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Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès 133 Longtemps, le développement de la technique s’est fait quasiment sans bornes ni limites. Le présupposé d’un progrès, à la fois fin (but de l’action technique) et produit (résultat obtenu grâce à son intervention), lui conférait un pouvoir sou- verain. Conçue comme autorégulatrice et, de plus en plus, comme autofinalisée, la technique a répondu à sa propre expansion ou à des besoins par elle-même créés, dans une logique de surenchère, ou dans une forme de fascination narcis- sique, sans réfléchir aux conséquences, parfois tragiques, de certains de ses déve- loppements. Les nombreuses dérives déjà constatées (eugénisme, catastrophes ou armes nucléaires, pollution et extinction des ressources naturelles) témoignent de ce statut de quasi transcendance acquis par la technique et aujourd’hui seule- ment, partiellement contesté. De plus en plus, l’écart manifeste entre le prétexte du développement technique, le progrès, et la réalité de ses effets, qui peut être celle d’une dégradation de l’environnement, d’une aliénation de l’homme, d’une destruction des ressources ou du cadre de vie de certaines populations, nous amène à nous interroger sur les limites morales, politiques, juridiques à imposer à ce pouvoir démiurgique. Désormais, le progrès technique n’est donc plus néces- sairement assimilé à un progrès pour l’être humain, il peut constituer une menace pour sa liberté, son autonomie, son intégrité corporelle, et plus radicalement pour son humanité. À moins peut-être d’envisager une nouvelle humanité créée par la technique comme le summum du progrès, perspective que certains défen- dent aujourd’hui. L’enjeu contemporain est celui d’une « critique de la raison technique » : analyser l’impératif matériel d’un développement technique et ses conditions de possibilités, le repenser dans le cadre d’une rationalité non plus seulement pratique, efficiente mais obéissant également à des considérations éthiques. Il est donc important de souligner la différence entre l’essor, c’est-à-dire un déve- loppement toujours croissant des techniques et des technologies et leur emprise de plus en plus grande sur les actions des hommes, et un progrès considéré selon une perspective plus large que celle du rendement, de la productivité, de l’effica- cité concrète. La réflexion contemporaine se doit de penser la technique dans un cadre moins restreint que celui de l’économie ou de l’industrie, de l’analyser autre- ment que selon des enjeux matériels ou financiers. Il faut aussi en évaluer le coût écologique et humain. À partir du constat des effets secondaires de la technique 4 L’essor technologique et l’idée de progrès MISE AU POINT

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Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès 133

Longtemps, le développement de la technique s’est fait quasiment sans bornes ni limites. Le présupposé d’un progrès, à la fois fi n (but de l’action technique) et produit (résultat obtenu grâce à son intervention), lui conférait un pouvoir sou-verain. Conçue comme autorégulatrice et, de plus en plus, comme autofi nalisée, la technique a répondu à sa propre expansion ou à des besoins par elle-même créés, dans une logique de surenchère, ou dans une forme de fascination narcis-sique, sans réfl échir aux conséquences, parfois tragiques, de certains de ses déve-loppements. Les nombreuses dérives déjà constatées (eugénisme, catastrophes ou armes nucléaires, pollution et extinction des ressources naturelles) témoignent de ce statut de quasi transcendance acquis par la technique et aujourd’hui seule-ment, partiellement contesté. De plus en plus, l’écart manifeste entre le prétexte du développement technique, le progrès, et la réalité de ses effets, qui peut être celle d’une dégradation de l’environnement, d’une aliénation de l’homme, d’une destruction des ressources ou du cadre de vie de certaines populations, nous amène à nous interroger sur les limites morales, politiques, juridiques à imposer à ce pouvoir démiurgique. Désormais, le progrès technique n’est donc plus néces-sairement assimilé à un progrès pour l’être humain, il peut constituer une menace pour sa liberté, son autonomie, son intégrité corporelle, et plus radicalement pour son humanité. À moins peut-être d’envisager une nouvelle humanité créée par la technique comme le summum du progrès, perspective que certains défen-dent aujourd’hui. L’enjeu contemporain est celui d’une « critique de la raison technique » : analyser l’impératif matériel d’un développement technique et ses conditions de possibilités, le repenser dans le cadre d’une rationalité non plus seulement pratique, effi ciente mais obéissant également à des considérations éthiques.

Il est donc important de souligner la différence entre l’essor, c’est-à-dire un déve-loppement toujours croissant des techniques et des technologies et leur emprise de plus en plus grande sur les actions des hommes, et un progrès considéré selon une perspective plus large que celle du rendement, de la productivité, de l’effi ca-cité concrète. La réfl exion contemporaine se doit de penser la technique dans un cadre moins restreint que celui de l’économie ou de l’industrie, de l’analyser autre-ment que selon des enjeux matériels ou fi nanciers. Il faut aussi en évaluer le coût écologique et humain. À partir du constat des effets secondaires de la technique

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sur les hommes et sur l’environnement, on serait presque tenté de parler de dom-mages collatéraux pour désigner les dommages inévitables ou les préjudices liés à son développement. Préjudices sur les hommes, qui font les frais d’un développe-ment technique apparemment irréfl échi et incontrôlé, bien qu’en réalité, il soit souvent évalué mais avec cynisme et opportunisme, dans une perspective égoïste du profi t et à court terme. Atteintes irréversibles sur l’environnement, c’est-à-dire destruction à plus ou moins long terme par l’être humain des conditions de pos-sibilités de sa propre survie. Le paradoxe de l’essor de la technologie, censée seconder l’homme naturellement vulnérable, serait fi nalement d’en accélérer la disparition.

I. L’HOMME PROMÉTHÉEN

La technique, spécifi cité de l’homme, par sa diversité et sa complexité, est à l’ori-gine l’une de ses fi ertés. Elle manifeste sa capacité à renverser sa vulnérabilité naturelle face aux autres animaux, son absence de défense, en une force. Elle témoigne d’une souplesse et d’une puissance d’adaptation de son intelligence, qui se révèle ainsi fabricatrice avant d’être spéculative. Du mythe à l’analyse anthro-pologique, les discours sur la technique soulignent son importance dans le déve-loppement des capacités corporelles et intellectuelles de l’être humain.

A. L’homme nu et la technique

La technique est souvent défi nie en premier lieu comme l’ensemble des moyens mis en œuvre par les hommes pour s’affranchir des nécessités et des contraintes naturelles. Elle permet à l’homme de se soustraire à l’empire de la nécessité auquel obéissent les animaux et lui confère ainsi une certaine liberté. Mais la réfl exion sur la technique se dessine aussi, de manière plus confuse et sans doute plus irréfl échie sur l’arrière-fond de l’angoisse de mourir. En effet, la technique permet à l’homme de se défendre, de pallier sa vulnérabilité naturelle d’homme nu, sans armure. Cette représentation orientée de la technique s’enracine dans un mythe fondateur, le mythe de Protagoras.

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135Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès

L’exemple à savoir : le mythe de Protagoras

Dans son ouvrage intitulé Protagoras, du nom du sophiste grec qui, dans ce

dialogue, fait le récit du vol du feu par le titan Prométhée, Platon propose une

interprétation philosophique de ce mythe des origines. D’après la mythologie,

les dieux confi èrent à Prométhée (littéralement celui qui réfl échit avant) et son

frère Épiméthée (celui qui réfl échit après) la répartition équitable des qualités

aux êtres vivants. Mais Épiméthée « gaspill[a] le trésor des qualités au profi t

des êtres privés de raison » et les hommes se trouvèrent fort dépourvus : « Les

autres races sont harmonieusement équipées et l’homme est nu, sans chaussu-

res, sans couverture, sans arme. Prométhée, devant cette diffi culté, ne sachant

quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober l’habileté

artiste de Héphaïstos et d’Athéna et en même temps le feu, car, sans le feu, il

était impossible que cette habileté fût acquise par personne, et il en fi t présent

à l’homme » (Protagoras, 320 d-321 d).

L’apparition de la technique et sa maîtrise par les hommes s’enracinent, dans

l’imaginaire mythologique, dans un vol, un empiètement du savoir et du pou-

voir des hommes sur ceux des dieux. Par le feu, l’homme, nu, sans qualité,

devient potentiellement l’égal des dieux dont il emprunte le savoir-faire. Le

fantasme d’un pouvoir transcendant affl eure déjà. La technique est ce qui dif-

férencie les hommes des animaux, les hisse au-dessus d’eux et renverse leur

fragilité naturelle en puissance démesurée. Elle fait apparaître l’iniquité et

s’inscrit d’emblée dans une relation de pouvoir et de domination.

B. Le corps, premier objet technique

Le premier instrument technique dont dispose l’homme est son propre corps. Plus exactement, c’est l’homme qui fait de son corps un instrument technique et la maîtrise de celui-ci n’est pas sans rapport avec le développement de son intelli-gence. Mais est-ce parce que l’homme est intelligent qu’il déploie une technique d’abord corporelle puis à l’aide d’outils ou est-ce le besoin pratique, la nécessité concrète qui stimule l’intelligence humaine ? L’homme est-il avant tout un Homo sapiens, dont la caractéristique principale serait sa capacité à penser ou est-il plu-tôt un Homo faber, doué de la capacité de fabriquer ? Intelligence théorique, intel-ligence pratique, la technè est au cœur des enjeux défi nitionnels de l’être humain

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et la question de son rôle dans le développement humain, d’abord posée par Aris-tote, est aujourd’hui examinée sous un nouveau jour, grâce aux travaux des anthropologues et des paléontologues.

1. La main de l’homme

Dans son texte intitulé Des parties des animaux (IVe siècle av. J.-C.), Aristote s’ap-puie sur des données biologiques et anatomiques pour proposer une comparaison et une analyse des possibilités physiques des différents animaux et, parmi eux, de l’homme. Dans un passage consacré à la main de l’homme (687 a), il se souvient du mythe de Protagoras et le cite pour le contester : « Ainsi ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien doté des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre). L’homme n’est pas le plus vulnérable des êtres, il est au contraire, par son indé-termination naturelle, l’être privilégié. C’est cette absence de prédisposition technique naturelle qui précisément rend l’homme capable de s’approprier des techniques très différentes. »

L’erreur à éviter : Le corps et l’intelligence de l’homme

Dans ce même passage, Aristote s’oppose à Anaxagore, philosophe présocrati-

que, en des termes qui prêtent au contresens : « Anaxagore prétend que c’est

parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui

est rationnel, plutôt, c’est de dire qu’il a des mains parce qu’il est le plus intel-

ligent. »

Ce qu’Aristote défend dans ce passage, ce n’est pas que le corps serait la mani-

festation concrète d’une certaine intelligence et qu’un homme qui naîtrait sans

mains serait un imbécile. Ce qu’il dit ici, de manière elliptique, c’est que les

potentialités de la main ne s’actualisent que grâce à l’intelligence, autrement

dit que la diversité des usages de la main est développée par l’intelligence

humaine. Anaxagore défend l’idée que la complexité corporelle, comme celle

de l’articulation des mains, témoigne de la supériorité naturelle de l’homme et

de son intelligence. Le degré d’organisation pourrait selon lui servir de mesure

au degré d’évolution d’un être, donc au degré de développement de son intel-

ligence. Aristote au contraire soutient la thèse selon laquelle la complexité de

l’usage de ce corps naît avant tout des différentes fonctions que l’intelligence

lui défi nit, bref de l’usage qu’elle imagine.

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137Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès

Ainsi, dans cet extrait, Aristote insiste sur la polyvalence de la main, analysée comme un ensemble de possibles, dont l’usage n’est pas restreint à des fonction-nalités prédéfi nies. La première liberté de l’homme se manifesterait alors dans la confi guration même de son corps. À la différence des autres animaux, l’homme dispose d’un certain choix dans l’utilisation qu’il fait de son propre corps : « Les animaux n’ont qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre […] et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de leur corps […]. L’homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance, ou épée, ou toute autre arme comme outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir » (Des parties des animaux, 687 a).

Aristote renverse l’opinion commune qui pense l’homme comme l’animal « nu », le plus défavorisé par la nature. C’est parce qu’il n’est pas fi gé dans une seule déter-mination, parce qu’il lui est possible de varier ses moyens de défense, en développant différentes techniques, que l’homme peut prétendre à une forme de supériorité sur les animaux. Aussi l’apparente vulnérabilité est-elle réinterprétée comme manifestation d’une liberté face à un déterminisme naturel subi par les animaux, comme la possibilité d’une évolution plus restreinte dans le domaine animal.

2. Les techniques du corps

Ces éléments, en germe dans l’interprétation aristotélicienne, trouvent un certain écho dans les recherches contemporaines.

Ainsi le paléontologue Leroi-Gourhan développe l’idée d’une évolution parallèle de l’usage du corps et de l’apparition des techniques. La libération de la main par la conquête de la station verticale aurait permis la production d’outils de pierre. Il y aurait donc un lien entre l’évolution des gestes et celui des techniques. La main ne servant plus à la locomotion peut être utilisée à d’autres fi ns.

Le corps humain jouit en réalité d’un double statut dans le développement technique. Il en est le support indispensable, la main crée l’outil et constitue en même l’objet d’une technique ; il est ce en quoi une technique se développe, s’améliore : c’est par la répétition que la main du forgeron devient une main de forgeron. Si le corps crée des outils techniques, il est lui-même le lieu d’investissement d’une technique corpo-relle, comme l’explique le sociologue et ethnologue français, Marcel Mauss : « Le pre-mier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l’homme, c’est son corps. Avant les techniques à instrument, il y a l’ensemble des techniques du corps » (Sociologie et anthropologie, « Les Techni ques du corps », 1950).

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138 Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès

Il y a des postures et des attitudes, qui, loin d’être spontanées, sont apprises et transmises, qui s’acquièrent par le biais de l’habitude, par mimétisme, par confor-misme. Les techniques du corps peuvent donc également s’analyser selon un point de vue sociologique. Ces techniques sont liées à une certaine éducation, elles manifestent une appartenance sociale et ont un sens relatif au cadre dans lequel elles s’exercent. Ainsi, regarder quelqu’un fi xement est un symbole de politesse à l’armée et d’impolitesse dans la vie courante. Ces techniques du corps fi nissent par s’assimiler à des habitus corporels, comme les nomme Bourdieu, et devien-nent pour ainsi dire une seconde nature. Ce mouvement d’incorporation de pos-tures ou d’attitudes, qui sont autant d’usages du corps, préfi gure la diffi culté centrale du rapport de l’homme à la technique : celle de s’y habituer au point qu’elle devienne indispensable.

Il faut donc souligner l’ambivalence du corps, qui apparaît à la fois comme un instrument permettant de développer une technique et comme ce qui impose des limites (ses propres limites physiologiques) à l’extension de cette technique. C’est là sans doute que se joue la différence entre les techniques corporelles et les techni-ques artifi cielles, qui, elles, n’ont pas de limites intrinsèques, ce qui paraît un atout considérable, mais présente également des dangers.

C. La technique comme puissance de libération

L’image de la technique s’est construite autour de cette représentation d’un pou-voir délivrant l’homme de la fatigue et des efforts physiques, lui permettant de dépasser les bornes imposées par son propre corps. La technique apparaît comme un pouvoir dé-limitant le corps humain, qui démultiplie sa force, sa rapidité de déplacement, qui l’affranchit des lois terrestres, et lui permet de voler, jusqu’à atteindre la Lune. Ces pouvoirs démesurés, littéralement surhumains, nourrissent une idolâtrie de la technique et, sans doute, un manque de regard critique sur l’aliénation qu’elle engendre et les menaces qu’elle fait peser sur l’homme.

L’idéal de la technique est de nous libérer de notre dépendance vis-à-vis de la nature. Elle est l’ensemble des moyens mis en œuvre par les hommes pour s’affran-chir des nécessités et des contraintes naturelles. Grâce à elle, l’effort physique devient moins important et moins essentiel. L’homme passe d’une logique de sur-vie à celle d’un certain confort (selon l’opposition aristotélicienne du vivre et du bien-vivre). Grâce à la technique, on se moque des obstacles naturels : on soulève toutes les charges, on parcourt toutes les distances, on fait apparaître la lumière au beau milieu de la nuit, on voit et on entend ce qui se passe à des milliers de kilo-mètres. On reconfi gure les espaces, calculés en temps de transport, et on modifi e le temps lui-même : on conserve la parole et l’image vivante des hommes morts.

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139Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès

L’homme s’approprie un certain pouvoir sur le monde et la nature qui lui impo-saient jusqu’alors leurs lois. Il cesse d’être entièrement soumis à leurs règles : il n’est plus l’objet de la nature, il prétend s’en faire le maître.

1. « Maîtres et possesseurs de la nature »

Dans le Discours de la méthode (1637), Descartes fait l’éloge des connaissances pratiques qu’il oppose à une philosophie purement spéculative. La connaissance du monde, de ses différents éléments et de leurs lois nous permettrait de nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Il n’est pas inutile de souli-gner dans cette citation la réserve de Descartes : il ne s’agit pas de se prendre pour les maîtres et possesseurs de la nature, mais d’agir sur un mode similaire. Notre mode d’action peut se comprendre par analogie avec celui du créateur de la nature mais ne doit pas prétendre s’y substituer. Descartes précise d’ailleurs dans la suite de ce texte le domaine où l’homme peut jouer auprès de ses congénères ce rôle : celui de la médecine. Ce qui légitime le développement de la technique, ce n’est pas seulement la recherche d’un certain confort matériel, pour « l’invention d’une infi nité d’artifi ces qui feraient qu’on jouirait sans peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent », mais essentiellement l’idéal d’une santé plus assurée, « le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». Dans ce passage, Descartes esquisse une hiérarchie des savoirs et des techni-ques au sein de laquelle la médecine occupe une place essentielle, jusqu’à la redé-fi nir comme l’une des conditions mêmes de la sagesse des hommes : « L’esprit dépend si fort du tempérament, et de la disposition des organes du corps, que s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’il faut le trouver. »

2. L’homme redéfi ni comme Homo faber

Dans L’Évolution créatrice, Bergson se souvient de cette distinction entre savoir pratique et savoir théorique. Dans la généalogie de l’intelligence humaine qu’il propose, la dimension pratique prévaut. Ce qui éveille l’intelligence, ce qui crée l’étincelle, ce n’est pas un idéal abstrait de savoir, c’est un besoin pratique de modi-fi cation et d’appropriation du réel. Autrement dit, selon Bergson, l’origine de la pensée est technique. L’homme est d’abord fabricateur. Ce n’est que par préten-tion qu’il se défi nit d’abord comme être pensant. En réalité, il est en tout premier lieu Homo faber : « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour défi nir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelli-gence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En défi ni-

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140 Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès

tive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artifi ciels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfi niment la fabrication » (L’Évolution créatrice).

La notion à approfondir : l’Homo faber

Cette appellation pose le problème de la caractéristique déterminante de l’être

humain. Quelle est la faculté qui le résume ? Est-ce la pensée abstraite, la faculté

à comprendre, à connaître, ou des capacités plus concrètes, de création et de

fabrication ? Derrière ces questions, des enjeux épistémologiques mais aussi

politiques. La fi gure du sage ou du philosophe, de l’homme de savoir, sont

depuis Platon des fi gures idéalisées (ou redoutées) du pouvoir. Les artisans ou

les artistes sont au contraire, dans la conception platonicienne, au bas de la

hiérarchie sociale. C’est la prégnance de cette représentation sous la forme

d’un préjugé ou d’un orgueil de la raison que Bergson combat en redéfi nissant

l’homme comme Homo faber. Pourtant, cette même appellation prend un sens

très différent dans le roman que propose l’écrivain suisse Max Frisch en 1957.

Dans Homo faber, Frisch propose le récit de la vie d’un ingénieur de l’Unesco,

Walter Faber, dont l’existence est fondée sur la croyance en la technique, sa

capacité de contrôle, de maîtrise et de transformation de la nature et du réel.

Cette rationalisation à outrance, cette lecture technique des problèmes et de

leur résolution est mise à mal par l’expérience initiatique que fait Walter Faber

à la suite d’une panne d’avion en plein désert du Mexique. Cette première

déroute, dans tous les sens du terme, est le début d’une profonde remise en

question de Faber et de sa lecture rationalisée et simplifi catrice de l’existence.

Faber prend conscience d’une illusion au cœur de l’idéalisation de la techni-

que, devenue un « Prothesengod », selon l’expression de Freud, c’est-à-dire lit-

téralement une « prothèse de Dieu », un dieu de substitution vers lequel ont été

transférés tous nos espoirs. L’existence ne peut se réduire à des équations, des

programmes, la lecture technique du réel est toujours éminemment réduc-

trice, la vie de l’être humain échappe à la prédiction, à la rationalité, le hasard

déjoue les prévisions, la faillibilité hante les décisions les plus fermes. La tech-

nique ne nous donne que l’illusion de la maîtrise.

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141Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès

L’homme est à tel point défi ni par cette capacité à créer des outils artifi ciels que, selon Simondon, penseur contemporain, l’outil devient parfois un prolongement inconscient de notre propre corps. La technique est intégrée en nous de manière quasi inconsciente. Le geste technique est devenu en nous une habitude, pour ne pas dire une seconde nature. La caractéristique des connaissances techniques est, selon Simondon, leur part d’irrationalité. Ces techniques sont tellement inté-grées, intériorisées que l’artisan ou l’utilisateur n’en a pas clairement conscience. Il peut maîtriser un geste sans pouvoir forcément le détailler, l’expliquer, le trans-mettre. Cette apparente spontanéité, ce caractère quasiment instinctif du geste renvoie à des apprentissages souvent précoces. L’usage intuitif, tel qu’il est exploité aujourd’hui dans l’usage des nouvelles technologies, n’est « intuitif » que pour des générations d’usagers baignés dans cet environnement technologique.

« Si une technique très peu rationalisée exige le début extrêmement précoce de l’apprentissage, le sujet, même devenu adulte, conservera une irrationalité de base dans ses connaissances techniques ; il les possédera en vertu d’une imprégnation habituelle, très profonde parce qu’acquise très tôt ; par là même, ce technicien fera consister ses connaissances non en schèmes clairement représentés, mais en tours de main possédés presque d’instinct, et confi és à cette seconde nature qu’est l’ha-bitude » (Du mode d’existence des objets techniques, 1958).

Ce constat d’un « subconscient technique » est valable pour des techniques peu rationalisées, quel que soit leur degré de complexité, techniques avec lesquelles la familiarité s’est tissée tôt dans l’apprentissage du sujet. Une technique peu ratio-nalisée signifi e une technique dont l’acquisition ne suppose pas une médiation intellectuelle, théorique, mais une imprégnation mimétique, par observation et répétition du geste technique. Celui-ci devient alors comme le prolongement d’un geste naturel, une sorte de seconde nature, avec éventuellement le développement de capacités techniques inexploitées par d’autres générations. On peut penser à la dextérité jusqu’à présent sous-exploitée du pouce, révélée aujourd’hui par la pra-tique des SMS.

La technique, en libérant l’homme des limites et des besoins aliénants de son corps, le modifi e en retour. Les gestes des hommes sont imprégnés de ces évolu-tions techniques et le corps lui-même s’en trouve transformé. Mais la puissance métamorphique de la technique s’attaque également au réel et aux structures de la représentation. Elle renverse les mondes extérieur et intérieur.

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142 Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès

II. LA TECHNIQUE COMME PUISSANCE MODIFICATRICE

La technique n’est pas seulement un principe d’amélioration des conditions de nos existences, elle est un principe de transformation presque magique, comme le souligne Ernst Jünger dans son ouvrage Les Prochains Titans. Elle change notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes ; elle s’impose comme une média-tion de plus en plus indispensable. Ce qui était autrefois un luxe devient aujourd’hui un besoin. La technique donne donc une nouvelle confi guration à l’expérience humaine mais impose également de nouvelles dépendances.

A. La « magie » de la technique

Allumer la lumière, boire de l’eau du robinet, téléphoner, se déplacer en voiture ou en transports en commun, autant de gestes quotidiens et banals dans la plupart des pays développés. À tel point qu’ils nous semblent aujourd’hui aller de soi. Pourtant, il y a quelques années encore, ils paraissaient inimaginables. La techni-que réactualise la fi gure du merveilleux dans notre univers contemporain. Elle rend possible ce qui ne l’est pas naturellement. Il y a quelque chose de magique dans le fait de traverser les océans en quelques heures d’avion, d’entendre la voix de ceux qui sont à des milliers de kilomètres, ou de faire revivre sur un écran ceux qui ont disparu. La perception semble s’être prolongée au-delà des limites du corps de l’être humain, à même de voir et d’entendre ce qui se passe bientôt au-delà du cercle de sa propre existence. La technique modifi e notre rapport aux autres et à la temporalité, comme le souligne Jünger : « Il est possible d’enregistrer notre conversation, de la fi lmer, puis de la faire revivre dans cent ans, vue sous un angle différent. Une prise de vues cinématographiques offre l’opportunité de res-susciter des personnes disparues dont on a perdu le souvenir, la présence physi-que, la voix, le geste. Cet effet, que j’appelle magique, est appelé à émerger de façon beaucoup plus impressionnante. Déjà, on parle de réalité virtuelle, de quatrième dimension. La pensée même se digitalise » (Les Prochains Titans, 1995).

Les structures de la mémoire et de sa transmission, les modes de communication ont été bouleversés par ces technologies nouvelles. L’existence elle-même se conçoit désormais sur le double mode du virtuel et du réel. On assiste à l’essor du monde virtuel, dans les jeux vidéo, l’apprentissage par simulation (conduite, pilo-tage) et dans les relations sociales où l’individu modifi e sa personnalité pour créer un double dans un univers parallèle où tout semble possible (Second Life). Ce n’est pas seulement la pensée qui se « digitalise », comme le dit Jünger, c’est-à-dire qui se désincarne, se sépare du support matériel, c’est l’existence tout entière qui peut

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se construire désormais tout autant dans un espace virtuel sur des blogs ou des espaces personnels (Myspace) que dans la réalité concrète. Tous les contacts, y compris les plus charnels, semblent pouvoir passer par le biais des télécommunications. Le corps à corps, dans la sexualité comme dans le combat de guerre, laisse place à une relation à distance, médiatisée par une machine, où l’autre est une « cible » sur un écran. Le développement technique a rendu l’autre plus immédiatement accessi-ble, mais aussi, sans doute, plus abstrait et plus immatériel.

Ce contact facilité avec autrui nous rend-il plus sensible à sa condition ? Le sociologue canadien Mac Luhan étudie les effets de telles modifi cations techno-logiques sur notre rapport au monde extérieur et aux autres : « À l’âge de l’élec-tricité, où notre système nerveux central se prolonge technologiquement au point de nous engager vis-à-vis de l’ensemble de l’humanité et nous l’associer, nous participons nécessairement et en profondeur aux conséquences de cha-cune de nos actions. » Pour Mac Luhan, cette proximité nouvelle des autres, même lointains, a renforcé notre sens de la responsabilité : « En précipitant ensemble en une implosion soudaine toutes les fonctions sociales et politiques, la vitesse de l’électricité a intensifi é à l’extrême le sens humain de la responsabi-lité » (Pour comprendre les médias, 1968).

Pourtant, s’il est vrai que le téléspectateur peut être sensibilisé à certains drames humains par le biais de la télévision (on peut penser aux dons qui ont suivi la catastrophe du tsunami en Asie du Sud-Est), on peut rester sceptique face à cette idée de responsabilisation. Certains pensent au contraire que les technologies de la communication déréalisent ce qu’elles présentent et transforment toute infor-mation en spectacle. D’autre part, cette connexion immédiate du spectateur ou de l’utilisateur d’Internet sur le monde extérieur se fait sur le mode de l’instan-tanéité. L’information n’est plus traitée par la réfl exion, mais vécue sur le mode de l’émotion. La disparition de la lenteur dans les modes de communication est aussi celle de la distance critique. L’hyperréactivité du sujet dans le monde contemporain pourrait lui être nuisible. Quelle place reste-t-il pour une véritable analyse de ce que l’on voit et ce que l’on entend ? Dans un entretien accordé en 1972, Claude Lévi-Strauss regrettait déjà cette accélération des messages et des échanges dans laquelle il voyait une menace pour la réfl exion et le maintien de la diversité culturelle (Claude Lévi-Strauss, un fi lm de Pierre Beucho à partir des entretiens menés par Jean-José Marchand, 2006, Éditions Montparnasse).

Paradoxalement, le progrès des technologies, et en particulier celui des moyens de communication, a renforcé l’individualisme et isole fi nalement les sujets au lieu de véritablement les mettre en contact. C’est ce que défendait déjà Theodor Adorno, penseur allemand, dans La Dialectique de la raison datant de 1947, où

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il affi rmait : « Le progrès sépare littéralement les hommes. » Certaines scènes absurdes d’aujourd’hui ne font qu’illustrer sa théorie. Qui n’a jamais vu deux per-sonnes côte à côte, chacune en conversation avec quelqu’un d’autre sur son télé-phone portable ? Faut-il se désoler de la multiplication des échanges médiatisés aux dépens des contacts réels ? Ou faut-il y voir une modifi cation des communi-cations, qui, par leur forme spécifi que (distance physique, facilité d’accès, rapidité de l’échange), permettent l’apparition de relations intersubjectives inédites ? Quels obstacles, quelles inhibitions disparaissent avec la présence incarnée de l’autre ? Sans doute faudrait-il prendre le temps d’analyser la spécifi cité des possibilités psychologiques, affectives et expressives autorisées par un message virtuel, en tenant compte des dérives souvent stigmatisées (anonymat, dissimulation, men-songe, manipulation), mais aussi des possibilités de discours vrai qu’il offre. L’évo-lution de la virtualisation de la réalité, et la multiplication de mondes « parallèles », espaces défouloirs, lieux de sublimation, de recréation ou d’illusion, constituera sans doute un champ passionnant d’exploration du psychisme humain.

Ces modifi cations techniques ont donc un impact matériel et culturel à la fois. Elles transforment la réalité concrète et font de notre espace familier un espace de plus en plus technologique, au point parfois de se substituer entièrement à la nature. La technosphère devient notre milieu naturel, remplaçant la biosphère, devenue étrangère, voire inquiétante. Mais l’évolution technique engendre également des effets culturels, elle modifi e l’organisation sociale, les rapports interhumains. Aristote déjà avait envisagé la possibilité que les machines soulagent les hommes de leur asservissement aux tâches les plus pénibles. Il rêvait ainsi de navettes à tisser fonctionnant de manière autonome, libérant les esclaves de ce travail. Tou-tefois, les espoirs fondés plus particulièrement au XIXe siècle dans la technique comme facteur de progrès et de libération des hommes sont déçus. Les machines renforcent l’exploitation des hommes auxquels elles imposent désormais leurs cadences infernales. Le temps des hommes doit s’adapter au rythme mécanique. Les ouvriers ne sont fi nalement rien d’autre que l’un des rouages de la machine.

B. Le désenchantement

La critique de la technique s’appuie sur le constat de son échec. La technique n’a pas tenu ses promesses de puissance libératrice. Pour beaucoup d’hommes, le développement technique signifi e l’apparition d’une nouvelle forme d’aliénation. Le progrès est donc très relatif, selon une perspective humaine et morale, on peut même parler de régression. Ce que la technique semble avoir amélioré, c’est la rationalisation de l’exploitation et de la destruction des hommes par les hommes.

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La maîtrise et la possession de la nature qu’évoquait Descartes s’est convertie en son exploitation et son appauvrissement.

On pourrait parler d’un double désenchantement de la technique. Désenchante-ment du monde par la technique, dans le sens où l’emploie Max Weber dans Le Savant et le Politique (1919) : la technique rompt l’enchantement, fait cesser le charme du monde, en le rationalisant et le vidant de tout mystère. Il n’y a plus de place pour l’étonnement et le mythe, le monde est disséqué jusque dans le secret des cellules. Mais le désenchantement renvoie aussi à cette désillusion face à un pouvoir devenu destructeur et asservissant. Les risques de la technique, les mena-ces qu’elle présente en l’absence de garde-fou éthique, les dommages collatéraux, liés à son développement irréfl échi soulignent bien cet écart majeur entre progrès technologiques et amélioration des conditions matérielles et morales de l’exis-tence humaine.

1. L’homme, matière première

Dans Essais et conférences (1954), recueil de textes consacrés à la question techni-que, le philosophe allemand Martin Heidegger propose une critique ontologique du processus technique. Celui-ci vide le réel de ses valeurs et traite le sujet comme n’importe quelle matière, qu’il utilise jusqu’à son appauvrissement. La logique du développement technique est celle de l’exploitation, de l’épuisement de toute chose, et de la force de l’homme, comme de n’importe quelle ressource. « L’usure de toutes les matières, y compris la matière première “homme”, au bénéfi ce de la production technique de la possibilité absolue de tout fabriquer, est secrètement déterminée par le vide total où les étoffes du réel sont suspendues. »

Selon Heidegger, la technique, dans son déploiement moderne, ne se caractérise pas tant par la production que par la réquisition. La technique ne produit pas, elle libère l’énergie accumulée dans la nature, la transforme, l’accumule. Bref, elle s’ap-proprie ce qui existe déjà et l’exploite à sa guise. Ce qui sous-entend une certaine posture face à la nature et à l’humain, considérés comme des réservoirs d’énergie exploitables. Ce qui signifi e que chaque être est en réalité envisagé comme un objet. L’homme ainsi devient matériel humain, « ressources humaines », consom-mateur-cible, pièce de rechange dans le stock disponible. Ce qui est dangereux, ce n’est pas la technique elle-même, mais l’identité qu’elle peut conférer à l’homme dans cette logique de la disponibilité. Pour aider le lecteur à prendre conscience de la gravité de cette dénaturation de l’homme par l’essence de la technique, Heidegger n’hésite pas à employer des comparaisons frappantes. Il va jusqu’à affi rmer que ce sont moins les effets visibles de la technique que ses présupposés ontologiques qui sont inquiétants. Plus encore que ses manifestations réelles de destruction, c’est

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l’être qu’elle confère ou plus exactement dont elle prive l’homme qui est catastro-phique selon Heidegger : « On ne considère pas que ce que les moyens de la tech-nique nous préparent, c’est une agression contre la vie et contre l’être même de l’homme. »

Si Heidegger ne présente pas à proprement parler de solution au problème posé par la pensée technique et sa conception réductrice, il nous permet d’en identifi er la trace dans des discours contemporains, dans la gestion des hommes au sein des entreprises et dans l’organisation de l’existence sociale. La pensée technique, calculatrice, rationalisant tous les rapports, est cette tentation de réduire l’homme à une chose dont on peut disposer. C’est à son extension et à sa généralisation que Heidegger propose d’être vigilant.

2. La dévaluation du monde

Dans La Condition de l’homme moderne (1958), Hannah Arendt s’interroge à son tour sur la question de la technique dans le monde contemporain. Certes, comme le soulignait Heidegger, l’homme adoptant la pensée technicienne s’est asservi à la logique de l’instrumentalité. Pour le dire plus simplement, la fi n justifi e les moyens. On détruit les forêts parce qu’on a besoin de bois : « La fi n justifi e la violence faite à la nature pour obtenir le matériau, le bois justifi e le massacre de l’arbre, la table justifi e la destruction du bois. » La nature est ainsi livrée à la « voracité » des hom-mes. Arendt stigmatise cette logique de consommation dans laquelle s’engouffre le développement technique, logique qui nous pousse « à consommer, à dévorer pour ainsi dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures comme s’il s’agissait de bonnes choses de la nature qui se gâtent sans profi t à moins d’entrer rapidement dans le cycle incessant du métabolisme humain ».

Mais plus fondamentalement, selon Hannah Arendt, c’est le monde lui-même qui est dévalué. La technique a conforté l’homme dans sa tendance anthropocentriste et semble avoir actualisé le précepte du sophiste Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose. » Utilisant et instrumentalisant le monde et la nature, l’homme les a dévalués. L’homme se pense désormais comme « la mesure non seulement des objets dont l’existence dépend de lui, mais littéralement de tout ce qui existe ».

Renversant le rapport au monde et à la nature, désormais objectivés, c’est-à-dire transformés en matériaux potentiels, les progrès technologiques engendrent en réalité des bouleversements profonds et parfois irréversibles des équilibres écologi-ques et sociaux. La recherche de l’effi cacité, de la rationalisation des gestes et des com-portements, mène parfois à une mécanisation des actions humaines, fragmentées et répétitives dans un cauchemar que restitue Chaplin dans Les Temps modernes (1936).

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Le rapport de l’homme à la machine se fait souvent au détriment des conditions de travail de l’ouvrier. La notion de progrès de la technique est donc très relative dès lors qu’on essaie de la penser dans sa globalité, c’est-à-dire en étudiant l’ensemble des situations présupposées par un soi-disant progrès.

III. RISQUES ET ENJEUX DE LA TECHNIQUE AUJOURD’HUI

Au XXe siècle, le discours sur la technique et son pouvoir se fait de plus en plus critique. Les utilisations parfois barbares de techniques modernes à des fi ns des-tructrices ou meurtrières ont marqué les esprits. L’arme nucléaire, la rationalisa-tion des techniques d’extermination, les expériences eugénistes ont nourri une méfi ance profonde. Un besoin nouveau se fait ressentir, celui d’imposer des limi-tes morales à la technique. Bergson, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), soulignait le risque présenté par cet écart entre les possibilités techniques de l’homme et sa capacité à les appliquer en conscience : « Dans ce corps démesurément grandi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. […] le corps agrandi attend un supplé-ment d’âme. » La technique rend nécessaire un surcroît de morale.

L’homme est-il condamné désormais à subir la technique plutôt qu’à la diriger ? Certains développements techniques ont des conséquences qui nous échappent, comme celle des déchets nucléaires, dont la radioactivité s’échelonne sur des centaines d’années. L’homme est d’ores et déjà face à des techniques dont il ne maîtrise plus les effets. Toute technique semble produire, comme une consé-quence inévitable, un ensemble de catastrophes spécifi ques. Comme le souligne le philosophe et architecte Paul Virilio, chaque nouvelle technique engendre son lot de destructions : inventer le navire, c’était inventer le naufrage ; l’automo-bile, les accidents de la route ; sans parler des catastrophes nucléaires, qui sont autant d’accidents spécifi ques, « révélateurs “en négatif ” » du progrès technolo-gique (Un paysage d’événements, 1996). Mais les nouvelles technologies ont pour particularité de développer des accidents à dimension mondiale : « Aujourd’hui [elles] véhiculent un certain type d’accident, et un accident qui n’est plus local et précisément situé, comme le naufrage du Titanic ou le déraillement d’un train, mais un accident général, un accident qui intéresse immédiatement la totalité du monde. […] L’accident d’Internet, ou l’accident d’autres technolo-gies de même nature, est aussi l’émergence de l’accident total, pour ne pas dire intégral » (Cybermonde, la politique du pire, 1996).

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Ces catastrophes et ces dérives alimentent des peurs et des fantasmes autour du pouvoir technologique qui ne sont pas nouvelles. Toutes sortes de croyances ont toujours accompagné l’apparition de nouvelles techniques, qu’il s’agisse de l’élec-tricité ou du train à vapeur. La littérature d’anticipation, les fi lms de science-fi c-tion se sont faits le relais de ces représentations plus ou moins fantasmées des progrès technologiques et de leurs effets à venir sur les hommes et le monde. Par la radicalisation qu’elle propose dans sa lecture de la technique, la science-fi ction présente un support de réfl exion extrêmement intéressant pour la philosophie (cf. Philosophie et science-fi ction, 2000). Favorisant un certain recul sur nous-mêmes, c’est-à-dire une distance critique, elle permet d’aborder la manière dont la techni-que modifi e les relations entre les hommes, l’identité d’un sujet, voire la défi nition de la nature humaine. Les questions de la violence technicienne, nouvelle forme de puissance transcendante, et celles de l’angoisse d’une aliénation des hommes par la technique nourrissent les représentations de la science-fi ction et méritent d’être interrogées à nouveaux frais. Le mythe d’un pouvoir démiurgique de la technique bricolant le vivant, la nature comme le corps humain, réinventant un nouveau Frankenstein ou des espèces hybrides, monstres modernes, hante les esprits. Cette appréhension créée par ces représentations-repoussoir de la technique est-elle légitime ? Que devons-nous craindre de l’évolution technique ?

A. Technique et politique

Certains récits d’anticipation ont présenté des situations fi ctives qui se sont depuis réalisées, sous une forme ou une autre. Big Brother ne nous a jamais tant regardés qu’aujourd’hui, à l’heure de la télésurveillance, des puces informatiques, ou du développement de la biométrie… L’espace public est désormais quadrillé. Soixante-cinq mille caméras fi lment en continu la ville de Londres. Certains tes-tent déjà des puces insérées sous la peau permettant une identifi cation immédiate. L’organisation politique met en place une technique de contrôle dont le modèle pourrait être la construction architecturale du Panoptique, proposée par Ben-tham, philosophe utilitariste du XVIIIe siècle. Ce Panoptique est un bâtiment circu-laire au sein duquel chaque prisonnier, ouvrier, écolier est potentiellement surveillé. Comme le soutient Michel Foucault, la société contemporaine s’appuie sur ce modèle d’une transparence du sujet, de ses agissements et d’une opacité des systèmes de surveillance.

Poussée à outrance, cette logique engendre des visions cauchemardesques d’une société entièrement soumise à un contrôle à la fois omniprésent et de plus en plus déshumanisé, s’insinuant jusque dans les choix les plus privés du sujet. On pense

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à des ouvrages comme Le Meilleur des mondes (1932) de Huxley ou 1984 (1948) de George Orwell. Pourtant cette intrusion du pouvoir dans nos vies privées est loin d’être une simple représentation futuriste. Comme le souligne Foucault dans Sur-veiller et punir (1975), et comme le constatent plus encore aujourd’hui certains de ses héritiers, les techniques de communication politique uniformisent les rapports des hommes à leur propre vie. C’est ce que Foucault dénonce dans son analyse du « biopouvoir », c’est-à-dire l’ensemble des techniques visant à réglementer l’usage privé que chacun est en droit de faire de son propre corps. Ainsi, les incitations à la vaccination, à des rapports sexuels protégés, à une alimentation équilibrée, à la désintoxication tabagique, à une vie saine sont autant de signes quotidiens de ce biopouvoir, qui peut prendre des formes beaucoup plus contraignantes dans des cadres moins démocratiques (illégalité de l’homosexualité, politique de l’enfant unique). L’idéal normatif, qu’il obéisse à des exigences politiques ou économiques, a sollicité le déploiement de techniques de persuasion dont le but est la production d’un homme « unidimensionnel », selon l’expression de Marcuse, un sujet unifor-misé, littéralement réduit à une seule dimension, mis à plat, c’est-à-dire dont les motivations et les désirs sont transparents puisqu’ils ont été artifi ciellement créés par des sophistes modernes, experts en marketing ou en communication.

Autrement dit, dans les sociétés contemporaines, la technique prend le relais des forces contraignantes en organisant autrement le contrôle des individus au sein de la vie politique. L’utilisation des nanotechnologies doit à ce propos faire l’objet de notre plus grande vigilance. Du pass magnétique aux fi chiers ADN, les identités se déclinent désormais technologiquement, parfois à l’insu même du sujet. La techno-logie, plus discrète, s’est infi ltrée dans les interstices de la vie privée et fait du sujet un objet potentiellement transparent, livré à toute forme d’investigation. C’est un certain sentiment de dépossession, voire d’humiliation (cf. tests ADN pour auto-riser le regroupement familial), que peut engendrer fi nalement le recours à la technique aujourd’hui. Jusqu’où la technique s’empare-t-elle de la défi nition de l’être humain ?

B. La maîtrise du vivant, la défi nition de la nature humaine

Les peurs et les fantasmes se cristallisent principalement autour des possibilités offertes par la recherche génétique, les modifi cations et les hybridations d’êtres vivants. On agite la fi gure du savant fou ou le spectre du clone humain et l’on réclame des garde-fous à une recherche sans limites et sans principes. Il est néces-saire de repenser les enjeux décisifs propres aux biotechnologies et de les distinguer de représentations parfois très éloignées de la réalité de la recherche scientifi que

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contemporaine. Dans le domaine biomédical, la place du scientifi que ou du méde-cin est très spécifi que. Il est autorisé à exécuter des gestes, qui, dans un autre cadre, sont juridiquement interdits. Comme le soulignait déjà Paul Valéry dans son Dis-cours aux chirurgiens (1938), le paradoxe du geste chirurgical est à ce titre emblé-matique : on agresse un corps, en le découpant, pour le sauver. La fi nalité de l’acte le rend légitime. L’enjeu des biotechnologies est le même. Jusqu’où accepte-t-on des actes de transformation, des tissus ou des cellules vivantes, d’embryon ou de clone humain, dans le but de sauver d’autres hommes malades ou d’éviter la nais-sance d’individus condamnés à la souffrance ? Mais la matière humaine ou ani-male se travaille-t-elle comme la matière inerte ? Jusqu’où peut-on « techniciser » la vie humaine ? En transformant un corps, on transforme également un sujet.

Ce sont en premier lieu les progrès de la médecine qui ont modifi é l’appréhension du corps humain, dont les éléments peuvent partiellement être réparés ou recons-titués de manière artifi cielle. Les récentes avancées en immunologie ont ainsi per-mis des greffes de cœur, de poumon, de rein, de main et même de visage, qui tenaient, il y a quelques années encore, de la science-fi ction. Reste que ces modifi -cations, si elles sauvent ou améliorent radicalement la vie du patient, suscitent également parfois un questionnement identitaire profond. Dans son ouvrage inti-tulé L’Intrus (2000), Jean-Luc Nancy, greffé du cœur, montre combien le sujet est dépossédé de son identité et devient presque étranger à lui-même, intrus dans sa propre existence. Ces diffi cultés de réappropriation de soi sont évidemment plus lourdes encore dans le cas de la greffe de visage. La médecine s’insinue ainsi dans la chair du sujet et devient la condition de sa survie.

1. Les biotechnologies

La révolution récente dans les domaines des sciences de la vie tient au fait non pas seulement de prolonger l’existence d’un être mais aussi de prétendre décider de son existence, indépendamment des possibilités naturelles de cette existence. La vie peut être dès son origine le produit d’un artifi ce et non plus seulement celui de la nature. Ce faisant, la biologie se rapproche de la physique. Désormais un être vivant semble pouvoir se construire comme un être matériel : « Après avoir décrit, reconnu, puis tenté de connaître, elle maîtrise enfi n et réarrange. Commence parallèlement l’ère de la biotechnologie ou encore s’impose la fi n de la séparation entre les sciences de la matière et les sciences de la vie. » Dans ce passage de La Maîtrise du vivant (1998), François Dagognet note l’apparition d’une nouvelle posture de la science face à la vie : celle d’un interventionnisme possible. Le cher-cheur ne se contente plus d’observer, il modifi e ou recrée. Cette puissance quasi-démiurgique ne laisse pas indifférent. La créature se fait créateur, ce renversement

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est évidemment contraire à de nombreuses représentations religieuses. Mais, indépendamment de cette perspective, est-il seulement moral ? N’y a-t-il pas des dangers inhérents aux manipulations génétiques ? Comment les distinguer de peurs irrationnelles qui refusent toute forme d’avancée dans le domaine de la génétique ?

La génétique occupe une place de plus en plus grande dans nos sociétés, son usage devient de plus en plus fréquent, et ce, dans des domaines très variés, dans celui de la recherche médicale et de la procréation médicalement assistée bien sûr (dia-gnostic préimplantatoire – sélection des embryons avant implantation pour éli-miner ceux porteurs d’une maladie génétique –, recherches à visée thérapeutique sur les cellules souches embryonnaires), mais également dans le domaine juridi-que (reconnaissance en paternité), les enquêtes policières (fi chiers ADN des délin-quants sexuels, tests ADN). Cependant le spectre du clonage, qui choque l’opinion publique (on se souvient de la naissance de Dolly, première brebis clonée en 1996), trahit une réticence forte, une inquiétude devant la possibilité que l’homme se démultiplie en une série de clones. Les souvenirs de politiques eugénistes, prati-quées notamment pendant la Seconde Guerre mondiale par le biais de stérilisa-tion de certaines catégories de la population (comme les personnes handicapées), sont encore vivaces. Si la doctrine eugénique, qui présupposait l’idée d’une bonne naissance, comme le suggère l’étymologie, c’est-à-dire d’une bonne race, est en régression, il reste que certaines pratiques, sans s’appuyer sur ces représentations, en produisent les effets. À savoir ceux d’une sélection et d’une disparition d’indi-vidus jugés trop fragiles. Le présupposé implicite est celui d’une certaine norme sociale. Dans son ouvrage La Techni que (1994), Jean-Pierre Séris revient sur ce présupposé problématique. La norme sociale est beaucoup plus restrictive que la norme biologique et un individu vivant normalement, malgré par exemple une malformation congénitale, peut s’étonner de voir que l’on décide d’interrompre la vie d’un fœtus atteint de la même affection. Séris s’interroge sur ce « droit de regard social sur ce qui mérite de naître » et le sens de ce droit émergent « à naître normal ». Quels sont alors les critères de cette normalité ? Ne rencontre-t-on pas le risque d’utiliser la sélection génétique pour des raisons de confort, comme c’est déjà le cas de certaines de ses applications (choisir un embryon fi lle parce qu’on a déjà deux garçons) ou pour des raisons culturelles (préférer un embryon garçon, plus valorisé dans certaines sociétés) ? Le danger est donc que les possibilités tech-niques déplacent le curseur des normes et dévient considérablement de la norme biologique, c’est-à-dire la viabilité d’un individu.

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Jusqu’où l’homme peut-il fi nalement prétendre se transformer lui-même ? La nature humaine est-elle amenée à être modifi ée par la génétique et ses produc-tions ou ses interventions ? Sur cette question, la polémique entre les philosophes Peter Sloterdijk et Jürgen Habermas est représentative d’un fort antagonisme entre, d’une part, l’« eugénisme libéral », qui soutient l’idée d’un libre choix de l’individu, y compris celui de programmer sa descendance, et, d’autre part, sa contestation éthique, affi rmant la liberté de chacun à décider de ce qu’il sera, de manière autonome, sans intervention explicite d’autrui. Dans un ouvrage provo-cateur, Règles pour le parc humain (1999), Sloterdijk inscrit cet eugénisme dans une logique de domestication de son espèce par l’homme passant par la sélection des instincts qui améliorent l’humanité ; dans sa réponse, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?(2001), Habermas comprend que l’on refuse de faire naître des enfants condamnés à de grandes souffrances morales et physi-ques à cause de graves pathologies héréditaires, mais s’oppose à l’idée que les enfants soient créés selon les critères d’une soi-disant « humanité améliorée ».

Ces controverses, qui alimentent la réfl exion contemporaine, témoignent de la prise de conscience amorcée depuis les années 1970, notamment aux États-Unis, avec l’apparition d’une éthique, suscitée par ces progrès technologiques dans le domaine de la maîtrise de la vie, en biologie et en médecine. À cette époque se forment en effet les premiers groupes de bioéthique, c’est-à-dire de réfl exion sur les questions morales posées par l’intervention technique de l’homme sur le début, la fi n et la qualité de la vie d’un être. Il ne semble désormais plus possible d’envi-sager de développement technique sans principe éthique.

C. La réponse éthique

C’est à partir de l’analyse kantienne des principes de la morale que la réfl exion éthique autour des enjeux soulevés par la technique s’est développée en Europe, notamment grâce à l’œuvre d’un philosophe allemand, Hans Jonas. Reprenant les principes fondateurs de Kant, à savoir le respect de la personne humaine comme d’une fi n en soi, Jonas les insère dans un cadre écologique. Il étend cet impératif catégorique du respect de l’autre à la considération des conditions de survie de l’être humain : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destruc-teurs pour la possibilité future d’une telle vie. […] Ne compromets pas les condi-tions pour la survie indéfi nie de l’humanité sur terre. » Pour le dire plus clairement encore, Jonas affi rme que « nous avons le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l’humanité » (Le Principe responsabilité, 1979). Il élabore ainsi un droit à l’existence des générations futures, qui sera repris par de nombreux mouvements

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écologiques. Tel est le sens du « principe responsabilité », qui reprend l’idéal kantien d’un respect de l’autre comme de soi-même et l’ouvre au respect des conditions de possibilité de son existence. Il présente l’espoir d’un autre développement pos-sible de la technique, plus respectueuse des hommes et de la nature.

Pour Jonas, les menaces de la technique sont fi nalement le meilleur signal d’alarme à même de nous faire prendre conscience de l’urgence d’une modifi cation de notre rapport à la technique : « Quel que soit l’avenir, nous devons effectivement vivre dans l’ombre d’une calamité menaçante. Mais, être conscient de cette ombre, comme tel est déjà le cas aujourd’hui, voilà en quoi consiste paradoxalement la lueur de l’espoir : c’est elle en effet qui empêche que disparaisse la voix de la res-ponsabilité. Cette lueur ne brille pas à la manière de l’utopie, mais son avertissement éclaire notre chemin tout comme la foi dans la liberté et la raison » (Une éthique pour la nature, 1993).

La responsabilité des hommes à la mesure de la puissance qu’ils ont développée et conférée à la technique. Si le mythe de Protagoras prend comme origine de la maîtrise technique la nudité de l’homme, fragile devant une nature hostile et des animaux munis de défenses, c’est aujourd’hui une nouvelle forme de vulnérabilité qu’il faut prendre en compte, celle d’êtres démunis devant la violence engendrée par la technologie elle-même et sa capacité destructrice. L’enjeu de la technique désormais est de passer d’une attitude de projection aveugle, conditionnée par les seules considérations d’effi cacité et de productivité, à une projection critique, res-ponsable et capable d’autolimitation. Si le vocabulaire contemporain a ajouté le terme grec de logos (raison) à celui de technique en forgeant le mot « technologie », il est temps que cette rationalité se manifeste dans toutes ses formes, notamment critique et éthique et non plus seulement pragmatique et calculatrice. Il est néces-saire de penser autrement la technique, comme en témoigne aujourd’hui l’émer-gence d’une conscience responsable face au développement technique, cette nouvelle éthique de la technique, qui pense que la valeur de l’humain doit primer toute autre « valeur » notamment économique ou fi nancière. Reste que, au sein même de cette éthique, les clivages subsistent : faut-il opposer à la technique des limitations de l’extérieur, par décret juridique, par interdiction ou faut-il attendre de la technique qu’elle nous aide elle-même à redéfi nir les valeurs et les limites de son exercice ? Le débat contemporaines oppose les discours porteurs d’espoir, comme ceux de Sloter-dijk ou Atlan qui pensent, quoique selon des modes assez différents, une amélio-ration de la condition humaine par le biais des progrès technologiques, et les visions plus pessimistes, comme celle de Habermas, qui met en garde contre les dérives qui découleraient de l’autorisation de certains développements techniques. Redéfi nir l’humain, c’est en effet prendre le risque de le dépasser.

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CONCLUSION

Ce parcours sur les effets et les enjeux de la technique a permis de souligner la relativité de la notion de progrès. Comme le dit le penseur contemporain Paul Virilio, le progrès de la technique est également le « progrès de la catastrophe ». Si la technique nous fait changer d’échelle (elle accélère nos déplacements, démulti-plie notre force physique, nous offre des possibilités totalement nouvelles), elle donne également aux instruments techniques un pouvoir potentiel de nuisance accru. Bergson, déjà, insistait sur cette démesure, au sens d’une nouvelle échelle, sans doute trop grande pour les êtres humains, que la technique fait apparaître dans nos existences. Dans Éros et civilisation, en 1958, Herbert Marcuse mettait déjà en garde contre les effets négatifs inhérents au progrès technologique : « Le développement du progrès semble lié à l’intensifi cation de la servitude. Dans tout l’univers de la civilisation industrielle, la domination de l’homme par l’homme croît en étendue et en effi cacité. Cette tendance n’apparaît pas comme un recul accidentel et passager sur le chemin du progrès. Les camps de concentration, les génocides, les guerres mondiales et les bombes atomiques ne sont pas des rechutes dans la barbarie, mais les résultats effrénés des conquêtes modernes de la techni-que et de la domination. L’asservissement et la destruction de l’homme par l’homme les plus effi caces s’installent au plus haut niveau de la civilisation, au moment où les réalisations matérielles et intellectuelles de l’humanité semblent permettre la création d’un monde réellement libre. » Marcuse soulignait ainsi le paradoxe contemporain d’une société aliénée par ses propres instruments de libé-ration et d’une rationalité prise au piège d’une logique d’exploitation. C’est sans doute encore l’enjeu principal auquel est confronté le développement de la tech-nique : composer désormais avec une logique du progrès éthique.

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Repères : Une boîte à outils très pratique (glossaire, biographies, bibliographie commentée et décryptage du lien passé-présent) pour appréhender encore plus facilement les connaissances et idées de ce chapitre.

GLOSSAIRE

Bioéthique : du grec bios, « vie », et ethos, « mœurs », « coutumes ». La bioéthique est une interrogation sur les fi ns et les principes des recherches et des pratiques biomédicales. Elle réfl échit sur les conditions légitimes et morales d’intervention de la technique médicale sur l’origine et la fi n de la vie (fécondation in vitro, dia-gnostic préimplantatoire, euthanasie) ainsi que sur la nature même d’un être vivant (création d’organismes génétiquement modifi és (OGM), clonage). Cette discipline apparue dans les années 1960 confronte donc les innovations technolo-giques aux risques ou aux dommages, physiques ou psychologiques, qu’elles peu-vent engendrer. Cette interrogation éthique sur la légitimité des gestes et des actes dans le domaine des sciences du vivant et de la médecine (biotechnologies) refuse toute atteinte à la liberté et à l’identité de la personne humaine.

Biotechnologies : comme l’indique son sens étymologique (littéralement « tech-nologie du vivant »), le terme de biotechnologies, le plus souvent employé au plu-riel, désigne l’ensemble des techniques opérant sur les organismes vivants et éventuellement les transformant (comme par exemple la génétique). Leur déve-loppement suscite un certain nombre d’interrogations, notamment d’ordre moral (cf. bioéthique).

Eugénisme : du grec eu, « bien », et genos, « naissance, lignée ». Galton, inventeur du mot en 1883, l’entend comme un programme qui tirerait ses fondements dans la théorie de l’évolution. Le but de l’eugénisme est alors le développement de savoirs et de pratiques permettant d’améliorer une espèce par la sélection de cer-tains critères biologiques. Appliqué à l’être humain dans le cadre d’une doctrine raciste, l’eugénisme a conduit dans le passé à des stérilisations de personnes men-talement défi cientes ou à l’extermination de races dites inférieures lors des géno-cides. C’est le souvenir de ces dérives qui explique la grande prudence nécessaire autour de toute forme de sélection génétique.

Instrument : il peut être soit naturel (la main de l’homme), soit artifi ciel, c’est le cas de l’outil, qui prolonge, renforce ou modifi e l’activité manuelle.

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Machine : du grec mèchanè, « machine », « ruse ». Elle est constituée d’un ensemble de mécanismes combinés, destiné à produire un effet approprié à partir d’une impulsion initiale. Selon la pensée antique, la machine est la réponse de l’homme, sa ruse (une « machination ») face à la puissance de la nature. La machine a long-temps servi d’archétype pour penser le fonctionnement du monde ou du corps, comme en témoigne la pensée cartésienne. Source de nombreux espoirs, la machine, censée libérer l’homme des tâches pénibles, se transforme en machine infernale, lorsqu’elle lui impose ses cadences inhumaines et lui confère un mode d’existence proche du sien (une vie « machinale », faite d’automatismes, de répéti-tion et sans réfl exion), ou lorsque la science-fi ction lui prête une intelligence arti-fi cielle défi ant celle des hommes.

Mécanisme : de même origine étymologique, la « ruse » ici renvoie au principe d’organisation interne, à la structure qui gouverne un ensemble de pièces. C’est l’agencement d’éléments permettant le fonctionnement d’une machine ou d’un appareil.

Progrès : du latin progressus, « action d’avancer » : ce terme désigne en premier lieu toute évolution quantitative, toute transformation graduelle d’une chose, qu’elle soit positive ou non (« le progrès d’une maladie ou d’une épidémie »). Mais il est le plus souvent employé comme synonyme d’un développement en bien, d’une amélioration (« le progrès social »). Employé seul, le progrès caractérise l’évolution positive de l’humanité. La question du progrès se pose face aux effets du développement technique, comme les menaces sur l’environnement ou l’alié-nation des hommes. À quel prix paie-t-on le progrès technique ? Le progrès moral et social ne devrait-il pas constituer le critère d’évaluation des autres formes de progrès, scientifi que et technique ?

Responsabilité : du latin respondere, « répondre ». Être responsable, c’est littérale-ment être capable de répondre de ses actes, les assumer, s’en reconnaître comme l’auteur, ce qui présuppose certaines conditions morales et psychiques. La notion de responsabilité prend une orientation nouvelle, sociale et politique, au XXe siècle avec la pensée de Hans Jonas, qui propose une éthique de la responsabilité. Selon lui, les menaces engendrées par les développements contemporains de la technique incitent à adopter une attitude responsable devant les générations futures dont les conditions mêmes d’existence, notamment écologiques, doivent être préservées. Nous ne sommes pas seulement responsables devant ceux qui existent, mais aussi devant ceux qui ont le droit d’exister, à l’avenir.

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Technique : du grec technè, « art », « habileté », « technique ». Ce terme désigne d’abord un savoir-faire, une compétence permettant d’obtenir un résultat déter-miné. Ce terme s’applique également à l’ensemble des moyens mis en œuvre dans ce but. Il désigne aussi bien un savoir-faire qu’un outil ou une machine. À la diffé-rence de l’art, la technique a pour fi ns l’utilité et l’effi cacité.

Technologie : étymologiquement, ce terme désigne l’ensemble des connaissances rationnelles (logos) propres à chaque technique, technè). Cette idée d’une com-plexité de la technique, qui présuppose un savoir approfondi, des compétences à la fois théoriques et pratiques, explique l’usage courant de ce terme souvent employé comme synonyme de technique récente, comme dans l’expression « nou-velles technologies ».

BIOGRAPHIES

Hannah Arendt : née à Hanovre en 1907, Hannah Arendt est l’élève de Martin Heidegger, puis celle d’Edmund Husserl et de Karl Jaspers. Elle consacre sa thèse au concept d’amour chez saint Augustin. Mais en 1933, elle doit quitter l’Allema-gne pour fuir le nazisme et les persécutions des Juifs. Elle s’exile d’abord en France, puis aux États-Unis, où elle vivra jusqu’à sa mort en 1975. Elle y enseignera la philosophie et les sciences politiques. Sa pensée reste marquée par les événements de son siècle. Elle présente notamment une analyse du totalitarisme et s’interroge sur la question du mal, à l’occasion du procès à Jérusalem d’Eichmann, haut digni-taire nazi, procès qu’elle suit comme journaliste pour un quotidien américain et qui donnera lieu à un ouvrage polémique, Eichmann à Jérusalem, essai sur la banalité du mal, 1963. Prolongeant l’interrogation de Husserl et Heidegger sur la technique, Hannah Arendt en propose une étude dans son ouvrage La Condition de l’homme moderne.

Jürgen Habermas : né en 1929, héritier de l’École de Francfort, ce philosophe allemand est le penseur des formes prises par l’histoire, la technique et la politique au XXe siècle. Il joue un rôle important dans les discussions contemporaines, poli-tiques et éthiques. Analysant les questions posées par le développement technolo-gique, Habermas s’est interrogé sur les garde-fous éthiques. Son opposition à Sloterdijk, qu’il présente dans son ouvrage L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral, construit l’un des dialogues contemporains les plus stimulants sur ces enjeux actuels. Habermas refuse notamment l’idée d’une sélection génétique préalable au nom du principe d’autonomie du sujet.

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Martin Heidegger : né en Allemagne en 1889, Heidegger étudie d’abord la théologie avant de s’orienter vers la philosophie. Successeur de Husserl, en 1928, à l’université de Fribourg où il fut d’abord assistant, il accepte en 1933 la charge du rectorat de l’uni-versité, au moment où les nazis prennent le pouvoir. Il est suspendu dans ses fonc-tions en 1945, alors que sa popularité grandit en France avec la naissance de l’existentialisme. Réintégré en 1951, il enseignera jusqu’en 1973 et meurt en 1976. Pour Heidegger, la technique est la forme extrême de l’oubli de l’être. Heidegger stigmatise en effet la métaphysique occidentale qui a confondu l’être et l’étant. La technique, en considérant l’étant comme fonds toujours disponible, ce qu’elle maî-trise et dont elle peut disposer à sa guise, se méprend sur la nature de l’être et ren-force son oubli, c’est-à-dire l’oubli de ce à partir de quoi la technique elle-même est possible.

Hans Jonas : né en Allemagne en 1903, Jonas s’exile en 1933 à l’arrivée au pouvoir de Hitler. Marqué par la montée des totalitarismes, Jonas s’interroge sur l’utopie technicienne et les dérives d’une telle illusion. Répondant au texte d’Ernst Bloch, Le Principe espérance, il insiste dans son ouvrage majeur, Le Principe responsabilité (1979), sur les dangers d’une technique dont Bloch présentait une idéalisation. Non seulement, selon Jonas, la technique n’est pas à même de modifi er et d’amé-liorer par son développement illimité la condition humaine, mais elle présente une véritable menace, en ce qu’elle engendre un appauvrissement de nos ressour-ces naturelles et en ce qu’elle échappe de plus en plus à la maîtrise de l’homme. Héritier de la pensée morale kantienne qu’il adapte à la question de la technique, Jonas, par sa réfl exion éthique novatrice, est l’un des premiers à éveiller cette conscience critique qui se développera notamment dans la pensée écologique. Proposant une réfl exion a priori sur les conséquences des développements techni-ques à long terme et leurs effets sur la nature et sur les hommes, il met en place les bases d’une éthique de la responsabilité de l’homme face aux générations futures et inspire les défenseurs contemporains du principe de précaution.

Ernst Jünger : romancier et penseur allemand, né en 1895 et mort à cent trois ans en 1998, il écrit sur la technique, le temps et les cycles. Dans Les Prochains Titans (1995), il rappelle le pouvoir magique de la technique, qui explique notre fascina-tion à son égard.

Marshall Mac Luhan : sociologue canadien, Mac Luhan a consacré plusieurs étu-des aux médias. Dans La Galaxie Gutenberg (1962), il prévoit la fi n de la « civilisa-tion du livre » et l’événement de l’âge des médias électroniques. Il pense le développement d’une culture électronique, dont les informations se transmettent par le son et l’image, sur le mode de l’immédiateté et non par l’analyse intellec-

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tuelle, la pensée discursive et imprimée, qui permet la distance critique. Dans Comprendre les médias (1964), Mac Luhan étudie la portée sociale des médias électroniques.

Gilbert Simondon : né en 1924, professeur de philosophie au lycée, puis à l’uni-versité, Simondon est surtout connu pour son ouvrage Du mode d’existence des objets techniques (1958), dans lequel il procède à l’analyse de ce qui fait l’essence des objets techniques, à l’aide de nombreux exemples. Son livre est un plaidoyer en faveur d’un rapprochement des valeurs de la culture et de celles de la technique. Il meurt en 1989.

Peter Sloterdijk : penseur allemand, Peter Sloterdijk publie en 1999 un ouvrage polémique intitulé Règles pour le parc humain. Il propose des « règles pour une anthropotechnologie », c’est-à-dire pour une technologie améliorant les êtres humains. Sloterdijk défend l’idée d’un eugénisme libéral qui s’intègre dans une logique d’amélioration de soi, laquelle a, selon lui, toujours été celle de l’espèce humaine. Il voit dans la programmation génétique un moyen pour l’être humain d’opérer les sélections qui lui permettraient de devenir de moins en moins bestial.

BIBLIOGRAPHIE COMMENTÉE

Philosophie classique

Nous indiquons ici dans ces œuvres de philosophie classique les références des passages qui traitent spécifi quement de la question de la technique et dont les extraits ont été évoqués dans le cours. Ce panel permet de constater les variétés des cadres de réfl exion au sein desquels la question de la technique peut être abordée : respectivement (dans l’ordre des ouvrages subcités) le pouvoir de l’homme, la biologie, la réfl exion sur le savoir, sur l’évolution ou encore sur la morale.

Platon, Protagoras, 320 c-322 c. (Ces repères se retrouvent dans toutes les éditions des textes de Platon, en haut des pages ou dans la marge).

Aristote, Des parties des animaux, « La main, apanage de l’homme », Paris, Les Bel-les Lettres, 1993, p. 136-137.

René Descartes, Discours de la méthode, (1637), VI. Paris, Garnier-Flammarion.

Henri Bergson, L’Évolution créatrice, (1907), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991, chapitre III, « Méthode à suivre », p. 187-193.

– Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995, « Mécanique et mystique », p. 324-338.

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La réfl exion sur la technique au XXe siècle

Ces ouvrages témoignent de l’émergence d’un intérêt particulier pour la techni-que en elle-même, des inquiétudes ou de la fascination qu’elle alimente. La ques-tion de la technique est ici traitée dans sa spécifi cité et selon des perspectives assez variées (ontologique chez Heidegger, politique et morale chez Arendt, Bloch, Jonas et Habermas, sociale chez Marcuse, épistémologique chez Simondon et Leroi-Gourhan). Certains auteurs s’attachent en particulier aux spécifi cités des techno-logies contemporaines et à leurs enjeux (Mac Luhan, Ellul, Virilio).

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Agora Pocket.

Ernst Bloch, Le Principe espérance, Paris, Gallimard, 1977-1982.

Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, Paris, PUF, 1958.

– Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1987.

Jürgen Habermas, La Technique et la Science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973.

Hans Jonas, Le Principe responsabilité (1973), Paris, Champs Flammarion, 1999.

– Une éthique pour la nature, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.

Martin Heidegger, Essais et conférences, « La Question de la technique », traduit de l’allemand par André Préau et préfacé par Jean Beaufret, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 9-49.

Ernst Jünger, Les Prochains Titans, Paris, Grasset, 1998.

André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, Paris, Albin Michel, 1964.

Herbert Marshall Mac Luhan, Pour comprendre les médias (1964), Paris, Le Seuil, 1968.

Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Paris, Minuit, 1963.

Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, « Les Techniques du corps », Paris, PUF, 1950.

Jean-Pierre Séris, La Technique, Paris, PUF, 2000.

Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989.

Paul Virilio, Un paysage d’événements, Paris, Galilée, 1996.

– Cybermonde, la politique du pire, entretien avec P. Petit, Paris, Textuel, 1996.

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Sur la question des biotechnologies

Une bonne introduction à cette question se trouve dans le numéro de Philosophie magazine consacré à la question des progrès des biotechnologies et qui résume les différents clivages contemporains (n° 5, décembre 2006-janvier 2007. « Demain, l’homme génétiquement modifi é »). On distinguera ensuite les auteurs dont les ouvrages ont suscité d’importantes polémiques au moment de leur parution, pour les idées novatrices ou dérangeantes – selon le point de vue – qu’ils proposent et qui manifestent un certain enthousiasme devant le développement d’importantes modifi cations technologiques, c’est le cas des positions de Sloterdijk ou d’Atlan qui défend l’idée d’une nouvelle utopie grâce aux progrès scientifi ques et techni-ques. D’autres auteurs, comme Dagognet ou Habermas, s’interrogent sur les prin-cipes de norme et d’éthique qui peuvent régir ce recours à la technique dans la modifi cation du vivant. Certains, enfi n, posent la question des nouvelles limites défi nissant l’humanité et de ses transformations à venir (Fukuyama, Michaud, Janicaud).

Henri Atlan, L’Utérus artifi ciel, Paris, Le Seuil, 2005.

François Dagognet, La Maîtrise du vivant, Paris, Hachette, 1988.

Francis Fukuyama, La Fin de l’homme, conséquences de la révolution biotechnique, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », 2002.

Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2002.

Dominique Janicaud, L’homme va-t-il dépasser l’humain ?, Paris, Bayard, 2004.

Yves Michaud, Humain, inhumain, trop humain, Paris, Climats, 2006.

Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 1999.

La technique dans l’art, la littérature, le cinéma et la science-fi ction

Pour une bonne introduction à la réfl exion philosophique suscitée par la science-fi ction, on peut consulter l’ouvrage dirigé par Gilbert Hottois Philosophie et science-fi ction, Paris, Vrin, 2000. Les différents articles posent les questions de l’identité de l’être humain, des relations spécifi ques induites entre les hommes par les transformations technologiques, de la violence technicienne, nouvelle forme de puissance transcendante, et du risque de l’aliénation des hommes par la technique. Cet ouvrage collectif est une invitation à relire ou à revoir certains classi-ques de la littérature d’anticipation et du cinéma de science-fi ction comme :

Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes (1932).

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George Orwell, 1984 (1948).

Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818).

Jules Verne, Vingt mille lieux sous les mers (1869).

Dans le domaine cinématographique, on peut se référer à quelques classiques : le fi lm de Stanley Kubrick : 2001, l’odyssée de l’espace (1968) ou l’œuvre de David Cronenberg : La Mouche (1986), Crash (1996), Existenz (1999), qui abordent dif-férents aspects du pouvoir de la technique et notre fascination à son égard.

Sur la thématique de l’identité : Total Recall (1990), Volte face (1997), Matrix (1999) à mettre en relation avec le texte de Slavoj Žižek, « Matrix ou les deux faces de la perversion », in La subjectivité à venir, Paris, Champs Flammarion, 2006.

Sur la fi gure de la machine : Chaplin, Les Temps modernes (1936). C’est aussi l’oc-casion d’admirer de nouveau les dessins des machines et mécanismes de Léonard de Vinci.

Sur les questions de sélection génétique, clonage et dérives sociales : Bienvenue à Gattaca (1997), The Island (2005), Les Fils de l’homme (2006).

Sur la manipulation des médias : The Truman Show (1998).

LIEN PASSÉ-PRÉSENT

Génie de la Renaissance, peintre, théoricien de l’art, Léonard de Vinci (1452-1519) fut également un ingénieur visionnaire. Il a été l’un des premiers à comprendre les principes de base du fonctionnement des machines. Avant lui, chaque machine était considérée en elle-même, comme si elle était la seule dans son genre. Léonard a mis au jour les mécanismes simples et universels qui régissent toutes les machi-nes et en font, analogiquement, l’équivalent d’une structure organique. Il a étudié les forces de frottement et a conçu les meilleurs engrenages possibles ou encore les entraînements par cordes ou courroies. Mais ce sont ses machines qui ont le plus frappé l’imagination, dont le célèbre ornithoptère ou machine volante. Il a égale-ment inventé l’ascenseur à manivelle, l’excavatrice géante destinée au creusement de l’Arno, le fl euve de Florence, la machine à tailler des limes, le tournebroche automatique ou la balestre à tir rapide, sorte d’arbalète. Beaucoup de ses créations ne deviendront réelles que plusieurs siècles plus tard.

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Ce pouvoir de l’imagination à envisager des systèmes au-delà de toute possibi-lité de réalisation concrète immédiate est sans doute l’un des génies spécifi ques à l’invention technique. La technique présuppose une puissance mentale de pro-jection. De nombreuses fi ctions ont ainsi ponctué l’histoire des récits d’antici-pation ou utopiques qui trouvent aujourd’hui leur matérialisation. Si nous ne possédons toujours pas le pouvoir de voler, de nous télétransporter, de devenir invisibles ou d’être éternels, certaines des fi ctions d’autrefois sont devenues des éléments de notre réalité.

Certaines utopies d’hier ne sont pas très éloignées de notre réalité. Dans la Nou-velle Atlantide, publiée en 1627, Francis Bacon décrivait un pouvoir médical uto-pique, qui nous semble aujourd’hui assez familier. Les corps y sont transparents, les mystères des humeurs élucidés : « Nous donnons [...] à voir les ombres. Nous avons aussi découvert divers moyens, encore inconnus chez vous, de faire que cer-tains corps produisent de la lumière comme autant de sources lumineuses. […] Nous avons aussi des verres permettant de voir dans l’urine et le sang des choses que l’on ne pourrait pas voir autrement. » On lit dans les corps comme dans les livres. Le but est de faire reculer les limites de la vie humaine, de repousser l’échéance de la mort. On crée des médicaments à partir de minéraux : « Nous les utilisons aussi quelquefois [de nouveaux métaux artifi ciels] (ce qui peut paraître étrange) pour soigner certaines maladies et pour prolonger la vie », on fabrique de nouvelles plantes hybrides : (« Nous avons aussi l’art de faire pousser des plantes par simple mixture de terres, sans y mettre de semence, et nous parvenons ainsi à produire de nouvelles plantes, différentes des variétés communes, ou à changer certaines espèces en d’autres »), on purifi e l’air (« … des salles de santé, dont nous modifi ons l’air en le dotant de qualités particulières selon ce qui nous paraît bon et propre à guérir diverses maladies et conserver la santé »), on frôle le dopage : (« diverses sortes de mixture permettant de guérir certaines maladies et de rendre la santé au corps humain [permettent également] de le raffermir en ce qui concerne la force des tendons, les parties vitales, ainsi que la substance, la sève même du corps »).

Si ce bref rappel peut étonner ou prêter à sourire, il faut se rappeler que certains chercheurs aujourd’hui se réfèrent à des œuvres d’anticipation pour évoquer leurs propres projets. C’est le cas notamment d’Henri Altan, qui défend l’idée d’un utérus artifi ciel. Ainsi, les idées les plus étonnantes du passé peuvent moti-ver de très sérieuses recherches contemporaines. Les rêves ou les cauchemars d’autrefois sont parfois en germe dans les laboratoires. Il n’est donc pas vain de relire, à titre préventif et spéculatif, les écrits de la science-fi ction politique du XXe siècle ou de la speculative fi ction, les textes de Philip K. Dick, John Brunner,

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James Graham Ballard, George Orwell ou Aldous Huxley. C’est l’idée que défend Ariel Kyrou, dans son dernier ouvrage Paranofi ctions. Traité de savoir-vivre pour une époque de science-fi ction (2007). Les questions de bioéthique, d’avenir éco-logique, d’organisation politique peuvent être reconsidérées à travers ces écrits, à concevoir moins comme de réelles prédictions qu’en tant qu’interrogations pertinentes sur le sens que nous souhaitons donner ou que nous risquons de donner à notre avenir par le biais de certains développements techniques. Comme le défend Juliette Simont dans Philosophie et science-fi ction (dir. Gilbert Hottois, 2000), la science-fi ction – lorsqu’elle n’est pas victime d’une certaine condescendance – présente un support de réfl exion extrêmement intéressant pour la philosophie, par la radicalisation qu’elle propose et certaines de ses anti-cipations. Elle nous permet d’adopter sur nous-mêmes une position de survol. C’est là encore cette capacité de projection qu’il faut faire jouer, non plus pour développer certaines techniques, mais peut-être, de manière nouvelle dans l’his-toire de la technique pour ne pas les développer.

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