisir l’exemple allemand qu’on nous dit si bien fonctionner économiquement, certes dûment contourné et manipulé par sa bourgeoisie, la cogestion, pour en faire une première étape générale vers l’autogestion : dans des mains françaises l’outil ne pourrait-il prendre une toute autre résonance que son ronron d’outre Rhin ? Même Gallois a osé en proposer des bribes dans son rapport ! Ou, restons Français, étendons à leur gouvernance la loi sur les comités d’entreprise, conquête hardie de la Libération, abandonnée depuis à la critique rongeuse des souris patronales. Cette stratégie ne peut pas ne pas s’interroger sur le nouveau système de classe qui se met en place ici : concurrente de l’oligarchie, une classe bureaucratique illustrée par la production des élites fonctionnaires par l’ENA ou les grandes écoles, par la création entre élus soi-disant de gauche et hauts fonctionnaires une couche de mandarins abusant de l’illusion du service public, lisez les appareils d’Etat bourgeois, - y compris au sein de l’extrême gauche - pour passer compromis avec les fossoyeurs de la nation, les oligarques, afin de se partager les dépouilles. La coopération intercommunale dévoyée qui aboutit à doubler le matelas bureaucratique en reproduisant dans les communautés urbaines exactement les mêmes services que dans les mairies fusionnées où rien n’a changé ! La communauté d’agglomération Plaine Commune (Saint-Denis, Président Braouezec), grand corps malade, a un budget de 496 millions d’Euros qui présente selon la Cour des Comptes un surcoût de 40 millions entre 2006 et 2011 ! Les dépenses de fonctionnement ont augmenté de 36 % quand celles des communes qu’elle est censée remplacer, loin de diminuer, ont elles aussi augmenté de 14 % dans la même période ! Les agents de la communauté sont 2000, 16 % de plus, avec un accroissement de la masse salariale de 28 %. Pour autant la région est devenue un Chicago d’insécurité et de trafics, un taux record de chômage, des activités culturelles intéressantes mais sans vrais progrès depuis vingt ans. La Plaine, extraordinaire réserve urbaine de petite couronne, a été bradée aux appétits stupides des promoteurs et

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grands du bâtiment pour une archi laide antiville de plus. Cependant que Braouezec et Bartolone (Sarkozy, etc.), prudents, faisaient démolir les exemples gênants d’une meilleure urbanité à Pierrefitte les Poètes ! Esquisse de simulation démocratique Cette longue expérience de la vie démocratique versus bureaucratique de la commune, génératrice de tout l’édifice étatique, permet un regard critique sur l’émergence et la reproduction des structures bureaucratiques dans les villes dès la taille de plusieurs milliers d’habitants qui génère ce tissu national permanent. Que se passe-t-il quand une nouvelle équipe de politiques parvient au pouvoir et est confronté au matelas existant où s’étouffent la volonté populaire et l’invention des poètes philosophes ? Expérience que j’ai vécue deux fois de l’intérieur, au Havre, 200 000 habitants en 1965, à Dieppe, 40 000 habitants en 1971, puis pendant vingt ans en 93 ? Les élus, peut-être intelligents, bons débatteurs, fins politiques, s’ils sont vainqueurs de la dure compétition électorale, n’ont aucune expérience de la gestion, moins encore de l’éventail de leurs possibilités de mettre en application des innovations, un contenu social avancé, s’ils en ont toutefois la moindre démangeaison. Les petits nouveaux sont aussitôt pris en main par le secrétaire général, quand bien même celui-ci était tout dévoué aux maîtres précédents, de droite. Souvent représentants syndicaux du salariat, les élus n’ont pas la moindre conscience que leur rôle nouveau de patron public les oblige – même en l’absence de profit - à prendre une certaine distance avec les salariés qui sont désormais sous leurs ordres. Leurs propres objectifs supposent qu’ils assument cette contradiction nouvelle et qu’ils obtiennent l’engagement des ces salariés pas seulement en distribuant des sucettes. Mais une de leur préoccupation principale sera de ne pas faire de vagues avec des erreurs dues à leur inexpérience. Ce faisceau de données opaques, ajoutées aux préceptes qu’ils peuvent glaner chez des membres de leur parti déjà en place les conforte dans cette attitude exagérément prudentielle. La complexité technique des affaires rend difficile leur communication avec les membres du conseil municipal, moins engagés que les membres du bureau, en principe plus compétents mieux informés, un écart se creuse, quelles que soient les promesses de commission et de travail en commun, les simples conseillers sont vite repris par la routine de leur vie personnelle et

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« feront confiance » aux leaders, dans les villes importantes, ils sont tout autant éloignés des contacts vivants avec les citoyens et n’en subissent plus guère la pression. La population, habituée à ne plus être consultée dès le lendemain de l’élection, pas avant six ans, sauf dans des réunions prédigérées, destinées surtout non pas à solliciter une contradiction quelconque mais à faire passer le message du sommet en douceur, quel qu’il soit. L’écart se creuse donc entre les élus « professionnels », bien cornaqués par les hauts cadres qui veillent à leurs intérêts privés, et la masse des électeurs qui voient s’agiter de très loin ces marionnettes, sauf quand leurs décisions viennent à les toucher directement (passage d’une autoroute sur leurs pavillons, augmentation du prix des cantines, etc.) Le traintrain quotidien endort progressivement les élus dans l’obéissance aux données habilement suggérées par les directions administratives qui vont leur jouer du violon, multiplier les courbettes, encenser ces nouveaux génies, faire les quelques concessions d’usage à leur farouche volonté révolutionnaire, surtout mettre en avant la prudence, le réalisme, le savoir technique ou administratif et leur rassurante expérience de ces choses si nouvelles pour des gestionnaires non préparés. Il y a bien entendu des élus plus perspicaces, plus audacieux qui veulent marquer leur passage, se renseignent à l’extérieur, confrontent et savent résister aux violons charmeurs des hauts cadres : Vous avez raison monsieur le Maire, faîtes donc comme je vous dis ! Force est de constater qu’ils ne sont pas légion. Le parti lui-même est prudent et donne rarement des directives ou tellement vagues que l’auberge espagnole est prête à accueillir tous les conformismes, malgré des journées d’étude où ce qui est discuté ne dépasse jamais la bienséance et la langue de bois. La règle est : que les politiques se débrouillent. S’ils sont réélus, nul ne critiquera la pusillanimité ou le désordre de leur gestion. Problème de fond : pour lutter contre la bureaucratie il faut lui opposer un vrai projet contestataire de l’ordre (du désordre) établi. Un programme révolutionnaire dans son ambition, réformiste dans ses tactiques : autogestion, dépérissement de l’Etat, culture, urbanisme maîtrisé, écologie, etc. Explorer le moindre interstice où gagner du terrain sur le conformisme libéral. Il faut donc travailler beaucoup et rejeter tout conformisme. Sinon, toutes les conditions sont réunies pour qu’une osmose se réalise vite entre les trois ou quatre décideurs élus prudentissimes et les trois ou quatre hauts fonctionnaires qui assurent la paix civile dans la boutique et dans la ville, au fur et à mesure que le fossé se creuse entre la dizaine d’élus concernés, acquérant une

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certaine pratique et quelques connaissances très partielles et les milliers d’électeurs ignorant tout de l’enjeu des décisions du conseil municipal qu’on va prendre en leur nom… Lentement s’édifie l’usine à gaz sur laquelle la mafia va régner des décennies, ainsi de la Normandie jadis rouge, aujourd’hui patiemment quadrillée par les hommes de Fabius, marchand d’antiquités idéologiques, jadis parachuté par Mitterrand, assiégeant de ses légions romaines les ultimes Astérix de Dieppe ou Saint Etienne.... Ainsi de Bartolone faisant main basse sur le Neuf trois en plaçant partout ses hommes liges tout en pestant contre le contrôle de l’enrichissement des élus, lui, si pauvre en 1970 quand il faisait ses classes au Pré dans l’entreprise municipale de menuiserie ! Tout le problème est donc d’empêcher les hauts fonctionnaires de truster habilement la décision en les cantonnant dans leur rôle précieux d’application. En urbanisme, cantonner les lobbies économiques dans leur rôle de construction en protégeant les architectures rares, adoptées par des élus contrôlées par le peuple. Deusio, de mettre en route un mécanisme huilé d’information des électeurs entre les élections, basé sur l’existence de comités de quartier de quelques milliers de citoyens, dûment élus avec la même représentativité partout : un délégué pour deux cents électeurs. Les futures décisions du conseil municipal devant être discutées préalablement par ces comités, notamment le budget qui doit être impérativement participatif (Porto Alegre). Ce qui signifie, quand la loi instituant les comités de quartier sera adoptée par le Parlement, une période de transition avec un double pouvoir entre conseil municipal et comités de base d’où surgiront des conflits dynamiques, la solution à terme étant que le conseil municipal devienne l’émanation directe de ces comités de quartier souverains. C’est tout le problème de la participation démocratique : cela ne crée que des ennuis et du travail supplémentaire pour la minorité d’élus et de hauts cadres, d’où la pratique la plus usuelle, la mise à l’écart, avouée ou non, d’une telle activité aussi vitale soit-elle. Là où les moyens existent on s’en délivre par la création d’un service bureaucratique spécialisé qui fait de la Com, absurdité même, censée faire passer le bourrage de crâne de l’excellence de la gestion municipale pour le droit des citoyens à veiller sur l’activité qui est faite en leur nom. Le plus souvent les élus de toutes couleurs n’ont pas la moindre envie de sortir des sentiers battus, d’améliorer la gestion, d’inventer, de tester des voies inhabituelles, en particulier dans le domaine massacré par le privé : l’urbanisme où les cafards conformes font la loi du n’importe

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quoi technocratique et construit, ignares en matière de culture architecturale vivante, pourtant indispensable à la fabrication d’une ville humaine. Par exemple, organiser une vraie discussion de ces formes à donner à la ville est pour eux absolument à dissuader, hors sujet. Je n’examine même pas le cas répandu où élus et hauts fonctionnaires tombent dans la banale corruption… Ils ne sont pas fous au point de donner aux électeurs des verges pour se faire fouetter. Ces pratiques concrètes de séparation, de mise à l’écart de la masse des citoyens qui révèlerait sans cesse de nouveaux concurrents prêts à disputer leur place aux élus bien assis, constituent la base de la montée du bureaucratisme impavide qui se perpétue aux différents niveaux, départements, régions, état, et qui conduit la masse des électeurs à abandonner tout intérêt pour la chose publique, repérée pour être le domaine privé, opaque, des spécialistes politiciens de la réélection voire de la corruption banale. Ce renversement, cette révolution démocratique réelle ne peut provenir que d’un mouvement politique puissant, hégémonique, relayé par des partis fondés sur une philosophie politique marxisante, libertaire, critique et rationnelle ! La jeunesse devrait jouer un rôle majeur dans une telle entreprise. Par exemple pour aller aider les quartiers défavorisés à créer leurs structures de pouvoir de base plutôt que de dresser des barricades comme en mai 68 pour exciter le bourgeois… Ce double pouvoir ne serait pas différent de ce qui devrait se passer dans toutes les entreprises au-delà de trente salariés où le comité d’entreprise, doté de nouveaux pouvoirs de gouvernance, serait en conflit, en négociation, avec les actionnaires, jusqu’au dépérissement de ceux-ci après la période - longue - de transition vers la propriété collective des moyens de production… Combattre la classe mandarinale Neutraliser les nuisances de la haute administration est l’autre tâche. Elle pourrait être assumée par le recours systématique à la délégation de pouvoir à des organismes autogérés extérieurs, concurrentiels et spécialisés, interchangeables après appel d’offres, leur rotation permettant d’échapper à l’enlisement décrit ci-dessus. Ils sont bons, on le garde, ils sont mauvais on en change. Ces pratiques sont déjà utilisées avec bonheur pour certaines tâches par les administrations (sauf que les fonctionnaires demeurent en doublon !). Naturellement cela exclut le recours au monopole de monstres bureaucratiques privés

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comme les marchands d’eau, Véolia, etc., qui recréent les inconvénients de l’apathie bureaucratique, le mercantilisme en plus ! En finir avec cette situation de banquise est une tâche énorme, himalayenne. Elle supposerait que soient mises en places des pratiques nouvelles et systématiques, une pyramide étatique inédite où la base serait enracinée dans le quartier où tout le monde se connaît, où l’élu serait en permanence sous les yeux de ses mandants, responsable de l’information systématique sur les choix municipaux, avec possibilité de s’y opposer, de proposer d’autres solutions. Cela suppose un énorme effort de formation des citoyens par Internet et les autres médias, libérés de la pub ? Cela suppose qu’une nouvelle confiance dans la sphère politique transformée les attire vers cet effort nécessaire. Il y aura bien entendu une multiplicité de situations intermédiaires, régressives, inattendues, nombre de candidats démagogues s’efforceront de faire passer leur intérêt égoïste pour l’intérêt général, leur rouerie pour du dévouement… La naïveté n’aura rien à faire dans ce mouvement. Les corrompus devront être sortis définitivement du jeu démocratique, etc. Ce vivier municipal permettrait le renouvellement beaucoup plus fréquent des élites, leur rotations sans drame, il s’agira de dé-professionnaliser les élus permanents, de dédramatiser leur retour à la vie civile, sans pour autant faire une chasse systématique aux tenants du titre puisqu’il peut survenir qu’un maire soit sinon irremplaçable au moins longtemps précieux et performant mais à la condition qu’il puisse répondre en permanence à ses comités de quartier institutionnalisés dont tout conseiller municipal devrait émaner. Naturellement, le clivage droite/ gauche perdurera aussi longtemps que la propriété privée des moyens de production : la naïveté politique ne sera pas de mise et jouera son rôle de garde fou prudentiel avant que les 92 % de salariés aient été conquis par une idéologie libérée de l’hypocrisie oligarchique, ce qui peut prendre du temps… Il y a dans tout cela une part indéniable de pari historique, hasard en nécessité, corpusculaire et ondulatoire… Mes quelques réalisations partielles en Normandie ou en RP, témoignent, (voir plus loin), compte tenu même de leur modestie, de ce possible, en fonction des situations historiques héritées et de l’espoir de libération d’une rationalité partagée.… Le socialisme totalitaire a disparu sauf à Cuba, en Corée du Nord et en Chine, les milliardaires en plus. Mais les seules études de philosophie politique sont bourgeoises et intéressées. L’université, appareil idéologique d’Etat selon Althusser, veille ! Et pourtant

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l’impasse est toujours présente. Langage sarkozien ? Cette lucidité sur les tares bureaucratiques d’Etat n’annulent en rien la critique féroce des parachutes dorés, des retraites chapeaux, des coefficients de 1 à 1812 entre les plus bas et les plus hauts salaires, les gigantesques gâchis publicitaires et de gadgétisation inutile, la précarisation généralisée, la folie spéculatrice, le technocratisme ravageur, etc. Avec les nouvelles normes parasitaires qui ruinent l’invention d’espace au service des humains, le prix au mètre carré du logement social a pratiquement doublé en vingt ans ! Déraisonnable. Les deux cancers bureaucratiques qui rongent l’humanité développée se nomment oligarchie, propriété privée des moyens de production, financiarisation d’une part et d’autre part leur corollaire sans lequel le système oligarchique ne tiendrait pas une seconde : la prolifération de l’exploiteur numéro deux : la haute bureaucratie d’Etat. Les élus révocables et innombrables seront sous le regard permanent de leurs mandants irrigués et irrigueront une information politique le mieux possible débarrassée du mensonge politique ou publicitaire payant. Ils constitueront, dûment formés, une immense cohorte d’intervenants bénévoles pour contrôler et remplacer progressivement, au gré de l’élévation du niveau de leurs connaissances, les rouages de l’Etat en s’y substituant progressivement sous le régime du bénévolat. A Parme, Beppe Grillo fait garder les musées par des retraitées bénévoles extrêmement charmantes et cultivées… Français, vous êtes mécontents de votre société politique : constituez-en une autre au sein de laquelle vous puissiez agir directement ! L’Etat n’est pas cette forteresse imprenable : ses fonctions de régulation sont certes indispensables, contrairement à la table rase de la chimère anarchiste. Mais son mille-feuille bureaucratique crée plus de problèmes qu’il n’en résout. Toutes les fonctions régulatrices civiques qui peuvent être traitées par des entités concurrentielles doivent leur être rétrocédées : à terme, il s’agit de la totalité des fonctions actuelles de l’Etat qui ne seraient pas rayées d’un trait de plume mais traitées autrement mieux, de façon dynamique sous un contrôle de la base sans cesse perfectionné, comme devrait le permettre les nouveaux outils des TIC, une fois débarrassés du cancer publicitaire. Les préoccupations légitimes des anarchistes seraient ainsi réintégrées dans une perspective extraordinairement difficile mais cependant la seule qui soit réaliste à long terme. Seule la progressivité des réformes révolutionnaires à mener à bien obligera à étaler le calendrier. Une

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sixième république authentique, pas un ersatz à la Montebourg qui veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes, en gesticulant à gauche pour mieux s’aplatir devant Hollande, plat pays de droite, pour un hochet ministériel ! Regardez bien, il n’y a rien, strictement rien dans sa baudruche, qu’un arrivisme boulimique et des moulinets ! Exemples d’autogestion (partielle) à méditer Le Monde ou Libération furent un moment des structures assimilables à une autogestion par les journalistes. Suite à leur manque de rigueur dans la gouvernance et face aux déficits de gestion, ils se sont vendus aux financiers et abandonnant tout l’intérêt d’une critique médiatique honnête, vivante pour glisser dans le consensus insipide et mollement oligarchique : chaque jour un supplément pour les patrons : programme de classe ! Comme en témoigne le livre de Fottorino, directeur élu par les journalistes, viré par la finance et le licenciement plus récent d’Hervé Kempf, ultime journaliste encore indépendant du milliardaire Pigasse, nouveau propriétaire, parce que la société de rédacteurs a été incapable d’autogérer la boutique confrontée aux difficultés générales de la presse écrite ! Rappel : dans le mot autogestion, la gestion compte pour 50 %. Au moins ! Libé : même tableau. Dans les années 2000, l’excroissance vibrionnante du Monde Diplo qui a engendré ATTAC, a constitué un précieux îlot de résistance cultivé et contestataire aux pires moments du mitterrandisme régressif et de l’offensive mondiale de l’ultra libéralisme. Porté par des trotskistes ouverts, rejoints par des ex-communistes de qualité, il a très vite remporté des succès médiatiques mondiaux. Son impact semble s’étioler. ATTAC n’a pu saisir la crise de 2008 pour porter en avant un message clair à l’ensemble des salariés mondiaux vers une nouvelle Internationale contestant un capitalisme planétaire sans doute entré dans sa longue phase agonique. On peut s’interroger sur les raisons d’un tel échec dans l’unification d’un nouveau mouvement mondial. Il lui a manqué son Marx ? L’emprisonnement idéologique de la majorité de ses troupes dans leur appartenance au salariat étatique peut également jeter un certain éclairage. Leur condition ambiguë de membres des appareils du pouvoir bourgeois ne leur fait penser l’avenir d’une société réconciliée que dans l’extension de leur

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protection initiale contre les exactions du système de classe : le statut ouaté de la fonction publique. Michel Lasserre fait une conférence sur l’autogestion dans le Cher. Dans son texte, par ailleurs excellent, une ligne pourtant se croit obligée de concéder ce salamalec : L’autogestion fera une large place aux services publics, en créera de nouveaux suivant les besoins. Incohérent : l’appareil d’Etat, exacte antithèse de l’autogestion ! Eric Hazan lui répond : C’est à l’échelle des villages et des quartiers, du moins à une échelle localisée, que peut émerger une nouvelle façon collective de mettre en adéquation les besoins et les moyens de les satisfaire, ce qui ne fera d’ailleurs que renouer avec la richesse des formes historiques d’organisation, depuis les sections parisiennes de 1789 jusqu’aux Quilombos du Brésil. (Premières mesures révolutionnaires, La fabrique édition, 2013). Saint-Just : Un peuple n’a qu’un ennemi c’est son gouvernement ! Hazan : Premières mesures révolutionnaires… Il apporte en effet quelques réponses libertaires vivifiantes à ces ambiguïtés sur l’avenir autogestionnaire. Il rappelle l’argumentation de Hobbes, dans la lignée de Saint Augustin : Puisque l’homme est essentiellement mauvais, pour mettre fin à la « guerre de tous contre tous » à laquelle conduit sa nature, il faut instaurer un Etat, par contrat social… Alors que : L’Homme n’existe tout simplement pas. S’il existe une chose qui produit effectivement un être vil, abject, menteur, misérable, c’est bien la contrainte étatique… Le capitalisme démocratique a créé des millions d’emplois dans le monde pour établir des normes de fonctionnement et de certification et évaluer leur mise en application. Dans le secteur dit public comme dans le privé, des experts inventent chaque jour de nouvelles procédures, fixent de nouveaux objectifs avec de nouveaux indicateurs, ce qui met au travail des foules d’auditeurs, comptables, contrôleurs, mathématiciens et spécialistes du reporting. Le démantèlement de ce bureau mondial, indispensable au fonctionnement abstrait et largement fictif du capitalisme démocratique, amènera une forte baisse du nombre de « postes de travail »… ce qui donnera une grande souplesse dans le choix entre travail et non-travail… L’Internet et les réseaux sociaux permettraient de renouer avec la fameuse démocratie directe… : La démocratie directe n’est possible

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que dans les groupes humains de petite taille mais la connexion électronique qui réduit à rien les distances fait du monde entier une agora potentielle…En fait c’est tout le contraire. Que l’on en soit venu à qualifier de sociaux des réseaux de bavardage stérile et exhibitionniste en dit long sur ce qu’est devenu la société en occident… Quand chacun pianote des messages inutiles et écoute des musiques en conserve, c’est parce qu’il faut conjurer le sentiment d’isolement dans la foule sans que personne ne se parle… Dans un pays comme la France, les conditions sont aujourd’hui réunies pour une évaporation du pouvoir sous l’effet d’un soulèvement et d’un blocage général du système… Dès le lendemain de l’insurrection victorieuse… la désastreuse séquence électorale sera à éviter à tout prix…Il faudra mettre en place ce qui interdira au passé de faire retour, et au reflux de prendre la forme d’un « retour à la normale »…Nous fermerons, nous ferons murer et garder tous les lieux où tournaient hier encore les rouages de l’Etat, du palais de l’Elysée à la plus reculée des sous-préfectures… Il serait facile d’appuyer sur le côté chimérique de ces dernières affirmations visant à la tabula rasa de ce qui existe si, sans plus de discernement, on les prend au pied de la lettre. Indéniablement, elles tiennent du conte de fée et ne fonctionnent pas. Les insurrections banlieusardes étaient totalement démunies de programme (autrement dit elles n’avaient rien à proposer en dehors du nihilisme), elles ne pensaient qu’à détruire, à brûler, à garder leur territoire aux groupes maffieux. La grève générale sur clairs objectifs de classe ne peut guère durer elle-même (comme en mai 1968) qu’un mois environ, pour les masses en mouvement la lassitude arrive vite avec les lancinantes questions d’un quotidien privé de ressources. Regardons les révolutions arabes. Rien n’empêchera les masses de faire leur bilan statistique des avantages et inconvénients de l’ancien et du nouveau. Mais on ne peut écarter pour autant le problème posé, après deux siècles de tentatives infructueuses de remplacement du capitalisme, de l’irréversibilité des mesures à prendre, comme y insiste Eric Hazan, en cas de victoire d’une gauche radicale. Rien de nouveau dans le débat : il faudrait au(x) « parti(s) » révolutionnaire(s) (les baptiser mouvements n’apporte pas grand-chose à leur démocratisme réel), combiner l’analyse la plus froide de la situation, des rapports de force en présence, des pistes essentielles d’un changement à la fois immédiat et de longue portée, comportant des mesures tendant à

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rallier la majorité sur des revendications simples et fortes, avec celles, sinon irréversibles, du moins qui puissent enclencher un double processus difficile à inverser. Il s’agit d’affaiblir significativement le pouvoir de l’oligarchie et de celui de la bureaucratie d’Etat vers l’instauration durable d’une société radicalement différente, fondée sur l’autogestion généralisée. Elle mettrait en œuvre l’écologie et la RTT comme axe du développement économe, les revenus de un à cinq, la fin de l’héritage des patrimoines au-delà de deux maisons, un autre enseignement libéré de sa bureaucratie jules-ferryste, etc. Ce qui implique l’affirmation en amont d’un programme clair et la mise en œuvre de l’hégémonie du salariat, par une bataille idéologique visant à gagner une majorité du peuple à ces objectifs de bouleversement de la société à long terme. Affirmer immédiatement comme Hazan une irréversibilité absolue, en soi, reviendrait à prôner l’idéal de minorités agissantes présentant au peuple ébloui les merveilles de leur invention historique au risque de la guillotine et du Goulag si l’idylle socialiste ou libertaire n’est pas au rendez vous. Les masses refuseraient un tel chèque en blanc et elles auraient parfaitement raison. Les citoyens, dans un futur processus révolutionnaire, doivent avoir la garantie absolue de pouvoir à tous moments faire machine arrière si ses stratèges se sont plantés ! Pas d’autre moyen que de procéder très rapidement à des élections générales et libres, avec le risque assumé de les perdre. Lénine avait raison en 1917 de dissoudre l’assemblée constituante minée par le réformisme capitulard des Mencheviks qui allait restaurer le tsarisme. Rosa Luxembourg avait tout autant raison de lui reprocher de ne pas avoir convoqué aussitôt après de nouvelles élections générales : L’histoire stalinienne a tragiquement confirmé la justesse de ses vues. L’insigne mérite de Chavez, quelles que soient son populisme et ses erreurs politiques, est de s’en être tenu - à l’opposé de son ami Castro - au devoir de maintenir des élections libres, en se donnant les moyens de les gagner pour sauvegarder l’orientation générale révolutionnaire, dans les conditions spécifiques du Venezuela, en assumant de façon dynamique le double pouvoir instauré qui devrait subsister longtemps comme champ clos de la lutte de classe où les attaquants ouvriers auraient quelques billes de plus dans les mains mais où c’est la population, dûment consultée et elle seule qui trancherait in fine de la question du pouvoir et d’un cheminement révolutionnaire ou non. Les forces démocratiques ne pourraient s’empêcher d’affaiblir la main mise oligarchique sur 90 % des médias, sous peine d’échec rapide. Comme de neutraliser les

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forces césariennes de répression en leur rappelant leur vocation d’intérêt général, etc. Impossible d’emprunter des raccourcis historiques en contournant les insondables difficultés de l’émergence de la nouvelle société à partir de l’ancienne : le ventre capitaliste devant accoucher du nouveau-né autogestionnaire. Il faudra mobiliser les masses pour l’affrontement décisif avec l’oligarchie et la bureaucratie mais en même temps les gagner au rude chemin de l’autogestion et du dépérissement de l’Etat. Une manière d’irréversibilité réversible, en bonne dialectique ! Obligation d’en passer par la lutte idéologique dans le fatras des mille théories contradictoires, des mille illusions, des diverticules sans issue et du travail de fourmi en amont pour préciser le programme crédible en y gagnant les masses, aujourd’hui influencées par le PS voire le FN, projet certes himalayen si on compte les microscopiques bataillons des partisans de l’autogestion ayant chacun sa propre solution non miscible aux autres… Le pouvoir est-il évaporable ? Peut-être si on considère superficiellement la dimension de l’abysse hollandaise… Fin mai 68, il y avait l’illusion du vide mais De Gaulle était chez Massu qui faisait ronfler les moteurs de ses chars, prêts à foncer sur la Sorbonne et Billancourt, les troupes révolutionnaires étaient divisées entre gauchistes fuligineux, velléitaires, réformistes à la manœuvre et communistes encore frileusement soviétisés (dont j’étais, quoique de moins en moins)… En juillet, une chambre bleu horizon fut élue, pas seulement grâce à la démobilisation de la gauche, mais aussi par la mobilisation de la droite. Impossible donc de se passer d’une victoire électorale qui donnerait la maîtrise (seulement politique, bien fragmentaire et partielle d’un Etat bourgeois en attente éventuelle du retour de flamme…). Mais disposant cependant d’une certaine prise sur les moyens d’Etat, les forces armées, le budget, la banque de France, etc. Imbécile, pour des révolutionnaires de se précipiter volontairement dans un dispositif insurrectionnel qui permette à la bourgeoisie de passer pour le défenseur de la paix civile en utilisant à fond ses moyens césariens répressifs, plutôt que d’user au profit de la révolution le légalisme républicain qui l’en empêcherait ! Pour autant, impossible d’avancer avec ces seules armes étatiques pourries, et échec assuré si la mobilisation des masses salariées venait à faiblir, si le relais rapide par l’institutionnalisation des comités de base, quartiers et entreprises venait à tarder, si des mesures fortes pour

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arracher aux oligarques l’essentiel de leurs moyens médiatiques ou financiers faisaient défaut. Ce qui était mauvais dans le Programme Commun de 1981, ce n’était pas son nom ou son caractère de compromis politique entre partis de gauche - inévitable - mais son contenu de catalogue soviétophile : nationalisations bureaucratiques, démagogie tribuniciste, addition de toutes les revendications particulières des succursales du PC. Il fut hypocritement adopté par Mitterrand, juste le temps de piquer trois millions de voix au PCF. Celui de la gauche radicale devrait donc comporter des mesures programmatiques essentielles mais réalistes, non leur détail dans un inventaire à la Prévert, avec en premier lieu, l’extension des pouvoirs de gouvernance des comités d’entreprise - prolongeant la loi républicaine de 1947 - jointe à l’engagement simultané du dépérissement de l’Etat vers l’autogestion de services concurrentiels dans un marché en devenir socialiste… La limite des propositions d’Eric Hazan, c’est l’utopie maoïste de la campagne encerclant les villes, dans une traduction libertaire : l’effervescence de la base se substituant totalement d’un seul coup, à toute administration nationale de la politique, faisant table rase de toute la société existante en en produisant une autre, locale, armée de pied en cap, en méprisant de fond en comble l’ancienne, comme si celle-ci allait se laisser faire y compris dans la tête des gens… Chimère grandiose mais chimère. C’est court-circuiter la nécessaire étude interne et historique - la déconstruction - de la délégation de pouvoir à une échelle nationale, comment la faire fonctionner sans qu’elle puisse kidnapper la volonté populaire à la base par ses appareils bureaucratiques d’Etat et ses outils médiatiques : Rotation des élus, mandats impératifs, budgets participatifs, formation, information permanentes des délégués de base, dès l’école, un autre fonctionnement d’Internet, débarrassé du chancre mou de la pub, autogestion des médias, de l’école, etc. Catherine Samary L’affirmation puissamment antiétatique de Eric Hazan n’en garde pas moins beaucoup de valeur. Comme d’autres partisans affirmés de l’autogestion comme Catherine Samary, proche du NPA, qui dans un texte sur Internet de 2013, critique la proposition d’un statut salarial et qui apprécie plus dialectiquement le tri à opérer dans les structures de l’Etat héritées : L’appareil bureaucratique sera en grande partie

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inutilisable - mais on gardera sûrement en le réformant les services de l’état civil, de la sécurité sociale, de l’éducation ; les institutions de la démocratie (notamment le Parlement, les assemblées communales) seront profondément transformées mais non supprimées… On peut sans difficulté lui concéder l’état civil… Autre chose est la gestion bureaucratique de la sécurité sociale ou du mammouth éducatif, absolument hostile à toute pédagogie active et que l’irruption du MOOC devrait permettre de révolutionner en profondeur. Elle décrit la sécurité sociale, le statut des fonctionnaires et l’accès à des services publics indépendamment des ressources comme une entorse formidable aux principes capitalistes en ce qu’elle collecte ses fonds par des cotisations sociales à chacun selon ses revenus mais assure des prestations selon les besoins… ce qui est incontestable, limitant ainsi l’éternelle référence à un communisme de péréquation sociale (A chacun selon ses besoins…), déjà à moitié réalisé sous le capitalisme - Mais ce constat est insuffisant et pêche par omission. Sécurité sociale du point de vue de sa gestion bureaucratique mais surtout statut du fonctionnaire et services publics portent également et combien lourdement l’autre aspect, celui du caractère parasitaire, oppressif, exploiteur des appareils d’Etat capitalistes, inséparables de l’aliénation générale. L’inégalité, si elle se fonde en premier lieu sur les fonds de pensions et les cent familles que dénoncent fort pertinemment Poinçot-Chapuis, ne s’arrête à eux, elle concerne aussi les différences considérables entre salariat privé et public : protection de l’emploi, retraites, congés, cadences de travail, avantages divers, etc., qu’on ne peut gommer sous la raison que les fonctionnaires seraient in fine des salariés comme les autres, parfois engagés dans le syndicalisme et la contestation sociétale où ils sont naturellement les bienvenus. Traiter de l’avenir de la société, surtout dans la France de Colbert et de Napoléon, interdit de fermer les yeux sur cette face cachée de l’iceberg étatique dès qu’on propose de réaliser l’égalité tout en voulant insuffler du dynamisme au développement sociétal. C’est un vrai problème, tout le monde le sait et la méthode Coué ne peut le résoudre : circulez, il n’y a rien à voir ! Interdit d’aborder ces questions obscènes, sous peine d’accusation infâmante de sarkozysme ! Cette pensée de l’autruche laisse le champ libre à la démagogie lepéniste. Catherine Samary affirme bien la nécessité d’une conservation partielle du marché et de la monnaie (… moyen de paiement et d’achat individuel d’une grande souplesse pour exprimer des besoins

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individuels différenciés même si la société de consommation et sa publicité sont remises en cause) mais elle récidive sur les services publics qui devront échapper à la logique marchande… La pointe de l’oreille corporatiste perce ici…Comment justifier un tel maintien à long terme de l’inégalité de statut entre salariés, cette mise entre parenthèse de la dialectique nécessaire à un dynamisme du développement ? Je préfère quoiqu’un peu fruste : La disparition de l’Université, grand agent de la stérilisation actuelle, libèrera des énergies et des talents qui trouveront mieux à faire que la rédaction d’articles destinés à l’ascension dans la hiérarchie mandarinale (Eric Hazan). L’hyper libéralisme a emprunté une partie de ses défroques aux thèmes de l’autogestion des années 70 en les poussant à l’absurde : le libre choix du consommateur est bien évidemment, en régime capitaliste, tout sauf libre, entièrement faussé par l’infinie prolifération des contraintes publicitaires, étatiques, monopolistiques, etc., tout comme par les passagers clandestins des péréquations sociales, qui rendent tout à fait illusoire toute espèce de liberté réelle du consommateur dans ce marché truqué, fétichisé. Sous l’autogestion socialiste, ces contraintes seraient en voie de disparition asymptotique, toute la place pouvant être donnée à un libre choix réellement instauré, gage de l’irréversibilité démocratique souhaitée par Eric Hazan. Ce qui n’exclurait pas mais imposerait pendant très longtemps des politiques sociales, économiques, monétaires au niveau national, décidées par un Parlement placé sous le contrôle permanent des comités de base. Même réserve sur le statut généralisé du travailleur autogestionnaire indépendant de l’entreprise qui nous paraît tendre irrésistiblement vers la fonctionnarisation de l’ensemble du salariat autogéré, selon un mode soviétique. Nous lui préférons l’association des entités autonomes, balancées par un pouvoir politique débureaucratisé, avec un minimum d’appareils permanents. Toutefois, l'État - cette "malencontre de l'histoire" comme le nomme Pierre Clastres - parce qu'il n'est pas constitué d'une chefferie au service de l'équité collective, mais d'un système anonyme dont les structures servent à déposséder les membres de la société de tout pouvoir au profit des utilisateurs privilégiés desdites structures, est l'ennemi de toute vraie démocratie. L’État, tel qu'il est, tient sa justification de l'impossibilité des peuples à pouvoir se gérer eux-mêmes collectivement par délégation directe.

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Sauf un État socialiste véritable, délibérément provisoire, qui préparerait son propre retrait progressif en rendant les individus plus humains et plus citoyens par une éducation que j'appellerai humano-citoyenne c'est-à-dire soutenant la formation d'une mentalité nouvelle indépendante de tout parti et encadrant le peuple dans la création d'institutions au contrôle des comités populaires, pourrait être pour le salut collectif... (Camille Loty Malebanche) Avec des réserves sur l’indépendance de tout parti : ceux-ci, aussi bureaucratisés soient-ils dans notre triste réalité, sont cependant d’une certaine manière historiques, ils sont l’expression - aliénée - de la tendance communautaire des citoyens. La forme parti, préfiguration de l’Etat, donc à ce titre éminemment critiquable, a encore de beaux jours devant elle, ce n’est pas en pratiquant une dangereuse table rase, ou en la baptisant mouvement ou comité qu’on en changera l’essence de lieu de rassemblement solidaire autour d’une idée, d’une stratégie, mais plutôt en la travaillant de l’intérieur ou en inventant, grâce au débat rationnel critique, d’autres normes de contrôle de la base sur le sommet au sein d’une pyramide vivante de délégation de pouvoir migrant vers la transparence totale.

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Ce qui alimente l’appareil capitaliste de destruction de la planète, c’est avant tout la prolifération urbaine. D’une part, la concentration industrielle a créé des métropoles dont certaines sont ruinées mais qui, dans l’ensemble, continuent à attirer en grand nombre des demandeurs d’emplois…Miroirs aux alouettes, elles continuent pourtant leur croissance anarchique… L’effet destructeur des métropoles ne tient pas seulement à leurs déchets, à leur gaz d’échappement, à leur consommation inutile d’énergies de tous ordres. Il s’y ajoute et ce n’est pas le moins grave, leur façon de proliférer comme des tumeurs… Bidonvilles, favelas, villages de carton et de planches,…Régions périurbaines désarticulées, inhospitalières, sont le paysage commun autour des grandes villes……Dans le même temps, la vie s’éteint doucement dans d’innombrables villages européens… (Eric Hazan, o.c.) Chapitre X La ville : une catastrophe planétaire L’urbanisme est sans doute l’activité humaine partout la plus maltraitée bien qu’elle soit décisive, vitale, comme reflet de et aliment à l’existence des Hommes et Femmes dans leur individualité comme dans leurs relations sociales. Il règne une aporie fatale dans le regard dichotomique qu’ils portent sur leur cadre de vie. Martyrisés par

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l’horreur urbaine contemporaine, le réflexe est de se précipiter comme Françoise Choay l’a si bien noté, dans la contemplation nostalgique, quasi pathologique, des quartiers anciens et muséifiés où nos ancêtres, dépourvus de nos moyens scientifiques et techniques, savaient pourtant composer un milieu proxémique, empathique et beau, non au sens du paraître publicitaire (spectaculaire eût dit Debord), mais à celui des dimensions tant quotidienne que philosophique du devenir humain, au travers d’une esthétique se confondant avec le confort et l’éthique, dépassant notre sort de fourmis conditionnées par la fourmilière. Aucun d’entre eux ne perçoit cet immense paradoxe : avec ses moyens scientifiques extraordinairement démultipliés en un siècle, notre société urbaine totalement artificialisée se montre incapable d’améliorer (contrairement à d’autres domaines, santé, confort, déplacements, échanges informationnels, etc.) la qualité de notre second corps, social, de le conformer à son rôle décisif sur les devenirs de nos individualités et sensibilités respectives, sur l’équilibre d’une bonne vie. Nul, surtout chez les spécialistes, ne sait renouer avec un art de faire la ville où les citadins puissent être en osmose hédoniste, alors que sa version contemporaine intervient sur nos corps et âmes comme un lit de Procuste, une prédation. Jusqu’à la régularité rassurante de l’haussmannisme, moindre mal, mais qui décernait déjà le message d’un ennui considérable avec les falaises parallèles et grises de ses façades, certes encore décorées mais toutes pareilles renvoyant sans cesse l’écho d’une circulation hallucinée. L’orthogonalité et le vide définissaient les formes internes et externes. Les nouvelles constructions n’ont même plus l’excuse de cet ordre bourgeois, leur pataquès prédateur, résidu de la mécanique obtuse du profit vorace et de l’ignorance technocrate, ronge les sensibilités et mine les consciences. Comment survivre dans un tel milieu hostile quand il résulte de notre propre production collective ? Peut-être est-ce de n’avoir pas pris en compte notre double appartenance subjective et sociale, au corpusculaire et à l’ondulatoire ? Dans l’expérience des fentes d’Young, si on ralentit l’émission des fullerènes (ou des photons ou des électrons) à une toutes les quelques secondes, empêchant leur conjonction statistique, l’observateur s’aperçoit que les interférences prouvant le caractère ondulatoire sont toujours produites : le caractère ondulatoire est donc aussi à l’intérieur même de chaque particule : La nature ondulatoire n’est pas seulement une propriété du faisceau ou d’un grand nombre de photons, mais une propriété des particules elles-mêmes. (Stephen

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Hawking, Y a-t-il un grand architecte dans l’univers ? Odile Jacob, 2011). Ainsi des êtres humains qui, par analogie, sont à l’intérieur de leur subjectivité, intégralement sociaux. Ce que confirment les neurosciences décrivant l’activité réactionnelle des humains comme le résultat différé (social) de l’interaction de milliers de zones neurosynaptiques spécialisées négociant spontanément la réponse d’action idoine aux stimuli extérieurs. La conscience intervenant comme processus après coup, décalé, comme résultat exclusif des échanges sociaux (conceptualisation par la langue apprise), au-delà des réflexes de survie du règne animal, selon Michael S. Gazzaniga (Le libre arbitre et la science du cerveau, Odile Jacob, 2013) . Hawking met également l’accent sur la dimension de l’émergence qui fonde largement l’histoire des univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand : L’émergence apparaît lorsque des systèmes complexes au niveau microscopique et loin de l’équilibre (ce qui permet une amplification des évènements aléatoires) s’auto-organisent (adoptant un comportement créatif, autogénéré, cherchant l’adaptabilité) en de nouvelles structures dotées de nouvelles propriétés qui n’existaient pas auparavant et forment un nouveau niveau d’organisation macroscopiques… Ainsi de l’émergence de l’hominisation et de son stade actuel où se pose comme jamais la question d’une société débarrassée définitivement de l’aliénation sinon marchande du moins exploiteuse par la propriété privée des entreprises et l’oppression étatique. Ce que Badiou ou Castoriadis ont emprunté dans leurs propositions fumeuses d’Evènement ou d’Insurrection. Les conditions du passage révolutionnaire, de l’émergence du nouveau, ne peuvent pas s'effectuer autrement que par les moyens politiques forgés au cours de siècles d’affrontements de classe, adaptés par les armes de la critique rationnelle, associant les mutations brutales du geyser aux progressions par à coups successifs de l’érosion, les brutales mutations génétiques dus aux rayons cosmiques se combinant à la lente sélection naturelle des effets positifs additionnés, le coup de foudre amoureux et narcissique à la lente maturation de l’empathie oblative. Dans nul autre domaine que l’urbain, du fait sans doute de son éloignement permanent de l’obsolescence rapide des autres marchandises, la malfaisance des deux hydres, oligarchique et étatiste, n’éclate à ce point sous nos regards directs : grands ensembles, zones industrielles, commerciales ou de loisirs, autoroutes, immensités pavillonnaires, stupidité technocratique, surdensités mortifères,

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engorgements, façades mornes, volumes insipides, débilité évanescente de l’art architectural (jusqu’aux grands prix trichés depuis Lang et Mitterrand). Nulle part la loi du cash flow imposée par les oligarques ne règne avec tant de brutalité. Elle est aggravée par la suprématie technocratique, la pensée ensembliste identitaire dont parle Castoriadis, la langue de bois dirait Meschonnic, et Debord le spectaculaire concentré, qui ont vidé de toute sensibilité la démarche architecturale. En vingt ans, les lunettes de lecture critique ont été perdues, en premier lieu dans l’institution architecturale percluse, d’où la mer nourricière s’étant retirée, l’affaissement est devenu tellement uniforme que personne ne voit plus ce qu’il y aurait à en dire en matière d’éthique et d’esthétique : C’est comme ça, Bouygues a gagné, continuons d’amasser nos sous dans notre petite boutique ! On ne fait plus des effets de façades minuscules qu’en cachette, en donnant du coude au voisin pour l’épater de son audace d’un air concupiscent : j’ai mis un petit décrochez-moi-ça dans le coin de la vingt huitième fenêtre standard et le technocrate n’a même rien vu ! Versus : J’ai même planté trois bambous pour cacher la misère… L’urbain est donc un domaine des plus intéressants car il renseigne beaucoup qui saurait le décrypter sur la phase agonique du règne du capital, ses manifestations y étant lisibles au premier degré, physiques, minérales, révélées à nos yeux, s’ils ont su se débarrasser de leurs taies marchandes, aliénées. Il l’est aussi sur le strict plan de l’économie, sans doute par la simplicité de ses montages, de ses ressorts économiques, de ses coups de main. Ce n’est pas un hasard si c’est aux USA que la crise de 2008 a été déclenchée par le scandale des subprimes où les banques, dans la paranoïa de leur course au cash flow, prêtaient aux ménages insolvables pour un pavillon qu’on leur a repris depuis sans pitié et qui pourrit désormais sans habitants… C’est aussi le lieu où il est manifeste que la valeur d’échange a totalement supplanté toute valeur d’usage, comme l’avait découvert Henri Lefebvre il y a quarante ans. La publicité du pavillon Bouygues martelant son mensonge a peu à peu gangrené les têtes… L’ANRU étant l’appareil d’Etat créé par la grande entreprise visant à égaliser ce malheur sur tout le territoire national ! De Frank Lloyd Wright à Henri Lefebvre Pour avoir travaillé avec Henri Lefebvre et avoir longuement analysé, critiqué son livre Production de l’espace dans mon Faut-il brûler les

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HLM ? (L’Harmattan, 2008), j’apprécie l’effort de recherche anglophone de Richard Milgrom sur ce grand marxiste. Toutes les questions de la relation du concepteur avec les usagers et l’appareil économique y sont posées. Questions qui étaient au cœur de la problématique urbaine des années 70/80 mais qui, dans la pratique constructive, ne le sont plus hélas le moins du monde. Si Milgrom parle bien des deux pôles du mouvement moderne, les architectes Le Corbusier et Frank Lloyd Wright, son identification des ces deux géants - strictement non miscibles - à une réaction unitaire de l’intelligentsia contre les concentration, médiocrité, pollution et pauvre vie du capitalisme, me semble erronée. Idéologiquement, Le Corbusier se rattache au totalitarisme (relire son Urbanisme de 1923), à l’asservissement à la production répétitive du fordisme, à la séparation des fonctions et des couches sociales, à l’hygiène et à la ségrégation sociales, à l’ordre, aux plans panoptiques, à la ligne droite, aux formes bêtes et brutalistes des barres et tours, à la suppression de la rue, cet inestimable support de sociabilité (voir Jane Jacobs), ses abominables plans directeurs de Paris et d’Alger, rasant la ville ancienne, auxquels nous avons échappé. Il n’a cessé de bombarder les totalitaires de ses professions de foi réactionnaires (relisez L’Urbanisme, 1923) en faisant sa cour à Pétain et Staline pour obtenir une commande, comme le rappelle Jean-Louis Cohen… Ce qui n’enlève aucune qualité à nombre de ses œuvres (Ronchamp, Pessac, Zurich, etc.), notamment à celles de l’Inde - villas siège du syndicat du textile d’Ahmedabad, - où son cousin Jeanneret intervenait directement et excellemment sur tous les projets, signant lui-même les remarquables Ecole d’architecture et monument à Gandhi de Chandigarh. Frank Lloyd Wright puise au contraire ses convictions chez les libertaires et l’individualisme de la prairie (Henry David Thoreau, William Morris). Son modèle de cité proxémique, Broadacre, introduit une diversité de fonctions et de formes, que confirme l’inspiration incessamment renouvelée de ses projets, jusque dans ses Usonian houses, logement social à bas coût, dont Milgrom affirme un peu légèrement qu’elles seraient conformes à une esthétique commune, ce qu’on peut dire plus volontiers des parallélépipèdes de Mies Van der Rohe, d’Aalto ou de nombreux maîtres du mouvement moderne mais certainement pas de FL Wright, capable de projeter des objets aussi dissemblables, chaque fois époustouflants de créativité que les villas

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de Oak Park, la maison de la cascade, le Guggenheim à New York, la Miniatura ou la Barnsdale à Los Angeles, Marine county center à San Francisco, Robie house à Chicago, le summer colony du Lac Tahoe, Trinity church, Jacob’s house à Middleton, les trois Taliesinn, etc.. Des centaines de projets, chaque fois originaux ! Son génie fulgurant est toujours resté attaché à l’organicité de son maître David Henry Thoreau, ses volumes partent de l’intérieur du bâti à la rencontre de la nature, ils mêlent génialement les matériaux divers : parpaings, béton, bois, verre, pierres, métal, etc. S’il a projeté quelques gratte-ciel, il n’en a jamais construit, en dehors de la tour des bureaux Johnson à Racine, assortie de la splendide salle aux pilotis en lotus ! Sans vouloir angéliser l’un et diaboliser l’autre, il y a bien un contraste profond dans leur conception de la modernité et de l’éthique architecturale. Le post–modernisme auquel semble se référer Milgrom relève plus de l’insignifiance esthétique comme le dit fort bien Habermas, du passéisme et de la superficialité de la forme, du désintérêt pour les usagers, et de la même obséquiosité devant l’entreprise (logements cubiques, refends porteurs et façades plates). Pourquoi n’évoque-t-il pas Team Ten ? Reconnaître cet excellent retour critique du mouvement moderne sur lui-même en 1956, les Smithson, Bakéma, Gian Carlo di Carlo, et surtout la splendide déclinaison hollandaise : Aldo Van Eyck, Herzberger, Piet Blom, et son pendant français de l’atelier de Montrouge quand il était animé par Jean Renaudie. Henri Lefebvre. Sa triade espaces de représentation, représentations de l’espace, espaces vécus, au-delà du jeu des mots, s’appuie dans son livre Production de l’espace sur des définitions variables, parfois confuses (voir mon Faut-il brûler les HLM). La jonglerie qui consiste à prendre en considération les creux plutôt que les pleins de la ville éloigne de la matérialité des objets et donc de leur réalité de marchandises, issues du mode de production. La ville est l’un et l’autre, vides et pleins. L’architecte authentique travaille simultanément la forme des volumes extérieurs et celle des espaces intérieurs. La considération des espaces est légitime pour un concepteur idéal, s’il sait débarrasser sa pensée des contraintes de la société inégalitaire et aller au bout du conflit avec la technocratie. Sa réflexion, sa création peuvent se concentrer sur la richesse humaine de l’environnement à concevoir pour envelopper l’individu de son empathie esthétique et la collectivité d’une peau artificielle qui réinvente l’osmose avec une nouvelle nature, cette fois artificielle, en

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recherchant l’idéal solidaire et vert, naturellement. Malheureusement, l’espace urbain contemporain réel n’est le plus souvent que le résidu de la juxtaposition chaotique des objets du profit, amoncelés pour leur valeur d’échange, versus l’organisation bureaucratique de la domination servant en définitive les mêmes buts d’un assemblage hétéroclite, sous la protestation hypocrite d’un intérêt général réduit en fait à celui des dispositifs bureaucratiques et mercantiles. Beaucoup plus intéressant chez Henri Lefebvre me semble être son concept radical d’antiville, comme constat global de la négation capitaliste de l’environnement urbain nécessaire, comme suprématie de la valeur d’échange de la ville sur toute valeur d’usage. Comme le rappelle d’ailleurs Milgrom, évoquant le piège du fonctionnement capitaliste… Les concepteurs libres font ce qu’ils peuvent pour introduire en fraude un peu de leur sensibilité au hasard (aujourd’hui infinitésimal) des circonstances (in)humaines de la maîtrise d’ouvrage quand depuis trente ans la société mondiale, après le court moment de lucidité des années 70, a sombré corps et âme dans l’hyperlibéralisme. Le constat français - il peut y avoir quelques nuances au nord de nos frontières où la résistance conceptuelle est parfois plus forte, Pays Bas, Norvège, Autriche, Finlande… - c’est que ces éléments de la triade lefebvrienne se ramènent à un même hors d’échelle, pollué et polluant, à des plots ou des alignements sans qualités. Dès lors son évasion dans les espaces de représentation et autres représentations de l’espace, ne risque-t-elle pas de fournir surtout une bulle conceptuelle sans vrai lien avec les problématiques réelles de la ville contemporaine quand toute la planète sombre dans l’horreur construite selon le modèle américano-chinois le plus odieux ? En vingt ans, mille gratte-ciel répétitifs entre l’aéroport et la mairie de Shanghai ! Aux USA, Le déclin des grandes villes américaines, (Parenthèses, 2012), dénoncé vertement par Jane Jacobs dès 1960, n’a cessé de se perpétuer depuis, en dehors des quelques villas de luxe de l’Ouest. En dépit du fait qu’elle croit peut-être un peu exagérément à la possibilité de reproduire partout le miracle historique souhaitable de la rue new-yorkaise animée en condamnant un peu vite les cités jardins de Howard en les assimilant trop rapidement aux zonings corbusiens qui en sont largement l’antithèse. Si la mixité des fonctions doit être recherchée dans tout quartier nouveau, toutes les rues urbaines ne peuvent être commerçantes (d’autant moins depuis la catastrophe de centres commerciaux périphériques !), une forme

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urbaine doit pouvoir être également recherchée pour une organisation urbaine viable à prédominance d’habitat et de nature, comme les cités jardins (Sellier !), ou mieux encore les cités gradin jardin de Renaudie, Gailhoustet, Buczkowska, Euvremer… La triade Hundertwasser Ce qui me fait préférer une triade plus significative, mieux représentative de la situation contemporaine, empruntée au peintre poète Hundertwasser, La figure du maçon, de l’habitant, de l’architecte - Quelles que soient les réserves sur sa pratique constructive dont la protestation poétisée contre le technocratisme a vite sombré dans le kitsch Disneyland -. Dans notre monde industriel développé, cette triade est devenue celle des domaines économique, politique et culturel, en contradiction ternaire permanente mais où le premier dicte sa loi oligarchique aux deux autres et promeut l’érection des objets hirsutes de l’urbanisation. Avec cette caractéristique datée de 2011 : la suppression de ce qui subsistait de la contradiction ternaire et dynamique dans l’autonomie des trois acteurs au profit de la prédominance absolue du secteur économique, banque, promoteur, entreprise, qui désormais définissent tout : la marge d’abord puis comme conséquence étroite, outre le bakchich, la technique, la norme, la forme la plus élémentaire possible pour écarter tout empiètement sur un cash flow arbitrairement fixé à un minimum de 15 %, la sociologie (après coup pour mesurer le désastre et verser des larmes de crocodile), le style, les coûts, les espaces (mal) vécus, de représentation ou représentés. Avec l’accumulation des normes superfétatoires (thermiques, domotiques, handicapés, enfermement prudentiel excessif, etc.) et leur exploitation par les entreprises pour amplifier le profit marron, le coût de construction du logement social a été presque multiplié par deux en vingt ans pour des qualités spatiales et urbaines en dégringolade verticale ! Les architectes, pour la plupart d’entre eux, intègrent ces données répressives avant même de commencer de projeter sinon ils sont exclus de la commande, en dehors des objets de luxe aux budgets illimités car portés par une médiatisation forcenée, manière de compensation médiatique à l’horreur usuelle, qui consacrent ainsi un vedettariat vicié, tout comme l’ensemble des Arts contemporains où règne le charlatanisme spéculatif sans contenu. Dès le départ, la règle du refend porteur devenue absolue enserre le projet dans le carcan de

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l’orthogonal répresseur : il interdit toute architecture du logement, c’est-à-dire tout assemblage imaginatif de volumes variés capables de procurer des plaisirs d’espace, formidable régression depuis les éclosions des années 70. Les écoles vont au devant de cette émasculation, apprenant tôt aux élèves à respecter ces contraintes assassines du marché, à étouffer leur talent avant même le début d’exercice. Il y a bien aussi ça et là des îlots de résistance dans quelques collectivités qui promeuvent encore de bons projets. Des petits créneaux où les Kroll, Porro, Buczkowska, Gaudin, Jourda, Borel, Bouchain, Brunel, Goldstein, etc., et quelques rares jeunes audacieux peuvent encore un temps nicher leur talent… En Allemagne où la médiocrité technologique urbaine règne aussi, quelques architectes, révélés par l’excellente émission de Arte, se réfugient dans de brillants programmes cultuels, où, s’il y a quelques sous, l’invention se limite cependant aux canons miesiens du cube et de la tour dépouillée plutôt qu’à l’association harmonieuse ou dissonante de volumes aux formes multiples, essence de l’art architectural - que sait brillamment utiliser par contre Richer Meyer pour son église de Rome, inspirée par l’opéra de Sidney -. S’y révèle une créativité certaine, mise au service de la spiritualité, dans la magnificence des matériaux, l’utilisation de la lumière ou d’une obscurité propice aux méditations… L’usager est le troisième larron de la triade. Il est aliéné par la domination de classe et le poids de la pression médiatique mercantile. Si on lui donne le crayon, il a le plus souvent tendance à reproduire le modèle de maison Bouygues ou Phénix martelé par les médias. Lucien Kroll en sait quelque chose qui en souffrit jadis à Cergy pour quelques pavillons dont il ne put que désordonner un peu les implantations alignées. Les élus ne les consultent qu’en bidonnant car ils sont eux-mêmes – contrairement à la période démocratiquement ascensionnelle des années 70/90 – unanimement engloutis dans le système médiatique et corrompu dominant. Le marketing et le faux réalisme se substituent partout au débat démocratique. Ce tableau est-il sinistre à l’excès ? Il y a bien quelques rares architectes résistants comme Lucien Kroll, quelques rares politiques cultivés et parfois ça et là des équipements architecturés, soigneux, créatifs, qu’il faut dénicher ! Mais logements et bureaux constituent 90 % de la ville ! La plupart des résistants sont disparus, digérés par l’horreur économique ou ils se sont réfugiés soit dans un

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enseignement stérile puisque sans aucun débouché social-esthétique soit dans le paysage, moins réprimé car il masque la misère sous les feuillus. Rares, quelques usagers souhaitent accéder à d’autres formes urbaines. Mais la pyramide générale en trente ans s’est singulièrement affaissée ! On en est à prolonger l’existence scandaleuse du monstre affairiste bureaucratique de l’ANRU qui démolit 490 grands ensembles de la charte d’Athènes, entreprise qui en soi pourrait être utile, mais l’aberration devient totale quand on reconstruit à la place des barres la nullité d’une autre antiville, saupoudrée cette fois des plots de l’accession à la propriété anti-écologique, enfermant un peu plus les citoyens dans un individualisme standardisé, sécurisé, digicode et jardinets en prime, gadgétisé, nain qui pêche moulin qui tourne. Pépinière du vote Le Pen. Gigantesque gâchis humain et financier. Le Ministère va jusqu’à réhabiliter « idéologiquement » les grands ensembles condamnés unanimement dans les années 70, pendant que l’ANRU démolit concrètement à Pierrefitte un quartier d’expérimentation urbaine remarquable des années 70. Quand Kroll, notamment avec sa remolition des ZUP, avait frayé des voies passionnantes pour traiter sensiblement ces zones de l’exclusion qui pétrifient les rapports sociaux dans leurs barres et tours, en excluant la rue, ce dangereux lieu de contact et de manifestation. L’ANRU du Premier Ministre casse les grands ensembles pour supprimer des HLM quand on en manque, en poussant un peu plus loin leurs habitants en aggravant la crise du logement. On bâtit partout à la place des paradigmes de la médiocrité : miniplots, macroplots, enclos et digicodés et, pire, des pavillons modélisés par les services commerciaux de Bouygues, quand l’écologie enseigne aux mines consternées des lecteurs de Télérama et du Monde plus rarement, que le pavillonnaire est une catastrophe urbaine, énergétique, sociale, psychologique, sans même oser parler d’esthétique ! On tue toute vie sociale. Il reste, à ceux qu’ont des sous, les croisières du Concordia dont certaines arrivent à bon port non sans avoir en rasant les quais avec leurs monstres, bousillé au passage Venise, cet ultime leurre muséifié de la ville merveilleuse que nos ancêtres savaient construire. Avec mille fois plus de moyens techniques, nous en sommes devenus totalement incapables. La solution ? Relever la pyramide, rééquilibrer la triade en faveur de la conception et de la citoyenneté, en ramenant le facteur économique à son seul rôle utile : construire au meilleur prix les plans résultant de la collaboration, d’une union entre les deux acteurs clés, usagers et

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concepteurs libres, qui puisse équilibrer le pot de fer économique, comme ce fut le cas brièvement dans les années post soixante huit. Faire triompher la démocratie sur l’oligarchie (voir Hervé Kempf). Ce qui pose aussi la conception même de la démocratie et des dérives de la délégation de pouvoir où nous retrouvons la problématique de l’Etat et de son nécessaire dépérissement, sa remolition dirait Kroll. Il ne s’agit pas d’un pessimisme philosophique définitif, d’une dialectique négative inspirée d’un Adorno atterré par les deux totalitarismes des années trente, plutôt d’un état des lieux réaliste. Aujourd’hui toute architecture est interdite dans le logement ou le bureau. Une autre situation collective de libération peut surgir aussi soudainement de la vie politique qu’en mai 1968. La complexité de l’élaboration de la ville moderne et de sa production suppose le passage sinon par la dérive debordienne du moins par la reconnaissance du détour obligé par une discipline architecturale critiquée, revigorée, une fois soulagée de son écrasement sous les effets conjoints de la bureaucratie et de la norme productiviste. Une démocratie vivante qui soumettrait par exemple chaque permis de construire à un débat public, avec le concours des Ecoles d’archi, des CAUE, des agences d’urbanisme, etc., dûment libérés et barattés, qui ouvrirait la télévision au débat architectural, comme Arte le fait parfois avec pertinence dans ses émissions du dimanche midi, etc. La meilleure part des usagers deviendrait petit à petit les acteurs incontournables d’une décision informée sur la forme urbaine souhaitable, écologique, belle, empathique et durable, respectant le droit à la différence dont parlait Henri Lefebvre. Alors pourraient surgir les vraies questions du mouvement moderne, celles de l’uniformité, versus la diversité, cette dernière ne pouvant naturellement couvrir l’absence de talent et la médiocrité par une creuse agitation. En supposant qu’un jour un goût citoyen rénové, vivifié impose les meilleurs, aux styles sans doute divers sinon contrastés, des règles s’imposeraient, issues de l’histoire de l’Art comme du confort nécessaire des citadins, de l’encouragement à leur solidarité, de la maîtrise des coûts, de la variété des espaces internes du logement magnifiant le plaisir d’imaginaire des occupants, de la complexité fractale des formes du quartier, de la piétonisation protégeant des pollutions, de la mixité sociale et des fonctions, de l’éviction des hors d’échelle et de la surdensité. Pour le reste, le style, les œuvres, des objets surprenants, comme de tous temps dans l’histoire urbaine, pourraient être juxtaposés, tantôt émanant d’une

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conception strictement individuelle, tantôt d’une élaboration plus collective, la règle de composition étant que le dernier arrivé doive aux interfaces s’adapter avec talent à l’existant quel qu’il soit ! Pour une ville nouvelle, en s’inspirant par exemple de la méthode que nous avons expérimentée avec succès dans l’îlot Basilique à Saint Denis, où une équipe de treize architectes, tout en construisant, a débattu dix ans, avec un coordinateur, l’aménageur et les élus, de la cohabitation harmonieuse de leurs projets pré-opérationnels dotés de forte personnalité, sur treize hectares de rénovation, après exposition et débats publics, ratifiés par la ville, imposés ensuite aux promoteurs. Pratique de la ville et de l’Etat, éclairage biographique (méthode empruntée à Onfray) Mon aventure commence au Havre en 1965. René Cance vient de reconquérir la mairie du Havre, devenant le maire communiste d’une ville de 200 000 habitants. Agé, il demande à Roland Leroy de lui fournir un secrétaire. Ingénieur chimiste au laboratoire régional des ponts et chaussées, je suis sollicité et accepte aussitôt. A moi la révolution ! Le Préfet refuse mon embauche par la Ville : candidat trop politique ! Qu’à cela ne tienne, c’est l’Humanité dont Leroy est le directeur qui me salarie comme assistant de Cance ! Je fais un stage à Orgéco, bureau d’urbanisme rougeoyant, dirigé par un géographe appliqué. Dans mon rapport de fin de stage, après avoir étudié des dossiers de ZUP regorgeant d’études générales sur les équipements devant accompagner tout quartier neuf, qu’Orgéco vend à sa clientèle prisonnière des villes communistes, je donne en toute outrecuidance, un diagnostic incongru. Malgré ma grande ignorance, je m’étonne que tant de si belles études statistiques, puisées en fait aux normes du Ministère de l’Equipement, ne débouchassent jamais sur ce qui m’apparaît naïvement comme la chose essentielle : quelle forme urbaine, portée par quels architectes talentueux et révolutionnaires pour la ville communiste que nous étions chargés d’inventer pour les prolétaires ? Un demi siècle de collectage de fonds pour le PCF exclura une telle préoccupation dans les officines ! René Cance, maire matois et bonhomme, m’adopte et m’initie aux lourdeurs bureaucratiques dont il est conscient. Il me fait dès les premiers jours visiter les services techniques de la ville. Sur les murs, d’immenses panneaux de bois. - En dessous, me dit-il, sont planqués les meubles qu’ils fabriquent en perruque pour les revendre dans le privé ! »

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Quelque temps après, l’architecte municipal, suspecté de corruption se suicide… Drame ! A Orgéco, j’ai rencontré un ingénieur, ancien collaborateur de Marcel Breuer, le grand architecte américain. Il accepte de venir diriger l’urbanisme au Havre. L’affaire est quasi conclue, nous allons nettoyer un pan de la bureaucratie, défricher, qui sait inventer une ville inédite, j’exulte… Quand, un des chefs historiques de la « révolution havraise », voyant en moi un concurrent possible dans la succession, convainc le Maire de remplacer le disparu par son adjoint, dûment formaté aux vicissitudes mercantilo-bureaucratiques. Sur cette lancée, cet adjoint prend en main la révision du plan d’urbanisme, recopiant platement le travail conformiste du secrétaire général, mouillé à droite. Je suis bientôt dans un placard. Je découvre alors, providentielle, l’amitié nonchalante de l’adjoint à la culture, radical de gauche. Je le convaincs de réconcilier la Ville avec sa Maison de la culture, objet horsain d’opprobre qui végète avec un budget étroit et une activité confidentielle. Je vends l’idée qu’il s’agit d’un objectif stratégique pour mordre sur les couches moyennes ! Je lève la mainmise ringarde du secrétaire général omnipotent sur la culture municipale laquelle se cantonne aux opérettes où il tient la partie de clarinette, Fille de Mme Ango et autres Mousquetaires au couvent ! Nous avançons : La presse locale est sensibilisée, les élus apprécient l’opportunité financière, l’Etat de Malraux doublant la mise municipale. Pour crédibiliser la reconstruction du théâtre municipal qui traînait en langueur, je persuade un Cance réticent d’augmenter la subvention. Marc Netter, directeur de la MC, nous organise quinze jours de spectacles de haut niveau sous un chapiteau planté face bassin du Commerce, deux années de suite, avec un succès populaire retentissant : Ah ! Dieu que la guerre est jolie, par Debauche, Les Bains de Maïakovski par un Vitez débutant, les étoiles de l’opéra interprétant des chorégraphies modernes, Juliette Gréco et Catherine Sauvage, etc. Sur cette foulée, nous arrachons les festivités du 450ème anniversaire de la naissance du Havre des mains du secrétaire général qui avait déjà tout prévu, y compris son solo de clarinette, pour en confier la réalisation à un jeune réalisateur de la télé, collaborateur de Stello Lorenzi, Guy Vassal, qui brossera et montera une fresque dramatique sur l’histoire du Havre, de sa création par François Premier aux Conventionnels puis à l’affaire Durand… Un défilé de chars sera le rejeton pittoresque d’un mariage contre nature entre les comités de quartier et un décorateur de l’opéra ! Les artistes havrais m’organisent une première exposition d’art moderne dans la rue,

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l’orchestre national donne la neuvième dans le hall de la gare maritime, j’édite une brochure vantant Salacrou, Mac Orlan, Dufy, Braque, Boudin, Friesz, Marquet, massivement distribuée…Je négocie la venue d’un totem géant de Picasso à l’entrée du port, refusée par les chefs historiques ! La Ville construira un horrible grand ensemble de plus, La mare rouge ! Tout un symbole ! Dix ans plus tard, Leroy nous empruntera Niemeyer à Dieppe pour lui faire construire le magnifique théâtre du Havre. Les prêtres ouvriers de la CGT utiliseront audacieusement la Maison de la culture en la décentralisant dans les quartiers avec les CLEC, comités locaux d’éducation et de culture. Malheureusement, sans se prémunir contre la bureaucratisation : les effectifs après quelques années atteindront 120 salariés, une administration de plus, avec tous ses défauts ! Le Maire UMP virera tout le monde ! 1968 Ulcéré devant cette platitude bureaucratique du PCF, je fuis Le Havre en 1967, Leroy me prend comme secrétaire parlementaire. Je le représente et débat avec le ministre Chalandon sur ses villes nouvelles et le Grand Paris jusqu’au Havre. Question : pour que cette politique soit valable et stoppe l’apoplexie parisienne, ne faudrait-il pas commencer par construire les villes nouvelles les plus éloignées de Paris, celle de Bolbec par exemple, sinon le risque sera de céder à la facilité de l’engorgement fatal, ce qui surviendra un demi-siècle plus tard. Rouen n’a toujours pas le TGV ! Sarkozy repêchera mon idée du Grand Paris jusqu’au Havre, avec la même irrésolution dans l’illusion… A Rouen, avec Leroy, nous rencontrons Canu, radical, adjoint de Lecanuet à l’urbanisme que nous félicitons pour l’excellent aménagement piéton des quartiers médiévaux bien qu’il rejette nos sollicitations d’alliance à gauche… Jean Renaudie vient de voir refuser son génial projet de ville nouvelle du Vaudreuil qui, enjambant la Seine, montait avec ses terrasses plantées à l’assaut de la côte des Deux amants ! Sur ce drame, l’agence de Montrouge explose, ses petits camarades gardent la commande plutôt que le projet génial, pour un résultat final lamentable à Val de Reuil. Il voit Leroy qui me demande de le recevoir mais cela ne se fait pas. Je l’ai beaucoup regretté depuis, une collaboration fructueuse aurait pu s’engager dix

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ans plus tôt, la Seine Maritime et rouge pouvait avoir une autre figure urbaine que sa grisaille récurrente ! Le 13 mai 1968, promotion, je participe au siège du CC à une réunion sur les villes nouvelles, présidée par Jacques Duclos. Tout fiévreux des luttes étudiantes et ouvrières, n’y tenant plus dans la réunion qui ronronne, je risque une acrobatique liaison entre les villes nouvelles et la grève dans les Facs et les usines. Le gros Jacques me rabroue d’une brouettée de r aveyronnais : ça n’est pas à l’orrdrre du jourr, camarrade… Je vais voir Roland à l’étage au-dessus et lui raconte passionnément notre montée de fièvre : - Aucun doute, un tremblement de terre, c’est la révolution qui s’avance… Il appelle Waldeck ! Dans les couloirs, à la cantonade, Marchais vocifère, murs et lustrines tremblent ! Vous connaissez la suite du polar sinistre ! A Rouen, aucun cageot brûlé, pas un CRS. Chaque midi au siège de la fédération, sur ma proposition, la demi-douzaine de chefs CGT fait le bilan sur l’avancée de la grève, énumère les avancées, les dangers… Colette tient la liaison avec le Préfet pour éviter les dérapages… Pour encourager mes héroïques étudiants communistes bien isolés, je me fais huer dans un amphi comble où trotskystes et maoïstes se partagent le micro, parvenant malgré tout à placer trois mots… Cherchant désespérément une issue politique à ce formidable mouvement de fond, je propose à Roland d’appeler à la constitution de comités de base pour un gouvernement populaire, carrément les soviets ! J’édite même une carte de membre… Je resterai seul, avec mes cartes au fond des poches ! Mes camarades sont trop occupés à distribuer des bons d’essence de la Shell aux files d’attente ! On ira même, bon cœur, jusqu’à organiser une manif, fin mai place Cauchoise, face à celle des gaullistes qui voulaient monter à Mont Saint Aignan casser du gauchiste quand ceux-ci prenaient déjà le maquis en Forêt Verte ! Fin mai, conférence fédérale extraordinaire, je suis élu au secrétariat départemental ! Promotion historique, après 18 ans d’attente ! En juillet, je dirige la campagne électorale de Leroy, son siège de député est sauvé de justesse. En août il va à Prague soutenir Dubcek. Trois mois plus tard, voyage à Canossa-Moscou, d’un Marchais en chemise et corde au cou, signant son allégeance brejnévienne et sa résistible ascension au poste suprême, j’informe aussitôt Leroy de mon intention d’abandonner la vie de permanent et de retrouver un poste d’ingénieur : j’ai enfin compris qu’il n’y a aucun rapport entre mon idéal et le régime policier moscovite ni ses soutiens parisiens ! Compromis : il me propose d’être tête de liste à Sotteville et d’aller

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quelques temps à Dieppe aider les camarades à prendre la mairie à la droite. Avec 51 % des voix nous y engageons en 1971 une politique hardie, prenant à la lettre le slogan passe-partout du PC : Pour une gestion moderne, sociale, démocratique des villes. Secrétaire d’Irénée Bourgois, salarié comme commis d’écriture, la fédé verse au noir l’appoint pour ma paye d’ingénieur. Je vais leur en donner du moderne et du démocratique et de la culture en prime ! La crise sévit, le port se meurt. Dans un débat public permanent (que je raconte par le menu dans Caux Caux blues, mon premier roman), nous avançons hardiment. Tout ce que j’ai été empêché de faire au Havre, tout ce qui avait été bloqué par le conformisme liquidateur des crabes, jeunes et vieux, nous l’expérimentons joyeusement. La divine Marina Vlady vient soutenir le maire, l’héritier de Braque donne au Musée la totalité de l’œuvre gravée du maître, exposée depuis sporadiquement et nous promet de garnir un musée ! Plutôt que la combine locale, c’est Niemeyer qui fera la ZAC et le centre culturel avec la Caisse des Dépôts comme aménageur public. La revue Europe nous aide à inventer le Mai de poètes. L’EPURE, avec les meilleurs urbanistes, Bouzemberg et Planacassagne qui élaborent la politique ville du Ministère, prépare le contrat ville moyenne, au grand scandale de la fédération : rue piétonne, réhabilitation du centre historique, foyer des anciens dans l’ancien couvent, musée Braque que la Ville abandonnera après mon départ, quand il aurait fait la fortune de Dieppe, etc. Niemeyer propose une ZUP en pétales : le Ministère l’interdit : ses barres sont trop longues : numéro spécial d’Architecture d’Aujourd’hui d’Emery et Goulet qui proteste ! Vasarely peint le château d’eau. Mais on traite aussi avec les aménageurs de Paris Bas et le cabinet Krief qui nous fait une étude de marketing ville, scandale dans le Landernau coco. Il nous faut changer l’image détestable de la ville : Pêche moule frittes ! Je rencontre le PDG d’Alpine, celui de BIC, le directeur du port, celui du casino, ancien soutien de la droite qui nous promet sa neutralité si on développe le casino, d’accord ! Nous construisons une usine pour le couturier Guy Laroche qui fabriquera du prêt à porter de luxe en nous organisant un défilé de mode au casino, Pierre Henry donne en hommage aux Canadiens du débarquement de 42, un concert de musique électroacoustique dans la cathédrale, scandale ! Edouard Pignon nous donne les cartons de ses fresques pour le musée, mon copain pianiste Daniel Lefebvre développe magnifiquement le conservatoire, bientôt 600 élèves ! Andreu, attaché culturel organise une énorme exposition d’artistes

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contemporains en solidarité avec le Chili d’Allende, on avance !… Je les décide, bien avant Sarkozy, à ne remplacer aucun départ en retraite du personnel en expliquant qu’on est venu servir la population, pas seulement les camarades, message difficile avec le chômage et l’ostracisme patronal contre les « meneurs » ; les chefs de service sont invités à trouver des reclassements internes, les projets de budget des services n’ont droit à aucun dépassement annuel malgré l’inflation. De nouveaux services sont cependant créés : communication, culture, urbanisme, activités économiques, jeunesse, personnes âgées ; les deux secrétaires généraux et le DGST, proches de la droite, sont mis en veilleuse. Les meilleurs des fonctionnaires nous soutiennent. Les premiers comités extra municipaux voient le jour (culture). On tente de créer des comités de quartiers mais on manque de bras, nos prolos rechignent… Les conseils municipaux sont ouverts, les citoyens y prennent la parole sur l’ordre du jour. Les Informations dieppoises du vendredi publient nos comptes-rendus. Le mardi la droite répond. Etc. Ils n’ont jamais vendu tant de papier ! Nous voulons faire construire une tour et un port de plaisance à Niemeyer. Les camarades de la base sont à fond contre cette initiative bourgeoise ! OK, repli tactique, on ne fera rien ! (Judicieuse réserve : Dix ans après, le port moribond ouvrira grand ses bassins à la plaisance…) Le sous préfet de combat, ancien commissaire de police, refuse toutes nos délibérations : nous collons un millier d’énormes affiches dénonçant ses neuf NON successifs, il recule… Notre domaine est la bagarre ! Une mini révolution locale, combinant l’utilisation des modestes moyens d’Etat à notre portée, avec le contrôle et l’amaigrissement de la bureaucratie. Tout se décide chaque semaine au bureau municipal auquel je participe avec les seuls élus, sans aucun haut cadre fonctionnaire ! Le bureau du maire est interdit par un verrou au SG, sauf convocation mais ouvert aux camarades qui passent après le turbin, élaborant à chaud la politique municipale. L’appui sur l’initiative populaire dès qu’elle existe, la transparence et le dynamisme, une écoute fine du terrain, une connaissance précise des dossiers, la traque des fissures dans le carcan réglementaire qui permettent d’y engouffrer nos projets, le recours systématique à la meilleure culture en marche (nous passons un accord avec la Maison de la Culture du Havre pour profiter de son savoir et des subventions d’Etat, la droite qui hurlait au gâchis est obligée de se taire), le moindre espace d’action est exploré ! Stratégie : l’avenir de Dieppe passe par une explosion du tourisme culturel utilisant à fond la

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proximité de Paris ! De l’audace, encore de l’audace. Je n’ai rien à perdre puisque je ne crois plus à l’avenir du PCF prosoviétique et que j’ai décidé tôt ou tard de revenir dans le privé ! Les camarades m’appuient parce qu’on a des résultats, notre majorité est fragile : si on ne fait rien, on est sûr de perdre ! 400 municipaux quand j’arrive, pas un de plus quand je pars deux ans après. On n’augmente pas les impôts et pourtant on réalise ! Quarante ans plus tard, ils sont un millier ! Désastre. Dîtes-moi pourquoi votre fille est muette… Leroy essaie de me vendre le parachutage de Malvasio, secrétaire fédéral à Rouen pour prendre le siège de député, je l’envoie balader, seul le maire, l’excellent Irénée Bourgois a quelque chance. Il siégera bientôt à l’Assemblée Nationale! La révolution, le dépérissement de l’Etat, c’est cela, c’est Dieppe. Enfin, une vague esquisse de méthodologie. Prendre en compte le réel, l’irréductible opposition à l’oligarchie mais tout autant à l’énorme usine à gaz bureaucratique, cataplasme d’inefficacité. Commencer aussitôt, sinon à la démanteler, du moins à la bousculer, affaiblir son parasitisme, contourner les oppositions préfectorales, extraire le moindre gisement de dynamisme… Surtout stopper l’obésité et avancer vers son dépérissement et une gestion, moderne, sociale, démocratique ! Plus la culture vivante, non comme un supplément d’âme mais comme une trame fondatrice. C’est cela mettre en pratique le dépassement de la contradiction entre la nature collective de l’espèce humaine, déformée par ses champs aliénés, et le corpuscule individuel, aléatoire, cet interprète doué qui peut concentrer en lui la culture, la conviction et l’énergie de tous pour que les autres corpuscules, unissent leur champ probabiliste dans le sens d’une mutation réussie, vers une meilleure résistance à l’entropie, l’élimination progressive des tares, les prémisses d’un changement aussi audacieux que raisonnable ! Je m’en vais en 1974… En 1983, Marchais se fait moucher à l’Assemblée nationale par Maurois qui, défendant la réduction des effectifs de fonctionnaires, lui dit : Vos camarades de Dieppe font bien pire que nous ! Marchais fulminant oblige Leroy à normaliser les excités de la Côte d’Opale. Georges Trébot, militant ouvrier d’une combativité exemplaire, suivi en permanence par une Renault de la gendarmerie, porteur de mon héritage de rigueur, est bientôt viré sans façon du Bureau fédéral, comme je le fus dix ans plus tôt ! En 2013 la ville est cependant redevenue communiste avec un jeune maire moderne, social,

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dynamique, Sébastien Jumel ! Les effectifs sont passés de 400 à mille ! Bon vent ! Cette expérience est-elle transposable ? Les temps ont changé. Tout se passe désormais par Ipad et SMS. On y bazarde de la culture au rabais, prédigérée, comme les âneries de Face book ! On peut interpréter cela comme un recul global d’humanité. La traque publicitaire et aliénante poursuit chaque corpuscule humain jusque chez lui, au moindre recoin de son gîte, avec son champ insipide, inodore mais traumatique de conformisme menteur, programmé à la gestion loyale de l’ennemi capitaliste : Faut faire avec puisque ça existe ! La qualité professionnelle repose sur la connaissance indispensable des normes mais si on ne fait que les rabâcher toute la vie, tout progrès s’arrête. A quoi peut bien servir le GPS si c’est pour parcourir les mêmes banlieues immondes ? A quoi bon la domotique si votre logement présente la même organisation carcérale, sans âme, close sur son orthogonalité muette dans des bâtiments de « n » étages tous pareils qui infligent leur verticalité lugubre aux passants ? La norme est un outil, sans doute utile pour faciliter des recherches ou produire le nécessaire, elle peut aussi mener à la vie obèse. Globalement assez futiles, on peut vivre plus fortement et plus doucement sans nombre de ces machins. Cela renseigne aussi sur la voie de garage des gentils autogestionnaires qui rêvent comme Mao jadis d’encercler la ville par des océans de micro-communes, en laissant l’essentiel du pouvoir à l’oligarchie. Le démantèlement des multinationales et de l’Etat passe par le préalable de leur conquête : paradoxal mais inévitable ! Il y faudrait des Lorenzaccio, des capitaines marxistes et portugais qui fassent longuement carrière clandestine dans les régiments de nos Salazar de banlieue avant de se réveiller, vieille taupe, pour la révolution des œillets ! Longue patience, forte conviction ! Les jeunes gens qui sortent de science Po, j’en ai embauché, ont la curiosité, la dextérité neuronale, la puissance de travail et une agilité intellectuelle qui pourraient les aider à jouer ce rôle de trublion des puissants, au risque assumé de finir comme Sénèque. Ceux que j’ai croisés étaient d’une vive intelligence mais totalement dépourvus de colonne vertébrale, leur brillante formation ne servait qu’au plan de carrière, ils étaient idéologiquement réversibles à la moindre brise marchande quand il nous faudrait des poètes, des philosophes comme Diogène, Rosa Lux, Guy Debord ou Henri Lefebvre, ne lâchant jamais la proie révolutionnaire pour l’ombre gestionnaire ! Formons comme en 1830 des sociétés secrètes

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de saints simoniens modernes ! Ne crachons pas sur le parti socialiste, c’est trop facile, mais investissons-le longuement ! Les conditions d’apparition de telles configurations resteront longtemps des chimères si les multiples champs de la société civile demeurent comme aujourd’hui déprimés, réduits par l’égoïsme, le clinquant, les bulles et la compétition. L’évènement, comme en 1968 est imprévisible et peut survenir sans formule de politesse, comme en Tunisie, en Egypte. Esquisser des pistes opérationnelles solides, soupeser tous les héritages sophistiqués de notre situation complexe, rejeter les facilités tribuniciennes ou corporatistes, c’est la tâche préoccupante de tous les citoyens qui se refusent au pire, l’uniforme bleu marine. 2014 : Un double anniversaire 1974 : 40 ans de la naissance de la société d’aménagement de la Seine Saint Denis, la Sodédat, 1994 : 20 ans plus tard : fin de l’expérience !! J’ai déjà abordé certains aspects de cette expérience d’écologie urbaine (Le Linteau), j’y suis revenu dans : Faut-il brûler les HLM ? puis dans l’épilogue sinistre de la démolition du quartier des poètes à Pierrefitte, Architecture : Joli mois de mai quand reviendras-tu ? Tous deux chez L’Harmattan. Quittant le professionnalisme communiste et la Seine Maritime pour désaccord sur l’invasion de la Tchécoslovaquie, je ne peux mieux trouver en 1974 que la Caisse des Dépôts et Consignations et sa succursale de la SCET. Prudents, ils me font participer faute de mieux à la création de la Société d’Aménagement de la Seine Saint Denis, comme collaborateur du seul rouge de la maison, Claude Bargas, HEC, administratif sérieux et affable. Mon arrivée est vue comme une béquille politique rééquilibrant le poids de la CDC. L’idée de créer des outils gestionnaires (avec l’office départemental HLM et la maison de la Culture) émane du préfet Bolotte qui, s’ennuyant un peu dans ces communs de Paris, veut donner du son à ronger aux communistes régnants pour extirper leur tribunicisme stérile. Les chargeant de gestions concrètes, il espère leur faire mesurer les difficultés du réel, au-delà des options politiques générales et de les rendre ainsi un peu plus raisonnables, lui-même y satisfaisant son appétit réalisateur. Tous les deux ans, il organise dans chaque ville une journée communale où ses services apportent les dossiers en cours

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dont Bolotte a accéléré l’instruction en fouaillant ses fonctionnaires. Sur place, discutant avec l’aréopage politico-administratif, il tranche dans le vif avec les maires. Quel style ! Méthode antibureaucratique remarquable, nombre d’affaires sont tirées de l’enlisement ! Les élus du PC, presque tous d’origine ouvrière pur sucre, se méfient de leur outil nouveau d’aménagement, notre étique Sodédat 93. Le terrain est surabondamment pourvu en Offices HLM ou sociétés d’économie mixte communales. Les ZUP sont déjà partout érigées, lugubres. Il subsiste quelques zones insalubres dont la rénovation traîne en longueur. Le Ministère (Giscard) souhaite réorienter les politiques urbaines vers les centres anciens et le pavillonnaire. Mes communistes sont divisés, les plus sages comme Karman d’Aubervilliers, Périllaud de Montreuil, numéros deux et trois du Conseil Général, souhaitent négocier un tournant vers une urbanisation plus douce, d’autres tels Valbon, numéro un du CG, ou Dufriche à Montreuil, etc., s’entêtent à bétonner impunément. En aménagement, je n’y connais rien, en dehors de mon aventure dieppoise. J’apprends donc en marchant. De mes 30 000 dieppois au million et demi de banlieusards, le cadre a changé ! Sans grade politique, lampiste, je n’ai aucune autorité. Deux couches : les maires mes clients et les patrons du Conseil Général que je ne vois jamais en dehors des deux conseils d’administration annuels où je dois la fermer. Un mot d’ordre unique nous est signifié par Périllaud : Pas de vagues ! Nous que démange l’envie de faire valser le territoire en mettant un point final aux « trente honteuses » du zonage et de la standardisation, de l’indigestion en barres et tours ! Auprès des Maires, mes interlocuteurs fraternels et coriaces, je rentabilise mes 18 années de sacerdoce bolchevik. L’idéal communiste étant pour moi décédé en 1968, je m’en invente un de rechange : la ville humaine pour les prolos tout de suite, l’architecture solidaire et belle. Nombre de secrétaires généraux de mairie ne sont pas encore enfouis dans un sureffectif bureaucratique, ils sont simples, pragmatiques, pleins de bon sens, en osmose avec leur maire, le courant passe avec nous. Les quelques premières affaires dont Bolotte et le CG garnissent notre berceau sont ingrates, quelques résidus de l’orage bétonné. Chiche panier que l’aménageur gère tant bien que mal. Karman l’avisé nous dote cependant d’un trésor de guerre, 21 millions de prêt à très faible intérêt qui nous serviront d’appât pour les villes et d’utile volet de trésorerie quand deux ans plus tard, cent opérations s’engageront. Beaucoup de vieux projets sont enlisés. La première année, nous

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prospectons et remplissons dans l’allégresse un carnet de commandes assez consistant en zones d’aménagement et résorptions d’îlots insalubres dans quinze villes. Je m’appuie, contre les officines obscurantistes qui collectent des fonds pour les affiches, avec ou sans défroques techniques (Orgeco, Bérim, Sicopar, etc.), sur le remuement urbain post mai soixante huitard (Jean-Louis Cohen, syndicat de l’architecture, Henri Lefebvre, Huet, Goulet, Schein, etc.), les concepteurs entrevus à Dieppe : AUA (Chémétov, Deroche, Huidobro, Vinet, mais aussi les remarquables talents de l’Epure Planacassagne et Bouzemberg) et très vite Gailhoustet, Renaudie et leurs émules, les jeunes post modernes de Belleville (Paurd, Girard, Maurios, etc.). Il nous faut inventer autre chose que les tours immondes de Bobigny qui ferment l’horizon de nos burlingues comme une expiation quotidienne des péchés marcho-valboniens ! Face à l’encéphalogramme plat d’une technocratie convaincue de détenir la mécanique imparable de la croissance urbaine, j’espère me constituer un jardin secret de fine architecture, en me fixant cinq pour cent du total mais m’acharne à cultiver cette fleurette. La fièvre promoteurienne, la volonté de puissance de la conquête du carnet de commande se doublent d’un autre enjeu : parvenir à convaincre nos élus d’oser des artistes ambitieux, en faisant notre affaire des difficultés opérationnelles, quand les anciens du terrain nous prédisent : tout ça est inconstructible ! Mais ce que Laluque a fait à Ivry, construire Jeanne Hachette de Renaudie, l’imbrication, les triangles et les terrasses plantées, pourquoi n’y parviendrions-nous pas ? Institution typique de l’Etat central bureaucratique, ravageuse de banlieues, la Direction de l’Equipement nous aide comme une corde le pendu, sauf quelques architectes du GEP (groupe d’étude et de programmation), transfuges de mai 68, comme Elisabeth Fribourg qui apprécie vite notre hostilité à Holey le bétonneur de Bobigny aux 18 tours identiques. Nommée ensuite au GIP, précurseur du Fond d’Aménagement Urbain, génial anti-Ministère dans le Ministère, parangon anti-bureaucratique, elle distribuera, aidée d’une seule secrétaire, des millions de subventions après avoir épluché tard le soir ses dossiers. Appréciant notre effort, elle nous en réservera une solide pincée, où la bande à Renaudie, celle de l’AUA mais aussi Simounet, Paurd, Girard, bientôt Porro, se tailleront la part du lion, rugissant d’inventions à faire danser les étoiles. Progressivement, nous nous identifierons avec leur démarche exceptionnelle, mettant en fureur nos concurrents du 93, VRP d’entreprises, Offices HLM, collecteurs de

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fonds pour le RPR ou le PC, archis requins un à un remerciés. Inversion heureuse, nos cinq pour cent ne concerneront que les inévitables erreurs de casting sur quelques opérations malheureuses où les maires obstinés (Saint Ouen, Bagnolet, Drancy…) barreront systématiquement notre quête insensée de bonheur urbain. Bataille homérique vingt ans durant ! Nous essaierons plus tard d’appeler les meilleurs étrangers, espagnols, bulgares, polonais, belges, hollandais, hongrois, italiens, anglais, israéliens, japonais. L’intérêt de notre Sodédat 93 tient à son indépendance - relative - entre deux ou trois énormes meules bureaucratiques, parfois s’interpénétrant : le PCF, les villes, l’Etat, la CDC. Son caractère pluri-communal lui évite de devenir l’appendice des services municipaux, avec leur éthique ras du gazon. Sans marché prisonnier, toujours à la merci d’un froncement de sourcil municipal, nous faisons face à ces clients pas toujours faciles, déjà assaillis de fournisseurs divers, rosette à la boutonnière, caïmans et requins, la vivacité de la concurrence est digne du marché privé. Il faut naviguer à vue, être efficient et cool, rassurer, vérifier les bilans en dépit de l’inflation, mettre une cravate, au besoin esquinter ses artères en gouleyant bourgogne à la porte de Pantin, une manière de danser le rock dans ce vaste champ de mines, rien moins qu’évident ! Les élus sont assiégés par les officines porteuses des intérêts du SN bâti aux normes architecturales assassines : seule règle, quinze pour cent de marge, seule forme, la boîte, plus débile tu meurs! Nous puisons dans le savoir-faire comptable et administratif de la SCET mais en conquérant patiemment notre indépendance malgré le colonel rescapé du génie qu’elle a mis à nos basques. Pour lui comme tant d’autres, l’architecture inventive est l’ennemie à abattre sans sommation. Aubervilliers est dès le début le siège d’un conflit fondateur avec Parfait, patron de la SCET (Ingénieur des Ponts partageant l’épithète avec les milliers de ZUP horribles dont il a conchié le doux pays de France dans les années soixante). Il dénoncera auprès du maire Karman notre légèreté à soutenir le projet utopique, infaisable et ruineux de Renée Gailhoustet, une femme, en plus, et qui se refuse à faire du tricot. Battu, il devra aller à Canossa, faire des ronds de jambes auprès du maire et de son adjoint Sivy, notre soutien, dans une réunion absolument délicieuse qui consacra notre triomphe ! La ville de Ralite et Karman tenait à conserver le superbe projet de quartier mixte et piéton de la Maladrerie, neuf hectares de terrasses plantées et

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HLM hardis, des terrasses jardins, mieux qu’à Babylone, classée à l’inventaire supplémentaire du Patrimoine ! Où des jeunes comme Fidon, Thomsen, Charlandjeva, Rameau, Raban, Chirex, Fiumani, Jacquemot, Euvremer, feront leurs premiers pas. La SCET de la CDC La SCET, élément complexe de l’appareil d’Etat, pompait les finances des sociétés d’économie mixte de base (les SEM) pour entretenir une parfaite armée mexicaine dans ses services centraux, peuplés de chargés d’études parfaitement ignares en urbanisme bien qu’il s’agisse de son mono produit. Elle contredisait ainsi l’intérêt de cette excellente institution possiblement antibureaucratique. Cela démontre comment l’efficace d’un instrument - la SEM de base, vivante, souple, dynamique, un peu plus près des gens - peut être retourné comme un gant si on le soumet à une bureaucratie centrale qui la transforme en pompe à fric pour nourrir son mandarinat. C’est le piège qui guettera toute tentative de modifier le caractère de la bureaucratie vers l’autogestion. A comparer avec les 100 000 postes supprimés par Sarkozy qui n’ont abouti qu’à une faible diminution des déficits : l’encadrement s’est distribué entre temps une bonne partie du bonus en primes, avec l’accord de leurs cousins énarques élus ! Après un détour à la SCET centrale en 1981, lors de mon second séjour, cette fois comme directeur général en 1984, l’effectif fut ramené de cinquante à trente pour un volant de travail à peu près constant, en dépit d’un secteur d’activité nouvelle dans la construction des collèges. Je me rendis compte que, à un salarié près, le moteur tournait rond ou bien toussait et se noyait en cas de surcharge mais tout autant au moindre excès de temps de travail disponible et non utilisé. Il fallait donc assurer en permanence une adéquation fine entre la charge et les effectifs, et ne jamais se laisser déborder par la pression salariale, ce qui n’était pas facile avec le turnover important lié à l’essor de l’urbanisation et à l’excellente formation que la Sodédat pouvait procurer au moindre débutant pour faire carrière. Mû par une vie démocratique intense, le personnel était tenu informé régulièrement des orientations de la boîte, jusqu’à une assemblée générale par mois, les décisions finales appartenant naturellement aux élus, nos patrons !

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L’inévitable séparation avec la SCET dans les années 80 fut épique : elle alla jusqu’à spécialiser un de ses cadres pour nous tourmenter, débaucher systématiquement nos meilleurs éléments, créer des SEM concurrentes, raréfier nos moyens de trésorerie à la CDC, etc. ! Face à la bureaucratie municipale Au tout début, les services des villes, notamment en matière d’urbanisme, étaient squelettiques, ce qui constituait un avantage : ils déléguaient les tâches municipales à des bureaux extérieurs interchangeables, pouvant rassembler une précieuse expérience nationale. Ainsi l’Aubervilliers de Karman père, très fin édile, confia son urbanisme à l’Epure de Bouzemberg, réfugié grec talentueux qui nous conseilla de confier le projet urbain de la Maladrerie, neuf hectares, 1000 HLM, à Renée Gailhoustet, décision fondatrice de l’orientation future de la Sodédat 93. Dans les années 80, le Neuf Trois passa de la sous-administration à la sur-administration. Dans un premier cas, les villes pouvaient être dépassées par cette tâche primordiale de l’aménagement. Elles n’entreprenaient rien ou se laissaient entreprendre assez souvent par n’importe quel argousin privé ou public pour bâtir n’importe quoi (les 3000, les 4000, les Francs Moisins, les Tartres, la ZAC débile, la tour Périféric, etc. Mais second cas, dès elles s’étoffaient en services municipaux réputés plus efficaces comme le studieux Soucheyre le fit à Saint Denis, suivant le principe de Peter les services gonflaient bientôt sans limites en étouffant dans leur conformisme tout dynamisme, toute initiative. D’innombrables Directeurs se noyaient dans le discours filandreux, impalpables de Diaffoirus urbains, recourant aux sigles magiques et à une sémantique oiseuse, dans des réunions interminables et stériles, sauf en psittacisme et impéritie. Un mes adjoints qui créa ensuite son propre bureau d’urbanisme libéral, me confia que les villes où il travaillait dépensaient beaucoup plus en inutiles réunions de parlottes à quarante fonctionnaires que dans les contrats passés avec sa structure quand elle était seule à accomplir le travail. Sur la Plaine Saint Denis, avec un seul chargé d’opération et l’expérience de notre léger appareil, nous avons réussi la première ZAC de 4 hectares et 80 000 M2 d’activité, la Montjoie, bilan bénéficiaire, qualité urbaine maîtrisée, imposée par la ville aux promoteurs privés. Comme ce résultat était trop bon (au dire du maire actuel), les élus décidèrent vite

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de faire l’inverse et s’engouffrèrent dans vingt ans d’études oiseuses et de palabres cocktailisées où Plaine Commune entremêlait le vide sidéral de onze bureaucraties aménageuses et superposées, un Hippodamos d’urbanistes creux et des cohortes de chargés de missions illusoires… Le résultat de cet écran de fumée est aujourd’hui palpable : la Plaine Saint Denis a été livrée sans combat à l’absurdité an-urbaine des requins de la banque et du BTP : l’horreur spéculative et obscurantiste, une antiville de plus, eût dit Henri Lefebvre ! Merci Braouezec, front de gauche et de taureau qui en a perdu son siège de député ! La Montjoie se porte bien à l’exception d’un bâtiment abandonné par ses promoteurs incapables et qui tombe en ruine depuis vingt ans sans autre intervention municipale ! Le génial centre social interentreprises conçu par les Japonais de Team ZOO s’est racorni en un « jardin » dépourvu de plantes et rempli d’horribles jeux d’enfants en plastoche, aux couleurs d’une vulgarité terrifiante… Avec une dizaine de cadres nous avons construit en huit ans 35 collèges. Une trentaine de fonctionnaires départementaux, sous prétexte de nous contrôler, excellaient surtout à nous mettre des bâtons dans les roues. Leur orgasme dans les jurys techniques : faire la chasse aux talents pour les remplacer par leurs scarabées bien lisses ! Sacrilège, nous avons aussi créé, contre l’avis de Valbon, une activité de gestion locative des HLM ambitieux (plan individualisé, chaque fois différent, terrasses, etc.) que nous étions parvenus à construire à Blanc-Mesnil, Stains, La Courneuve, Pierrefitte, etc. Le but était clair : faire la démonstration que rien n’obligeait les élus à se cantonner dans le laxisme des offices, effectif maximum pour service mini. Terrain miné, beaucoup trop d’intérêts en jeu ! Après quelques tâtonnements inévitables, nous avons fait la démonstration d’une possible gestion efficace car non bureaucratique. La cellule de gestion de nos 700 logements neufs n’occupait que quatre salariés munis d’outils informatiques. Le personnel de gestion sur place était sous-traité à des intervenants extérieurs facilement substituables en cas de mauvais résultats : nous nous situions au plancher des ratio de coût de gestion ! Conclusion : sagement, le Conseil Général nous interdit de poursuivre cette activité et dispersa notre patrimoine… Touche pas à ma forteresse bureaucratique !

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Exigence architecturale Si nous avons fait appel à la frange avancée de l’intelligentsia architecturale et donné leur première commande à une trentaine de jeunes équipes, notre action pour encourager la participation des habitants a rencontré des obstacles. Cela touchait à un volet essentiel d’une véritable expérimentation autogestionnaire. Seuls, les maires pouvaient décider d’une telle initiative politique, nous n’étions que des proposants et des exécutants strictement contrôlés. La participation varia donc avec les villes. Saint Denis alla le plus loin pour la rénovation de son centre ville de 13 hectares : deux grandes expositions débats avec chacune 10 000 participants encadrèrent l’étude puis la définition urbaine de l’Îlot Basilique : reprise des rues anciennes, densité maximum de deux, imbrication des fonctions commerces équipements logements dans les mêmes bâtiments, (2000 logements HLM imbriqués avec 40 000 m2 de Commerces et autant de bureaux, un Carrefour au pied du premier monument gothique de France ! La Direction de l’Architecture du Ministère nous aida à remplacer les deux architectes-en-chefs fonctionnalistes et monochromes par treize architectes d’opération créatifs aux styles variés… Chacun des projets étaient débattus par le bureau municipal avant la moindre intervention des promoteurs. La maquette initiale des treize hectares rénovés fut longtemps exposée dans le hall de l’Hôtel de ville, afin que chaque citoyen puisse aller juste à côté vérifier que les projets construits étaient bien conformes à leur décision, sous la patte élégante des Gailhoustet, Gaussel, Paurd, Simounet, Deroche, Girard, Maurios, Naizot, Niemeyer et Gaudin, le gratin de l’époque ! Le Maire Didier Paillard, dix ans plus tard, piétonnisera l’ensemble du quartier, ce que nous n’avions pu faire à l’époque malgré nos envies ! L’Isle Saint Denis, Villetaneuse, Pierrefitte, Blanc-Mesnil, sous des formes diverses, associèrent leur population au choix des formes audacieuses de l’architecture proposée. Sivy à Aubervilliers accueillit en 1984 une exposition combative d’Archivari, notre journal éphémère (11 numéros), architectes et aménageurs unis pour la qualité urbaine avec Kroll, Porro, Gailhoustet, les Euvremer, etc. Henri Lefebvre nous dit alors : Constituez-vous en avant garde ! En 1990, nous inviterons des maires Russes et Chinois, en rupture de soviétisme, pour qu’ils s’inspirent de nos réalisations, en vain hélas, en dépit de mes conférences et expositions à Moscou, Sofia, Prague, Budapest, Shanghai, Canton…

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Les jurys de concours des 35 collèges que nous construisîmes pour le Département eurent le mérite de donner la parole et le droit de vote non seulement aux enseignants mais aux élèves, à leurs parents, avec parfois des retrouvailles fascinantes entre les spécialistes du jury à la forte parole et des élèves sensibles, ouverts dans le choix du projet le mieux audacieux ! Fallait-il encore que notre vigilance les sauve de l’examen préalable et répresseur du jury technique, composé des bénédictins illettrés des services départementaux, affairés à maintenir la grisaille ! Forts de notre savoir-faire pour « sortir les affaires » enlisées, nous assainîmes le triste paysage architectural où de vieux brigands continuaient à vivre de leurs rapines en produisant le non sens urbain habituel. Hélas, pendant les années mitterrandiennes, chacun se crut obligé d’abandonner cette saine pratique et d’édifier les châteaux forts l’insuffisance, nourrissant des dizaines de vigoureux poupons dont la Presque tous nos architectes se virent bientôt privés de commandes, de publications, d’enseignement ! La seule préoccupation de l’institution était de tirer sur toute pensée qui inventait un peu. J’exagère à peine ! La Sodédat, affaire largement bénéficiaire, a succombé sous le nombre et disparu en 1994, quand je fus remplacé par un fonctionnaire à vie qui en quatre ans l’a liquidée moralement, financièrement et physiquement ! Malgré vingt ans de bons et loyaux services salués par Le Monde, l’Huma, Regards, Architecture d’Aujourd’hui, Télérama, le directeur de l’architecture, le Directeur de l’urbanisme au ministère, l’académie internationale d’architecture, la corporation des architectes, le président, Boursier (sic !) me dit dans son message d’adieu en 1994 : - Jusqu’ici nous avions fait de l’architecture, maintenant on va faire des collèges ! Avec Bouygues comme architecte en chef ! Son commensal de Saint- Ouen ajoutait : Ce n’est pas parce qu’une équipe est gagnante qu’il faut la garder ! Jusqu’à une prochaine comète, qui tarde cependant à paraître dans l’infini étoilé. Comment s’étonner qu’un parrain nommé Bartolone s’empara comme à Palerme du territoire imprenable de son grand père Valbone dont le Bobigny aux vingt tours répétitives est passé à droite en 2014 ! Il y a une curieuse attirance, une collusion entre l’animalité viscérale de l’entreprise nourrissant ses actionnaires et l’incoercible prolifération des dispositifs bureaucratiques, apparemment leur inverse, dès lors que ces derniers sont soustraits à la pression du

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marché, exclus de la sculpture de la vie par la mort, terme cruel mais qui caractérise bien l’organicité du monde et par voie de conséquence celle d’une humanité en développement. Quel remède ? La rationalité conduite jusqu’à son terme qui analyse le caractère délétère de ces deux tendances fatales de l’évolution. Le processus démocratique vers la transparence de la délégation de pouvoir pour que l’intérêt général prévale autrement qu’en la parole truquée des mandarins, parfaitement contra-cyclique ! Nombre de nouveaux cadres de la Sodédat 93 adhérèrent pleinement à la démarche qualitative, comme Marc Huret, Paul Zmijewski, Daniel Thiébaut, Daniel Laurent, Michel Perraut, Georges Leblay, Renée Le Doaré, Françoise Voisin, Clairette Mellaerts, etc., sans omettre Bargas, mon boss du début, démontrant si nécessaire qu’il n’y a aucune fatalité idéologique ni sociale à la médiocrité de l’encadrement ni à l’horreur économique bétonnée. Avec le recul, une société d’économie mixte comme la Sodédat 93, est sans doute parmi les bons exemples d’outils légers et maniables qui, convenablement maniés, gérés, protégés des dérives bureaucratiques et centralisatrices, dotés d’un savoir non seulement technique mais aussi esthétique et éthique, pourraient aider à palier les maux dont souffre notre société : l’impossible choix entre le dynamisme certain mais la boulimie horriblement obtuse et profiteuse du privé et l’assoupissement délétère des bureaucraties d’Etat, à différents niveaux, quand la délégation de pouvoir, privée d’aiguillon extérieur, se vicie, s’enroue, s’englue dans son marais fonctionnarisé… Rien, absolument rien ne peut remplacer la culture vivante, l’ouverture au monde, la praxis inventive, la pensée complexe, dirait Morin, l’éthique et la danse savante sur la flèche du temps. La confiance donnée au corpusculaire rare et précieux dans sa contradiction avec l’ondulatoire reconnu. L’économie mixte de base comme un possible vecteur de la construction autogestionnaire et du dépérissement de l’Etat. Transposer la révolution à l’hexagone ! De 1981 à 1983, je quittai la Sodédat pour m’occuper de qualité urbaine à la SCET : le ver allait au fruit ! Malheureusement, avec le succès mitterrandien de 1981, Dommel, le directeur giscardien et sensible qui m’avait recruté, fut lourdé. Je fus moi-même vite sur une

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branche que les carriéristes roses sciaient activement, notamment Mme Alduy, ma patronne dont l’ex mari servait les intérêts de Bouygues au ministère avant de succéder à son papa comme maire d’extrême droite de Perpignan… J’eus pendant deux ans le temps de tenter quelques fusées qualitatives et contestataires, histoire de prouver la possibilité d’une politique d’extrême gauche humaniste dans l’hexagone. Je fis recruter par la SCET une vingtaine de jeunes architectes pour ensemencer le terrain ingrat de la maîtrise d’ouvrage. J’organisai avec un élu socialiste inspiré, Adévah Peuf, président de l’association des SEM, et son brillant secrétaire, un congrès de la qualité urbaine, préparé par 13 assises régionales. Pendant deux jours à Montparnasse, 500 maîtres d’ouvrage et élus écoutèrent Henri Lefebvre, Robert Lion, Yves Dauge, Jean-Pierre Duport, directeur de l’architecture, les agences d’urbanisme, faire œuvre pédagogique. Avec Marc Huret, nous allâmes jusqu’à rédiger les exposés introductifs des co-présidents RPR et Centristes ! Hélas, un feu de paille, la fédé des SEM retomba bien vite dans le conformisme affairiste et à courte vue… Elle n’édita jamais le compte-rendu que j’avais rédigé de cette mémorable initiative ! Avec les directions de l’architecture, de l’urbanisme, les HLM, les agences d’urbanisme, la commission de la politique de la ville (Dubedout, etc.), Banlieue 89, nous lançâmes en 1984 une charte pour la reconquête urbaine des grands ensembles, contre-feu à l’appétit bavard de la vague sociologique rose comme aux bulles médiatico-trébuchantes de Castro, pour placer au premier plan un projet urbain réfléchi sur chaque cas spécifique, avec des architectes raffinés choisis sur concours pour leur créativité, élément décisif pour remplacer les barres horribles par les innovations architecturales d’un urbain empathique… Trente ans après, l’ANRU du premier ministre casse bien les ZUP mais c’est pour remplace les barres par la médiocrité pavillonnaire dont tout le monde sait qu’elle est une catastrophe écologique. Bouygues empoche trente ans après une seconde mise, tous les maires suivent ce nivellement du goût quelles que soient les étiquettes ! Gigantesque gâchis ! L’ANRU dans sa rage obscurantiste a même démoli les 440 HLM géniaux des Poètes à Pierrefitte d’Euvremer et Padron Lopez, contre l’avis des 800 locataires et de plus de deux cents architectes mais avec l’encouragement de toute la classe politique, y compris celui de Médiapart signant un scandaleux édito de soutien mensonger à la plus mauvaise cause obscurantiste !

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Je trouvai dans mes correspondants des SEM de base dans toute la France des intervenants sensibles, tout à fait prêts à relayer une politique hardie de qualité architecturale. Les possibilités étaient réelles auprès de jeunes cadres non encore avalés par le broyeur idéologique mercantile. Le PS préféra naturellement enterrer tout ça, laisser aux commandes de la direction de la construction, Mercadal, agent du SN bâti, ou Noêl, requin technocratique de la SCET, opportunément ripoliné vieux rose… Analogie fractale à la mécanique quantique ? Ces tentatives inachevées, velléitaires, imparfaites, montrent que dans tous ces organismes se trouvaient des citoyens bardés d’éthique, capables, enthousiastes, prêts à agir pour peu qu’une politique intelligente et hardie soit clairement affirmée. Il ne s’agit donc pas d’aspirations chimériques, des rêveries de grands gamins attardés : nous avions les moyens de réussir une autre politique, sur le terrain, comme nous l’avions su faire en 93 et d’autres à Ivry, Arcueil, Roubaix, Alençon, Saint Martin d’Hérouville, Reims, Besançon, en Isère et en Bretagne et, avec des succès divers, dans nombre d’OPAH de quartiers anciens ! En extrapolant cet itinéraire dont la réédition est avec Hollande aussi improbable que l’apparition de la vie sur une autre planète du cosmos, nous pouvons approcher les thèmes d’une gouvernance d’Etat politique, quel qu’en soit le niveau, qui puisse échapper à l’étouffoir bureaucratique et devienne apte à saisir concrètement les meilleures pistes sociales, culturelles, éthiques pour un développement plus heureux. Osons filer la métaphore quantique : Dans le magma de la société humaine, ces divers champs, électro-neuro-psychologiques, idéologiques, s’interpénètrent, se heurtent, en interagissant avec ceux du domaine majeur de l’économie, de la marchandise (qui jouerait le jeu du champ gravitationnel, si on ose cette analogie quelque peu hasardeuse avec la physique quantique). Ils forment socialement cette constellation de nébuleuses qui confrontent des intérêts, qui les soudent et les opposent simultanément, bâtissant les systèmes où ils s’enferment, et dont il semble que puissent se dégager à long terme les conditions d’une hominisation certes chaotique, souvent extrêmement coûteuse, mais vers moins de malheur, dans le domaine du cadre de vie comme dans ceux de la gestion sociale et politique. L’intérêt de cet emprunt hasardeux est peut-être autorisé par les théories fractales

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qui montrent comment l’univers manque parfois d’imagination en réutilisant les mêmes formes pour ses structures de domaines complètement différents, parfois fort éloignés. L’infini cosmologique compte un nombre fini d’atomes (Thrin Xuan Thran, Le Désir d’infini ), la probabilité de duplication des mêmes objets ou situations, est donc elle-même infinie… Poursuivons le délire poético-cosmique : le tableau périodique de Mendeleïev fournit un autre thème. Les noyaux de tous les éléments sont constitués de neutrons et de protons (chargés eux positivement), collés à l’aide de gluons. Ils possèdent une charge positive (protons) et une masse (protons plus neutrons) qui est agie par la gravitation. Le noyau positif est environné d’électrons chargés négativement qui les équilibrent en formant les atomes dont notre univers est composé. Le rayonnement bêta change un neutron en proton en émettant un électron. Similitude : le neutron gravitationnel en économie humaine pourrait évoquer la neutralité utile mais pesante de l’Etat, le proton celui de la marchandise active dans sa dialectique énergétique comme dans son lieu de production capitaliste, créatrice mais possiblement destructrice si elle est laissée à elle-même. Leur matérialité est en définitive immatérielle : la marchandise in fine n’est que du concentré d’intelligence humaine, pour un autre état, virtuel et rationnel, essence de la nature. Qui ne peut apparaître qu’en agissant sur l’infrastructure… Protons et neutrons sont tous deux indispensables à l’existence du noyau. L’électron quand il est associé au proton, pourrait représenter l’énergie, le travail, et quand il est libéré, (électron libre), le flux monétaire exprimant la marchandise et son accumulation en capital. Plus les noyaux sont lourds moins ils sont actifs dans l’élaboration du support moléculaire, indispensable à l’apparition de la vie organique, niveau supérieur du cosmos (oxygène, hydrogène, carbone, silicium, fer, alcalins, alcalino-terreux…). Les éléments purs trop lourds, plus rares, jouent un rôle chimique moindre dans l’édification de la phase ultérieure, celle de l’organicité, leurs noyaux ont en outre tendance à se désintégrer, ainsi des banques et des Etats trop lourds pour être dissous, en cas de dysfonctionnement. Stopper l’édification du monde chimique, préalable au mode organique, versus bloquer l’hominisation poursuivant sa marche vers la maîtrise rationnelle et donc la survie à long terme de l’espèce, appuyée sur une structuration conjointe à une déstructuration des dogmes vers la liberté rationnelle (par exemple la ville, les institutions, etc.), frein et condition du dynamisme, fondement des déterminations…

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En fin de vie, quand elles ont épuisé leurs réserves d’hydrogène nécessaire au rayonnement thermonucléaire produisant l’hélium, les étoiles s’effondrent en une masse de neutrons résiduels et forment, en gros, les trous noirs d’entropie maximum, de niveau d’information minimum, dont l’énorme attraction gravitationnelle absorbe tout ce qui passe à leur portée pour l’annihiler… Comme les totalitarismes ont annihilé au siècle dernier la culture et la démocratie en plongeant l’humanité dans les catastrophes finales de leurs trous noirs, hitlériens, staliniens. Nous y courons à nouveau sous le bleu marine grimé… Autrement dit, un noyau (libertaire) pourrait-il se passer de neutrons (étatiques) ? L’économie, la marchandise, la capacité humaine à produire de l’information, peuvent-elles se passer totalement de l’Etat ? Inversement, la flèche du temps ne risque-t-elle pas de se bloquer s’ils prennent - Etat, bureaucratie, neutrons - un poids prépondérant ? Pas très clair, mes souvenirs de chimie sont bien usés, mais vous voyez où je veux en venir… Dans son autoproduction l’humanité devrait avoir recours à la fois à l’Etat structurant et au dynamisme d’un marché, nécessairement autogestionnaire puisque sa version capitaliste, en voie de concentration permanente, produit une déformation bureaucratique parallèle, l’oligarchie… Ce qui suppose l’exercice permanent de la contradiction dialectique maîtrisée entre le marché enfin libre car socialiste et la structuration d’un Etat politique, débarrassé de ses lourdeurs, de son excessive passivité neutronale, enfin démocratique, vivant, autogestionnaire, sans cesse travaillé par la contradiction d’une base agissante … Reposons les ombrelles, et descendons du fil de fer. On devrait aussi pouvoir échapper au faux problème de la prédominance de l’infrastructure sur la superstructure, de l’économique sur les forces de la politique, de l’art, de la philosophie. Les uns et les autres de ces champs humains portent de l’énergie et l’échangent. L’interaction énergétique du politique se combinerait avec les champs gravitationnels, pondérables de l’économie… Le boson de Higgs est le lieu quantique d’apparition de la matière. Peut-être bien que la valeur de la force de travail découverte par Marx - voire la marchandise et son lieu de production, l’entreprise - pourrait quelque part jouer le rôle de boson de l’économie où l’énergie humaine se transmue mystérieusement en marchandise pondérale, tissant ses champs gravitationnels où emprisonner les corpuscules humains…au risque du trou noir ?? A fortiori, son support et son

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double, le champ pétrifié de l’urbain. Peut-être de façon analogue, il nous faudrait ce truc qu’Einstein attendait de Dieu pour qu’il résolve la contradiction de nature entre l’ondulatoire et le quantique et que Feynman a découvert avec ses diagrammes (vertex) de collision des particules et son principe de moindre action ouvrant la porte aux cordes, aux super symétries de la M théorie aux 10 puissance 500 univers parallèles, aux univers holographiques qui nous réduisent à la virtualité des pixels ??? Il n’est pas interdit de rêver ni même de dériver voire de délirer quelque peu mais en se défiant toutefois des feux d’artifice mathématiques sans le moindre appui expérimental, ce que Lee Smolin (La Crise de la physique) nomme le platonisme mathématique ! L’énergie intellectuelle de l’humanité nourrit sa production des sciences dures, expérimentales, elles devraient lui ouvrir les portes d’une nouvelle rationalité en sciences humaines qui approfondirait par la critique et les ajouts des idéologies du siècle dernier, le meilleur des inventions marxistes du 19e siècle - débarrassées de sa lèpre stalinienne -, en ce qu’il prolongeait les Lumières. Dans la construction d’un Airbus, des milliers de composants d’une technologie vérifiée, imparable, doivent être assemblés pour que ça marche. Il vole et tombe très rarement. Dans une société humaine les composants sont dévoyés par l’idéologie et les mythes, pire, par la publicité mensongère, leur assemblage, par nature approximé, ne peut que dysfonctionner ! Cent ans d’économie dite classique se sont écroulés en un mois de 2008 ! Cent ans d’économie mao-stalinienne n’ont rien produit qu’incurie et génocide. Il y faudrait sans doute un LHC, un collisionneur du CERM, cette fois économique plutôt que quantique ! Mission impossible : Un gigantesque simulateur économique sur ordinateur ! Mais pour réunir les fonds et les chercheurs, il leur manque la base, l’esquisse du mécanisme élémentaire de formation de la marchandise. Et, vitale pour la recherche, l’honnêteté scientifique, introuvable chez les hackers, les publicitaires, les mandarins ! Leurs maîtres oligarques ou étatiques s’opposent foncièrement à toute objectivité scientifique qui ne se limiterait pas au pragmatique, à l’empirique, au cash flow, elles récusent toute mobilisation de tels moyens de recherche qui équivaudrait à la fin de leur domination ! Le capital, c’est le vol ! C’est pourquoi l’humanité est toujours dans la brume la plus épaisse quant à son avenir car en retour, les modes de production agissent

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puissamment sur les champs de la politique comme Marx l’a montré. Réciproquement, une nouvelle économie ne pourra être accouchée sans l’intervention décisive du champ politique. Il s’agirait donc de créer l’évènement d’une confrontation/coopération entre l’individu le mieux inventif et le collectif aliéné en cours de désaliénation, qui s’ouvrirait à cette fécondation dans une pollinisation solidaire. L’urbain comme révélateur de la société aliénée Dans le domaine spécifique de l’urbain où le désastre est mondial, sous la férule d’une abusive pensée unique du profit maximum, de la croissance aveugle et du recul sans précédent de la pensée sensible, quand le maire se mue (Ivry, Givors, Saint Martin d’Hères, etc.) en chevalier Bayard cuirassé, féru de vieux grimoires hellènes, habité par le code d’honneur, rompu aux tournois comme aux récits des trouvères, le succès est en vue, il saura disposer les forces, user d’autorité ou ruser, oser Renaudie, comme les Médicis Brunelleschi pour construire le duomo de Florence, les d’Este Rossetti à Ferrare ou les doges Palladio à Vicenze, découvrir les poètes de l’urbain, organiser leur expression en tenant en respect l’horreur économique. A Graz, en Hollande, en Finlande, des traditions se sont établies où un certain respect pour la création originale est miraculeusement sauvegardé. En France, l’euphorie créative des années post mai 1968 a été totalement éradiquée sous Mitterrand par d’anciens bavards barbus de mai, biturés au bling bling. Moins stratégiques, des éléments non dominants mais postés aux bons sites et préparés à la résistance, peuvent, l’OPHLM d’Ivry ou la Sodédat, la Sémasep (Arcueil), la Sadi (Grenoble) l’ont montré, faire œuvre utile. La tentation de la plupart, face au vide et à l’adversité du marché dévorant, est de se constituer des douves et de hautes murailles, de renforcer les poternes et mâchicoulis des services publics étanches à l’invention. Ceux-ci, en urbanisme, ne retiennent que la surface de l’écume, répétant à satiété quelques sésames, des normes parfois utiles pour une production usuelle à obsolescence rapide mais qui se transforment vite en langue de bois de casuistes dès qu’on aborde les orientations à long terme et leur dimension humano-sensible : leur activité rejoint celle des Shadocks qui moulinent désespérément dans le vide sans faire avancer le rafiot. Le code de l’urbanisme, doublé d’un dictionnaire, avec l’un et l’autre des centaines de pages, n’a jamais produit une once de qualité urbaine

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mais des générations de Trissotins ont assis dessus une fausse science qui permet de déguiser en avancées planétaires la voracité de Bouygues comme la transformation de la création architecturale en copié collé des plans de réseaux d’assainissement de la standardisation fordiste. Gageons que ces besogneux gagneront la durée voire une ascension ailée au sein du monastère, du ministère. L’énergie créatrice s’y consumera vite. L’autre voie, escarpée, est, outre l’expertise indispensable, celle de la sensibilité, de la curiosité aux évènements singuliers, aux expériences inédites qu’il faut inlassablement découvrir, trier avec soin. Souhaitable est le recours aux contrats à durée limitée avec des entités intéressantes, vivantes car concurrentielles, porteuses de neuf, sachant prendre des risques et faire machine arrière au cas où le bon résultat se fait attendre. Comment produire ces résistants, ces poètes ? Si on a le pouvoir, il suffit (!) d’instaurer des normes pédagogiques adaptées, à contre courant de ce qui se pratique dans la plupart des enseignements. Si on ne l’a pas, il faut le conquérir, créer un parti ou rejoindre le moins mauvais d’entre eux, ferrailler à l’extérieur, tout autant à l’intérieur. Prendre des coups, en donner. Réfléchir avant tout à un programme révolutionnaire – réformiste minimum, audacieusement réaliste. Ne pas se laisser enfermer, comme D et L, dans les catégories de Castoriadis, pataugeant entre l’institué, le constituant, l’émergence, l’imaginaire social en découpant des catégories figées, métaphysiques. On ne peut opposer schématiquement une lutte des classes élémentaire et ses formules plus élaborées dans les syndicats et partis, quelles que soient les vicissitudes. Toute émergence se nourrit du substrat idéologique du passé quand bien même sa démarche lui est foncièrement hostile. Les modalités de ce jaillissement contradictoire sont chaotiques : spontanéité versus rationalité, celle-ci livresque ou pratico-sensible. La rationalisation constituante même peut être à base de mensonge, de mythe, de sophisme intéressé, de bulles gratuites : l’analyse historique ne doit cesser de trier. Tout corps organique émerge, se développe puis se sclérose et meurt. Faut-il encore que le back ground, la société civile, le zeitgeist, soient porteurs. Il faudrait pouvoir choisir la période historique où placer sa naissance. Je ne féliciterai jamais assez mes géniteurs d’avoir visé mes trente cinq ans en 1968 ! Expérience irremplaçable, fût-elle largement inaboutie ! Quelle période faste qui faisait croire à toutes les fadaises littéraires sur le bonheur ! Voyez Temroc de Faraldo (1972) avec la

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bande du café de la gare, Coluche, Dewaere, Mioumiou et l’inénarrable Piccoli, 40 ans, éructant des rugissements pendant une heure trente, abattant les cloisons de s piaule, dérouillant les flics, s’envoyant en l’air : merveilleuse liberté ! En politique nationale, il faudrait faire preuve de cohérence. Si on veut généraliser la prise de participation des citoyens à la vie de la cité à tous les niveaux, il faut créer des institutions qui s’y prêtent, en bas, dans les quartiers et les entreprises, échafauder sur cette base la pyramide vivante d’une délégation de pouvoir de mieux en mieux transparente : jamais les mandarins ne céderont leur gisement de creuse félicité gratos. Il serait bon que, simultanément, la réduction du temps de travail pour éliminer les 10 % de chômage incompressible par un meilleur partage entre tous du travail, de sa durée et des revenus (de un à cinq) donnent les moyens aux sans-parts d’avancer à armes moins inégales contre l’oligarchie qui ne s’effacera jamais poliment devant les exigences de l’Histoire. Autre problème : Si vous ne faîtes que la RTT sans incitation à une autre orientation de la vie commune, le surtemps s’investira dans des activités faciles, que l’offre mercantile s’empressera de récupérer. Cela implique le nécessaire dépérissement de la maladie publicitaire au coût et au rôle totalement parasitaires, non seulement inutile mais traumatisant, nuisible : Des verrous sur Internet devraient dispenser qu’on puisse venir à domicile vous assaillir d’offres forcément mensongères, puisque leur qualité intrinsèque devrait suffire à les vendre, aidé par Que choisir et autres ONG de ce type, dûment concurrentielles, faisant connaître les bons produits. Internet surchargé de pub, c’est un matraquage de la stupidité pour maintenir les aliénés que nous sommes dans un état d’hébétude. La disparition - dépérissement - souhaitable de la publicité est-elle possible ? Certainement, Internet a été créé par les chercheurs du CERN pour échanger des informations scientifiques, non pour vendre des torche-culs ou pis du cul. C’est donc affaire de conviction des 99 % et de sa traduction par des politiques honnêtes et par conséquent révocables sans recours, sans retour, s’ils manquent à leur engagement. Pour que des individualités brillamment altruistes prennent en charge la coopération /contradiction sensible et cultivée avec la masse des citoyens affamés, faudrait-il encore que les immenses moyens financiers et humains de l’Education Nationale soient ou économisés ou orientés dans cette direction, afin qu’une pédagogie enfin

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intelligente, active, non sommeillante, vaccine le plus possible d’individus non seulement aux savoirs de base mais à l’éthique et à la curiosité culturelle, il y a des Kalahari à franchir avant d’en esquisser la moindre approche ! Qu’on fasse bouger la masse des enseignants ! Avec Le MOOC, Internet a commencé de ruiner objectivement le mandarinat en diffusant partout les meilleurs cours universitaires. Avec des dispositifs ludiques et audiovisuels performants, interactifs, tellement moins rasoir que les pions en fin de carrière… Comment s’en plaindre ? Comment ne pas encourager ce processus vital, qu’Ilitch avait pressenti dans les années 70 : plus besoin d’écoles, quel bonheur ! Adieu Jules Ferry, Ernest Lavisse et Paul Bert, gavage et formatage pour l’exploitation en usine et les guerres coloniales ou mondiales. Internet, plutôt que de river les petits internautes infatigables sur leur écran de salarié, devrait permettre de créer un enseignement efficace, enfin libéré, style Wikipédia. Les profs ne s’occuperaient enfin que de la psychologie de leurs élèves pour rattraper les inégalités, au moins dans leur dimension sociale. Les savants US viennent de rajouter deux lettres aux quatre précédentes qui composent tout l’alphabet des chromosomes, ouvrant des perspectives inouïes à notre impact sur un vivant maîtrisé, ne serait-il temps que l’application de la rationalité aux sciences humaines nous délie des vieilles chaînes sociétales ? Il arrive que le temps rattrape massivement ce qu’on lui a fait perdre, les mèches tendues par les meilleures intelligences progressistes allument alors la braise populaire et fomentent des bouleversements. Mai 1968. Faut-il encore pour que ça marche, que des programmes, certes jamais parfaits, Dieu nous en garde, partiels et tâtonnants, adaptables en permanence, assumant enfin leur révisionnisme, soient disponibles dans leur charivari pour porter un peu plus loin, un peu plus haut l’intelligence collective du secouement populaire. Les marxistes ont jusque là interprété le marxisme, quand, il s’agit aujourd’hui de le transformer, a écrit Hochhut, personnage par ailleurs sulfureux, mais qui ne manquait pas d’humour dans sa paraphrase de Marx. I

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Chapitre XI Espérer l’architecture En 1937, Adorno publie le caractère fétichiste de la musique où il procède à une critique acerbe de la ruine de l’art musical sous l’effet de sa commercialisation généralisée. Cela n’a en rien vieilli en dépit des soixante années passées. On peut seulement regretter qu’il ait ignoré les développements du Jazz savant, celui des Ellington, Hawkins, Young, Parker, Miles, Evans, Mingus, Coltrane, Steve Lacy, Cecil Taylor, Ornette Coleman, etc. etc., dont l’œuvre n’a rien à voir avec une musique infantile ou fétichisée… Adorno ignore l’impact sur la musique « sérieuse » du rythme, de l’improvisation, des dissonances du jazz où Debussy, Ravel, Stravinski, Bartok, de Falla, Villa-Lobos, Bernstein et d’autres grands musiciens ont puisé. Ces réserves faites, le texte du philosophe jette un éclairage pertinent sur l’effondrement artistique contemporain, notamment architectural. Il m’a semblé instructif de caviarder quelque peu le texte initial en substituant chaque fois le terme architecture à celui de musique, quand du moins Adorno n’entre pas dans des caractères spécifiques trop distinctifs. Ces différences sautent aux yeux. L’impact de l’architecture sur le corps social est immédiat, sa valeur d’usage touche au fonctionnement du corps, à la survie de l’espèce, à l’organisation de ses modes de vie. Son existence suppose la

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confrontation directe avec le mode productif industriel, ses règles sociales, son financement, sans commune mesure avec l’art musical, ce qui exacerbe son danger de fétichisation. L’accomplissement logique de son aliénation est mieux achevé : sans commande capitaliste ou bureaucratique (ce qui n’est guère préférable), l’architecture la plus inspirée ne peut s’exprimer. Elle est pourtant aux yeux, aux corps tout entier, ce que la musique est aux oreilles : indispensable. Nous baignons également dans un fond (a)musical détestable. Alternées avec l’insupportable fracas de la circulation automobile, musiques de réclame, d’ascenseurs, de variétés pourries, ou de films, inondent les oreilles du monde. Jusqu’aux stations élitaires à l’audience intime qui cèdent en se ravalant à l’écho des publicitaires des grandes marques du classique, ennuyant chacun de leur logorrhée suffisante et insipide, surchargeant les horaires du romantisme dégoulinant du XIXe siècles des boutiquiers pour tenter en vain de combler les déficits de l’opéra de grand papa, ressassant la même centaine d’œuvre, par frousse de perdre un point au taux d’écoute, allergiques aux musiques vivantes du siècle ! La perversion capitaliste est à l’œuvre dans l’un et l’autre cas, leurs clientèles sont mêmement aliénées. Ces deux versions de l’art offrent (devraient offrir) des continuités charmeuses à ces perceptions, à leurs échos neuronaux, pour notre plus grand plaisir de vivre. On peut écouter des yeux les symphonies de Venise, des Miaos, du M’Zab, d’Este, d’Hadrien ou de Wright, pour peu qu’on y dérive. Le jazz authentique (sérieux) a dû lui aussi se battre sans cesse contre les empiètements mortifères du commerce : ainsi des réactions de Parker contre ses collègues qui trahissaient leur engagement artistique dans les facilités du rock répétitif. Mais, dépassement, l’immense apport du rock de Jimmy Hendrix ou de Janis Joplin, dont les dissonances exprimaient le contenu de vérité de l’époque, s’inscrivent en faux contre les fadaises stéréotypées d’un Johnny Holiday et de ses pareils… Le juste courroux d’Adorno visait la musique facile, la muzak, dont France Musique à contre cycle, caviarde ses horaires, pour faire moderne, minant ainsi le goût moyen de ses rares auditeurs, de l’opérette à la sous-musique de film ! L’essence humaine doit résister, au travers ses individualités les plus rares, au rouleau compresseur du profit ou de la langue de bois ! La radicalité de ce texte ainsi modifié (musique étant chaque fois substitué par architecture, écoute par regard, etc.), peut approfondir la perception du désastre architectural et à quoi il tient. Qu’Adorno nous

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pardonne ces emprunts : « On pourrait tout aussi légitimement demander qui l’architecture banale divertit-elle encore. Elle semble plutôt venir parachever le projet de réduire les hommes au silence, de flétrir la dimension expressive de leur langage et, plus globalement, de les rendre incapables de communiquer : elle habite les poches de nuit qui se forment entre les hommes façonnés par l’angoisse, l’exploitation et une soumission absolue… « La prépondérance, dans l’architecture, de la personne sur la puissance collective indique le moment de liberté subjective, moment que l’architecture a traversé dans les phases ultérieures de son histoire. Cette dimension profane qui la soustrait à son oppression magique se présente comme quelque chose de purement superficiel… « Les traditionnels ferments anti-mythologiques de l’architecture, se liguent à l’époque capitaliste, contre sa liberté comme s’ils avaient été proscrits du cercle de ceux avec lesquels elle se sentait des affinités. Ses alliés dans l’opposition au schéma autoritaire deviennent alors les témoins de sa soumission à l’autorité du schéma commercial… « La joie que procure le jeu des formes devient un prétexte pour dispenser le spectateur de penser le tout, ce qu’exige pourtant un juste regard. Elle le mène au point où, n’opposant plus qu’une faible résistance, il devient un consommateur docile… « L’unité synthétique est sacrifiée aux moments partiels : ils ne produisent plus leur propre unité afin de les substituer à celle qui est réifiée mais se montrent au contraire complaisants à l’égard de celle-ci… « Isolés, les moments de charme se révèlent inconciliables avec la constitution immanente de l’œuvre d’art. On sacrifie alors ce qui permet à l’œuvre d’art de toujours transcender la connaissance seulement respectueuse. Ils ne sont pas mauvais en tant que tels mais seulement par leur nouvelle fonction voilante. Au service du succès, ils renoncent eux-mêmes au caractère d’insoumission qui leur était propre… « La force de séduction du charme ne survit que là où les puissances du refus atteignent leur point culminant : dans la dissonance qui refuse de croire à l’existence illusoire d’une harmonie. Le concept d’ascétisme lui-même est dialectique dans l’architecture. Si l’ascèse a autrefois détruit d’une manière réactionnaire la prétention esthétique, elle est devenue aujourd’hui le sceau de l’art avancé. Non pas en imposant une économie archaïsante de moyens qui transfigurerait l’indigence et la pauvreté de l’architecture actuelle, mais en

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prononçant la stricte exclusion de la suffisance culinaire dont fait preuve ce qui veut immédiatement être consommé pour lui-même, comme si le sensible dans l’art n’était pas le support de quelque chose de spirituel qui s’expose pour la première fois dans le tout, au lieu de s’exposer dans tel ou tel moment matériel isolé… « L’unité des deux sphères de l’architecture (commerciale versus savante) reste celle de leur insoluble contradiction. Les masses ne s’intéressent à celle d’essence supérieure qu’à cause du privilège social qu’elle peut leur apporter… « La liquidation de l’individu est la véritable signification de la nouvelle situation architecturale… « Il se construit un panthéon de best-sellers… « Le principe des stars est devenu totalitaire… « Le succès… a été programmé à l’avance par la volonté des éditeurs, des magnats du cinéma parlant et des seigneurs de la radio… (En architecture, encore plus directement par les trois grosses entreprises du bâtiment : Eiffage, Bouygues, Vinci, les promoteurs et mandarins étatiques qui formatent un hit parade triché, publications, équerres, grand prix, etc.) « Insister sur les moments techniques et rationnels de l’architecture de masse actuelle - ou bien sur les capacités techniques spécifiques aux spectateurs en régression qui peuvent correspondre à ces rudiments -, c’est succomber au charme fallacieux qui prescrit les règles pour que le système fonctionne à la perfection. C’est une illusion parce qu’il n’y a pas d’innovations techniques dans l’architecture de masse… « La technicisation en tant que telle peut entrer au service de la réaction la plus grossière dès qu’on en fait un fétiche et qu’elle donne l’impression, par sa perfection, que les questions sociales en suspens ont, en fait, déjà été résolues. « Vitalité et progrès technique, assise collective et rapport à une pratique indéfinie dans les concepts de laquelle s’est évanouie l’ardente auto-dénonciation des intellectuels qui peuvent s’ils le veulent en finir avec l’aliénation sociale qui les sépare de la masse et se soumettre à sa conscience actuelle - , ce bilan positif pour lequel on loue la nouvelle architecture de masse et le regard régressif est en fait négatif : c’est l’irruption d’une phase catastrophique de la société dans l’architecture… Ce bilan positif se réduit à sa seule négativité. « La terreur qu’inspirent aujourd’hui comme hier Parent, Renaudie, Buczkowska ou Porro, etc., ne vient pas du fait qu’ils sont

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incompréhensibles mais plutôt de ce qu’on ne les comprend que trop bien. Leur architecture donne forme à une angoisse, à un effroi et en même temps à une compréhension de notre situation catastrophique que les autres ne peuvent qu’entériner en régressant. On les traite d’individualistes, et pourtant leur œuvre n’est en fait qu’un dialogue avec les puissances qui détruisent l’individualité – des puissances dont les « ombres informes » font irruption d’une façon sublime dans leur architecture. Dans l’architecture aussi, les puissances collectives liquident l’individualité condamnée mais seuls les individus s’y révèlent en revanche encore capables de représenter clairement le désir de la collectivité. » Parlant de la musique qu’il connaît bien, Adorno rejoint dans cette dernière phrase cette double affiliation dialectique de l’être humain au corpusculaire et à l’ondulatoire qui nous préoccupe : s’il n’y a à terme de solution que globale pour l’architecture et la ville, celle-ci passe par l’action d’individus singuliers, hissés à la pointe de la critique culturelle, portés par une vague à la fois démocratique et rationnelle-sensible, ils fonctionnent comme les Dichters, les poètes, au service de masses recherchant confusément leur propre désaliénation comme un attracteur étrange de la théorie du chaos. Un tissu de ville conçu comme l’association d’œuvres singulières, exprimant le contenu d’une vie sociale libérée à la fois de la propriété privée des moyens de production et du carcan de la bureaucratie étatique, est le support physique indispensable à une vie réconciliée. Nous retrouvons là les triades dialectiques chères à Henri Lefebvre. Les coopérations équilibrées et les contradictions gérées entre le maçon, l’habitant, l’architecte, peuvent seules produire la niche sociale écologique, des villages Miaos, Karen ou Dongs, des médinas de Fez ou de Mekhnès, des maisons du Yémen, du M’Zab, du Draa ou de l’Adès, des villages médiévaux de Ligurie ou des Cyclades.... Elles exhibent le parfait savoir-faire d’une époque et d’un lieu, dans un confort et des technologies pauvres mais avec une réussite humaine totale correspondant au niveau, forcément daté, des forces productives. L’humanité pourrait partout construire aujourd’hui une ville mille fois plus belle, multicolore, imaginative, affectueuse, avec ses formidables moyens technologiques contemporains. Il n’y manque qu’une politique digne de ce XXIe siècle commençant, une institution architecturale libérée des chaînes de la chrématistique et du conformisme.

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Tâche toujours prioritaire : reconstruire la ville de fond en comble. Sans négliger les nécessités d’une bonne santé, de l’éducation familiale, des relations amoureuses, de l’élégance personnelle, des voyages, etc., celles des joies infinies de la culture dans tous ses aspects de jouissance supérieure ouvrent un immense champ à l’exercice d’une force de travail opérative et échangeable. L’urbanisation planétaire est à repenser de fond en comble et à rebâtir à l’image de quelques îlots, précapitalistes ou contemporains, miraculeux. Préservés des ravages réducteurs du mercantilisme, la mixité des fonctions imbriquées dans de solutions d’architecture, la singularité de chaque « brique » sous forme d’un logement personnalisé, aux formes inventives, les parcours labyrinthiques, les « fortes densités faibles hauteurs », l’excellence formelle d’espaces et volumes modernes et créatifs, devraient s’épanouir dans la voie de Team Ten et de FL Wright plus que dans celle des plans Obus de le Corbusier ou de la misère post-moderne. L’horreur absolue de l’urbanisation chinoise et mondialisée qui couvre des millions d’hectares de gratte ciel démesurés, carcéraux et traumatisants, dissolvant tout plaisir de voir ou de sentir, tout germe de convivialité, fait dresser les cheveux sur la tête. Il n’y a aucune fatalité à cela en dehors du profit animalier généré par la propriété privée des moyens de production et de la volonté de puissance des oligarques et mandarins. Les sociétés développées produisent des centaines de milliers d’artistes de l’environnement qui sont aussitôt cruellement privés des possibilités de proposer aux citoyens ce qu’on est censé leur avoir appris : élaborer des espaces de vie confortables, empathiques et beaux, à échelle humaine, paysagés, animés, excitants, reposants, délicieux, tels Prighi à Chios, Venise, Ouro Preto au Brésil, Suzhou en Chine, les villages Dogons au Mali, lacustres du lac Inlee en Birmanie, etc., que le développement inouï des forces productives permettrait de dispenser à chacun sur la planète entière, au fur et à mesure de la croissance économe à instituer, accompagnée du feu d’artifice des individualités exprimées. Une valeur d’usage de la ville, affective et artistique, est à remettre au premier plan des revendications humaines, la fonctionnalité en revenant à son rôle de corollaire, nécessaire mais non suffisant. L’urbanisation bestialement, unilatéralement technocratique a détruit pour longtemps l’essentiel du plaisir urbain dans les territoires périphériques, la Suburbia vilipendée

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par Bruce Bégout, (Inculte, 2013), la dissolution de l’urbain dans un espace sans centre ni périphérie, cet urbanisme moderne, héritier de Le Corbusier, inspiré par les directives de la police, entièrement inféodé aux marchés… Avec le préalable d’une société rationnelle, pénétrée intimement par une délégation de pouvoir aussi transparente qu’il soit possible au temps historique donné « t », la qualité du cadre de vie collective redeviendrait - avec la RTT - le besoin fondamental. Le savoir faire la ville est perdu quand, dans ces villages vernaculaires anciens, le modeste niveau de forces productives savait lentement établir des ambiances urbaines équilibrées, appropriables, délectables, comme on en trouve les traces ici ou là encore dans les habitats dits primitifs ou médiévaux, en voie de rapide disparition quand ils ne sont pas muséifiés. Quel rapport avec l’évanescence de la force de travail ? Si une société réconciliée, autogestionnaire et antiétatique, supprimant la Propriété Privée des Moyens de Production, venait à voir le jour, son ambition principale, prioritaire, devrait sans doute concerner la réédification systématique d’une ville enfin conçue comme une niche agréable et propice au développement culturel des individus comme à celui des rapports sociaux, eux-mêmes rationnellement vécus comme corpusculaires et ondulatoires. Plutôt que l’amas bavard des concepts Nouvels, mots creux autant qu’oiseux, des provocations informes (fuck the context !) de Koolhas, des rhizomes (?) et autres insipides miniplots de Porzamparc, des Territoires de M. le professeur Je ne sais plus qui, ces ridicules agitations post-modernes autour de grues métaphysiques masquent des « œuvres » d’une indigence offensante. Que penser de l’effarante villa Médicis de Clichy sous bois, tour vide et hideuse, destinée à symboliser la non-culture en banlieue déshéritée, qui serait réhabilitée par un Lion, ersatz d’ersatz du Corbusier ! Le coût se monterait à 30 millions d’Euros, de quoi construire 20 000 mètres carrés d’un centre culturel neuf, de haut niveau inventif ! L’évanescence de la valeur artistique institutionnalisée parait ici singulièrement mieux constatable que celle de la force de travail ! Pour autant, difficile de penser que le code génétique de la frange active des salariés des années 70/80 aurait été significativement meilleur, mieux contestataire et rationnel que celui de notre époque. Ou que le niveau Bac atteint par 80 % de la classe d’âge - avec ses limites évidentes de la culture qui en résulte, imprégnation de la sous-

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culture marchande dont les enseignants ne sont pas abrités - puisse traduire un recul global de l’intelligence. Sans doute faut-il revenir là encore à la notion d’une nature simultanément et contradictoirement individuelle et collective de l’être humain. A partir de l’échec étatiste et réformiste de 1981, au courant révolutionnaire de 1968 a succédé une longue dépression du champ idéologique national (et international avec l’écroulement du socialisme de l’Est, entraînant celui du courant marxiste dans son foisonnement) qui aboutit aujourd’hui à la montée de l’insignifiance, signalée par Castoriadis. Ce dernier n’est d’ailleurs pas étranger à ce phénomène qu’il a nourri par ses coups de boutoir aveugles visant à démolir le marxisme de fond en comble, en l’assimilant en bloc à ses monstrueuses déformations staliniennes. La dialectique du un et du multiple est ainsi à l’œuvre, l’individualité brillante modifiant à point nommé le cours du flux collectif. On ne saurait donc interpréter cette mise en cause radicale des idées et pratiques dominantes à une présupposition sur les qualités intrinsèques des milliers d’architectes et d’urbanistes contemporains. Il faut sans doute analyser l’inverse : une certaine culture architecturale superficielle est sans doute mieux partagée comme en témoigne l’examen d’un certain soin apporté aux façades des bâtiments publics, fussent-elles conventionnelles, l’étroit créneau d’initiative laissé par le carcan mercantile peut par exception être exploité. Simplement, le cadre idéologique, éthique et esthétique général a considérablement reculé en même temps que la volonté politique libératrice, de la même façon qu’il avait reculé après le Ve siècle grec pendant deux millénaires de platonicisme idéaliste et autocratique puis de christianisme mythologisant, jusqu’à la Renaissance et aux Lumières. Ou encore au XIXe siècle, après le recul des Lumières et la restauration d’un idéalisme dominant la pensée officielle, en symétrie de la création marxiste qui les dépassait. Souhaitons n’avoir pas à attendre encore deux mille ans, ou même cent pour le coup de pied salvateur au fond de la piscine ! Mais, bonne nouvelle, l’histoire s’accélère, tout comme l’expansion de l’univers ! L’idéologie a son histoire spécifique mais, contradictoirement, elle est également influencée par les autres champs ondulatoires, ceux du mode de production en premier lieu dont le rôle devient à long terme déterminant, comme tend à le suggérer l’émergence des BRICS voire les réussites productives de l’Europe du Nord face au marasme latin. Ainsi les rodomontades de nos élites sur l’opportunité merveilleuse de

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la construction en hauteur, l’impact des densités urbaines sur la synergie économique et le plaisir urbain, ne sont pas le moins du monde suscitées par un quelconque souci empathique ou par la miraculeuse croissance qui devrait tout régler, mais bien plutôt par l’aplatissement devant les données spéculatives de l’oligarchie régnante : pas d’autre justification réelle à ce goût intellectuel soudain pour l’hyperdensité que l’appétit immodéré du lucre en période d’évanescence du taux de profit. Plus d’étages répétitifs on empile, plus les honoraires s’entassent, peu importe le sort des humains qu’on y fourre. Ca ne date pas d’aujourd’hui : le Paris haussmannien qui rend certains critiques béats est bien trop dense (cos 5), ce qui rend la plupart de ses falaises mortellement ennuyeuses et ses foules bien anonymes, quand la rue n’est pas bordée de commerces attrayants. Le Paris le plus aimable est celui, médiéval, vernaculaire, qui a échappé à la furie spéculative du baron, les six premiers arrondissements, outre les quelques rues populaires épargnées au Nord, qui devraient aujourd’hui pour ces raisons être tous piétonnisés. Une ville vivable ne devrait pas dépasser en moyenne cinq niveaux, de façon à pouvoir toujours apercevoir la cime des arbres et les toitures terrasses sans se démancher le cou, comme le disait fort judicieusement Team Ten dès les années soixante, et naturellement, comporter un pourcentage obligatoire de parcs, de promenades plantées et de squares. Ce qui n’empêche nullement mais ponctuellement des points de repères plus hauts dans le paysage. Bruno Zevi : Biagio Rossetti à Ferrare Après ses livres irremplaçables : Apprendre à voir l’architecture, Vers une architecture organique, Le langage de l’architecture moderne, le grand critique italien voit heureusement réédité chez Parenthèse en 2011 son précieux Apprendre à voir la ville, Ferrare, première ville moderne d’Europe. Un demi siècle plus tard, ses propos n’ont pas une ride malgré le Tsunami des banalités post modernes et le déferlement de l’horreur économique. Répondant à la commande des d’Este, condottieri éclairés, l’architecte ferrarrais Biagio Rossetti, à compter de 1466 et pendant vingt six ans, est chargé de projeter le doublement de la surface de la modeste ville de Ferrare, ce plan de l’époque est aujourd’hui toujours en cours de réalisation : Un urbaniste ne peut limiter son travail à la production de quelques joyaux isolés auxquels il consacre toute son attention. Par ailleurs, il

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ne peut pas non plus abandonner l’art et le métier de la construction sans lesquels son plan resterait à l’état de schéma, de diagramme, et de simple intention. Dans cette phrase tout est dit : pendant vingt six ans Rossetti va donc tracer les grandes voies d’un développement urbain moderne qui double la superficie de sa ville mais pour initier le caractère de cette extension considérable, il va en même temps lancer la construction de bâtiments publics significatifs (palais, églises, administrations) aux points stratégiques futurs : croisements, clôture de perspectives, articulations avec le quartier médiéval, etc., afin de placer les germes d’une ville empathique, esthétique, agréable aux hommes et qui réponde aux canons de la modernité fonctionnelle. Il traite ainsi de la troisième dimension de la ville, verticale, en échappant au dangereux effet d’aplatissement fatal des plans d’urbanisme comme à leur ennui si les intervenants ultérieurs font preuve de conformisme, ce qui est le risque majeur de toute urbanisation. En même temps, il sort du commun en inventant un style propre, chargé de signification esthétique, bien qu’il soit condamné à évoluer suivant les progrès et les modes. S’il s’inspire des conquêtes de la rationalité de la Renaissance perspectiviste, il garde des traits spécifiques de l’idiosyncrasie médiévale propre à Ferrare quand il les juge propres à enrichir le style un peu froid des Florentins marqué par le géométrisme d’Alberti, en trouvant chaque fois des solutions construites habiles, notamment en matière de distorsions de la symétrie ou de quelques ajouts d’inspiration vernaculaire, présageant les développements de l’architecture moderne. Par des chemins différents, et à une autre échelle, avec un plus grand éclectisme et infiniment plus de flou, la démarche qualitative de vingt ans (1974-1994) du laboratoire urbain que fut la Sodédat 93, société d’aménagement du conseil général communiste de la Seine Saint Denis, peut avoir offert quelques éléments d’un canevas analogue, le plan de voieries en moins mais il était déjà surabondamment réalisé. Ce fut une manière de pont lancé vers la transformation souhaitable, dans les siècles, de ce tissu banlieusard amplement sacrifié au développement industriel parisien (les « communs » de la ville !). Notre effort complétait quelques objets significatifs déjà disposés au hasard au cours du siècle : Le centre sportif de l’Île aux Vannes de Kopp et Sarger, l’église de Perret au Raincy, la préfecture de Pingusson, le centre de danse de Kalisz à Pantin, les bibliothèques et piscine de Perrotet à Aubervilliers, les cités jardins de Sellier à Drancy

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(le peu qu’il en reste !), celles mieux conservées du Pré Saint Gervais et de Stains, la première petite barre de Chémétov à Saint Ouen, sa salle des fêtes de Clichy sous Bois, la bourse du travail et le siège de l’Humanité de Niemeyer et le palais de justice de l’ETRA à Bobigny… La Sodédat a laissé une manière de trame ou de ponctuation pouvant amorcer un rythme, par ses dizaines d’interventions, certes inégales au plan de la qualité, au gré de l’aléa des décisions municipales. Ainsi de Drancy où rien n’est resté des propositions de la Sodédat, face à une ville décidément réactionnaire où l’adjoint à l’urbanisme était lui-même architecte et s’adressait des commandes ! Cas d’école : on pourrait reconstituer un splendide centre ville de Drancy, virtuel hélas, en remplaçant ce qui s’est construit réellement, selon les choix de la ville, par les projets des candidats présentés par la Sodédat sur chaque concours pendant vingt ans mais systématiquement éliminés par les élus, selon une méthode aussi ubuesque qu’imperturbable ! Avis aux Drancéens de 2100 qui s’apprêtent à naître, fouillez les greniers de la mairie et reconstruisez tout ! A Aubervilliers, la Sodédat fut un moment chargée par Sivy, adjoint à l’urbanisme, de l’ensemble des opérations sur le territoire de la ville, mais le maire Ralite, pourtant actif militant culturel dans d’autres domaines, pour d’obscures raisons de rivalité électorale, bloqua toutes ces interventions. Ouvrant la porte à une strate d’architectes beaucoup plus obséquieux devant les Trois Gros du BTP, il mit un terme à cette action exemplaire quand s’ouvrait le champ extraordinaire de la Plaine qui devait finir en morne Waterloo de la promotion privée. A La Courneuve, nous lançâmes en 1985 un concours sur le quart du territoire de la ville pour réoccuper l’espace des 4000 et des friches industrielles, avec Gailhoustet, Marcucci Padron Lopez comme valeureux concurrents mais l’urbaniste municipal, architecte refoulé, fit gagner l’équipe incolore poussée par l’Union des HLM… Marcucci, Porro, Paurd et les Goldstein purent néanmoins construire leurs projets vivifiants. A Villetaneuse, Renaudie conçut un centre ville formidable qui réunifiait l’urbanité communale et y réinsérait l’université en gommant la coupure de la voie ferrée SNCF : Banlieue 89 et le Département donnèrent même de premières subventions à ce projet ambitieux mais l’apparatchik boursicoteur succédant à la vibrionnante maire ouvrière Pierrette Petitot qui avait osé Renaudie, abandonna le plan ambitieux, laissant pourrir la splendide maquette dans les combles du vieil Hôtel de ville. Renaudie put cependant construire son splendide quartier du

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centre ancien qui échappa de justesse en 2000 à la démolition sauvage par les Philistins du Ministère… De Pierrefitte, où nous multipliâmes les interventions, notamment avec les intelligentes réhabilitations- extensions d’habitat du vieux centre de Fiumani et Jaquemot, nous avons déjà évoqué le crève-cœur des Poètes… En Seine Saint-Denis, le réseau routier préexistait et le tissu était partout (très mal) occupé, l’architecture à peu près inexistante. Mais les routes ont pour objet la desserte et en dehors d’axes trop uniformément rectilignes ou aux largeurs surdimensionnées, le caractère de la ville est signifié par les solutions d’architecture en trois dimensions (Quatre si on ajoute la dimension de la mobilité de Bruno Zevi, le jeu des volumes quand l’observateur se déplace à leur entour). Avec ces multiples projets des années 1974-1994, les amorces d’un tout autre tissu urbain ont été semées, autant de points d’appui pour créer un jour une ville proxémique, belle et viable qui comblerait peu à peu les segments désertiques et muets. Il est possible désormais de tracer leur réseau, de se pénétrer de leur exemple non pour les copier mais pour atteindre leur niveau d’exigence - dans un langage qui, naturellement, évoluera - pour une reconquête architecturale et urbaine de ce département du nord, si on nous passe la métaphore militaire. Nous avons adressé en son temps à la Direction de l’Architecture la liste de ces opérations remarquables de la Sodédat 93 (1974-1994) (voir mon livre Joli mois de mai quand reviendras-tu ?) et par cela même menacées, pour qu’elles soient protégées par leur inscription à l’inventaire supplémentaires des monuments historiques, demande restée bien entendu sans réponse sous Sarkozy comme sous les autres édiles inhumés dans le béton par les maffias ! Seule la Maladrerie d’Aubervilliers a été ajoutée au patrimoine contemporain. Des goûts et des couleurs Certains nous opposeront que notre choix souffre d’un défaut subjectif : qui doit décider de l’excellence ? Entre « l’écurie » architecturale de la Sodédat, parfaitement subjective et les barres et tours immondes qui se construisaient à la même époque ? Bonne question que seul le Zeitgeiss d’un avenir indéterministe tranchera définitivement. Les CAUE et autres institutions à l’utilité incertaine ont publié un petit volume appliqué qui fait l’inventaire des architectures du siècle en Seine Saint Denis, c’est un témoin de la platitude des temps : Quelles que soient ses bonnes intentions initiales,

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cette tentative est parfaitement oiseuse pour ne pas dire scandaleuse. Il suffit que les exemples soient construits pour qu’ils soient sanctifiés comme dignes d’intérêt historique. Certes ils font partie de l’histoire platement évènementielle mais plus souvent comme archétype de l’ignominie que du génie créatif ! Ainsi, non seulement on mêlait aux meilleurs non seulement le certes singulier Aillaud dont il est difficile, sous les courbes et la céramique méritantes, de ne pas reconnaître le modèle fordiste et assassin du Corbusier urbaniste, mais jusqu’aux pires ignares, simplificateurs et collecteurs de cash flow, les adeptes du plan masse suivant le chemin de grue, tel Holey des vingt tours identiques (dans la laideur) de Bobigny ou l’immortel Tambutet des 4000 de La Courneuve dont on ose vanter la qualité des cellules répétitives et orthogonales quand les bonnes dames qui lessivaient leur sol faisaient profiter leurs voisines de l’étage du dessous de leurs eaux sales – récupération écologique avant la lettre ! ! Où la population d’un bon village français moyen (600 personnes) se retrouvait concentrée sur une seule cage d’ascenseur desservant quinze niveaux ! Bonjour la convivialité ! Ils ont implosé depuis sous les applaudissements de la foule ! Sous le raz de marée de médiocrité post moderne, la critique architecturale est languide. Schein et Emmerich disparus, les trois principaux survivants, Goulet (AA, IFA), Chaslin (France Culture), Edelmann (Le Monde), certes d’une grande culture, ne brillent guère par l’anticonformisme de leur choix, tout comme les revues pâlottes, alignées sur leur Moniteur des Travaux Public (AMC, etc.). Les écoles fabriquent pourtant des milliers de concepteurs velléitaires, écrasés dès le berceau par le jaggernaut d’une économie immobilière qui fait régner partout sa loi sordide. Mais effondrement ne signifie jamais disparition, la société, après des décennies d’horreurs in-urbaines, inhumaines, reviendra tôt ou tard vers un équilibre plus juste entre la rigueur économique nécessaire et l’incompressible nécessité d’une ville sensible, splendide, indispensable au second corps, social, vital au développement de l’humain. Comme elle l’avait esquissé en mai 1968, après les trente années d’horreur glorieuse des Grand Prix de Rome qui reprenaient les thèmes totalitaires d’un Corbusier qu’ils haïssaient, pour bâtir avec la bureaucratie étatique (CDC, Corps des Ponts) les 1000 grands ensembles de la honte et de la ségrégation, les centres directionnels bousillant les centres historiques, les lotissements pavillonnaires, les zones industrielles et commerciales et autres

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« villes nouvelles »…. Donc oui, nous sommes fondés à oser la critique impitoyable de tout ce fatras fonctionnaliste et conformiste, dans la foulée limpide de Mumford, Jane Jacobs, Bruno Zevi, Henri Lefebvre, Françoise Choay, Eric Hazan, etc., à renouer avec la merveilleuse jeunesse d’un regard indépendant des puissances d’argent, avec les valeurs du meilleur mouvement moderne en architecture, de FL Wright à Sharoun, Frei Otto, Bakema, Van Eyck, Herdzberger, Piete Blome, Scarpa, Nervi, Gian Carlo, Frei Otto, Piétilä, Erskine, Piano, Parent, Renaudie, etc., à contester les trente dernières années de fausses valeurs notamment ici dans notre hexagone moisi, pour témoigner et ainsi, s’il se peut, sauvegarder l’avenir. Ainsi à Ferrare, San Cristoforo alla Certosa, les palazzo Morti, Rondinetti, Prosperi Sacratti, la Place Neuve, San Benedetto, les palazzo Belavicqua et dei Diamanti, etc., œuvres suscitées ou construites par Rossetti comme jalons du nouveau Ferrare, nous osons affirmer qu’elles trouvent leurs équivalents six siècle plus tard en Seine Saint Denis avec le centre ville Basilique de Saint Denis de Gailhoustet, Simounet, Niemeyer, Paurd, Maurios, Naizot, Deroche, Gaussel, Gaudin, etc., la Maladrerie de Gailhoustet à Aubervilliers, la Pièce Pointue de Buczkowska au Blanc-Mesnil, l’îlot Montjoie des frères Euvremer à la Plaine Saint Denis, l’îlot Carnot à Stains d’Edith Girard, le Bocage de Fiumani et Jaquemot à l’Isle Saint Denis, le Vieux Pays de Renaudie à Villetaneuse, l’ensemble Rateau de Marcouci et l’Orme seul de Porro et des frères Goldstein à La Courneuve, les collèges Elsa Triolet de Porro à Saint Denis et Fabien à Montreuil, de Buczkowska à Bobigny, de Kroll à Saint Ouen, de Team Zoo à Aubervilliers, de Charmont- Desse à Rosny, de Brunel à Noisy le Sec, Goldstein à Bobigny, Gaussel et Charlandjéva à Bagnolet, etc., etc. Autant d’invitations adressées aux élus, à de nouveaux concepteurs débarrassés des hardes post-modernes ou néo-corbusiennes, à oser reprendre un certain jour de colère leur mission éthique, sensible et savante pour tenir l’économie à sa place, utile mais seconde, et poursuivre dans les immenses interstices de la banlieue des disgrâces, la reconstruction patiente d’une ville aussi belle que ces prémisses par nous et quelques autres laissées comme autant de germes, de spores intersidéraux, pour générer un jour une ville proxémique, conviviale, intelligente, sensible, productrice d’émotions artistiques dont sont cruellement privées les populations

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de ces lieux, en dépit de nos immenses possibilités en moyens technologiques décuplés depuis Rossetti à Ferrare au début seizième siècle ! Une ruche inventive La ville est l’enveloppe minérale de l’espèce humaine, sa coquille, sa ruche, son nid de geais, de mésanges ou d’hirondelles, sa hutte de castors, sa termitière évoluée au niveau du troisième monde de la conscientisation. Il convient de requérir son invention par les individus que les habitants auront choisis soigneusement, les mieux doués, moins en affaires ou en médiatisation spectaculaire qu’en sensibilité fût-elle fragile, en créativité spécifique, en culture approfondie, en dextérité dans l’association mozartienne de volumes simples, en jeux infinis avec la statique, les matériaux et la lumière. Ces « surhommes » au sens nietzschéen, ces surfemmes, sont rares et souvent fragiles. Les dispositifs d’aménagement citoyens devraient donc se comporter à leur égard comme des pépinières, des couveuses où préserver l’éclosion des rares pousses vraiment créatives (Ciriani disait que ses classes d’étudiants ne comptaient que 5 % de futurs vrais architectes !). Convenons que, même si exceptionnellement certaines personnalités cumulent utilement les deux profils, le sens des affaires s’oppose le plus souvent à la volonté créatrice indépendante. Il faut un investissement total de l’individu créateur pour obtenir la richesse sans cesse renouvelée des espaces à habiter, les appuis et encouragements au confort, à la relaxation ataraxique comme au plaisir d’espace, au choc esthétique, à l’envol des imaginaires, à l’épanouissement des individualités et de la vie sociale plutôt qu’à la norme répétitive et traumatisante de la cellule type et totalitaire du Corbusier. A l’extérieur, ces espaces devraient pouvoir s’exprimer en une combinatoire accueillante de volumes complexes, abritant affectivement, avec les activités et fonctions mêlées, la communauté solidaire et dans chaque quartier les points d’appui bâtis exprimant sa nouvelle organisation démocratique à la base. Ils devraient suivre la règle fractale : périmètre des bâtiments tendant vers l’infini asymptotique pour une surface constante, de façon à multiplier la densité des échanges interindividuels, ce que suivent déjà les plans constatables de tous les développements urbains spontanés (non bureaucratiques), selon l’étude de Frank Hauser. Comme l’eau,

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enchevêtrée avec le bâti et les circulations pittoresques (à la Chinoise), la végétation jardinée est écologiquement indispensable, elle doit être ouverte, en évitant de la mettre sous clé ou digicode comme dans les intérieurs d’îlots haussmanniens parisiens et les nouvelles zones périphériques de l’ANRU qui en excluent le passant. Cela suppose une société réconciliée où la tension de l’individualisme exacerbée par l’inégalité cède au calme d’une coopétitivité hédoniste. Le bâti, l’urbain devrait refléter la confrontation dialectique entre les deux éléments humains, corpusculaire et ondulatoire. Rêverie, délire ? Que non, tout cela était mis en œuvre à l’état de prémisses, déjà non seulement aux villas d’Este ou d’Hadrien mais tout près de nous, à Ivry, Aubervilliers, Givors, Blanc Mesnil, Rotterdam, Appeldorn, Covent Garden, Marine County, Taliesin un, deux et trois, etc. Le temps est-il venu de rendre le crayon et la truelle aux habitants ? Le développement des forces productives empêche sans doute que l’on en revienne, pour l’instant, aux chimères de l’auto-construction spontanée, sauf exceptions aussi remarquables que rares. A moins que la construction de maisons en fablab, imprimante trois D, prenne un essor soudain !! La plupart des tentatives des années 70 ont sombré dans la reproduction par les intéressés des modèles hideux des grands promoteurs que la publicité avait imprimé sur leurs neurones. Nous aurions donc à faire - dans une société autogestionnaire à Etat dépéri - à une complexité d’exercice productif voisine de celle que nous connaissons en régime capitaliste, du point de vue des acteurs, des règles de leur confrontation/collaboration, des tensions d’intérêts opposés, en utilisant le niveau élevé des techniques administratives, technologiques, financières, sociologiques, mises au service cette fois d’une architecture reine, au haut contenu social et psychique. La confrontation dialectique avec le réalisme constructif et financier devrait jouer librement jusqu’au juste compromis, dans une triade équilibrée où l’économique ne dicterait pas sa loi réductrice. Elle réconcilierait l’espace produit avec la relation fondamentale de l’essence humaine, son double caractère ondulatoire et corpusculaire. La contradiction au sein du processus d’urbanisation est ternaire, elle met en jeu trois acteurs en théorie équilibrés : l’économie, le citoyen (articulé à ses représentants), les concepteurs supposés créateurs, mus d’éthique et d’esthétique. En mathématiques, cette équation à trois inconnues n’a pas de solution linéaire, seulement chaotique. Notre situation actuelle a résolu l’impasse : l’horreur économique a avalé les

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deux autres belligérants, concepteurs et élus, en revenant à une contradiction binaire. Dans les années 70 a été esquissée en banlieue rouge une meilleure résolution : les deux acteurs, individuel et collectif, citoyens et concepteurs, fragiles pots de terre, ont unis un court moment - vingt années - leurs efforts face au troisième, le pot de fer de l’économie, afin de lui interdire de tout casser, de le remettre à sa place, à son rôle d’exécutant, indispensable mais second. Le collectif de la démocratie citoyenne active et le rationalisme sensible de la création individuelle devraient retrouver le chemin commun de la ville quand, séparés, ils sont aujourd’hui défaits, réduits, annihilés. Ce qui suppose naturellement des élus contrôlés, dégagés des chaînes bureaucratiques, vaste chantier ! Catastrophique ANRU ! Cette analyse reprend des caractéristiques connues de la situation actuelle. L’effort national de l’ANRU pour traiter les grands ensembles sordides des années soixante par la démolition-reconstruction, pouvait être légitime - en dépit de son caractère centralisé à l’excès - si l’amélioration urbaine produite avait été au rendez-vous. Elle ne l’a été à aucun moment. Aucun de ces nouveaux quartiers ANRU ne mérite le moindre intérêt. L’esthétique Bouygues et l’obscurantisme des édiles y règnent en maîtres, la stupidité technocratique et l’obsession sécuritaire en prime. Première anomalie ubuesque : le financement de cet énorme effort est réglé au moyen du prélèvement de 1 % sur les salaires, jusqu’ici destiné au précieux complément de financement des HLM neufs qui a servi dans les années 70 à nombre d’expérimentations pertinentes en banlieue. Curieusement retourné par Borloo-Sarkozy en son exact inverse : ce financement abondant est destiné désormais à supprimer le plus possible de HLM ! La règle, applaudie en silence de la droite à la gauche molle, est en effet de soi-disant reconstruire un nombre identique de HLM (barres et tours) à celui qui est démoli. Sauf que. Nuance : on ne reconstruit, dans le meilleur des cas, que le nombre de HLM occupés juste avant la démolition. La tactique est donc simple : vider préalablement le plus possible vos barres et tours de leurs habitants et reconstruisez ensuite le moins possible de HLM ! Les demandeurs virés finiront bien par se débrouiller. Ce ne sont que des migrants qui coûtent cher au bureau d’aide sociale et à l’Education Nationale et ils ne votent même pas aux municipales ! Regardez à

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Pierrefitte les Poètes, pas un HLM reconstruit quatre ans après la démolition des 440 ! Le rapport de l’observatoire national des zones urbaines sensibles (Le Monde du 19 /12/13) recense que 85 % des ménages n’ont pas été consultés sur ces travaux, 72 % déclarent que ceux-ci n’ont eu que peu d’impact sur leurs conditions de vie. En trois ans depuis 2009, le pourcentage de chômeurs y a grimpé de 6 % (24 % soit 14 % de plus que la moyenne de l’hexagone ! Les barres et tours étaient laides et carcérales, remplacez-les par l’idéal petit-bourgeois laid et carcéral de l’infini des pavillons et petits plots, modèle Bouygues, anti-écologiques, générateurs d’inondation et de surconsommation énergétique, bien clos sur les subjectivités cadrées au petit écran, piège à voix lepénistes, le panoptique est cette fois horizontal, avec maigre verdurette, ronds points, digicodes à foison ! Certains requins d’hier en viennent à déplorer cette absurdité horizontale et anti-écologique, ils réclament donc des gratte-ciel à la chinoise, avec des larmes de crocodiles sur le logement social ! Ainsi du Grand Paris, rien d’autre qu’une gigantesque opération Grandgousier de la promotion immobilière, trente gares avec chacune trente gratte-ciel ! Les quelques pistonnés qui grouillent et font des bulles dans l’établissement public se distinguent par leur grisaille : Lion, Castro, Porzamparc, Nouvel, Devillers, Duthilleul… Quelle orgie pour les trois gros Bouygues, Vivendi, Eiffage ! Dans les rares images diffusées, de l’île Seguin au quai d’Ivry, du Bourget à Thiais, on retrouve partout la forme déplorable du verre acier morne de la ZAC Austerlitz, falaises mornes d’au moins huit niveaux, aux façades hostiles, plates et muettes. Malgré, dans la publicité du GP, l’appel en renfort abusif de projets lancés depuis belle lurette : Canopée des halles, Philarmonie tonitruante de Nouvel : trois fois son prix, trois ans de retard, imbroglio d’expansions mode à la César, Pentagone mastoque de Michelin quand il faudrait diminuer les budgets militaires, Archives de Fuksas (No comment !!), à Jean Bouin le gros boudin de Ricciotti. Le musée Gehry Arnault - indépendant du Grand Paris - est le seul à relever indiscutablement de l’architecture. Naturellement aucun projet urbain innovant sur les anciens grands ensembles, qui devraient être le lieu prioritaire pour l’invention d’une ville contemporaine et solidaire. De quoi me parlez-vous, de la ville ? De l’invention ? Au fou ! Il ne s’agit que de rafler du pèze…AMC refuse de publier un superbe projet de Buczkowska : Vos façades ne sont pas à la mode ! Prix ghetto de l’association des femmes

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architectes, démarche antiféministe caractérisée, les Grands Prix étant ainsi réservés aux machos les plus gris, notre meilleur architecte national n’y est même pas nominé ! Vite, un grand chambardement… .. Pour décaper cette médiocrité déferlante ! Que disait Debord il y a trente ans ? Tout le pouvoir aux conseils de travailleurs pour reconstruire la ville de fond en comble ! La seule issue raisonnable serait en premier lieu de bloquer le développement du Grand Paris apoplectique que les habitants quittent dès qu’ils le peuvent. Tous seraient en province s’il y avait du boulot. Ou de le construire ailleurs, vers Le Havre dans les splendides paysages des bords de Seine, par exemple, seule bonne idée du concours du Grand Paris avec le travail très sérieux de l’équipe Rogers… Mais l’Etat continue de financer ces gros cabinets à produire du vent ! Cette offre énorme de production concrète pour la reconquête urbaine répondrait aux besoins criants de droit à la ville. Elle appellerait la définition d’une valeur d’usage nouvelle, précise. Ses éléments sont à puiser dans une relecture de l’histoire de l’architecture, notamment dans la critique par Team Ten de l’urbanisme de Le Corbusier. Comment procéder avec l’appareil existant ? Celui-ci, fut-il remanié dans ses intentions éthiques et esthétiques et sa relation au profit, devra utiliser la valeur de la force de travail des concepteurs, ingénieurs, comptables, boiseurs, monteurs, maçons, charpentiers, électriciens, grutiers, jardiniers, etc., d’autre part celle des architectes, bureaux d’étude et de contrôle, cadres d’entreprise, banques de crédit ou de sociétés d’économie mixte, les rémunérer en tant que tels, mobiliser des emprunts d’un montant basé sur la proportionnalité à ces différentes valeurs de leur Force de Travail. Mais sur l’objectif sacré, intangible, du projet d’architecture appuyé sur le socle citoyen, porteur de spiritualité plutôt que la gonflette technocratique aux normes superfétatoires qui ont presque fait doubler en vingt ans le coût du logement HLM. Un équilibre relatif s’était établi en France autour d’une valeur de la force de travail salariée garantie par des acquis syndicaux et politiques de l’époque keynésienne 1950-1990, enregistrés dans des règlements étatiques. Depuis, les patrons s’efforcent de reprendre une part de cette valeur par nombre de procédés (sous-traitance, intérim, migrants sous-payés, délocalisations, pactes d’irresponsabilité de Hollande,

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etc.) La spéculation foncière qui freine l’édification des HLM, devrait être jugulée par une maîtrise des collectivités locales (voir l’exemple de Saint Ouen) au travers les forces de travail des agents des Domaines, appuyées sur des lois de préemption publique. Les appels d’offre de construction faisant jouer l’offre et la demande sur une valeur d’usage reconnue, résistant à la pression excessive des valeurs d’échange truquée par les commerciaux, devraient s’ouvrir - comme trop rarement aujourd’hui - à des PME en corps d’état séparés proposant leurs meilleurs prix par lots, avec des BET pour leur coordination et la surveillance des normes, obtenant ainsi les prix les plus justes, correspondant à la somme des forces de travail utilisées, outre les matériaux. Cela pèserait sur les prix excessifs des entreprises générales (béton) qui font leur affaire de contracter avec les sous-traitants de divers métiers, les contraignant à des prix modiques, sous une coordination de fer et qui débouchent le plus souvent sur 20 % de coût supplémentaire, ce que nous avons constaté pendant 10 ans de construction de 35 collèges. Elles se créent ainsi, grâce à leurs services commerciaux puissants, une véritable rente de monopole, payée, en sus du bâtiment, par le client. Une concurrence réelle devrait le leur interdire. Chacun sait qu’il n’y a plus que trois grandes entreprises générales du bâtiment en France, Bouygues, Eiffage et Vinci qui s’entendent comme larrons en foire pour le partage de marchés où faire 15 % de marge, pas moins, grâce à leur association, le SN bâti. Ils se sont livrés à des actions systématiques de démolition « idéologique » des projets d’architecture les plus intéressants, en bloquant chaque fois leurs appels d’offre sous le prétexte que la qualité limiterait les possibilités de marge espérée en créant un mauvais exemple. Par leur lobbying, leur incessante campagne de banquets humectant les élus, ils les ont vaccinés à l’anti-architecture, à l’anti-ville. En 20 ans l’architecture urbaine a connu un basculement dans une régression sans précédent : la boîte est plus que jamais la règle absolue, tout ce qui s’en distingue doit être rogné. Non seulement une armée de VRP démarche les élus en agitant leur cassette pour chopper les marchés juteux, éliminer les déviants de la norme mais, proposant le PPP, le partenariat public privé, ils vont encore plus loin dans le cynisme prédateur et proposent le clé en main, la gestion des bâtiments construits pour extorquer sans autre engagement une tranche supplémentaire de surprix, ne laissant que leurs yeux pour pleurer et

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dix ans de contentieux aux maîtres d’ouvrage public abusés. La routine désormais, pourquoi se priver ? Si la valeur de la force de travail ne jouait plus aucun rôle comme le prétendent certains économistes distingués, tout serait possible : juste un clic sur Internet et on serait riche, même plus besoin de bouffer avec un élu, les 15 % seraient assurés ! Il faudrait mettre de l’ordre pour que le marché fonctionne (à peu près, ne rêvons pas trop) honnêtement, sans ententes illicites mais surtout en veillant à ce que le vrai et seul maître à bord du projet soit le concepteur créatif, père d’un projet urbain, social et beau, l’artiste architecte, polymusclé, fort de son savoir, de son éthique, de sa créativité et du contrôle, du soutien des usagers mobilisés et démocratiquement représentés, mieux qu’aujourd’hui, qui feraient jouer la contradiction ternaire jusqu’au bout, sans le parasitisme de technocrates intercalaires, élus ou non. Tout permis de construire, dès 30 mètres carrés, serait exposé publiquement et devrait faire l’objet d’un débat public, la ville n’est pas seulement privée, elle est le bien – ou la maladie – de tous ! Il ne s’agit pas d’une bluette de rêveur impénitent mais d’une démarche pragmatique, expérimentée pendant vingt ans en banlieue parisienne, il est vrai alors plutôt rouge, avec un certain succès. Au point que tout l’establishment s’est mobilisé depuis en 1994 pour priver la rare cohorte de ces valeureux architectes, artisans de cette avancée, de toute publication, de tout enseignement, de toute commande ! Comme cela ne suffisait pas, on s’efforce partout, de Saint Denis la rouge à Saint Dizier la blanche, d’abîmer voire de démolir ces exemples gênants de réussite urbaine remarquablement utopique qui procuraient par exemple un petit jardin en pleine terre pour chaque appartement en étage, mieux qu’un discours de Hulot, Duflot ou Cohn-Bendit, une ville écologique avant la lettre ! Fausser la mémoire Typique de l’effondrement, l’institution a fait écrire une histoire de l’architecture en Seine-Saint Denis lisse et conventionnelle. L’Université Paris I a ainsi consacré en 2009 deux journées d’étude à l’histoire du communisme municipal en 93, avec un compte-rendu de Benoît Pouvreau, historien officiel des archives départementales intitulé le laboratoire urbain, réécrivant mon ouvrage La Sodédat 93, Une expérience d’écologie urbaine, paru en 1999 au Linteau. Si certaines indications fournies sont historiquement précieuses, son parti

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général est dans la ligne officielle, aucun critère réel de qualité architecturale résultant de la moindre analyse esthétique n’est en œuvre en dehors de la notoriété moyenne et sans doute de la pression des derniers lobbies. Ainsi dans un aimable fourre-tout égalisateur, on met sur le même plan du « laboratoire urbain », les œuvres de Le Goas, Lana, Préveral, Depondt, Aillaud, Holey, avec celles de Niemeyer, Kopp, Kalisz, Perrotet, Renaudie, Gailhoustet, Simounet, etc. Buczkowska, Gaussel, Paurd ou Gaudin ne sont même pas cités, pas plus que Kroll, Team Zoo, Porro, Brunel, Charmont-Desse, Fiumani-Jaquemot, Goldstein, etc. Ni signalé qu’à partir de 1974 ce qui avait changé, c’est que le seul critère de sélection était le talent, jamais la carte du parti ou le bakchich ! Ce qui fournit une bouillie indigeste, bien dans l’air du temps : les grands ensembles, cet assassinat sans phrase de la création, deviennent dans cette objectivité mensongère un moment de « l’architecture » tout comme un autre. De même qu’on cite parmi les maîtres d’ouvrages éclairés Brun, prototype du militant devenu affairiste, dont l’activité de notoriété publique se limitait à son abonnement aux restaurants de la Porte de Pantin. Les dates même du laboratoire urbain sont scandaleusement trichées. Pourquoi le faire démarrer dans les folles années des grands ensembles ? Et l’arrêter en 1986 quand l’îlot Basilique n’était même pas terminé, ni la Pièce Pointue au Blanc Mesnil ni les Poètes à Pierrefitte ni Rateau de Marcouci à la Courneuve ni La Maladrerie de Gailhoustet ni l’Orme Seul de Porro ni aucun des 35 collèges de la Sodédat commencés de construire ? Le révisionnisme est à l’œuvre ! En toute objectivité « scientifique », l’adjectif choisi pour qualifier la démarche renaudienne est bien entendu la calomnie de « proliférant », que tous les affairistes post modernes n’ont cessé pendant trente ans de brandir pour exclure puis détruire la démarche de loin la plus valeureuse au sein de la profession. Le brutalisme à leurs yeux ne tient pas à la forme rudimentaire mais au béton, haro sur le matériau ! Le laboratoire urbain est daté précisément : Sodédat 93, 1974-1994. Tout cela est bien naturel, après mon départ, la cohorte des malmenés a voulu prendre une revanche universitaire en malmenant à leur tour l’analyse historique. C’est d’ailleurs la mode chez les vieux communistes qui repeignent leurs mémoires en rose, tant ils répugnent à conter leur soumission affligeante à l’hyper Marchais soviétophile et globalement négatif, trente ans après la dénonciation des crimes de l’Etat stalinien par Krouchtchev …

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Pour plus de détails sur l’activité de la Sodédat 93 (1974-1994), consulter, du même auteur : Banlieue de banlieue, Cherche midi, 1986 ; Banlieue 93, Messidor, 1993 ; L’art de faire la ville, Saint Denis Basilique, Carte Segrete, 1994 ; L’Architecture d’Aujourd’hui, Numéro spécial sur la Sodédat, 1994 ; Une expérience d’écologie urbaine, Le Linteau, 1999 ; Faut-il brûler les HLM ? L’Harmattan, 2008 ; Architecture : joli mois de mai quand reviendras-tu ? L’Harmattan, 2011. La montée de l’insignifiance Ces aventures pour une ville réconciliée datent d’il y a déjà vingt ans. Aujourd’hui, le paysage s’est entièrement normalisé. La contradiction ternaire où se fabrique la ville s’est nivelée : Les Trois Gros du BNP décident de tout. Leurs collègues Enarques et Ingénieurs des Ponts du public les accompagnent en produisant des concepts, vides comme du boudin trafiqué. Leur exploit architectural, c’est la norme torturée dans tous les sens, l’insignifiance, la technocratie faite œuvre, la bureaucratie monumentalisée. Les archis vedettes en crépon prennent la photo du détail, léchée au numérique qui fait filer la perspective de la boîte à godasses ! La rente, les profits fictifs s’envolent. Les élus croupions suivent. Les malheureux architectes-artistes ont dû intégrer les normes oligarchiques ou disparaître. Dans les revues, le Ministère, l’Institut Français d’Architecture, l’enseignement, les expositions, le désastre est total sous la pression bancaire du profit au front de taureau. D’une période (1970/90) de résistance fructueuse à l’horreur économique, qui équilibrait les forces entre maçon, citoyen et architecte, l’édification de la ville en est revenue aujourd’hui à l’alignement sur les normes les plus sordides du cash flow maximum. Il est naturellement indispensable que chaque projet passe, à prestations égales, dans les prix moyens, qu’ils respectent des normes de confort mais l’alignement sur le modèle du borborygme d’entreprise raboté, mutilé, difforme, aliène totalement l’édification vitale du second corps physique de l’être humain. La commande de luxe qui fait la mode en atteignant des prix astronomiques, est trustée par les « vedettes » auto-promues et surmédiatisées. En France elles ont été longtemps formatées par l’institution elle-même (ex IFA). L’agence doit impérativement être préfinancée par les banques et acceptée par la grande entreprise qui

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fixe ses prix sans contrôle et sans concurrence. Les projets échappent à peu près totalement à leur auteur. leur contrôle devient hypothétique, fonction des qualités aléatoires d’un chef de projet éphémère. Le maître s’occupe surtout de relationnel, de marketing et d’organisation du travail. Même des artistes aussi fins que Piano ou Rogers, absorbés par la logique de fonctionnement d’une grosse agence, en viennent, perdant parfois le fil de la création originale, à baisser la garde devant la répression économique, ainsi des derniers projets de Rogers, de la rénovation d’un quartier de NewYork par Piano, laminé par les promoteurs, ou du Ground Zero de Liebskind, initialement superbe, complètement déformé par les mêmes. Des projets guimauve font parfois leurs ces lignes écrites à propos de la peinture abstraite : Ces moyens d’expression, l’épaississement de la ligne courbe, créent une certaine vibration des éléments dans le cas d’une sècheresse flagrante des éléments de composition. Ils apportent l’assouplissement de l’atmosphère rigide de l’ensemble, mais employés exagérément, ils mènent à une préciosité presque repoussante… (Kandinsky, cours au Bauhaus, Point, Ligne, Plan) Claude Parent date de 1981 le début de la chute : Monsieur Lang à la culture s’est permis de dire, dans un discours officiel qui, moi, m’a fait beaucoup de mal, qu’il n’y avait pas d’architectes dans ce pays ayant plus de cinquante ans !... Y compris chez des gens qui ont travaillé chez moi qui ont vu pourtant combien j’étais actif, pas du tout endormi, prenant des risques absolus pour la modernité, des gens comme Nouvel et compagnie, qui m’aiment bien, qui continent de parler avec moi, mais ce sont eux qui, pour beaucoup ont fait l’amnésie…La grande exclusion des revues ça a été un peu plus tard en 1980, j’étais interdit de publication partout. Que ce soit à Architecture d’aujourd’hui, à Techniques et Architecture… Rien ! ça a été organisé et même très organisé, sans volonté de me nuire personnellement d’ailleurs, mais tout simplement parce que j’étais étiqueté… On ne trie pas les bons et méchants, les nuisibles et les autres, c’est « Hop, tous dans la charrette ! » Trente ans après, plus guère de résistance à l’horizon. Que le règne partout des eaux glacées du calcul égoïste au prix de l’horreur construite. Les grands prix d’architecture depuis vingt ans sont attribués aux plats péripatéticiens des couloirs ministériels qui n’excellent qu’à la courbette et à la cabriole médiatique. Il ne se fait plus guère d’architecture ni de ville : que la montée de l’insignifiance,

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le désert des Tatares. Conséquence : les profits oligarques du BTP, aux dépens de toute valeur architecturale, n’ont jamais été à ce point si abondants, si parasitaires. Les décisions politiques leur octroyant des densités injustifiées - Voir le Grand Paris et la campagne pour ses gratte-ciel - contribuent allègrement à la spéculation, à l’accumulation de masses de capitaux fictifs, sans relation réelle avec une marchandise dotée d’une valeur d’usage incontestable : plaisir de voir, plaisir de vivre. Signe des temps, la crise de 2008 a commencé par celle des subprimes aux USA, dans l’accession minable autant qu’insolvable à la propriété de pavillons inondables. Enfin un domaine où une évanescence de la valeur - architecturale, urbaine, celle-là - est directement préhensible. L’analyse par Marx du mécanisme de formation et d’accumulation de la plus-value en capital, à travers la valeur des forces de travail, tout comme l’analyse de Proudhon démontrant juridiquement que la propriété c’est le vol, avaient fourbi des armes redoutables pour deux siècles de luttes du prolétariat. Elles ont abouti sinon à changer la société du moins à rendre plus supportables les conditions de vie du salariat au Nord qui fournissent un modèle social au Sud pour lequel il commence de lutter (progrès rapides du salaire ouvrier en Chine). Depuis vingt ans au Nord, l’oligarchie se rue pour récupérer le terrain perdu. Le leur abandonner sous prétexte d’une prétendue autonomie créative du capital, certes triomphateur provisoire, ce serait désarmer le combat des salariés du monde quand il devient urgent d’imposer enfin l’indispensable Propriété Sociale des Moyens de Production, l’autogestion, le dépérissement de l’Etat, la résurrection d’un environnement humain équilibré, empathique et durable, au moment même où l’oligarchie enfonce le monde dans ses crises. La résistance La plus grande réussite de mon passage de vingt ans en Seine Saint Denis, outre les missions confiées à Renaudie, Gailhoustet, Simounet, Gaudin, Kroll, Team Zoo, Zvi Eckert, Herdzberger, Makowecs et une première œuvre donnée à des dizaines jeunes architectes, c’est d’avoir permis à deux étoiles du firmament architectural de l’hexagone de pouvoir construire et d’être reconnues. A la limite, on peut penser que ces deux actes résolument internationalistes devaient inconsciemment compenser à mes yeux les années passées sous l’aveuglement stalinien et ses décombres. Ne s’agissait-il pas en effet de deux de ses victimes,

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l’un de Cuba, Ricardo Porro, viré par son ami Castro ! L’autre polonaise, fuyant l’oppression étatique dès ses vingt ans, Iwona Buckzowska. Deux victimes parmi tant d’autres de la contre révolution stalinienne. Le premier avait construit les splendides écoles de la Havane, moment inoubliable d’exaltation d’une révolution commençante, privée de tous moyens techniques. Il y transformait un golf, symbole du profit indécent, en cinq écoles d’art pour les enfants du peuple. En trois ans Ricardo, porté par la furia révolutionnaire, aidé par deux architectes italiens doués, ses amis, et d’un maçon maîtrisant les coupoles en tuiles catalanes, a réussi trois chefs d’œuvres. Puis Fidel Castro, ayant adopté avec le moule bureaucratique les modes constructifs soviétiques (En fait la préfabrication Coignet et Camus que nous leur avions vendues), Ricardo est extradé pour incompatibilité d’humeur esthétique vers la France qui le nomme professeur mais sans lui donner, 22 ans durant, la moindre commande, en dépit d’un numéro spécial de AA de la grande époque qui lui était entièrement consacré par Patrice Goulet et Marc Emery. Architecte maudit, ses formes courbes anthropo ou zoologiques étaient reçues comme une provocation par les fidèles innombrables de la mutilation corbusienne par la doxa orthogonale (la courbe est le chemin des ânes. Après avoir manqué de peu le concours pour l’Hôtel de Ville de Saint Denis où je l’avais fait inviter, il fera pour la Sodédat deux ensembles de logements et les deux collèges de Saint Denis et Montreuil, quatre chefs d’œuvre à des prix tout à fait raisonnables ! Je ne m’étendrai pas sur Ricardo, désormais en pleine lumière, après un film et un opéra américains consacrés à sa vie, une décoration par le Président de la République italienne, il poursuit sa brillante activité dans toute son originalité. La société marchande s’est gardée un secteur très minoritaire de grands projets ostentatoires, souvent marqués par l’utilisation débridée de la CAO engendrant un style de volumes courbes (Gehry, Calatrava, Hadid, Liebskind, Eisenmann…) qui se rapproche de la ronde bosse en sculpture, direction souvent intéressante mais où les prix quittent souvent le raisonnable pour s’envoler jusqu’à parfois vingt fois celui, basique, du logement HLM des années 90 (1000 Euros/m2). Ce nouveau style n’échappe pas toujours à la facilité d’une fluidité héraclitéenne où le contenu de vérité s’amollit parfois jusqu’à un certain ersatz des expansions de César… Sa stature de précurseur de ce style dominant de l’architecture contemporaine dans les grands projets internationaux richement dotés, est pleinement confirmée. Bien avant la CAO et dans

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des prix raisonnables, Porro a multiplié ses excellents projets en France. Les ressources organiques accumulées ont été brillamment utilisées pour des réussites aussi marquantes que les casernes de Vélizy, la cité universitaire de Cergy, le commissariat de Plaisir, l’école primaire de l’Isle Saint Denis, les collèges et bâtiments hospitaliers des Mureaux et du Val d’Oise, le centre d’art du Puy, etc. La cité du patrimoine de Chaillot, après les Américains, les Italiens, les Allemands, les Anglais et les Norvégiens, l’a enfin admis à une reconnaissance partielle par la présentation de son film. Je n’en dirai donc pas davantage. Sauf qu’on attend toujours le Grand Prix et le Pritzker ! L’architecture d’Iwona Buczkowska Pour aider à la lecture de cette analyse, il est utile de disposer des images correspondantes, il est donc conseillé d’ouvrir le site de l’architecte : « Atelieriwonabucszkowska » Elle bénéficie en 1973 d’une innovation de l’Etat polonais qui envoie pour la première fois vingt étudiants, recrutés sur concours, terminer leurs études en France. Tout juste diplômée de l’Ecole Spéciale, elle reçoit en 1975 notre commande de 220 HLM tout bois de la Pièce Pointue à Blanc Mesnil, plus vaste quartier de ce type ! Elle avait 22 ans. Elle enseigne depuis l’architecture. Trente ans de carrière. Vingt projets et de très nombreuses études. Six réalisations. Six chefs d’œuvre ! La communauté intellectuelle a consacré trois fois ce talent : La pièce Pointue de Blanc Mesnil, 220 logements HLM en tout bois 1979-1992 : prix des académies internationale puis française d’architecture, enfin prix régional Île de France et France Culture, par votation sur Internet. Monique Eleb, dans son livre sur les quinze dernières années de production de l’habitat (Madraga, 2013), analyse méticuleusement comment l’habitat des quinze dernières années a perdu toute la créativité de l’époque précédente. Comment il est écrasé par la norme, la domination du marché privé, des bureaucrates étatiques et leurs stéréotypes, comment il ne prend aucunement en compte l’évolution des mœurs et des rapports humains ni les besoins inexprimés de création, encore moins l’esthétique. Face au modèle unique et promoteurien régnant partout, en dehors de timides exceptions chez Michelin, Goldstein, Borel, Baudry et quelques

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autres, le livre doit bien convenir du vide consternant du paysage : 400 pages de produits industriels stéréotypés ! Régression formidable par rapport aux années quatre vingt où Parent, Renaudie, Gailhoustet, Gaussel, Simounet, Euvremer, Padron-Lopez, Rameau, Charmont Desse, Fiumani et Jacquemot, Schein, Kalouguine, Blanc, Persillé, Porro, Brunel, etc., pouvaient étonner par leurs incessantes et généreuses recherches sur des HLM créatifs. Or les logements, avec les activités et les équipements, constituent 99 % de la production, c’est-à-dire l’essentiel des objets de la ville. Comme ceux-ci sont individuellement mauvais, comment s’étonner de la sinistrose urbaine partout répandue ? Hommage significatif, Monique Eleb, nostalgique, reproduit une magnifique image de la Pièce Pointue d’Iwona Buczkowska, Une grande dame de l’architecture… qui poursuit sa création contre vents et marées. Pour Bernard Paurd, professeur à Belleville, elle fait partie désormais de l’histoire de l’architecture moderne. Interrogé dans son film, François Granon, de Télérama, répondait : son travail évoque des noms emblématiques comme ceux de Le Corbusier ou de… Mozart ! Pour François Maspero, de passage au Blanc Mesnil : Toits presque blancs, murs ocre blond, tours des fenêtres rouges, on ne peut pas dire, il y a de l’idée ! Les pignons pointent leurs angles vers le ciel comme des proues et les toits s’abaissent parfois jusqu’au sol pour laisser entre eux un étroit passage : On dirait des drakkars, dit Anaïk. Il doit y avoir à l’intérieur de drôles de recoins et des possibilités de jolies soupentes… (Les passagers du Roissy-express, Seuil, 1990) Pour le critique italien Maurizio Vitta : Son principe ne part pas de son propre modèle d’espace mais d’un principe beaucoup plus général : celui de la lumière… Son architecture est essentiellement ancrée dans le concept de lumière comme force sous-jacente à son art de construire… L’éclairement dans sa forme la plus absolue, élévation mystique de l’homme vers le paradis ou ascension panthéiste vers une forme d’esprit cosmique… Réciproquement : la socialité de l’architecture est le leitmotiv du travail d’Iwona Buczkowska…La communication, l’échange, l’interaction, c’est le fil unificateur… (Arca Edizioni, 1999) Nombre de publications et de films ont confirmé cette reconnaissance quand bien même elle n’a jamais été sanctionnée par une Equerre d’argent ni par un Grand Prix : les mandarins post modernes veillaient. Poser la question de cette anomalie, c’est poser celles du machisme dominant comme de l’affaissement de l’institution

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architecturale des trente dernières années. Iwona Buczkowska, ignorant le marketing, a réalisé ses chefs d’oeuvre dans le cadre des prix plafonds usuels sur des programmes ordinaires d’activité, équipement ou logement mais en manifestant sur chacun de ces objets modestes, une richesse d’invention et une maîtrise étonnantes. Véritable statue du Commandeur, solitaire, elle hante les nuits des paparazzi du cliché, des hackers du marché boursier de la grosse commande. On peut rêver de ce que sa créativité exceptionnelle eût pu produire sur des projets plus richement dotés. Ses concours pour le Centre Culturel Solidarnosc de Gdansk ou l’école de Saint Denis donnent une idée de ses capacités en la matière. La cruauté de l’art de construire est que, sans commande, l’artiste aussi bon soit-il, ne produira aucune œuvre, il n’existera tout simplement pas, ce qui nous prive cruellement de nombre de chefs d’œuvre, morts à jamais. Sauf à produire de l’architecture de papier, ce à quoi elle se refuse. Il y a dans chaque école, quelques enseignants doués qui n’ont jamais bâti un seul projet, réprimés dès avant de passer au concret. Idem pour les étudiants les mieux doués, broyés par le système dès qu’ils sont livrés au marché et aux bureaucraties d’Etat. Face à ce tsunami de médiocrité, Iwona B présente la figure d’une résistance intransigeante de la sensibilité au nivellement productiviste qui sévit à nouveau depuis vingt ans. Elle préserve un îlot de création, jalouse de son indépendance, gardant intacte au prix de mille difficultés, l’orientation d’un ferme contenu éthique et esthétique de son art. Héritière essentielle de l’histoire architecturale française du XXe siècle, elle a assimilé pleinement les aspects révolutionnaires de Team Ten et de Renaudie (la mixité des fonctions et de la composition sociale, le refus de la monumentalité, l’introduction de la nature dans la ville, la même attention portée aux volumes extérieurs et aux espaces intérieurs, l’utilisation d’un riche vocabulaire de géométrie dans l’espace, la forte densité faible hauteur, la clarté labyrinthique, le gradin jardin, etc.) contre les tendances totalitaires de l’urbanisme. Elle a fait plus, regardant Parent, Wright, Frei Otto, Nervi, Scarpa, Van Doesburg, etc., mais aussi le vernaculaire ancien. Jusqu’à risquer qu’elle a débarrassé l’orientation révolutionnaire renaudienne d’une certaine sujétion au structuralisme fleurissant à l’époque qui, comme un vague parfum de dogmatisme, bridait l’épanouissement de l’organicité. Elle a poursuivi la libération de l’architecture de ses scléroses mercantiles, bureaucratiques, versus de fidéisme idéologique, faussement scientifique. Elle n’est jamais demeurée

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enfermée dans une mécanique d’élaboration constructive, aussi féconde et libératrice soit-elle. Prenant son miel partout, dans chaque écho de la libération des arts du début de siècle, elle l’a assimilé en le transformant, le pliant à son propre style, ouvrant pour une société réconciliée de nouvelles pistes d’une création libérée, à la fois personnalisée et socialisée. A l’exemple de Frank Lloyd Wright, adepte de l’anarchiste Thoreau, avec ses logements bon marché Usonian houses, tout projet, aussi modeste soit-il, doit être l’objet d’une création. Ainsi a-t-elle mûri une écriture typique, personnalisée, fondée sur la prosodie, le rythme, l’invention incessante plus que sur la répétition sémantique, morphologie–typologie et métrique sans vie, fût-elle en alexandrins, suivant en cela la préoccupation du poète Henri Meschonnic. La formation. A l’Ecole Spéciale, la Pologne n’avait pas prévu de payer les droits d’inscription. Anatole Kopp, brillant créateur et professeur d’origine russe, impose qu’elle soit prise. Deux opportunités s’ouvrent alors : suivre les cours de Renée Gailhoustet, compagne et associée de Renaudie dans l’édification des gradins jardins du centre d’Ivry ou ceux d’un historiciste. Le hasard fit qu’elle choisit la première : bonne pioche ! Elle s’intègre vite à la problématique de l’époque, marquée par de vifs débats autour de la critique de la ségrégation et de l’industrialisme corbusiens, notamment par l’équipe des Team Ten, dixième congrès de l’architecture moderne en 1956 à Dubrovnik. Passant plus de temps à visiter en Europe les projets des maîtres, à esquisser ses premiers concours qu’à suivre les cours de l’Ecole, elle se passionne pour le meilleur de la production française d’alors, les gradins jardins, les étoiles de Jean Renaudie, la fonction oblique de Claude Parent. D’une curiosité insatiable, elle se passionne pour Frank Lloyd Wright, De Stijl, Scarpa, Nervi, Utzon, Sharoun, Frei Otto, découvre les Hollandais de Team Ten, Van Eyck, Piet Blome, Hertzberger, etc. Si elle opte pour un constructivisme rigoureux, elle récuse les simplicités des ZUP des trente glorieuses, le zonage, la ségrégation, les plans masses dictés par le chemin de la grue, les cellules de logement standards répétitives. Elle s’intéresse à l’histoire de l’urbanisme de Françoise Choay, d’Hippodamos à Camillo Sitte, aux analyses

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pertinentes de Bruno Zevi, à la sociologie urbaine de Henri Lefebvre, de Jane Jacob ou de Mumford. Elle est plus réservée face au courant historiciste et post moderne qui, s’il revient à la rue, prêche un certain retour à la case départ de l’haussmannisme, aux façades plates, aux décors artificiellement rajoutés, en même temps qu’à l’abandon de la vérité constructive. Typologie et morphologie ne lui semblent pas le dernier cri de l’invention. Pas davantage la copie plate des propositions brutalistes du Corbusier dont elle visite et admire cependant la cité universitaire – où elle a résidé –, l’Armée du Salut, Poissy, la Cité Radieuse, Ronchamp, la Tourette, etc. Elle présentera bientôt son diplôme sur un site où travaille sa professeure Renée Gailhoustet : la rénovation de l’îlot Basilique à Saint Denis menée par la Sodédat 93, aménageur départemental, un audacieux projet sur plusieurs niveaux aux planchers suspendus à des arcs paraboliques, passage commercial en rez-de-chaussée qui reçoit en étage logements et équipements. Ce principe constructif sera repris dans le collège Pierre Sémard à Bobigny quelques années plus tard. Vernaculaire A son appétit pour les maîtres du mouvement moderne s’ajoute le goût des habitats primitifs. Elle multiplie les voyages d’études au Maghreb (M’Zab, Timimoun, Sud Maroc, Tunisie), en Grèce, Crête, Chypre, Italie, Malte, Cap Vert, Turquie puis, au-delà, en Egypte, en Inde, en Birmanie, en Chine, à Bali, Madagascar, aux Caraïbes, elle visite FLW à New York, Chicago, Racine, San Francisco, Los Angeles, Phoenix, Michigan, Iowa, Pittsburgh, Taliésin un et deux, etc. La sociologie intime des habitats ancestraux l’interpelle comme la beauté de leurs traductions construites. Retiennent son attention l’intégration extraordinaire aux sites, la maîtrise des ressources en matériaux locaux, l’habileté des solutions techniques, l’utilisation du pisé, des pierres juxtaposées ou du bois local, les solutions habiles pour la circulation de l’eau ou l’aération naturelle, l’adéquation fine entre le confort, l’utilité et une beauté plastique maîtrisée, transmise de génération en génération, la science des ajouts de détails empathiques aux constructions fonctionnelles. Les solutions mixtes esquissées pour intégrer les fonctions artisanales (Rez-de-chaussée

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libres en Asie) ou commerciales (ponts habités chinois) ou réoccupation des temples par des activités artisanales, les soukhs d’Alep, d’Istamboul ou de Fès. Les modes d’habiter élaborés à partir de conditions extraordinaires comme les villages lacustres d’Inlee en Birmanie, plus généralement la relation de l’architecture à l’eau, fixent son intérêt. Comme l’idiosyncrasie originale des styles, notamment en Inde avec la décoration peinte des maisons et des sols du Rajasthan ou dans les îles grecques, villages ou monastères, du Mont Athos jusqu’à la splendide ville de Prighi sur l’île de Chios. De ces tissus spontanés elle retient la leçon d’organisation fractale des espaces privilégiant les formes qui offrent une longueur maximum aux échanges sociaux pour une même surface au sol… En Chine, les yadongs, logis creusés en un mois dans le loess, frais en été, tempérés en hiver, trouvaient des solutions écologiques en créant sur les pentes des paysages typiques… Les monumentales fermes en pisé du Draa et de l’Adès au sud Maroc, les oasis du M’Zab ou de Timimoun, comme les villes médiévales italiennes de la Ligurie sont des sources d’inspiration inépuisables. Ainsi de la place centrale d’Apricale où convergent vers les deux églises et le château, pas moins de sept voies, irriguant deux restaurants, un belvédère sur un paysage unique, un abri pour les personnes âgées, et où les acteurs de Gênes tiennent chaque année en août un spectacle de plein air déambulant dans les rues étroites (Pinocchio ou les troubadours féminins…) ; en alternance avec le championnat du jeu de balle spécifiquement adapté à la place, etc. Tous ces acquis d’observation sont réutilisables, dûment réinterprétés dans des solutions modernes d’habitat, ils inspirent et nourrissent liberté et richesse d’invention, association complexe des volumes simples en un parti d’ensemble lisible, rationnel et lyrique, instituant ses propres ordres qui confèrent raffinement et élégance au parti d’ensemble comme à chaque détail. Ils utilise le plan libre, le poteau-poutre, qui ouvrent à l’imagination de volumes complexes, à contre pied des normes réductrices partout auto imposées par l’étroite logique d’entreprise : murs porteurs, copié-collé des stéréotypes, orthogonalité obligatoire, façades aux percements imposés, balourdise et vulgarité du dessin, débilité des empilements, zizis en façade. Son approche est celle du mouvement moderne en architecture (rationalisme, constructivisme, organicité). Refusant l’affadissement de la forme, fuyant le brutalisme, sa grammaire raffinée est celle de la composition savante des volumes différenciés sans la moins afféterie,

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recherchant à l’intérieur le jeu savant de la lumière et de la quatrième dimension du mouvement, aussi bien que des émotions corporelles, spirituelles provoquées par le creux des espaces intérieurs ainsi conçus. L’harmonie d’une composition peut donc consister en plusieurs combinaisons, dont l’antagonisme est poussé à l’extrême. Ces oppositions peuvent même avoir un caractère discordant, et malgré cela leur juste emploi, loin d’être négatif, agira d’une façon positive sur la composition générale et élèvera l’œuvre vers une perfection harmonieuse (Kandinsky, o.c.) La combinaison linéaire organique des branches est toujours fondée sur le même principe, mais nous montre pourtant les combinaisons les plus diverses. D’autres sont précises et exactes et rappellent des constructions géométriques produites par les animaux, comme par exemple l’étonnante toile d’araignée. D’autres, par contre, sont de caractère « souple » se composant de lignes libres et leur construction n’est nullement exacte ou géométrique, ce qui n’exclut pas pour autant la solidité et la précision sous un autre aspect. (Kandinsky, id.) L’oblique Claude Parent l’interroge par sa résistance audacieuse au conformisme délétère de son époque manifestée dans la provocation de la fonction oblique visant à sortir les hommes des chemins battus de l’orthogonalité et de la vie enfermée dans des cellules orthogonales : les planchers obliques obligeront à remettre en question le conformisme plat de la vie aliénée : la quotidienneté des montée et descente dans l’appartement doit briser l’assoupissement. ! L’oblique lui semble une direction de recherche passionnante pour secouer les aliénations sociétales des individus en les obligeant à vaincre la gravité dans leur vie intime, système très utopique mais découvreur de pistes inédites dans la combinaison de volumes originaux ! Maurizio Vitta (revue Arca) éclaire ce rapport : L’oblique et l’arc dérivent tous deux de la verticalité de la lumière et de la nature horizontale des rapports sociaux…Ils leur empruntent leur dynamisme inhérent et ils se convertissent en force transgressive de la diagonale et de l’arc. Les lignes obliques sont profondément subversives et sont souvent devenues une force dominante de notre culture…Ce n’était pas (chez de Stijl) qu’une question de style…L’explosion sur la scène

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des lignes diagonales avait des conséquences douloureuses : Théo Van Doesburg considérait la diagonale comme moyen d’impulsion au delà du « concept complètement dogmatique et statique » de l’orthogonalité, chère à Mondrian…lequel interpréta cela comme une trahison… Iwona B ne cessera d’explorer cette fécondité de l’oblique, dans ses projets d’Ivry, Blanc-Mesnil, Saint Dizier, adouci par la courbe des arcs dans celui de Bobigny (collèges) ou de Brou Chantereine (projet de ville de 3000 habitants)… Guillevic, (Accorder): Comme si c’était modeste D’être un corps ensemble Avec l’océan Et avec l’instant De garder en soi Enfin confondues La verticale Et l’horizontal Jacques Rancière, (La méthode de l’égalité) : …Parler d’espace, c’est parler d’un lieu qui peut être complètement matériel, mais qui en même temps symbolise une disposition, une distribution, un ensemble de rapports… …Le temps est ce qui exclut alors que l’espace est ce qui instaure une coexistence… … On dit : ce n’est plus le temps, ça l’a été à un moment mais ça ne l’est plus maintenant… J’ai cherché à remplacer cela par l’espace au sens où l’espace est quelque chose comme un médium de distribution mais aussi de coexistence…

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… Ce que le temps classiquement nie, c’est la coexistence. Bien sûr l’espace est censé être la forme de la coexistence, ce qui fait que pour penser le temps comme coexistence, il faut d’une certaine façon le métaphoriser, et souvent de manière spatiale… Une nouvelle maîtrise du temps, libéré de l’accélération des rythmes de la fièvre mercantile, aveugle et destructrice, devrait maintenant laisser la place au durable, à la gestion hédoniste, proxémique d’une organisation de l’espace en séquences différentes où le foisonnement judicieux des volumes justes de proportions puisse accrocher le temps de manière spécifique, esthétique, pour reprendre toute son importance des temps précapitalistes dans l’activité vibrionnante de corpuscules humains différenciés, aux moyens techniques et rationnels démultipliés pour l’exercice apaisé de leurs champs collectifs réconciliés. ZAC 21, Ivry Dans ce premier projet de 110 HLM en béton pour l’office HLM d’Ivry (directrice Raymonde Laluque), Iwona B intègre des appartements en mezzanine dont les plans peuvent être joints par de larges escaliers ou par des surfaces obliques (hommage à Claude Parent) qui offrent une diversité visuelle inédite pour des locataires vite séduits. Ce premier projet renseigne sur l’indépendance farouche de la démarche : proche de la mouvance renaudienne des années 70 qui compte une vingtaine de bons concepteurs, elle traite d’une manière originale et maîtrisée l’utilisation de la diagonale cette fois dans la verticalité, tout en la combinant avec une orthogonalité plus traditionnelle. La systématisation de la terrasse plantée en pleine terre, écologique avant la lettre, dont les avantages en matière de confort de vie ne sont plus à démontrer (amortissement de la chaleur, freinage de l’écoulement des eaux, régénération de l’air, agrément de la nature chez soi, composition organique changeante avec le béton des façades, encouragement à la convivialité entre voisins…), faisait alors l’objet de vives attaques du milieu professionnel, en raison de la forte réticence du monde de l’entreprise à la généraliser, des coûts supplémentaires qu’elle induit mais aussi de la paresse intellectuelle des concepteurs d’autres écoles de pensée, effrayés par les difficultés d’élaboration et de mise en œuvre : passer dans les prix étant chaque fois une prouesse ! A l’autre bord, des puristes de la terrasse en faisait

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un impératif catégorique. Iwona B joue avec ce débat et en tire à Ivry une richesse de formes inédites et séduisantes : les logements peuvent bénéficier de terrasses plantées pleine terre mais aussi, couvrant les mezzanines, des toits-plafonds inclinés en surhauteur directement appréciables par l’usager, enrichis en gisements de lumière par des éclairages zénithaux judicieusement découpés, coup de chapeau à la passion oblique de Parent, réutilisée au sein d’une maîtrise formelle accomplie, un peu comme Mozart le fit vis-à-vis des inventions classiques de son maître Haydn. Le bâtiment bloqué à l’ouest sur la rue, s’enrichit à l’est d’une montée fortement structurée des losanges des toitures aux percements rythmés, (à l’assaut du ciel ?) Ce bâtiment répond aux stupides critiques lancées par les post modernes contre ce qu’ils appelaient calomnieusement le proliférant, accusant la combinatoire renaudienne de n’avoir ni début ni fin et de nier l’environnement déjà bâti et traditionnel dans une prolifération de type cancéreux, pour mieux effrayer le badaud ! Iwona Buczkowska s’insère parfaitement à la rue haussmannienne dont elle intègre deux bâtiments traditionnels. Elle dépasse la difficulté des contraintes urbaines (prospects) en trouvant des solutions qui enrichissent le projet, (éclairages zénithaux). Dans un projet résolument ouvert aux citadins (à l’opposé de la mode d’enfermement digicodé déferlante) elle rompt avec la continuité verticale ennuyeuse en pratiquant vers la rue des échancrures biaises qui permettent d’accéder à un parcours piéton alternatif à l’intérieur de l’îlot, agréablement accompagné par la découpe des volumes à l’échelle humaine (R+5 maximum), les géométries variées, les escaliers d’accès, les plantations au sol, les terrasses privatives peu à peu appropriées et plantées, parfois d’arbres, jusqu’à un bouleau de neuf mètres ! - Bémol pour les migrants qui ne jardinent pas par tradition et pour lesquels une éducation de l’Office HLM aurait été souhaitable -. En 2013, parce qu’un unique locataire entretient un germe de délinquance permanente, les pouvoirs publics, plutôt que de résoudre le problème ponctuel, vont clôturer ces espaces intérieurs par des grilles, bien qu’on sache par avance que les serrures d’accès seront vite cassées par les dealers, comme cela s’est vu à Villetaneuse dans le quartier de Renaudie, inutilement grillagé. La forme heurtée, syncopée de ce projet semble témoigner d’une étape dans la pensée plastique de l’auteur, peut-être liée à ses débuts difficiles dans un environnement étranger. La morphologie reprend les thèmes de l’angularité, de la brisure, de la dissymétrie, du concassage, du chaos, qu’on retrouve chez Porro, Coop Himmelblau ou Liebskind,

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reflet des tensions et chocs subits par une sensibilité à fleur de peau, écho des ébranlements mondiaux de sociétés humaines saisies par le chaos. L’auteure exprime en même temps l’ascension progressiste et l’audace humaine en recherche de transcendance spirituelle. Cette dramaturgie coexiste avec une empathie quasi maternelle pour les habitants, lisible dans chaque détail. Elle conçoit chaque logement comme si elle devait l’habiter poétiquement. Dès ce premier projet, la démarche est clairement wrightienne, organique, constructiviste : la conception part des espaces intérieurs pensés prioritairement en tant que tels pour le plaisir de l’habitant, en fonction du confort visuel et de la relation dynamique au corps, pour s’ouvrir vers le quartier, la rue, l’échange social. Le logement, au-delà de sa nécessaire fonctionnalité, est un jeu de plaisir à vivre, de poétisation de l’espace ; le rôle de la lumière, la variété de ses sources et de ses modulations, est privilégié. La vérité de la structure du bâti et de la tension de la statique est franchement exposée, en occasion d’une démonstration plastique. La pauvreté du décor artificiel des façades de la mode post-moderne dominante, architecture en deux dimensions, semis fragile d’une sémantique de débris, de décors inconsistants collés de façon hasardeuse, est bannie. Aucun élément n’est en trop. Ensemble et détails sont liés par une cohérence à la fois rationnelle et poétique. La Pièce Pointue à Blanc Mesnil Ce quartier est sans doute son chef d’œuvre, dans le même tragique d’une plastique d’ensemble exprimant les césures, les conflagrations et fragmentations du devenir humain avec, exprimée par la montée au ciel de l’oblique, l’audace des vingt ans à croire en un dépassement, sinon en dieu le père du moins dans une promotion collective vers les destins entrevus qui poursuivraient l’extraordinaire aventure du grain d’énergie humaine se complexifiant dans son si mince créneau probabiliste de survie au sein de l’univers infini… La meilleure audace de Solidarnosc dans sa fraction libertaire ne peut surprendre chez cette enfant de Gdansk. Les propositions hardies de Parent et de Renaudie sont reprises, appropriées, magnifiées dans une époustouflante virtuosité à décliner les variations autour de son rythme. Un pieu tous les 4,9 mètres pour le parking enterré, constitue une trame, aussitôt contredite par une différenciation acharnée visant à faire déferler, plutôt que des cellules toujours identiques, un foisonnement de mille combinatoires de formes géométriques

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triangulées à l’infini, duplex, triplex, mezzanines, soupentes, offertes à des jouissances d’habiter personnalisées. Sur deux cent vingt logements collectifs, jamais un plan n’est reproduit deux fois, chaque organisation d’espace est originale, quand, à l’époque, il n’y avait pas encore de CAO. Aujourd’hui partout répandue, elle permettrait la multiplication de ces jouissances d’espace mais c’est le modèle standard Bouygues qui triomphe partout ! Cette variété des associations de volumes intérieurs est exploitée systématiquement pour ordonner à l’extérieur un spectacle bâti, aussi disert, élégant, raffiné qu’un concerto mozartien qui déroulerait ses fastes au cours de l’errance du visiteur. 220 logements HLM, 1000 Euros du mètre carré, aucune subvention. Le locataire peut choisir sur plan sa combinaison de volumes spécifique. Le bois : La Sodédat, constructrice, au tout début n’était pas enthousiaste. Personne ne faisait encore de HLM en bois. En outre, ancien déporté, le maire y voyait les baraques d’Auschwitz ! Appuyée sur des adjoints inspirés, Royer et Loiseau, c’est une extraordinaire expérimentation participative qui a lieu alors. Iwona Buczkowska, 24 ans, affronte les trente conseillers municipaux communistes, réunis autour d’elle en fer à cheval, des salariés logeant en HLM, simples, profondément humains ! A l’image du gamin fondeur de cloches d’Andréï Roublev, surpassant sa timidité, elle fonce, assuré du soutien de Renée Gailhoustet et du nôtre, défend son projet futuriste et convainc bravement l’assistance : le quartier se construira pendant douze ans en trois tranches, dans les prix plafonds HLM, sans subvention, sans déficit. Non sans douleur : affrontement avec les bureaucrates du Ministère, difficultés des entreprises du bois qui n’ont aucune expérience de la coordination des corps d’états secondaires ! Une vingtaine de cadres et d’artistes complétaient la population composée essentiellement de salariés dont 15 % de migrants, une osmose intéressante naissait, réalisant concrètement l’intégration dont tout le monde parle sans jamais la construire. Un adjoint, M. Loiseau, y habitera vingt ans, jusqu’à ce que la loi Boutin, multipliant son loyer par cinq, l’en chasse : le terme était ainsi mis à une intégration sociale réussie ! Le quartier de faible densité (Coefficient d’Occupation des Sols de O,5 ) est longé au sud par la butte de la terre du parking, qui protège du bruit des trains et crée une promenade plantée. L’environnement pavillonnaire est pris en compte : les toits pentus, la faible hauteur imprègneront la composition. La conceptrice part de l’étude du

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confort visuel, kinesthésique de l’intérieur des logements dotés d’une organisation chaque fois différente de telle sorte que chacun puisse s’approprier son dispositif volumétrique original : les pièces en double et triple hauteur, les mezzanines, les terrasses, les toits pentus, jamais disposés de manière répétitive, tous percés d’éclairages zénithaux, profitent aux habitants, caressent leur imaginaire et leur originalité mais sont utilisés en même temps pour sculpter une volumétrie extérieure, dans ses variations sur le thème de l’oblique, de formes pittoresques d’une modernité stupéfiante, qui entretiennent un dialogue enjoué avec les arbres, les bosquets et les haies foisonnants. En façade, le calepinage savant des clins de mélèzes mêle et contraste à la fois l’horizontal, le vertical et l’oblique, composant un langage spécifique avec les triangles des toitures claires. L’auteure crée ainsi une écriture inédite où les nombreux types de fenêtres, une vingtaine de dimensions et formes variées parfois triangulaires, légitimées par le jeu indispensable des lumières dans les espaces intérieur, sont entourés de cadres métalliques, laqués rouges ou ocres qui accompagnent et ponctuent le spectacle chaleureux du bois d’un sourire et d’une gaieté permanente… L’ensemble offre du point haut de la butte un saisissante mosaïque géométrique à la manière de Klee, transfigurée par les saisons et la météorologie qui modulent la couleur des clins de mélèze, du clair de soleil au noir d’orage. Ecriture qu’elle ne cessera de décliner et d’enrichir dans ses projets ultérieurs, rendant inimitable sa prosodie mozartienne. Au fil des ans le bâti s’est enfoui dans une végétation luxuriante, créant un paysage urbain de rêve. S’étendant sur trois hectares, le plan masse est piéton et s’organise sur un axe principal, transition entre la ville à l’ouest vers son centre, marché couvert et mairie, et à l’est la gare du RER. Cette rue centrale est doublée au premier niveau par une longue coursive zigzagante aux garde-corps simplement mais finement dessinés ; elle dessert directement les logements et permet une autre découverte du cheminement ; il n’y a pas d’ascenseur. Les terrasses devaient être en pleine terre mais par économie les bacs plastiques prévus à l’origine, ont été abandonnés au profit de caillebotis. Elles créent des suppléments du logis en plein air que les locataires peuvent agrémenter de bacs plantés et qui servent de point d’appui aux relations de voisinage, par beau temps aux fêtes de famille. Au long de la coursive qui multiplie les points de vues du dessus ou du dessous sur l’architecture, le bâtiment se perce parfois de vues plongeantes, ménageant des échappées du regard vers la place centrale ou des

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placettes plus intimes. Le plan masse s’enrichit de multiples lieux de rencontre, auvents, murets, escaliers. Des voies secondaires bornent des jardinets selon un dessin jamais rectiligne ni carcéral qui ménage surprises et encouragements aux imaginations disponibles. Les escaliers de la coursive à l’est servent de prétexte à une mise en valeur des ressources esthétiques de la charpente dans une composition élaborée. Une cité jardin de Sellier magnifiée, raffinée. Les ateliers d’artistes, ajoutés au programme initial sur proposition de l’architecte, introduisent une rupture dans la monotonie des façades, leurs espaces intérieurs sont splendides et illustrent la mixité des fonctions recherchées. A l’entrée, le programme commercial, supérette et commerces de proximité, est au niveau rez-de-chaussée en béton, surmonté de logements à terrasses, cette fois plantées en pleine terre. Enfin l’agréable salle des loisirs munie de gradins signale par sa morphologie particulière l’entrée du quartier, nombre d’associations (danse, musique, aide scolaire, gym, sculpture …) y développeront leur activité. La jeune artiste a mis en valeur la complexité labyrinthique prônée par Van Eyck et Renaudie, pleinement assimilée et développée. Au total, une œuvre d’une parfaite cohérence esthétique qui exploite à fond une manière de contradiction assumée entre le dramatisme de l’enveloppe extérieure et l’extrême tendresse des détails et des intérieurs. Assimilable à une sculpture en ronde bosse, aucun mouvement d’ensemble des formes, aucun détail ne sont laissés au hasard : l’implacable volonté expressive se manifeste partout, longuement soupesée sur des maquettes en balsa. L’acharnement de la démarche créative s’est poursuivie sur le terrain dans le corps à corps avec les entreprises successives, servi souvent par le haut niveau de professionnalisme des charpentiers, souvent des compagnons du devoir. Le collège Pierre Sémard de Bobigny. Autre réalisation en tout bois, menacée dès l’appel d’offre par l’offensive d’une grande entreprise spécialisée qui ne voulait rien moins qu’« assagir » le projet lauréat en le défigurant à l’état d’un banal produit industriel. Notre choix d’une procédure des corps d’états séparés permit de respecter le projet initial. Iwona Buczkowska utilise la solution inédite des arcs étudiée dans son diplôme. Pour ce bâti de quatre niveaux, 48 arcs paraboliques en lamellé-collé, portent les

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planchers suspendus, créant ainsi partout des plans libres qui permettront d’éventuelles adaptations ultérieures de l’édifice. Avec la densité faible du bois, le profil des arcs gagne en élégance. Partiellement apparents, ils révèlent la beauté souple et affectueuse de la structure oblique et sa vérité sans fard. A l’opposé du parti acéré, abrupt, diffracté de Blanc Mesnil, la figure générale est ici davantage l’apaisement des courbes, la tendresse maternelle que l’institution doit dispenser aux ados, la douceur des arrondis calmant les impétuosités. Le dépassement de la contradiction entre la socialité horizontale et la transcendance verticale par l’oblique est ici, grâce à la courbe, adouci, négocié plus qu’affronté. Au premier niveau de la transparence de rez-de-chaussée, chère au Corbusier, les arcs abritent le préau ou au premier, la piste de vitesse. L’ensemble n’est ni une barre, ni un peigne ni une tour de forme simplissime et réductrice comme 90 % des projets usuels, il est au contraire découpé savamment en un village scolaire où les différents bâtiments se distribuent sur une circulation complexe et labyrinthique, signalant par des formes appropriées leurs fonctions respectives : hall d’entrée monumental sur plancher légèrement incliné (inspirée par Parent) et lyrisme quasi gothique du déploiement des arcs, classes de base aux volumes individualisés, salle de musique, réfectoire, CDI, gymnase, administration. Le rythme des arcs partout présent unifie l’ensemble. Le dessin du plan masse est à lui seul une œuvre, génératrice d’émotion à la manière, toutes proportions gardées, de celui de la villa Hadrien à Tivoli, intriquant judicieusement le décalage dissymétrique des axes de la composition avec l’association de cercles et triangles. La richesse du parti d’ensemble, véritable œuvre sculptée, se découvre en contemplant la maquette générale du collège comme s’il était vu d’avion. Caractéristique de la démarche de conception, chaque élément du projet est en effet longuement soupesé sur des maquettes, en carton d’abord, facilement modulable puis au fur et à mesure de la précision des choix, en balsa. Tout est soigneusement apprécié, longuement adapté puis mis en place ; l’œuvre achevée, rien n’y peut plus être dérangé. La CAO, outil remarquable, peut-elle dispenser désormais de ce recours au façonnage manuel ? Gehry lui-même, parallèlement à ses innombrables équipes travaillant sur ordinateur, étudie dans son jardin secret la vision finale de ses projets aux formes époustouflantes sur de bonnes vieilles maquettes en carton, avec de la colle et des ciseaux, comme le révèle le film de Polack. La saisie manuelle des problèmes de rapports d’espace est sans doute irremplaçable au sein

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du cerveau humain pétri indistinctement d’émotion et de sagacité abstraite, approximant sa pensée à l’aide de milliers de signaux approchés émis par des centaines de modules neurophysiologiques interconnectés, hémisphère droit acteur et censeur, hémisphère gauche imaginant et interprète, comme nous le révèle la neurophysiologie. L’artiste doit ensuite se battre bec et ongles pour refuser toute altération par les rudesses du chantier mais pour y enrichir au contraire dans les détails de mise en œuvre l’excellence du parti. Le détail est aussi révélateur de la réussite, du contenu de vérité de l’œuvre, dirait Adorno, que la volumétrie d’ensemble. Cela rejoint la précieuse indication de Van Eyck, reprise de Vitruve : la maison est une ville, la ville une maison, un peu plus grande, tout comme un arbre est une feuille... et inversement… Fractalité complexe des formes, sans cesse reproduite : maximiser le périmètre de communication pour une même surface au sol, c’est le secret fécondant la socialité de l’âme humaine, son essence ultime ! Plutôt la médina de Fez que le plan Cerda de Barcelone. La pertinence des volumes confrontés induit cette surprise : quel que soit l’angle ou le point de vue, toutes les visions partielles, les contemplations ou photographies de l’édifice sont toujours intéressantes puisque chacun des objets est juste en volume et rigoureusement en place ! Les clins de bois alternent avec les écailles, les excroissances des chiens assis en section cylindrique à contre-pente rompent la monotonie parabolique, les cadres métalliques de fenêtres en couleurs vives reprennent les éléments de l’écriture, spécifique au bois, expérimentée à la Pièce Pointue. Autour de la cour centrale circulaire, sur les parois vitrées des enveloppes paraboliques, les pare-soleil peuvent faire fonction de gradins et accueillir le public. Ils dominent et entourent la cour, devenue scène où peuvent se dérouler des spectacles. Coup de chance, un principal inspiré par les pédagogies vivantes centrera toutes les études des élèves de troisième de ce quartier populaire sur la mise en scène d’une tragédie grecque puisée dans Homère, Eschyle et Sophocle (relatée dans le film : Quelle classe… ma classe !). Le CDI prend la forme d’une paraboloïde de révolution offrant à l’extérieur l’image d’un vaisseau interplanétaire, à l’intérieur des sur-hauteurs courbes qui exaltent un recueillement propice à la lecture, l’oblique, sensuellement adouci, reprend ici les thèmes signalés par Vitta d’une ascension philosophique croisée avec des relations sociales apaisées.

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Les logis de fonction sont cylindriques, c’est le moins qu’elle pouvait faire ! Comme l’était la déclinaison des 22 villas de luxe de Spérone malheureusement non construites, victimes de la crise immobilière de 92 ! Saint Dizier, les Toits rouges. Concours gagné de 110 HLM - même prix plafond ! - jouxtant une chapelle classée du XIXe siècle, elle-même encerclée par une rocade automobile, supprimée depuis ! Une barre classique mais courbe de six niveaux des années soixante ceinture la rocade. Dans ce contexte hétérogène, la composition s’efforce de raccommoder le tissu urbain. Signifiant une entrée de ville, elle incite le visiteur à pénétrer en faisant monter doucement son bâti depuis la place et son épannelage bas en arrière plan, jusqu’à la barre. Sa courbure est reprise par trois anneaux de logements, trois fronts rayonnants ouverts au sud s’élèvent doucement, absorbant la barre et mettant en valeur le monument. Cette fois le rapport esthétique de la belle peau de béton avec celle du bois est expérimenté. Le toit en laqué rouge vif claque joyeusement. Il est échancré régulièrement par les rectangles des terrasses, partiellement recouverts d’abris en diagonale qui procurent du confort en même temps qu’une trame géométrique saisissante. Le site est totalement pris en compte par une construction nouvelle qui crée cependant un objet architectural singulier, intègre, cohérent. On chercherait en vain la moindre ressemblance avec une œuvre existante. Chaque logement est composé de manière singulière. Il bénéficie d’une terrasse partiellement abritée pour tenir compte des conditions climatiques. Dans une échancrure du bâtiment, leur étagement crée une cascade de garde-corps ajourés. Nouvelle œuvre magistrale sur le thème d’un oblique de l’optimisme et de l’élévation au ciel de la rationalité maîtrisée ! Nouvelle leçon : avec des programmes banals - logement HLM à 1000 Euros/m2 - il est possible de composer une œuvre artistique unique tout en donnant des prestations de volumes intérieurs d’une grande richesse, puisque chaque logement bénéficie d’un plan original pour le même prix que des barres exhibant toujours la même laideur, la même illisibilité, répétant ad libitum la même cellule orthogonale, coin jour, coin nuit, tout droit sortie des cartons de la grosse entreprise. L’horreur économique ne pouvant tolérer la provocation cultivée de ce quartier des « Toits rouges », le projet a été depuis abîmé par les bureaucrates.

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Sans doute l’enseignement de l’architecture a-t-il globalement gagné depuis vingt ans en sérieux et nombre de nos jeunes architectes seraient capables avec un peu d’entraînement et d’autres conditions économico-politiques de bâtir une manière de Jérusalem céleste. En attendant ces jours bénis, sur la poignée de pionniers des années 70, il ne reste plus, à peu de choses près, qu’une seule Mohicanne, à tenter de poursuivre son sillon original, les autres ont été éliminés ! Le poète a trop parlé, il faut le supprimer ! (Guy Béart) Laboratoires de l’INRA, Orléans Sans doute un programme plus difficile : une activité économique, cadre obligé de la fonctionnalité réputée sans grâce. En l’occurrence, un laboratoire de recherche agronomique, bien muché dans sa forêt de La Source, à côté d’Orléans. La préoccupation est de créer un lieu généreux, convivial, propice aux échanges d’idées. Le style original des clins de bois, juxtaposés au béton brut pour la partie semi enterrée recevant les chambres froides, inscrit à merveille dans son environnement sylvestre une solution originale d’architecture. Iwona B. combine cette fois parallélépipèdes rectangles pour les laboratoires et cylindres pour les bureaux, dans un jeu savant de leurs articulations et de leurs ouvertures rythmées, accentuant par des retraits de mur ou des débords de toitures la géométrie initiale. Le vocabulaire des clins de bois, des ouvertures variées, de leurs cadres laqués, rodé à Blanc Mesnil, à Bobigny est à l’œuvre comme la reprise de l’élément cylindrique des villas de Spérone. On est immédiatement saisi dans l’économie des moyens par la force, la cohérence, le raffinement de l’ensemble. L’intérieur est l’occasion de créer d’autres démonstrations de virtuosité architectonique pour autant de plaisirs d’environnement du travail : L’axe qui fait entrer la forêt dans le bâtiment est ponctué par deux patios intimes, décalés en hauteur, reliés par une rampe pour personnes handicapées, traitée en évènement architectural, avec des garde corps d’un fin design. Les vides sur l’espace central, la triple hauteur vers la salle de réunion du premier étage, le jeu des ouvrants en métal coloré projetés vers la forêt, les patios vitrés et plantés où voleront des papillons rares, l’escalier traité autrement qu’un produit industriel mais comme une fine structure enrichissant l’espace, les ouvertures oblongues au sommet des murs cadrant des paysages forestiers tout en modulant subtilement les qualités de la lumière, complètent le dispositif : les chercheurs ont dit à l’architecte combien

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ils appréciaient leur espace de travail, après avoir suivi jalousement chaque jour le progrès du chantier proche de leur labo. Architecture ou livre de poésie à déchiffrer longuement. Il est ainsi possible, en corps d’états séparés, dans des prix habituels, de fabriquer des lieux de travail solides et fonctionnels qui soient aussi des lieux de plaisir visuel, de confort et d’élévation spirituels, à condition d’échapper à la logique implacable de la trop grosse entreprise générale et à la répression de ses normes dans le corset du tout corps d’états. L’architecte, pourvu qu’il soit doué, devrait avoir tout le pouvoir sur le projet, une fois qu’il est accepté par le client. Maison de la Nature, des Enfants et de la Forêt à Darnétal Concours gagné car Mme Préterre, maire, aimait la Pologne, le bois et l’élégance du projet ! Les 1200 mètres carrés de salles, de bibliothèque, de salles de jeux ou d’étude, sont situés au cœur de la forêt du Roule dans la banlieue rouennaise pour accueillir aux jours de congé les activités ludiques des enfants : un programme de rêve. Iwona B reprend un de ses thèmes de travail préféré sur le cylindre, longuement travaillés sur l’école maternelle de Blanc Mesnil, non construite, où les enfants entraient dans leur classe par la toiture, y accédaient en descendant sur un toboggan. Ou encore sur les villas de luxe de Spérone ou de Pologne, basées sur le jeu de cylindres. Joli plan masse de trois cercles et segments de cercle associés selon des axes subtilement décalés. Formulation wrightienne de l’épannelage bas, un seul niveau, ponctué par un point haut : la tour d’observation de la forêt. Le long débord des toits accentue et raffine l’horizontalité. Tout bois, façades recouvertes de clins aux orientations étudiées, variété extrême des formes d’ouverture, de pénétrations de la lumière, multiplicité des transparences : dans ce lieu ambigu, à chaque moment on se sent en osmose à la fois avec l’intérieur et avec l’extérieur, la forêt est présente partout dans l’édifice. Dans l’élaboration, la même démarche de feed back incessant entre la définition des espaces intérieurs et celle des volumes extérieurs est à l’œuvre. Les volumes courbes et maternels, accueillant aux petits, huilant les rapports interpersonnels, facilitant les apprentissages, encourageant les pédagogies douces, sont la règle. Les longs débords du toit protègent de la pluie, fréquente en Normandie, ils peuvent susciter avec les averses de mini cataractes aux fenêtres, ils confèrent une précieuse élégance au bâtiment. Des préaux aux charpentes apparentes créent

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aux ouvertures des ruptures dans la continuité des façades de clins de bois en même temps que des abris. Des auvents d’orientations savamment contrariées, y créent dissonance et tension dramatique, où on pourrait déceler le souvenir réinterprété des toitures de pagodes et monastères, longuement visités sur la Route de la Soie. Dans la grande salle de représentation, la toiture inclinée est soutenue par de longues poutres courbes et rayonnantes en lamellé-collé qui développent leur lyrisme pour s’ouvrir par une paroi entièrement vitrée sur le paysage de la forêt. Sur le trajet intérieur, des oculus lancent leur clin d’œil au ciel. Au sommet des murs des pièces de travail, des fenêtres horizontales continues encadrent des tableaux sylvestres changeant leurs couleurs avec les saisons. Plus loin, le couloir circulaire qui dessert les salles de travail exhibe en hauteur le nu des poutres de soutènement et de leurs fixations, révélant la beauté constructrice de la charpente. Le même effet est obtenu des poutres du préau qui sert d’entrée monumentale. La structure n’est jamais cachée mais toujours présente dans son authenticité. La bibliothèque est enclose dans une pièce ouverte à l’air libre, entièrement vitrée qui jouxte un patio planté abritant une sculpture. Un objet incomparable, singulier, tenu dans la simplicité de ses moyens, ouvragé dans ses détails dont l’écriture raffinée contredit par son caractère apollinien l’organicité luxuriante de la forêt : un gemme humain bien inséré dans son écrin vert. Une des caractéristiques de la démarche d’Iwona B., c’est la longue hésitation entre plusieurs croquis, à propos de chaque décision de forme ou de proportion, jusqu’à atteindre l’élégance, la grâce, qui doivent finir par s’imposer comme une évidence quand l’œuvre atteint son contenu de vérité. Elle tient donc farouchement à ses projets si durement maturés, comme à la prunelle de ses yeux. Elle crée une écriture singulière, un style épuré, une broderie au canevas d’un rythme issu de l’organicité, plutôt que de la métrique froide et répétitive de la norme technocrate, la pensée ensembliste identitaire dont parle Edgar Morin qui à juste raison lui préfère la pensée complexe. La Maison est aussi forte qu’un solo de Monk où chaque note percussive est strictement irremplaçable, chargée de sens ou d’inquiétude par les infimes décalages rythmiques, déroulant la mélodie, ses heurts, ses négociations, ses trouvailles, ici, dans les stimuli de la contemplation dynamique, le rapport au corps en translation comme à l’oreille dans l’écoute du déroulé mélodique, ciselé aussi précisément que dans une pièce de Scarlatti. A la manière de Klee, Kandinsky, Popova, Sonia Delaunay, le cubisme et

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l’abstraction géométrique peuvent provoquer l’émotion par leur pureté constructiviste et raisonnée car celle-ci touche à la perfection de ce que l’appareil neuronal peut inventer dans le domaine du sensible à partir de millions de phonèmes volumiques collectés, traités, épurés, associés dans des nébuleuses mouvantes, liées par des attracteurs étranges, au nom de l’empathie éprouvée pour la jouissance d’espace de son prochain, écho de son propre plaisir, amplifié des résonances culturelles mémorisées par l’espèce. Le constructivisme esthétique est renforcé, justifié par la statique comme par la rencontre de la socialité (horizontale) et d’une certaine transcendance (verticale). De la même façon, les meilleurs progrès en physique théorique s’expriment parfois dans la beauté formelle de leurs équations ! Les grands hommes politiques savent trouver dans la beauté des mots assemblés la forme du message pertinent qu’ils ont à décerner à leurs mandants pour les mener avant. A contre courant de l’effondrement marchand contemporain, l’architecture d’Iwona Buczkowska poursuit sans bruit l’irrécusable démarche de l’art moderne, celle d’un rationalisme sensible, d’une organicité apollinienne, poésie mathématique et émotion dionysiaque, d’une invention renouvelée sur chaque projet selon l’irremplaçable leçon de FL Wright transposant une organicité supérieure au second corps - collectif - des humains doués d’intelligence. Contre le brutalisme réducteur du Less is more qui, systématisé, ne débouche que sur la vulgarité du Cash flow will be more du banquier, elle continue modestement mais opiniâtrement de débusquer les replis d’une sensibilité ouvrant le rationalisme constructif à un environnement hédoniste. Rejetant à la fois le mécanicisme totalitaire des hygiénistes « rationnels » comme les molles expansions copiées d’un César déjà marchandisant, elle revisite dans sa discipline les sentiers de la science moderne de Galilée et Newton, enrichie de la relativité, des théories fractales et du chaos, de la neuropsychologie, de la résistance structurelle à l’entropie, jusqu’à la crypte insaisissable où l’équation des tensions de la gravité rencontre l’expression du sensuel et du spirituel. Son architecture est toute à la fois dionysiaque et apollinienne, afin que la composition virtuose des volumes, des couleurs et des peaux suscite émotion plastique et empathie. Ce qui n’est pas sans rapport avec le défrichement de nouveaux contenus, à la fois contradictoires et complémentaires, fécondant le concept d’une nature indistinctement sociale et individuelle de l’humanité. L’enveloppe urbaine à inventer doit assimiler, dépasser les acquis

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historiques de l’esthétique et nier la boulimie marchande, si elle veut débarrasser l’humanité de sa croûte d’aliénation étatique et bétonnée pour retrouver les secrets perdus de l’urbanisation précapitaliste dont l’équilibre environnemental frisait la perfection dans l’utilisation sensible de ses faibles moyens productifs. Et notre architecture médiatique, comment va-t-elle ? Chaillot montre en 2013 une exposition de Ricciotti, exposé en 1990 comme Iwona Buczkowska à l’Institut Français d’Architecture dans l’exposition de Patrice Goulet, Les 40 architectes de moins de quarante ans. Sa carrière tonitruante et ses budgets n’ont rien à voir avec ceux de sa consoeur. Certaines de ses œuvres présentent des qualités, comme la chapelle en beau béton qui contemple de son immense ouverture rectangulaire un sublime paysage montagnard, avec des murs ondoyants de béton brut, poétiquement travaillés. Le tapis volant du Louvres, métaphore arabe facile est loupé, la forme d’ensemble du nuage est disgracieuse, la peau en treillis qui peine à cacher la grosse structure métallique, lourdingue. La caisse sombre du MUCED, plantée sur le port de Marseille, est, malgré son exactitude et sa discrétion dans le site, tout aussi fruste, sa résille mode partout galvaudée pourrait tout aussi bien abriter un hypermarché ou un entrepôt. La peau en béton découpé (BUFD, haute performance, merci, merci Lafarge !) ressort du design, de la mode, le même motif de quelques mètres carrés est répété uniformément au pochoir à la manière d’un sac Vuitton ou d’une devanture de Cartier ; il n’est même pas sûr (selon Edelmann dans le Monde), qu’il puisse protéger les tableaux du soleil marseillais ! La forme banale de grosse boîte ne suscite guère l’émotion. Le parallélépipède rectangle nu, impeccablement verre-acier, a été « inventé » en 1920 par Mies Van der Rohe, son austérité pouvait être à l’époque innovante, face aux débordements éclectiques du XIXe siècle. Si le bureau de poste de Chicago ou le musée de Berlin sont admirables, mille fois répétée depuis par le maître puis par ses innombrables copistes, cette forme simpliste n’est plus qu’un camouflage esthétique à la voracité réductrice des promoteurs, elle n’a plus rien à dire et ne reflète que pauvreté d’invention, épuisement intellectuel précoce devant la complexité nécessaire : l’assemblage sensible et judicieux de volumes dissemblables, une multiplicité de formes géométriques intérieures et extérieures simples mais astucieusement combinées jusqu’à la

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cohérence par l’intervention d’un magicien des formes selon une inspiration nourrie d’un patrimoine culturel dont il n’est pas question de faire table rase. Son musée Cocteau cède à la mode des surfaces gauches de béton modulé, est-ce vraiment original ? Où est le travail d’invention de formes singulières, l’écriture cryptée, le sens de la proportion, l’audace de la complexité maîtrisée et des détails minutieusement accordés? Où est l’œuvre ? A la discrétion raffinée de Iwona B., il oppose la tonitruance de l’anar chrétien (?), un tantinet populiste, dans son livre L’Architecture est un sport de combat. Parsemer son texte de sodomie, fellation, tir au canon et coups de poing américain, provocations usées après Jarry ou Céline, ne procure un gramme de talent supplémentaire. Certes il y fulmine heureusement contre certaines escroqueries intellectuelles du moment, Koolhas et son fuck the context, le pseudo art contemporain spéculatif, les ronds points, les bureaucraties étatiques, le raz de marée de tuile provençale, l’enseignement sclérosé, les hypermarchés, la régression promoteurienne du logement ou l’écologie gadgétisée des Verts qui tuent l’invention, et, d’une manière générale, le conformisme partout répandu. Sa vindicte gagnerait en véracité si ses propres objets utilisaient une vraie langue architecturale qui ose la complexité, l’association de phonèmes volumétriques purs et cultivés, assemblés avec sens de la proportion et audace inventive, au besoin jusqu’à la dissonance mais dans une continuité assumée avec le meilleur du mouvement moderne. Sa référence concrète et récurrente à la boîte minimaliste qu’il vitupère chez les autres avec un culot monumental, dément la gesticulation oratoire visant surtout comme d’autres à dealer avec la frime médiatique pour composer une posture propre à nourrir les temps d’écoute, vedettariat au sens debordien du mot, spectaculaire creux, fût-il ordurier. Est-on dans une situation différente devant les œuvres artificiellement promues des autres dix derniers Grands Prix, en dehors de Borel, inventeur indiscutable de formes tenues ? Que dire des Fuksas, Perrault, Hauvette, Hondelatte, Solers, etc. ? Que d’approximation, de copié–collé, de fragilité conceptuelle chez nos vedettes médiatiques Nouvel et Porzamparc ! En dépit de leurs moyens en collaborateurs de talent ou en prix au mètre carré, qu’auront-ils inventé qui marquerait l’histoire de l’architecture ? Avant 1984, le niveau des grands prix était autrement significatif : Andreu, Ciriani, Simounet, Montrouge, l’AUA, Renaudie, Parent, Lay, etc. Que du beau monde ou quasi ! Ne sommes-nous pas dans une situation comparable à celle de la peinture

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des années 1880, quand l’académie encensait des dizaines de noms aujourd’hui totalement disparus ? On ne reconnaît aujourd’hui que les refusés d’alors, les Manet, Monet, Degas, Gauguin, Van Gogh, Toulouse Lautrec, Derain, Bonnard, Vuillard, etc. Eternel retour du pire, le goût avance bien lentement. C’est le cas de notre grand maître international dont le cheveu rare et l’inflation des coûts sont hypermédiatisés. Chaslin, pourtant prudentissime, en parle remarquablement dans le bouquin opiniâtre qu’il lui consacre : …Ses références à Deleuze et Guattari restent embryonnaires. Sa doctrine…est succincte, fragmentaire, décousue, avec pourtant le caractère du slogan bien asséné… Avec Virilio, il désirait fonder une théorie non euclidienne de l’espace bâti ! Si Chaslin aime comme nous, l’hôtel rouillé de Bouliac, Nemausus de Nîmes, Lucerne, la tour Akbar ou la fondation Cartier, il démolit le musée du quai Branly : assemblage d’éléments hétérogènes dont la médiocrité constructive, un côté bricolé ou emballé…gorgé de connotations de l’exotisme et de l’animisme… introduisent dans la muséographie une narration superfétatoire et quelquefois des contresens… ARTE a présenté en 2013 quelques dimanches midi dans l’excellente émission de Richard Copans, la parfaite radiographie en 30 minutes d’un chef d’œuvre d’architecture (le centre de la danse réhabilité de Kalisz à Pantin, La chapelle de Perret au Raincy, le centre social de quartier de Lina Bo Bardi à Sao Paulo, les splendides églises puristes en Allemagne ou lyrique de Richard Meyer à Rome, etc.) De quoi faire renaître l’espoir : il existe un petit coin du monde où la sensibilité, le regard critique s’expriment encore. Las ! Pourquoi exhiber le 30 juin l’inénarrable Perrault, archétype de la notoriété usurpée par impérial piston (Dupavillon, Lang, Loréal, Mitterrand, etc.) ? Son centre de loisir de l’université de Séoul pourtant servi par la même photographie impeccable et la rigueur du commentaire dit par Marthouret, s’inscrit dans la débilité provocatrice de tous ses projets précédents : Supercherie ! Au départ, une idée intéressante : recouvrir le bâtiment semi-enterré par un jardin (pauvrement dessiné) mais vite trahie par une réalisation brutale et vide de sens dans le traitement des immenses façades plates, rectilignes, parallèles, oppressives, technologiques verre acier, aucun jeu de formes dans les salles ou les circulations, pauvreté, pauvreté, on peut tout aussi bien se croire dans un hypermarché ! Comment voulez-vous que les étudiants

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et a fortiori les simples citoyens puissent avoir le moindre sens d’une création volumique originale si on encense ce n’importe quoi de la même harangue apparemment savante ?? Désinformation ! D’autres étoiles de première grandeur tiennent leur rang dans la création originale. Calatrava, ingénieur et architecte de grand talent, maîtrise parfaitement la forme courbe et anthropomorphe dans des ouvrages d’art splendides. Gehry, après vingt ans de modestes projets post–modernes, a soudain explosé (juste après son divorce et au retour à son patronyme juif originel, dit le film de son ami Sidney Pollack ?) avec sa sculpture en ronde bosse, appuyée sur la CAO, expressive et bien insérée au site de Bilbao et de nombreux projets souvent aussi attachants mais dans des gammes de prix élevés et avec des espaces intérieurs qui ne sont pas toujours soignés. Piano poursuit son œuvre remarquable : Nouméa, port de Gênes, auditorium romain, etc., en sachant combiner les volumes qui provoquent l’émotion, mais ses projets d’habitat à Paris sont plus banals et ses projets new-yorkais n’ont pas résisté à l’assaut fatal des promoteurs. Hanah Hadid, sur des bâtiments exceptionnels, maîtrise également le jeu de formes puissantes, courbes et inédites, atteignant souvent la beauté plastique comme au Musée de Rome, mais qu’aurait-elle produit avec le programme des 220 HLM bois de Blanc Mesnil à 1000 Euros du m2 ? Parent dit d’elle qu’elle a, comme Koolhas qui fait des pentes en veux-tu en voilà, bien regardé l’oblique dans ses œuvres mais que, chez elle, ça frise parfois la décalcomanie… Nombre de bons architectes qui sont peu à peu broyés par la meule économique, baissent la garde ou demeurent inconnus, ignorés des grandes publications, voire ne parviennent même pas à s’exprimer. En France, malgré l’anémie générale, de bons concepteurs sont en marge, Brunel, Jourda, Pouchain, Goldstein, Charmont Desse, etc. D’autres, dans les écoles, pourtant doués, ne construiront jamais, tel Choquelle à Lille qui m’avait fait jadis quelques très bons projets. Il faudrait détecter ces sensibilités, très rares, puis les protéger dans des couveuses, les aider à mener à bien leur œuvre, pour notre plus grand profit spirituel. Il n’est pas besoin d’être homme d’affaire intraitable ou séducteur médiatique pour produire ce que nous attendons d’eux : leur capacité à construire des bons projets ! Des imprésarios comme au cinéma pourraient se charger de l’intendance (en général assez épouvantable) pour protéger les artistes par définition fragiles. Avec

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Ricardo Porro nous avions proposé au Ministère une école d’architecture sur quatre ans, enseignement ouvert et dense, bien encadré, après la première année, la sélection devait permettre d’orienter les créateurs les moins inventifs vers la maîtrise d’ouvrage éclairée qui manque tant à la société, en leur faisant partager une partie des cours architecturaux malgré leur spécialisation! Vingt écoles où parfois les professeurs n’ont pas le droit de montrer leurs œuvres (trop grises ?), forment chaque année des centaines d’architectes, saturés d’une CAO devenue répressive d’invention. A quoi servent-ils ? Si leurs velléités créatives ont su résister au laminoir de la médiocrité universitaire, ils seront aussitôt muselés, réduits au silence au profit de la norme imbécile et du cash flow vorace ! Nos seuls records mondiaux sont désormais ceux du plus fort ratio de millionnaires au km2, des 56 % du PIB prélevés par les services d’Etat, de nos 30 000 ronds points inutiles, de nos 30 000 architectes guère moins quand l’urbanisation hexagonale est si repoussante ! Mme Duflot, grand chef écologiste, urbaniste dans le civil, fut Ministre du logement, quelle chance ! Plutôt que bavarder sur la nature en péril, les pandas, les petits oiseaux ou la ville blockhaus de l’économie énergétique, ne devait-elle comprendre que c’est l’urbanisation insensée, aliénée, forcenée qui ruine la planète plutôt que laisser faire les gratte-ciel dont ses collègues socialistes veulent surencombrer Paris ? On attendait qu’elle pointe les ravages de l’antiville (Henri Lefebvre), de la ville prothétique (celle qui limite ses ambitions urbaines à recopier la prothèse des réseaux et voieries), pour rejeter le bitumage facteur d’inondations, le pavillonnaire anti-écologiste, annuler la scandaleuse loi Boutin qui brise l’esquisse de mixité des quartiers sociaux, etc. Comment put-elle supporter avec sa double casquette que l’essentiel de l’urbanisation qu’elle a couvert soit toujours produite par le monstre bureaucratique de l’ANRU, hérité de la sarkozie et dont le rôle est de maintenir sous le Knout des trois grandes entreprises obscurantistes, assoiffées de profit facile, la totalité de l’intelligence constructive qui avait donné récemment de si beaux enfants ? Que n’a-t-elle demandé aux architectes d’être enfin audacieux, de réaliser la ville verte et proxémique dont parle Françoise Choay, adaptée à la troisième révolution industrielle post-carbonique, fondée sur des réseaux énergétiques autosuffisants, au service du plaisir individuel et collectif de citoyens enfin

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autogestionnaires ? Faire de la ville une œuvre plutôt que le résidu des réseaux d’assainissement et des obsolètes voitures au carbone fossile ! Quel horizon ? Voilà : le PS est de plus en plus radicalement libéral et n’en finit plus de dégringoler dans les sondages, la désespérance nourrit le retour de la bête immonde. La seule formation – microscopique – à détenir quelques bribes de solutions, les Alternatifs, ont tenu leur congrès. Avec les anarchistes, ils sont à peu près les seuls à encore parler d’autogestion mais en se diluant dans l’Ensemble, post communiste et pro-étatique. Ils s’intéressent, un peu comme des collectionneurs de papillons, à Sea-France, Fra Lib, etc., repris par leurs ouvriers mais ils ne proposent aucune plateforme politique nationale solide, cinq ans après le krash de 2008 : comment proposer à la gauche d’avancer de façon décisive vers l’autogestion et le dépérissement de l’Etat dans un programme gouvernemental audacieux et réaliste ? Ils n’osent pas, se censurent, tentent d’appâter les autres micro-formations pour enfin peser un peu dans le débat, ce qui est bien compréhensible. Mais ils ont même abandonné l’idée intéressante quoique ambiguë d’il y a quelques années, ultime lambeau de mai 68 : Transformer les services publics pour mieux les défendre, défendre les services publics pour les transformer, dialectique incertaine qui a tôt fini de s’aplatir sous les chars d’assaut de la FSU et de son tout-service public, servilement repris par le Front de gauche et le PS avec ses 60 000 embauches parasitaires à l’Education nationale pour cette innovation surréaliste : plus de maîtres que de classes ! Deux profs dans la même classe classes au risque d’annuler leurs pédagogies respectives quand il faudrait bien éliminer les déficits publics ! Je suis, électron libre, un des rares autogestionnaires – le seul ? – à revendiquer hautement une lutte implacable contre la bureaucratie étatique, au même titre que contre l’oligarchie, comme mes valeureux ancêtres Marx, Proudhon, Bakounine, Rosa Lux, Gramsci, Henri Lefebvre, Poulantzas, Lefort, Castoriadis, etc. La seule voie théorique qui me parait répondre aux conditions françaises du passage à une autre société. Hurler contre l’oligarchie sans aborder le délicat problème des inégalités des statuts privés et publics, c’est abandonner toute rigueur théorique, c’est laisser toute la place à la régression fasco-lepéniste

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La France est sans doute le lieu du monde où ces perspectives salvatrices d’une véritable extension démocratique à toute la société, y compris au-delà de la porte des entreprises et bureaux, puissent avoir quelque base technique et enracinement historique sérieux. On mesure les immensités galactiques et probabilistes à franchir pour que cette solution viable gagne sur l’épouvantable régression néo-pétainiste qui obscurcit l’horizon 2014 et la suite (la renardie de Michel Onfray). Du même ordre à peu près aussi improbable que les conditions d’apparition de la vie humaine dans notre univers : irrégularités infinitésimales du fond cosmologique diffus, apparition des galaxie, puis leur explosion, apparition non évidente du carbone, orbite de la terre garantissant l’eau liquide et les saisons, survie aux accidents cosmologiques, disparition accidentelle des diplodocus, station debout, croissant fertile, etc. Et pourtant, chance insigne, nous sommes ! Continuons d’espérer en la résistance, en une poursuite non différée de l’aventure extraordinaire de l’hominisation! La difficulté, c’est que la pensée théorique autonome semble s’être arrêtée et qu’elle radote un peu. Le mandarinat institutionnel pèse sur tous les chercheurs - y compris urbains - qui excluent de scier la branche depuis laquelle ils existent : les appareils bureaucratiques d’Etat. Devant les incertitudes historiques des lendemains qui chantent, comment ne pas défendre becs et ongles l’avancement à l’ancienneté, les quatre mois de vacances et la protection béton contre le chômage dans ces temps si difficiles pour les autres ? Marx a pu inventer une théorie indépendante visant à libérer les prolétaires parce que l’Université n’avait pas voulu de lui : il n’avait pas le choix, il devait être original, autonome et héroïque… Trente années de recherches sur l’unification des théories explicatives de l’univers – interactions nucléaires forte et faible, électromagnétisme avec la gravitation - ont débouché sur l’impasse de la théorie mathématique - métaphysique ? - des cordes. Nous en sommes aux branes, à la M théorie aux onze dimensions, aux 10 puissance 500 univers parallèles ! Aux univers holographiques qui en multiplient le nombre par deux, et allez donc ! D’autres disent dix puissance 100, à ce niveau le délire varie peu. Aucune vérification expérimentale, les quarks et les quanta seront longtemps encore à l’abri de toute inspection humaine. Les univers qui bifurquent, les bulles-univers, du multivers inflationnaire et le paysage des branes resteront à jamais

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inaccessibles à l’observation directe… Si nous ne pouvons jamais vérifier que le multivers est conforme à la nature, s’il ne peut être soumis à l’observation directe, ne relève-t-il pas plutôt de la métaphysique ?... Pour autant, la possibilité que le même ensemble de faits puisse être expliqué par plusieurs théories scientifiques différentes a été décrite par Einstein… Cependant : Parce que nous sommes capables de fabriquer des instruments sophistiqués qui les détectent (ces champs-là), et parce que nous constatons que les innombrables appareils électroniques autour de nous - postes de radio ou de télévision, téléphones portables, etc., « marchent », nous avons confiance dans la théorie électromagnétique de Maxwell…(Trinh Xuan Thuan, Désir d’infini, Fayard, 2013). GPS, fours micro ondes, satellites, nucléaire, etc., s’appuient sur la relativité générale d’Einstein et sur la théorie quantique. Formulons l’hypothèse que l’humanité se situe aujourd’hui sur un palier provisoire de découverte de l’infiniment grand ou petit, comme des sciences économiques et politiques, beaucoup plus sujettes par leur subjectivité inhérente et la déformation idéologique du système de classe, aux approximations ou errements. Souhaitons qu’il ne faudra pas à ceux-ci deux mille ans de nuit obscurantiste et mythologique pour passer du niveau de la science balbutiante, de la Grèce du Ve siècle au redémarrage rationnel des Lumières… Ce qui nous y encourage c’est bien entendu les multiples conquêtes des sciences dans d’autres domaines : macro physique, biologie, neurosciences, informatique, nanosciences, etc. Michel Onfray Au premier matin de mes 80 hivers, j’ai dévoré le chapitre sur Les Principes de la contre-renardie du dernier-né de Michel Onfray, Le Magnétisme des solstices.. Le philosophe hédoniste - qui a osé démissionner de l’université bourgeoise pour créer la sienne - a raison, il y a encore du plaisir à prendre dans cette vie gangrenée. Si j’ai lu nombre de ses excellents livres avec quelques désaccords, mon itinéraire étant bien différent du sien, il n’y a guère une ligne à laquelle je ne souscrive dans ces onze pages magistrales où il énonce l’essentiel sur l’architecture contemporaine, sans citer un seul nom

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d’architecte ni de critique : où donc a-t-il puisé cette science divinatoire ? La difficulté est qu’il faudrait le citer en totalité. Morceaux choisis : L’architecte est de droit divin, il prend modèle sur la bureaucratie céleste et revendique Dieu pour seul guide… On vise l’éternité, rien moins. D’où l’intérêt de congédier l’histoire, passion de minus habens. La pierre architecturée singe les longues durées de la géologie… Dans la logique monumentale, l’individu se met au service de l’architecture qui obéit à plus qu’elle, en l’occurrence au donner d’ordres qui la finance… L’architecte de souveraineté communautaire inverse la perspective et met son art au service des humains… (Il ) crée des pénates, autrement dit des occasions de renouer avec la quintessence du geste architectural : abriter. Préserver, protéger, prémunir, défendre. Contre quoi ? Les intempéries, les animaux, la méchanceté des hommes, la rudesse du monde et autres misères antédiluviennes. Le but ? Permettre d’envisager autre chose que survivre, autrement dit vivre ! Nominaliste, empirique, cette architecture vitaliste est également hédoniste quand elle produit une jubilation à habiter… Plaisir de loger dans une structure qui rend possible une vie agréable, sensuelle, autrement dit qui sollicite des sensations possibles d’un corps en situation détendue, parce que protégé d’un extérieur potentiellement dangereux pour l’ataraxie… Comment ne pas convenir que la contre-renardie de Michel Onfray jouxte un philo-renaudisme ? Le plus grand architecte français du siècle dernier, marxiste libertaire, a toujours refusé dans sa pratique de construire de la monumentalité : son hôtel de ville de Villetaneuse devait être dispersé dans les logements et commerces. Son architecture ne devait le distinguer en rien de celle, par ailleurs géniale, de ses logements terrasses tous différents pour le plaisir des gens ! Son concours de la Villette reprenait le même parti qui étageait ses terrasses plantées : ces structures proto-vernaculaires et complexes devaient accueillir et non opprimer. Son palais de justice de Lyon et sa bourse du travail de Saint Denis allaient dans le même sens. Les philistins de tous poils ne pouvaient naturellement s’y reconnaître ! (Voir : Jean Renaudie, Editeurs : Sodédat 93, Institut Français d’architecture, 1993 - et A right of difference, The Architecture of Jean Renaudie, Irénée Scalbert. Editeur : Architectural Association.

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Non traduit en français, l’Institution veille !). Nombre des remarques saisissantes de Michel Onfray s’apparentent à l’approche plus haut citée d’Eric Hazan, bon connaisseur de l’urbain et libertaire, lui aussi. Lucien Kroll est également voisin de cette approche proxémiste, jusqu’à sa limite, quand l’imitation du vernaculaire peut s’enfermer dans la reproduction des modèles commerciaux de pavillons existants. Leur orientation aléatoire sur le plan masse ne peut créer à elle seule un projet. L’architecture libérale ne propose que les hochets de son monde : consumérisme, réduction au fétichisme de la marchandise, productions jetables, règne de l’éphémère, exhibitionnisme du capital. Comment d’ailleurs, pourrait-il en être autrement puisque, Marx l’a magistralement montré, les productions intellectuelles d’une époque - dont son architecture - obéissent à la logique des modes de production du moment. Le libéralisme ayant fait du marché, de l’argent, des profits, des bénéfices, son horizon indépassable, il infecte bien évidemment les productions de l’architecture et de l’urbanisme. (M. Onfray) Voguerait-il vers le marxisme (en restant libertaire, naturellement) ? Vers une passionnante synthèse des deux grands courants du XIXe siècle ? Malheureusement dans le même ouvrage il renoue avec une certaine étroitesse du credo anarchiste dans son chapitre Le temps venu de Proudhon. Sa vindicte antimarxiste ne faiblit guère. Onfray déclarant que Marx n’a pas compris la Commune aurait-il omis de lire sa Guerre civile en France, ouvrage fondamental où, après la Commune, il révise ses conceptions de l’Etat dans un sens libertaire, autogestionnaire ? Peut-on limiter à une entreprise polémique de ridiculisation l’argumentaire de Misère de la philosophie qui explique les limites théoriques de Proudhon en économie ou en hégélianisme, ses incertitudes arithmétiques, son enfermement dans les catégories rigides de la métaphysique, ses limitations à la gestion des choses plutôt qu’affrontement politique des classes, toujours violent au XIXe siècle, sa recherche iréniste du compromis, de leur équilibre pour résoudre les contradictions ? Certes le ton est acerbe mais c’était réciproque chez Proudhon parlant de Marx comme le ténia du socialisme… Bakounine ne prenait non plus de gants pour tenter de subtiliser à Marx l’Internationale qu’il avait créé ! Son antisémitisme ne tient pas davantage quand on connaît ses origines et son livre traitant de la question. Le fond est dans le rapport entre individu et forces sociales, comme le rappelle Kessler (introduction à la réédition

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de Misère de la Philosophie). Si les idées de Marx se sont emparées de l’Europe en 1917, ce ne fut que pendant sept courtes années, jusqu’à la maladie de Lénine et à la contre-révolution stalinienne qui mit fin à la NEP et tourna le dos à l’humanisme de la doctrine originale. L’amalgame avec Staline est bien pratique pour évacuer en bloc la théorie marxiste en échappant au rude travail d’élucidation des racines du stalinisme (scientificité sanctifiant la doctrine, dictature du prolétariat, classe ouvrière messie, hésitations sur l’Etat, etc.). Sans doute, les errements de Badiou, Sizek, etc., sur une sacralisation d’un communisme abstrait et transcendant, en fait moribond depuis l’horrible évidence du goulag, n’éclaircissent guère le paysage, non plus que l’obstination affligeante des débris ultimes du PCF dans l’étatisme enragé du Tout service public ! Le temps serait venu pour une synthèse des trois courants issus du socialisme, contre la liquidation hollandienne et pour que les divers marxismes (trotskistes, réformistes de gauche, etc.) adoptent sans rechigner la transformation du prolétariat de Marx en salariat à dominante intellectuelle, l’autogestion, le dépérissement de l’Etat. Les partisans d’Onfray, les libertaires, devraient faire le pas symétrique et procéder à une véritable analyse des combats idéologiques des XIX et XXe siècles qui débouche sur une convergence philosophique des forces révolutionnaires éparses. Michel Onfray : Le fascisme du lion a laissé la place à un fascisme du renard, rusé, moins visible, caché, dissimulé. La renardie politique (libérale) exige une contre-renardie politique (libertaire)... Les microfascimes en architecture ne se combattent pas à l’arme blanche, au canon et aux armes à feu, mais avec la microrésistance de bâtiments de choc, de lieux manifestes… Les stratégies proposées par Onfray, sa micropolitique fondée sur l’émergence de micro-entreprises autogérées encerclant graduellement le grand capital, ne sont pas à mépriser, elles sont le volet manquant du paysage politique dominant, mais à elles seules, en abandonnant tout le pouvoir central à l’oligarchie, elles ne peuvent se substituer à un combat politique national visant à utiliser les rudiments de démocratie du monde libéral pour s’approprier les clés du changement sociétal (l’Etat), dont il s’agirait aussitôt de démanteler le parasitisme et le mercantilisme grâce au rôle déterminant de la base encouragée, éclairée. Rude oxymore.

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La question dirimante posée à une jeune génération qui voudrait participer à un rôle historique de sauvetage de l’humanité est sans doute - une fois, rude tâche, laminé l’esprit batave de reddition sans conditions au CAC 40 - l’irruption historique au sein de la gauche de la gauche d’une pensée libertaire décrassée de ses chimères (approximations économiques, table rase de l’Etat, illusoire micronisation des pouvoirs, insurrection obligatoire, chefs clandestins autoproclamés…) dans une politique post marxiste (filtrée de ses ultimes hystérésis stalino maoïstes, bureaucratiques versus tribunicistes), responsable, sensible et rationnelle jusqu’au bout, intégrant à la vivification de l’intervention de la base non seulement les nécessités conjointes de progressivité et de fermeté des mutations nationales à engager mais encore celles de la construction d’un marché socialiste régulé par un calcul économique maîtrisé in fine par le politique, de l’équilibre des comptes, de la motivation du travail salarié au rendement, parallèlement au dépérissement des inégalités excessives (échelle des revenus de un à cinq, égalité de la femme, etc.). Seraient éliminés le parasitisme financier, l’aliénation publicitaire comme les bureaucraties d’Etat qui pétrifient le devenir (hypostase des services publics, nationalisations, planification centrale, etc..). Cheminant vers l’autogestion généralisée jusqu’à l’Etat dépéri, la RTT deviendrait, avec l’accès élargi à une culture assumant son inévitable détour élitiste, l’axe du progrès, la flèche du temps humain, en remplacement de la croissance aveugle et de son culte catastrophiste de la marge immédiate, de l’ego, de l’avoir, du paraître qui nourrit la spéculation escroque, exponentielle des oligarques vers le trou noir final des crises. Il reviendrait à l’intervention massive d’une base peu à peu conquise par la science et par la dimension solidaire, sous la catalyse des étudiants enflammés par la contestation des usines universitaires qui leur préparent un avenir détestable, de remodeler de fond en comble le contenu de la délégation de pouvoir en une nouvelle pyramide vivante, informée, interactive, enracinée dans le quartier et l’entreprise, appuyée sur Internet, pratiquant une gouvernance rigoureuse. Elle pèserait d’un poids croissant, dans la complémentarité dialectique des réforme tactique et révolution stratégique, sur un développement qui respecte les lignes d’une écologie scientifique, peu à peu décrassée des ses outrances fidéistes pour une ligne de croissance rationnellement hédoniste et dont la tâche principale serait de rebâtir entièrement une ville verte et peu dense, enfin vivable parce

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qu’organiquement et esthétiquement architecturée sous contrôle populaire, enveloppe indispensable à l’émergence simultanée d’une bonne vie totalement inédite où la fulgurance des corpuscules libres ferait dialectiquement onduler la joie solidaire et vice versa. Commun ? D’accord pas d’accord ! Le Commun de Dardot et Laval a la vaste ambition de traiter à fond toutes les questions d’une révolution du XXIe siècle qui serait basée sur l’extension de la recherche d’Elinor Ostrom sur le commun, opposé aux firmes et à l’Etat. D’accord sur cet essentiel. Leur dernier chapitre n’hésite pas à rédiger des conclusions et un programme dans les domaines de la gestion collective de l’économie et de l’Etat, pour se substituer au capitalisme, ce à partir des études de divers radicalismes de gauche. Il est de ce point de vue extrêmement utile et intéressant. Curieusement, nous l’avons signalé il n’use qu’une seule fois du mot autogestion, en lui reprochant de mettre l’accent sur la gestion des choses plutôt que sur la praxis politique. Les auteurs ont tort d’opposer les deux directions de recherche. L’essentiel de ce qu’il faut gagner pour convaincre les 92 % de salariés de s’engager dans cette voie nouvelle, c’est justement la critique évidente, formidable des tenants du capitalisme qui marche (mal, mis il marche, les trains roulent, les boulangeries approvisionnent, la télé balance ses feuilletons, les impôts sont collectés, les élèves rangés dans les classes, etc.) contre l’irréalisme gestionnaire des solutions participatives des salariés quant à leur résultat économique : Personne ne croit aujourd’hui que l’autogestion ça puisse marcher en l’absence de la main de fer du patron privé. Taire la partie gestion dans l’autogestion c ’est sans doute reculer devant cette difficulté quand il faudrait démontrer tout au contraire qu’une autogestion bien menée érigerait au sommet de son engagement l’exigence de dépasser le capitalisme pour son efficacité productive. Même le fait que le petit secteur des scoops (45 000 salariés) ait de bons résultats n’est pas probant : environné par 99 % de capitalisme, il est bien obligé de suivre ses contraintes de rentabilité sous peine de disparaître. Les propositions visant (Coutrot) à étendre l’économie sociale et solidaire, parent pauvre de l’autogestion, tributaire des subventions

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étatiques, n’est absolument pas convaincante, D et L en conviennent. Non plus que sa suggestion de faire entrer aux conseils d’administration des scoops les représentants des usagers, des ONG, etc. Mises à part des domaines spécifiques comme la banque l’université, la recherche, les grand médias, etc. où des représentants élus des citoyens ou des usagers quand ils sont repérables, devraient contrebalancer les intérêts possiblement corporatistes des salariés quand la marché ne peut jouer ce rôle, la généralité des entreprises autogérées ne devraient être contrôlées que par leurs salariés eux-mêmes, pour éviter toute désorganisation ou dilution laxistes de la gestion proprement économique et financière dans toute sa rigueur fonctionnelle. Les assemblées politiques à tous les niveaux depuis le quartier, seront suffisants pur équilibrer par la loi, le cas échéant les dérives corporatistes des Scoops. Nous avons déjà abordé les propositions visant à faire évoluer les services publics, celles de D et L semblent bien trop timides. Il faudrait substituer les SP par des entités autogérées concurrentielles, tout replâtrage dériverait fatalement vers un marais improductif vite parasitaire. Le dépérissement de l’Etat, dont D et L ignore aussi le terme sinon le concept, devrait être impérativement mis en œuvre. Audace radicale versus réalisme féroce. Il manque à ces propositions de D et L les étapes politiques concrètes vers le nouveau système. Il manque donc dans le gros ouvrage de D et L une analyse aussi détaillée d’une part des possibilités d’une extension immédiate par la loi républicaine des prérogatives des comités d’entreprise qui ont le mérite d’exister depuis le CNR, quand bien même leur cadre étroit a cessé depuis bien longtemps de peser sur la gouvernance des entreprises. C’est là sans doute la possibilité pour un temps d’un double pouvoir au sein duquel la lutte de classe se prolongerait vers, quand la société y serait prête, la disparition totale de la Propriété privée des moyens de production. Autre étude absente, peut être intéressante comme alternative à la précédente, celle du fonctionnement, des limites de la cogestion allemande et de son devenir si on en étendait les dispositions anticapitalistes, seconde manière d’approcher une autogestion véritable. Rien non plus sur la réforme nécessaire de la hiérarchie politique des institutions républicaines (le mille feuille) : comment rebâtir une

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démocratie véritable fondée tout en bas, dans les comités de quartiers comme cellules de base de la république qui la contrôlent en permanence (quelques milliers d’habitants, un élu pour cent électeurs), à partir desquels pourrait s’élever toute la pyramide vivante de la délégation de pouvoir transparente jusqu’au sommet de l’Etat. S’il critiquent bien les limites d’une reconquête du terrain démocratique par la multiplication des expériences de base encerclant la vieille république oligarchique, solution vouée à l’échec, en ce qu’elle laisserait tout le pouvoir de fait aux actionnaires et aux mandarins, ils ne tirent pas les conclusions de leur excellente analyse sur l’instituant et l’institué pour se placer sur le terrain de la politique nationale de ses partis organisés, difficilement contournables. Un programme de 6e République, tel que nous l’esquissons devrait devenir le bien de toute la gauche, ce qui suppose de défaire les tenants de la gestion loyale du capitalisme et d’unir les multiples forces éparses de la gauche radicale, expression nébuleuse du salariat, sur le programme audacieux et réaliste tel qu’ici proposé. Vainqueur aux élections législatives, il ne manquerait pas de susciter dans le pays, en bas, une énorme vague de conquêtes concrètes sur le terrain permettant l’expérimentation in situ des dispositions envisagées, établissant un aller et retour constituant, tel que le propose Elinor Ostrom (dont on attend avec impatience la traduction de l’ouvrage sur les communs de la connaissance). Rien n’interdit que l’ordre des facteurs soit inversé et que le mouvement de masse démarre avant la sanction électorale, comme en mai 1968 mais pour que le juillet suivant ne signifie pas son trépas, il faudrait les mêmes conditions initiales : l’union claire d’une majorité de salariés sur un programme réellement transformateur et rationnel et sur de premières étapes crédibles dont on minimiserait les chances de réversibilité ! Le flou, fût-il généreux, risque de perpétuer le marais où nous croupissons. Chez D et L, malgré l’érudition révolutionnaire précieuse, persiste ce blocage national à reconnaître cet aspect nouveau : l’apparition d’une classe dominante inédite, celle d’une fusion des hauts fonctionnaires avec les mandarins élus inamovibles qui ont, au travers de leur quasi monopole intellectuel, fait main basse sur la stratégie du salariat, avec deux variantes complémentaires, la social-démocratie hollandaise que peu de chose distingue du sarkozysme oligarchique et les pulvérulences de la gauche radicale,

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mêmement prisonniers des sacro-saints services publics. Plus l’oligarchie traque le salarié dans sa vie intime pour le réduire à son instrument producteur de plus value, plus grandit l’appât fallacieux du refuge bétonné de la bureaucratie étatique, sa fausse symétrie, dont la croissance recule les chances du basculement salvateur dans l’autogestion. La tactique serait donc d’isoler le mandarin maire, parlementaire ou haut fonctionnaire de sa base de salariés fonctionnaires C et D, lesquels ont un intérêt objectif à agir pour l’autogestion et le dépérissement de l’Etat. Les mots ont leur importance. Autogestion est historiquement beaucoup plus clair que Commun. Dépérissement de l’Etat laisse très peu de place à l’ambiguïté. Un mot nouveau, Commun, ne suffira pas à remplacer par miracle les initiatives jadis abandonnées sous les coups de la bourgeoisie ni à contourner les difficultés jadis non vaincues : il faut reprendre le métier là où il a été abandonné par nos aînés. Le risque sinon est de croupir longtemps au marais.

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Table des matières Introduction 7 Chapitre I 23 Métaphilosophie de Henri Lefebvre Chapitre II 51 Une nature corpusculaire et ondulatoire de l’être humain ? Chapitre III 81 Pierre Bourdieu sur l’Etat Chapitre IV 103 Mériter la direction de l’Etat Chapitre V 125 La critique de Marx par Cornelius Castoriadis Chapitre VI 155 L’institution imaginaire de la société Chapitre VII 189 Dardot et Laval sur Karl Marx Chapitre VIII 211 Henri Lefebvre ou Louis Althusser ? Chapitre IX 239

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Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable Chapitre X 289 La ville : une catastrophe planétaire Chapitre XI 327 Espérer l’architecture

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Jean-Pierre Lefebvre a vécu 40 ans en Normandie où il fut successivement ingénieur chimiste, secrétaire du député Roland Leroy, de la fédération du PCF, des maires du Havre puis de Dieppe. Désapprouvant en 1968 le silence du PCF sur la normalisation soviétique de la Tchécoslovaquie, conjointe à celle du PCF par Georges Marchais, il se reconvertit dans l’urbanisme, construisant en Seine-Saint-Denis des dizaines de quartiers et de collèges d’une qualité architecturale exigeante. Depuis, il a écrit des essais sur l’urbanisme et l’architecture, la philosophie politique - autogestion et dépérissement de l’Etat - cinq romans, trois recueils de poésie. Il a réalisé une centaine de vidéos sur ses voyages dans les urbanismes et architectures du monde.

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La crise financière de 2008 en portant un dur coup aux théorisations hyperlibérales, a remis en pleine lumière les approches marxistes, une fois filtrées de leur étatisme post stalinien. Leur contre-pied, l’anarchisme, n’a réussi à s’imposer nulle part. Malgré sa dégénérescence, le capitalisme inégalitaire mais dynamique tire des milliards d’êtres humains du sous développement. Mais la planète épuisée n’a plus les moyens de suivre cette voie ruineuse. Les dystopies menacent comme jamais. Après un demi siècle d’expérience à l’interface de la jungle privée et de l’apathie bureaucratique, l’auteur revisite la boîte à outil du changement sociétal. Il désigne l’Etat comme l’impensé de la contestation hexagonale, siège d’une nouvelle exploitation, et l’urbanisation comme l’expression minérale de la nocivité nihiliste des oligarchie et bureaucratie. La science moderne a plus à nous apprendre qu’une philosophie vannée. Suivant les lois fractales, l’humain est peut-être, comme les particules élémentaires qui le construisent, tout à la fois ondulatoire et corpusculaire - social et individuel - La poursuite de l’hominisation devrait donc passer par un saut en avant de la démocratie comme dialectique maîtrisée de ses deux caractères contradictoires. Cela impose le bouleversement de la pyramide de la délégation de pouvoir par son implantation à la base dans l’entreprise et le quartier jusqu’à sa meilleure transparence : autogestion et dépérissement de l’Etat.

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Image de couverture : le séjour urbain du quartier des 440 HLM à terrasses végétalisées des Poètes à Pierrefitte (93), dus aux architectes Jeronimo Padron Lopez, Yves et Luc Euvremer, collaborateurs de Jean Renaudie, construits par la Sodédat 93 en 1990, démolis en 2009 par l’ensemble de la classe politique ! Signe de l’urgence d’une révolution démocratique et autogestionnaire !