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2 UNIVERSITE PARIS XII VAL DE MARNE – Ecole Doctorale de Lettres THESE de Doctorat Discipline : Lettres Modernes présentée et soutenue par Madame Mi-Young MUN René et Julien Sorel : ambition et mélancolie chez Chateaubriand et Stendhal Directeur de Thèse : Monsieur le Professeur Francis CLAUDON EA 3483 Année 2003-2004

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UNIVERSITE PARIS XII VAL DE MARNE – Ecole Doctorale de Lettres THESE de Doctorat Discipline : Lettres Modernes présentée et soutenue par Madame Mi-Young MUN René et Julien Sorel : ambition et mélancolie chez Chateaubriand et Stendhal Directeur de Thèse : Monsieur le Professeur Francis CLAUDON EA 3483 Année 2003-2004

Page 2: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

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« Invoque-moi au jour de la détresse ; Je te délivrerai, et Tu me glorifieras. » (Psaume 50 : 15)

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Introduction

Choix du sujet

Une communication intestine a lieu au travers des œuvres de Chateaubriand et Stendhal.

C’est cette intertextualité qui nous a attiré en premier. Nous aimerions débuter cette présente

étude par une remarque de T. Todorov : « Lorsque nous lisons une œuvre, nous lisons

toujours beaucoup plus qu’une œuvre : nous entrons en communication avec la mémoire

littéraire, la nôtre propre, celle de l’auteur, celle de l’œuvre même ; les œuvres que nous

avons déjà lues et même les autres, sont présentes dans notre lecture et tout texte est un

palimpseste »1.

Chateaubriand et Stendhal ne nous avaient pas paru comme des auteurs qui se

ressemblaient. Pourtant, au fur et à mesure de la lecture, nous avons appris à les apprécier tous

deux. En dépit de l’écriture fort dissemblable, leurs œuvres ont une profondeur et une qualité

qui ne laissent pas indifférent les lecteurs. Nous sommes particulièrement attirés par le

personnage de René et de Julien Sorel à cause de leurs destins aux mêmes caractéristiques

romantiques. Aussi nous sommes-nous intéressés aux raisons d’une coïncidence non

hasardeuse chez ces auteurs dont les apparences paraissent si différentes.

Dans la méthode retenue pour mener cette étude, il nous est d’abord apparu nécessaire

d’identifier les points communs dans les œuvres et chez les auteurs. Nous avons essayé de

juxtaposer les termes qui s’y opposaient ou qui s’y complétaient. Nous avons aussi recouru à

la méthode du rapport triangulaire de l’influence qui consiste, chez les comparatistes, à

relever l’influence commune d’un troisième auteur sur deux auteurs bien différents.

1T. Todorov, dans la préface du Grand Code, la Bible et la littérature de Northrop Frye, Seuil. Coll. Poétique, 1984, p. 7.

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Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit

de René1 dans l’ouvrage homonyme de Chateaubriand et Julien Sorel du Rouge et le Noir de

Stendhal. Enfin, nous avons sélectionné deux termes qui nous semblaient le mieux qualifier le

caractère de ces personnages. Il s’agit de l’ambition et de la mélancolie : Le terme

« ambition » nous est paru premièrement à cause d’une connaissance antérieure du

personnage de Julien et de sa lutte dans la société. La mélancolie, second terme qui s’y

juxtapose, nous est apparu seulement au cours de la réalisation de cette étude.

Une fois le sujet choisi, nous avons ensuite essayé de réunir des documents pour la

construction du plan : notre souci consistait à porter une attention équivalente à René et Julien

Sorel ainsi qu’à Chateaubriand et Stendhal. Il nous a également semblé naturel de mener notre

enquête du général au particulier, de l’extérieur vers le cœur du sujet. De la sorte, nous avons

d’abord cherché à comprendre le contexte historico-social des œuvres avant de développer

notre sujet sous les auspices des sentiments amoureux, religieux.

Il semble y avoir peu de points communs entre ambition et mélancolie, aussi peu qu’entre

les auteurs à première vue. Au début de cette étude, René et le Rouge et le Noir passaient pour

être des œuvres dont chacune développe une notion appropriée : Nous avons pu déceler plus

facilement l’ambition dans le Rouge et le Noir et la mélancolie dans René. Mais, au terme de

cette étude, nous pensons que ces deux notions sont étroitement liées dans chaque œuvre et

qu’elles ont une importance primordiale pour expliquer le processus de l’évolution du

personnage de René et de Julien Sorel. La mélancolie s’avère, se place comme un état à la fois

opposé et complémentaire de l’ambition chez les héros romantiques.

A travers la structure symétrique de ces termes, nous espérons arriver à une comparaison

constructive des œuvres de Chateaubriand et Stendhal. Notre intérêt portera sur l’analyse de

Julien et René, ces héros à la fois si différents et pourtant si semblables par certains aspects.

1 En vérité, nous nous intéresserons à René, aux Natchez et à Atala dans lesquels le personnage de René apparaît. Nous appellerons ces trois ouvrages « le cercle de René ».

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Définition

De l’ambition

Selon le dictionnaire « Robert », <<l’ambition est un désir ardent d’obtenir les biens qui

peuvent flatter l’amour-propre comme pouvoir, honneurs, réussite sociale. Aussi c’est un

désir ardent de réussite, dans l’ordre intellectuel ou moral >>.

L’ambition est un sentiment beaucoup plus fort et beaucoup plus causal que nous pouvons

le penser d’ordinaire. L’ambition existe et elle est enfouie en chacun de nous. Il semble que

manifester de l’ambition permette une affirmation de soi-même. C’est un sentiment dont la

puissance interne subsiste fondamentalement dans le comportement et la psychologie des

gens. Nous aimerions insister sur le fait que pour définir le terme de l’ambition le dictionnaire

considère non seulement l’aspect social mais aussi l’aspect intellectuel ou moral. C’est au

point de vue polyvalent du terme que nous recourons dans cette présente étude.

L’ambition constitue un thème majeur tout au long du roman, le Rouge et le Noir. Dans

cette œuvre, les personnages sont ambitieux. Quand on voulait caractériser le héros principal,

Julien Sorel, on l’a souvent qualifié de « jeune ambitieux ». Effectivement, le parcours du

héros qui retient l’intérêt principal de la lecture, se révèle comme celui d’un arriviste. Pour le

héros du Rouge et le noir, l’ambition se définit comme étant <<l’essence même de son

existence>>1. Comprendre son personnage signifie alors la compréhension de son parcours

ambitieux.

D’ailleurs, Michel Raimond a dit que « raconter la vie d’un ambitieux, c’est retrouver le

schéma archétypique du roman : un sujet convoite un objet et sa réussite ou son échec dépend

des rapports de force entre ce qui peut l’aider et ce qui peut lui nuire »2. Ce rapport de force

entre les protagonistes se trouve justement au cœur des intrigues romanesques. L’ambition de

Julien Sorel, son parcours de jeune homme suscitent ainsi les intérêts de notre étude.

1 Stendhal, Le Rouge et le Noir, Gallimard, Coll. de la bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 303. 2 M. Raimond, Le roman, Paris, Armand Colin, 1989, p. 84.

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En comparaison de Julien, il apparaît que René est un personnage dont les apparences le

définissent facilement comme un être passif qui n’a pas l’air de posséder beaucoup

d’ambition. Pourtant la personne de René sait fortement exprimer ses aspirations << appelant

de toute la force de ses désirs l’idéal objet d’une flamme future >>1.

Cette description de Chateaubriand explique bien le caractère de son personnage principal.

Ce héros donne à première vue l’impression d’être naïf. Mais est-il possible que cette

impression soit issue d’un préjugé du type romantique du fait que René est un héros célèbre à

cause de son penchant mélancolique ?

René est un personnage plein de contraste. Son ambition, sa volonté et ses amours ne

cessent de s’opposer. Si son influence romantique est indéniable, son caractère de passivité,

nous semble-t-il, nécessite une analyse approfondie en considération du contexte de sa

création. Dans l’hypothèse où son caractère passif cache l’ambition déçue, il serait intéressant

de rechercher son ambition, ses rêves.

Dans le cercle de René et le Rouge et le Noir, l’ambition est décrite comme une qualité

essentiellement masculine. Chez Chateaubriand et Stendhal, l’idée de l’ambition est employée

d’une manière différente lorsqu’il s’agit du héros principal et des personnages secondaires.

Nous voulions d’abord les distinguer en termes d’« ambition négative » et d’ « ambition

affirmative ».

L’ambition négative

Stendhal, aussi bien que Chateaubriand, ont placé parmi les personnages secondaires les

vrais ambitieux. L’ambition qu’ils affirment montre un aspect négatif, parce qu’ils sont prêts à

causer du tort aux autres et à sacrifier les innocents : Les séminaristes de Besançon et du petit

Tanbeau à Paris dans le Rouge et le Noir sont des modèles sans moral ni idéal. Pour obtenir

les privilèges, ils sont prêts à tout accepter et obéissent aveuglement aux ordres. Le côté

ironique dans cette œuvre c’est que Julien ne supporte pas les autres arrivistes, bien qu’il se

montre lui-même arriviste.

1 Chateaubriand, René, Gallimard, Coll. de la bibliothèque de la Pléiade, 1994, p. 128.

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Nous pouvons également prendre, entre autres, l’exemple de M. Valenod et d’Ondouré :

M. Valenod dans « le Rouge et le Noir» a pour ambition de devenir maire à la place de M. de

Rênal. Pour cela, il n’hésite pas à se corrompre dans les affaires d’approvisionnement de

nourriture de la prison. Il se montre très fort en intrigue politique, de sorte qu’il se rend à Paris

chez le marquis de La Mole pour solliciter son soutien. A force d’intrigues, il devient baron et

arrive à remplacer M. de Rênal en tant que maire.

Ondouré dans « Les Natchez » illustre aussi un archétype d’ambitieux. Il veut devenir le

chef de sa tribu et chasser les européens de son territoire ; alors qu’en secret cette ambition

l’obsède à cause de son désir charnel pour Céluta, Ondouré poursuit ses desseins

minutieusement et atteint ses buts sans s’embarrasser de sentiments de regret ou de remords.

Dans des contextes différents, l’ambition de M. Valenod et Ondouré les aveugle et les

amène à commettre des actes ignobles. Ils se sont fixés un objectif quant à leur position

politique et à l’ascension sociale et ils font tout pour y arriver en agissant sans considération

aucune des autres. Leurs personnages sont dépeints assez rapidement mais ils sont en conflit

direct avec les personnages principaux.

Ambition affirmative

Par rapport à ces personnages chez lesquels l’ambition subsiste comme un sentiment vil et

péjoratif, celle des héros semble suivre un autre chemin. L’ambition des héros, nous semble-t-

il, se définit comme un sentiment qui leur permet de dépasser le stade des idées de désir ou

d’envie, qui les pousse vers l’avenir et qui les amène finalement à se transformer.

Julien et René montrent des parcours bien différents en comparaison de ces personnages

typiquement ambitieux : Julien Sorel se caractérise par une volonté hors du commun. C’est

avec cette force qu’il rêve et réalise son ambition. Pour René c’est différent. Si René a une

imagination aussi fertile que Julien, sa nature ne possède pas cette énergie extraordinaire du

héros du Rouge et le Noir. Pourtant, cet aspect de leur ambition, nous semble-il, se manifeste

positivement du fait que l’ambition sert aux héros comme moyen d’affirmation d’eux-mêmes.

Ils cherchent par la voie de l’ambition le chemin qui leur permettrait de se connaître.

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Cette énergie de la jeunesse peut se montrer tantôt positive, ou tantôt négative. Mais

même si elle fait commettre des impairs et conduit à la solitude et à la mélancolie, il nous

semble que cette énergie relève du dynamisme de la jeunesse. Loin du prototype de l’arriviste,

Julien et René se révèlent comme des personnages essentiellement romantiques, voire

« problématiques » dans le cas de Julien Sorel si nous recourons au terme de G. Lukacs. Ils

ont des qualités du cœur, l’instruction, mais rencontrent l’interdit dans la société. La réaction

qu’ils adoptent pour se défendre dans le monde et surmonter ces difficultés n’est pas pareille,

ce qui éveille justement notre intérêt et nous pousse à comparer ces personnages.

De la mélancolie

Le terme « mélancolie » est d’origine médicale. Selon le dictionnaire Robert, mélancolie

vient du mot latin « melancholia », et du mot grec « melagkholia » qui littéralement ont le

sens de « bile noire, humeur noire ». Les significations que nous propose le dictionnaire

Robert sont : « Bile noire, l’une des quatre humeurs, dont l’excès, selon la médecine

ancienne, poussait à la tristesse ». Cette première définition évolue dans la modernité en

« Etat pathologique caractérisé par une profonde tristesse, un pessimisme généralisé ». Dans

le langage courant au XVII° siècle, elle désigne « l’état d’abattement, de tristesse vague,

accompagné de rêverie » et acquiert les synonymes de « langueur, nostalgie, spleen, taedium

vitae ». Dans la littérature, la mélancolie est alors « pensée, sentiment, attitude qui manifeste

un tel état » ainsi que « le caractère de ce qui inspire un tel état ».

Nous nous intéresserons à la mélancolie par rapport à l’ambition : « La mélancolie n’est

que de la ferveur retombée » dit André Gide. Ensuite, la mélancolie dans le romantisme nous

intéresse, dans le sens souligné par Hugo : « La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste ».

Ces deux énonciations de Gide et Hugo s’accordent à la manière selon laquelle nous voulions

analyser notre sujet.

Nous souhaitons également ajouter deux définitions concernant la mélancolie : en premier,

il s’agit de la mélancolie amoureuse. Nous recourons à l’étude réalisée et réunie par J. Céard

pour mesurer l’importance de cette notion : « la mélancolie amoureuse n’est pas un de ces

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termes d’étude que l’on choisit par égard pour les modes ou pour satisfaire à un caprice

personnel ; elle est de ceux qui s’imposent, à un double titre. Par sa présence permanente,

depuis plus de vingt siècles, dans le savoir occidental : il n’est en effet guère de médecin grec,

arabe, du Moyen Age ou de la Renaissance, qui ne lui ait fait une place. Par sa tendance

naturelle ensuite à être énoncée sous une forme narrative. Cernée par une symptomatologie

assez rudimentaire, assemblée précocement en une courte et stable liste d’indices, elle est

moins décrite qu’elle n’est figurée. En matière de mélancolie amoureuse, transmettre le savoir

médical, c’est tout d’abord raconter l’inusable histoire de la découverte par Eratistrate de la

passion d’Antiochus pour Stratonice. Or tandis que cet exemple, noyau dur de cette brève

théorie, perdure, l’environnement épistémologique qui l’a vu naître change tout comme se

modifient les comportements sexuels et les morales qui les supportent >>1.

Comme le suggère la citation ci-dessus, il nous semble que l’importance de la mélancolie

amoureuse se trouve aussi dans le fait que son évolution épistémologique apporte une

évolution du discours et de la formation romanesque. La recherche sur cette question nous

amènera aussi à nous interroger sur le rôle de l’écrivain et du lecteur.

Enfin, nous nous intéresserons à la mélancolie par rapport à la religion : « La mélancolie

est quelque chose de trop douloureux, elle s’insinue trop profondément jusqu’aux racines de

l’existence humaine pour qu’il nous soit permis de l’abandonner aux psychiatres. Si donc

nous nous interrogeons ici sur son sens, nous disons déjà, par là même, qu’elle représente

pour nous un phénomène d’ordre non psychologique ou psychiatrique, mais spirituel, que

nous croyons en étroits rapports avec les profondeurs de notre nature humain »2.

Nous souhaitons approfondir notre analyse à travers le lien qu’apportent ces notions

binaires : La pleine manifestation de l’ambition de René et Julien nous semble comme l’état

du plein. René et Julien Sorel, se trouvant dans des moments de tristesse nous rappellent en

revanche l’état du vide, de « la ferveur retombée » gidienne, l’absence ou la faiblesse de

l’ambition. Nous souhaitons éclairer ce rapport de l’état de l’ambition et de la mélancolie, ou

le sentiment du plein et du vide.

1Jean Céard, La Folie et le corps, Etudes réunis avec la collaboration de Pierre Naudin et de Michel Simonin, Université Paris XII, cote : 99211584, p. 9. 2 Romano Guardini, De la mélancolie, Editions du Seuil, traduit de l’Allemand par Jeanne Ancelet-Hustache, 1953, p. 9.

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Structure

Dans la première partie, nous développerons la naissance de l’ambition et de la mélancolie

chez les héros. Pour la compréhension de René et Julien Sorel, nous nous intéresserons

naturellement au rôle de l’Histoire, particulièrement à la Révolution française dont le temps et

les événements sont étroitement liés.

Le thème de « l’ambition » apparaît comme le fil d’Ariane dans l’intrigue du Rouge et le

Noir, c’est cela surtout qui détermine les actions pour Julien Sorel. L’ambition est également

un sujet intrigant dans René dont le héros a un net penchant pour la mélancolie. L’ambition

nécessite un objet de désir. Mais avant cet objectif, elle doit naître dans un cadre spécial de

vie. Donc, nous nous intéressons aux héros, à leurs environnements et aux sentiments qu’ils

éprouvent face à la société.

Dans la deuxième partie, nous nous proposons de mener une étude sur le romantisme

français, pour une meilleure définition du caractère romantique de René et Julien ainsi que

pour une compréhension de la position particulière qu’occupaient Chateaubriand et Stendhal

au sein du mouvement romantique.

Ensuite, nous tenterons de définir l’objet du désir des héros et l’évolution de leur ambition

dans la société hostile.

Nous étudierons, dans la troisième partie, l’ambition et l’amour chez René et Julien. Nous

utiliserons la structure symétrique du héros avec les héroïnes : René et Amélie, René et Céluta

ou Julien Sorel et Mme de Rênal, Julien Sorel et Mathilde de La Mole. Nous porterons

particulièrement notre intérêt sur la place du voile chez les héroïnes de Chateaubriand. Quant

à la relation de Julien Sorel avec les femmes, nous trouverons un appui théorique dans « le

triangle du désir » chez R. Girard. Enfin, la mélancolie amoureuse sera abordée comme

conséquence des sentiments amoureux.

Dans la quatrième partie, nous porterons notre intérêt sur l’ambition et la religion. Les

sentiments religieux chez Chateaubriand et Stendhal de même que ceux de René et Julien

Sorel seront analysés en premier. Dans cette partie, nous étudierons les points principaux que

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René et Julien Sorel ont en commun. Il y a deux points essentiels que nous choisissons

d’abord de « l’extérieur », ensuite de « l’intérieur » : La Révolution et la mélancolie seront

ainsi abordées en rapport avec l’ambition et le sentiment religieux.

Enfin, nous approfondirons, dans la cinquième partie, la relation entre le héros et son

auteur, l’ambition et les auteurs. Nous y interrogerons le rôle du père et de l’écrivain en tant

que père biologique, père créateur. Le rôle différent de père et de substitut pluriel du père

chez René et Julien Sorel sera également analysé sous les aspects du complexe d’Œdipe et du

narcissisme. Le thème de l’ambition et de la mélancolie, développé en relation avec les

sentiments amoureux, religieux aboutira à la rencontre ultime avec la mort chez les héros.

Nous nous intéresserons aussi à l’ambition créatrice des auteurs, à leurs styles et pour finir au

rapport ambigu qu’entretient Stendhal avec Chateaubriand.

Nous espérons que cette étude comparative sur l’ambition et la mélancolie sous les

auspices du romantisme, de l’amour et de la religion donnera une approche surprenante et

enrichissante pour une analyse des œuvres stendhaliennes aussi bien que chateaubrianesques.

Pourtant, avant de commencer notre analyse, nous aimerions signaler que cette présente

étude ne pourrait pas prétendre à une analyse des vastes œuvres complètes de Chateaubriand

ou de Stendhal. Nous voulions modestement développer quelques éléments thématiques qui

nous paraissaient intéressants au cours de la lecture de René et le Rouge et le Noir, notament

en rapport avec les comportements caractéristiques des héros principaux. Ainsi avons-nous

privilégié les textes de René, les Natchez et Atala de Chateaubriand et le Rouge et le Noir de

Stendhal en focalisant notre intérêt sur René et Julien Sorel.

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Problématiques

Dès la première lecture, nous avons trouvé quelques éléments qui nous semblaient

intéressants. Il s’agissait d’abord des héros et des auteurs dans leur environnement.

Si l’ambition des personnages, en particulier celle de Julien Sorel, a une fonction

essentielle dans l’intrigue du roman, elle possède une place discutable en son sein.

Julien Sorel et René, à première vue, ne semblent pas tellement avoir d’affinité à cause de

leur différence de caractère et de la différence de contexte social. Julien possède une force de

caractère qui lui permet de réussir dans la société de la Restauration malgré son origine

modeste. René jouit d’une bonne naissance, de la fortune mais fuit son pays natal pour

s’exiler dans le nouveau monde du début du XVIII ° siècle. Entre eux, il y a

chronologiquement un décalage d’environ cent ans et un monde qui les sépare spatialement.

Cependant, ils ont beaucoup de points communs. L’histoire de René commence vers 1725

en Bretagne, ensuite elle se poursuit en Amérique. Celle de Julien Sorel, débute vers 1826 et

elle se déroule essentiellement dans le Jura et à Paris. Durant ce siècle, l’histoire de la France

plonge dans une perturbation violente sans précédent. Le bouleversement politique influence

fortement la société et les Français.

En particulier, les jeunes de l’époque subissent de plein fouet tous les troubles politiques.

Ils sont déboussolés. Chateaubriand et Stendhal ne sont pas épargnés ; Chateaubriand naquit

en 1768 et mourut en 1848. Stendhal naquit en 1783 et mourut en 1842. Par conséquent, ils

vécurent les troubles dus au changement politique, du règne de Louis XVI jusqu’à l’approche

de la deuxième république en passant par la Révolution, l’arrivée de Napoléon et l’empire, la

Restauration et la monarchie de Juillet. Tous ces événements politiques imprègnent

évidemment les vies de Chateaubriand et de Stendhal, dont les réactions dépendent maintes

fois des circonstances. Ils réagissent chaque fois en défendant leurs idéaux politique et

littéraire.

Chateaubriand de même que Stendhal laissent dans leurs œuvres, la trace des expériences

acquises au cours des changements de régime. Les intérêts que suscitent les personnages de

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René et de Julien Sorel se constituent justement à partir du témoignage de leurs créateurs.

Entre ces créatures et leurs créateurs, il y a une relation étroite avec le vécu des auteurs.

Nous souhaitons également que cette analyse propose une problématique en évitant

d’accepter des explications données par les critiques précédents ; par exemple, en ce qui

concerne la mort de Julien que J. Prévost définit comme une sorte d’ « euthanasie littéraire »,

nous n’avons pas encore trouvé un sens satisfaisant parmi les études précédentes. Il semble

que l’opinion des prédécesseurs est partagée ; Sainte-Beuve pense que la description de la

mort de Julien est inadmissible. Par contre, Alain explique que la concision de la description

est une preuve du génie de Stendhal.

La problématique que nous posons, au fur et à mesure de notre réflexion sur chaque

épisode romanesque dans René et le Rouge et le Noir, renvoie à la question sur le bonheur

qu’éprouvent Julien et René à la fin de leur vie. D’après les études précédentes, ils arrivent

enfin à se réconcilier avec eux-mêmes au point de trouver la paix. Mais est-ce la vraie paix, le

vrai bonheur et le véritable idéal de nos héros ? Ou bien est-ce la consolation mystificatrice

des romanciers ?

Nous voulions entrevoir cette dernière question comme hypothèse sous prétexte que le

comportement que René et Julien ont à la fin de leur existence engendre un autre

malheur…pour leur propre enfant. En effet, l’enfant que Mathilde porte sera un bâtard dans

une situation peut-être encore pire que celle de son père à cause de son identité déchirée

socialement. De même, Chateaubriand annonce que la fille de René sera plus malheureuse

que sa mère. C’est l’origine de cette ambivalence provoquée par l’ambition de René et Julien

Sorel que nous espérons rechercher en analysant René et le Rouge et le Noir.

Egalement il sera intéressant de découvrir les sentiments respectifs des auteurs. Bien que

Chateaubriand soit l’aîné de 15 ans de Stendhal, ils vécurent tous les deux de grands

événements historiques. Néanmoins, leur origine les sépare profondément. La famille de

Chateaubriand appartient à la noblesse, ce qui n’est pas le cas de Stendhal qui est né Henri

Beyle. Si Chateaubriand acquiert la gloire et le prestige dans la politique et la littérature

depuis l’apparition du Génie du Christianisme en 1802, la place qu’occupe Stendhal, que ce

soit au niveau littéraire ou politique n’atteindra jamais au prestige dont jouissait

Chateaubriand à l’époque.

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« Le meilleur des écrivains en prose est, croyons –nous, l’hypocrite le plus consommé de

France. D’un bout à l’autre de l’année, le vicomte de Chateaubriand n’écrit probablement

pas une seule phrase exempte de fausseté soit dans le raisonnement, soit dans les sentiments ;

de sorte qu’en le lisant vous êtes sans cesse tenté de vous écrier : « Juste ciel, que tout cela

est faux, mais que c’est bien écrit !»1 C’est ce que Stendhal notait dans son Courrier anglais.

Pourquoi Stendhal éprouvait-il autant d’antipathie envers Chateaubriand ? Est-ce à cause

de l’hypocrisie dont il a horreur ? Ou est-ce le style pompeux et emphatique de Chateaubriand

qui ne lui plaît pas non plus ? La réponse ne paraît pas simple. Nous pensons qu’on peut

concevoir qu’il y a « une ambiguïté dans l’antipathie »2 de Stendhal envers Chateaubriand.

Car l’antipathie d’un objet accompagne souvent l’envie secrète ou le désir désenchanté du

même objet.

P. Berthier a démontré ce lien ambigu entre Stendhal et Chateaubriand dans son étude

comparative sur ces deux auteurs ; Nous pensons surtout qu’il a raison de comparer Stendhal

à Chateaubriand, non l’inverse malgré le souci de l’anachronisme évident ; << Stendhal et

Chateaubriand : et non pas Chateaubriand et Stendhal. Cette relation fonctionne à sens

unique et ne repose en rien sur l’échange. Elle est l’histoire de la réaction d’un homme et

d’un écrivain à un autre homme et à un autre auteur>>3.

Mais, dans notre étude, nous respecterons la chronologie parce que notre objectif dans

cette étude consiste essentiellement à analyser le personnage de René et Julien.

Entre Chateaubriand et Stendhal, les chemins ne se croisent pas. Chateaubriand ne

s’intéresse pas à Stendhal. Par contre, en ce qui concerne Stendhal qui a déjà lu ses œuvres,

Chateaubriand apparaît comme une montagne à surmonter pour poursuivre son propre

chemin. Devant cet homme de référence pour sa génération, Stendhal adoptera un moyen

d’attaque. Nous reviendrons sur ce point dans la partie concernant les auteurs.

1 Stendhal, New Monthly Magazine, 1er Juin 1825, cité par Claude Roy, Stendhal, coll. « Ecrivains de toujours » Seuil, 1995. 2 L’ambiguïté d’une antipathie vient du terme que Philippe Berthier a utilisé pour son livre intitulé « Stendhal et Chateaubriand, Essai sur les ambiguïtés d’une antipathie ». 3 Philippe Berthier, Stendhal et Chateaubriand, Essai sur les ambiguïtés d’une antipathie, Genève, Librairie Droz S.A. 1987, p. 14.

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La naissance de l’ambition et de la mélancolie

Dans ses Satires, Boileau a dit que nous naissons, nous vivons pour la société. La relation

entre le moi et la société constitue un élément essentiel pour l’affirmation et le développement

du moi. La société représentant le monde extérieur, le moi ne peut évoluer qu’en rapport avec

elle. De ce fait la société que l’auteur choisit joue un rôle important dans la façon dont

l’intrigue est menée. Il s’agit du cadre social des personnages.

Quand Flaubert nous parle des malheurs de Mme Bovary, c’est à travers la description de

société ennuyeuse d’Yonville que nous arrivons à mieux comprendre la sympathie qui

s’installe entre Emma la rêveuse et Léon Dupuis le romantique. Dans cette petite ville

normande, Emma Bovary, petite bourgeoise sentimentale, ne s’accorde nullement avec la

réalité qui l’entoure.

Il va de soi qu’un auteur comme Balzac présente d’abord un milieu avant de nous faire

part de la psychologie d’un personnage. L’auteur choisit d’accentuer l’aspect géographique,

mais aussi la position sociale des personnages. Lorsque nous rencontrons des types

particuliers comme Eugénie, Rastignac et Mme de Morsauf dans les divers milieux de la

Comédie humaine, notre imagination se précipite d’abord dans le milieu précis où ces

personnages se trouvent.

Avec Balzac, Stendhal est souvent classé parmi les écrivains sociaux pour la description

de la société, de la politique et des salons. Effectivement, Stendhal excelle dans la peinture de

ces milieux.

Ce travail de description et de classification des espèces sociales passionnait les gens du

XIX°1 siècle en France et devenait un des sujets favoris des écrivains. Après la classification

des espèces sociales, on passe ainsi à l’histoire des mœurs.

1 Notamment la polémique d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, naturaliste français (1772-1844) avec Cuvier.

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Le Rouge et le Noir de Stendhal n’est pas exceptionnel en ce qui concerne ces tableaux de

mœurs. Cette œuvre porte même un sous-titre révélateur : Chronique de 1830. Elle se

présente, comme un tableau de la société française, c’est-à-dire de la noblesse de province,

des milieux ecclésiastiques, de l’aristocratie parisienne, etc. Elle rend également compte des

mœurs politiques des dernières années de la restauration. D’ailleurs, Stendhal dépeint le

triomphe de la riche bourgeoisie sous Louis-Philippe dans Lucien Leuwen. Et la Chartreuse

de Parme initie le lecteur aux intrigues d’une petite cour italienne vers 1820.

Il apparaît clairement que ces grands noms littéraires ont accordé un grand intérêt au

milieu social dans leurs romans, ce qui justifie une étude sur ce sujet. Lorsque l’ambition du

héros est en jeu, la société où il évolue a un grand rôle. On peut examiner comment naissent

l’ambition et la mélancolie des héros en observant leurs rapports avec l’environnement.

Comprendre une société telle qu’elle apparaît dans un texte implique de connaître le

contenu du texte, d’interpréter les leitmotivs du texte et de pénétrer dans la spéculation de

l’auteur. Tel sera notre objectif pour cette première partie. Cependant, malgré l’importance

accordée, la présente étude ne saurait prétendre faire une analyse de la société dans le sens

sociologique du terme. Nous essayons simplement d’analyser les descriptions des milieux que

nous trouvons importants pour comprendre le texte.

Avant d’aborder notre étude, nous définirons le sens du mot clé, c’est-à-dire, la

<<société>> en ayant recours au Robert ; la société vient du mot latin <<sociétas>> en 1165

qui signifie <<association>>, et de <<socius>> désignant <<compagnon, associé, allié>>.

C’est Montaigne qui introduit ce mot en France au XVI° siècle en l’utilisant dans le sens de la

relation entre des personnes et de la vie en compagnie ou en groupe.

Cette définition qui fait référence à la notion de <<social>> va être complétée par

l’explication que nous donne H. Bergson. Le philosophe définit la relation entre la société et

les individus comme celle entre l’organisme et ses cellules :

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<<Humaine ou animale, une société est une organisation ; elle implique une coordination et

généralement aussi une subordination d’éléments les uns aux autres ; elle offre dons, ou

simplement vécu ou, de plus, représenté, un ensemble de règles ou de lois>>1.

L’individu est organiquement lié à la société par obligation et interdiction selon Bergson.

Même si l’on transgresse les lois sociales, on reste près de la société par exemple. Dans cette

relation organique, l’appréciation de l’homme dépend alors des valeurs que la société

réclame.

Nous voudrions donc étudier d’abord les aspects des sociétés représentées dans René et le

Rouge et le Noir parce qu’il nous paraît important de donner de façon préliminaire les

contextes socio-historiques aux lecteurs afin de mieux apprécier ces ouvrages.

1 H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, PUF, 1932 ; rééd. Paris, Quadrige/PUF, 1988, p. 22.

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Chapitre premier : Les héros et leurs environnements

René et son contexte

François-René Chateaubriand naquit le 4 septembre 1768 à Saint-Malo et mourut le 4

juillet 1848. Il fut sixième enfant, deuxième garçon dans une famille d’une vielle aristocratie

bretonne. Il fut chevalier ensuite vicomte de Chateaubriand.

Il mena à la fois une grande carrière politique et littéraire. Son grand succès littéraire

commença avec Atala qu’il publia en 1801, détaché de son ensemble, Génie du christianisme

dont René fait également partie.

Nous pensons que nous avons intérêt à inclure Atala, René, et les Natchez, ces trois

œuvres dans cette étude parce que le personnage de René y persiste et qu’elles montrent

l’évolution du personnage selon les circonstances historiques. Dans Atala, René reste un

auditeur de l’aventure de Chactas et il prend la parole à son tour dans René. Il semble qu’il est

encore jeune dans Atala tandis que dans René, le héros est plutôt dans l’adolescence. Par

contre, Dans les Natchez, René est devenu adulte. Il est à la fois le même et changé.

Il nous semble que le fait de le trouver dans les trois ouvrages, est bénéfique au lecteur.

Car cela lui donne une vitalité, un dynamisme hors du commun. C’est comme si ce

personnage de René est vivant et qu’il évolue au fil du temps, qu’il a une vie à lui.

Contrairement à Atala, René n’a pas été publié à part. En revanche, il se trouvait toujours

dans les éditions du Génie du Christianisme dont la première publication date de 1802.

Seulement René va joindre Atala dans une édition à part chez Le Normant en 1805, que

Chateaubriand considère comme l’édition définitive. Depuis, René de même que Atala, est

traité et publié comme une œuvre romanesque indépendante du Génie du Christianisme.

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A l’occasion de l’édition du Génie du Christianisme chez GM Flammarion, Pierre Reboul

fait dégager les deux épisodes (René apparut à la suite du vague des passions dans la seconde

partie, troisième livre, chapitre neuf). Le préfacier prétend que sa décision est fondée sur la

meilleure rapidité de lecture et une meilleure composition de l’œuvre ; <<il a suffit de faire

disparaître une dizaine de phrases dans les chapitres qui précédaient et suivaient Atala et

René pour qu’on n’aperçut même pas la trace de ces épisodes>>1.

Cependant René ne pourra pas être compris entièrement sans le Génie du Christianisme.

Si l’intrigue romanesque de René permet la séparation avec cette œuvre-mère, l’esprit et les

principes selon lesquels l’auteur dispose des circonstances et de l’écriture se manifestent

toujours pareillement dans René. Les diverses situations dans lesquelles se trouve

Chateaubriand au moment de la rédaction de son Génie du Christianisme sont les conditions

indispensables pour la compréhension de René. Donc comprendre la société dans René

implique également de comprendre le cadre social du Génie du Christianisme.

Sur ce plan, les Natchez a droit à la même considération. C’est Chateaubriand lui-même

qui confessera à ses amis après la publication de ses œuvres complètes chez Ladvocat en

1826 :

<< J’ai conservé tout le jeune René en y ajoutant tout ce que le temps m’a appris>>. <<Le

premier et le second volume des Natchez sont (…) l’ouvrage de ma jeunesse, soumis, il est

vrai, à la révision sévère que j’en ai faite les deux dernières années>>2.

Chateaubriand projette d’écrire l’histoire des Natchez depuis son voyage en Amérique

qu’il a effectué en 1791 d’après les conseils de M. de Malesherbes, devenu le beau-père de

son frère aîné. Pendant son exil à Londres, Chateaubriand écrit les premières pages des

Natchez en s’appuyant sur ses expériences en Amérique et les ouvrages de voyage d’autres

écrivains : Il est devenu de notoriété que Chateaubriand se réfère sans arrêt à d’autres récits,

en ce qui concerne son voyage en Amérique et les mœurs indiennes ; Pierre Moreau a

1 Chateaubriand, Génie du Christianisme, Edition établie par Pierre Reboul, Paris, GF Flammarion, 1966, p. 47. Chateaubriand lui-même a proposé cette coupure en premier. 2 Lettres à Dubois et à Ernest de Blosseville, cités par Maurice Regard dans les Natchez, Gallimard, coll. de la bibliothèque de la Pléiade, 1994, p. 153.

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rassemblé les critiques adressées à Chateaubriand à ce sujet.1

Quand, en 1798, il a estimé ses manuscrits présentables, il a essayé de chercher un éditeur

pour remédier à sa situation financière défavorable. Dans sa lettre de présentation à un éditeur

parisien, Chateaubriand explique clairement le sujet des Natchez qui pourrait représenter

l’histoire de son temps. En combinant « l’histoire et la frénésie »2, il veut être à la mode. A ce

moment, l’auteur appelait les Natchez sous le nom des Sauvages ou parfois René et Céluta ;

<<René et Céluta est un roman à grands traits et à grands caractères. On y voit des pères

étouffant leurs propres enfants, par amour de la liberté ; des rendez-vous d’amour dans des

cavernes pleines d’ossements ; des prisonniers brûlés avec des tourments affreux (…) et des

fantômes, mais aussi on y trouve, par opposition, les scènes les plus douces et les plus

voluptueuses. (…) La catastrophe épouvantable qui termine l’ouvrage est partie historique,

partie imaginée. Tout ceci est dans le goût des temps, où l’on ne veut que des scènes qui

remuent et qui ébranlent fortement les âmes>>3.

Les Natchez était d’abord un ouvrage romanesque de jeunesse et il est devenu une épopée,

étant mûr environ trente ans plus tard pour la publication. Chateaubriand y a laissé les traces

de fougue de sa jeunesse et de réflexion de l’âge mûr.

Le refuge de René chez les Natchez en a surpris plus d’un, parce que l’auteur se proclame

breton libéral et que Chateaubriand les décrit comme la société qui représente << le

despotisme dans l’état de nature>>, avec une étiquette aussi rigide que celle de Versailles.4

Les intérêts de l’auteur par rapport aux indiens de l’Amérique s’expliquent non seulement

pour des raisons politiques, mais aussi par les influences livresques. A la fin du XVIII °

siècle, Chateaubriand est fortement marqué par les pensées de Rousseau :

1 <<Dès 1827, l’Américain Quarterley Review déclarait que Chateaubriand n’était jamais allé jusqu’à ce Meschacébé qu’il avait trop poétiquement décrit ; en 1828, le Foreign and Continental Miscellany accusait le Voyage en Amérique de plagier le Pilgrimage de M. Beltrami ; en 1832, René de Mersenne, ayant refait le voyage de Chateaubriand, ne reconnaissait pas le fameux Meschacébé. Depuis, Joseph Bédier a montré que l’itinéraire du Voyage était trop long, trop difficile, pour que l’auteur eût pu l’accomplir durant les cinq mois de son expédition ; puis il a prouvé que le Voyage en Amérique ou les mémoires d’Outre –Tombe faisaient d’abondants emprunts au jésuite Xavier de Charlevoix, à Jonathan Carvier, au naturaliste américain Bartram, au naturaliste genevois Bonnet, à l’historien Le Page du Pratz. >>. P. Moreau, Chateaubriand, Paris, Hatier, 1956, p. 13. 2 Chateaubriand, Les Natchez, op.cit., p. 150. 3 Lettre à Buisson cité par M. Regard, Idem. 4 J. Pommier, Dialogues avec le passé. <<Chateaubriand en Amérique. Le cycle de Chactas>>, Nizet, 1967, PP. 61-62.

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<< Rousseau révélait aux jeunes âmes ardentes <<le grand secret de mélancolie>> dont

Chactas et René devaient héritier >>1.

La peinture idyllique des sauvages de Chateaubriand fait penser souvent aux œuvres de

Jean-Jacques Rousseau. Celui-là se réfère aussi aux écrivains comme Raynal, Montesquieu et

Bernardin de Saint-Pierre. Les idées de ces écrivains, en particulier celles de Rousseau, se

rapportent beaucoup à la conception du monde sauvage et du monde civilisé :

<<Chateaubriand prête à ses peaux-Rouges les déclamations de Jean-Jacques ; il les excite

à la révolte contre nos vertus sociales>>2.

Chateaubriand subit également l’influence des textes anciens, notamment de l’Iliade

d’Homère quand il écrit les aventures de René et Chactas dans René et Atala. Chateaubriand

compose ces deux œuvres selon un procédé similaire. C’est la procédure d’un récit que le

protagoniste a faite et a ressenti pendant le voyage à travers le monde. Chactas et René

racontent tour à tour leur voyage. C’est à travers eux que Chateaubriand essaye de montrer le

contraste entre la société et la nature. En ce qui concerne la conception de la société de

Chateaubriand, il paraît que les odyssées de ces deux protagonistes se rejoignent et ne font

qu’un au fond. De ce fait, il faudra les comprendre ensemble puisqu’ils sont faits du même

moule.

Les histoires de René et Chactas se complètent. Entre René, l’européen bien né mais

naturalisé Natchez, et l’indien, Chactas qui a visité les Versailles, c’est l’histoire de la

rencontre de deux civilisations et de deux mondes, la société et la nature.

Le monde auquel le protagoniste se heurte dans le roman ne paraît pas toujours

accueillant, ni chaleureux. Au contraire le héros y rencontre l’hostilité, l’ennui et la solitude.

Il doit se donner du courage pour s’en sortir ou il sombre dans la mélancolie. Le héros de

Chateaubriand choisit de faire le voyage pour vérifier si les civilisations valent la peine qu’on

s’y consacre et qu’on y vive. Alors quelles seront les vertus de la société ?

1 Pierre Moreau, Chateaubriand, L’homme et la vie, le génie et les livres, Paris, Librairie Garnier Frères, 1927, p. 23. 2 P. Moreau, op.cit., p. 34.

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L’itinéraire de René

Chateaubriand a composé le récit du voyage de René en trois divisions ; le héros visite

d’abord les cités des peuples disparus, c’est-à-dire, Rome et la Grèce. Ensuite il part pour

Londres en voulant rencontrer des races vivantes. Pour finir, avant le récit de son retour, il

raconte ses visites aux monuments de la nature que sont les monts de la Calédonie et le

sommet de l’Etna. Nous allons suivre cet itinéraire pour l’analyse de la conception de la

société de René.

Après la mort de son père, René change ses desseins. Devenu adolescent, il désire trouver

ce à quoi il pourra s’accrocher : Au lieu de se cacher dans un monastère, il décide de voyager.

Il prend le large, la mer qui lui est si chère. René part donc pour son pèlerinage. Complaisant

dans la mélancolie et se sentant mal à l’aise avec les autres, René se referme de plus en plus

dans la solitude.

D’autre part, le voyage de René explique un phénomène de société au XVIII° siècle, c’est

l’époque où le voyage à l’étranger intéresse largement les gens, et le public se familiarise avec

l’idée de traverser les mers, de franchir les montagnes avec des moyens de transport de plus

en plus perfectionnés. Dans son ouvrage intitulé <<le Voyage romantique>>, Francis

Claudon explique les vrais engouements du public de l’époque pour les voyages à l’étranger ;

aventuriers, politiciens, ou grands aristocrates, aidés par les systèmes modernes de transport,

partent en visite dans toute l’Europe pour une durée du vingt à trente mois. Leur but est de

découvrir <<l’ailleurs, l’évasion, la comparaison>>1.

Cet intérêt pour le grand voyage se poursuit et se manifeste particulièrement au XIX°

siècle qui nous laisse de multiples récits de voyage. Les écrivains comme Chateaubriand et

Stendhal appartiennent à la première catégorie d’hommes à partir recueillant des impressions

sur les lieux étrangers.

Egalement on a envoyé les jeunes hommes de bonne famille à faire le <<Grand Tour>>

en vue de parfaire leur éducation. Il va de soi que ce grand voyage est fort prisé dans les

1 Francis Claudon, Le Voyage romantique, Paris, Philippe Lebaud, 1986, p. 10.

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familles nobles fortunées comme celle de René. Leur destination privilégiée était les cités

antiques, Rome et la Grèce entre autres.

Le voyage de René que Pierre Moreau a appelé <<l’odyssée du civilisé>>1 commence

justement par ces endroits chargés d’histoires et de mythes. Comme Ulysse sur le front de son

bateau, René part avec ambition à la recherche du port et du trésor de l’humanité :

<<Plein d’ardeur, je m’élançai seul sur cet orageux océan du monde, dont je ne

connaissais ni les ports, ni les écueils. Je visitai d’abord les peuples qui ne sont plus : je m’en

allai m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce, pays de force et d’ingénieuse

mémoire, où les palais sont ensevelis dans la poudre, et les mausolées des rois cachés sous

les ronces. Force de la nature, et faiblesse de l’homme ! un brin d’herbe perce souvent le

marbre le plus dur de ces tombeaux, que tous ces morts, si puissants, ne soulèveront

jamais !>>2

Cependant René n’est pas satisfait par la visite de ces célèbres sites. Tout ce qu’il voit,

l’amène à constater les effets de la mort. La disparition de la vie humaine et de ses activités le

frappe en plein cœur. Pour le jeune homme sensible qu’il est, rencontrer tant de traces du

passé, nous semble fort le décourager. Avant de commencer la vie, de faire ses choix, René

constate déjà la futilité de la vie. La gloire de ces peuples fait partie du passé. Tout ce qu’il en

reste, ce sont les débris du temps passé, désagrégés par le vent.

Néanmoins René note l’ordre de la nature, le changement du soleil et de la lune dont les

rayons accompagnent les rêveries du héros. Il se recueille et croit voir le << Génie des

souvenirs>>3. Il y a la mémoire des gens qui se souviennent et qui transmettent le vécu d’une

génération à une autre qui, de la sorte, permettent la subsistance du vivant. René se souvient

également qu’il existe des livres qui séduisent, invitent les gens et font venir visiter ces lieux.

Pourtant, c’est avant tout la conscience du sort de tous les hommes qui doivent disparaître,

que René a, dans ces anciennes cités. Il décide de visiter Londres pour voir <<si les races

vivantes lui offriraient plus de vertus, ou moins de malheurs que les races évanouies>>4.

1 P. Moreau, Chateaubriand, Paris, Hatier, 1956, p. 21. 2René, 122. 3Idem. 4Idem.

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La visite à Londres ne le satisfait pas non plus. Ce qu’il rencontre dans cette grande cité,

c’est d’abord le silence et le gémissement douloureux. Il sera intéressant de citer son

rencontre avec une statue1 qu’il croit être celle de Charles II :

<<J’aperçus une statue qui indiquait du doigt un lieu fameux par un sacrifice. Je fus frappé

du silence de ces lieux ; le vent seul gémissait autour du marbre tragique. (…) Je leur

demandai ce que signifiait ce monument : les uns purent à peine me le dire, les autres

ignoraient la catastrophe qu’il retraçait. Rien ne m’a plus donné la juste mesure des

événements de la vie, et du peu que nous sommes>>2.

La Statue parle de l’histoire de l’Angleterre et d’un roi malheureux. Le père de Charles II,

Charles I qui fut le roi d’Angleterre à partir de 1600 fut en conflit avec les révolutionnaires,

fut exécuté par Cromwell en 1649. Cette histoire douloureuse rappelle celle de la France de

l’époque de l’auteur.

Pourtant il lui semble que les Anglais passent avec indifférence devant cette statue. La

signification de ce grand événement paraît ignorée et presque oubliée par les passants. Nous

pouvons imaginer sans difficulté un Chateaubriand qui se demande que ce sera pareil pour

son pays et ses concitoyens… En tout cas pour René, Londres ne semble pas mieux que Rome

et la Grèce. Pour le héros, la civilisation si elle n’est pas déjà disparue, est destinée à passer.

Ainsi, dans l’univers, dans le temps qui s’écoule, dans la nature qui nous environne, les

hommes semblent simplement passer. L’existence humaine lui semble insignifiante. Les

gloires des hommes et les hauts faits de l’Histoire ne semblent que vanité et futilité devant le

temps qui passe.

L’autre capitale, Paris ne lui donne pas non plus satisfaction. De retour de voyage, il

essaye de mener une vie mondaine et parisienne. Mais il trouve la société ennuyeuse, et les

gens sans intérêt. Il fait même l’essai de vivre incognito dans un faubourg, mais cette vie sans

nom augmente l’impression d’habiter parmi des gens sans visages : Il s’imagine au milieu du

« désert »3 parmi les foules.

1 Il s’agit en fait la statue de Jacques II selon l’éclaircissement de Maurice Regard. 2 René, p. 123. 3 Ibid., p. 127.

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Le désespoir et la mélancolie de René, le pousse à rechercher <<les artistes>>, <<les

hommes divins>>, et <<les chantres>>1. Comme le dernier barde qu’il a rencontré sur les

monts de la Calédonie en Ecosse, ils remplissent le rôle de chanter, de transmettre les histoires

des hommes et des dieux. Ils étaient en quelque sorte comme les prêtres des temps anciens.

D’ailleurs, l’auteur fait leur éloge ; <<ces chantres sont de race divine, ils possèdent le seul

talent incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre>>2. Les poètes seraient-ils envoyés

spécialement pour adoucir le sort des hommes ?

Dans la civilisation, René reconnaît que seuls les arts méritent de la considération et de

l’attention. Le voyage en Italie et ses œuvres d’art l’inspire. Cependant ce sont les bruits de la

vague et du vent qui murmurent et rappellent la voix divine :

<< L’ancienne et riante Italie m’offrit la foule de ses chefs-d’œuvre. Avec quelle sainte et

poétique horreur j’étais dans ces vastes édifices consacré par les arts à la religion ! Quel

labyrinthe de colonnes ! Quelle succession d’arches et de voûtes ! Qu’ils sont beaux ces

bruits qu’on entend autour des dômes, semblables aux rumeurs des flots dans l’Océan, aux

murmures des vents dans les forêts, ou à la voix de Dieu dans son temple ! L’architecte bâtit,

pour ainsi dire, les idées du poète, et les fait toucher aux sens>>3.

Ce que René ressent lors des visites successives dans les grandes cités du monde, ne

semble pas tellement différent de ce qu’il a senti en fait chez lui. Partout où il va il constate la

vanité de l’homme face au défilement du temps. Peut-être les artistes comme les poètes

enrobés d’une inspiration divine pourraient-ils suspendre le temps pour se réjouir des

moments présents ? Devant la question sur les arts, René interrompt son récit des voyages

pour raconter ses impressions concernant les <<monuments de la nature>>4 à ses amis.

L’itinéraire de René nous le présente comme parcourant le monde à la recherche d’un

endroit ou d’une chose qui l’aiderait à sortir de son caractère timide et instable. Contrairement

aux différentes visites dans la civilisation, René résume son impression sur la nature dans une

1 Ibid., p. 123. 2 Idem. 3 Ibid., p. 124. 4 Ibid., p. 122.

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montée au sommet du volcan de l’Etna. La grandeur de la nature réside souvent à nous faire

nous ouvrir, à nous regarder avec honnêteté.

Egalement elle nous fait nous oublier pour regarder en dehors de soi-même. Devant la

grandeur de la nature on ressent avec émotion l’immensité de la création et la puissance du

Créateur. C’est là-bas sur le sommet d’un volcan où René a laissé son cœur libre à son

ambition et à ses sentiments :

<<Un jour, j’étais monté au sommet de l’Etna, volcan qui brûle au milieu d’une île. Je vis

le soleil se lever dans l’immensité de l’horizon au-dessous de moi, la Sicile resserrée comme

un point à mes pieds, et la mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette vue

perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques

tracés sur une carte ; mais tandis que d’un côté mon œil apercevait ces objets, de l’autre il

plongeait dans le cratère de l’Etna, dont je découvrais les entrailles brûlantes, entre les

bouffées d’une noire vapeur>>1.

Il nous semble que la montée d’un volcan constitue une excellente image d’une personne

ayant une grande ambition. L’ambition de René n’est pas sociale comme c’est le cas de Julien

Sorel dans le Rouge et le Noir, puisqu’il est né dans la classe supérieure. Son ambition ne

serait pas une lutte sociale pour l’ascension verticale. Mais même quand on a des privilèges

on n’est pas à l’abri de l’envie, du désir et de l’ambition. Si on suppose qu’on coupe une

facette de l’échelle sociale et si regarde de près une classe privilégiée comme celle de René, il

est clair qu’on y rencontrera aussi toutes les natures humaines et leurs problèmes. Puisqu’on

ne peut pas changer les conditions humaines même si les classes sociales sont différentes.

Devant le soleil qui se lève, René rêverait-il de la grandeur de Louis XIV dont Chactas lui

demande des nouvelles plus tard quand il interrompt son récit ?

Pour quelqu’un de timide comme le héros, il prend conscience du sentiment de puissance,

sentiment fort et unique. Les mots qu’il utilise se révèlent fort significatifs. Il est là devant une

vue imprenable au sommet d’un volcan ; <<l’immensité de l’horizon>> se trouve <<au-

dessous de lui>>. Sicile semble être à <<ses pieds>>. Il n’est pas seulement au sommet d’un

volcan mais il est au sommet <<d’une vue perpendiculaire>> ! Il nous semble que c’est le

1 Ibid., p.124.

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langage d’un individu d’une grande ambition. Il ressent la supériorité et la puissance, tout est

minuscule, tout lui paraît possible. Pourtant son autre œil ne regarde pas dans la même

direction.

Les yeux de René qui regardent chacun d’un côté éclaire le caractère complexe et le cœur

partagé du héros. C’est lui-même qui le dira :

<<quoi que vous puissiez penser de René, ce tableau vous offre l’image de son caractère et

de son existence : c’est ainsi que toute ma vie j’ai eu devant les yeux une création à la fois

immense et imperceptible, et un abîme ouvert à mes côtés >>1.

Nous pensons que ces yeux regardant chacun d’un autre coté ont une grande signification

concernant le caractère de René. Il est partagé entre deux mondes. Il est sans cesse pris entre

deux sentiments et il se déchire intérieurement. Il appartient à une société supérieure, mais en

tant que cadet peu fortuné, il n’a pas vraiment beaucoup de possibilité. Sensible et

romantique, il ne trouve pas d’auditeurs à part sa sœur, dans le monde il ne trouve qu’un <<

vaste désert d’hommes>>2. Soit il ne fait pas suffisamment d’efforts soit il y a un pont

interdit entre lui et les autres. En tout cas, René fini son Grand Tour et il rentre chez lui. Sa

sœur l’évite, il vit solitaire à Paris et il part en exil champêtre dans le château de son enfance.

Après l’entrée au couvent de sa sœur, il part enfin en Amérique, cet ailleurs tant

recherché, le nouveau monde.

<<Et toi, flambeau des méditations, astre des nuits, sois pour moi l’astre du Pinde !

marche devant mes pas, à travers les régions inconnues du Nouveau Monde, pour me

découvrir à ta lumière les secrets ravissants de ces déserts ! >>3

En effet, le nouveau monde qui est en vérité un vieux continent avec ses indigènes paraît

comme un nouveau terrain d’exploration pour les Européens. Pour les gens qui sont

insatisfaits et lassés de la vielle Europe, l’Amérique apparaît comme un nouveau monde où

tous les rêves sont encore accessibles :

1 Idem. 2 Ibid., p. 127. 3 Les Natchez, p. 167.

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<<Le goût de l’étranger, qui anime le voyageur cosmopolite du XVIII° siècle, se mue assez

vite en amour de l’étrange, du dépaysement du soi. L’inquiétude romantique, dont les causes

sont multiples, trouve dans le cosmopolitisme matière à exorciser par le voyage le mal fameux

du nouveau siècle. Ainsi, entre le XVIII° et le XIX° siècle, le voyage qui était reflet de la joie

de vivre, devient à la fois symbole et exutoire d’une tendance à l’instabilité >>1.

Chateaubriand explique le penchant de René comme résultant des caractères européens,

en le prenant pour représentant d’une génération :

<< Les Européens, incessamment agités, sont obligés de se bâtir des solitudes. Plus notre

cœur est tumultueux et bruyant, plus le calme et le silence nous attirent>>2.

Chateaubriand livre l’exotisme de l’Amérique et de ses mœurs avec un certain

dilettantisme en commençant par des prénoms exotiques et des coutumes locales.

René y rencontre notamment Outougamiz, le sauvage qui a le cœur pur et tendre, avec qui

René va établir une vraie relation d’amitié. Outougamiz est également le frère de Céluta qui

deviendra l’épouse de René. L’Amérique le conduit à l’amour. Cependant René ne découvrira

pas la félicité de cet amour. Le nouveau monde ne s’avère pas seulement bienveillant mais il

s’avère aussi vicieux. René découvre la perversité du nouveau monde et sombre dans la

tristesse et la mélancolie qui l’absorbaient en France.

Le monde sauvage et le monde civilisé

Pour compléter le grand tour de René et sa conception du monde, il nous semble

important d’accompagner le voyage de Chactas à sa découverte de l’Europe, le monde civilisé.

Chactas, devenu vieux sachem, raconte ses aventures de jeunesse à René, son fils adoptif dans

les Natchez. Chactas, fait prisonnier pendant la bataille est embarqué de force dans un bateau

en partance pour la France, rencontre aux galères un français coupable, Honfroy. Cette

rencontre donne lieu à une comparaison entre la société civilisé et celle des Sauvages :

1 Francis Claudon, op.cit., p. 10. 2 René, p. 121.

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<<Chactas, tu es un Sauvage, et je suis un homme civilisé. Vraisemblablement tu es un

honnête homme, et moi je suis un scélérat. N’est-il pas singulier que tu arrives exprès de

l’Amérique pour être mon compagnon de boulet en Europe, pour montrer la liberté et la

servitude, le vice et la vertu, accouplés au même joug ? Voilà, mon cher Iroquois, ce que c’est

que la société>>1.

Ce texte a une importance parce qu’il explique le point de vue de l’auteur sur la question.

D’abord, pour Chateaubriand, Chactas, le sauvage est <<honnête>> et il représente <<la

liberté>> et <<la vertu>>. Ensuite, Honfroy, le français, représentant de <<l’homme

civilisé>> est traité de <<scélérat>>, <<servitude>> et <<vice>>. Ces termes mettent en avant

une dualité entre les deux mondes, le monde sauvage étant pur et libre, en contraste avec le

monde civilisé rempli de vice. La France que Chactas visite et où il rencontre des savants, est

dépeinte comme fourbe, malhonnête et opprimée malgré la gloire et la grandeur de la nation

du passé. Chateaubriand fait le diagnostic de la nation de son siècle :

<< Des préfets aussi différents de talents que de principes, des gens de lettres remarquables

par le contraste de leur génie, des bureaux de beaux esprits en guerre, des filles de la volupté

intriguant avec les moines auprès du trône, des courtisans se disputant leurs dépouilles

mutuelles, des généraux divisés, des magistrats qui ne s’entendent pas, des ordonnances

admirables mais transgressées, la loi proclamée souveraine mais toujours suspendue par la

dictature royale, un homme envoyé aux galères pour un temps mais y demeurant toute sa vie,

la propriété déclarée inviolable mais confisquée par le bon plaisir du maître, tous les citoyens

libres d’aller où ils veulent et de dire ce qu’ils pensent, sous la réserve d’être arrêtés s’il plaît

au Roi, d’être envoyés au gibet en témoignage de la liberté des opinions >>2.

Cette longue diatribe, attribuée par l’auteur à la nation française, exprime le malaise et les

vices de la société civilisée. Il fait de sa nation un tableau plus que sombre mais il ne faudra

pas oublier que le contexte social et les circonstances de l’époque étaient propices à la

révolution.

Chactas découvre la société désordonnée. Elle est polluée, remplie de violence et des actes

déshonorants des hommes. Il lui semble que les européens sont peut-être capables de

1 Les Natchez, p. 235. 2 Ibid., p. 263.

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développer le système social mais à quoi bon être civilisé si cela fait perdre le bonheur et la

sérénité de la vie. Ce qui le désole c’est qu’on l’a obligé à quitter son pays. Il pense à son pays

natal, le Natchez, où il était insouciant et libre, en harmonie avec la nature, à l’inverse de ce

qu’il vit dans cette société. Ce n’est pas étonnant que Chactas exilé malgré lui, s’ecrit ;

<<Ramenez-moi à mes déserts ! reconduisez-moi dans mes forêts !>>1

Chateaubriand dépeint essentiellement deux mondes ; Ce sont le monde civilisé et le

monde primitif que René ou Chactas traversent. Leurs voyages signifient l’affrontement de

ces deux mondes que l’auteur met en opposition. Le pire des cas pour les hommes, ce serait

de perdre les avantages des deux mondes comme le témoigne Chatas :

<< J’eus alors pour la première fois l’idée de la dégradation européenne dans toute sa

laideur. Je vis l’homme abruti par la misère, au milieu d’une famille affamée, ne jouissant

point des avantages de la société, et ayant perdu ceux de la nature >>2.

Cependant la civilisation ne signifie pas toujours la perversité et la négation de l’humanité

chez Chateaubriand. Au contraire, la civilisation a ses avantages à ses yeux. Parmi les

rencontres en vieille Europe, Chateaubriand fait résider son personnage chez Fénelon. Dans

son imagination, Fénelon par sa sagesse joue avec excellence un rôle d’initiateur d’un

sauvage au monde civilisé. Chactas respecte beaucoup cet <<homme vertueux>>3 et il lui

arrive de partager son avis :

<<Tout considéré, il me semble que l’on peut tirer de la civilisation autant de bonheur que

de l’état sauvage. L’or n’existe pas toujours sous sa forme primitive, tel qu’on le trouve dans

les mines de votre Amérique : souvent il est façonné, filé, fondu en mille manières ; mais c’est

toujours de l’or >>4.

L’image de l’or explique bien les conditions de la réussite. La civilisation n’empêche pas

les gens d’être heureux mais il faut passer par la fonderie pour qu’on puisse être raffiné,

purifié. C’est lourd de significations…

1 Ibid., p. 267. 2 Ibid., p. 268-269. 3 Atala, p. 36. 4 Les Natchez, p. 273.

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Au terme du voyage de René, surtout lorsqu’il est installé chez les Natchez, l’opposition

entre la société civilisée et la société primitive n’a plus de place considérable. Elle dénote

désormais l’opposition entre la société et la nature chez Chateaubriand.

Au début d’Atala, Chateaubriand fait une description majestueuse en présentant la nature,

particulièrement le Meschacébé, c’est-à-dire la grande rivière de Mississipi. C’est au pays

natal de Chactas, le Natchez :

<< Les deux rives du Meschacébé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord

occidental, des savanes se déroulent à perte de vue ; leurs flots de verdure, en s’éloignant,

semblent monter dans l’azur du ciel où ils s’évanouissent. On voit dans ces prairies sans

bornes errer à l’aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quelques

fois un bison chargé d’années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi de hautes

herbes, dans une île du Meschacebé. A son front orné de deux croissants, à sa barbe antique

et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil satisfait sur la

grandeur de ses ondes, et la sauvage abondance de ses rives >>1.

Cette image, qui nous offre un aperçu du paradis terrestre, montre la nature symbolisant

l’état naturel qui s’oppose à la société. La terre et l’eau sont fertiles, ils suffisent

abondamment pour offrir un terrain de vie aux animaux et aux végétaux. L’air est pur et la vie

est paisible. En comparaison de la société, la nature rappelle l’état de pureté et la liberté. La

nature se présente d’abord comme la mère qui protège ses enfants et elle est fertile et

réparatrice. C’est là où on peut se ressourcer. Le malheur des hommes réside souvent dans le

fait qu’ils oublient d’y retourner.

Malheureusement, la grandeur de la nature ne dure pas chez les Natchez. Elle est

déformée, contrastée par les hommes qui y habitent. Le monde des Sauvages ne jouit plus de

la sérénité de la nature qui les entoure.

Plus tard, René critiquera vertement les européens en les rendant responsables de la

dégradation de la société des Sauvages en Amérique septentrionale. Comme en France où

Chactas constate les aspects désolants de la société civilisée, la société des Sauvages révèle

1 Atala, p. 34.

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les mêmes vices humains. Là-bas, on trouve également <<des querelles et des jalousies

ensanglantes>>1.

Le sentiment de René est partagé ; D’un côté, le sentiment de liberté et d’affranchissement

que l’homme de la société peut ressentir devant le merveilleux de la nature, le sentiment de

légèreté d’un homme qui ressent la lourdeur de la culture et la science des siècles passés

devant l’état primitif de l’univers. D’un autre côté, le sentiment de déception d’un homme

libéré des contraintes d’une société qui retrouve les mêmes vices dans une autre société.

La société dans le Rouge et le Noir

Le contexte

Stendhal naquit le 23 janvier 1783 à Grenoble. Son vrai nom est Henri Beyle mais il prit

beaucoup de pseudonymes dont Stendhal fut le plus connu par ses romans. Il perd sa mère à

sept ans et cet événement a d’importantes répercussions sur sa vie. Son père, avocat au

parlement du Dauphiné, fut un farouche royaliste. Autant Stendhal aima sa mère, autant il

détesta son père.

Stendhal fut d’abord militaire dans l’armée napoléonienne, puis diplomate après la

révolution de 1830. Il fut d’abord connu comme essayiste en publiant notamment De l’amour

en 1822, Racine et Shakespeare, en 1825, Rome, Naples et Florence en 1827, Promenades

dans Rome en 1829.

Il publia son premier roman intitulé Armance en 1827, celui-ci passa inaperçu. Il écrivit

son deuxième roman, le Rouge et le Noir en 1829, et le publia en 1830. Le deuxième roman

est une continuité du premier roman. Car Armance est sous-titré « quelques scènes d’un salon

de Paris en 1827 » alors que le Rouge et le Noir a le même genre de sous-titre : « chronique

de 1830 ».

1 Ibid., p. 36.

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Pour son deuxième roman, Stendhal s’inspire de La Gazette des tribunaux. Il y puise ses

sources importantes qui sont l’affaire Berthet et l’affaire Lafargue. Selon Henri Martineau1,

Stendhal nous livre l'histoire d'Antoine Berthet qui est l'archétype de Julien Sorel : Antoine

Berthet est fils d’un artisan pauvre. Mais il est remarqué par son curé grâce à son intelligence

hors du commun. Après un bref passage au séminaire, il est précepteur des enfants de M.

Michoud. Ensuite il devient l’amant de Mme Michoud, âgée de trente-six ans et d’une

réputation jusque-là intacte. Il entre ensuite au grand séminaire de Grenoble où on ne le garde

pas. Il trouve alors une nouvelle place de précepteur chez M. de Cordon. Il a une intrigue avec

la fille de la maison. Congédié de nouveau, aigri de n’être toujours qu’un domestique, il jure

de se venger. Et dans l’église du curé de Brangues, son bienfaiteur, le 22 juin, 1827, il tire

pendant la messe un coup de pistolet sur Mme Michoud. En décembre il passe devant la cour

d’assises de l’Isère ; il est condamné et meurt sur l’échafaud le 23 février 1828, à vingt-cinq

ans.

L’autre affaire a également une ressemblance considérable avec le Rouge et le Noir. Il

s’agit d’un jeune ébéniste nommé Lafargue qui a tué sa maîtresse. Dans Promenades dans

Rome que Stendhal a écrit à la même époque, il mentionne souvent cette personne et nous

citons :

<<Lafargue a vingt-cinq ans ; il porte un redingote bleue, un gilet jaune et une cravate

blanche attachée avec soin ; il est blond, il a reçu de la nature une physionomie intéressante.

Tous ses traits sont réguliers, délicats, et ses cheveux arrangés avec grâce. On le dirait d’une

classe supérieure à celle qu’indique son état d’ébéniste >>2.

Stendhal a emprunté les traits de Lafargue pour décrire Julien et les situations dramatiques

de l’affaire de Berthet pour les intrigues romanesques. A travers ces faits divers, Stendhal crée

un roman dans lequel il est fier de représenter la réalité de son époque, de rapporter

fidèlement les situations sociales, historiques rencontrées par les jeunes sous la Restauration.

La France de la Restauration étouffe les jeunes de l’époque. Elle craint les idées nouvelles

et qualifie de rebelles les jeunes d’origine modeste, briguant des postes autres que subalternes.

La jeune génération ne trouve plus facilement les possibilités d’une réussite rapide dans une

1 Henri Martineau, dans la Préface du Rouge et le Noir, Classiques Garnier, 1955. p. 200. 2 Stendhal, Promenades dans Rome, 23 novembre 1828, Paris, Chez Jean-Jacques Pauvert, 1955, p. 548.

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société fermée. Face à cette société, la jeunesse avide de réussite et de gloire se révolte, se

positionne en rival tel les arrivistes et on peut citer en exemple Rastignac de Balzac.

Cependant tous ne sont pas en proie à l’ambition. Fouqué, l’ami fidèle de Julien, (tout

comme Séchard, l’ami de Lucien de Rubempré chez Balzac) adapte une autre attitude. Il

choisit de vivre retiré dans les montagnes et garde ainsi son indépendance. Par ce choix, il

évite l’hypocrisie, si répandue dans la société. Il réprouve les moyens malhonnêtes. Son

attitude présente une sorte d’abstention.

Stendhal dépeint également les jeunes de l’aristocratie que Julien Sorel essaye d’imiter par

le goût vestimentaire, la façon de converser : le chevalier de Beauvoisis, le fils de M. de La

Mole et ses amis sont des jeunes aristocrates en proie à l’ennui dont seul le dandysme les

divertit.

Province

En ce qui concerne le lieu de l’intrigue, Stendhal nous présente deux villages, Verrières et

Vergy, une capitale en province, Besançon, et enfin la capitale du pays, Paris. Ce qui est

intéressant, c’est que l’auteur installe sans cesse une contradiction entre le monde de la

province et celui de la capitale dans le Rouge et le Noir.

Cette opposition entre la province et la capitale n’est pourtant pas propre à Stendhal

puisqu’elle est significative dans le roman du XIX° siècle. Paris s’identifie au lieu privilégié

des réalisations de l’ambition. La province, par opposition, figure le lieu des

désenchantements, de l’ennui et de la médiocrité. C’est surtout Balzac qui nous fait pénétrer

dans ce monde de contrastes ; Eugénie Grandet, prototype de la vie provinciale ennuyeuse

dépérit avec son vieux père avare. Et les pensionnaires de la pension Vauquer dans le père

Goriot font tout pour réussir à Paris, ville décrite comme le lieu de l’ambition et de la gloire.

Mais dans le Rouge et le Noir de Stendhal, cette opposition n’est pas si simple. Il y a

Verrières, Vergy, Besançon, et Paris où Julien Sorel fait son séjour. Nous nous permettrons

d’analyser ces lieux selon l’ordre de ses visites car <<Julien entreprend « un voyage » dans

la société en même temps qu’un déplacement dans l’espace>>1.

1 D. Dutton, La symbolique des lieux dans le <<Rouge et le Noir>>, Grenoble, Stendhal Club, 1988, n° 118, p. 136-145.

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Le héros part donc de Verrières. Il se déplace, expérimente la vie dans les grandes villes et

revient à son lieu de départ. L’auteur du Rouge et le Noir présente ces lieux de manière

rapide, mais avec des mots bien choisis :

<< Stendhal décrit peu. D’un seul trait et avec une sûreté incroyable, il évoque de vastes

paysages>>1.

Chez Stendhal, l’évocation d’un endroit est souvent accompagnée par la vue personnelle

du personnage. C’est à travers les yeux et la pensée de Julien que nous voyons le panorama

d’une ville. Ce regard subjectif, qui rend Julien si particulier dans les endroits où il se trouve,

est intéressant.

L’œuvre commence par la présentation de Verrières2, une jolie ville provinciale, où le

héros est né et où il grandit. Cette petite ville qui est assez calme, fait pourtant progresser son

industrie. La ville inventée, dont l’existence est située après la chute de Napoléon, a

l’atmosphère particulière qui caractérise une ville de province de cette époque. Les habitants

de verrières illustrent tout à fait l’évolution des valeurs et des mœurs après cette date3 ; Julien

Sorel, M de Rênal, et M. Valenod ont un vécu comparable marqué par les espoirs et les

faillites de la province dite post-napoléonienne. C’est dans cette ville que le héros s’initie à

l’amour, à l’amitié et surtout à la vie sociale. La froideur, qu’il sent de la part de son père et

de ses frères, marque la distance infranchissable qui existe entre sa famille et lui. Il est même

vendu par son propre père4 pour devenir précepteur.

Vergy, village à la campagne, est différent de Verrières. Si Julien était resté en mal

d’affection à Verrières, il a découvert l’amour pour une femme à Vergy. Alors quelle est la

différence entre les deux endroits ? Une des scènes célèbres de ce roman, nous semble-t-il,

répond à cette question :

1 Jean Prévost, La Création chez Stendhal, Paris, Mercure de France, 1951, p. 257. 2 La ville que l’auteur prétend d’être <<une des plus jolies villes en France-Comté>>n’existe pas en réalité. Pourtant, Stendhal n’hésite pas à écrire ses Mémoires d’un touriste par ces mots : « Verrières, près Sceaux ». 3 C’est en 1815 que Napoléon I connut sa défaite définitive. Napoléon Bonaparte (1769-1821), empereur des français de 1804-1815. Cette remarque à la chute de Napoléon fait situer le temps romanesque. 4 La relation entre père et fils nous intéresse beaucoup. Le fils rebelle éprouve en général tour à tour l’amour, la haine et le reniement pour le père. Il cherche à s’identifier à son père ou à surmonter la condition sociale que le père lui impose génétiquement. Cette évolution des sentiments à l’égard du père finit par la quête de la découverte de soi-même. Dans une partie ultérieure intitulée <<père et fils>>, nous nous interrogerons sur le rapport qu’entretiennent René et Julien avec leur père, et au processus de l’évolution de cette relation.

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<<Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une

faon singulière. La nuit vint. Il observa avec une joie qui ôta un poids immense de dessus la

poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très

chaud, semblait annoncer un tempête. (…) Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines

âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer>>1.

Julien est sur le point de serrer la main de Mme de Rênal dans le jardin de la maison à

Vergy. Il est évident que ce sont <<la nuit>> et <<le ciel chargé de gros nuages>> qui

encouragent le héros à exécuter son dessein. Mme de Rênal se laisse faire dans <<les

gémissements du vent dans l’épais feuillage du tilleul et le bruit de quelques gouttes

rares>>2. Autrement dit, ils sont en pleine symbiose avec la nature dans cet endroit de

retraite. Il ne faut pas oublier non plus, que dans cet endroit, ils sont isolés loin du monde et

des autres, comme Julien le sera plus tard dans une grotte ou une prison. Le besoin d’être en

communion avec la nature et de se trouver dans un endroit clos est essentiel à Julien pour

éprouver du bonheur. Les villes suivantes qui sont Besançon et Paris ne font pas exception à

la règle.

Dès que Julien arrive à Besançon, l’opposition qui a existé entre Vergy et Verrières n’a

plus de sens. Cette opposition se situe maintenant entre Verrières et Besançon :

<<Mais à une lieue de verrières, où il laissait tant d’amour, il ne songea plus qu’au

bonheur de voir une capitale, une grande ville de guerre comme Besançon>>3.

La perception de l’espace par Julien a une répercussion sur la manifestation de son

ambition. Plus le lieu s’agrandit plus l’ambition du héros devient grande. A propos de cette

ville, Diane Dutton explique que <<le héros semble préférer Besançon à Verrières à cause

de son site élevé et son aspect noble ou militaire qui satisfait sa passion pour Napoléon et

l’armée>>4 . La topologie romanesque chez Stendhal s’accorde ainsi avec l’évolution de

l’ambition du héros.

1 Le Rouge et le Noir, p. 266. 2 Ibid., p. 268. 3 Ibid., pp. 367-368. 4 D. Dutton, op. cit., p. 140.

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Cependant la ville ne tarda pas à tromper son attente. Il n’est pas en paix au sein du

séminaire de Besançon. Bien qu’il rencontre la jolie Amanda et qu’il ait le soutien précieux de

l’abbé Pirard, la capitale de la Franche-Comté <<lui suggère la tristesse et le péché, la

rivalité et l’hypocrisie>>1. Il nous semble que la vie du séminaire avec toutes ces expériences

ne sert pas à grand-chose à Paris où le héros semble répéter le même genre d’initiation.

Paris

Paris se situe encore au dessus de Besançon dans un sens géographique et symbolique.

Cette ville représente le sommet de la gloire et de la réussite pour ceux qui les désirent et les

recherchent. Dans le Rouge et le Noir, Paris forge sans exception l’image de la capitale où les

ambitieux tentent leur chance. Julien Sorel aussi poursuit sa chance avec conscience et

détermination jusqu’à ce que son ambition sociale devienne une réalité réelle.

Mais Julien n’est pas satisfait dans la capitale comme il l’était en province. Malgré sa

réussite brillante à l’hôtel de la Mole c’est finalement l’ennui de la vie parisienne qu’il

ressent :

<<Dès qu’il cessait de travailler, il était en proie à un ennui mortel ; c’est l’un des effets

desséchants de la politesse admirable, mais si mesurée, si parfaitement graduée suivant les

positions, qui distingue la haute société. Un cœur un peu sensible voit l’artifice. Sans doute

on peut reprocher à la province un ton commun ou peu poli, mais on se passionne un peu en

vous répondant. Jamais à l’hotel de La Mole l’amour-propre de Julien n’était blessé, mais

souvent, à la fin de la journée, (…) il se sentait l’envie de pleurer>>2.

Loin d’être un ambitieux aveugle, Julien observe avec lucidité les rouages de la vie

mondaine de l’hôtel de La Mole. Il trouve que les gens sont polis mais d’une politesse de

l’indifférence. Si le Paris des fêtes mondaines est décrit ici comme le lieu de l’ennui c’est

parce qu’il a déjà connu le bonheur de la province :

1 Idem. 2 Le Rouge et le Noir, p. 469.

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<<Il monta à cheval et alla au pas rechercher les endroits les plus solitaires d’une des

forêts voisines de Paris>>1.

Cette action nous montre clairement quel est le lieu de prédilection du héros. Le choix de

l’endroit prend une signification particulière d’autant plus que l’épisode se situe après qu’il ait

obtenu ce qu’il voulait de Mathilde ; Julien canalise toutes ses ambitions sociales dans la

personne de Mathilde à Paris. Lorsque Julien se trouve à Paris, la capitale est opposée à la

province qui signifie le pays natal, le renvoyant à sa nostalgie d’expatrié.

Ce qui est intéressant c’est ce changement des sentiments vis à vis de ces régions où il se

trouve. Lorsqu’il est en province, il ambitionne d’aller à Paris. Une fois à Paris, l’air

provincial lui manque. Julien n’est jamais content d’un endroit, c’est comme si quelque chose

le pousse chaque fois à chercher un ailleurs. Les expériences du héros à Paris ne font

qu’accentuer le sentiment de l’incompatibilité du héros avec le monde extérieur.

Nature

La grandeur de la nature l’emporte sur le monde artificiel de Paris et prend une valeur

irremplaçable aux yeux du héros :

<<Julien prenait haleine un instant à l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à

remonter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des

chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d’être séparé de tous les hommes.

Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au

moral. L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme

>>2.

Il peut respirer à fond pour avoir une âme calme dans ces immenses bois qui lui inspirent

aussi le désir de parvenir au sommet. L’élévation du lieu n’y est pas pour rien. Elle a un sens

symbolique ; Julien éprouve le sentiment d’être supérieur quand il est physiquement en

hauteur, c’est-à-dire sur les montagnes ou les endroits élevés. Car il se trouve dans une

position de domination. Maintenant ses yeux regardent en bas, il n’a pas besoin de baisser les

yeux comme il le fait devant les gens du grand monde, par politesse. Le monde paraît se

1 Ibid., p. 543. 2 Ibid., p. 276.

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trouver à ses pieds. C’est un sentiment fort et puissant qu’il y éprouve. C’est aussi une

émotion semblable que Stendhal éprouve lui-même lors de sa traversée des Alpes. La nature

semble-t-il, joue un rôle considérable dans l’évolution du comportement de Julien Sorel ainsi

que dans celui de René de Chateaubriand.

C’est donc par l’intermédiaire de la nature que la province acquiert la supériorité sur Paris

dans le Rouge et le Noir. De même, la province reste liée pour Julien à l’amour de Mme de

Rênal, à l’amitié de Fouqué et à l’attention de l’abbé Pirard. Ce sont ces valeurs qui font

revenir Julien dans son pays natal. C’est dans la prison de Verrières qu’il s’approche de

l’amour pur et de la vérité, et qu’il se réconcilie avec lui-même.

L’opposition entre Paris et la province qui existe bien dans le Rouge et le Noir procure

finalement le changement de lieu qui est nécessaire pour l’apprentissage et l’initiation de

Julien dans le Monde. Quel que soit le lieu, soit un salon à Paris, soit les bois ou la prison de

la province, chaque endroit est, pour Julien Sorel, une étape de sa quête de soi, au fur et à

mesure de son affrontement avec la société du XIX° siècle.

Les expériences de Julien décrivent l’évolution de la société française. Le changement de

la politique de cette époque est à l’origine de structures sociales complexes.

Politique

<< Miroir de l’homme, miroir du moi, la politique permet de se voir, et de se voir

comme un objet, un effet ; elle permet au moi de s’effectuer. Au miroir narcissique de la

chimère, la politique substitue le miroir de l’acte, qui est la bonne mesure de la capacité

réelle »1, a-t-il dit Michel Crouzet dans son étude. La citation illustre bien l’aspect de la

politique, ambiguë et contradictoire chez Stendhal.

Nous pensons qu’il est important de comprendre la portée politique dans les œuvres de

Stendhal. Dans le Rouge et le Noir une importante intrigue politique influence sur le moral, la

parole et le comportement des gens.

1 Michel Crouzet, Stendhal et la politique, Paris, L’arc, 1983, n° 88, p. 42.

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Avant d’aborder les opinions politiques du héros et la vie politique des personnages

secondaires, nous résumerons ici succinctement les points de repère historiques aux environs

des années 1815 – 1830 ; En 1789, la France connut la Révolution qui commence par la prise

de la Bastille. Elle bannit la monarchie absolue qui était le régime politique jusqu’alors, et

réclame les droits de l’homme. Après cet événement les Français doivent supporter violence,

terreur, désordres accentués par l’instabilité de la situation des personnes qui détiennent le

pouvoir.

Dans cette société anarchique le général Bonaparte, connu pour son génie militaire,

apparaît. Ses conquêtes en Europe et son sens politique lui donnent le pouvoir et lui

permettent de devenir Premier Consul, puis empereur de la France. Napoléon, ayant subi sa

défaite finale en 1815 à Waterloo, est destitué et exilé à l’île de Sainte-Hélène, placé sous

surveillance anglaise. Alors que l’Empereur avait fini par organiser une dictature et perdre la

confiance des citoyens à la fin de son règne, son image s’est modifiée après sa mort

prématurée en exil en 1820.

Pour les libéraux il devient la victime des rois. Il incarne parfaitement le modèle

romantique du révolutionnaire et de l’homme du peuple que son mérite a conduit au faîte de

la gloire. Le mythe se met en place. L’empereur lui-même y a contribué. Dans ses Mémoires

dictées à Las Cases, où il entretient le souvenir du général Bonaparte il réclame le statut

d’homme de la révolution et de libérateur des nations.

Le mythe forgé de son vivant s’amplifiera rapidement avec la contribution d’artistes

comme le peintre David1 et des écrivains Hugo, Béranger2 de même que Stendhal.

Après la Révolution et l’Empire, une période de l’histoire de France correspond à une

restauration de la monarchie qu’on appelle la Restauration. Ce nom recouvre la période

pendant laquelle deux rois se succèdent au trône : Louis XVIII (1815-1824), Charles X (1824-

1830). Après la révolution de 1830 c’est Louis-Philippe qui est appelé au pouvoir de 1830 à

1848.

1 Jacques Louis David, peintre français, (1748-1825). Il est le chef de file de l’école néo-classique. Ses tableaux ont une portée morale et politique. Il célèbre l’idéal révolutionnaire et l’Empire dont les œuvres principales s’intitulent « Marat assassiné », « le Sacré » et « Madame de Récamier ». 2 Pierre Jean de Béranger, poète et chansonnier français (1780-1857). Ses chansons remontaient souvent le moral des soldats, trouvaient des répercussions chez le peuple.

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Il y a aussi trois partis politiques considérables à cette époque ; d’abord, les ultra-

royalistes qui ne reconnaissent pas la monarchie constitutionnelle instaurée par Louis XVIII

voulant préserver l’unité de la nation. Ils s’appuient sur le clergé et sur des sociétés secrètes.

Le deuxième est le parti constitutionnel. C’est le parti royaliste modéré, qui soutient le

nouveau régime. Le dernier parti s’appelle les libéraux. Ils forment un groupe hétéroclite

d’opposition, juxtaposition de républicains, de bonapartistes et d’orléanistes qui seront aussi

les partisans du futur Louis-Philippe.

A l’opposé de Louis XVIII, la réaction des ultra domine la vie politique à partir de 1820,

et ceci encore après l’avènement de Charles X en 1824. Le durcissement du régime de

Charles X provoque sa chute, au bénéfice de Louis- Philippe.

Par conséquent, c’est l’opposition libérale qui gagne les élections de 1830. Le nouveau

règne de Louis-Philippe, sous une monarchie constitutionnelle assouplie, assure l’installation

de la bourgeoisie aux postes de commande du pays. Durant le pouvoir de Louis-Philippe de

1830 à 1848, les légitimistes, les bonapartistes et les républicains sont tous dans l’opposition.

Et le peuple exprime des courants d’idées différentes qui ne sont autres que l’aspiration au

renouveau : Dans chaque domaine des activités de la société il y a un nouveau courant qui

apparaît ; Il s’agit en effet du romantisme dans l’art, du socialisme en politique, et du

catholicisme libéral non traditionaliste dans le domaine religieux.

Cette situation historique et politique correspond tout à fait au contexte social du Rouge et

le Noir. La tentative de représentation de la société et des personnages démontre bien qu’il

s’agit d’une époque agitée. Observons donc le calendrier interne du roman ; Henri Martineau

a établi la chronologie intérieure dans une édition du Rouge et le Noir1.

Dans l’édition de Garnier en 1960, Henri Martineau établit cette chronologie interne et

elle est reconstituée au travers de l’allusion au succès de Hernani de Hugo ; l’œuvre

commence par la promenade de M et Mme de Rênal à la fin du mois de septembre en 1826 et

se termine avec l’exécution de Julien le 25 juillet 1831. Les cinq ans de l’époque de la

restauration de la monarchie constituent grosso modo la scène politique et sociale où se

déroulent l’action et l’intrigue du roman stendhalien.

1 Stendhal, Le Rouge et le Noir, texte établi et annoté par Henri Martineau, Paris, Garnier, 1960, p. 533-537.

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La représentation stendhalienne de la ville est également affectée par la politique. A

Verrières, lieu majeur du déroulement de l’histoire, sous la Restauration et après le règne

napoléonien, les partis politiques et les intérêts des gens nouent les intrigues qui influencent

l’opinion des habitants. La confiance et l’hostilité des citoyens sont quelquefois en jeu. Voici

une description de Verrières qui laisse entrevoir la vie sociale dans une ville provinciale à

cette époque ;

<< Depuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est sévèrement bannie des

mœurs de la province. On a peur d’être destitué. Les fripons cherchent un appui dans la

congrégation ; et l’hypocrisie a fait les plus beaux progrès même dans les classes libérales.

L’ennui redouble. Il ne reste d’autre plaisir que la lecture et l’agriculture>>1.

La société de Verrières apparaît comme un microcosme. L’opposition entre les libéraux

et les ultras existe certainement dans la vie quotidienne. La venue de M. Appert, en apporte la

preuve. Cet homme dont l’existence réelle est révélée par C. Liprandi2, essaye de rénover

l’état de la prison et de l’hôpital. De même, il surveille « le dépôt de mendicité »3 et les écrits

« dans les journaux du libéralisme»4. Sa visite à Verrières suscite une grande discussion entre

les ultras et les libéraux de la ville en ce qui concerne la fonction de la charité.

Ce dont Julien témoigne à Verrières existe, presque avec la même intensité, à Besançon et

à Paris. Julien Sorel découvre que l’égoïsme et l’hypocrisie y règnent et que « la différence

engendre la haine »5.

L’opinion politique de la part du héros est intéressante. Julien Sorel se croit d’abord

libéral. Quand son ami Fouqué lui rend visite au séminaire de Besançon, il se hâte de lui

demander le journal « Le Constitutionnel » 6 qui était alors considéré comme celui des

libéraux. Il est libéral parce qu’il n’aime pas la monarchie qui opprime la presse et la liberté.

Il ne peut pas être heureux sous le régime monarchique. Parce qu’il « ne respirait que révolte,

tout ce qui était tyrannie le révoltait, il n’aimait pas le pouvoir »7.

1 Le Rouge et le Noir, p. 258. 2 Cité par H. Martineau dans Le Rouge et le Noir, op.cit., p. 1459. 3 Ibid., p. 225. 4 Idem. 5 Ibid., p. 393. 6 Ibid., p. 386. 7 Cité par Michel Crouzet, op. cit., p. 41.

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L’épisode avec Mme. de Rênal est significatif de la tension et de l’opposition entre deux

partis ; Mme de Rênal commande quelques livres pour ses enfants à la librairie qui a une

« affreuse réputation de libéralisme»1. Julien forge avec la complicité de Mme de Rênal un

plan afin que le noble maire dont le journal principal est la Quotidienne, puisse s’abonner

chez le libraire. Bien entendu, M. de Rênal n’apprécie pas cette idée :

« Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu’il y aurait une haute inconvenance à ce que le

nom d’un bon gentilhomme tel qu’un Rênal parût sur le sale registre du libraire »2.

La différence de l’opinion politique existe bel et bien, pourtant cela n’empêche pas Julien

de faire l’éloge des travaux de M. le Maire de Verrières qui est aristocratique et ultra ; M. de

Rênal a construit le mur « de vingt pieds de hauteur et de trente ou quarante toises de long »

lors de son administration. La construction de ce mur qui était une nécessité à cause de

l’inondation offre en plus une jolie vue de la région et est aimé par ses habitants pour la

promenade. Face à cette belle œuvre d’un ultra, Julien n’hésite pas à exprimer son admiration :

« Quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue »3.

Alors, Julien se dit libéral, mais n’hésite pas à manifester de l’admiration ou encore à

aspirer secrètement à une attitude d’ultra. En vérité, il est difficile de le classer simplement

comme un simple libéral. Son attitude face à la politique est compliquée comme celle de son

auteur : bien que Stendhal nous laisse voir clairement le penchant libéral et républicain de ses

héros dans le Rouge et le Noir et davantage encore dans Lucien Leuwen il paraît détester la

politique. Selon lui, « la politique corrompt toujours la beauté ; c’est que la politique veut

agir sur le plus grand nombre »4 alors que chez lui, le bonheur est une affaire de « happy

few », d’une affinité bien sélective.

Chez Stendhal, la politique est utilisée comme une histoire romanesque qui reflète la

réalité. Les intrigues et les événements politiques qui sont réunis dans le roman n’ont pour

Stendhal qu’une utilité du point de vue réaliste. La politique fonctionne, bien que sa présence

1 Le Rouge et le Noir, p. 254. 2 Ibid., p. 255. 3 Ibid., p. 223. 4 Stendhal, Pensées et réflexions, préface de H. Martineau, Paris, Plon, 1955, p. 59.

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soit importante dans le roman, comme un cadre social qui renforce la structure du réalisme

dans le Rouge et le Noir. Contrairement à Balzac qui a placé la politique au centre de ses

romans, Stendhal ne considère pas la politique comme digne d’être traitée en premier plan

dans le roman. Il la trouve trop basse et vile. Comme Chateaubriand, il l’utilise plutôt pour

mettre en valeur les actions et les mouvements des héros. Il dit lui-même que <<la politique

venant couper un récit aussi simple, peut faire l’effet d’un coup de pistolet au milieu d’un

concert>>1.

En fait, il faut dire que les idées politiques de Julien Sorel nous paraissent floues bien

qu’elles apparaissent fréquemment dans l’œuvre. Non qu’elles ne soient pas sérieuses, mais

elles n’ont pas de valeur essentielle aux yeux du héros. Il ne s’intéresse pas à la politique en

elle-même. Elle l’intéresse seulement quand il a besoin de s’en servir pour lui-même. C’est

comme un sujet de conversation en présence d’une femme qu’on aimerait bien séduire. C’est

la femme à qui on pense profondément. Mais c’est d’autre chose que l’on parle.

Le paradoxe qui se dégage de la position politique du héros est dû à son père créateur. Le

fait que Julien n’est pas un simple libéral apparaît également dans cette pensée de Stendhal

qui trahit ses idées politiques :

«La bonne compagnie ne peut être composée que de gens qui emploient aux jouissance fines

de l’esprit et du cœur le temps que les autres classes sont obligées de consacrer au soin de

leur fortune. La bonne compagnie est donc nécessairement aristocrate »2.

D’ailleurs, ce sont les femmes de la noblesse qui influencent réellement les actions de

Julien Sorel. Sa vie de précepteur dans la maison de M. de Rênal lui révèle qui il est et quelle

est sa position sociale.

« J’aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si aimables et si bien nés, mais peut-être

le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers soi. En prononçant la parole si bien nés (c’était

un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s’anima d’un profond

sentiment d’antipathie. Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il je ne suis pas bien né»3.

1 Stendhal, Armance, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1998, p. 105. 2 Stendhal, Pensées et réflexions, op.cit., p. 59. 3 Le Rouge et le Noir, p. 289.

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La différence sociale entre ces nobles et lui excite d’abord son antipathie envers les gens

de ce genre, mais ensuite l’envie de leur ressembler ne tarde pas à l’envahir. Quand Mme de

Rênal lui demande ; « n’avez vous point d’autre nom que Julien ? »1, il se sent « flatté », qu’il

soit libéral ou non. L’attachement de Julien à la noblesse est le levier de ses activités sociales.

Cet attachement constitue aussi un dénominateur commun qui existe entre Julien et René.

Nous développerons cette idée dans une partie intitulée << l’amour et l’ambition>>.

Par ailleurs, le sentiment qu’il a de son origine n’est pas juste. Il pense qu’il est « un

simple paysan ». Mais, il est en réalité le fils benjamin d’un charpentier dont le métier est en

train de connaître une croissance rapide à l’époque. L’entreprise de son père rapporte

beaucoup à sa famille qui n’est plus pauvre. Sa famille représente une petite bourgeoisie qui

profite de la croissance économique du début du XIX° siècle.

Economie

Dans le Rouge et le noir, l’atmosphère sociale entre la bourgeoise et la noblesse est

conflictuelle. Stendhal ne montre pas ce conflit de façon frappante, mais les allusions y sont

nombreuses au travers des personnages secondaires. V. Del Litto nous révèle dans son

commentaire que <<Stendhal fait allusion aux affaires de M. de Rênal qui sont le commerce

du fer. La fabrication et la commercialisation du fer étaient alors à la base de toute l’activité

industrielle. C’est l’époque des premiers bateaux à vapeur, des premières machines, des

ponts suspendus et bientôt, des premières lignes de chemin de fer>>2. M. de Rênal représente

donc un personnage qui hésite entre le désir de gagner de l’argent et les préjugés de sa caste

qui méprise les gens qui travaillent pour gagner de l’argent. Il y a le tiraillement entre ces

opinions dans le ressentiment de M. de Rênal, néanmoins, celui-ci représente en même temps

l’aristocratie enrichie par l’industrie.

En revanche, le père Sorel représente une petite bourgeoisie qui commence à monter dans

l’échelle sociale. Désormais le père Sorel fait des affaires d’égal à égal avec M. de Rênal

grâce à son industrie et en tire des revenus conséquents :

1 Ibid., p. 293. 2 Stendhal, le Rouge et le Noir, préface et commentaires et notes de Victor Del Litto, Paris, Le livre de Poche, 1983, p. 578.

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« Il a donné à Sorel quatre arpents pour un, à cinq cents pas plus bas sur les bords du

Doubs. Et, quoique cette position fût beaucoup plus avantageuse pour son commerce de

planches de sapin, le père Sorel, comme on l’appelle depuis qu’il est riche, a eu le secret

d’obtenir de l’importance et de la manie de propriétaire, qui animait son voisin, une somme

de 6000 F »1.

La description de Stendhal montre les manières sèches de M. de Rênal et du père Sorel. Il

n’y a qu’indifférence et mépris entre eux. Leur relation est un contact professionnel sans plus

d’affinités. La révolution de 1789 leur a fait connaître le pouvoir de l’économie ; avant, ils

avaient une relation de subordination mais à présent ils connaissent la concurrence

commerciale.

Le XIX°siècle est aussi le siècle de la révolution industrielle qui met en avant la question

sociale à partir des années 1830-1840 ; plus l’industrie se développe, plus le conflit entre la

bourgeoise et la classe ouvrière augmente. En tout cas l’économie du pays est très prospère.

C’est la bourgeoisie qui s’en sort de la façon la plus triomphale :

« La bourgeoisie est satisfaite tant que les conquêtes de la Révolution sont conservées. Le

remplacement de la conscription est autorisé pour les gens de cette classe, par conséquence

la conscription les a touchés peu et les affaires sont longtemps prospères »2.

Derrière le drame sentimental, l’histoire de Julien contient l’élément intéressant du lien

avec l’économie. La loi économique règne dans une petite ville telle que Verrières et le

pouvoir de l’argent prend une importance immense :

« Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières : RAPPORTER DU REVENU. A lui seul

il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts des habitants. Rapporter du revenu

est la raison qui décide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie »3.

1 Le Rouge et le Noir, p. 221. 2 Lucien Genet, Révolution - empire 1789-1815, Paris, Masson et Cie, Editeurs, 1968, p. 165. 3 Le Rouge et le Noir, p. 224.

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La question de l’argent est en effet un des thèmes les plus fréquents dans les œuvres

stendhaliennes. Tous ses personnages sont concernés par ce même sujet. Stendhal va plus loin

dans ce domaine et il va même décrire que l’argent peut être la seule valeur de référence et le

seul mobile des comportements pour les personnages secondaires. Il s’agit par exemple de M.

de Rênal ; le maire de Verrières réussit à contenir sa colère et sa jalousie lorsqu’il reçoit la

lettre anonyme dénonçant l’infidélité de sa femme. La seule raison pour laquelle M. de Rênal

essaye de maîtriser son indignation, c’est la fortune dont sa femme héritera :

« Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante à Besançon,

qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune. (…) Si je garde ma femme, se dit-il, je

me connais, un jour, dans un moment où elle m’impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle

est fière, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu’elle n’ait hérité de sa tante»1.

Quant au héros, son attitude au sujet de l’argent est plus intéressante que celle de M. de

Rênal à cause de son évolution équivoque. Tout d’abord, Julien a très tôt décidé faire fortune

et sait faire des calculs :

« Maintenant, il est vrai, avec cet habit noir, à quarante ans, on a cent mille francs

d’appointements et le cordon bleu, comme M. l’évêque de Beauvais. (…) Et il sentit redoubler

son ambition et son attachement à l’habit ecclésiastique»2.

Il sait aussi utiliser l’équivoque suscitée par l’argent :

« Il fallut pourtant paraître à Verrières. En sortant du presbytère, un heureux hasard fit que

Julien rencontra M. Valenod auquel il se hâta de raconter l’augmentation de ses

appointements»3.

Il éprouve un malin plaisir à montrer sa grande valeur au rival de M. de Rênal. De là il se

dégage une question. Le salaire d’un homme fait-il parfois la valeur de l’homme ? Ce n’est

pas vrai pour Stendhal si nous examinons ses héros de près ; Julien était très pauvre au début

et a fait des économies pendant son préceptorat. Ensuite il est anobli et enrichi par M. de La

1 Ibid., p. 335-336. 2 Ibid., p. 525. 3 Ibid., p. 277.

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Mole à l’occasion du mariage avec Mathide de La Mole. Il apparaît qu’il a réussi à obtenir ce

qu’il voulait : c’est à dire faire fortune.

Mais, si nous réfléchissons à la parole suivante de Julien nous pouvons facilement

supposer quelle est la finalité du héros :

« Je suis petit, madame, mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s’arrêtant, les yeux,

brillants de colère, et se relevant de toute sa hauteur, c’est à quoi vous n’avez pas assez

réfléchi. Je serai moins qu’un valet, si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi

que ce soit de relatif à mon argent»1.

Ces propos de Julien Sorel sont révélateurs pour saisir quelles sont ses motivations. En fait,

l’argent ne paraît pas compter pour Julien. Ce qui est important pour lui ce sont surtout

l’amour et l’honneur. Ce sont dans ces deux valeurs que nous pouvons reconnaître le code de

l’action de Julien. Il n’est pas difficile de découvrir ce code dans le roman. Il est assez

intéressant de voir sa réaction quand Elisa, la femme de chambre de Mme de Rênal lui

propose le mariage en lui annonçant qu’elle a une jolie somme comme dot :

<< Cette fille (Elisa) fit un héritage, alla se confesser au curé Chélan et lui avoua le projet

d’épouser Julien. Le curé eut une véritable joie du bonheur de son ami ; mais sa surprise fut

extrême, quand Julien lui dit d’un air résolu que l’offre de Mlle Elisa ne pouvait lui

convenir >>2.

Le sentiment d’injure qu’éprouve Julien à propos de cette offre est la même quand son

ami, Fouqué lui propose de collaborer à ses affaires :

<< Tu sais l’arithmétique mieux que moi, tu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon

commerce. (…) Pourquoi n’aurais-tu pas gagné, toi, ces six mille francs ou du moins trois

mille ? (…) Sois mon associé>>3.

1 Ibid., p. 253. 2 Ibid., p. 258. 3 Ibid., pp. 285-286.

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L’idée de faire fortune dans les affaires ne déplaît pas foncièrement à première réflexion.

Avoir de l’argent de côté donne évidemment un aspect rassurant dans la vie. Ambitieux

comme il est, il imaginerait sans difficulté les possibilités que lui offrirait cette position. Ainsi

cette proposition amicale de Fouqué touche-t-elle profondément le cœur de Julien. L’offre de

Fouqué le met de bonne humeur.

Cependant Julien renonce tout de suite à l’offre généreuse de son ami à cause de l’idée de

traiter des affaires avec les paysans. Ce qui est intéressant dans la réflexion du héros c’est

qu’il ressent une certaine inconvenance en pensant à un mariage avec Elisa et aux affaires

avec Fouqué. L’origine de son sentiment semble provenir de son attachement à la noblesse. Il

croit posséder une âme noble et cela lui donne le courage de refuser d’être traité comme un

domestique. Il a une fierté qui le singularise des autres arrivistes.

L’argent est donc traité comme un sujet important parce qu’il est présent constamment

aussi dans le Rouge et le Noir que dans les autres romans de Stendhal ; le comportement de

Julien est aussi celui de Fabrice Del Dongo. L’argent a plutôt un mauvais rôle dans leurs vies.

Il suscite la jalousie et atteint même la sécurité des héros.

L’argent est devenu un élément indispensable de la société et un objet principal de désir et

de convoitise au cours de ce siècle. Mais il ne sert jamais de motivation dans l’action du héros

et n’est pas présenté comme valeur positive1 dans le Rouge et le Noir.

Armée et clergé

L’ambiance citadine décrite dans le roman est insupportable pour la génération de Julien

Sorel qui <<était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans>>2 au début du roman

c’est-à-dire vers 1826. Julien représente le porte-parole de sa génération et sa vie condense le

cours de la société de la première moitié du XIX° siècle.

Il semble que Stendhal le prenne d’ailleurs pour modèle permettant d’aborder les

différents aspects de la société. En particulier, les milieux de l’armée et du clergé

1 Nous pensons que la vraie valeur intéressante de l’argent réside dans l’impact psychologique qu’il exerce dans les rapports de Stendhal avec son père. Nous en reparlerons dans la dernière partie. 2 Le Rouge et le Noir, p. 244.

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contemporain se dévoilent successivement à la suite des objectifs ambitieux du héros. Le

cadre social et ses pensées intimes conditionnent l’avenir de Julien ainsi que celui de ses

multiples semblables.

Julien parcourt ces deux milieux à la recherche de la réussite. Par conséquent, le contraste

entre ces deux structures sociales se révèle à travers lui. C’est pourquoi nous suivons

l’initiation dans la carrière du héros pour savoir ce qui s’est passé à l’époque.

Julien Sorel, boulimique des livres, est nourri surtout par les Confessions de Rousseau et

le Mémorial de Sainte-Hélène pour lesquels « il se serait fait tuer » 1volontiers. Lui qui a

passé son enfance en rêvant aux batailles et à la gloire de Napoléon ne saurait se satisfaire de

son entourage :

« Ah ! s’écria-t-il, que Napoléon était bien l’homme envoyé de Dieu pour les jeunes

Français ! Qui le remplacera ? que feront sans lui les malheureux, même plus riches que moi,

qui ont juste les quelques écus qu’il faut pour se procurer une bonne éducation, et qui ensuite

n’ont pas assez d’argent pour acheter un homme à vingt ans et se pousser dans une carrière !

quoi qu’on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous empêchera à

jamais d’être heureux ! »2

Un tel sentiment d’impuissance peut entraîner un profond découragement chez un jeune

homme aussi sensible que Julien Sorel. Si Julien regrette Napoléon c’est parce qu’il déteste

son origine de simple paysan. Le métier de son père lui paraît ignoble et la vie provinciale lui

déplaît. Il se considère comme «l’homme malheureux en guerre avec tout la société»3.

Mais, il est trop tard pour ceux qui sont séduits par l’héroïsme belliqueux parce qu’ils ne

sont plus au temps de la Révolution mais au temps de la Restauration. Julien le sait bien plus

que tout le monde. Julien Sorel avoue qu’il « sait choisir l’uniforme de son siècle»4 : Il veut

dire bien entendu l’uniforme du clergé, « le Noir » à la place du « Rouge » ; En ce qui

concerne le titre du Rouge et le Noir, il existe plusieurs versions herméneutiques. Certains

comme Romain Colomb et Pierre Martino trouvent que l’auteur l’a choisi parce qu’il y avait

1 Ibid., p. 235. 2 Ibid., p. 304. 3 Ibid., p. 526. 4 Ibid., p. 525.

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la mode des noms de couleurs à l’époque. Ce dernier a même découvert deux livres anglais

qui avaient le même titre.

D’autres pensent que les couleurs évoquent les conflits des idées entre le parti des libéraux

et des prêtres. Stendhal lui-même nous fournit une explication ; « Le Rouge signifie que, venu

plus tôt, Julien eût été soldat ; mais à l’époque où il vécut, il fut forcé de prendre la soutane,

de là le Noir.» H. Martineau soutient ces propos de Stendhal. Il a retrouvé que celui-ci a

d’abord voulu appeler son autre roman, Lucien Leuwen, l’Amarante et le Noir, et puis le

Rouge et le Blanc dans la même intention.

Cependant une objection est levée plus tard par son collègue V. D. Litto dans l’édition du

Livre de poche en 1983 ; ce ne sont pas les armées napoléoniennes qui ont porté des

uniformes rouges. En revanche, les troupes anglaises s’habillaient en rouge dans La

Chartreuse de Parme.

Nous soutenons l’interprétation du symbole de la couleur. Les mondes du Rouge et le

Noir, sont deux mondes par lesquels Julien veut réaliser ses ambitions. Il nous semble que les

deux couleurs symbolisent bien ces deux milieux qui s’opposent.

L’armée et le clergé dans le Rouge et le Noir paraissent occuper en fait une place

importante et discutable : ils sont d’abord montrés en tant que structure sociale dans laquelle

le héros peut faire une carrière rapide. Avec ce titre au pouvoir évocateur, Stendhal met en

opposition deux mondes ; le rouge de l’armée symbolise la volonté de se surpasser, de

découvrir sa capacité de puissance tandis que le noir symbolise le compromis avec le monde

extérieur et l’apprentissage de l’hypocrisie cultivée par la société.

Julien Sorel souffre entre ces deux mondes, entre l’envie d’être soi-même et l’envie d’être

reconnu coûte que coûte même s’il s’agit de devenir hypocrite. Par conséquent, la société se

présente à lui comme un système à combattre pour s’affirmer. Elle n’est pas accueillante et les

gens qu’il y rencontre sont à priori des ennemis. Le combat de Julien consiste à montrer sa

valeur au monde extérieur, d’y acquérir une place bien à lui.

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Chapitre deux : René et Julien face à la société

Souffre-douleur

Dans la partie précédente, nous avons essayé de découvrir le contexte général, social,

politique, historique où évoluent René et Julien Sorel. Dans cette présente partie, nous allons

tenter de discerner leurs sentiments personnels face à la société, de les approfondir dans

l’analyse.

René est un garçon qui ne se sentait pas bien dans sa famille. D’abord l’ordre de sa

naissance au sein de la famille ne le satisfait pas tout à fait. Etre un cadet ne procure pas

toujours un sentiment confortable dans une famille aristocrate :

<<J’avais un frère que mon père bénit, parce qu’il voyait en lui son fils aîné. Pour moi, livré

de bonne heure à des mains étrangères, je fus élevé loin du toit paternel>>1.

C’est, en général, à l’aîné que tout l’héritage paternel revient ainsi que l’attente et

l’attention de toute la famille. René, en tant que cadet, a l’impression d’exister par un rôle de

remplaçant pour le cas fortuit. Le sentiment d’être superflu lui est pénible.

Julien est le dernier rejeton de la famille. Sa situation familiale n’est pas meilleure que

celle de René. Au lieu d’être choyé par sa famille, il est rudoyé par son père, et ses frères le

maltraitent. Son père ne le supporte pas :

<< Il eut peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si

différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas

lire lui-même>>1.

1 René, p. 119.

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Le malheur de Julien vient de sa différence physique et intellectuelle. Il est en fait un

souffre-douleur pour son père et ses frères qui n’hésitent pas à le « battre sur la place

publique dans les jeux du dimanche »2.

Dans cette situation familiale, ni René ni Julien ne se sentent aimés de leurs parents.

D’ailleurs, Chateaubriand et Stendhal évoquent l’accouchement difficile concernant ces deux

héros ; René a « coûté la vie à sa mère en venant au monde »3 et dès sa première jeunesse,

Julien a donné à son père l’idée qu’« il ne vivrait pas »4.

Le sentiment d’être mal-aimé par sa famille persiste dans la psychologie de René et de

Julien bien qu’ils aient trouvé refuge, chacun respectivement, dans les personnes d’Amélie et

du vieux chirurgien. Ce sentiment d’être mal-aimé semble entraîner un autre sentiment : celui

d’être mal- né.

René essaye de lutter contre la séduction de la mort ; pour lui, la vie est un combat pour ne

pas se laisser aller au suicide. Son mal-être se traduit plus en plus par un état mélancolique.

De son côté, Julien pense qu’il s’est trompé d’époque. Le mal-être de Julien provient de sa

conscience de la classe sociale.

Enfants, René et Julien ont vécu une même situation familiale décevante et devenus

adultes, ils ont, tous deux, des difficultés pour s’affirmer dans la société.

Le sentiment d’être incompris par la société

René voulait s’établir dans la société mais il y rencontre « un monde qui ne lui disait

rien et qui ne l’entendait pas »5. La difficulté que René y percevait n’est pas simplement due

à la communication personnelle avec les autres. René essaye de s’adapter au monde mais

celui-ci ne correspond pas à ses aspirations :

1 Le Rouge et le Noir, p. 232. 2 Ibid., p. 233. 3 René, p. 119. 4 Le Rouge et le Noir, p. 233. 5 René, p. 126.

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<< Ce n’est ni un langage élevé, ni un sentiment profond qu’on demandait de moi. Je n’étais

occupé qu’à rapetisser ma vie, pour la mettre au niveau de la société. >>1

René trouve que le monde est devenu vulgaire, superficiel. Les gens du monde « le

traite d’esprit romanesque »2 et « l’accuse d’avoir des goûts inconstants »3.

En revanche, le problème de Julien est davantage à rapporter à l’ordre social. Julien pense

qu’il est « né trop tard » pour réaliser son idéal inspiré des exploits de Napoléon. Il se prend

pour une victime dont la société ne saisit pas le génie parce qu’elle est corrompue, vicieuse :

<< Que deviendrait-ils, ces nobles, s’il nous était donné de les combattre à armes égales !

Moi, par exemple, maire de Verrières, (…) Comme j’enlèverais le vicaire, M. Valenod et

toutes leurs friponneries ! comme la justice triompherait dans Verrières ! >>4

Malgré les différences entre les sociétés auxquelles ils appartiennent, c’est le même

sentiment d’inconfort et d’incompréhension qu’éprouvent René et Julien Sorel.

Si René réagit de façon plus subtile, la façon d’agir de Julien est plus directe par rapport à

la société : il rend la société responsable de ses malheurs. Il lui demande des comptes et

l’auteur le place dans l’opposition par rapport à la classe sociale de son temps :

<<les hommes de sa société répétaient que le retour de Robespierre était surtout possible à

cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien élevés>>5.

La société dans cette œuvre se divise en pôle binaire. D’un côté, il y a des gens qui

veulent désespérément retourner à l’ancien régime, maintenir la moralité et l’ordre

conservateurs. De l’autre côté, il y a des gens qui recherchent le renouveau dans le système, le

changement dans la société entrevu avec la Révolution et l’arrivée de Napoléon.

Cette construction binaire de la société manifestée d’abord dans la Province puis dans la

capitale, Stendhal la traduit aussi dans la structure de son roman qui se divise en deux parties.

1 Ibid., p. 127. 2 Idem. 3 Ibid., p. 128. 4 Le Rouge et le Noir, p. 305. 5 Idem.

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Les personnages se trouvent dans l’opposition de la génération entre les personnes affirmées

et les jeunes (adolescents) dans le stade d’initiative, ils s’opposent également par le sexe.

Le fait que Mme de Rênal mentionne le nom du chef des Montagnards de la Révolution

française et le regret de Julien qui suit dans le passage, présage un aspect caractéristique de

Julien voyant la lutte sociale même dans l’amour.

Dans René, Chateaubriand ne décrit pas de raisons concrètes du mal-être de René dans la

société. Il focalise essentiellement sur les états d’âme de René notamment l’ennui, la

mélancolie, l’incompréhension dans le monde.

Dans les Natchez, René combat du côté des Sauvages contre les envahisseurs européens

en Amérique septentrionale. Il défend le monde sauvage indien, mais cette bonne cause n’est

pourtant pas inspirée par sa profonde conviction politique. Son comportement est dicté plutôt

par son besoin de se distraire de son ennui.

Enfin, au travers du combat auquel il se livre, il semble chercher un moyen légitime pour

mourir sans recourir au suicide que la religion chrétienne condamne.

Quelque part ailleurs

La fuite dans la nature et la mélancolie

René va partout pour trouver un sens à sa vie, un endroit où il se sentirait en paix. Pourtant

il ne trouve nulle part son vrai refuge, cela le rend mélancolique.

Au début, René paraît trouver la sérénité dans le nouveau monde. Adopté par Chactas qui

est parti à la découverte de la France dans Atala, René joue un rôle inverse, découvre

l’Amérique, s’initie à la vie indienne. Surtout il rencontre une nature à l’état sauvage,

splendide dans le pays indien. Certes, il s’est familiarisé avec la nature dans les bois près du

château de son père, notamment à l’endroit où il se promenait avec sa sœur, lorsqu’il se

penchait sur ses sentiments ; Il s’y sentait à la fois solitaire et serein.

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En Amérique, son lien avec la nature s’approfondit. Chateaubriand nous livre des

descriptions pittoresques et exotiques du nouveau monde. Pour René, la description de la

nature chez les Natchez ne se limite pas seulement à la comparaison avec la nature qu’il a

connue en France. Elle ne sert pas non plus à représenter seulement la différence entre la

religion indienne et le christianisme. Elle est plus substantielle parce que c’est avec elle que

René connaît une vraie relation intime.

René découvre la culture des indiens basée sur la nature, en l’occurrence leur manière de

personnifier chaque élément de la nature. La nature représente une mère, une terre natale, une

personne et un ami à qui on peut se confier. Les descriptions de la nature deviennent un

excellent moyen de dévoiler l’état d’âme du héros. Le personnage de René illustre un type

romantique par son aspect d’osmose avec les éléments de la nature. Quand un orage éclate

dans l’œuvre c’est le cœur de René qui connaît l’orage :

<<Je marchais à grand pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne

sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon

cœur>>1.

René connaît une harmonie totale avec la nature. Il y a une correspondance continuelle

entre le héros et le monde extérieur. Chateaubriand innove cette façon de décrire les émotions

que le héros ressent, par la mise en parallèle de ses sentiments avec ce qui se passe dans le

monde extérieur. Ces sensations que le héros éprouve par la nature comme la solitude, la joie

et la mort représentent une nouveauté à l’époque. Ce tremblement qu’on ressent entre son être

et le monde extérieur réside dans les sensations nouvelles qu’on trouve dans le romantisme.

Enfant, il avait déjà une propension à devenir hypocondriaque. Même devenu adulte dans

les Natchez, il garde toujours cet aspect mélancolique caractéristique bien qu’il soit un peu

atténué.

René essaye de trouver le remède à son malheur dans la nature :

1 René, p. 130.

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<< Je me mis à sonder mon cœur, à me demander ce que je désirais. Je ne le savais pas ;

mais je crus tout à coup que les bois me seraient délicieux >>1.

La recherche dans la nature lui apporte d’abord la satisfaction. Il est charmé par l’état « de

calme et de trouble, d’indigence et de richesse »2 se dégageant des merveilles de la nature,

des changements de saisons.

La vie nomade qu’il menait est aussi une recherche active pour trouver enfin un chez soi.

Emerveillé par la grandeur de la nature, il arrive à se libérer de son ennui.

Mais il ne tarde pas à se sentir solitaire n’ayant personne pour partager ses émotions. Bien

qu’il éprouve un sentiment religieux dans l’approche de la nature, il doit faire face à ses

pulsions suicidaires.

En ce qui concerne Julien, il recherche également la paix et la sérénité dans la nature.

Chaque fois qu’il est las de jouer le rôle qu’il s’est imposé, il part se reposer dans la nature,

dans les bois surtout :

<< Julien s’échappa rapidement et monta dans les grand bois par lesquels on peut aller de

Vergy à Verrières. (…) Loin de désirer s’astreindre à une nouvelle scène d’hypocrisie, il avait

besoin d’y voir clair dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui

l’agitaient >>3.

Il se permet de se laisser aller, de se montrer honnête, de se ressourcer. C’est dans les bois,

loin des hommes qu’il trouve « quelque tranquillité »4.

La recherche de sérénité dans la nature de René et Julien constitue un point commun

important qui relève de « la relation triangulaire »5 de l’influence chez les comparatistes.

En l’occurrence, il s’agit de l’influence de Rousseau qu’on peut trouver dans les œuvres

1 Ibid., p. 128. 2 Ibid., p. 129. 3 Le Rouge et le Noir, p. 275. 4 Ibid., p. 276. 5Le terme de « la relation triangulaire » signifie que deux textes a priori incomparables, ou apparemment fort lointains l’un de l’autre, deviennent proches par la méditation d’un troisième texte qui les polarise selon Francis Claudon.

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de notre étude, nous permettant de penser à l’intertextualité et même à la double

intertextualité (Rousseau et Chateaubriand) de la part de Stendhal.

L’affrontement dans la société et la compagnie des hommes

Nous pouvons également trouver la même réflexion rousseauiste dans René et le Rouge et

le Noir concernant la compagnie des hommes : pour René, la foule est un « vaste désert

d’hommes » 1 . Stendal utilise exactement le même terme. Ce thème que Baudelaire

développera aussi plus tard, vient en vérité de Rousseau :

<< J’entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m’offre

qu’une solitude affreuse où règne un morne silence >>2.

L’idée de Rousseau constitue comme un commun dénominateur qui rapproche

Chateaubriand et Stendhal en ce qui concerne leur influence romantique, et qui nous indique

d’avance, les réactions de leurs héros face à la société et leur entourage.

Face au monde, c’est donc le même sentiment de solitude que l’on peut observer chez

Chateaubriand et Stendhal ; aussi les « autres » ne figurent-ils qu’en tant que foule n’ayant ni

visage ni nom. Comprendre les autres et se faire comprendre par eux relèvent du véritable

enjeu de la société. L’homme est seul devant son destin. René et Julien essayent de forger les

leurs de leur mieux. Pourtant leurs efforts se manifestent de manière différente.

René se lasse vite du monde dans lequel il ne trouve aucun attrait. Après un temps d’essai

d’adaptation, il s’éloigne du monde. Son malaise social n’est pas sans complaisance, aussi se

plonge-t-il dans son activité préférée ; penser à lui-même. L’introspection est également

recherchée par Julien qui, en revanche, utilise ce moyen pour s’auto-analyser et établir un

nouveau plan de bataille. Car Julien est un jeune homme qui n’aime pas dévoiler son caractère

romantique aux autres. Il veut s’en cacher et réussir à s’élever au niveau des hommes de rang

social supérieur.

1 René, p. 127. 2 Rousseau, La Novelle Héloïse, coll. de la Pléiade, t. II, p. 231, cité par Maurice Regard dans Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages, op.cit., p. 1205.

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Julien, ressourcé dans la nature, retourne à son combat. Son sentiment d’être seul au

monde suscite la recherche de compagnie dans la société pour acquérir de la reconnaissance.

Pour conclure cette partie, le monde où René et Julien évoluent est par définition différent.

Mais nous pouvons discerner un point commun qui est considérable, c’est un monde en

pleine effervescence sociale. Ce qui est important dans les sociétés décrites dans René et le

Rouge et le Noir, c’est leur continuité dans les deux contextes. Les héros sont tous les deux

face à une société qui ne les comprend pas et qu’ils ont du mal à intégrer. Leur conscience de

l’événement historique qu’est la Révolution est à l’origine de leur difficulté face à la société.

Pour René ainsi que pour Julien, il y a un avant et un après la Révolution.

L’histoire de René est une histoire transposée de l’auteur qui a d’ailleurs le même prénom.

En 1789, Chateaubriand avait 20 ans. Etant jeune, il était assez séduit par les idées de la

Révolution, mais, quand la Bastille tombe et quand les têtes des aristocrates –entre autres,

ceux de sa propre famille- tombent, il prend en horreur la manifestation violente de cet

événement. Chateaubriand quitte la France pour un voyage à destination de l’Amérique.

Quand René quitte la France, il a à peu près le même âge. L’intrigue dans René et le caractère

du héros font sans cesse référence à l’auteur.

De son côté, Julien Sorel a grandi avec les récits de la Révolution et les faits héroïques de

l’armée de Napoléon. Ils sont tous les deux les enfants de la Révolution française quant aux

conséquences qu’ils en ont subies.

Les sociétés où ils se trouvent sont en pleine effervescence. Les révolutions sont non

seulement politiques mais aussi sociales et économiques. Les structures de la société changent

et évoluent dans cette époque qui connaît un grand développement.

Pourtant, si on y regarde de près, on peut distinguer une grande différence entre les deux

personnages. René est un personnage dont la nature et le penchant convergent vers le temps

avant la Révolution. C’est un personnage qui se déchire entre les deux temps. Il est pris entre

les deux siècles et entre les deux sociétés, soit ancienne, soit nouvelle. Il ne se sent à l’aise ni

avec l’une, ni avec l’autre société. Il essaye de s’adapter à la société comme après son retour

du Grand Tour, mais elle a changé et cette nouvelle société n’accepte pas la personne de René

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qui recherche les valeurs de l’ancienne société telles que l’équilibre, la paix, la religion.

Déboussolé, il s’ennuie de cette société où il se sent isolé, mis au ban, il ressent la solitude et

la mélancolie. Il exprime son mal du siècle.

En ce qui concerne Julien, il est résolument d’une génération post-révolutionnaire. La

société contre laquelle il se bat est une nouvelle société rétablie du point de vue de René.

Julien n’est pas déchiré entre deux mondes opposés par une idéologie différente. Cependant il

ressent tout autant insatisfaction et solitude dans la société de 1830 lui paraissant bloquée ;

d’où son refuge dans la nature rousseauiste.

La différence qui s’affiche entre René et Julien peut s’expliquer par la différence d’origine

familiale et sociale des héros. Ils sont jeunes et en âge d’entrer dans le monde. Ils cherchent

tous les deux une position dans la société. Si René était né plus tôt, il aurait trouvé sans

difficulté sa situation, après son retour de voyage. Mais avec tous les changements plus ou

moins radicaux, René n’arrive plus à trouver son identité dans la nouvelle société. Ce qui est

dramatique pour lui c’est que son sentiment se partage entre ses idéaux et son éducation

classique. La société qu’il trouve après son retour ne fait que de le décevoir.

René ne peut être qu’inconstant comme il le dit lui-même. Le siècle, pour lequel son

éducation de gentilhomme l’a préparé, n’existe plus. Il ne trouve pas d’attrait dans le monde

qu’on lui propose. Le peuple s’est soulevé contre sa classe. Il ne peut même pas se révolter

contre la société de son pays, ce serait trahir son éducation, son roi, et commettre le parricide.

Il dirige sa colère et sa révolte vers la recherche d’un nouveau monde.

Une nouvelle terre qui pourra accueillir son cœur meurtri, qui pourra apaiser son âme

tourmentée. Comme Ulysse, c’est un éternel voyageur qui ne cesse pas de rêver de trouver

son foyer, son identité. Il est toujours en quête d’une nouvelle société qui réussira à

réconcilier l’avant et après la Révolution.

Quant à Julien, même si grâce à son intelligence, il est entré dans un monde différent de

ses origines modestes il garde toujours dans son cœur la distinction des castes. Lui aussi est

tenté par la retraite dans la nature comme quand il se trouvait dans la grotte, loin des hommes.

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Mais le désir de reconnaissance sociale le pousse dans le monde. Il incarne plutôt un

personnage révolté contre l’injustice de la société. Il y a en lui la revendication sociale d’une

classe méprisée comme il le dira lui-même au tribunal.

Ce qui nous semble intéressant, c’est que malgré leur différence de situations, ces deux

héros ressentent les mêmes sentiments de solitude, de révolte et d’ennui dans la société.

Chateaubriand essaye de rétablir l’ordre de la société à l’aide de la religion. Par contre,

Stendhal essaye de dévoiler le système et les rouages de la société.

Leur ambition et leurs attentes dans la société étant différentes, Chateaubriand et Stendhal

utilisent toutefois la même méthode d’initiation pour leurs héros. René et Julien Sorel étant

tous deux, jeunes adolescents au début du roman, ils doivent passer ainsi dire par une

initiation à la vie. Leur cérémonie d’initiation se fait par les voyages. René et Julien Sorel

voyagent en fait énormément. Les gens et les coutumes qu’ils rencontrent dans leurs voyages

constituent des éléments importants dans le sens où tous ces dépaysements entraînent à la

réflexion. La distance spatiale instaure le dépaysement nécessaire qui permet aux héros de lier

le voyage et la découverte de soi.

Ces voyages d’initiation montrent un processus auquel les écrivains recourent

fréquemment pour parfaire l’éducation de leur héros. Ceci aussi s’avère être un trait du

romantisme que nous allons étudier.

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Les héros romantiques et leurs désirs

Chant d’automne1

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;

Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !

J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres

Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,

Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,

Et, comme le soleil dans enfer polaire,

Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;

L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.

Mon esprit est pareil à la tour qui succombe

Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,

Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.

Pour qui ? – C’était l’hier l’été ; voici l’automne !

Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

1 Baudelaire, Les fleurs du mal, Spleen et idéal CXII, Chant d’automne I, Le livre de poche, 1972, pp. 193-194.

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Chapitre trois : René et Julien ; type de héros romantiques

Quelques définitions du mouvement romantique littéraire

Que signifie le mot <<romantique>> ? Il y a tellement de variation autour de ce mot de

nos jours. Beaucoup de critiques littéraires, d’art et écrivains ont essayé de définir le terme.

Cependant, il paraît à la fin, que ces prédécesseurs se sont mis d’accord sur un point, c’est

qu’on ne peut pas complètement définir ce mot à cause de sa complexité et de sa divergence

de sens. Ce qui n’a pourtant pas empêché des propositions de définition par la suite.

Pour notre part, nous essayerons de donner succinctement la notion essentielle de la

définition du mot. Le héros romantique est un type du personnage de la première moitié du

XIX°siècle, comme on désigne l’honnête homme du XVII° Siècle ou le philosophe du XVIII°

siècle. René et Julien en font partie et, incarnent mieux que les autres, le héros romantique : Si

René ouvre par sa sensibilité une nouvelle voie dans le genre romanesque comme le héros

romantique, Julien appartient aussi au héros romantique par son mépris du monde et son

sentiment de solitude. Il nous semble important de bien comprendre le sens du mot

romantique pour mieux saisir la personnalité de ces héros.

Dans son ouvrage intitulée <<Le romantisme dans la littérature européenne>>, Paul Van

Tieghem donne l’explication riche et érudite de la naissance du terme et son évolution. Il

explique l’origine du mot qui vient du <<substantif français roman, dans le sens médiéval de

récit d’aventures en vers ou en prose, parfois écrit rommant. On retrouve ce sens dans le mot

anglais romaunt, et dans le dérivé romantic, adjectif désignant ce qui se rapporte aux romans

de ce genre ou en évoque les caractères et l’atmosphère. Ce terme avait d’abord à peu près la

même valeur que le français romanesque, qui datait comme lui du XVII°siècle. Longtemps on

traduisait romantic par romanesque.

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Le mot romantique apparaît à partir de 1775, d’abord sous la plume du Rousseau dans

les Rêveries et dans la Préface de sa traduction de Shakespeare de Le Tournier. Il se

différencie de romanesque, dans la mesure où il s’applique moins à l’action, aux événements

analogues à ceux des romans, qu’aux sites et aux personnages qui en évoquent le

souvenir>>.1

Ainsi, l’adjectif romantique est d’abord appliqué aux paysages. <<Touchant comme dans

les romans, en parlant d’un lieu et de la nature>>, c’est la définition que donne encore le

dictionnaire de Robert en rappelant une des premières utilisations du mot, dans les Rêveries

de Rousseau : <<Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du

lac de Genève>>.

Dès 1804, Senancour insiste sur l’importance du romantisme non seulement pour le

paysage mais aussi sur l’effet qu’il évoque et produit. Selon lui, l’essentiel du romantisme est

dans <<l’accord établi avec la sensibilité>> 2 .

En 1810, Mme de Staël, sous l’influence des théoriciens allemands, comme les frères

Schlegel, y ajoute une signification importante d’ordre historique : ce terme est aussi inspiré

par la chevalerie, le christianisme du Moyen Age :

<<Le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie

dont les chants des troubadours ont été à l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du

christianisme. […]On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de perfection. Je

m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des

Anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions

chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a

précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi >>3.

Schlegel a opposé le romantisme au classicisme et par l’intermédiaire de son ouvrage

intitulé De l’Allemagne, Mme de Staël influence beaucoup les romantiques français auxquels

s’opposent les classiques.

1 Paul Van Tieghem, Le romantisme dans la littérature européenne, Paris, Albin Michel, 1969, pp. 10-11. 2 Jacques Bony, Lire le Romantisme, Paris, Dunod, 1992, p. 3. 3 Mme de Staël, De l’Allemagne, Paris, GF - Flammarion, 1968, p. 211.

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Nous proposons ici, à titre de référence, deux tableaux qui nous semblent bien exprimer

cette opposition, c’est-à-dire la différence entre classicisme et romantisme. Le premier

tableau1 illustre l’idéal du XVIII° siècle par la voie picturale, architecturale. Le second 2

exprime directement le thème cher aux romantiques et une grande influence directe des

poèmes d’Ossian dont Mme de Staël fait l’éloge de son vrai auteur, l’écossais Macpherson,

comme « l’Homère du Nord ».

1 Etienne Louis Boullée, Projet de cénotaphe à Newton, 1780-1790, Bibliothèque nationale, Paris. La première illustration appartient à l’architecte visionnaire, Etienne Louis Boullée. Elle représente le culte de la raison au siècle des Lumières. Les projets d’édifices de Boullée et Ledoux sont à la base de volumes géométriques réguliers comme cubes et sphères qui traduisent une recherche de l’essentiel et de la simplification des formes lors des dernières décennies du XVIII°siècle. 2 Ingres, Le Songe d’Ossian, 1813, musée Ingres, Montauban.

Ce tableau d’Ingres montre la sensibilité romantique à travers un thème romantique ; celui d’Ossian, barde légendaire dont MacPherson a prétendu avoir découvert les chants qu’il a en réalité créés.

Ossian voit en rêve Oscar (avec le heaume ailé) son fils, mort, Malvina, veuve d’Oscar, Fingal son père, roi de Morven, Starnos roi des neiges accompagné de jeunes filles jouant de la harpe, et d’autres héros de son poème.

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Avec Mme de Staël, il y a Chateaubriand avec son œuvre, Genie du christianisme (1802),

autre figure qui prend une place capitale dans le développement du mouvement romantique en

France.

Pour les classiques, le mot d’ordre était l’éloge de la pensée, de la raison, tandis que les

romantiques favorisent la mise en avant de la sensibilité et des sentiments. Ces nouveaux

sentiments << nouveaux dans la littérature, pas dans les âmes>> comme le dit P. Van

Tieghem, sont considérablement développés dans la deuxième moitié du XVIII° siècle par des

écrivains qu’on appelle les préromantiques. Sir Charles Grandison (1754) de Richardson, La

Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau, les Souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe

sont les trois œuvres les plus marquantes de ce temps qui montre le triomphe de la sensibilité,

<<souvent moralisante et parfois passionnée>>1.

P. Van Tieghem a aussi distingué le caractère principal du héros romantique comme

suivant :

<<Le plus souvent, elle (la sensibilité) reste passive, contemplative, égoïste ; elle se

transforme rarement en action énergique et précise. Il y faudrait de la volonté, et c’est ce qui

manque le plus à nos préromantiques de tout genre>>2.

Ce trait de caractère, nous le trouvons précisément chez René. Il se situe directement en

héritier digne de Saint-Preux et de Werther, les héros de Rousseau et de Goethe. Si Werther

incarne un personnage mélancolique, désenchanté, il semble que René cristallise ce trait de

caractère en renforçant le sens du moi unique, déchiré, souffrant.

En ce qui concerne le romantisme français du XIX siècle, nous trouvons que les bornes

chronologiques posées par Jacques Bony sont là justes pour situer le romantisme

historiquement ; Il y a deux dates significatives sur le plan littéraire, elles coïncident

également sur le plan historique : en 1802, Chateaubriand publie le <<Génie du

christianisme>>. L’auteur prétend en finir avec l’esprit philosophique du siècle dernier et

1 P. Van Tieghem, op. cit., p.55. 2 Ibid., p.52.

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ramener la littérature et l’art à des sources d’inspiration religieuse. Dans cette œuvre

monumental, un petit roman intitulé <<René>> avec l’expression du mal du siècle, retient

l’attention et provoque la sensation auprès des lecteurs. Cette même année Napoléon se fait

nommer consul à vie. La Révolution est bien finie, <<le temps du pouvoir personnel

commence>>, comme le mentionne Jacques Bony.

Si René annonce le début d’une ère nouvelle du romantisme français, Frédéric Moreau de

l’Education sentimentale en fait le bilan en 1869, année nettement située ultérieurement au

romantisme, où Flaubert publie <<L’Education sentimentale>>. Flaubert essaye de liquider

totalement des illusions romantiques dans ses œuvres non sans un certain regret. C’est

également la dernière année tranquille du Second Empire. Cette date symbolise aussi la fin du

<<pouvoir personnel et des derniers espoirs de société nouvelle>>1 qui a commencé avec la

Révolution.

On peut donc distinguer deux éléments majeurs qui influencent les écrivains dans leur

création au début du XIX° siècle. L’influence littéraire en est un premier. Hérités de Rousseau

et de Goethe et influencés par le mouvement allemand, <<Sturm und Drang>>, les héros

expriment l’exaltation du moi, le goût pour la nature surtout pour les paysages orageux,

l’inclination pour les passions, les rêveries mélancoliques et la mort. C’est l’importance du

moi sur lequel les auteurs mettent l’accent.

Ensuite viennent les bouleversements politiques. En particulier, la Révolution de 1789,

l’arrivée au pouvoir de Napoléon et sa chute en 1815 marquent la conscience des gens. En

particulier, les jeunes sont atteints par la symbolisation de l’ascension de Napoléon et de sa

chute. Les adolescents se trouvent au carrefour d’une société où se mêlent l’accroissement du

développement social, la perte des valeurs traditionnelles, la valorisation du mérite personnel

dans l’ascension sociale. Cette situation historique et particulière fait naître le sentiment de

frustration chez les jeunes ; l’épopée napoléonienne qui fait rêver les jeunes, leur donne des

désillusions avec sa chute. La Restauration mettant fin aux aspirations des adolescents qui

rêvaient avec les récits héroïques des campagnes napoléoniennes, on les retrouve déçus et

amers.

1 Jacques Bony, op. cit., pp. VII-VIII.

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Dans ces circonstances, <<les enfants du siècle>> trouvent de la complaisance dans la

sensibilité exaspérante et la mélancolie. Ils souffrent de ce que Musset appellera plus tard

<<le mal du siècle>> et le héros romantique représente cette génération malade. René qui est

publié en 1802, arrive à point nommé ; les adolescents souffrant du mal du siècle, recherchent

une idole après Napoléon. Toute la génération des jeunes se reconnaît dans ce personnage de

René :

<<Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais dans mes

promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent

au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert : on en jouit,

mais on ne peut les peindre.

L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j’entrai avec ravissement dans le mois

des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des

nuages et des fantômes ; tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses

mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses

chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays, le chant naturel de l’homme est

triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre

où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton

consacré aux soupirs>>1.

Le lecteur est surpris d’abord par le nombre de <<je>> dans cette œuvre. L’omniprésence

de <<moi>> dans René montre l’importance que l’auteur accorde à l’analyse des sentiments

de son héros. Comme le montre le texte ci-dessus, cette analyse est en rapport étroit avec la

nature dans laquelle se trouve le héros. La présence frappante de la nature joue un rôle

considérable parce que c’est à travers elle que le héros communique ses sentiments de malaise

et extériorise ses désirs d’évasion.

1 René, p. 129.

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Il est probable que ce tableau1 soit le véritable manifeste pictural du romantisme : A

travers la nature de l’Allemagne du Nord qu’il a observé toute sa vie, Friedrich a réussi à

exprimer parfaitement l’expérience du héros romantique avec la nature ; Seul comme René au

sommet d’Etna, (ou encore comme Julien sur le rocher), l’homme vu de dos se trouve sur une

hauteur d’où regarde l’horizon inaccessible. Ce point qu’il regarde n’est pas seulement

extérieur, mais c’est aussi une contemplation de soi-même à la recherche de son identité.

La nature dans ce tableau n’est pas seulement représentative de la nature réelle. Elle est

incorporée des symboles comme l’homme vu de dos, les nuages, la brume et l’horizon.

1 Caspar David Friedrich, Voyage devant le mur de nuages, 1818, Kunsthalle, Hambourg.

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Comme René et Julien Sorel, c’est un homme qui regarde le paysage sublime (des éléments

de la nature superbe) et qui s’y trouve en osmose. Il y trouve grandeur et puissance spirituelles

devant lesquelles il découvre son individualisme et sa vocation réaffirmée.

Chateaubriand ; précurseur du romantisme français

Chateaubriand fut donc de la première génération du romantisme français. Il prend

conscience que les événements historiques de son époque bouleversent l’ordre social,

provoquent la crise de la société. La fin de l’ancien régime, la Révolution, le succès de

Bonaparte, le développement de la science, les grands voyages, les influences des pays

voisins, la relativité, la modernité, tous ces faits et sentiments mêlés des gens du début du

XIX°siècle amènent également le changement de la perception du monde. La disparition du

régime habituel et l’instabilité politique font apparaître l’inquiétude et l’instabilité dans la

conscience des gens.

La vie de Chateaubriand se situe entre deux siècles, deux mondes différents, sa crise

d’identité s’exprime à travers son personnage, son double, René. On pourra dire que Hugo a

vécu pleinement le XIX°siècle puisqu’il est né en 1802 et mort en 1885. De même, on pourra

dire que Chateaubriand a vécu en enjambée entre les deux siècles ; né en 1768, il mourut en

1848. Il passe sa vie entre deux mondes contradictoires. Octogénaire, il a exactement partagé

la moitié avec chaque siècle : le XVIII° et le XIX°. Il est évident que ce fait peu banal influe

sur sa personnalité et ses œuvres. Parce que le fameux mal de siècle provient justement de ce

déchirement entre les deux siècles, celui qu’on présente comme l’âge classique et celui qui est

en pleine révolution dans les sens non seulement politique et social mais aussi intellectuel et

littéraire. Le romantisme qui se répand durant la première moitié du XIX° siècle un peu à

travers toute l’Europe, sera issu de cette modification de la société et de la mise en cause de la

conscience individuelle.

Avec René, Chateaubriand introduit le désenchantement de la jeunesse, la mélancolie en

accord avec la nature et le sentiment de l’ennui, notions qui le conduisent à innover dans la

littérature française et lui font ouvrir l’ère romantique avec ce héros homonyme du début du

XIX° siècle. René a réussi à arriver sur ce chemin de romantisme que la poésie anglaise et le

Werther de Goethe ont parcouru, par son attitude mélancolique et son désenchantement.

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Si René a autant de succès c’est parce que ses expériences ressemblent à celles de son

auteur, à celles de ses contemporains, par de multiples facettes :

<<René était pour lui (Chateaubriand) non pas l’invention artificielle d’un type

romanesque, mais la réalité d’un personnage qu’il avait vécu lui-même et observé autour de

lui en ce temps de grande déception >>1.

Ce trait de doublage entre l’auteur et le héros constitue une des caractéristiques des

écrivains romantiques. Lamartine, Hugo, Stendhal, Musset, Vigny, Balzac, Flaubert parmi les

plus connus, suivront et seront influencés par Chateaubriand (même s’ils le contestent après),

eux –mêmes souffriront du mal du siècle et créeront les personnages romantiques qui leur

ressemblent.

René et Julien auxquels les auteurs transfèrent une part de leur personnalité, représentent

ce type du héros romantique. Alors, quels en sont les constituants communs ?

C’est d’abord, leur jeunesse et le sentiment d’être né trop tard. Les héros sont dans la

période difficile d’instabilité, qu’est l’adolescence, elle correspond bien à l’incertitude causée

par les troubles de la société.

Les jeunes de l’époque (de même pour les écrivains qui sont nés avec le siècle ou un peu

plus tôt) ont surtout le sentiment de s’être trompé d’époque ; Dans <<La Confession d’un

enfant du siècle>> en 1836, Musset démontre le fameux mal de siècle de sa génération. Pris

entre deux mondes, celui du passé et celui du futur, comment faut-il réagir ?

<<Trois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux

un passé à jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de

l’absolutisme ; devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ;

et l’entre deux mondes… Quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent

de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et flottant […] ; le siècle présent, en un mot,

qui sépare le passé de tous les deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si

l’on marche sur une semence ou sur un débris>>2.

1 Paul Bénichou, Chateaubriand et son siècle d’après René et le Génie du christianisme, le colloque Chateaubriand visionnaire, Paris, Editions de Fallois, 2000, p.58. 2 Musset, La confession d’un enfant du siècle, Paris, Garnier, 1968, p. 7

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Musset fait l’analyse de ces états d’âme d’une manière historique, psychologique et

sociale. Ce texte si connu de Musset explique le mal de siècle du début du XIX° siècle, que

René a si bien incarné, que toute une génération d’écrivains dépeindra dans leurs œuvres.

Stendhal ; défenseur de Shakespeare contre Racine

Aussi Stendhal subit-il l’influence de Chateaubriand et du romantisme se répandant en

France, comme ses jeunes compatriotes : Stendhal est né en 1783, c’est-à-dire quinze ans

après Chateaubriand et huit ans avant Lamartine, ce qui le fait contemporain de la première

génération des romantiques français. Ils ont « respiré la même atmosphère sentimentale »

comme l’a bien dit Léon Blum.

Pourtant le caractère et le style de Stendhal ne correspondent pas à ceux de Hugo, Vigny,

Lamartine, et autres écrivains romantiques de son époque.

D’abord, l’idée que Stendhal se fait de la sensibilité, de la passion et de la solitude dans la

société converge avec celle des romantiques. Néanmoins, Stendhal réfute les sentiments

exacerbés, le moi surchargé, l’attitude de résignation des romantiques. Il s’oppose

violemment à l’hypertrophie de moi à la Chateaubriand. En plus, pour désigner le mouvement

romantique, il préfère employer le terme anglais, « romanticisme ».

Enfin il publia en 1825, « Racine et Shakespeare », une œuvre polémique qui lance de

l’huile sur le feu du débat de l’époque entre les romantiques et les classiques.

Vers 1822, Stendhal devient journaliste de correspondance de la presse anglaise pour les

comptes rendus littéraires. Ce métier de journaliste mérite une attention particulière : il en

découle un style sobre sans fioriture. Nous pensons que son expérience de journaliste l’a sans

doute influencé comme c’était le cas pour Hemingway qui refusait le sentimentalisme et

employait un style elliptique provenant de son expérience journalistique.

En 1823, il a réuni ses articles et l’année suivante, signe « Racine et Shakespeare » dans

lequel il veut apporter une solution au combat des romantiques par l’opposition entre Racine

et Shakespeare. Il est un des premiers qui tente de définir clairement le romantisme :

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<<Le romantisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état

actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de

plaisir possible.

Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir

possible à leurs arrière-grands-pères. (…)

Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder >>1.

Alors que la sensibilité de Stendhal est indéniablement teintée de romantisme et qu’il

mène le même genre de combat contre le classicisme littéraire, il s’oppose aux autres

romantiques par son attitude et son expression. Au cœur de son opposition se trouve

Chateaubriand dont Stendhal fait une cible idéale pour réfuter le dogmatisme et

l’obscurantisme.

Nous trouvons que Stendhal a bien mis en évidence cette différence dans le Rouge et le

Noir. Le refus de l’immobilisme et de l’obscurantisme manifesté par Stendhal constitue un

des traits majeurs de l’attitude de Julien Sorel. Par rapport au héros romantique tel que René,

Julien refuse de se résigner à son sort. Contrairement à René, Julien adopte un comportement

énergique, une attitude volontaire pour lutter contre l’ennui, la mélancolie, le mal du siècle.

En conséquence, il se trouve des convergences et des divergences avec les romantiques

dans ses œuvres. Au fond, il s’agit d’une question de forme. Contrairement à Chateaubriand,

il choisit des phrases courtes, des mots, une tournure claire pour véhiculer les idées, au lieu

d’une phrase trop sophistiquée.

Il y a chez Stendhal, comme chez son ami Mérimée, un aspect sobre qui le place parmi les

romantiques modérés. C’est ainsi que nous aimerions l’appeler.

Son caractère en quête de sobriété et de sincérité se reflète dans ses œuvres. Julien Sorel

ressemble par sa sensibilité à René mais son attitude volontaire l’oppose à René.

1 Stendhal, Racine et Shakespeare, Paris, Calmann-Lévy Editeurs, pp. 32-34.

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Chapitre quatre : René et Julien, et leurs ambitions

Elan des ambitions des héros romantiques

Chateaubriand est attiré par la gloire littéraire et politique. Il a également connu la

splendeur et la misère sur le plan professionnel aussi bien que sur le plan privé. Sa vie est faite

de pleines de contrastes. Son action et ses pensées se concentrent sur le succès littéraire et

politique et son ambition serait de devenir un grand homme de lettres et d’Etat. Même,

Napoléon se souvient de lui comme d’un « esprit de flamme »1 à Sainte-Hélène. Talents et

réussites dans des domaines si différents révèlent aussi un homme indécis dans son ambition.

Il a un objectif de grandeur et de sublime. Il les cherche dans l’amour, la profession et la vie.

En ce qui concerne René, on l’a souvent qualifié de jeune homme passif et ennuyeux mais

si c’était le cas et que sa personnalité ne montre que cet aspect passif, il n’aurait pas voyagé à

travers le monde, depuis Rome, la Grèce jusqu’à l’Amérique en passant par la Calédonie, et le

cratère de l’Etna. Car il nous semble que voyager ainsi à travers mers et continents nécessite

déjà un tempérament bien affirmé, de la volonté, et reflète la puissance des désirs.

Cette force que J.-P. Richard appelle <<l’enivrante, mais aussi l’aliénante puissance du

désir>>2 est aussi celle de la jeunesse qui a la perspective de l’avenir. Or son ambition et ses

désirs ne semblent pas aboutir à la finalité réelle. René est <<un jeune homme plein de

passions>>3.

Aussi René de Chateaubriand cherche-t-il lui - aussi <<l’idéal objet d’une flamme

future>> 4 . René cherche beaucoup et partout. Avec une âme de seize ans, il est plein

1 Cité par M. Levaillant dans Chateaubriand, princes des songes, Paris, Hachette, p. 233. 2 J.-P. Richard, Paysage de Chateaubriand, Aux éditions du Seuil, 1967, p. 7. 3 René, p. 124. 4 Ibid., p. 128.

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d’ambition mais il est incertain quant à l’objectif de son ambition. Ses voyages et séjours dans

la capitale montrent son essai d’apprendre le monde pour y réussir dans la deuxième partie de

son récit qui raconte sa vie en France. Dans René, l’auteur montre un René mélancolique,

replié sur lui-même, mais qui cherche désespérément ce quelque chose qui l’enflammerait.

Quant à Julien Sorel, son ambition se manifeste de façon ambiguë dans le sens où il a sa

propre image qui est différente de la réalité. Il se dit « fils de paysan » ou « fils de

charpentier ». Il se croit simple plébéien tandis qu’il a reçu une éducation de petit-bourgeois.

C’est cette formation intellectuelle qui le rend différent des gens de son village et des autres

séminaristes, fils de paysans. Les erreurs de jugement de Julien sur son statut social entraînent

son malaise dans chaque milieu où il se trouve. Il est constamment dans une position

empruntée et les autres le trouvent curieux ou méprisant.

La mauvaise appréciation de Julien sur lui-même se répercute dans l’appréciation de sa

propre nature. Il se veut ambitieux au point d’être un froid calculateur. Mais il se révèle

souvent naïf, sensible et impulsif. Il se croit hypocrite mais il ne supporte pas son hypocrisie :

« Egaré par toute la présomption d’un homme à imagination, il prenait ses intentions pour

des faits, et se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu’à se reprocher ses succès

dans cet art de la faiblesse »1.

Nous pourrions dire que ce commentaire manifeste l’attitude caractéristique de Julien tout

au long du roman. Or, nous savons que le vrai hypocrite ne montre pas ses sentiments. Ainsi

quand Julien se trouve dans une situation où l’hypocrisie serait la seule issue, il se révèle

incapable de se montrer hypocrite. Il écoute plutôt son cœur et il se précipite dans son échec.

Objet de désir

Pour comprendre une personne il est important de connaître l’objet de son désir. Il sera

intéressant de se référer au livre de René Girard, « Mensonge romantique et vérité

romanesque », pour mieux comprendre les objets du désir de Julien Sorel. Selon René Girard,

l’homme a besoin d’ « un médiateur » qui lui donne envie de désirer quelque chose ou de

devenir quelqu’un. Il prend l’exemple de Don Quichotte qui désire ressembler à Amadis et

1 Le Rouge et le Noir, p. 383.

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imiter cet homme légendaire. Dans les romans de Stendhal le schéma (–sujet –médiateur –

objet) de René Girard s’adapte bien aux personnages tels que M. de Rénal, Mathilde de la

Mole, Julien Sorel ou encore d’autres…; par exemple, M. de Rênal engage Julien Sorel

comme précepteur uniquement parce qu’il croit que son rival M. Valenod veut aussi

l’engager. Mathilde de la Mole suit l’exemple de son ancêtre Marguerite de Navarre et elle

désire le héros parce qu’elle pense que c’est à la maréchale de Fervaques que Julien paraît

donner sa préférence.

« Dans la plupart des désirs stendhaliens, le médiateur désire lui-même l’objet, ou pourrait

le désirer : c’est même ce désir, réel ou présumé, qui rend cet objet infiniment désirable aux

yeux du sujet »1.

L’intérêt de ce désir médiatisé réside de même dans l’importance des livres que les héros

lisent. Julien est un fervent lecteur de <<Mémorial de Sainte Hélène>>, au travers duquel il

aspire à des actions héroïques. Quant à Mathilde, elle montre une assiduité peu commune

pour la bibliothèque de son père.

L’auteur de René se réfère également souvent à la Bible et aux livres antiques et

contemporains : Quand René imagine une femme qui partagerait ses transports, il se réfère à

Eve, tirée du premier homme, Adam. En plus, quand il souffre dans la prison en Amérique, il

s’approprie les versets de Job de l’ancien testament.

Il est de même pour les personnages secondaires qui, n’arrivant pas à atteindre l’objet de

leur désir par leur propre volonté, ont besoin d’un modèle pour le copier et désirer quelque

chose ou quelqu’un. Cela reflète exactement la société où les gens sont plus à l’aise quand ils

se ressemblent et se conforment aux règles de la société.

Désir de s’élever

Au début Julien Sorel suit lui aussi ce schéma de désir médiatisé à cause de la peur d’être

ridicule aux yeux des autres. Dans le monde où le respect des convenances est le mot d’ordre

il est d’abord fier d’entrer au service de M. de Rênal. Cet emploi lui permet de quitter son

1 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961 ; rééd. Hachette Littéraires, 1992, p. 21.

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foyer rustre où il est mal compris. Il imagine la réussite dans cette maison de noblesse et

aspire avant tout de sortir de Verrières. Julien découvre que les gens de ce milieu aisé ne

s’intéressent qu’à leur richesse et aux apparences. Leur amour de l’argent et de la vanité lui

répugne. Au lieu d’accepter aveuglément ces apparences et de reconnaître cette fausse valeur,

Julien veut sortir de la maison de M. de Rênal et de Verrières :

« Pour Julien, faire fortune, c’était d’abord sortir de Verrières ; il abhorrait sa patrie. Tout

ce qu’il voyait glaçait son imagination »1.

Pour le héros du Rouge et le Noir, réussir ne signifie pas accepter les fausses valeurs de la

société. Le courage et la croyance à l’honneur et à l’honnêteté le rendent différent des

personnages secondaires qui, dans leur poursuite de l’ambition, n’échappent pas au cercle

vicieux de la vanité, de l’envie et de la haine.

Julien Sorel connaît un autre parcours. Il est intéressant de remarquer que l’ambition de

Julien se révèle dans le désir de s’élever. Ce que Julien désire n’est pas une réussite apparente,

il veut donner des matières à rêver à son imagination. Cela ne fait pas partie d’une vanité :

« Julien était ivre d’ambition et non pas de vanité »2.

Le chemin que Julien trace en suivant son ambition traduit une dialectique remarquable

comme dans le cas de Fabrice ou Lucien, les autres héros stendhaliens. Julien est un roturier.

Cette condition sociale l’empêche de suivre pleinement son ambition et lui procure de la

frustration. Dans la maison de son employeur, il rencontre la dure réalité de sa position

sociale. Souvent humilié, il ressent la haine générale contre les aristocrates et les bourgeois. Il

focalise cette antipathie pour les riches à l’égard de M. de Rênal et une expression de sa

colère fut observée par Mme de Derville lors d’une promenade nocturne :

« Ce regard étonna madame Derville, et l’eût surprise bien davantage si elle en eût deviné la

véritable expression ; elle y eût lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce

sont sans doute de tels moments d’humiliation qui ont fait les Robespierre »3.

1 Le Rouge et le Noir, p. 239. 2 Ibid., p.642. 3 Ibid., p.270.

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Ensuite Julien réussit dans ses tentatives de revanche. C’est la deuxième étape dialectique.

Il connaît le goût de la réussite mais aussi sa précarité, le soir où il apprend qu’il est devenu le

lieutenant de hussards. Par la suite, la réussite fulgurante de Julien se révèle comme un

château de sable lorsqu’il est dénoncé par une lettre de Mme de Rênal. La renonciation

prompte que Julien met à son ambition et à l’amour de Mathilde nous surprend d’abord.

Après les efforts qu’il a fait pour se hisser dans la bonne société, il semble que l’obtention des

richesses et des distinctions ne l’attire plus tout à coup. Là où les vrais arrivistes essayeraient

de manœuvrer pour s’extraire de la situation gênante, il n’oppose aucune résistance. Au

contraire il renonce sans difficulté au monde des apparences. Il part à la recherche de lui-

même et du bonheur dans sa prison. D’où vient cette nouvelle force qui l’anime ?

La force de Julien

La force de Julien pour briser ce cercle vicieux de la convoitise et de la vanité vient en

premier lieu de son acquisition de l’autonomie.

D’abord, il prend goût à l’autonomie chez son meilleur ami Fouqué. Fouqué que nous

avons eu l’occasion d’étudier dans une partie précédente est un personnage intéressant parmi

les jeunes ambitieux de son temps. Sous la Restauration, Il est honnête, indépendant et tient

un commerce florissant. Mais il est solitaire et préfère gagner de l’argent tranquillement. Il a

pour son ami la plus haute estime et essaye de le persuader de participer à son commerce.

Julien est tenté après avoir vu les comptes qui présentent les avantages du commerce. L’offre

de son ami lui donne même « de l’humeur »1 :

« La possibilité de faire fortune avec Fouqué donnait une certaine facilité aux raisonnements

de Julien ; ils n’étaient plus aussi souvent gâtés par l’irritation, et le sentiment vif de sa

pauvreté et de bassesse aux yeux du monde. Placé comme sur un promontoire élevé, il pouvait

juger, et dominait pour ainsi dire l’extrême pauvreté et l’aisance qu’il appelait encore

richesse. Il était loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance

pour se sentir « différent » après ce petit voyage dans la montagne »2.

Gagner assez d’argent signifie devenir autonome et indépendant. Cela donne évidemment

une certaine assurance. Elle vous ouvre d’autres possibilités dans la vie. Cependant, avoir de

1 Ibid., p.286. 2 Ibid., p. 288.

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la fortune ne suffit pas à Julien. Il veut en même temps réaliser les rêves de sa jeunesse,

devenir quelqu’un de grand comme Napoléon. Il s’accroche à son rêve et devient heureux

quand il trouve un prétexte de refuser l’offre généreuse de son ami :

« Mais tout à coup Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser. Quoi ! je perdrais

lâchement sept ou huit années ! j’arriverais ainsi à vingt-huit ans ; mais, à cet âge, Bonaparte

avait fait ses plus grandes choses ! Quand j’aurai gagné obscurément quelque argent en

courant ces ventes de bois et méritant la faveur de quelques fripons subalternes, qui me dit

que j’aurai encore le feu sacré avec lequel on se fait un nom ? »1

La référence à son âge se révèle importante. Le héros du Rouge et le Noir est dans l’âge

sensible où les jeunes se trouvent face au choix crucial. Doivent-ils s’adapter à la réalité qui

les entoure en renonçant petit à petit à leur rêve ? Ou bien, doivent-ils continuer de rêver et

poursuivre leur idéal ?

La jeunesse a toutes les possibilités devant elle. Il nous semble que, entre elle et l’avenir,

le temps met de l’espace qui ouvre plein de fenêtres. Elle peut entrevoir toutes les

éventualités. Elle est capable de tout faire à force d’imagination et de volonté. La valeur

précieuse de la jeunesse est dans cette possibilité même.

Tandis que Fouqué s’est installé dans la réalité de son petit monde, Julien poursuit le

chemin dans ce monde merveilleux qu’il appelle de ses rêves. L’amour pour son rêve est plus

fort que l’aisance matérielle qu’il pourrait trouver auprès de son ami. C’est cette ambition de

devenir quelqu’un d’illustre qui le rend différent de son ami. C’est « ce feu sacré » pour sa

passion qui le rend irrésistible.

« Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les

cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était

silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des

grandes roches au-dessous de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en

silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses

mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet

isolement»2.

1 Ibid., p. 286. 2 Ibid., pp. 276-277.

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Le mythe de Napoléon

Dans la première partie, nous avons vu quel était le cadre socio-historique pour la

naissance du mythe de Napoléon et quelle était son influence sur les jeunes de son époque :

Napoléon est un héros qui représente la réussite et la gloire pour Julien. C’est à travers son

héros que Julien peut imaginer un autre milieu et pense pouvoir faire quelque chose de noble

dans sa vie. Il veut l’aventure et conquérir le monde à son tour. Il envie vivement la destinée

de Napoléon. Son ambition est d’être élevé, de prendre un rapide essor dans le monde des

grands :

« Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les

cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher ; quand elles se taisaient tout était

silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des

grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en

silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses

mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet

isolement. C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ? »1

Stendhal dépeint une très belle image d’épervier dont l’agilité et la puissance rappellent le

héros de Julien. De même, cet oiseau symbolise le caractère ferme et l’ambition inébranlable

de celui-ci. Il est rempli d’admiration pour Napoléon, celui qui a su grimper l’échelle sociale

et vaincre les murs invisibles de la société. De plus, l’enchantement pour Napoléon nourrit

non seulement l’enthousiasme de Julien Sorel tout seul, mais aussi les espoirs de milliers de

jeunes gens de la même époque et de la même condition, défavorisés par la vie. Ils sont

parallèlement sous l’influence et le charme de l’autorité et de la célébrité de l’empereur que

Philippe Selliers définit quasiment comme un dieu :

« L’ouvrage (le Mémorial de Las Cases) connaît un succès extraordinaire dans toute

l’Europe ; en France il devient le livre de prédilection de milliers de gens qui avaient grandi

en entendant les proclamations et les bulletins de victoire. Napoléon devient un nouveau

Christ, un moderne Prométhée »2.

1 Ibid., pp. 276-277. 2 Philippe Sellier, Le mythe du héros, Bordas, 1985, p. 129.

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Ainsi Julien veut-il parvenir à ses fins en entrant dans l’armée. Ce serait fort possible s’il

était né plus tôt, à l’époque de son idole. Il deviendrait soldat et porterait l’habit rouge qui

symbolise la carrière militaire. Aussi, quel enthousiasme a-t-il quand il fait partie des gardes

d’honneur lors de la visite du roi à Verrières. A ce moment-là, « il était au comble de la

joie »1.

L’envol

Cette fameuse image de l’envol de l’aigle dans le Rouge et le Noir nous montre bien non

seulement l’ambition du jeune homme mais aussi révèle la caractéristique de l’ambition du

héros. « La force poétique de l’ambition chez le héros stendhalien tient ainsi à l’extrême

indécision des images qui se proposent à lui. Sans aucun contenu qui l’alourdisse, aucune

idée préconçue qui l’entrave, son désir s’élance en flèche vers l’inconnu (…) Julien admire

l’aisance et la gratuité en vol, non pas la direction ni la puissance. Bref il se perd dans la

jouissance des mille figures vagues que suscite en lui l’ardeur de la jeunesse et l’appel

ambigu de l’avenir »2. Dans ce commentaire, Jean-Pierre Richard nous laisse deviner ce qui

rend différent Julien Sorel des autres ambitieux. L’ambition de Julien vient de la pureté et la

légèreté de l’imagination et de la jeunesse du héros. Il s’efforce de toujours déterminer le

futur immédiat mais il ne regarde pas loin. De même, son imagination ne se fixe aucun

but .Elle est un mouvement pur.

Cependant l’envol de Julien Sorel connaît le même sort que celui d’un héros grec, Icare ;

dans la mythologie grecque, Icare est le fils de Dédale qui a fabriqué le fameux Labyrinthe où

ils sont emprisonnés. C’est un jeune homme qui a plein de fougue et d’orgueil. Avec l’aide de

son père, il réussit à s’échapper du Labyrinthe au moyen d’ailes de cire. Mais il néglige le

conseil de son père et il s’envole trop haut. Le soleil fait fondre la cire qui tient les plumes. Il

fait une chute vertigineuse et se noie.

Tout comme ce héros d’un autre temps, Julien connaît une chute mortelle dans le moment

du plaisir en plein vol. Julien tombe aussi dans une mer qui sera une prison pour lui avant de

mourir.

1 Le Rouge et le Noir, p. 312. 2 J.- P. Richard, Stendhal et Flaubert, Paris, Seuil, 1970 ; rééd. Points, 1990, p. 49.

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Or, pour le héros stendhalien, la prison ne signifie pas tout simplement un endroit où on

attend un sort tragique. Bien au contraire, la prison lui sert de tanière où il est à l’abri du

monde extérieur. Du coup, Julien est tranquille et il peut se recueillir. Cela lui permet de

prendre pleinement conscience de son propre moi. Il comprend qu’il ne devra plus se

conformer aux modèles de réussite et de bonheur que lui dicte la société. Il veut faire la paix

avec le monde et encore plus avec lui-même.

Ce changement de comportement ne signifie pas qu’il n’a plus d’ambition. Parce que

l’ambition ou le désir ardent est essentiel à l’homme. Ce qui est important dans ce

changement, c’est que cette prise de conscience lui permet d’avoir ses propres désirs, de

chercher son propre bonheur, non une copie de celui des autres.

Changement d’attitude

Dans le chapitre précédent, nous avons essayé d’analyser le comportement du héros du

Rouge et le Noir par deux méthodes principales ; le triangle du désir de René Girard nous aide

à connaître l’origine du désir, de l’ambition de Julien Sorel au travers de l’importance du rôle

de médiateur et de la capacité de vivre selon ses désirs. Le mouvement dialectique facilite la

compréhension du changement d’attitude du héros stendhalien.

Ce processus montre bien que l’ambition du héros devient intéressante au fur et à mesure

du déroulement du roman parce qu’elle sort du cercle vicieux d’un ambitieux traditionnel.

Rastignac désire le pouvoir. Ce que désire Julien n’est plus le pouvoir. Il espère désormais la

sérénité et le respect de soi. Contrairement à l’ambitieux traditionnel comme Rastignac de

Balzac, l’ambition de Julien Sorel n’a pas pour but de satisfaire son amour-propre par une

situation ou par l’argent. Son ambition c’est d’être estimé et respecté par son entourage sans

avoir à faire référence à sa condition de naissance.

Le malheur que Julien connaît c’est qu’il pense être né trop tard. Il voudrait connaître la

destinée de Napoléon ou celle de ses généraux ; partir de rien et à force de travail et de mérite,

devenir quelqu’un de grand. Son modèle n’est d’autre que Napoléon. Julien Sorel a grandi

dans l’écho des exploits de son héros et « le Mémorial de Sainte-Hélène » était son livre de

prédilection. Il rêve d’une destinée semblable à celle de Napoléon ; « …. C’était la destinée

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de Napoléon, serait –ce un jour la sienne ? » 1 Ce monologue qui tient lieu de talisman à

Julien, exprime une attitude interne et récurrente du héros.

Cependant nous ne pouvons pas ignorer que le problème vient justement de ce héros. Car

être ambitieux, c’est avant tout être conforme aux idées de l’époque. Or sous la Restauration,

l’époque où Julien Sorel veut réussir, Napoléon n’est plus le héros bienvenu.

La gloire de Napoléon influence aussi un autre héros stendhalien, Fabrice del Dongo.

Dans la Chartreuse de Parme, Fabrice vit une expérience qui fait penser à la scène du fameux

envol de l’épervier du Rouge et le Noir :

<< Tout à coup, à une hauteur immense et à ma droite j’ai vu un aigle, l’oiseau de

Napoléon >>2.

Cette scène similaire dénote l’impact de l’épopée napoléonienne sur les jeunes de

l’époque. Ils ambitionnent de devenir un être de distinction et de se retrouver ailleurs. C’est ce

que fait le héros du Rouge et le Noir. Julien Sorel aboutit à ses desseins grâce à sa jeunesse,

son intelligence et sa mémoire. Les personnages principaux stendhaliens tels que Julien,

Fabrice sont dotés d’une volonté extraordinaire qui représente d’ailleurs le point commun des

célèbres personnages ambitieux du XIX siècles.

Julien Sorel utilise même les sentiments amoureux comme moyen de réussite. Pour

commencer, il gagne d’abord les faveurs de madame de Rénal ensuite la confiance du marquis

de la Mole et pour finir les faveurs de Mathilde de la Mole. Cette dernière symbolise pour

Julien le sommet de sa réussite sociale. Le mariage avec Mathilde de la Mole lui promet

d’octroyer le titre de la noblesse et d’atteindre la fortune.

Cependant Julien ne peut pas jouir de son succès. Il lui arrive la pire des choses qui peut

arriver à un ambitieux. Par la lettre de dénonciation de Mme de Rênal, il voit sombrer dans

l’eau tous ses efforts au moment où il est presque arrivé au but. Ce déroulement est plutôt

inattendu et sa tentative de tuer Mme de Rênal embarrasse bien des lecteurs et de critiques

littéraires. La réaction du héros renferme le revirement de l’attitude qui démontre un autre

1 Le Rouge et le Noir, p. 277. 2 Stendhal, La Chartreuse de Parme, préface, commentaires et notes de Victor del Litto, Le livre de poche, 1983, p. 54.

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aspect de l’ambition de Julien comme nous l’avons expliqué précédemment. La montée dans

l’échelle sociale n’est plus un but en soi.

Julien ne reste pas dans le désespoir et dans le regret de son échec. Il renaît en

abandonnant sa convoitise pour le monde des apparences. Son ambition trouve un équilibre

entre qui il est vraiment et son environnement. La prison où il est enfermé devient un endroit

idéal pour se retrouver. C’est l’isolement avec le monde extérieur qui lui permet de rechercher

et reconnaître le moi, son monde intérieur.

De là, il se distingue des autres personnages ambitieux dans le roman. Stendhal ne nous

montre pas simplement les aventures du héros dans les différents milieux de même qu’il

n’essaye pas de nous donner des leçons.

Désirs ardents des héros dans une société hostile

L’analyse de la scène de l’envol de l’oiseau dans le Rouge et le Noir et René

Cette force pour l’ambition que J.P. Richard a désigné de « poétique »1 nous paraît

précieuse. Car elle donne une vision romantique de Julien Sorel que nous allons comparer

avec celle de René, le héros célèbre de Chateaubriand. La vision romantique de Stendhal est

proche de celle de Chateaubriand.

La scène de l’envol de l’oiseau mérite, dans ce sens, une grande considération dans le

Rouge et le Noir aussi bien que dans René. Il nous semble qu’elle est une des scènes-clés qui

laissent entrevoir la ressemblance et la différence entre Julien et René, et même entre Stendhal

et Chateaubriand. Malgré le risque de la répétition et la longueur du texte nous reprenons une

scène où Julien surprend l’envol d’un épervier en vue d’une comparaison avec le texte extrait

de René que nous allons citer ensuite :

<< Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les

cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était 1 J. P. Richard, op. cit., p. 49.

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silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des

grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en

silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses

mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet

isolement >>1.

« Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de

choses à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la

fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord

sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le

clocher solitaire s’élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j’ai

suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les

bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être leurs ailes. Un

secret instinct me tourmentait : je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais une

voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ;

attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues

que ton cœur demande »2.

Ce deuxième extrait de René rappelle étrangement le premier extrait du passage où Julien

Sorel admire sur le grand rocher l’envol d’un épervier. La ressemblance imaginaire de ces

deux citations permet d’évoquer la correspondance entre René et le Rouge et le Noir.

Pourtant, si la scène que nous avons mentionnée ci-dessus paraît similaire dans les deux

textes, leur ressemblance s’arrête là, atmosphérique du romantisme. Dans cette scène Julien

voit un aigle, un oiseau de proie qui symbolise Napoléon et la destinée de celui-ci. Dans la

scène analogue René voit les oiseaux de passage et croit entendre la voix du Ciel.

Par le choix de l’espèce de l’oiseau les auteurs annoncent déjà la personnalité et l’attitude

de leur héros. S’ils envient tous les deux la liberté de l’envol des oiseaux ils ont chacun leur

interprétation différente. Pour Julien, l’aigle est un symbole de la puissance et de la volonté

que représente Napoléon. Par ailleurs, Stendhal mentionne dans son autre œuvre que <<le

1 Le Rouge et le Noir, p.277. 2 René, pp. 129-130.

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grand homme est comme l’aigle ; plus il s’élève moins il est visible, et il est puni de sa

grandeur par la solitude de l’âme>>1.

En revanche les oiseaux de migration provoquent l’appel de l’inconnu et du monde

indéfini chez René.

Ils ont tous les deux l’ambition ou le désir de se transformer mais le caractère du

changement est différent. Il se révèle d’abord topographiquement ; Julien se trouve dans une

position d’élévation, sur un grand rocher qui lui permet une vue dégagée sur le ciel aussi bien

que sur le champ. En revanche, René se trouve dans les forêts, près des grandes bruyères qui

par l’association du son et de l’image évoquent le brouillard de mer. Cette opposition de la

topographie présentée par les décors montagnard et marin se rapporte évidemment aux

conséquences des différents milieux de provenance des auteurs que nous aurons la possibilité

d’approfondir dans une autre partie.

Le temps aussi marque le tempérament différent des héros ou des auteurs. Dans le premier

extrait, Julien est sous le soleil d’août où la chaleur rend <<impossible de s’arrêter>>2. Dans

le deuxième, c’est l’automne ; <<les mois des tempêtes>>3 avec du vent du nord qui ravit

René. Tous les deux ils lèvent les yeux mais ce qu’ils regardent n’est pas tout à fait pareil.

Pour définir la nature des héros, il nous semble que les auteurs ont un ingénieux recours à

un adjectif qui accompagne la description du panorama. Julien regarde le ciel << embrasé>>4

par le soleil d’été et René regarde la cime <<dépouillée>>5 des arbres. Le choix de ces

adjectifs est révélateur parce qu’ils caractérisent et annoncent en grande partie la nature

profonde de chaque héros.

Dans les deux textes, nous trouvons une magnifique image de l’effet audiovisuel. L’image

des chants de cigales avant le silence suivi d’un envol majestueux de l’aigle dans le Rouge et

le Noir peut sans difficulté être transposée à celle du clocher solitaire suivi d’un vol des

oiseaux de passage dans René. Ces images produisent un bel effet audiovisuel qui avec

1 Stendhal, De l’Amour, préface de V. Del Litto, Folio, 1980, p.95. 2 Le Rouge et le Noir, p.276. 3 René, p. 129. 4 Le Rouge et le Noir, p. 276. 5 René, p.129.

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l’association des mots tels que cigales ou clocher, permet l’évocation d’une des

caractéristiques de Julien ou de René.

Par le style, les auteurs accentuent d’ailleurs la différence entre les héros. Stendhal utilise

la troisième personne et Chateaubriand adopte la première personne. L’étude du champ de

vocabulaire que nous avons extrait des textes cités ci-dessus se révèle également fort

intéressante :

René

Le Rouge et le Noir

Ambition

cime, roche, fumée s’élever, se figurer, se rendre

soleil, rocher, épervier, oiseau de proie, force Embrasé, puissant Regarder suivre suivre, frapper, envier

Mélancolie

bruyères, forêts, rêveries feuille, souffle du nord oiseaux de passage, bords

vent du nord, secret, mort

dépouillée, écartée, désert

solitaire, ignoré,

s’égarer, trembler, tourmenter, déployer

Isolement

Ce tableau de liste des mots que nous venons de dresser éclaire la différence du style entre

Stendhal et Chateaubriand. Il facilite la compréhension du langage des personnages et par là il

facilite la compréhension de la psychologie de Julien Sorel et René. Le groupe des mots que

Stendhal choisit pour Julien montre non seulement le caractère volontariste de Julien Sorel

mais aussi le style propre de l’auteur qui privilégie la sobriété de l’expression.

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Par contre, le langage que Chateaubriand emploie, inclut le caractère passif de René.

Quant au nombre de mots que chaque auteur utilise dans ces textes, nous pouvons également

constater que Stendhal brille par l’économie de mots mais qu’il emploie des mots qui

dégagent un sens puissant et clair. En revanche, Chateaubriand emploie beaucoup plus de

mots que Stendhal et ses mots traduisent une semi –clarté et ont une fonction évocatrice.

Rien qu’avec l’étude du vocabulaire, Chateaubriand nous indique déjà clairement la

personnalité nomade de René, son côté << migrateur>>. Le langage de l’auteur manifeste

également le style propre duquel on peut dégager le romantisme et qu’on qualifie souvent de

pompeux et d’archaïque. Entre Julien, qui forge son propre destin, et René, qui l’attend

passivement, il est vrai qu’il existe un monde difficile à joindre à cause de l’affectation

romantique d’un style différent.

Egalement, plusieurs mots se regroupant autour du même champ de vocabulaire attirent

notre attention sur l’aspiration à la solitude des héros. Les héros stendhaliens y compris

évidemment Julien, ont une affinité avec les lieux élevés et solitaires. Pour Julien ou Fabrice

une élévation physique symbolise une élévation sociale et morale et donc l’ambition, la

réussite sociale ou la sérénité. Mais ce qui est intéressant dans cette particularité, c’est que le

héros ne se trouve pas seulement en position élevée mais aussi, qu’il est seul et solitaire.

Julien est seul dans son effort vers la réussite. Il est solitaire dans son ambition. Stendhal le

suggère dans la description de ce paysage significatif.

En ce qui concerne René, la solitude lui est à la fois innée et recherchée. L’isolement de

René est plutôt la conséquence de l’incompréhension et du mal-être. René n’a pas besoin de

monter sur un haut lieu pour prouver l’ascension sociale. Ce qu’il veut éprouver n’est pas une

position dominante mais c’est un appel des bords lointains, une excitation inconnue.

Leur solitude montre une incompréhension générale de leur caractère pour leur entourage.

Les héros, Julien aussi bien que René, ont une conscience aiguë de leur différence et de leur

solitude. Ils sont tous les deux solitaires cependant la solitude qui les entoure a, dans chaque

cas, une cause différente. En considérant l’importance de l’ambition que Stendhal accorde à

ses personnages, nous pourrions dire ; dis-moi ce que tu désires, je te dirai qui tu es.

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Effectivement, il sera intéressant d’analyser le but de l’ambition ou l’objet du désir des

héros. Pour cela, il est important de se rappeler leurs milieux d’origine.

Julien naquit et a vécu dans un petit village. Sa famille appartient à la petite bourgeoisie

mais il se sent pauvre et démuni à tel point qu’un voyage dans une ville telle que Besançon

représente une expérience extraordinaire. Pour lui, sortir de son village natal signifie aventure,

rêve et ambition. De même, aller à Paris signifie réussite et ascension sociale. L’ambition de

Julien, qui n’avait pas de moyens de transport, aurait débutée à travers le désir de la liberté de

mouvement.

Contrairement à Julien, René est issu d’une grande famille. Etant né aristocrate et riche il

ne connaît pas les difficultés de Julien et ne comprend pas non plus ce désir de la liberté de

mouvement qui est fondamental. René est déjà au-delà de ce stade et il est déjà un grand

voyageur.

Certes, René se montre passif, loin de l’attitude déterminée de Julien. Néanmoins, il est

important de ne pas négliger le caractère caché de René qui peut dévoiler la source d’énergie

formidable pour son ambition. Par certains comportements et suggestions, les deux héros

laissent entrevoir qu’ils ont la même étoffe concernant leur volonté et que leur objet de désir

change et évolue au fur et à mesure du déroulement romanesque.

Discours au tribunal

Il sera aussi intéressant de comparer la scène de tribunal de Julien et René. Stendhal et

Chateaubriand conduisent tous les deux leur héros au tribunal dans le Rouge et le Noir et Les

Natchez. Ce qui nous semble fort intéressant, c’est que malgré la différence des faits qui

expliquent la présence de Julien et René au tribunal, leurs discours se ressemblent par divers

aspects. Regardons de près d’abord le discours de Julien, et ensuite celui de René pour les

comparer :

<<Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un

paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune. Je ne vous demande aucune grâce,

continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend : elle

sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les

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hommages. Madame de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il

fut prémédité. J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés>>1.

<< Adopté par Chactas, illustre et sage vieillard de la nation des Natchez, j’ai été témoin de

toutes les injustices dont on s’est rendu coupable envers ce peuple. (…) On lui demanda ce

que signifiaient les phrases écrites sur ses tablettes, si ce nom d’Amélie n’était point un nom

emprunté et cachant quelque mystère ; l’infortuné jeune homme pâlit. Une joie cruelle s’était

glissée au fond de son cœur : se sentir innocent et être condamné par la loi, était dans la

nature des idées de René, une espèce de triomphe sur l’ordre social. Il ne répondit que par un

sourire de mépris aux accusations de trahison ; il fit l’éloge le plus touchant de Céluta, dont

on avait prononcé le nom. Il répéta qu’il était venu uniquement pour solliciter la délivrance

d’Adario, oncle de sa femme, et qu’on pouvait au reste faire de lui tout ce qu’il plairait à

Dieu>>2.

En laissant leur héros plaider devant le tribunal, Stendhal ainsi que Chateaubriand utilisent

dans ces extraits, la même méthode d’écriture. La scène du plaidoyer des héros, assez rare

dans les romans de l’époque, a une valeur fort puissante.

Les auteurs consacrent beaucoup de lignes à laisser la parole à leurs héros. Les

circonstances rencontrées par les héros sont différentes, mais ils ont curieusement tenu le

même genre de langage qui nous semble étonnant, de sorte qu’il semble y avoir une

interaction entre les textes et les auteurs : d’abord, Julien se trouve en prison suite à la

tentative de meurtre de Mme de Rênal. René est accusé de conspiration contre les français et

il est emprisonné à la Nouvelle-Orléans. Pourtant tous les deux sont accusés à cause d’un

même fait, c’est-à-dire, une lettre de la dénonciation ; Julien est accusé d’être un séducteur

sans morale par Mme de Rênal et René, conspirateur par Fébriano et Ondouré.

Ensuite, Julien et René ont tenu une plaidoirie par laquelle ils tiennent un même discours

sur l’injustice de la société. Ce discours se révèle fort intéressant du fait qu’ils ont des

expériences de la société différente et qu’ils éprouvent malgré tout un pareil sentiment

d’injustice sociale. Julien commence son discours par la célèbre phrase : <<je n’ai point

l’honneur d’appartenir à votre classe>>. Par cette locution, il ramène son crime passionnel à

1 Le Rouge et le Noir, pp. 674-675. 2 Les Natchez, pp. 410,412.

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un problème social. Quant à René, être accusé à tort signifie <<triomphe sur l’ordre

social>>.

Au lieu d’avoir peur, ils montrent une certaine audace devant la cour. Avec aplomb, ils

prennent la défense d’une cause sociale qu’ils croient justes. Julien prend sa position de fils

d’un pauvre paysan, révolté contre la société, en soulignant qu’il est victime d’injustice

sociale. A travers ce discours, Julien se prend pour le représentant de la génération dont les

jeunes sont << né dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimé par la pauvreté, ont

le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des

gens riches appelle la société>>1. La société contre laquelle Julien lutte, et à laquelle il

appartient réside dans le même espace et le même temps, il s’agit des années de 1830. C’est

l’époque de la Restauration.

René se trouve en Amérique parmi les Natchez aux alentours de 1725. Entre Julien et

René, il y a environ cent ans de décalage. Un grand événement les sépare. Julien est né après

la Révolution alors que René est né sous l’ancien régime, les auteurs ont un vécu de la

Révolution bien différent. Il nous semble incontestable que la Révolution a une place

considérable dans les œuvres, que ce soit par l’aspect explicite ou par le côté plus ou moins

opaque.

Il est remarquable que Stendhal et Chateaubriand ont tissé tous les deux la toile de fond

romanesque avec la lutte de la société. La lutte que Julien mène est celle des classes sociales.

La lutte dont René s’est approprié est celle de la nation indienne tandis que la lutte de Julien

se résume à la révolte d’un jeune de milieu modeste contre la grande bourgeoisie et

l’aristocratie. Il y a un conflit de classe et de génération dans le monde où Julien évolue. En ce

qui concerne René, il se trouve au milieu de la contradiction des civilisations. La société, que

ce soit française ou indienne, connaît les troubles sociaux qui révèlent surtout l’ordre de la

valeur traditionnelle.

Par rapport à l’attitude révoltée de Julien, l’allure de René frappe, avec son <<air de

noblesse>>2, la foule qui s’est rassemblé au tribunal. René est un noble déçu, qui s’est enfui

de son pays civilisé pour un pays sauvage qui le déçoit encore par ses conflits. La société que

1 Le Rouge et le Noir, p. 675. 2 Les Natchez, p. 410.

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Chateaubriand dépeint dans René, est tout aussi malade dans le sens où les gens ne trouvent

pas l’harmonie entre la nature et la société. René dénonce les injustices que les Natchez

subissent de la part des européens. Abandonnant son pays origine, René adopte la nation

indienne et soutient sa cause.

Il nous semble que René aussi bien que Julien sont des outsiders. Ils sont des marginaux

de leur société. Julien l’est par l’aspect de son refus d’appartenance à une classe. Il accuse les

gens du grand monde assis sur les bancs des jurés, il ne veut pas leur grâce et déteste leur

hypocrisie. Il ne peut plus non plus de se prétendre pauvre paysan révolté, il n’en supporterait

plus la grossièreté. D’ailleurs, il ne se sentait à l’aise, ni dans la maison de son père, ni dans

une maison de grand seigneur. Le cas est pareil pour René qui n’a trouvé de foyer nulle part.

Il fuit son pays et ne se repose pas non plus dans le pays adopté.

Ils représentent la jeunesse éprouvant un malaise vis-à-vis de la société et ayant des

difficultés à affirmer leur place.

Ils prennent ensuite la défense de la femme de sorte que Mme de Rênal et Céluta ont droit

à un véritable éloge. Cependant il est assez ironique de constater qu’ils ont attendu de

comparaître devant le tribunal pour laisser parler les sentiments. Du surcroît, cet éloge paraît

plutôt un compliment de circonstance, il ne ressemble pas à la déclaration d’amour qu’elles

auraient préférée.

Leur attitude face à la mort nous intrigue et nous introduit dans l’intimité de leur

conscience. Julien refuse l’intervention de Mathilde et revendique son exécution. En pensant

vivre les derniers jours, Julien se sent << enflammé par l’idée du devoir>>1. Julien souligne

la préméditation de son crime et va jusqu’au bout de ce qu’il croit être une action héroïque.

René montre un autre aspect de sa personnalité quand il apparaît devant le gouverneur

pour être jugé de trahison. Son apparition suffit à imposer le silence aux gens, il les surprend

par <<la contenance, les regards, la voix>>2 :

<<il y avait dans René quelque chose de dominateur, qui s’emparait fortement de l’âme.

Adélaïde paraissait toute agitée, mais son père, loin d’être mieux disposé en faveur de

1 Le Rouge et le Noir, p. 674. 2 Les Natchez, p. 409.

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l’inconnu, le regarda dès lors comme infiniment plus dangereux que l’homme vulgaire dont

parlaient les dépêches du fort Rosalie >>.1

De son coté, René propose de subir le pire des sorts à la place d’Adario. Comme Job de

l’ancien testament, il ressent que <<son âme est fatiguée de sa vie>>2. Il réclame la mort

comme un moyen de se délivrer de la vie.

Julien et René ont délibérément pris la position de victime qui leur assure la sympathie de

la foule et conforte en secret leur ambition. Car mourir pour une cause qu’ils défendent

signifie aux yeux de Julien et René, le mérite et la valeur du héros. Dès lors, leur mort a une

portée héroïque et une autre dimension qu’un simple passage sur terre.

Les présomptueux

Ils sont tous les deux ambitieux et de ce fait ils sont forcément orgueilleux. Julien Sorel, à

ses frais, fait l’expérience de sa présomption au Séminaire de Besançon :

<< Ma présomption s’est si souvent applaudie de ce que j’étais différent des autres jeunes

paysans ! Eh bien, j’ai assez vécu pour voir que différence engendre haine, se disait-il un

matin. Cette grande vérité venait de lui être montrée par une de ses plus piquantes irréussites

>> 3.

L’orgueil de Julien est mis à rude épreuve au Séminaire. L’impopularité et l’irréussite que

le héros du Rouge y ressent lui fait mal d’autant plus que cela fait suite à sa réussite dans la

maison des de Rênal. Julien est secoué psychologiquement et ce sentiment d’humiliation lui

sert de moteur dans son ambition.

A côté de l’ambitieux jeune homme de Verrières, René n’en est pas moins présomptueux.

Le père Souël le lui fait justement remarquer :

1 Ibid., p. 410. 2 Ibid., p. 415. 3 Le Rouge et le Noir, p. 393.

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« On n’est point, monsieur, un homme supérieur parce qu’on aperçoit le monde sous un

jour odieux. On ne hait les hommes et la vie, que faute de voir assez loin. Etendez un peu plus

votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont

de purs néants.(…) Jeune présomptueux qui avez cru que l’homme se peut suffire à lui-

même ! »1

D’abord, le sentiment d’être supérieur aux autres, que René ressent, provoque

naturellement beaucoup de présomption engendrant ensuite l’ennui et le mal de vivre.

Chateaubriand nous présente une image forte en ce qui concerne la nature de son héros

dans René. C’est à travers l’image de la rivière majestueuse que l’auteur dépeint la vie

mouvementée de René. René est ainsi comparé au Meschacebé par le vieux Chactas :

<< Un jour le Meschacebé, encore assez près de sa source, se laissa de n’être qu’un limpide

ruisseau. Il demande des neiges aux montagnes, des eaux aux torrents, des pluies aux

tempêtes, il franchit ses rives, et désole ses bords charmants. L’orgueilleux ruisseau

s’applaudit d’abord de sa puissance ; mais voyant que tout devenait désert sur son passage ;

qu’il coulait, abandonné dans la solitude ; que ses eaux étaient toujours troublées, il regretta

l’humble lit que lui avait creusé la nature, les oiseaux, les fleurs, les arbres et les ruisseaux,

jadis modestes compagnons de son paisible cours >>2.

C’est une belle fable que trace Chactas à son jeune ami. C’est aussi le sage conseil d’une

personne qui a vécu beaucoup de choses, au jeune ambitieux qui croit avoir beaucoup de

temps pour son avenir.

Pour René comme pour Julien, l’ambition est plus ou moins stimulée par l’orgueil blessé.

Ce rapport se renforce dans la relation qu’ils entretiennent avec le monde extérieur, y compris

dans la relation entre ambition et amour.

Julien Sorel regrette l’époque napoléonienne qui lui aurait permis de réussir dans l’armée

et de faire ainsi des actions héroïques. René traîne son désenchantement dans ses voyages et

rêve d’un autre monde nouveau. Ils recherchent, par divers moyens, une porte de sortie à leur

1 René, pp. 144-145. 2 Ibid., p. 145.

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situation. Ils essayent l’ascension sociale, l’exotisme, l’amour, ou le bonheur simple mais

leurs rêves d’évasion restent cependant difficiles à réaliser.

Ils sont également des êtres malheureux, souffrant entre sensibilité et ambition exacerbées.

René est un éternel insatisfait qui se complait d’ailleurs dans son malheur :

<<On m’accuse d’avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même

chimère, d’être la proie d’une imagination qui se hâte d’arriver au fond de mes plaisirs,

comme si elle était accablée de leur durée ; on m’accuse de passer toujours le but que je puis

atteindre : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu, dont l’instinct me poursuit. Est-ce

ma faute, si je trouve partout les bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ?>>1

Dans l’auto-analyse de sa personnalité, René explique son insatisfaction vis à vis du

monde et l’étendue de son désir dont il nomme l’objet <<un bien inconnu>>. René cherche à

réaliser son ambition mais dans la société il ne trouve qu’ennui et déception.

Le fait historique qu’est la chute de Napoléon, fait prendre conscience à Julien qu’il ne

pourra pas satisfaire son ambition de se distinguer dans l’armée. Julien Sorel constitue un vrai

personnage romanesque que l’on peut identifier avec les faits historiques de l’époque ; Michel

Crouzet explique l’être romantique et l’influence de la Révolution chez Stendhal dans ces

termes :

<<la Révolution, c’est le point de départ, <<a rapproché les Français de la nature et des

grandes impressions>> ; la modernité est énergique (que de désenchantements une telle

croyance va engendrer !), (…), et cette force neuve permet un accès direct à la force et à la

violence de la nature, nous sommes mûrs pour <<la seule connaissance de l’utile et du

nuisible>> ; ceci écarte l’autorité des siècles passées >>2.

Stendhal fait de lui le personnage historique d’une génération de jeunes sous la

Restauration comme René est le porte-parole d’une génération précédente.

1 Ibid., p. 128. 2 Michel Crouzet, La poétique de Stendhal, Paris, Flammarion, 1983, p. 115.

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Ainsi ils sont des personnages historiques. L’énergie et l’ambition de cette jeunesse privée

de rêves, d’objectifs, se muent en ennui mortel dans cette société sous la Restauration. Dans le

même temps, Stendhal relève la conformité des bourgeois :

<<Ah, s’écrit-t-il, que Napoléon était bien l’homme envoyé de Dieu pour les jeunes

Français ! Qui le remplacera ? (…)

Quoi qu’on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous empêchera à

jamais d’être heureux !>>1

René et Julien ne trouvent pas l’accord entre les rêves et la réalité et se sentent mis à

l’écart de la société. Il va de soi que Le Rouge et le Noir, publié en 1830, époque où le

romantisme commence à connaître à son tour le déclin, époque où René a perdu son emprise

d’antan sur les jeunes, entraîne une modification de la société et une évolution de la

conscience de l’époque. Cette distance chronologique laisse également, à Stendhal, le temps

de réfléchir à sa considération pour Chateaubriand et René.

Enfin René et Julien sont des êtres qui passent beaucoup de temps à l’analyse d’eux-

mêmes et de leurs propres réactions. Ils s’appuient sur la méthode de l’introspection pour

disséquer leurs sentiments et de là ils retirent un sentiment de plaisir et une satisfaction douce

–amère.

Nous avons vu dans la partie précédente, la nature de la relation de René et Julien avec

leur société ; René qui voyage et erre à travers le monde où il se sent étranger, sans trouver

l’objet de son désir, devient le porte-parole d’une génération et devient également le

personnage qui incarne le mal du siècle. De ce fait il devient aussi le symbole du romantisme.

Les aventures de René et de Julien font référence parallèlement au roman d’apprentissage.

Ce thème de l’éducation d’un jeune homme constitue un des thèmes favoris des auteurs du

XIX° siècle, influencés par le romantisme allemand dont Wilhelm Meister de Goethe en est un

modèle.

Nous avons montré que Julien manifeste le même mépris pour la société, voire le siècle

corrompu. Julien apprend les mœurs de son siècle par l’expérience, à Verrières, au séminaire

1 Le Rouge et le Noir, p. 304.

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de Besançon et à l’hôtel de La Mole. Son apprentissage lui apprend qu’il ne pourra être

reconnu pour lui-même ; D’où la solitude sociale qui favorise l’introspection.

Cependant Julien est différent de René par sa réaction face à la société hostile. Si René

s’exile dans les forêts de l’Amérique, Julien décide de se battre. Julien possède « cette

volonté » qui manquait chez les héros préromantiques comme l’a relevé Paul Van Tieghem.

Quand celui-ci s’isole dans la nature pour se recueillir, il ne se retire pas du monde à l’instar

de celui-là. Par cet élément, Julien se montre plus ambitieux que René. A ce propos, Julien

sera plus proche de Rastignac de Balzac par son parcours de jeune provincial qui découvre

l’ambition et monte à Paris pour réussir avec l’aide d’un mentor et de femmes.

Il nous semble que Julien Sorel se situe entre René qui ouvre la voie d’un type romantique

et Rastignac qui s’enfonce dans l’ambition sociale.

Si René porte l’emblème du héros (pré)romantique, Julien Sorel est un héros romantique

qui s’affirme, prouve sa capacité de volonté ; par cette manière il se différencie, illustre une

évolution du type de héros romantique.

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Ambition et amour chez René et Julien

L’ambition et l’amour sont deux notions qui semblent d’abord incompatibles. L’ambition

dépend souvent de la raison et de la stratégie, tandis que l’amour dépend avant tout du cœur,

des sentiments. Ce sont deux domaines différents. Pourtant, ils se rejoignent fréquemment

dans la vie et sont à l’origine de rencontres inédites, surprenantes.

L’ambition et l’amour créent une alchimie dans le parcours de ces personnages. Ce qu’il y

a de remarquable dans l’ambition chez les héros de Stendhal et Chateaubriand, c’est qu’elle

influence directement les amours des héros. L’ambition et l’amour ne sont pas des notions

séparées, mais ils sont liés étroitement aux comportements physiques et mentaux de Julien et

René.

Considérant cela, la place de l’amour dans le roman du Rouge et le Noir devient

discutable. L’amour qui concerne le cœur et la sensibilité ne coïncide pas tellement avec les

valeurs sociales. Même si le héros dans le roman est souvent soutenu par les femmes, son

conflit se situe entre ses sentiments et l’exigence sociale. Chez Julien Sorel, il existe le <<

conflit entre la poésie du cœur et la prose opposée des relations sociales. […] [Les jeunes

gens] regardent comme un malheur qu’en général il y ait une famille, une société civile, des

lois, des devoirs de profession, parce que ces rapports, qui constituent la base des mœurs

réelles, opposent leur barrière violente à l’idéal et aux droits infinis du cœur >>1 comme

l’expliquerait le philosophe, Hegel.

La femme tient une place prédominante dans le cœur de René car c’est elle qui éveille ses

premières passions et son vide. C’est à travers cette relation amoureuse que son mal être

transparaît le mieux.

Nous essayerons d’abord d’analyser la cause de ce malaise chez René à travers la relation

amoureuse des protagonistes dans René et les Natchez dont l’histoire est en continuité de René.

1 Cité par Jacques Bony dans Lire le Romantisme, op. cit., p. 141.

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Dans la première partie, notre étude aura comme objectif l’évolution du rapport entre René et

Amélie, René et Céluta, Amélie et Céluta pour analyser le motif du comportement de René et

rechercher ce qui amène la transformation du caractère de leur amour.

Notre attention se portera ensuite sur Julien Sorel et sur son comportement amoureux

ainsi que sur Mme de Rênal et Mathilde de La Mole.

L’ambition développe son emprise chez les héros notamment par leur rapport avec les

femmes, particulièrement chez Julien. Dans la mesure où Julien trace sa vie en tant que

militant contre la société, sa vie amoureuse se trouve mêlée dans la logique de cette lutte.

Michel Raimond disait à propos de <<la princesse de Clèves>>, « le roman est devenu

psychologique à travers le combat intériorisé dans l’âme de la princesse de Clèves qui lutte

entre l’attirance et le sentiment du devoir ».1 Dans ce sens, le Rouge et le Noir est digne de ce

genre puisque le héros est sans cesse tiraillé entre l’attirance physique et le sentiment du

devoir et qu’il livre un vrai combat psychologique.

Julien campe sa présence romanesque par le combat psychologique qu’il livre pour la

victoire amoureuse. Nous nous intéresserons aux luttes psychologiques du héros et de ses

héroïnes qui sont en fait des luttes sociales.

Enfin, nous nous proposerons d’entamer une analyse sur la mélancolie amoureuse. Nous

verrons comment l’amour ou la mélancolie amoureuse évolue en fonction de l’ambition, de

l’objet de désir ardent.

1 M. Raimond, Le roman, Paris, Armand Colin, pp. 88-89.

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Chapitre cinq : René

René et l’évolution de son personnage

René est, comme Atala, une œuvre extraite du Génie du christianisme. Chateaubriand a

publié d’abord en avant-première du Génie du christianisme, Atala, en 1801. L’année

suivante, il publie le Génie du christianisme comprenant les épisodes de Atala et René.

René est structuré en trois parties et en trois temps. Il se présente d’abord en trois parties,

il commence par le prologue où l’auteur explique la présence de René chez les Natchez et sa

solitude volontaire. Ensuite, René se décide à parler à la suite de l’insistance de ses amis,

Chactas, son père adoptif, et le père Souël, missionnaire français qui s’inquiètent du

renfermement de René.

En deuxième partie, après avoir reçu une lettre venant de la France, René dévoile enfin le

secret enfoui dans son cœur depuis son arrivée en Amérique, la raison de son exil volontaire.

Pour l’épilogue, Chactas et le père Souël donnent des conseils à leur jeune ami.

Suivant le conseil de ses amis, René retourne chez sa femme indienne, Céluta, mais son

cœur n’y est pas. Chateaubriand nous raconte dans les Natchez, la mort de René et de ses amis

peu de temps après, dans le massacre des Natchez en Louisiane.

Le récit de son secret dans la deuxième partie marque trois temps, celui de la naissance du

héros jusqu’à la mort de son père, ensuite le voyage de René à travers le monde et ses

retrouvailles avec sa sœur et son départ pour l’Amérique.

René qui est connu particulièrement pour avoir <<les goûts inconstants>>1 montre

1 René, p. 128.

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pourtant une autre personnalité de son personnage dont <<la puissance de créer des

mondes>>1 est immanente.

Reste à connaître l’objet de ses passions. Il faut considérer que René est, au début de son

histoire, un adolescent de seize ans dont <<l’âme, qu’aucune passion n’avait encore usée,

cherchait un objet qui pût l’attacher>>2. Il est comme du papier blanc à dessin qui attend une

personne ou un objet pour tracer ses désirs. Son ambition et ses désirs ne serons pas fixés

mais serons attirés constamment par <<les régions inconnues>>3.

René d’Atala

René construit avec Atala, les Natchez une trilogie romanesque que nous appellerons le

cercle de René. Néanmoins le rôle du héros change dans chaque œuvre, au fur et à mesure des

circonstances de l’écriture de Chateaubriand.

Comme dans René, Chateaubriand compose une structure en trois parties pour Atala : un

prologue court, un récit et un épilogue. Dans le récit lui-même, les quatre sous-parties

intitulées « Les chasseurs », « Les laboureurs », « Le drame », « Les funérailles » se

succèdent.

René est apparu dans Atala, comme un ami qui écoute Chactas qui miroite à son tour

René. Voici la parole de Chactas par laquelle Chateaubriand commence la première partie du

récit d’Atala :

<<C’est une singulière destinée, mon cher fils, que celle qui nous réunit. Je vois en toi

l’homme civilisé qui s’est fait sauvage ; tu vois en moi l’homme sauvage, que le Grand Esprit

(…) a voulu civiliser. Entrés l’un et l’autre dans la carrière de la vie par les deux bouts

opposés, tu es venu te reposer à ma place, et j’ai été m’asseoir à la tienne >>4.

Comme le dit Chactas, il s’est trouvé à la place de René qui a choisi sa vie parmi les

Natchez. René n’est qu’un auditeur passif durant le récit de Chactas. Vice versa pour celui-ci

dans René. Mais par leurs expériences, leur vie a une ressemblance assez troublante.

1 Ibid., p. 130. 2 Ibid., p. 126. 3 Ibid., p. 130. 4 Atala, p. 38.

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La réversibilité du rôle existe entre lui et René. Il y a un échange plus que verbal entre

eux. La vie d’errance et la violence de la passion qu’ils partagent communément les ont fait

vite se comprendre et leur ont permis d’être proches.

Dans Atala et René, la structure et le récit de l’amour impossible vaincu par la religion,

trouvent le même schéma. Il s’y trouve un même héros mâle qui raconte, une héroïne sous

l’emprise d’un secret et un religieux défendant la morale. Chateaubriand écrit alors les

Natchez pour boucler la boucle, l’histoire d’après de ces confessions.

René dans les Natchez1

Chateaubriand a écrit cette œuvre à Londres au moment où il prépare le Génie du

christianisme. Pourtant la publication vient trente ans après, en 1827. Cet écart de trente ans

apporte à l’œuvre une diversité de ton et de genre tout en gardant la personnalité de René :

<< J’ai conservé tout le jeune René en y ajoutant tout ce que le temps m’a appris >>2.

Dans son ouvrage, Voyage en Amérique, Chateaubriand démontre les raisons pour

lesquelles il a choisi les peuples indiens comme représentants de la liberté et de

l’indépendance. Dans la partie <<Gouvernement>>, sous titre des <<Natchez>> et

<<Despotisme dans l’état de nature>>, l’auteur commence sa théorie en expliquant d’abord la

confusion fréquente de <<l’état de nature avec l’état sauvage>> :

<< Ce sont là de notables erreurs. On retrouve parmi les Sauvages le type de tous les

gouvernements connus des peuples civilisés, depuis le despotisme jusqu’à la république, en

passant par la monarchie limitée ou absolue, élective ou héréditaire.

Les Indiens de l’Amériques septentrionale connaissent les monarchies et les républiques

représentatives ; le fédéralisme était une des formes politiques les plus communes employées

1 Maurice Regard a discerné dans ses notes sur les Natchez dans l’édition de la pléiade, les événements en contradiction avec les faits que l’auteur relate dans son œuvre. Selon lui et les documents, René arrive au pays dans la période calme en 1725 et le chevalier d’Artaguette est tué à vrai dire en 1736 au lieu de 1727 comme dans le roman. Egalement les soulèvements des indiens restent seulement au niveau d’une bataille sans importance réelle. pp. 1216-1218. 2 Les Natchez, p. 153.

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par eux : l’étendue de leur désert avait fait pour la science de leurs gouvernements ce que

l’excès de la population a produit pour les nôtres >>1.

Ce qui est intéressant dans cette remarque, c’est que l’analyse de l’auteur des mœurs et

coutumes des indiens par rapport aux formes de gouvernement, montre l’importance de la

philosophie du siècle précédent. De même comme il est imprégné de Montesquieu, il

<<trouve au Sud le despotisme des Natchez et juge que la république convient au peuple du

Nord, Iroquois et Hurons>>. 2

Mais les idées de Chateaubriand dépasseront les influences de Rousseau et des autres

philosophes précédents.

Tel Jean-Jacques Rousseau qui savoure les promenades dans les forêts, René ressent au

début, de l’ivresse dans la profondeur de la forêt lors de ses promenades solitaires. Il pense se

rétablir dans les droits originels. La nature du nouveau monde apparaît alors dans un parfait

décor où il se retrouve, trouve la liberté primitive et l’indépendance.

Mais la nature vierge qui l’extasie, n’est pas exempte de danger. René se mêle ensuite aux

troubles que le peuple du Natchez traverse à cette époque. Le héros qui a fui la France est loin

des Versailles qui symbolisent toutes les intrigues politiques et sociales de la civilisation,

pourtant il les retrouve dans les forêts d’Amérique.

Dans les Natchez, René se naturalise en Natchez et Chactas est devenu un vénérable vieux

sachem, sage et respecté de tous. L’auteur a aussi placé des personnages secondaires qui

s’opposent par leur caractère. D’une part, il y a Chépas, le commandant cynique et

sanguinaire et les Européens qui n’hésitent pas à ravager la terre indienne pour leur intérêts,

de l’autre côté, Outougamiz qui symbolise le bon sauvage, la vertu de la nature, innocent et

fidèle ami. Il est aussi le frère de Céluta dont l’image renvoie à la sœur de René, Amélie.

René se retrouve marié avec elle et ils ont même une fille qu’il nomment Amélie ; Les

indigènes comme Iroquois, Hurons, Natchez qui se battent pour garder leur indépendance. Il y

a aussi Ondouré, un sauvage ambitieux qui voyant l’opportunité d’atteindre l’objet de sa

vengeance, utilise les ficelles de la perversité apprise de la part des européens. Parmi eux,

René trouve la vertu et le vice du monde et il est pris entre deux sentiments.

1 Chateaubriand, Voyage en Amérique, Gallimard, Pléiade, 1998, p. 830. 2 Ibid., p. 606.

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René et les femmes

Amélie, doux refuge

René commence par une phrase significative qui souligne sa relation incomplète avec la

femme :

<<En arrivant chez les Natchez, René avait été obligé de prendre une épouse, pour se

conformer aux mœurs des indiens ; mais il ne vivait point avec elle>>.1

René dénonce fortement, dès le début du récit, le reniement de son épouse. L’auteur utilise

les mots négatifs du genre, <<obliger>>, <<se conformer aux mœurs>>, <<ne point vivre>>.

Derrière ce refus de la femme légitime, se cache le visage d’une autre femme, celui de sa

sœur, Amélie. René s’enfuit de la France presqu’à cause du sentiment interdit vis à vis de sa

sœur mais, même en Amérique où il se réfugie, il ne pourra pas s’interdire de plonger dans ce

souvenir.

René est né et élevé presque comme un orphelin :

<< J’ai coûté la vie à ma mère en venant au monde ; j’ai été tiré de son sein avec le fer.

J’avais un frère que mon père bénit, parce qu’il voyait en lui son fils aîné. Pour moi, livré de

bonne heure à des mains étrangères, je fus élevé loin du toit paternel >>.2

La venue au monde du héros qui a provoqué en même temps la mort de sa mère donne

une signification particulière à cette œuvre. Dès la naissance, la joie du héros se trouve mêlée

de tragédie. Du sein de sa mère, l’endroit de paix il est retiré brusquement vers le monde avec

le fer, c’est presque malgré lui. A peine né, il est exilé loin de sa maison et de sa famille. Ces

quelques phrases de l’auteur annoncent le destin de son héros qui connaîtra une vie errante,

solitaire. Chez René, le tiraillement existe continuellement entre la vie et la mort, entre la joie

1 René, p. 107. 2 Ibid, p. 119.

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et la tragédie, entre le pays natal et l’exil. Abandonné à des mains étrangères, laissé pour

compte par rapport à son frère aîné, la vie renforce son sentiment de solitude et d’isolement.

Il est aussi d’un caractère impétueux et inégal. Quand il revient chaque automne au

château de son père, il ne trouve<<l’aise et le contentement>>1 qu’auprès de sa sœur Amélie

qui est un peu plus âgée que lui. Loin du père imposant, ils ont parcouru ensemble les forêts et

fait de longues promenades. René se souvient qu’<< une douce conformité d’humeur et de

goûts s’unissait étroitement à cette sœur>>2. Amélie est une personne salutaire dans une

maison où il se sent de trop et mal aimé. Entre Amélie et René une entente de deux personnes

de même tempérament s’installe :

<< Il est vrai qu’Amélie et moi jouissons plus que personne de ces idées graves et tendres,

car nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du cœur : nous tenions cela de Dieu

ou de notre mère>>3.

Jeunesse insouciante et mélancolique

Ce qu’il y a d’intéressant dans la relation de René avec Amélie c’est d’abord qu’elle est

liée à l’image de la jeunesse, voire à celle d’enfance. Quand ils sont en promenade silencieuse

ou quand ils jouent, il y a toujours l’image innocente de l’enfance et la promesse de la

jeunesse que l’auteur nous laisse entrevoir par les termes, <<l’hirondelle>> et <<L’arc-en-

ciel>> :

<<Jeune, je cultivais les Muses ; il n’y a rien de plus poétique, dans la fraîcheur de ses

passions, qu’un cœur de seize années. Le matin de la vie est comme le matin du jour, plein de

pureté, d’images et d’harmonies>>4.

Seize ans, l’âge pur de l’adolescence où le monde semble encore harmonieux dans la

nature, René passe sous la tutelle de sa sœur. Ces moments paisibles de promenade

silencieuse avec un être qui le comprend appartiennent à un temps de bonheur à l’innocence

de la jeunesse. Ces moments seront rappelés à René, une fois adulte, par le son de la cloche.

1 Idem. 2 Ibid., p.119. 3 Ibid., p. 120. 4 Idem.

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L’écho de la cloche constitue un leitmotiv puissant chez René lui rappelant l’enfance heureuse

comme la madeleine fonctionne chez le héros de Proust :

<< Chaque frémissement de l’airain portait à mon âme naïve l’innocence des mœurs

champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion, et la délectable mélancolie des

souvenirs de ma première enfance>>. 1

Le son de la cloche le suit partout, lui rappelant les souvenirs doux amers du passé : René

l’entend dans le couvent où Amélie prend le voile, le retentissement de la cloche

l’accompagne dans le vaisseau qui l’amène vers une terre lointaine, et il le retrouve dans un

champ en Amérique. En même temps, l’écho de la cloche renvoie à l’avenir de tous les

hommes, c’est à dire, à la mort. C’est la cloche le rappelant aussi aux funérailles de son père :

<< Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale :

religion, famille, patrie, et le berceau et le tombeau, et le passé et l’avenir >>.2

Amélie qui possède le même code de sensibilité que son frère, éprouve des sensations

identiques :

<< Amélie, accablée de douleur, était retirée au fond d’une tour, d’où elle entendait

retentir, sous les voûtes du château gothique, le chant des prêtres du convoi, et les sons de la

cloche funèbre>>3.

Ce texte qui explique la peine d’Amélie pourrait très bien être l’expression de René. Leur

propension à la mélancolie les conduit à une vie retirée, comme celle des religieux.

L’environnement, la nature les confortent dans ce penchant de repli sur soi-même. La religion

occupe une place primordiale dans René, nous aurons l’occasion d’approfondir cet aspect

ultérieurement.

1 Ibid., p. 120. 2 Idem. 3 Ibid., p. 120-121.

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Sylphide, la nostalgie d’un amour parfait

Le sort de René pourrait être moins solitaire sinon heureux, si comme il le souhaitait, il

avait réussi à trouver sa moitié. René recherche chez la femme, le sentiment de partage, ce

moment merveilleux de la communication des transports.

Chateaubriand livre au lecteur une confession étonnante ; François-René, un jeune

adolescent timide rencontre un jour une fort jolie épouse d’un gentil homme venu dans son

village. Il se heurte à elle devant une fenêtre, elle le presse contre sa poitrine. Cet événement a

été une révélation et il a compris ce qui pouvait se passer entre un homme et une femme.

Alors, Chateaubriand créa dans son adolescence une femme imaginaire. Il rêve notamment

d’une femme qui peut le consoler dans ses moments solitaires :

<<Je me composai donc une femme des traits divers de toutes les femmes que j’avais vues.

Elle avait le génie et l’innocence de ma sœur, la tendresse de ma mère, la taille, les cheveux

et le sourire de la charmante étrangère qui m’avait pressé contre son sein. Je lui donnai les

jeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre ; les des grandes dames du temps

de François I°, de Henri IV et de Louis XIV qui ornaient le salon m’avaient fourni d’autres

traits, et j’avais dérobés des grâces jusqu’aux tableaux de Vierges suspendus dans les églises.

Cette fille enchantée me suivait partout, invisible. Je m’entretenais avec elle comme avec un

être réel…>>1

Chateaubriand a nommé cette femme imaginaire « Sylphide », il l’évoque souvent dans

ses Mémoires d’Outre-Tombe. Si Chateaubriand n’est pas constant dans l’amour, il nous

semble qu’il l’est dans les souvenirs de ses amours.

Il attribue à cette femme idéale les qualités des femmes qui existaient dans son entourage

ou dans l’Histoire. Ses maîtresses comme Mme de Duras et Mme Récamier parmi bien

d’autres, y laissent leur empreinte. Il trouve ces qualités d’abord auprès de sa sœur avec qui il

avait partagé la tendresse de l’enfance, c ‘est elle qui lui semblait le plus proche dans sa

famille.

1 Chateaubriand, M. O. T., Edition du centenaire, établie par Maurice Levaillant, Paris, Flammarion, 1949, pp. 125-126.

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Pourtant, Sylphide née de l’imagination, compagne de la vie pour Chateaubriand, moitié

qu’il souhaitait trouver, et personne avec laquelle il voulait partager les transports de

sentiment ne pouvait être incarnée par sa sœur ni par sa mère. Car Sylphide est avant tout une

création de désir, de l’amour à laquelle ne conviendrait pas l’image de la sœur ou de la mère.

C’est pourquoi Chateaubriand « lui a enlevé, au début du portrait, l’apparence de sa sœur et

la tendresse de sa mère par le scrupule de pudeur et de vérité »1, comme l’explique Maurice

Levaillant.

Néanmoins, l’auteur de René s’appuie sur cette image idéale pour composer sa muse

créatrice et ses héroïnes. Sylphide inspirée des femmes réelles, inspire à son tour les héroïnes

de ses romans :

<< … Ne m’étant attaché à aucune femme, ma Sylphide obsédait encore mon imagination. Je

me faisais une félicité de réaliser avec elle mes courses fantastiques dans les forêts du

Nouveau Monde. Par l’influence d’une autre nature, ma fleur d’amour, mon fantôme sans

nom des bois de l’Armorique est devenu Atala sous les ombrages de la Floride >>2.

Dans René, aussi le héros cherche une Sylphide qui n’est autre qu’une créature créée

spécialement pour lui, sa moitié :

<<Ah, si j’avais pu faire partager à une autre les transports que j’éprouvais ! O Dieu ! si tu

m’avais donné une femme selon mes désirs ; si, comme à notre premier père, tu m’eusses

amené par la main une Eve tirée de moi-même… Beauté céleste !je me serais prosterné

devant toi ; puis te prenant dans mes bras, j’aurais prié l’Eternel de te donner le reste de ma

vie>>3.

« Eve tirée de soi-même » signifie aussi la nostalgie d’un paradis perdu, d’un amour perdu

d’une communion parfaite, d’une plénitude sans conflit.

Eve, une femme admirable, insaisissable, la moitié qui appelle à la fois la perfection et la

séduction destructrice. Une déesse qui a aussi le nom de Céluta.

1 M. Levaillant, Chateaubriand, prince des songes, p. 19. 2 Cité par M. Levaillant, Ibid., p. 23. 3 René, p. 130.

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Céluta, reflet d’Amélie

Céluta apparaît dans les Natchez en tant que sœur d’Outougamiz et femme de René. A

travers sa présence dans le roman, Céluta évoque d’autres présences féminines, l’amour

malheureux dans d’autres œuvres romanesques de Chateaubriand. Elle ressemble étrangement

à la sœur de René ; Elles sont belles, douces, mélancoliques, virginales. Ce sont aussi les traits

caractéristiques d’Atala.

Chateaubriand la décrit comme une déesse, une « Vénus »1 :

<<Une jeune fille parut à l’entrée de la cabane. Sa taille haute, fine et déliée, tenait à la fois

de l’élégance du palmier et de la faiblesse du roseau. Quelque chose de souffrant et de rêveur

se mêlait à ses grâces presque divines. Les Indiens, pour peindre la tristesse et la beauté de

Céluta, disaient qu’elle avait le regard de la Nuit et le sourire de l’Aurore. Ce n’était point

encore une femme malheureuse, mais une femme destinée à le devenir>>2.

Céluta est également victime de l’amour fatal. Comme Amélie, Céluta aime René d’un

amour impossible, d’un amour non partagé.

René qui perçoit la tendresse fraternelle entre Céluta et Outougamiz se souvient de sa

complicité d’antan avec sa sœur Amélie. Et ce constat « l’enchante et l’attriste à la fois »3.

Leur rencontre, ou plus exactement leur prémisse d’amour semble être peinte, imaginée

comme une scène du jardin où Adam et Eve se rencontreraient :

<<Il (René) fit un mouvement, et Céluta, levant la tête, découvrit l’étranger à travers la

feuillée. La pudeur monta au front de la fille des Natchez, et ses joues se colorèrent : ainsi un

lis blanc, donc on a trempé le pied dans la sève purpurine d’une plante américaine, se peint,

en une seule nuit de la couleur brillante, et étonne au matin l’empire de Flore par sa

prodigieuse beauté. A demi caché dans les guirlandes du buisson, René contemplait Céluta

qui lui souriait>>4.

1 Les Natchez, p. 168. 2 Idem. 3 Ibid, p. 201. 4 Ibid, pp. 201-202.

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Les regards de Céluta et René se croisent ici. Leur échange de regard parle beaucoup plus

qu’un échange vocal. Entre le visage à moitié dissimulé par les feuilles, leurs regards se

cherchent et se questionnent. L’amour se reconnaît dans le cœur.

A peine le sentiment amoureux naît-il dans le cœur de Céluta, qu’il est destiné à être

condamné. Le fait qu’ils se voyaient seulement à travers les feuilles sans se dévoiler, montre

l’impossibilité de l’éclosion de leur amour. L’obstacle vient à travers le personnage du frère

de Céluta. Juste après cette scène poétique et picturale, Outougamiz propose à René de

devenir son frère.

Le frère de Céluta demande à René d’être son « double »1 et par le pacte de leur amitié, ils

deviennent jumeaux. Alors, c’est la double répétition. Ce doublage, nous semble-t-il, a une

grande importance dans l’interprétation du rapport de René avec autrui d’abord, ensuite avec

Céluta et les conséquences qui en découlent.

D’abord, l’idée du double renvoie fort bien à la sécurité gémellaire où une moitié

complète l’autre moitié. Pour René qui souffre de l’incompréhension des autres, avoir un frère

jumeau est idéal pour sa relation avec autrui.

Ensuite, le pacte de fraternité de René avec Outougamiz entraîne la fraternité obligée avec

Céluta. Elle est devenue comme Amélie qui aime son frère.

Le voile d’Amélie et de Céluta

Bien au-delà d’un objet décoratif et vestimentaire, le voile est un objet qui suggère

particulièrement le secret et la dissimulation. Le voile a ce double aspect symbolique de

montrer/cacher son corps. Cette relation avec le corps, en grande partie avec le visage puisque

c’est en général un tissu qui voile/dévoile le visage, semble impliquer le contraste entre le

monde intérieur et le monde extérieur. De même l’état voilé montre une condition indécise de

son état ambigu.

La physionomie d’Amélie et de Céluta est souvent décrite par le visage semi caché par les

feuilles, les cheveux, ou le voile, le visage voilé indique l’amour fatal, la soumission au destin.

Chateaubriand relie ses deux héroïnes par cet objet vestimentaire et nous pensons qu’il est

1 Ibid., p. 202.

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utile de comparer le voile de ces deux héroïnes. Voici deux citations, la première tirée de

René et la deuxième des Natchez :

<< Sa superbe chevelure tombe de toutes parts sous le fer sacré ; une longue robe d’étamine

remplace pour elle les ornements du siècle, sans la rendre moins touchante ; les ennuis de son

front se cachent sous un bandeau de lin ; et le voile mystérieux, double symbole de la virginité

et de la religion, accompagne sa tête dépouillé. Jamais elle n’avait paru si belle >>1.

<<René offrit à Céluta un voile de mousseline qu’elle promit, en baissant les yeux, de

garder le reste de sa vie : elle voulait dire qu’elle le conserverait pour le jour de son

mariage ; mais aucune parole d’amour ne sortait de la bouche du frère d’Amélie >>2.

Dans René, la beauté d’Amélie est évoquée au moment où elle prend le voile religieux.

C’est le moment où elle apparaît à René de façon contrastée, par un aspect à la fois virginal et

voluptueux à travers « la superbe chevelure » dévoilée et par « le voile mystérieux » de

religieuse. La divinisation de la beauté d’Amélie est en opposition avec l’amour interdit et est

mise en valeur par le sacrifice volontaire. Les ciseaux-le fer sacré marquent cette interdiction

et ce sacrifice.

Quant à Céluta, elle reçoit le voile comme un présent de promesse d’épousailles alors que

l’acte de René donnant ce voile à Céluta renvoie à l’image d’Amélie. Chez elles, le voile est

d’abord utilisé comme un objet qui symbolise la pudeur, la virginité, comme un objet qui

permet de distinguer l’extérieur de l’intérieur, comme un parvis ou une portée d’entrée dans

une architecture.

Le voile est léger par définition, il est décrit chez Chateaubriand par des termes tels que

« étamine », « mousseline ». C’est en fait un voile de mariage. Dans ces contextes, le voile

prend encore un autre sens marqué par une différence dichotomique. L’opposition peut être

illustrée par les couples ci-dessous :

1 René, p. 139. 2 Les Natchez, p. 230.

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Ces oppositions sont autant complémentaires que duelles. Le voile d’Amélie représente le

voile de religieuse transformant l’amour coupable en amour céleste et purifié, alors que le

voile de Céluta représente le voile de mariage introduisant l’amour terrestre et physique pour

se changer par la suite en voile de deuil. Elles démontrent que Chateaubriand valorise donc le

sentiment religieux rappelant la légèreté de l’air, le sacrifice rédempteur, l’éternité d’une

promesse, la fusion par rapport au sentiment amoureux qui rappelle la lourdeur de la terre, le

sacrilège, la rupture, la séparation.

Nous pensons que cette différence est occasionnée par le fait que le rôle qu’elles ont tenu

en tant que sœur change au fur et à mesure du déroulement du récit. En particulier le

sentiment interdit, refoulé par Amélie qui est transgressé par Céluta.

Le tabou de l’inceste

Amélie et Céluta sont deux personnages différents aussi bien dans le temps que dans

l’espace. Pourtant leurs mêmes présences caractéristiques dans les récits incitent le lecteur à

être face à ces personnes quasi jumelles. Leur destin en relation avec le même homme

occasionne un lien étroit à travers le jumelage provoqué par le serment d’amitié éternel de

leurs frères.

Amélie

Céluta

Air

Pureté

Terre

Violence

Confession

Eternité

Sacré

Fidélité

Fusion

Plénitude

Secret

Historicité

Profane

Trahison

Séparation

Vide

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L’aveu d’Amélie provoque le départ de René pour l’Amérique. Face à ce secret dévoilé, il

est utile d’approfondir l’analyse de la réaction de René. Ce qui attire notre attention dans le

comportement du héros, c’est que la confession de sa sœur a déclenché chez René une

véritable évolution dans ses sentiments : Amélie lui laisse une lettre le suppliant de s’établir,

elle entre dans le couvent et lui confie tous ses biens. Elle lui demande de prendre le rôle du

père lors de sa prise de voile. Pendant la cérémonie, elle lui avoue son sentiment incestueux.

La réaction de René face à cet aveu dépasse la surprise ou la tristesse. Il ressentait

probablement lui-même le même genre d’émotion envers sa sœur. Dans cet amour interdit et

sans issue, René découvre un amour malheureux, mais fort et puissant qui le fait sortir de son

ennui habituel :

<<Mes passions si longtemps indéterminées, se précipitèrent sur cette première proie avec

fureur. Je trouvais même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon

chagrin, et je m’aperçus, avec un secret mouvement de joie, que la douleur n’est pas une

affectation qu’on épuise comme le plaisir>>1.

René paraît entrer avec complaisance dans la relation incestueuse platonique avec sa sœur.

Il est vrai que le thème de l’inceste est courant dans la littérature du XVIII°siècle, et que

Chateaubriand s’y est référé sans doute. Cependant ce thème nous semble plus compliqué que

l’apparence de la relation interdite entre sœur et frère.

D’abord, le thème se trouve non seulement dans René, mais il se répète aussi dans Atala et

Les Natchez. Il n’y a aucune consanguinité entre Atala et Chactas, mais il nous semble que

Chateaubriand les place sans cesse sur le plan du tabou qui représente l’inceste, c’est-à-dire de

la relation impossible ; les recherches sur les mots que l’auteur utilise attestent assez

clairement ce point. Atala est la fille du père espagnol Lopez qui a adopté Chactas. Ils sont

donc frère et sœur par adoption. Ce fait apparaît comme minime dans l’œuvre mais selon nous

cette relation joue chez Chateaubriand un rôle important tant sur le plan romanesque que sur

le plan personnel.

La relation entre René et Amélie, ou entre frère et sœur se transpose continuellement dans

les Natchez. Il est intéressant de savoir que René voit en Céluta, l’image de sa sœur, Amélie.

René s’identifie à Outougamiz, le frère de Céluta :

1 René, p. 141.

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<< Quelquefois Outougamiz cherchait encore à aider la marche de René : deux jumeaux,

qui se soutiennent à peine, s’appuient de leurs faibles bras, et ébauchent des pas incertains

aux yeux de leur mère attendrie>>1.

Ils sont présentés comme jumeaux. Même Mila qui va épouser Outougamiz substitue la

sœur absente. Physiquement, Amélie n’est pas là mais sa présence est partout à la manière

d’un fantôme. La relation entre René et Outougamiz, entre Amélie et Celuta, entre René et

Chactas, entre René et Chateaubriand permet d’aborder le thème de la doublure des

personnages. Nous traiterons ce thème dans une partie ultérieure.

Nos intérêts par rapport à ce thème incestueux ne portent pas tant sur le fait lui-même

car il nous semble que ce qui est important chez l’auteur c’est que ce thème exprime le

sentiment de l’interdit au delà du tabou.

Chez les héroïnes de Chateaubriand la phobie du rapport physique permet au couple de

préserver la pureté de l’union se traduisant par l’osmose de deux âmes, une présence idéalisée.

Ainsi la consommation du rapport sexuel signifie-t-elle chez Chateaubriand, au moins

dans le cercle de René, l’insécurité de la relation et la violation d’un sentiment pur, infini.

La sœur -mère cache le père-roi

Nous avons déjà constaté que le personnage de René était un portrait de jeunesse de son

auteur, Chateaubriand. On ne saura comprendre cette œuvre séparée de son créateur. Les

biographes ont essayé de montrer maintes fois la relation ambiguë qu’il avait avec sa sœur

Lucile.

Néanmoins, nous pensons que la vraie raison de ce thème récurrent de l’inceste, ou plutôt

de ce sentiment interdit se trouve ailleurs.

Premièrement, la relation incestueuse entre René et sa sœur peut se rapporter également à

la relation entre René et sa mère parce qu’Amélie était en fait plus une mère qu’une sœur pour

René. La présence d’Amélie évoque souvent la mère que René n’a pas connue :

1 Ibid., p.364.

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<< …, Amélie me regardait avec compassion et tendresse, et couvrait mon front de ses

baisers ; c’était presque une mère, c’était quelque chose de plus tendre. Hélas, mon cœur se

rouvrit à toutes les joies ; comme un enfant, je ne demandais qu’être consolé >>1.

La raison du bien-être de René auprès de sa sœur, provient en réalité, de ce qu’elle est le

substitut de sa mère. Il attend d’elle tendresse maternelle et protectrice. Il lui voue un amour

filial. Cette relation qu’on pourrait référer au complexe d’Œdipe révèle quelque chose de plus

grave :

<<Aimable compagnon de mon enfance, est-ce que je ne vous verrai plus ? A peine plus

âgée que vous, je vous balançais dans votre berceau ; souvent nous avons dormi ensemble

>>.2

Il y a tous les constituants du complexe d’Œdipe dans ce texte si nous considérons le rôle

prépondérant de mère que jouait Amélie ; amour particulier entre mère et fils, père détesté,

suggestion ou désir de relation physique et mort du père.

La sœur, chargée du rôle de mère, ne devrait pas descendre du piédestal où son frère la

place. Le rôle de la mère qui domine, protège, partage tout à tour les expériences de son

enfant est transféré dans cette condition. René-enfant se trouve déboussolé. Dans le jeu

d’enfant, ce serait même l’abandon et la trahison pour l’autre. Nous pensons que le sentiment

de René est plus proche de celui de la perte de la mère une deuxième fois. Dans la cérémonie,

René, joue exactement le rôle de son propre père. Ils répètent la mort réciproque de leurs

parents.

Mais il faudrait faire attention avant d’utiliser la méthode psychanalytique : comme pour

le Rouge et le Noir. Il n’est pas difficile de percevoir le complexe d’Œdipe dans la relation

amoureuse entre Julien Sorel et Mme de Rênal ou encore entre Stendhal lui-même et sa mère.

Mais cette relation cache plutôt un autre aspect plus essentiel du héros, de ce fait un autre

aspect dominant de l’auteur, celui de Narcisse. Nous y reviendrons ultérieurement.

1 Ibid., p. 132. 2 Ibid., p. 135.

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Chez Chateaubriand, le complexe d’Œdipe cache également, nous semble-t-il, un autre

visage. Il dévoile particulièrement celui de son père. Il est révélateur que René soit allé faire

une visite au château paternel avant de se rendre au couvent où sa sœur prépare la cérémonie

de prise du voile.

Mais ce père ne reste pas simplement le père biologique, il est aussi le père national, le roi

lorsque nous abordons cette œuvre sous le point de vue historique de son contexte. Cela

explique le comportement de René lorsque sa sœur lui avoue son amour incestueux. Pour lui

ce sentiment n’est pas acceptable. Pour Chateaubriand qui a connu la Révolution dans l’exil,

et les souffrances des siens (son frère aîné et sa femme guillotinés, sa mère et ses sœurs

emprisonnées, et surtout « les cendres de [son] père ont été arrachées de son tombeau »)1,

l’aveu d’Amélie présente fort bien le tabou, le sentiment interdit, voire la révolte contre la

mère patrie, le père, le roi.

Dès lors, René ne peut plus supporter ce sentiment. Il doit partir en exil. Il doit s’enfuir de

cette terre souillée. Amélie avec son aveu a détruit l’amour innocent de René. Désormais,

René ne cesse de se rappeler et de rechercher l’enfance heureuse, surtout innocente de sa vie

ou de son pays.

Virginité

C’est pourquoi les femmes de Chateaubriand doivent rester pures. Chez lui la

consommation de la relation prend une dimension importante dans l’intrigue romanesque.

Parce que dans l’acte de consommation, il y a la présence du sang, symbole de pureté. Dans

les œuvres romanesques de Chateaubriand, l’eau et le sang ont une signification essentielle.

L’eau et le sang ont une connotation primordiale en symbolisant la pureté et le sacrifice : en

particulier c’est le cas d’Atala, Amélie et Céluta ; le sort et la mort de ces héroïnes sont

révélateurs. La pluie d’orage sous laquelle se trouvent Atala et Céluta au moment crucial de

leur vie et particulièrement, le bain de sang lors du viol de Céluta en donnent l’exemple :

Atala meurt de peur de succomber à la tentation de la chair. Elle est condamnée à rester

vierge ! Le rapport physique avec Chactas serait donc un sacrilège.

1 MOT, op.cit., p. 140.

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La coupable Amélie s’enferme dans le couvent. René ne peut pas supporter de rester sur le

même sol qu’elle. Il doit partir loin d’elle. Elle a non seulement transgressé l’amour fraternel,

voire filial, mais aussi violé la royauté du roi.

Avec Céluta, le mariage est consommé. Cependant la consommation n’est pas heureuse

parce qu’ils n’ont pas réglé le sentiment de l’interdit entre eux : nous avons expliqué que la

relation entre René et Céluta suppose la transposition de la relation entre frère et sœur, donc

toujours le sentiment de l’interdit. Par conséquent, cette relation suggère également celle qu’il

a avec sa mère patrie, son pays.

Entre le peuple et la nation, il existe un contrat comme le contrat de mariage. Il nous

semble que la Révolution française a en quelque sorte transgressé ce contrat.

Le vécu avec Céluta, qui pourrait être à l’origine d’un nouveau départ pour René, ici pour

la France, est pourtant de mauvais augure. La consommation du mariage qui devrait signifier

un bon départ annonce pourtant ici un mauvais présage.

Chateaubriand a écrit cette œuvre en 1802. Est-ce possible qu’il a déjà perçu quelque

signe de la période mouvementée post-révolutionnaire ?

Serait-ce une erreur de notre part de penser que le viol de Céluta dans le sang de René par

Ondouré, donne une signification particulière à ce point de vue ? Le mariage avec un nouveau

monde, de nouvelles idées ne donne pas forcément un bon résultat. L’essai de René semble le

démontrer en tout cas.

Chateaubriand a d’ailleurs répliqué qu’ « il espérait bien que le sacrifice de quelque

victime innocente tombé pendant sa révolution obtiendrait dans le ciel la grâce de sa

coupable patrie »1.

Violence et sacrifice

Dans la Violence et le Sacré, René Girard explique que « le sacrifice a pour fonction

d’apaiser les violences intestines, d’empêcher les conflits d’éclater ».2

1 P. Moreau, Chateaubriand, DDB, 1965, p. 61. 2 René Girard, La Violence et le Sacré, Albin Michel, Paris, 1990, p. 27.

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Nous pensons qu’on peut interpréter plus particulièrement les Natchez en nous référant à

la théorie de René Girard sur la violence et le sacrifice. Nous pouvons observer trois genres de

sacrifice répété dans cette œuvre.

Premièrement il y a le sacrifice infanticide chez les primitifs dont on peut observer la trace

dans les Natchez. Adario, l’oncle de Céluta, qui « se distinguait par un ardent amour de la

patrie »1 tue de ses propres mains son petit fils. Pour lui, le danger que présentent les

Européens est grand et imminent. Ces ennemis sont des envahisseurs implacables qui

ravissent leur terre et massacrent leur vie et culture. Il immole la vie de son petit-fils pour

montrer la détermination de sa vengeance et conjurer le mauvais sort dans son pays.

Deuxièmement, il y a le sacrifice de René que nous pouvons analyser à travers la notion

de « la victime émissaire », selon l’expression de René Girard :

<< Là où quelques instants plus tôt il y avait mille conflits particuliers, mille couples de frères

ennemis isolés les uns des autres, il y a de nouveau une communauté, tout entière une dans la

haine que lui inspire un de ses membres seulement. Toutes les rancunes éparpillées sur mille

individus différents, toutes les haines divergentes, vont désormais converger vers un individu

unique, la victime émissaire >>2.

Cette explication va parfaitement dans le sens du texte quand les Natchez cherchent « un

bouc émissaire » en vue de sortir de leur situation catastrophique. René est un intrus dans leur

société, de ce fait, il est porteur de malheur :

<< Dans un conseil assemblé la nuit sur les décombres de la cabane d’Adario, le tuteur du

Soleil avait dépeint René comme l’auteur de tous les maux de la nation. (…)

Les Sachems déclarèrent que René méritait la mort, et qu’il se fallait saisir du perfide >>3.

René est le bouc émissaire d’une double vengeance. Il l’est d’abord d’une cause sociale,

nationale qui l’oppose aux Indiens en tant qu’un Européen intrus. Il est également une menace

pour Ondouré qui va exercer à son encontre une vengeance personnelle, acharnée. Celui-ci

1 Les Natchez, p. 187. 2 René Girard, op.cit., p. 122. 3 Les Natchez, pp. 439-440.

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convoitait Céluta, est devenu le tuteur du Soleil, c’est-à-dire le régent du futur chef de son

peuple. Il a tout intérêt à chasser René de son territoire.

Par ailleurs, on trouve la réminiscence du texte du roi Œdipe dans les Natchez :

<<Où va-t-il ?... il l’ignore. Quelque chose de fatal le pousse involontairement vers Adario.

Adario est son oncle ; Adario lui tient lieu de père ; Adario, dans l’absence de Chactas, est le

premier Sachem de la nation ; enfin, Adario est le plus affligé des hommes. Le malheur est

aussi une religion : il doit être consulté ; il rend des oracles : la voix de l’infortune est celle

de la vérité >>1.

Troisièmement, il y a le sacrifice des vierges représenté par le sacrifice de Céluta au

même titre que celui d’Atala, d’Amélie. Le sacrifice de Céluta passe par deux mouvements en

deux temps, d’abord par son viol, ensuite par sa mort.

Le sacrifice de Céluta a un autre aspect important : il joue un rôle de rédemption. Il faut

remarquer qu’Ondouré viole Céluta après avoir tué René.

Il y a le sang mélangé des innocents.

Le sang de René représente aussi le sang de purification pour Céluta. René essayait de

voir en Céluta l’image d’Amélie, celle de la martyre, une image de la coupable rachetée. Il est

utile de remarquer que René a révélé son secret après avoir reçu une lettre annonçant la mort

d’Amélie qui a épuisé sa vie en soignant les malades :

<< Elle était de la Supérieure de … Elle contenait le récit des derniers moments de la sœur

Amélie de la Miséricorde, morte victime de son zèle et de sa charité, en soignant ses

compagnes attaquées d’une maladie contagieuse. Toute la communauté était inconsolable, et

l’on y regardait comme une sainte>>2.

Une autre description de Céluta dans les Natchez suggère étrangement l’image de ces

derniers moments d’Amélie :

1 Ibid., p. 447. 2 René, p. 144.

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<< Céluta, fille adoptive de Chactas, fut chargée de rattacher le bras du vieillard. Dans sa

tunique noire et sa beauté religieuse on l’eût prise pour une de ces femmes qui se consacrent

en Europe aux œuvres les plus pénibles de la charité>>1.

Contrairement à Atala et à Amélie, le voile de Céluta est déchiré. Les deux premières

héroïnes sont sauvées par la religion avant de succomber à la tentation, elles sont entrées dans

le sanctuaire, auréolées par leur amant, frère. En revanche, Céluta doit subir de pires

tourments, ensevelir frère, mari et enfant et enfin se donner la mort. Elle enfante deux filles

dont une est née du viol, morte en bas âge et l’autre, fille de René qui connaîtra des années

plus tristes que sa mère.

Dans les Natchez, Chateaubriand crée un personnage féminin dont le caractère est

différent de celui de Céluta ou de celui d’Amélie. Il s’agit de Mila qui aime tendrement René

et son époux Outougamiz. Le voile de Mila est le voile de renaissance contrairement à celui

de Céluta :

<< Enveloppé d’un voile, elle ne montrait au-dessus de l’eau que ses épaules demi-nues et sa

tête humide ; quelques épis de folle avoine, capricieusement tressés, ornaient son front. Sa

figure riante brillait à la clarté de la lune, au milieu de l’ébène de ses cheveux (…) >>2

Mila est décrite comme une femme-enfant qui possède à la fois volupté et innocence. Son

personnage est composé d’une manière particulièrement opposée à celui de Céluta en ce qui

concerne le caractère. Mila a le caractère résolument gai, insouciant, ce qui contraste avec

l’épouse de René.

L’amour terrestre possède chez Chateaubriand quelque chose de désespéré. Pour lui il n’y

a une communion parfaite que dans l’amour céleste. Le couple Mila et Outougamiz est à

l’opposé du couple de Céluta et René. Nous avons dressé ci-dessous un tableau de mots qui

révèlent l’opposition de ces couples :

1 Les Natchez, p.536. 2 Ibid., p. 382.

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Le couple de Céluta et René est opposé au couple de Mila-Outougamiz qui représente

l’enfance. L’âme de la jeunesse est insouciante, elle croit encore à la vie même si elle apporte

des illusions. L’enfance est riante, légère, fluide dans son monde bien protégé et heureux.

Chateaubriand déplore en fait la perte de cette enfance, cet âge de l’innocence :

<< Malheureux, ô vous qui commencez à vivre quand les révolutions éclatent ! Amour, amitié,

repos, ces biens qui composent le bonheur des autres hommes, vous manqueront ; vous

n’aurez le temps ni d’aimer ni d’être aimés. Dans l’âge où tout est illusion, l’affreuse vérité

vous poursuivra ; dans l’âge où tout est espérance, vous n’en nourrirez aucune : Il vous

faudra briser d’avance les liens de la vie, de peur de multiplier des nœuds qui si tôt doivent se

rompre ! >>1

Nous pouvons également relever que l’amitié gémellaire propose une alternative parfaite

dans une relation avec les autres. René et Outougamiz et leur opposé féminin, Céluta et Mila

partagent le sentiment sincère et la fraternité, durable qui leur manquent dans la relation

amoureuse. Chateaubriand les dépeint comme des compagnons idéaux pour la vie et pour la

mort.

1 Ibid., pp. 387-388.

Céluta -René Mila-Outougamiz

Larmes

Tristesse

Terrestre

Flamme

Obscurité

Silencieux

Désillusion

Lié

Adulte

Rires

Joie

Aquatique

Eau

Clarté

Bruyant

Illusion

Libre

Enfant

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Chapitre six : Julien Sorel

Julien et Mme de Rênal : première rencontre

Stendhal déclarait dans son ouvrage, De l’Amour : <<Il suffit d’un très petit degré

d’espérance pour causer la naissance de l’amour>>1. Stendhal considère l’amour pur et

sincère comme le premier des bonheurs. Il pense que l’amour est primordial pour mieux se

comprendre et dans ses oeuvres, les femmes occupent une place essentielle. Pourtant il reste

une question cruciale : qui aimer ? qui sera l’objet de ses désirs et pourquoi ? Julien Sorel

répond à ces questions à sa manière. Nous allons analyser sa relation amoureuse d’abord avec

Mme de Rênal, ensuite celle avec Mathilde de La Mole.

Le premier amour, la première amante de Julien s’appelle Mme de Rênal. Il serait

intéressant de rechercher les critères de Julien : Il suffit de regarder Julien Sorel et Mme de

Rênal au moment où ils se rencontrent pour comprendre que la séduction et les sentiments

amoureux de Julien évoluent selon les apparences de Mme de Rênal. D’où l’importance de la

scène de la première rencontre entre Julien et Mme de Rênal. Julien est d’abord frappé par la

beauté et la grâce de Mme de Rênal :

<< Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de madame de Rênal,

il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il

venait faire >>2.

Cependant ce n’est pas seulement la grâce naturelle de Mme de Rênal qui laisse Julien

sans voix :

1 De l’Amour, p, 34. 2 Le Rouge et le Noir, pp.241-242.

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<< Madame de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder.

Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si

éblouissant, lui parler d’un air doux. Madame de Rênal regardait les grosses larmes qui

s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord, et maintenant si rose de ce jeune paysan>>1.

La vraie raison qui séduit Julien outre la beauté de Mme de Rênal vient en effet de son

raffinement vestimentaire et de son élégance de bourgeoise aisée. C’est parce que Julien n’a

jamais rencontré une personne aussi bien vêtue que Mme de Rênal, qu’il est sujet à une vive

réaction à son égard et qu’il lui est facile d’être affecté :

<< La figure de Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des vêtements d’été

d’une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrêmement et dit

avec un soupir et d’une voix défaillante>> 2.

Rougeur, soupir, voix défaillante, autant de symptômes des prémisses de l’amour sont ici

provoqués par la fragrance du raffinement vestimentaire. La mention de Stendhal sur le

vêtement que porte Mme de Rênal, chaque fois que Julien est sous son charme est

significative. Ce qui premièrement frappe Julien chez Mme de Rênal ce sont ainsi les

vêtements élégants et coûteux qu’elle porte :

<< Julien admirait avec transport jusqu’aux chapeaux, jusqu’aux robes de Mme de Rénal.

Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum>>3.

Les trois citations ci-dessus démontrent l’importance de l’ajustement féminin qui

influence le héros. Or chez Stendhal qui l’appelle <<les terribles instruments de l’artillerie

féminine>>4, le vêtement représente une arme redoutable des femmes, arme exclusive à la

haute société, c’est un instrument de séduction. Donc, ces appels vestimentaires de Mme de

Rênal ne sont pas à priori innocents.

Dans cette condition, la parure de la femme ne réside pas seulement dans le but de se

compléter et elle ne borne pas non plus son rôle à la séduction féminine. Elle symbolise ici

l’appartenance à une caste, à une classe privilégiée.

1 Ibid., p. 242. 2 Ibid., p. 243. 3 Ibid., p. 302. 4 Idem.

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Cela explique l’accent que met Stendhal sur la description du vêtement féminin chez Mme

de Rênal et plus tard chez Mathilde de la Mole. Par conséquent, Julien conçoit ses sentiments

pour elle comme si cela reflétait une lutte sociale. Mme de Rênal devient alors un symbole à

conquérir. Aimé par elle, signifie pour lui la fierté d’être accepté par cette classe supérieure.

Etant jeune homme à peine sorti de l’adolescence, l’émotion provoquée par Mme de

Rênal est vite balayée par une question malheureuse de celle-ci :

<< Mais, est-il vrai, monsieur, lui dit-elle en s’arrêtant encore, (…), vous savez le latin ?

Ces mots choquèrent l’orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans lequel il vivait

depuis un quart d’heure>>1.

Cette question donne à Julien l’effet d’une douche froide parce qu’elle touche directement

son orgueil d’intellectuel. L’intelligence et la connaissance du latin sont substantielles dans

l’ambition de Julien. Or cette remarque qui pique sa présomption lui fait justement prendre

conscience de la différence de classe sociale qui existe entre lui et Mme de Rênal.

Blessé dans sa fierté, les émois sentimentaux de Julien se confondent avec son amour-

propre :

<< Julien, qui se connaissait fort bien en beauté féminine, eût juré dans cet instant qu’elle

n’avait que vingt ans. Il eût sur-le-champ l’idée hardi de lui baiser la main. Bientôt il eût peur

de son idée ; un instant après il se dit : il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une

action qui peut m’être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour

un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie >>2.

Le désir de Julien est vrai mais il est aussi évident que les ambitions sociales de Julien se

mêlent à son désir. Ce mélange de désir réel et d’ambition sociale inhibe et tourmente le jeune

homme tout au long de sa liaison avec elle.

1 Ibid., p. 243. 2 Ibid., pp. 244-245.

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Désir et devoir

Installé dans la maison de M. de Rênal, loin de son père et de ses frères avec lesquels il

n’a pas d’affinité, Julien expérimente une nouvelle vie qui est proche du bonheur. La

promenade à la campagne qu’il fait en compagnie de Mme de Rênal et Mme Derville pour

laquelle il ressent de l’amitié dès son arrivée, lui procure un plaisir sans précédent :

<< C’est sur les sommets de ces rochers coupés à pic que Julien, heureux, libre, et même

quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissant de leur

admiration pour ces aspects sublimes >>1.

L’idylle paisible que vit le héros ne dure pas longtemps. Julien touche par hasard la main

de Mme de Rênal sous un immense tilleul pendant une soirée d’été. Aussitôt, Mme de Rênal

retire naturellement sa main à ce contact. Mais Julien n’est pas libre de faire une analyse

naturelle à la réaction de celle –ci :

<< Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l’habitude de passer les soirées sous un

immense tilleul à quelques pas de la maison. L’obscurité y était profonde. Un soir, Julien

parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes ;

en gesticulant, il toucha la main de madame de Rênal qui était appuyée sur le dos d’une de

ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins. Cette main se retira bien vite ; mais

Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la

touchait>>2.

Dans cette célèbre scène, la résolution d’un <<devoir>> de Julien, face à l’attitude de la

femme dont il est en train de tomber amoureux, est plutôt brusque et inattendue. Stendhal

intervient et explique aux lecteurs les états d’âme de son héros : << L’idée d’un devoir à

accomplir, et d’un ridicule ou plutôt d’un sentiment d’infériorité à encourir si l’on n’y

parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur>>3.

1 Ibid., pp. 264-265. 2 Ibid., p. 265. 3 Idem.

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Le complexe d’infériorité que Julien garde dans son cœur l’empêche de voir dans le geste

de Mme de Rênal une réaction naturelle, en revanche il lui procure de l’humiliation. Hier

amie, Mme de Rênal devient du jour au lendemain une ennemie. Julien l’observe <<comme

un ennemi avec lequel il va falloir se battre>>1. La complexité d’infériorité, renforcé par le

sentiment de l’humiliation donne libre accès à la combativité.

Désormais le sentiment amoureux de Julien se conjugue avec le sentiment de conquérir

quelqu’un qui lui est supérieur socialement et matériellement. Julien prépare sa conquête

comme une campagne de bataille ! Il passe toute la journée du lendemain en <<se fortifiant

par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme>>.2 En plus, ce livre n’est autre que

Mémorial de Sainte-Hélène, le livre des mémoires de Napoléon.

Quand enfin il arrive à saisir la main de Mme de Rênal, ce n’est plus la joie de la conquête

amoureuse mais c’est un accomplissement d’un devoir qu’il se doit à lui-même :

<< Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main et prit

celle de madame de Rênal, qui la retira aussitôt.(…) ; on fit un dernier effort pour la lui ôter,

mais enfin cette main lui resta. Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de

Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser>>3.

Ce curieux sentiment du devoir à la place d’un plaisir s’explique parfaitement par le désir

médiatisé du héros. Aveuglé par l’humiliation et la peur du mépris dont il pense être l’objet,

Julien s’imagine à la place de général Napoléon et il s’attaque avec héroïsme à la conquête de

la classe supérieure que représente Mme de Rênal :

<< Il avait fait son devoir, et un devoir héroïque. Rempli de bonheur par ce sentiment, il

s’enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des

exploits de son héros>>4.

Napoléon et ses exploits sont les modèles à suivre pour asservir l’ambition de Julien qui

écrit même un plan d’attaque pour séduire sa maîtresse. C’est précisément cette ambition et sa

conscience de l’appartenance à une classe sociale inférieure qui dictent les actions de Julien

1 Ibid., p. 266. 2 Idem. 3 Ibid., p. 267. 4 Ibid., p. 269.

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au jeu de l’amour. D’ailleurs, c’est ce qui le rend malheureux parce qu’il suit son modèle au

lieu de prendre du temps pour écouter son cœur :

<< Au lieu d’être attentif aux transports qu’il faisait naître, et aux remords qui en

relevaient la vivacité, l’idée du devoir ne cessa jamais d’être présente à ses yeux. Il craignait

un remord affreux et un ridicule éternel, s’il s’écartait du modèle idéal qu’il se proposait de

suivre>>1.

La tragédie dans l’amour de Julien pour Mme de Rênal vient donc du fait qu’il joue

constamment un rôle de séducteur et que son ambition sociale y est transposée par le désir

médiatisé. Quand Julien a enfin passé une nuit dans la chambre de Mme de Rênal et qu’il

pense <<qu’il n’avait plus rien à désirer>>2, il pense de cette expérience qu’il a remporté

une <<victoire>> dans le sens militaire du terme. En plus il ne peut pas s’empêcher

d’analyser son comportement :

<< Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupé à repasser

tous les détails de sa conduite. – N’ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même ? Ai-

je bien joué mon rôle ? >>3

Ce monologue de Julien désigne clairement son attitude vis-à-vis de Mme de Rênal. Il est

toujours sous tension quand il est avec elle de peur de commettre une maladresse pouvant

trahir sa classe de pauvre paysan.

La différence de classe

L’attrait de Mme de Rênal réside donc, fondamentalement dans son appartenance à la

caste supérieure. C’est sa classe sociale qui la rend infiniment séduisante aux yeux de Julien

parce qu’elle se conforme à l’idée qu’il se fait de son ambition. En même temps, cette

ambition lui interdit de s’épanouir pleinement dans l’amour véritable qu’il ressent à l’égard de

Mme de Rênal. Plus il devient amoureux de Mme de Rênal, plus il devient renfermé dans son

ambition :

1 Ibid, p. 298. 2 Idem. 3 Ibid., p. 299.

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<< Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments où lui, qui n’avait

jamais aimé, qui n’avait jamais été aimé de personne, trouvait un si délicieux plaisir à être

sincère, qu’il était sur le point d’avouer à madame de Rênal l’ambition qui jusqu’alors avait

été l’essence même de son existence>>1.

Il se peut que la sincérité soit le moyen qui permettrait à Julien de sortir de ce cercle

hypocrite de l’ambition et l’amour. Julien est tenté de le faire mais l’écart de rang social entre

deux protagonistes se révèle plus tenace. Selon l’expression de Stendhal, <<un petit

événement empêche toute franchise>>2 de la part de Julien dont l’opinion enthousiaste sur

Napoléon fait creuser la différence de classe.

Le froncement de sourcils de Mme de Rênal en est la preuve ; <<cette façon de penser lui

semblait convenir à un domestique>>3. Julien pense que Mme de Rênal, malgré l’amour

qu’elle lui porte, est <<dans le camp ennemi>>4, c’est donc cette prise de conscience de la

classe sociale qui détermine et qui joue un rôle primordial dans sa vie amoureuse.

Nous avons précédemment examiné que l’habillement raffiné de Mme de Rênal

représente un symbole d’appartenance à une caste supérieure qui excite le protagoniste dans

son ambition d’ascension sociale. Il nous semble que c’est d’ailleurs à travers le vêtement

féminin que Stendhal explique subtilement la mesure de l’ambition de Julien :

<< Il avait peur de madame de Rênal à cause de sa robe si jolie. Cette robe était à ses yeux

l’avant-garde de Paris>>5.

Ambitieux qu’il est, Julien rêve naturellement de la capitale, Paris. Le lieu par excellence

pour tous les jeunes ambitieux de tous les temps. Le héros est à la fois excité et craintif face à

cette métropole.

1 Ibid., p. 303. 2 Idem. 3 Ibid., p. 304. 4 Ibid,, p. 305. 5 Ibid., p. 293.

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Julien et Mathilde

Une nouvelle ville, une nouvelle femme, cependant il semble que pour Julien cette

situation nécessite le même mécanisme pour réussir. Il arrive à Paris avec un esprit de guerrier

et il fréquente une femme pour apprivoiser sa classe sociale supérieure. Or la position de

Mathilde de la Mole la situe au sommet de l’échelle sociale. Stendhal fait une description

intelligente qui nous rappelle étrangement l’ascension sociale à travers la montée de Julien sur

l’échelle vers la chambre de Mathilde :

<<par le plus beau clair de lune du monde monter ainsi par une échelle à un premier étage

de vingt-cinq pieds d’élévation (…) Je serai beau sur mon échelle ! (…) Je n’ai point de

naissance, moi, il me faut de grandes qualités, argent comptant, sans suppositions

complaisantes, bien prouvées par des actions parlantes…>>1

Cette image de Julien montant sur l’échelle pour atteindre le bord de la fenêtre de la

chambre de Mathilde manifeste, dans toute sa grandeur, l’état d’esprit de Julien. Difficile de

ne pas imaginer le symbole de l’échelle comme une image incarnant l’échelle sociale.

La rencontre avec Mathilde de La Mole et l’évolution de leur relation sont significatives

dans ce sens.

Désir médiatisé

Julien n’éprouve, tout au début, pas d’attirance pour elle. Quand il rencontre

mademoiselle de La Mole à table pour la première fois elle lui déplait tout de suite :

<< il aperçut une jeune personne, extrêmement blonde et fort bien faite, qui vint s’asseoir

vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point ; cependant, en la regardant attentivement, il pensa qu’il

n’avait jamais vu des yeux aussi beaux ; mais ils annonçaient une grande froideur d’âme. (…)

1 Ibid., p. 533.

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Du reste, elle ressemblait cruellement à sa mère, qui lui déplaisait de plus en plus, et il cessa

de la regarder>>1.

La première rencontre avec mademoiselle de La Mole évoque une scène sèche et la mise

en scène ne laisse aucune place au romantisme. Cette rencontre est en beau contraste avec

celle de la rencontre avec Mme de Rênal où douceur et fraîcheur annonçaient une ambiance

propice à leur futur sentiment. Julien ne commence à s’intéresser à Mathilde de La Mole que

par rapport à l’envie que les autres ont d’elle. Au bal de Retz, il devient témoin du succès de

Mathilde et il décide de l’étudier :

<< Puisqu’elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupées, elle vaut la peine que je

l’étudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-là>>2.

Le sentiment que Julien éprouve pour elle est donc provoqué par le désir des autres et la

conception du devoir qu’il se fait à propos de son ambition :

<<Mathilde a de la singularité, pensa-t-il ; c’est un inconvénient, mais donne une si belle

position sociale à son mari ! Je ne sais comment fait ce marquis de la Mole ; il est lié avec ce

qu’il y a de mieux dans tous les partis ; c’est un homme qui ne peut guère sombrer. Et

d’ailleurs, cette singularité de Mathilde peut passer pour de génie. Avec une haute naissance

et beaucoup de fortune, le génie n’est point un ridicule, et alors quelle distinction ! Elle a si

bien d’ailleurs, quand elle veut, ce mélange d’esprit, de caractère et d’à-propos, qui fait

l’amabilité parfaite…>>3

Mathilde, à laquelle Julien trouve <<l’air dur, hautain et presque masculin>>4, passe

maintenant à ses yeux, comme quelqu’un d’aimable. Dans ce monologue, Julien manifeste

clairement le fil de ses pensées à propos de Mathilde ; cette fille peut donner <<une belle

position sociale à son mari>>. D’autre part ce sont <<sa haute naissance et beaucoup de

fortune>>qui confirment et surenchérissent la qualité de Mathilde.

1 Ibid., p. 450. 2 Ibid., p. 487. 3 Ibid., p. 490. 4 Ibid., p. 453.

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Objet assimilé

Elle est d’ailleurs la sœur du comte Norbert, cet homme que Julien aurait bien aimé être.

Julien qui ressent l’injustice par naissance et qui hait les privilégiés à cause de leur préjugé ne

peut pas s’empêcher de s’assimiler à lui :

<<le comte Norbert lui semblait admirable de tous points. Julien était tellement séduit, qu’il

n’eut pas l’idée d’en être jaloux et de le haïr, parce qu’il était plus riche et plus noble que

lui>>1.

Néanmoins Julien ne restera pas long en bons termes avec lui. Stendhal ne se montre pas

bavard à propos du fils du marquis. Mais il nous semble que l’admiration et la froideur que

Julien témoigne à son égard méritent d’être considérées parce que ce rapport avec le fils

influence et définit le rapport avec la fille. Cela paraît peut-être moins ostensiblement dans

l’intrigue mais c’est un point que nous ne devons pas négliger pour comprendre le complexe

caché de Julien et sa réaction :

<<Julien était en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouvé qu’il répondait trop

vivement aux plaisanteries de quelques-unes de ses amis>>2.

Il est <<en froid>> avec le fils parce qu’ils ne se comprennent pas. En parfait

gentilhomme bien éduqué, le comte de Norbert se montre poli envers Julien, mais il ne

s’intéresse pas à celui qui ne possède pas le même raffinement que ses amis et, en somme, ils

ne parlent pas le même langage. Julien est fort déçu du fils et il trouve un <<air presque

masculin>>3 à la fille. En effet, elle se montre plus intéressante que son frère et ses amis, du

point de vue intellectuelle aussi bien que du côté du caractère :

<<Elle avait le malheur d’avoir plus d’esprit que MM.de Croisenois, de Caylus, de Luz, et

ses autres amis>>4.

1 Ibid., p. 450. 2 Ibid., p. 468. 3 Ibid., p. 453. 4 Ibid., p. 485.

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Déçu par le comte de Norbert, Julien jeta son dévolu sur le chevalier de Beauvoisis.

Novice dans la vie parisienne, Julien a besoin d’une personne à imiter pour être d’à propos

dans la haute société. Par ailleurs Julien n’arrête pas d’imiter quelqu’un, ou de médiatiser son

désir selon l’expression de René Girard :

<<Julien faisait presque la cour au chevalier ; ce mélange de respect pour soi-même,

d’importance mystérieuse et de fatuité de jeune homme l’enchantait. Par exemple le chevalier

bégayait un peu parce qu’il avait l’honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce

défaut. Jamais Julien n’avait trouvé réunis dans un seul être le ridicule qui amuse et la

perfection des manières qu’un pauvre provincial doit chercher à imiter>>1.

Le fils ne peut pas satisfaire Julien qui aspire à la grandeur dans tous les sens du terme.

Julien s’aperçoit que la fille se révèle plus intéressante que son frère. Julien n’a jamais

rencontré une personne de son âge qui peut se mesurer avec lui intellectuellement. Or

Mathilde est une personne qui a un goût prononcé pour la lecture et elle a en plus beaucoup

d’esprit, il la trouve même sarcastique. Mathilde est une personne idéale qui symbolise toutes

les aspirations de Julien Sorel. Il nous semble qu’elle a le même caractère trempé que Julien.

Dès lors, Mathilde devient une personne dont l’attrait est irrésistible. D’abord par son

appartenance à une classe supérieure, ensuite par le côté d’assimilation détournée. Il faut

également remarquer que le désir commence à naître chez Julien bien après toutes ces

considérations.

Objet à conquérir

Autant que leur première rencontre, la rencontre au bal de Retz est significative dans la

démarche psychologique du héros. La méthode que Stendhal utilise pour écrire son roman se

révèle incroyablement efficace. L’auteur emploie la troisième personne, ce qui nous permet

de suivre l’histoire avec le point de vue de protagonistes, notamment avec celui de Julien. En

plus Stendhal a recours à une intervention récurrente au milieu de l’histoire et surtout au

monologue intérieur du héros. Selon l’expression de Goerges Blin, il s’agit en effet de

<<réalisme subjectif>> dans cette écriture de Stendhal dont Proust sera ultérieurement un

1 Ibid., p. 475.

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autre maître de ce style. Le réalisme subjectif s’exprime par la technique de la <<restriction

du champ>>, le terme venant encore de G. Blin. Il s’agit de faire concorder le point de vue du

narrateur avec celui de ses personnages.

Stendhal demande également la participation des lecteurs par l’intervention fréquente de

l’auteur. L’auteur donne son avis, juge parfois ses personnages comme s’ils étaient des

personnes vivantes. Il amène les lecteurs à s’interroger également sur ces personnages. Par ces

techniques, Stendhal réussit à donner l’illusion, comme si ses personnages étaient réels et

libres. C’est la force et le charme du roman stendhalien. <<Ses personnages sont en

liberté>>1.

Ce style assez original nous permet de mieux saisir l’étrange comportement de Julien et sa

psychologie. Le bal qui se déroule à l’hôtel particulier de Retz en est un bon exemple :

Stendhal, avec ses yeux, nous fait part de la pensée de ses personnages comme si nous étions

avec lui au bal et que nous regardions l’arrivée de Mathilde avec les yeux de Julien. Il nous

donne la sensation de filmer l’impression et les émois de Julien :

<<Que cette grande fille me déplaît ! pensa-t-il en regardant marcher mademoiselle de la

Mole, que sa mère avait appelée pour la présenter à plusieurs femmes de ses amies. Elle

outre toutes les modes, sa robe lui tombe des épaules… elle est encore plus pâle qu’avant son

voyage… Quels cheveux sans couleur, à force d’être blonds ! on dirait que le jour passe à

travers !... Que de hauteur dans cette façon de saluer, dans ce regard ! quels gestes de

reine !>>2

Lorsqu’il la voit arriver avant d’aller au bal, sa première impression est que Mathilde est

déplaisante. Mais il continue de la regarder et il voit ses vêtements et il voit sa façon et ses

gestes de reine. Son intérêt pour Mathilde se confirme au fur et à mesure qu’il écoute les

bavardages de commères au bal, Mathilde est considérée comme la reine, la perfection de la

beauté et de la prestance. Julien focalise son attention sur elle et là les termes que Stendhal

utilise retiennent nos attentions :

1 Jacques Bony, op.cit., p. 143. 2 Le Rouge et le Noir, pp. 485-486.

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<<Puisqu’elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupées, elle vaut la peine que je

l’étudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-là. Comme il la

cherchait des jeux, Mathilde le regarda. Mon devoir m’appelle, se dit Julien ; mais il n’y

avait plus d’humeur que dans son expression. La curiosité le faisait avancer avec un plaisir

que la robe fort basse des épaules de Mathilde augmenta bien vite, à la vérité d’une manière

peu flatteuse pour son amour-propre. Sa beauté a de la jeunesse, pensa-t-il>>1.

Tout d’abord, Mathilde se présente pour Julien comme un objet précieux qui mérite

l’étude, un modèle de perfection de la société aristocratique. Ensuite il la regarde et se

rappelle son <<devoir>>. Par ailleurs les mots comme <<la curiosité>>, <<flatteur>>,

<<amour-propre>> montrent la vraie raison des intérêts de Julien. Même la volupté de

Mathilde passe seulement sur le compte de sa jeunesse.

Prélude du duel

Dans cette situation, la conquête de Mathilde se résume finalement à une lutte sans merci,

d’un part parce qu’ils se mesurent l’un à l’autre, et d’autre part parce qu’ils ont établi un

rapport de force. Dans la citation ci-dessus, le présage s’annonce déjà ; <<comme il la

cherchait des yeux, Mathilde le regarda>>. Ces regards croisés nous semblent symboliser un

prélude du duel qu’ils engageront. A chaque rencontre désormais, Julien trouve Mathilde plus

à son goût mais <<il la compare lui-même à un commerce armé>>2 :

<<Il serait plaisant qu’elle m’aimât ! Qu’elle m’aime ou non, continuait Julien, j’ai pour

confidente intime une fille d’esprit, devant laquelle je vois trembler toute la maison, et, plus

que tous les autres, le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui

réunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le cœur si à

l’aise>>3.

Julien pense qu’être aimé par Mathilde signifie donc la consécration de sa réussite. A

travers la conquête d’une fille si convoitée et si prestigieuse, il présume qu’il arrivera enfin à

la réalisation de son ambition :

1 Ibid., pp. 487-488. 2 Ibid., p. 507. 3 Ibid., p. 508.

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<< Eh bien, elle est jolie ! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l’aurai, je m’en

irai ensuite, et malheur à qui me trouvera dans ma fuite>>1.

La conquête de Mathilde signifie, également et surtout, un sentiment d’égalité avec le

marquis de Croisenois, une personne qui devrait épouser Mathilde de La Mole. C’est lui-

même qui a copié le contrat de mariage selon la dictée du marquis de La Mole. Le marquis de

Croisenois représente une personne que incarne tous les désirs de Julien et possède toutes les

apparences auxquelles il aspire. Julien aura la satisfaction de prendre sa position en séduisant

sa quasi-promise, Mathilde, il y prendra un malin plaisir :

<<Oui, se disait-il avec une volupté infinie et en parlant lentement, nos mérites, au marquis

et à moi, ont été pesés, et le pauvre charpentier du jura l’emporte>>2.

Ce monologue intérieur démontre la position prise par Julien. Lui, qui est issu d’un milieu

défavorisé face à la force de Goliath, la puissance de la classe privilégiée, remporte la victoire

avec seule arme l’intelligence. Pourtant il est ironique que le marquis de Croisenois, l’objet de

tant d’envies de Julien, représente justement l’aristocratie qu’il pense détester.

Duel de l’orgueil

Le personnage de Mathilde illustre son caractère par différentes façons. Elle est la

personne qui a non seulement une intelligence aussi brillante que Julien, mais c’est aussi une

personne qui a une parfaite conscience de l’ambition de Julien et de sa particularité. Elle sait

qu’<<il n’est pas exactement comme un autre>>3.

Ce qui est frappant, c’est qu’elle sait avec clairvoyance d’où vient exactement cette

différence de Julien :

<< Mademoiselle de la Mole le trouva grandi et pâli. Sa taille, sa tournure n’avaient plus

rien du provincial ; il n’en était pas ainsi de sa conversation : on y remarquait encore trop de

sérieux, trop de positif. Malgré ces qualités raisonnables, grâce à son orgueil, elle n’avait

1 Ibid, p. 509. 2 Ibid., p. 524. 3 Ibid., p. 485.

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rien de subalterne ; on sentait seulement qu’il regardait encore trop de choses comme

importantes. Mais on voyait qu’il était homme à soutenir son dire>>1.

Mathilde de La Mole distingue l’origine modeste du secrétaire de son père et en même

temps la possibilité de la force de son caractère. Il est assez étonnant de constater qu’une

jeune fille d’à peine dix-neuf ans puisse reconnaître avec autant de lucidité la personnalité des

autres. Baigné de l’ennui mortel de l’atmosphère de salon, Mathilde ressent un vif intérêt pour

Julien qui sort du lot parmi les jeunes gens qui l’entourent.

L’origine modeste de Julien donne du piment à leur relation et l’intelligence hors norme

de Julien augmente les intérêts qu’elle lui porte. Elle fait au bal, le premier pas dans le bras de

fer qu’elle engage avec lui, avec <<la conscience et l’orgueil de faire une question pour une

jeune personne>>2 quand elle le questionne à propos de Danton. Après avoir échangé la joute

verbale sur Danton, ils échangent de nouveau un regard : ce regard significatif montre toute la

portée des intérêts de chaque protagoniste. Ce regard est chargé de prendre la mesure de son

adversaire :

<<Julien attendit un instant, le haut du corps légèrement penché et avec un air

orgueilleusement humble. Il semblait dire : je suis payé pour vous répondre, et je vis de ma

paye. Il ne daignait pas lever l’œil sur Mathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts

extraordinairement et fixés sur lui, avait l’air de son esclave. Enfin, comme le silence

continuait, il la regarda ainsi qu’un valet regarde son maître, afin de prendre des ordres.

Quoique ses yeux rencontrassent en plein ceux de Mathilde, toujours fixés sur lui avec un

regard étrange, il s’éloigna avec un empressement marqué >>3.

Maintenant que leur bras de fer est engagé, ils n’arrêtent pas de mesurer leur force. Or leur

duel a commencé sur la base d’une balance représentant l’orgueil et le mépris. C’est pourquoi

chaque fois que Julien pense éprouver le mépris de Mathilde à cause de son origine, il essaye

de renverser la situation par le même moyen de mépris qui fait ressortir son orgueil. L’épisode

de la vieille épée dans la bibliothèque nous le montre bien :

1 Ibid., p. 484. 2 Ibid., p. 494. 3 Ibid., p. 494-495.

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<<Emporté par son malheur, égaré par la surprise, Julien eut la faiblesse de lui dire, du

ton le plus tendre et qui venait de l’âme : ainsi, vous ne m’aimez plus ?

- J’ai horreur de m’être livrée au premier venu, dit Mathilde en pleurant de rage contre

elle-même.

- Au premier venu ! s’écria Julien, et il s’élança sur une vieille épée du moyen âge qui était

conservée dans la bibliothèque comme une curiosité>>1.

Ces ripostes entre Mathilde et Julien illustrent leur relation basée sur l’orgueil et le

mépris. Mathilde est chargée de remords après la nuit passée dans les bras de Julien.

Remarquez que ce n’est pas la perte de la virginité mais le mépris d’elle-même dont elle

souffre après cette nuit. Elle pense qu’elle s’est donnée <<un maître>>2 et c’est cela qui la

pousse <<au plus noir chagrin>>3. Ainsi pour faire incliner la balance de son côté, Julien

doit tirer la vieille épée qui représentant par excellence l’état d’âme du duel de ces deux

protagonistes.

Mathilde et Julien

Imprévu

Julien nous a montré maintes fois les raisons pour lesquelles il éprouve du désir et a envie

de conquérir Mathilde de La Mole. Ce sera aussi intéressant de voir les raisons de Mathilde.

Au fait, pourquoi Mathilde de La Mole choisit-elle Julien pour amant ? Elle ne peut pas dire

qu’elle manquait de candidats.

Julien obtient la place de secrétaire particulier dans la maison du marquis de La Mole

grâce à son intelligence et à ses connaissances. Sa jeunesse et son physique agréable lui donne

d’ailleurs de l’avantage. Surtout, il capte l’attention de ses hôtes par son amour-propre et son

orgueil.

1 Ibid., p. 547. 2 Ibid., p. 545. 3 Idem.

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Cependant il nous semble que c’est à son caractère imprévu qu’il doit le succès et l’estime

dans cette maison. La conversation entre Mathilde et son père qui a lieu au début de la soirée

du bal de Retz nous éclaire particulièrement sur cet aspect :

<<- Il manque de légèreté, mais non pas d’esprit, dit mademoiselle de La Mole à son père,

en plaisantant avec lui sur la croix qu’il avait donnée à Julien. Mon frère vous l’a demandée

pendant dix-huit mois, et c’est un La Mole !...

- Oui ; mais Julien a de l’imprévu, c’est ce qui n’est jamais arrivé au La

Mole dont vous me parlez >>1.

L’imprévu de Julien se révèle un atout majeur dans la maison de La Mole. Julien, qui

avait peur de commettre un impair et qui trouvait ses manières grossières par rapport aux

jeunes aristocrates, s’étonne de voir la politesse et la bienveillance de son hôte à son égard. La

maladresse de la jeunesse et l’ingéniosité d’un provincial trouvent, à son insu, la grâce aux

yeux de son employeur :

<< J’augure bien de ce petit prêtre, dit le marquis à l’académicien ; un provincial simple

en pareille occurrence ! c’est ce qui ne s’est jamais vu et ne se verra plus ; et encore il

raconte son malheur devant des dames !>>2

Le marquis de La Mole distingue le caractère singulier de Julien des comportements des

ambitieux comme Tanbeau, son autre secrétaire qui convoite les faveurs de Julien et des

autres jeunes qui montent à Paris pour s’établir. Il connaît bien tous ces arrivistes parce que sa

maison sert par excellence de lieu de rendez-vous aux gens voulant acquérir de la faveur et

comploter des intrigues. Tanbeau et M. Valenod constituent un bon exemple parmi les autres

personnes qui fréquentent cette maison.

Julien ne se comporte pas comme ces lèche-bottes même s’il a parfois encore les fausses

manières :

<<Les autres provinciaux qui arrivent à Paris admirent tout, pensait le Marquis ; celui-ci hait

tout. Ils ont trop d’affectation, lui n’en a pas assez, et les sots le prennent pour un sot>>1.

1 Ibid., p.484. 2 Ibid., p. 454.

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Le caractère singulier et les manières particulières de Julien sont comme la fraîcheur

d’une oasis aux yeux des maîtres de la maison. C’est parce que le salon du marquis de La

Mole, l’un des plus côtés de l’époque, souffre pourtant d’ennui et d’inactivité :

<< Il y avait trop de fierté et trop d’ennui au fond du caractère des maîtres de la maison ;

ils étaient trop accoutumés à outrager pour se désennuyer, pour qu’ils puissent espérer de

vrai amis. Mais, excepté les jours de pluie, et dans les moments d’ennui féroce, qui étaient

rares, on les trouvait toujours d’une politesse parfaite >>2.

Stendhal décrit le salon de la haute aristocratie comme celui où l’atmosphère reflète

encore la peur de la Révolution. Malgré la Restauration, il n’est pas difficile d’imaginer que

ce n’est plus pareil pour eux. Il est indéniable que les aristocrates ont perdu leur grandeur et

leur immunité d’antan. Il nous semble que la peur d’une autre révolution dont ils ne parlent

pas, mais qui est latente dans leur mentalité, restreint particulièrement leur champ d’action.

Cette inactivité pèse lourd surtout sur les jeunes aristocrates.

Si la révolution a bouleversé les jeunes de la classe inférieure, elle a modifié tout autant la

conception du monde des jeunes de la classe supérieure. Le bouleversement est, nous semble-

t-il, plus grand pour ces jeunes aristocrates parce qu’ils ont le plus à perdre. En quelque sorte,

ils ont perdu leurs repères que leur transmettait la vie de leurs ancêtres et leur permettait de

suivre leur chemin. Chateaubriand montrait fort bien une de ces façons d’agir de ces jeunes à

travers René que lisent3 ces gens du salon de La Mole.

Coupés de la tradition par la Révolution, ils sont en pleine désillusion et en

déséquilibre. Leurs intérêts se portent désormais sur les sujets inoffensifs comme les

vêtements, ou les potins de la cour. De ce fait, le salon se remplit de jeunes de bonne

naissance mais insipides, ce qui rend l’atmosphère ennuyeuse à mourir et insupportable pour

quelqu’un qui a de l’esprit et du courage comme Mathilde de La Mole.

1 Ibid., p. 478. 2 Ibid., p. 457. 3 Ibid., p. 654.

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Mathilde ne supporte pas ces jeunes qui ont des manières recherchées de dandy mais qui

paraissent assommants et ridicules. Elle les appelle << les nigauds à tranche dorée>>1.

Mathilde est un personnage qui s’attache beaucoup à la grandeur de ses ancêtres et elle

trouve désolant que son frère ne s’y intéresse pas. En plus, elle se montre sans pitié pour les

gens ennuyeux qui se réunissent dans sa maison :

<< Julien n’avait pas eu besoin de beaucoup de sagacité pour s’apercevoir que les

collègues de M. Le Bourguignon, restés dans le salon, avaient l’honneur d’être l’objet

ordinaire des plaisanteries de mademoiselle de La Mole. Ce jour-là, qu’il y eût ou non de

l’affectation de sa part, elle fut cruelle pour les ennuyeux >>2.

Mathilde trône comme la reine dans le salon de sa mère et elle s’ennuie pourtant. Car

Mathilde malgré ses dix-neuf ans, a <<déjà besoin de piquant de l’esprit>>3. Pour elle,

Julien représente d’abord, une curiosité parmi les comparses. Il n’a pas de point commun avec

ses amis, néanmoins son père lui paraît apprécié son secrétaire :

<<Madame de La Mole, quoique d’un caractère si mesuré, se moquait quelquefois de

Julien. L’imprévu, produit par la sensibilité, est l’horreur des grandes dames ; c’est

l’antipode des convenances. Deux ou trois fois le marquis prit son parti >>4.

Mathilde est une personne qui a tout, la beauté, l’esprit, la naissance. Qu’est-ce qu’elle

peut désirer de plus dans la vie ? Sa vie lui semblait déjà tracée d’avance. Le mariage avec M.

de Croisenois, <<le chef-d’œuvre de l’éducation de ce siècle>>5, lui semble la condamner à

l’ennui et à la routine, au lieu de la réjouir. Mais justement, ce qu’elle veut c’est de sortir de

cette routine, quitte à braver les convenances. De ce point de vue, il n’est pas étonnant qu’elle

trouve de l’attrait chez Julien. Elle le compare à ce titre avec le marquis de Croisenois :

1 Ibid., p.485. 2 Ibid., p.459. 3 Ibid., p. 453. 4 Ibid., pp. 469-470. 5 Ibid., p. 493.

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<< Y a-t-il une raison pour que je m’ennuie moins quand j’aurai changé mon nom pour

celui du marquis de Croisenois ? (…) Mais ce Sorel est singulier, se dit-elle, et son œil

quittait l’air morne pour l’air fâché >>1.

La présence de Julien la fait sortir de la torpeur, de l’ennui habituel. Julien fait figure d’un

animal sauvage, singulier parmi les animaux domestiqués. Elle, qui a l’instinct de Diane, la

déesse grecque de la chasse, le trouve naturellement plus séduisant que les autres, n’est-ce pas

qu’on éprouve plus de plaisir à chasser les animaux sauvages ?

En plus, au bal de Retz, Mathilde surprend Julien en pleine conversation avec le comte

Altamira, homme condamné à mort qu’elle estime beaucoup :

<<Julien se rapprochait de la place où elle était, toujours causant avec Altamira ; elle le

regardait fixement, étudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualités qui peuvent valoir à

un homme l’honneur d’être condamné à mort. (…) O ciel, serait-il un Danton, se dit

Mathilde>>2.

Dans la citation ci-dessus que nous trouvons pleine d’intérêt, nous aimerions attirer

l’attention sur trois points : primo, il est intéressant d’observer le verbe <<étudier>>, quand

Mathilde commence à s’intéresser vraiment à Julien, parce que c’est exactement le même mot

que Julien utilise pour la même occasion. Ce verbe démontre principalement que les attraits

qu’ils se trouvent l’un à l’autre, ne sont pas naturels. Cela signifie que les intérêts éprouvés

proviennent en fait de la volonté, non du cœur.

Deuxièmement, l’allusion à l’homme condamné à mort, montre par excellence la

composition intriguée du roman. Cette allusion annonce déjà le destin tragique de Julien.

<<Les hautes qualités>>, <<l’honneur>>, <<être condamné à mort>> seront les mots d’ordre

dans les comportements de Julien dans tout le roman. Egalement ces mots dénotent les

critères d’appréciation de Mathilde pour son amant.

Troisièmement, la référence à Danton explique le charme de Julien aux yeux de Mathilde.

Le rappel de la Révolution et la conscience du risque l’amènent à sortir complètement de

1 Ibid., p. 493. 2 Ibid., p. 494.

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l’ennui et de l’atmosphère étouffante du salon. Elle pense à présent que le regard de Julien est

< redoublé d’orgueil>>et qu’il a <<l’air d’un prince déguisé>>1.

Les beaux yeux de Mathilde s’arrêtent désormais sur Julien et de même son choix est fait :

<< Ces yeux si beaux, où respirait l’ennui le plus profond, et pis encore, le désespoir de

trouver le plaisir, s’arrêtèrent sur Julien. Du moins, il n’était pas exactement comme un

autre>>2.

L’imprévu du comportement et le caractère singulier de Julien séduit donc Mathilde de La

Mole. Pourtant, c’est là où il doit sans cesse être sur le qui vive, parce que sans imprévu,

Julien est sans attrait pour Mathilde.

Il faut savoir toujours surprendre en amour. Julien l’apprend à son détriment dans sa

relation amoureuse avec Mathilde. Ses gestes doivent constamment surprendre l’âme remplie

d’ennui et d’orgueil de son amante pour qu’elle le garde en estime. Cela continue jusqu’à leur

rapport le plus intime :

<<Il n’y eut rien d’imprévu pour elle dans tous les événements de cette nuit que le malheur

e la honte qu’elle avait trouvés au lieu de cette entière félicité dont parlent les romans>>3.

Mathilde est déçue de la nuit parce que sa première expérience n’a pas répondu aux

attentes qu’elle imaginait suite à ses lectures.

Pas d’imprévu, pas d’estime. Cela signifie directement le mépris pour Julien dans l’esprit

orgueilleux de Mathilde.

Imitation

Dans le <<Mélange>>, Valéry a expliqué l’amour : <<amour- aimer- imiter. On

l’apprend. Les mots, les actes, les sentiments mêmes sont appris. Rôle des livres et des

poèmes. L’amour original doit être rarissisme. D’où l’on peut tirer l’idée d’un conte. Lutte

dans un être, de sa conscience, et intelligence contre un tourment d’amour dont il sent et voit

1 Idem. 2 Ibid., p. 485. 3 Ibid., p. 544.

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que la puissance est d’origine conventionnelle et traditionnelle… et il n’aime pas ce qu’il n’a

pas inventé>>1.

L’opinion de Valéry sur l’amour trouve le juste écho dans le personnage de Mathilde.

Comme Julien, Mathilde trouve son modèle à imiter essentiellement par les œuvres livresques

et ses désirs sont imités par les gestes de ses héroïnes préférées telles que Julie de la

<<Nouvelle Eloise>> ou Marguerite de Navarre, l’amante de son ancêtre, Mathilde va

jusqu’au bout de cette imitation. Comme celle-là, Mathilde choisit son amant de classe

inférieure et comme celle-ci, elle porte sur ses genoux la tête coupée de son amant :

<<Elle repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu’elle avait lues dans Manon

Lescaut, la Nouvelle Héloïse, les Lettres d’une Religieuse portugaise, etc., (…) Elle ne

donnait le nom d’amour qu’à ce sentiment héroïque que l’on rencontrait en France du temps

de Henri III et de Bassompierre>>2.

Mathilde de La Mole, franchissant des obstacles à la manière de ses héroïnes, aspire à une

grande passion. L’amour qu’elle porte à Julien est complexe à l’image de sa personnalité. Elle

se donne à Julien parce qu’elle espère que son amour et son courage sont à la hauteur de ceux

de ses héroïnes :

<<A la vérité, ces transports étaient un peu voulus. L’amour passionné était encore plutôt

un modèle qu’on imitait qu’une réalité. Mademoiselle de La Mole croyait remplir un devoir

envers elle-même et envers son amant. Le pauvre garçon, se disait-elle, a été d’une bravoure

achevée, il doit être heureux, ou bien c’est moi qui manque de caractère. Mais elle eut voulu

racheter au prix d’une éternité de malheur la nécessité cruelle où elle se trouvait >>3.

Le monologue intérieur montre une Mathilde saisie d’un sentiment de panique entre la

réalité qui demande le sacrifice de sa vertu et les gestes héroïques de ses modèles. La situation

la met dans un dilemme. C’est le sursaut de conscience d’une jeune fille de bonne famille

avant le choix décisif de connaître intimement le secrétaire de son père, un homme qui de

surcroît vient de la classe inférieure :

1 Valéry, Mélange, Paris, Gallimard, 1941, p. 58. 2 Le Rouge et le Noir, p. 512. 3 Ibid., p. 543.

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<<Quand par instants la force de sa volonté faisait taire le remords, des sentiments de

timidité et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. Elle n’avait nullement prévu

l’état affreux où elle se trouvait >>1.

Mais Mathilde se reprend vite de ces sentiments atroces, elle se souvient du rôle important

qu’elle s’est attribuée. Elle tient avant tout tenir haut la main ce rôle, avec courage et la

conscience aiguë que ses actes seront hors de la norme de la convention sociale.

Honneur et devoir

Mathilde ne connaît pas la satisfaction de ses actes dans ces circonstances. Stendhal utilise

le terme <<singulière>>2 pour décrire cette nuit. Il est vrai que pour différentes raisons la

nuit se définit singulière pour les deux protagonistes.

D’abord, réussir à passer la nuit avec Mathilde signifie pour Julien la réussite de la

conquête de la classe supérieure dont il déteste les privilèges gratuits et l’hypocrisie.

Egalement cela signifie l’accomplissement d’une promesse qu’il s’est faite à lui-même ; se

venger du mépris de classe dont il croyait être l’objet. D’ailleurs, la conquête de Mathilde est

un acte de courage et d’honneur pour Julien comme la scène de la montée de l’échelle de

Julien en fait la description. Pour finir, elle désigne la réalisation de son ambition.

Ironiquement, quand il a enfin réussi la conquête de Mathilde, il ne peut croire tout à fait à

sa réussite. Il a besoin d’être seul pour savourer cette victoire et mesurer pleinement la portée

de sa réussite. Il galope sur son cheval et cherche un endroit solitaire dans la forêt pour se

recueillir. Ce lieu nous rappelle étrangement les forêts de Jura, laissées derrière lui :

<< Il était bien plus étonné qu’heureux. Le bonheur qui, de temps à autre, venait occuper

son âme, était comme celui d’un jeune sous-lieutenant qui à la suite de quelque action

étonnante, vient d’être nommé colonel d’emblée par le général en chef ; il se sentait porté à

une immense hauteur >>3.

1 Ibid., p. 542. 2 Ibid., p. 543. 3 Idem.

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Entouré et protégé des arbres à l’abri des regards, Julien se laisse finalement aller aux

sentiments : il ressent l’immense satisfaction d’un colonel franchement promu qui nous

semble singulière après une nuit amoureuse. Ce qui nous intrigue ici c’est que Stendhal utilise

une fois de plus les termes militaires pour désigner les satisfactions du héros. Le bonheur de

Julien est bien celui d’un jeune ambitieux qui a bien mené sa campagne, son projet de

séduction.

Julien éprouve du plaisir non pas parce qu’il a connu une femme aimante mais surtout

parce qu’il a fait son devoir pour réaliser son ambition.

C’est pourquoi il se sent différent désormais, il se sent enfin supérieur de sorte que <<tout

ce que était au-dessus de lui la veille était à ses côtés maintenant ou bien au-dessous>>1.

Plus Julien réalise son succès auprès de Mathilde, plus il ressent son bonheur croissant.

Par contre, Mathilde ne se joint pas à la félicité de son amant :

<<S’il n’y avait tendre dans son âme, c’est que, quelque étrange que ce mot puisse paraître,

Mathilde, dans toute sa conduite avec lui, avait accompli un devoir >>2.

Elle ne parle pas non plus le langage de l’amour. Ce qui est révélateur c’est que le

sentiment de Mathilde est focalisé sur l’accomplissement du devoir qui est également celui de

Julien.

En aucun cas, il ne s’agit d’amour, mais bien du devoir rempli. Leur duel qui a commencé

par la mesure du regard continue sans concession dans le jeu de l’amour. Cette rivalité entre

Mathilde et Julien subsiste jusqu’à la fin où elle est vraiment amoureuse de lui.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Julien trouve que Mathilde a <<l’air

masculin>>. D’ailleurs, chez Stendhal les femmes intéressantes se présentent souvent avec

un caractère masculin comme Lamiel, la Sanseverina, Mina et Mathilde de la Mole. Le point

fort commun de ces héroïnes stendhaliennes consiste à manifester une volonté puissante.

Au lieu de la sensibilité et de la qualité de cœur, ce sont la volonté et l’intelligence qui les

caractérisent. Comme le disait Michel Déon dans sa préface du rose et le vert, leur volonté

1 Idem. 2 Idem.

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l’emporte sur leur cœur. << Le cœur a timidement indiqué la vie, le reste est affaire de

guerrier>>1.

Alter ego

Mathilde de la Mole est en quelque sorte un alter ego féminin de Julien Sorel. Elle n’a pas

la même ambition de l’ascension sociale mais son rêve consiste à vivre de façon

extraordinaire et à faire les expériences dignes de ses héroïnes préférées. Ce désir de Mathilde

que nous croyons pouvoir appeler l’ambition se révèle tout aussi puissant que celle de Julien.

Elle aime Julien parce qu’elle pense que cet amour présenterait une bravade sociale. Elle

est consciente qu’une telle mésalliance provoquerait un scandale et elle s’en réjouie parce

qu’elle croit que seule une personne hors norme est capable d’oser agir ainsi. Le choix de sa

liaison avec Julien reflète donc une décision volontaire et intellectuelle dont Mathilde espère

qu’elle la fera sortir de l’ennui et de la banalité du quotidien.

Elle est l’alter ego de Julien Sorel dans le sens où elle tombe amoureuse de lui non par

spontanéité mais par vanité. C’est en fait son orgueil qui la fait se rapprocher de Julien. Elle

est consciente de la différence du secrétaire de son père et elle le trouve à son goût dans le but

de se désennuyer. Cette différence au niveau de l’intelligence et de la position sociale de

Julien Sorel fait naître d’abord, une curiosité, ensuite des sentiments amoureux, il est différent

de ses habituels prétendants, tous beaux, bien nés, ennuyeux à mourir.

Elle a du caractère et comme Julien quand elle se fixe un objectif, elle met tout en œuvre

pour l’atteindre. Dans ce sens on peut dire aussi que Mathilde a réussi à conquérir Julien, non

seulement l’inverse. Autant Mathilde représente une classe supérieure, un objet à conquérir

pour Julien, autant Julien personnifie l’interdit de la convention sociale à défier pour

Mathilde. C’est alors que la conquête devient mutuelle par le combat de l’orgueil. Chacun

trouve, dans l’autre, le miroir qui reflète une image de soi-même.

De ce fait, l’amour entre Mathilde et Julien, c’est l’histoire du désir médiatisé et du

devoir, en même temps que c’est une histoire malheureuse qui représente le cercle infernal de

1 Michel Déon dans la preface de Le rose et le vert de Stendhal, Paris, Jean-Cyrille Godefroy, 1982, p.9

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l’orgueil et du mépris entre eux. L’un se transforme en regardant l’autre dans un miroir

valorisant.

Mme de Rênal, Mathilde de la Mole et Julien Sorel

Il n’est pas nécessaire de nier que Julien Sorel a aimé toutes les deux femmes et que

l’inverse est pareil. Malgré tout il nous semble qu’il a éprouvé d’une certaine façon, de

l’amour pour elles. Seulement, il est évident que l’ambition de Julien constitue le point de

départ de ses transports amoureux et que son ambition se révélait beaucoup plus forte que son

amour.

Donc, dans la relation amoureuse de Julien avec ces deux femmes, l’ambition de Julien a

joué un rôle principal comme nous venons de l’analyser. Les intérêts de l’ambition et la classe

sociale inférieure du héros entraînent et provoquent également la réaction amoureuse des

héroïnes.

Ces conditions de Julien n’influencent pas seulement sa décision, mais elles sont liées

aussi étroitement au choix des héroïnes. Ceci est valable pour Mme de Rênal aussi bien que

pour Mademoiselle de La Mole au début de leur relation sentimentale. A ce propos, nous

avons déjà analysé dans la partie intitulée <<Mathilde et Julien>>, le cas de Mathilde de La

Mole, et maintenant nous allons voir celui de Louise de Rênal.

Amour et classe sociale

Chez Mme de Rênal, c’est aussi l’infériorité sociale de Julien qui rend possible la

naissance de l’amour. Mme de Rênal a une personnalité douce et fidèle. Elle avait l’habitude

de se méfier de ses habituels soupirants comme Le sous-préfet, M. Charcot ou M. Valenod.

Mais devant le jeune homme qui a les yeux rouges de larmes, elle sort de sa cuirasse et

retrouve même l’insouciance de la jeunesse :

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<< Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles

d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la

gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même, et ne pouvait se figurer tout son

bonheur >>1.

Cette citation montre que c’est l’air ingénu de <<ce jeune paysan>> qui l’a mise à l’aise,

elle, qui se montre d’habitude si timide. La jeunesse et la classe sociale inférieure de Julien

paraissent rassurantes et inoffensives à Mme de Rênal. Elle qui était loin de l’idée de l’amour,

le trouve attendrissant et le prend sous sa protection. Son amour pour lui commence

inconsciemment presque malgré elle. <<C’était précisément comme jeune ouvrier, rougissant

jusqu’au blanc des yeux, arrêté à la porte de la maison et n’osant sonner, que Mme de Rênal

se le figurait avec le plus de charme>>2. Emue par la naïveté de la jeunesse et l’humble

origine de Julien, Mme de Rênal a de grandes ambitions pour son protégé :

<< Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu. – Vivrai-je assez

pour te voir dans ta gloire ? disait-elle à Julien, la place est faite pour un grand homme ; la

monarchie, la religion en ont besoin >>3.

Ainsi, l’infériorité sociale de Julien ainsi que son jeune âge favorise la naissance de

l’amour de Mme de Rênal. Cet amour tendre et maternel va se transformer en véritable

passion. Il en est de même pour Mathilde de la Mole puisque c’est à travers la position sociale

inférieure à la sienne que Julien est devenu une personne à surmonter, un obstacle à dépasser.

Cet obstacle est mis en évidence par deux éléments dans le Rouge et le Noir. D’abord,

c’est par l’échelle qui symbolise l’ascension sociale comme nous l’avons déjà mentionné.

Julien Sorel se sert du même genre d’outil au moment où il veut séduire les deux femmes,

Mme de Rênal et Mathilde de La Mole :

<<Il alla reconnaître la situation et le poids de l’échelle. C’est un instrument, se dit-il en

riant, dont il est dans mon destin de me servir ! ici comme à Verrières >>4.

1 Le Rouge et le Noir, p. 24 2 Ibid., p. 291. 3 Ibid., p. 308. 4 Ibid., p. 537.

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L’épisode répété de l’échelle chez Mme de Rênal et Mathilde de La Mole éclaire l’attitude

de Julien Sorel qui prend ces femmes comme instrument sociale pour son ambition.

L’autre élément non négligeable est le seuil qui renvoie également à l’ascension sociale du

héros. Le seuil est moins accentué que l’échelle dans les sentiments amoureux des

protagonistes, mais il présente un élément bien symbolique chez le héros chaque fois qu’il

doit franchir un stade pour avancer dans son exploit social. Et curieusement au delà du seuil

se trouve souvent les femmes. Elles sont là pour accueillir le héros qui hésite à franchir cette

entrée dans un autre monde ; Mme de Rênal à l’entrée de son château, Amanda Binet devant

la porte d’un café à Besançon, la grille du séminaire, la façade de l’hôtel de La Mole… Toutes

ces portes d’entrée qu’on trouve dans l’œuvre ont une importance dans la mesure où le héros

se trouve face à un nouvel univers qui s’ouvre devant lui. Stendhal place son héros à plusieurs

reprises devant le seuil, ainsi Julien doit-il passer par l’entrée, acte symbolisant le

franchissement d’un état social à l’autre.

Ce qui nous semble fort intéressant, c’est que l’écrivain utilise le changement de chapitre

comme le dédoublement de ce franchissement par le héros. Sa rencontre avec Mme de Rênal

devant la grille du château en donne un bon exemple ; A la fin du chapitre cinq, Julien se

trouve devant l’entrée du château :

<<Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rênal. Malgré ces belles

résolutions, dès qu’il l’aperçut à vingt pas de lui, il fut saisi d’une invincible timidité. La

grille de fer était ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer là-dedans>>1.

Ensuite, le chapitre cinq se ferme comme une porte d’entrée se fermerait et le chapitre six

commence par une nouvelle porte ouverte. Ce dédoublement symbolique du seuil s’avère

astucieux par rapport à la portée significative de l’entrée de Julien Sorel dans un autre univers

que celui de son enfance. Il est donc naturel que ce soit Mme de Rênal qui le trouve,

l’accueille devant sa porte tout au début du chapitre six :

<< Madame de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand

elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan (…) Elle eut pitié de cette

1 Ibid., p. 240.

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pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main

jusqu’à la sonnette>>1.

Dans ce contexte, l’acte de tourner une page du lecteur devient semblable à celui de passer

le seuil du héros romanesque. De la sorte, Stendhal donne au lecteur une impression étonnante

de participer au déroulement du roman ainsi que d’assister à l’ascension fulgurante de Julien

Sorel.

Les pygmalionnes

Une fois le seuil franchi, le héros découvre un nouveau lieu, l’arène de son combat social,

amoureux. Le parcours géographique de Julien dévoile déjà le parcours d’un ambitieux. Avec

les lieux, il a besoin aussi de mentors. Julien a beaucoup de chance de connaître le curé

Chélan, l’abbé Pirard et le marquis de La Mole, des hommes qui l’ont apprécié et soutenu.

Néanmoins il serait ingrat de négliger le rôle des femmes dans la conquête de ces lieux. Car

pour Julien ce sont surtout les femmes qui prendront le rôle de pygmalion et avec qui le héros

apprend le jeu de l’amour et de la société.

Mme de Rênal a parfaitement tenu le rôle d’une maîtresse qui fait l’éducation d’un jeune

homme aussi bien dans le domaine sentimental que dans le domaine social. En grande partie

c’est grâce à elle que le héros a appris le savoir –vivre dans une bonne société. Elle lui

enseigne également les rouages de la société. Par ailleurs avec elle, Julien apprend l’amour.

Cependant comme le lieu de Verrière l’indique, le sort de Mme de Rênal nous semble-t-il

est condamné à l’abandon pour le compte de quelqu’un de plus conforme à l’ambition du

jeune homme. Julien paraît laisser Mme de Rênal sans remords. Par ailleurs il rencontre une

autre femme qui correspond mieux à son ambition et à sa nouvelle situation à Paris.

Enfin, c’est à Paris, lieu suprême de tous les ambitieux, qu’il va, dans la logique des

choses, rencontrer Mathilde de la Mole. A côté d’elle - la belle fille chérie d’un puissant

marquis riche - Mme de Rênal ne fait pas le poids et fait figure de femme d’un nobliau sur le

plan social.

1 Ibid., p. 241.

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Les autres figures féminines tels que Mme Derville, Mme de Fervaque sont décrites

comme représentant les conventions sociales. Elles sont décrites en opposition aux deux

héroïnes. La première, par sa présence, tient le rôle de chaperon lors des entrevues de Mme de

Rênal et Julien. Elle met en garde sa meilleure amie contre son précepteur et lui rappelle le

poids du protocole. Quant à Mme de Fervaque, femme prude et dévote, Julien se sert d’elle

pour susciter la jalousie et raviver les sentiments amoureux de Mathilde de La Mole.

A Verrières comme à Paris, les femmes de second plan servent à valoriser le rôle

d’initiateur, l’attitude audacieuse, intrépide des deux héroïnes. Mme de Rênal et Mathilde de

La Mole éduquent, modèlent, chacune à sa manière, le caractère de Julien Sorel. Tel

Pygmalion qui tombe amoureux de son statut, elles tombent amoureuses de Julien, homme

dont l’image sociale est façonnée par leurs soins.

Sincérité

Mais Seule Mme de Rênal se montre capable de surmonter la différence de classe

sociale grâce à la sincérité de ses sentiments et d’éprouver ainsi les émotions de l’amour

véritable. La sincérité représente une condition importante pour que l’amour puisse

s’épanouir. La sincérité des sentiments est aussi une garantie d’accès au bonheur.

Ni Julien, ni Mathilde ne paraissent capables d’oublier leur amour-propre qui empoisonne

leur amour. L’orgueil d’un personnage blesse celui d’un autre et entraîne le mépris qui

provoque l’orgueil d’un autre : ce cercle infernal nous rappelle l’image d’un serpent qui mord

sa propre queue. Leur amour-propre qui est souvent lié aux apparences du monde ne laisse

pas de place à la sincérité. Les rares moments où ils éprouvent de la franchise sont vite

rattrapés par leur ambition, ce qui les entraîne malgré eux dans l’hypocrisie.

Ambition, ennui, orgueil, mépris, tous ces sentiments ont amené les héros à exécuter une

espèce de devoir sur le terrain de l’amour les empêchant de ressentir le plaisir pur et les

faisant s’enfoncer dans bien des tourments.

Au début de cette partie, nous nous sommes intéressés à la question de Stendhal via Julien

: qui aimer ? Il se peut que cette personne soit incarnée par Mme de Rênal qui se montre

tendre, protectrice et cultivée. Elle possède non seulement un beau physique mais aussi une

noblesse d’âme qui dépasse une noblesse de naissance.

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Ironiquement c’est la nuit d’amour avec Mathilde qui révèle au héros ses vrais sentiments

amoureux envers elle. Julien, après avoir passé la nuit avec Mathilde ne peut pas s’empêcher

de penser à Mme de Rênal :

<< Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gâter cette nuit qui sembla singulière plutôt

qu’heureuse à Julien. Quelle différence, grand Dieu ! avec son dernier séjour de vingt-quatre

heures à Verrières ! Ces belles façons de Paris ont trouvé le secret de tout gâter, même

l’amour, se disait-il dans son injustice extrême >>1.

Cette nuit ne lui apporte pas que la victoire, mais aussi le désenchantement.

Julien réalise, que l’amour de Mme de Rênal était sincère et total, par rapport à l’amour

calcul de Mathilde. Cependant la prise de conscience de cet amour pur n’arrivera pas à le

persuader de retourner auprès d’elle. Julien, à l’image du serpent qui ne peut pas lâcher sa

queue, est encore sous l’emprise de son ambition. Le culte de l’amour-propre entraîne une

vanité qui empêche de trouver le vrai bonheur au plus profond des sentiments.

Mme de Rênal fait preuve d’absence d’amour-propre en s’oubliant soi-même, en

acceptant de se sacrifier par amour pour Julien ; Sauf au moment où elle écrit une lettre de

dénonciation qui va à l’encontre de sa nature. Stendhal nous montre quelles sont les

conséquences de cet acte par la suite.

Ainsi les personnages de Stendhal semblent destinés à l’amour malheureux et aux

moments fugaces du plaisir de l’amour dans le Rouge et le Noir.

La mélancolie amoureuse

Avant de terminer cette partie, il ne serait pas inutile que nous nous attardions un peu sur

la mélancolie amoureuse2.

1 Ibid., p. 543. 2 La définition des termes de la mélancolie amoureuse, ses symptômes ainsi que les épisodes antiques sont tirées des études réunies par J. CEARD, op.cit. Dans cet ouvrage, on trouve aussi la distinction entre la manie, la mélancolie, la phobie, la folie dont les symptômes se ressemblent. En général, dans la médecine antique, c’est la rétention de sperme ou des règles qui est connue causer la maladie d’amour. Pareillement, la mélancolie est considérée comme une forme de folie à une différence près. Celle-là est en rapport avec l’estomac (maigreur) tandis que celle-ci avec la tête.

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L’Histoire de la mélancolie amoureuse commence par l’histoire racontée par Eratistrate de

la passion d’Antiochus pour Stratoire. Malgré le changement de siècles, la réaction de la

société, l’essentiel de l’histoire demeure intact.

Comprendre la mélancolie en rapport avec l’amour semble d’abord représenter un vrai

défi pour les médecins antiques.

La mélancolie amoureuse dont la notion essentielle est développée par la médecine depuis

l’Antiquité, se manifeste par quelques symptômes : par exemple, perte de faim, sommeil,

rougeur devant l’amoureux (se), sueurs, troubles de pouls, stupeur… Et les anciens font des

descriptions pour reconnaître les amoureux : « les yeux sont creux, quoiqu’ils ne pleurent

pas ; ils semblent comme remplis de volupté ; les paupières sont continuellement agitées ; et

tandis que toutes les autres parties du corps sont affaissées, les paupières seules ne le sont

pas chez les amoureux »1.

Nous proposons deux épisodes de deux célèbres médecins antiques qui rapportent le cas

particulier d’un individu paraissant être atteint de cette maladie inexplicable qu’ils nomment

la mélancolie amoureuse.

Premièrement, nous citons le cas rapporté par Arétée d’un malade incurable ; « je

croit qu’il était amoureux depuis le début, qu’il demeurait triste et abattu à cause de sa

mélancolie auprès de la jeune fille et que les profanes le croyaient mélancolie. Il n’avait pas

avoué son amour, mais quand la jeune fille eut répondu à son amour, il cesse d’être abattu,

son irascibilité et sa tristesse se dissipent : le succès l’avait débarrassé de son affliction ; car

sa raison se rétablit grâce à l’amour médecin »2 .

Le deuxième cas important est celui de l’histoire d’Antiochos et de sa belle-mère

Stratonice de l’historien latin Valère Maxime : << Antichos était amoureux de Stratonice,

mais il cachait « la blessure impie de son cœur par une pieuse dissimulation ». L’effet

combiné de cette passion extrême et de cette extrême pudeur affecta ses viscères et sa moelle

épinière et le conduisit au dernier stade du dépérissement ; gisant sur son lit, il avait l’air

d’un mourant. (…) Il observa la rougeur d’Antichos et sa respiration précipitée à l’arrivée de

1 J. Céard, op.cit., p.10. 2 Ibid., p.3

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Stratonice, et quand elle s’éloignait, sa pâleur et le retours immédiat de sa respiration à son

rythme normal >>1.

Ces histoires racontent comment on peut donner des explications médicales à un état

physique de l’amour, par des recherches scientifiques sur la cause de l’état physique du

patient, d’autre part, elles semblent avoir une autre importance qui n’est autre que l’évolution

du discours romanesque par la transmission de l’histoire d’une maladie via le discours, le

récit, les traités avec des intrigues, des personnages : C’est à Plutarque dans la Vie de

Démétrios c. 38 qu’appartient la tendance romanesque de cette histoire.

L’amour de Julien pour Mme de Rênal peut aussi être expliqué par le changement de ses

physionomies. Lorsque Julien est loin de Mme de Rênal, il devient mélancolique et perd du

poids. Lorsque Fouqué vient lui rendre visite au séminaire de Besançon, il constate l’état

dégradé de son ami :

<<La mélancolie de Julien, aidée par la médiocre nourriture que fournissait au séminaire

l’entrepreneur des dîners à 83 centimes, commençait à influer sur sa santé, lors qu’un matin

Fouqué parut tout à coup dans sa chambre >>2.

Stendhal décrit l’état de santé de Julien en le disculpant par la mauvaise qualité de la

nourriture de séminaire. Mais il trace un autre signe important que nous pouvons apercevoir

un peu plus loin dans le texte, lorsque Fouqué apprend à Julien la nouvelle que Mme de Rênal

vient à Besançon pour la confession :

<<Elle vient à Besançon, dit Julien le front couvert de rougeur >>3.

La rougeur est un symptôme physionomique que Julien manifeste souvent devant Mme de

Rênal. De son côté, Mme de Rênal montre le même genre de signe de la même maladie

amoureuse lorsqu’elle pense avoir une rivale, elle « devient toute pâle » 4 . Ce qui est

intéressant, c’est lorsque Stendhal décrit d’une manière différente la naissance du sentiment

amoureux de Julien avec les deux héroïnes. Quand l’amour naît entre Julien et Mme de Rênal,

1 Idem. 2 Le Rouge et le Noir, p. 385. 3 Ibid., p. 386. 4 Ibid., p. 271.

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il y a toujours le changement physionomique de la part des personnes comme la rougeur,

pâleur du visage, tremblements corporels…

En revanche, lorsque Stendhal décrit la relation amoureuse entre Julien et Mathilde de la

Mole, il ne dépeint pas ces symptômes. Son analyse est surtout focalisée sur le jeu du

regard comme lorsqu’ils se trouvent au bal, leur amour passe d’abord par la mensuration de

mérite1. La naissance de l’amour entre Mathilde et Julien Sorel n’a rien à avoir avec celle

entre Mme de Rênal et Julien Sorel. Celle-ci est décrite exclusivement par les yeux qui

défient, provoquent. Cette différence, semble-t-il, vient de la nature différente des deux

amours de Julien.

En effet, le jeu des regards de Mathilde et Julien signifie un amour cérébral, volontaire,

bien calculé au départ, tandis que la rougeur de Mme de Rênal et de Julien montre un amour

spontané, tendre. Stendhal prépare, différencie par ces petits détails le chemin binaire de

l’amour qu’il propose à Julien Sorel. Compte tenu de ces manifestations physiques, son amour

pour Mme de Rênal tient une place plus essentielle, et ce fait prévoit que ce sera elle que

Julien voudra retrouver en prison.

Chez Chateaubriand, le rapport sexuel est minimisé ou banni alors qu’il est libre Chez

Stendhal. Lorsque l’on aborde les personnages de Chateaubriand, en empruntant le regard

d’un Arétée, ils sont plus ou moins atteints de mélancolie amoureuse. Leur relation amoureuse

n’est pas sans un aspect de sado-masochisme. René garde son secret et Céluta souffre le

martyre. Le chant que chantait le prêtre montre bien cet aspect de la mélancolie amoureuse

dans cette œuvre :

<< Depuis ton hymen infortuné, la mélancolie est devenue ta compagne ; elle ne te quitte

jamais, soit que tu te plaises à errer à travers les nuages, soit qu’immobile dans le ciel, tu

tiennes tes yeux fixés sur les bois, soit que tu es penchée au bord des ondes du Meschacebé, tu

t’abandonnes à la rêverie, soit que tes pas s’égarent avec les fantômes le long des pâles

bruyères >>2.

1 Ibid., pp. 494-495. 2 Les Natchez, p. 381.

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La mélancolie amoureuse atteint son sommet par la mort. Déjà, les médecins antiques

considéraient le fait que les amoureux désespérés se donnent la mort, ou sombrent dans la

folie : Le suicide est une idée qui revient fréquemment chez René et il a dû lutter contre ses

idées obscures. Amélie entre dans le couvent et est symboliquement passée par la mort.

Céluta se trouve dans une situation où la folie la guette, et seule la maternité la retient à la vie.

Enfin, après avoir rempli son devoir de mère et épouse, Céluta choisit de mourir avec Mila à

la fin du roman.

A l’instar des héroïnes de Chateaubriand, Stendhal fait aussi mourir ses héroïnes. Dans le

Rouge et le Noir, Mme de Rênal meurt peu de jours après la mort de Julien. Ce sont les

femmes qui meurent du chagrin d’amour.

Mais leurs morts ont un sens différent chez Chateaubriand et Stendhal. Chez

Chateaubriand, la mort symbolique d’Amélie dans René signifie le triomphe de la religion sur

les passions tandis que la mort de Céluta manifeste la mort d’une païenne qui suit la mort de

feu son mari.

La mort des héroïnes chez Chateaubriand est accompagnée d’un rite religieux. Amélie

meurt en soignant des malades comme une sainte qui sacrifie jusqu’à sa vie et Céluta, au

moment de sa mort, « se souvient que René, dans sa lettre, avait regretté de ne s’être pas

précipité dans les ondes écumantes »1. La mort de Céluta est un acte d’accomplissement de sa

destinée mais aussi celle de René qui était à la fois son mari et son frère jumeau. Ainsi

obtiennent–elles un survêtement religieux par leur mort, servent à faire valoir la religion selon

l’intention de l’auteur.

En revanche, la mort de Mme de Rênal est une mort naturelle, mais fait suite à un chagrin

d’amour. La mort de Mme de Rênal hausse au sublime son amour. Aussi la mort est-elle une

sublimation de l’amour chez Stendhal.

Pour conclure cette partie, nous allons essayer de comparer les approches de René et

Julien envers les femmes. Dans la partie précédente, nous avons montré que Julien voit

d’abord l’ambition sociale et la classe supérieure chez les femmes et que cette différence

1 Ibid., p. 575.

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même joue un rôle important pour la naissance du désir. Pour Julien Sorel, la femme

représente un défi à relever pour prouver le mérite et la valeur de soi-même. Son désir

médiatisé sans cesse par son idéal social l’empêche de jouir pleinement des instants d’amour.

Le sentiment d’infériorité que ressent le héros s’avère être le meilleur moteur pour le stimuler,

pour s’en sortir.

La naissance de l’amour pour Julien chez Mme de Rênal et chez Mathilde de La Mole, a

également été influencée par la position sociale du jeune homme. La description des

symptômes de la mélancolie amoureuse nous aide à discerner la sincérité de l’amour qu’elles

éprouvent à l’égard de Julien. Le premier amour est bien spontané, sincère tandis que le

deuxième est forcé, volontaire.

Pour René, il n’a pas besoin de prouver quoi que ce soit. Avec la naissance il a déjà tout

ce qu’il faut socialement, tout ce pour quoi Julien se bat. Ce que René désire il l’obtient sans

peine. Le problème c’est qu’il trouve trop vite ce qu’il désire. C’est <<le début de ses

malheurs>>1 comme l’explique J.-P. Richard. Car l’acquisition trop prompte suscite bien des

déceptions. Sans combativité, sans défi à relever, l’ambition ne devient que désirs ennuyeux.

Les désirs perdent leurs intérêts. Il se lance pourtant dans le monde pendant quelque temps :

<< Je voulus me jeter pendant quelque temps dans un monde qui ne disait rien et qui ne

m’entendait pas. Mon âme, qu’aucune passion n’avait encore usée, cherchait un objet qui pût

l’attacher ; mais je m’aperçus que je donnais plus que je recevais. Ce n’était ni un langage

élevé, ni un sentiment profond qu’on demandait de moi. Je n’étais occupé qu’à rapetisser ma

vie, pour la mettre au niveau de la société >>2.

René est un jeune homme fier et orgueilleux. Aucune personne rencontrée ne le surprend.

Tout est déjà acquis, et de ce fait la vie paraît ennuyeuse. Les verbes <<donner>> et

<<recevoir>> sont révélateurs parce qu’ils désignent le niveau de partage dans le monde : la

carence de communication avec les êtres de la société. Il a beau essayé de fréquenter le monde,

il ne trouve pas le bonheur dans la société. Il pense que la société le rabaisse au niveau du

commun des mortels. L’étude du monde et le voyage lui apportent la connaissance sur les

1 J.-P. Richard, Paysage de Chateaubriand, Paris, Seuil, 1967, p.8. 2 René, pp. 126-127.

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civilisations et la beauté de la nature, cependant il a toujours soif de cet objet auquel il pourrait

s’attacher.

C’est alors qu’il s’attache à l’ « objet charmant » et crée une Sylphide. Cette créature

imaginaire peut être transposée à des femmes réelles qu’il a connues. Atala, Amélie, Céluta,

Mila pour ne citer que celles du cercle de René, ont toutes contribué à la composition de la

femme idéale. Elles sont belles, nobles de rang ou de caractère, sublimes dans leurs gestes et

leurs sens du sacrifice. Les femmes de René sont pourtant malheureuses en amour parce

qu’elles portent en elles cet idéal difficile à réaliser dans la réalité, et qui les encourage au

sacrifice plus ou moins forcé.

L’ambition de René pour l’amour idéal rencontre souvent des obstacles autant sociaux que

personnels. Sa quête est d’avance condamnée par un tabou qui lui barre le chemin de

l’épanouissement personnel. Il faut également signaler que René recule toujours devant le

bonheur d’aimer et d’être aimé. Son attitude ressemble presque à de l’ascétisme de

renoncement.

La place du voile chez Amélie, Céluta ou Mila met en évidence l’approche différente de

l’amour de chacune. Cet objet vestimentaire représente par sa qualité intime avec le corps la

double relation des héroïnes avec le héros.

Nous avons essayé d’expliquer ce contraste amoureux à travers la notion de l’« innocence

perdue » : les personnages principaux du cercle de René sont tous adolescents ou encore des

enfants. (Mila est encore une enfant et Outougamiz est décrit comme quelqu’un qui a l’âme

d’un enfant.) C’est l’âge délicat où l’on perd l’innocence et les illusions des enfants.

Par ailleurs, il s’agit de l’innocence perdue d’un pays. D’abord, à travers l’image

symbolique d’Amélie, nous avons essayé de montrer l’histoire analogue à l’Histoire française

et la nostalgie de René pour le pays de son enfance. Ensuite, il y a l’histoire d’un peuple

indien, des Natchez qui sont envahis par les Européens.

Il nous semble qu’à travers l’histoire amoureuse et personnelle de René, Chateaubriand

manifeste ses souffrances de témoin des malheurs de son pays ; il recherche une restauration

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de son pays, de son âme à l’instar d’une quête de la femme idéale qui serait « l’objet de ses

passions » et avec qui il partagerait ses « transports ».

L’amour idéal a la figure libre de l’enfance insouciante chez Chateaubriand et la figure

maternelle chez Stendal. Nous pouvons trouver chez Chateaubriand le sentiment de perte

existentielle dont il recherche la consolation, le refuge chez les femmes qui, à leur tour, ont

besoin de l’amour pour se rétablir.

Chateaubriand pense être restauré au travers de la quête de la femme idéale. Stendhal, à

l’instar de Chateaubriand, recherche la plénitude par l’amour. L’amour marque pour eux une

valeur essentielle de l’existence, représente tout simplement la vie avec ses joies et ses peines.

En fait, la femme idéale suppose également la fusion avec autrui, la plénitude de son être.

La quête de l’âme sœur n’est autre que la quête de soi-même.

Pour combler le sentiment de perte, René et Julien essayeront de trouver une réponse à

travers la religion.

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Ambition et religion

La religion suscite depuis longtemps une discussion ardue en ce qui concerne son bien

fondé. Elle constitue bien entendu un des thèmes majeurs traités par les plus grands penseurs ;

Karl Marx a dit que la religion était « l’opium du peuple ». Pour lui, la religion existe pour

opprimer le peuple sous une idéologie religieuse et pour consolider le système capitaliste.

En revanche, Régis Debray pense qu’elle tient plutôt un rôle de « vitamine » pour les

faibles. Selon qu’on le considère, cet aspect veut dire qu’elle peut être opium ou vitamine

d’après les contextes.

De nos jours, avec le progrès des sciences, la question de la religion paraît d’abord

démodée. Harvey Cox, un éminent professeur en théologie à l’université de Harvard, a

annoncé le déclin de la religion dans le temps moderne, dans son ouvrage «La cité séculière »

en 1965. Pourtant, après avoir observé l’évolution de la société durant vingt ans, il change lui-

même son point de vue sur le sujet dans son autre ouvrage « Religion in the secular city »,

publié en 1984. Dans cet ouvrage, il présage la renaissance de la religion dans la société post-

moderne. De la sorte, la question que suscite la religion semble toujours faire partie de

l’actualité.

Etant un constituant majeur de la société, la religion trouve une place importante dans les

deux œuvres de notre présente étude. La religion sert d’un objet de l’ambition de René et de

Julien Sorel et elle se trouve souvent au cœur de l’intrigue dans la vie de ces héros.

Chez Chateaubriand et Stendhal, la religion paraît occupée une place à la fois essentielle

et assez ambiguë aussi. En premier lieu, elle constitue chez Chateaubriand une sorte de

bannière qu’il défend et combat tout au long de sa vie.

La religion de Chateaubriand ou exactement sa sincérité est souvent mise en doute par ses

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contemporains et par les critiques, notamment par Sainte-Beuve qui l’a traité d’épicurien

ayant <<l’imagination catholique>>1.

Pourtant il serait intéressant de noter le point de vue de B. d’Andlau qui s’oppose au point

de vue de Sainte-Beuve ; selon lui, si Chateaubriand <<goûte la beauté sous toutes ses formes,

même les plus voluptueuses, rien n’est plus contraire à sa nature que la seule recherche du

plaisir. Le carpe diem n’a jamais été pour lui une maxime, encore moins une réalité>>2.

Face à ces deux positions contraires mais qui reconnaissent pourtant la religiosité évidente

de Chateaubriand, les critiques stendhaliens soulignent l’anticléricalisme de Stendhal. Pour ce

dernier, la religion se définit comme le gardien du système social et Stendhal y emploie un ton

péjoratif. Il y voit un instrument avec lequel les puissants servent à opprimer les pauvres. Il

n’hésite pas à avoir à un moment donné des propos radicaux vis à vis de la religion :

<< Tous les raisonnements pour ou contre le christianisme ne sont que des attrape-nigauds. Il

s’agit d’expliquer le mal aux dents, pas davantage>>3.

Stendhal n’a jamais vraiment apprécié la religion. Contrairement à l’auteur du Génie du

christianisme qui n’a pas hésité à déclarer sa foi, l’auteur du Rouge et le Noir, paraît traiter ce

sujet essentiellement par l’aspect extérieur de la vie religieuse. Il paraît que de ce fait,

Stendhal traite au premier abord la religion de façon assez superficielle dans ses œuvres

romanesques.

Dès lors, comment peut-on comparer cet aspect religieux si dissemblable pour

Chateaubriand et Stendhal ? Pourtant, si nous approfondissons ce sujet il n’est pas difficile de

découvrir des événements qui font office de tronc commun entre ces deux œuvres.

Il y a en premier lieu la Révolution qui influence largement Chateaubriand et Stendhal. De

ce fait, la relation réciproque de René et Julien Sorel avec la religion ne peut pas être

mentionnée sans parler de cet événement historique : La religion se trouvait dans un état

particulièrement perturbé au moment de la Révolution en France. Chateaubriand et Stendhal

1 Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, Paris, Librairie Garnier frères, 1861, Vol. I, p. 89. 2 B. d’Andlau, Chateaubriand et les Martyrs, Paris, José Corti, 1952, p. 50. 3 Cité par Claude Roy, Stendhal, Coll. Ecrivains de toujours, Seuil, 1951 ; rééd. 1995, p. 120.

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donnaient chacun dans leurs œuvres le témoignage de la situation religieuse. La religion

faisant partie des éléments essentiels qui constituent la civilisation comme la politique et la

société, il nous semblait intéressant de la comparer dans René et le Rouge et le Noir.

En plus, la religion sert souvent chez ces auteurs à montrer et à stimuler l’ambition de

leurs personnages. Il nous semble donc important de comprendre comment la religion

influence l’ambition des héros. Ce fait sera appuyé par le contexte qui nous éclaire sur la

question de la religion chez les héros, ensuite par la position prise des auteurs.

Revenons aux caractères des héros, René et Julien, leur attitude concernant la religion

révèle une différence intéressante. Si le premier pose, nous semble-t-il, des questions

substantielles par son ambition religieuse, le dernier montre l’aspect extérieur de l’ambition

religieuse.

D’ailleurs, nous pensons qu’entre René et Julien Sorel, il y a un facteur principal que les

critiques n’ont pas abordé ou n’y ont-ils pas accordé l’attention suffisante jusqu’à maintenant.

Il s’agit de la mélancolie. En ce qui concerne René, les critiques traitent fréquemment du

caractère de René en insistant sur son penchant mélancolique, sans pousser pourtant plus loin

l’analyse à ce sujet. Quant à Julien Sorel, si les critiques sont d’accort par rapport à sa

sensibilité, ils n’ont pas rapproché ce trait de caractère avec la mélancolie du héros. Or nous

pensons que l’ambition et surtout le déclin de Julien pourrait être expliqué par son trait de

caractère mélancolique.

Il nous semble que la mélancolie constitue un élément majeur qui explique la nature de

René aussi bien que celle de Julien. L’importance de la mélancolie réside dans le fait qu’elle

pourrait nous apporter quelques réponses sur leurs évolutions de l’ambition à l’ennui, à

l’aspiration religieuse et créatrice.

Nous avons déjà abordé une explication de la mélancolie due à la désillusion de la vie, de

la mélancolie amoureuse causée par les sentiments amoureux, surtout, insatisfaits et

malheureux. Pourtant, la religion permet d’aborder un autre aspect de la mélancolie,

intéressant et essentiel.

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Dans cette partie, notre objectif sera donc de comprendre et de définir la place de la

religion et son influence sur l’ambition des héros chez Chateaubriand et Stendhal à travers

leurs œuvres, essentiellement René et le Rouge et le Noir. Nous essayerons d’éclairer le rôle

de la religion dans chacune des œuvres et d’analyser la rencontre des héros, tels que René et

Julien Sorel, avec la religion. Nous nous intéresserons à l’impact de cette rencontre et à son

évolution.

Pour cela nous recourrons à deux facteurs majeurs. Pour le facteur extérieur, notre intérêt

portera surtout sur la Révolution qui fournit un élément de comparaison intéressante pour les

deux œuvres. Pour le facteur intérieur, la notion de la mélancolie sera le centre de nos intérêts

en ce qui concerne les deux héros.

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Chapitre sept : Chateaubriand et la religion, sincère ou

hypocrite ?

Il est de l’avis général que René et François-René ont beaucoup de points communs. Pour

tenter d’élucider le comportement de René vis à vis de la religion, Il serait judicieux de

recourir à celui de son créateur, François-René.

En ce qui concerne la religion de Chateaubriand l’opinion générale paraît-il est diverse. La

sincérité de sa conversion provoque une polémique qui dure encore selon Maurice Regard :

L’abbé Bertrin, V. Giraud, P. Moreau pensent que la conversion de Chateaubriand est

sincère ; Sainte-Beuve en doute. Il critique son imagination catholique ; J. Pommier et H.

Guillemin prétendent que c’est arrivé <<par l’intérêt personnel et l’espoir du succès>>.1

Prenons deux exemples d’avis contraires à ce propos. D’abord, Victor-l Tapié pense que

Chateaubriand a manqué à sa vocation :

<<En tenace Breton, il a aimé la religion et l’Eglise. En fils de Rousseau, en philosophe

sceptique, il n’a jamais pu vivre en chrétien et, même se voulant apologiste, encore moins

devenir apôtre >>2.

Par contre, R. P. André Rayez donne un témoignage qui souligne l’influence spirituelle de

l’œuvre de Chateaubriand dans son ouvrage intitulé, l’Histoire spirituelle de la France en

1964 :

<<le Génie du Christianisme aura une répercussion beaucoup plus profonde que le

Concordat qui paraît quatre jours plus tard : il sonnera le vrai réveil du sentiment religieux.

Nous sommes aujourd’hui incapables d’apprécier l’influence bouleversante de cette œuvre

>>3 .

1 Chareaubriand, Essais sur les révolution, Génie du christianisme, texte établi, présenté et annoté par M. Regard, Coll. Pléiade, Gallimard, 1978, p. 1581. 2 Vivtor-l. Tapie, Chteaubriand, coll. écrivains de toujours, Seuil, 1965, p. 45. 3 Cité par Vivtor-l. Tapie, op.cit., p. 177.

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Le fait qu’il peut avoir des opinions si dissemblables sur la même œuvre et la même

personne attire notre attention. Nous pensons que cela mérite que nous l’analysions à notre

tour.

Le flux et le reflux

Tout d’abord, il nous semble que pour l’auteur de René, la vie religieuse présente « le flux

et le reflux » comme le dirait l’historien moderne, Gérard Cholvy. C’est-à-dire qu’il connaît

des moments de piété mais aussi des moments de doute et de refus. La confession suivante de

l’auteur en témoigne :

<<Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Tout en

avouant la nécessité d’une religion, en admirant le christianisme, j’en ai cependant méconnu

plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et des vices de quelques

hommes, je suis tombé jadis dans les déclarations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la

faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais. Mais j’aime

mieux à me condamner ; je ne sais point excuser, ce qui n’est point excusable >>1.

Jeune, il a gardé la foi d’enfance sous l’égide de sa mère. Adulte, avec la lecture des

philosophes des Lumières, il égare sa foi et il la retrouve lors de son exil à Londres. Le point

crucial de la vie religieuse de Chateaubriand se situe sans conteste au moment de la

Révolution française. Les autres ouvrages de Chateaubriand aident à nous éclairer sur ce

point. Nous citerons parmi eux <<Essai sur les révolutions>>(1797), <<Génie du

christianisme>>(1802) et « les Natchez »(1827). Ces deux ouvrages ont une importance

considérable si nous voulions savoir comment évolue le fil conducteur de la pensée de

l’auteur sur la religion.

Ils sont importants en premier lieu par leurs dates de publication, rapprochées du Génie du

christianisme, donc de René. En deuxième lieu, ils procurent des spéculations intéressantes

1 Génie du christianisme, p. 1282.

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par le fait que leur publication est étroitement liée avec la Révolution et l’empire napoléonien.

Pourtant, n’étant pas les ouvrages principaux de notre présente étude, notre recherche se

bornera à l’aspect religieux de ces œuvres et l’évolution de l’approche religieuse de l’auteur à

travers les trois œuvres.

Essai sur les révolutions

Pour commencer, l’Essai sur les révolutions que Chateaubriand a écrit à Londres lors de

son exil, nous laisse entrevoir un jeune homme fortement influencé par la pensée des

Lumières. Il convient de faire remarquer ici qu’il s’y accorde avec la théorie de Rousseau ;

selon Jean-Jacques, une société ne peut pas survivre sans religion. Il essaye de faire un tableau

des nations qui ont chuté faute de religion.

Profondément ébranlé par les événements historiques, Chateaubriand commence à

remettre en cause le principe et la nécessité de la religion. S’il admet que la religion joue un

rôle primordial dans la société, il lui paraît en tout cas que le christianisme de l’époque ne

pouvait plus assumer ce rôle. Ou bien il pense plutôt que la religion a perdu ses vertus :

<<A la fin de cette histoire abrégée du polythéisme et du Christianisme, une question se

présente : Quelle sera la religion qui remplacera le Christianisme ? (…) S’élèvera-t-il parmi

nous, lorsque le Christianisme sera tombé en un discrédit absolu, un homme qui se mette à

prêcher un culte nouveau ? Mais alors les nations seront trop indifférentes en matières

religieuses, et trop corrompues pour s’embarrasser des rêveries du nouvel Envoyé, et sa

doctrine mourrait dans le mépris, comme celle des Illuminés de notre siècle. Cependant il faut

une religion, ou la société périt : en vérité, plus on envisage la question, plus on s’effraie ; il

semble que l’Europe touche au moment d’une révolution, ou plutôt d’une dissolution, dont

celle de la France n’est que l’avant-coureur >>1.

Ce livre s’est constitué des cris d’un jeune homme qui a été d’abord séduit par les idées

révolutionnaires, qui a été ensuite blessé et trahi par le déroulement des événements. Ce qui

permet à Maurice Regard d’exprimer l’affirmation pertinente suivante :

1 Essai sur les révolutions, pp. 428-429.

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<< L’Essai sur les révolutions, œuvre de découragement, témoigne sur un monde absurde,

contient la première analyse de ce qui sera le mal du siècle. Il apporte les premiers signes de

ce mouvement contestataire surgi de la misère, qui, tout au long du XIX° siècle, va

s’interroger sur les institutions >>1.

Le Génie du christianisme

Ensuite, cinq ans après la publication de cette œuvre, Chateaubriand écrit un autre ouvrage

qui paraît pourtant s’y opposer. Le Génie du christianisme qu’il publie en 1802, se trouve être

un livre qui prêche les bienfaits de la religion catholique. Que s’est-il passé en ces cinq ans

pour qu’il y ait un tel changement ?

En quelque temps, l’auteur paraît changer sa prise de position en ce qui concerne la

religion. Ayant été sceptique et critique, l’auteur est devenu défenseur de la religion.

Le fait le plus significatif entre ces deux dates et l’hypothèse reconnue par les critiques en

général s’avère être la mort de ses proches. Sans doute faut-il considérer ici qu’entre ces deux

dates, l’auteur apprend la nouvelle de deux décès, ceux de sa mère en 1798 et de sa sœur,

Mme de Farcy en 1799 ; elles sont décédées toutes les deux, durant la Révolution suite à de

mauvais traitement pénitenciers.

La nouvelle qui annonce tour à tour la mort de ces êtres chers dans des conditions pénibles

renforce le sentiment de rancœur contre la Révolution et de mélancolie chez lui. Le choc le

ramène petit à petit à la réflexion sur la condition humaine ici-bas ; la mort est un mystère

pour les hommes. Elle survient là où on ne s’y attend pas et elle nous surprend. En face d’elle,

les hommes, qu’ils soient puissants ou faibles, ressentent tous des sentiments d’impuissance et

d’insuffisance. Vaincre ou conquérir la mort n’est-il pas d’ailleurs l’ambition suprême des

hommes ?

Le choc de Chateaubriand est d’autant plus grand puisqu’il n’a pas pu assister à leur mort.

Exilé à l’étranger, il reçoit la nouvelle de leur mort par lettre, mais il est trop loin pour rentrer

et se rendre compte évènements. Il n’a pas d’autre choix que de vivre cette expérience pénible

à distance, mais ses peines n’en sont pas diminuées pour autant. Au contraire, il pourrait

1 Essai sur les révolutions, p. X.

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ressentir encore plus de peine, celle de la culpabilité d’un survivant. Cela fait encore

augmenter son sentiment de perte.

Ces événements l’ébranle profondément et le ramène à la réflexion sur la religion :

<< Je dirai seulement de quel moyen la Providence s’est servie pour me rappeler à mes

devoirs. Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr

une partie des ses enfants, expira dans un lieu obscur, sur un grabat où ses malheurs

l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande

amertume ; elle chargea en mourant une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans

laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le vœu de ma mère ; quand la lettre me parvient

au-delà des mers, ma sœur elle-même était morte des suites de son emprisonnement. Ces deux

voix du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort m’ont frappé. Je suis devenu

chrétien. Je n’ai point cédé, je l’avoue, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction

est sortie du cœur : j’ai pleuré, et j’ai cru >>1.

Il décrit sa douleur et ses réflexions qui l’amèneront de nouveau à la foi et montre son

évolution par rapport à la religion dans la préface du Génie du christianisme en 1802 comme

nous venons de le citer ci-dessus.

Le fait qu’il revient à la religion à cause du décès de ses parents nous fait penser à René

dont la mort du père a causé un déclic religieux.

J’ai pleuré et j’ai cru

La fameuse formule de « j’ai pleuré, et j’ai cru » fut longtemps objet de contestation de la

part des critiques ou des gens qui doutait de la sincérité de la reconversion de l’auteur. Et ce

surtout à cause de la lettre de sa sœur, Mme de Farcy. Il prétend qu’elle aussi était morte

quand il a reçu la nouvelle de la mort de sa mère en 1798. Mais il s’est avéré finalement

qu’elle n’est décédée qu’en 1799.

Malgré les suppositions sur le moment de sa conversion ou sa véracité qui restent

incertaines pour quelques uns, nous aimerions également citer une lettre à son ami Fontaines,

du 25 octobre 1799, qui montre un véritable cri du cœur d’un homme :

1 Génie du christianisme, p. 1282.

Page 169: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

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<< Oui, mon cher ami, vous et moi sommes convaincus qu’il y a une autre vie. Une âme telle

que la vôtre, dont les amitiés doivent être aussi durables que sublimes, se persuadera

malaisément que tout se réduit à quelques jours d’attachement dans le monde dont les figures

passent si vite, et où tout consiste à acheter si chèrement un tombeau. Toutefois, Dieu qui

voyait que mon cœur ne marchait point dans les voies iniques de l’ambition, ni dans les

abominations de l’or, a bien su trouver l’endroit où il fallait le frapper, puisque c’était lui qui

en avait pétri l’argile et qu’il connaissait le fort et le faible de son ouvrage. Il savait que

j’aimais mes parents et que c’était là ma vanité : il m’en a privé afin que j’élevasse les yeux

vers lui >>1.

Cette lettre témoigne de la sincérité de la part d’un jeune exilé accablé par la douleur du

décès de ses proches. Il se défend lui même contre la critique et les clercs qui se moquent de

lui quand il affirme être revenu par les larmes, en disant <<comment croirait-il en un Dieu,

celui qui ne croit ni à la réalité de la vertu, ni à la vérité des larmes ?>>2

Il nous semble qu’il n’y a pas de raison de ne pas croire à la sincérité de Chateaubriand

quand il s’exclame <<j’ai pleuré, et j’ai cru>>.

La foi ne vient-t-elle pas souvent aussi bien par un moment de révélation que par une

longue réflexion ? Chateaubriand ne serait pas le seul qui ait, suite à des événements

dramatiques, vécu un moment intense le ramenant aux choses essentielles de la vie et à Dieu.

En plus, cette phrase nous rappelle celle d’un autre poète ultérieur, Paul Claudel. Il déclare

qu’il a cru en Dieu alors qu’il faisait partie des spectateurs venus à Notre-Dame pour les

vêpres chantées à l’occasion d’un Noël :

<< Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon

cœur fut touché et je crus >>3.

<<J’ai pleuré, et j’ai cru>>, <<mon cœur fut touché et je crus>>, ces phrases montrent

que la conversion est arrivée par la région du cœur, non par celle de la raison. Du moins il

semble que ce fut le cas pour les auteurs concernés.

1 Sainte-Beuve, op.cit., 15-16. 2 Cité par P. Moreau dans Chateaubriand, op.cit., p.162. 3 Cité par G. Cholvy dans Christianisme et société en France au XIX° siècle 1790-1914, Seuil, 1997 ; rééd. 2001, p.177.

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Le texte de Chateaubriand que nous venons de citer ci-dessus sert en quelque sorte de

déclaration de foi. Elle a son importance parce qu’elle ne peut être comprise sans son

contexte, sans les circonstances de la publication. Ce qui a suscité une querelle littéraire, voire

politique dès lors.

Néanmoins notre propos ne serait pas de mettre en doute la véracité de cette déclaration

concernant sa foi. La foi est quelque chose de personnel et d’intime. Chateaubriand, nous

semble-t-il, se montre du reste assez discret sur sa propre foi sur sa relation personnelle avec

Dieu, tandis qu’il tente de présenter les vertus de la religion à travers ses écrits. Ce qui ne

l’empêche pas de poser des questions sérieuses sur le rôle de la religion :

<<L’écrivain formé par le XVIII° siècle, en particulier par Raynal, a soin de distinguer la

religion intérieure, qui est affaire entre le fidèle et son Dieu, de la religion extérieure dont un

Etat ne peut se passer >>1.

Notre intérêt nous porte donc à analyser l’aspect extérieur de la religion et son impact

dans la société. C’est pourquoi les conséquences littéraires de la déclaration de la foi de

Chateaubriand attirent particulièrement notre attention et elles restent à disséquer dans les

parties suivantes.

Fort de ses récentes expériences religieuses, Chateaubriand cherche à convaincre le public

des avantages du christianisme.

Chateaubriand projette donc d’écrire une œuvre qui révèlera au peuple la vraie religion, le

christianisme qui ramènera un renouveau dans la pensée religieuse. Son œuvre « Le Génie du

christianisme » voit le jour avec cette intention de l’auteur. Dès sa publication en 1802, cette

œuvre suscite bien de la curiosité et a de l’écho dans toute la France.

Selon Bernard Heudré, cette œuvre a eu un tel succès que « la prédication du XIX° siècle

a largement puisé dans le Génie du christianisme, beaucoup plus que dans la réflexion

théologique de la tradition de l’Eglise »2.

1 Essai sur les révoltions, p. XIV. 2 Bernard Heudré, Chateaubriand, visionnaire du catholicisme, Editions de Fallois, Paris, 2001, p. 23.

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Outre que ce succès est dû au sujet original et à l’écriture de l’auteur, on ne peut pas

négliger les circonstances de sa publication. Son succès paraît en effet avoir un lien

considérable avec le fait que la publication du livre est tombée au bon moment où les gens

sont fatigués de la révolution. Si on peut dire, il était temps de chercher quelque chose de

mystique et de transcendant pour eux. Il y propose un catholicisme renouvelé :

« L’extraordinaire réussite apologétique du Génie qui entend donner une nouvelle chance

au christianisme en le posant dans le présent social et politique, envisage également son

avenir »1.

Chateaubriand pense que le christianisme serait la clé qui permettrait de résoudre les

problèmes causés par la Révolution, s’il réforme son institution avec le changement que son

temps réclame.

Il le réaffirme et le développe à l’occasion de la rédaction de ses Mémoires d’Outre-

Tombe ; Quand il porte un nouveau regard sur son ouvrage, « le Génie du christianisme »,

cette évolution est évidente. Il montre de même par là le développement de ses pensées :

<< Le Génie du christianisme étant encore à faire, je le composerais tout différemment : au

lieu de rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé, je ferais voir que le

christianisme est la pensée de l’avenir et de la liberté humaine ; que cette pensée rédemptrice

et Messie est le seul fondement de l’égalité sociale ; qu’elle seule la peut établir, parce

qu’elle place auprès de cette égalité la nécessité du devoir, correctif et régulateur de l’instinct

démocratique >>2.

La couleur de la religion de Chateaubriand

Dans la partie précédente, nous avons eu l’occasion de noter la réflexion et la mélancolie

de René devant la fuite du temps. Ce sentiment se renforce lors de ses voyages, notamment à

Rome. En Italie, il découvre le pays de la culture classique, la littérature, l’architecture. Mais

aussi il parcourt le pays du pape, foyer du christianisme. Mélancolique et inquiétant de nature,

1 Bernard Heudré, op.cit., p. 23. 2 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. Jean-paul Clément, Paris, Gallimard,coll. Quarto, 1997,t. I,p. 801-802.

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il ne serait pas étonnant qu’il veuille avant tout rechercher quelque chose d’inébranlable et de

certain :

<<De tempérament trop inquiétant, il était naturellement porté à s’interroger sur ce qui, au

delà de la vie, pouvait contenter son désir de certitude, et cette certitude, il l’avait trouvée

dans la foi chrétienne. >>1

Dès le début de son Génie du christianisme, Chateaubriand explique l’objectif de son

ouvrage. Selon lui, la religion chrétienne est la meilleure des religions qu’on puisse trouver et

elle ne mérite pas de tant de mépris et d’ignorance des gens de l’époque :

<<on devait donc chercher à prouver au contraire que de toutes les religions qui ont jamais

existé la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la

liberté, aux arts et aux lettres ; que le monde moderne lui doit tout, depuis l’agriculture

jusqu’aux sciences abstraites ; depuis les hospices pour les malheureux, jusqu’aux temples

bâtis par Michel-Ange, et décorés par Raphaël. On devait montrer qu’il y a rien de plus divin

que sa morale ; rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son

goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes

nobles à l’écrivain, et des moules parfaits à l’artiste ; qu’il n’y a point de honte à croire avec

Newton et Bossuet, Pascal et Racine : enfin il fallait appeler tous les enchantements de

l’imagination et tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre laquelle

on les avait armés>>2.

La dernière phrase du texte que nous venons de citer nous prévient en quelque sorte quelle

sera la couleur de la religion de l’auteur. Il manifeste un évident penchant pour <<les

enchantements de l’imagination et tous les intérêts du cœur>>. L’eucharistie, les processions,

les reliques…, il a besoin de ce genre de choses pour le rappeler à la religion. Il recherche les

charmes religieux comme ceux qu’il a éprouvé quand il a visité les catacombes à Rome, par

exemple.

Dans la logique de Chateaubriand, on a besoin de l’imagination pour comprendre des

choses incompréhensibles, des choses divines qui le dépassent.

1 B. d’Andlau, op.cit., p. 50. 2Génie du christianisme, pp. 469-470.

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Sa nature l’incite ainsi à opter pour la religion catholique plutôt que pour le protestantisme

qui ne s’incline pas sur le pays imaginaire :

<<Le protestantisme ne sacrifie point à l’imagination>>1.

Oui, il aime les charmes catholiques. Il est aussi catholique par tradition et habitude,

même s’il n’a pas peur de consentir aux valeurs du protestantisme. Il le trouve plus pertinent

politiquement. M. Regard nous fait part de son opinion :

<<Ce n’est sans doute pas une monstruosité de dire que le protestantisme, malgré quelques

réserves de circonstance, avait eu politiquement les faveurs de Chateaubriand parce qu’il le

trouve plus ouvert, plus libéral, en un mot plus révolutionnaire que le catholicisme

officiel>>2.

Même si l’auteur du Génie se montre en accord avec les principes protestants, comme

nous le suggère la citation ci-dessus, ce ne sera que par les aspects politiques. Il restera

résolument catholique parce que son imagination et sa sensibilité s’accordent mieux avec

cette institution religieuse.

S’il y a eu autant de critiques à l’égard de l’auteur en ce qui concerne la religion, c’est

parce que la vie privée de l’auteur ne s’accordait pas avec ce dont il parlait dans son ouvrage.

Il prêchait la morale et les vertus du christianisme, mais il a trop laissé ses passions charnelles

le dominer. En particulier, ses nombreuses conquêtes féminines ne le mettent pas à l’abri face

à ce genre d’accusation. C’est ce que regrette V. Giraud quand il estime l’œuvre et la vie de

Chateaubriand :

<< Tout ce qu’on peut dire et doit dire, c’est que Chateaubriand apologiste a manqué dans

une certaine mesure, d’autorité morale, et que sa vie a fait tort à son œuvre. (…) On peut

regretter que sa foi religieuse n’ait pas été accompagnée et comme doublée d’une certaine

1 Cité par P. Moreau, op.cit., p. 143. 2 Dans l’avant-propos de M. Regard, Chateaubriand, Essai sur les révoltions, Génie du christianisme, op.cit., p. XIV.

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pensée plus forte et surtout d’une vie morale plus parfaite. Mais à aucun moment de sa vie, on

n’a le droit,-historiquement ou psychologiquement,-d’en douter la sincérité >>1.

L’opinion du critique concorde bien avec notre point de vue. L’auteur a certainement

connu des moments forts religieux dans sa vie. Pourtant quelques moments passés dans la

méditation ou dans la prière ne paraissent pas suffire pour changer totalement une vie. Car

après un temps de réflexion, tous les jours de routine nous attendent encore devant nous. C’est

là où commence le vrai combat, renouveau constant et persévérance dans la foi.

L’objectif de l’auteur consiste donc à montrer les vertus du christianisme dans René ; cet

ouvrage est apparu dans une partie du Génie du christianisme lorsque celui-ci est publié en

1802. Nous allons ensuite tenter d’analyser la portée de la religion et son influence sur le

héros.

René, l’ouvrage qui se veut évangélique

La religion se montre comme un thème principal dans le fond romanesque de René. C’est

d’abord à travers des motifs récurrents que nous la trouvons ; la cloche de l’abbaye, le rappel

incessant de la vie et la mort, enfin la vie retirée du héros et l’entrée dans le couvent de sa

sœur. Mais surtout l’importance et l’originalité du Génie du christianisme consistent à

développer l’ambition de l’auteur voulant montrer la suprématie de la religion chrétienne sur

le culte païen et le fruit de l’évangélisation des missionnaires dans le nouveau monde. Tous

ces aspects religieux nous indiquent le penchant pour la religion et l’importance de sa place

dans cette œuvre.

Chateaubriand explique que la raison de sa rédaction de René se trouve dans le fait qu’il

voulait montrer la supériorité du christianisme sur les passions qui sont néfastes pour les

hommes, dans la continuité de son autre œuvre, Atala. Chateaubriand cite lui-même, dans la

préface de René, publié en 1805, l’année où cette œuvre est éditée à part, les passages du

Génie du christianisme et de sa défense :

1 Victor Giraud, Nouvelle études sur Chateaubriand, essai d’histoire morale et littéraire, Paris, Hachette, 1912, p. 109.

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« Dans la partie théorique de son ouvrage, il avait dit que la Religion embellit notre

existence, corrige les passions sans les éteindre, jette un intérêt singulier sur tous les sujets

où elle est employée ; il avait dit que sa doctrine et son culte se mêlent merveilleusement aux

émotions du cœur et aux scènes de la nature ; qu’elle est enfin la seule ressource dans les

grands malheurs de la vie »1.

Chateaubriand voulait montrer cette théorie au travers de ses récits romanesques,

notamment, par Atala et René. Ensuite il voulait la montrer en épopée chrétienne à travers Les

Natchez et Les Martyrs.

Il est logique d’attendre une œuvre religieuse, voire pieuse après cette déclaration de

l’auteur. Le Génie du christianisme qui comprenait d’abord les épisodes d’Atala et René avant

d’être publié séparément fut d’ailleurs un grand succès de librairie. Il fut salué comme une

grande œuvre chrétienne donnant un renouveau au christianisme souffrant de l’époque.

Pourtant la première lecture de René nous laisse un peu perplexe par rapport à ce sujet.

Chateaubriand que même Napoléon a applaudi comme le restaurateur de la religion ne paraît

pourtant pas si chrétien aux lecteurs modernes. (Les lecteurs modernes sont ici les étudiants

étrangers qui doivent apprendre le français.) Pour eux, le mot « génie » peut être interprété

d’abord comme « esprit », premier sens dans le dictionnaire. Dans ce cas, il nous semble que

le génie est plus proche de l’esprit comme on le dit dans le déisme que celui du christianisme.

Serait-ce une trop mauvaise interprétation de distinguer si Chateaubriand a délibérément

cherché ce mot sous l’influence des Lumières et de ses expériences indiennes ? Nous n’avons

pas encore trouvé le texte qui met en cause ce mot de « génie ». Pourtant, Chateaubriand

emploie le mot du « Génie du désert » dans Atala :

<<J’en partis comme de la borne d’où je voulais m’élancer dans la carrière de la vertu.

Trois fois j’évoquai l’âme d’Atala ; trois fois le Génie du désert répondit à mes cris sous

l’arche funèbre. Je saluai ensuite l’Orient, et je découvris au loin, dans les sentiers de la

montagne, l’ermite qui se rendait à la cabane de quelque infortuné >>2.

1 René, p. 113. 2 Atala, p. 92.

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Dans ce texte, il utilise le mot du « génie » comme un esprit païen, donc loin du sens

chrétien.

Le fond de l’intrigue de René montre un romantisme et un exotisme qui se mélangent au

nom de la religion et paraissent provenir du fait qu’il a puisé son inspiration après son voyage

en Amérique et ses rencontres avec les sauvages. Chateaubriand a écrit Atala, René et les

Natchez, comme des modèles pour la prédication de l’évangile du christianisme aux sauvages.

En tout cas c’est ce qu’il a prétendu et il a essayé de montrer, à travers son écriture, l’exemple

des bienfaits de la religion aux sauvages.

La cloche rappelle des souvenirs religieux

La religion se présente donc en premier lieu sous l’apparence catholique dans cette œuvre.

Le plus frappant des éléments se montre être « la cloche ». Quand on lit René, on n’échappe

pas au son de la cloche. Elle poursuit non seulement le héros, mais aussi les lecteurs à travers

sa résonance. Elle est comme la musique de fond d’un film, ou le canon qui se répète avec

variation dans une musique classique. L’auteur s’en émerveille :

<<C’était d’abord, ce nous semble, une chose assez merveilleuse d’avoir trouvé le moyen,

par un seul coup de marteau, de faire naître, à la même minute, un même sentiment dans

mille cœurs divers, et d’avoir forcé les vents et les nuages à se charger des pensées des

hommes. Ensuite, considérée comme harmonie, la cloche a indubitablement une beauté de la

première sorte : celle que les artistes appellent le grand. Le bruit de la foudre est sublime, et

ce n’est que par sa grandeur ; il en est ainsi des vents, des mers, des volcans, des cataractes,

de la voix de tout un peuple>>1.

Chez René, c’est ainsi que l’écho de la cloche lui rappelle la religion et elle tient le rôle de

réminiscence. La cloche étant un motif majeur dans cette œuvre, c’est à travers le bruit de

cloche que l’auteur essaye de faire revivre les moments importants de la vie de René :

« Chaque frémissement de l’airain portait à mon âme naïve l’innocence des mœurs

champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion, et la délectable mélancolie des

souvenirs de ma première enfance »2.

1 Génie du christianisme, p.893. 2 René, p. 120.

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L’intonation de la cloche se sert d’un vrai motif pour rappeler au héros ses doux

souvenirs. De ce fait, l’auteur nous fait savoir que la religion fait partie des souvenirs

d’enfance, liés à la première communion, au baptême, à l’extrême onction. Chateaubriand

veut aller plus loin dans son évocation de la cloche :

« Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale :

religion, famille, patrie, et le berceau et la tombeau, et le passé et l’avenir. »1

René se souvient de ce que lui rappelle le son de la cloche. L’énumération de « religion,

famille, patrie, » suivant « le berceau et la tombeau, et le passé et l’avenir » indique que la

religion appartient pour lui au domaine des choses les plus fondamentales et capitales.

Par ailleurs, le clocher est l’élément majeur d’une communauté. Il fait partie du paysage

d’un village et il suscite un sentiment d’appartenance religieuse et naturelle aux villageois. Le

clocher au même titre que le cimetière et la fontaine de baptême manifeste et renforce ce

genre de sentiment. Dans le Génie du christianisme, il exprime la portée du sens de la cloche :

<< Ce dôme, qui se change en clocher dans la plupart de nos églises, donne à nos hameaux

et à nos villes un caractère moral, que ne pouvaient avoir les cités antiques. Les yeux du

voyageur viennent d’abord s’attacher sur cette flèche religieuse, dont l’aspect réveille une

foule de sentiments et de souvenirs : c’est la pyramide funèbre autour de laquelle dorment les

aïeux ; c’est le monument de joie où l’airain sacré annonce la vue du fidèle ; c’est là que les

époux s’unissent ; c’est là que les chrétiens se prosternent au pied des autels, le faible pour

prier le Dieu de force, le coupable pour implorer le Dieu de miséricorde, l’innocent pour

chanter le Dieu de bonté. Un paysage paraît-il nu, triste, désert, placez-y un clocher

champêtre ; à l’instant tout va s’animer : le voyageur, d’aumône pour le pèlerin, d’hospitalité

et de fraternité chrétienne, vont naître de toutes parts >>2.

D’autre part, il n’est pas difficile de trouver les indices relatifs à l’appartenance ou

l’inclination de l’auteur au catholicisme. Il est facile de prendre l’exemple des mots qui sont

non seulement des termes explicites, mais qui sont aussi connotés dans ce sens.

1 Idem. 2 Génie du christianisme, pp. 797-798.

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Voyage de René ; pèlerinage d’un jeune novice

Les chantres que René rencontre au cours de son voyage nous en fournissent un bon

exemple ; leur fonction de poète ; chanter, parler au nom de dieux, n’est pas tellement

différente de celle de prêtre. Ils se substituent aux prêtres d’ailleurs. Nous pourrions en

dégager que même le barde sur les monts de la Calédonie fait office de prêtre de l’église

catholique :

« Ces chantres sont de race divine, ils possèdent le seul talent incontestable dont le ciel ait

fait présent à la terre (…) ils expliquent les lois de l’univers, et ne peuvent comprendre les

affaires les plus innocentes de la vie ; ils ont des idées merveilleuses de la mort, et meurent

sans s’en apercevoir, comme des nouveau-nés.

Sur les monts de la Calédonie, le dernier barde qu’on ait ouï dans ces déserts me chanta les

poèmes dont un héros consolait jadis sa vieillesse »1.

Chateaubriand prétend ensuite que le christianisme se révèle dans la beauté de la nature et

dans les expressions des beaux –arts :

« L’ancienne et riante Italie m’offrit la foule de ses chefs-d’œuvre. Avec quelle sainte et

poétique horreur j’errais dans ces vastes édifices consacrés par les arts à la religion ! Quel

labyrinthe de colonnes ! Quelle succession d’arches et de voûtes ! Qu’ils sont beaux ces

bruits qu’on entend autour des dômes, semblables aux rumeurs des flots dans l’Océan, aux

murmures des vents dans les forêts, ou à la voix de Dieu dans son temple ! L’architecte bâtit,

pour ainsi dire, les idées du poète, et les fait toucher aux sens »2.

La citation mentionnée ci-dessus montre clairement le rapport voulu de l’auteur entre le

chantre et le prêtre. Les deux dernières phrases se réfèrent particulièrement au schéma de

Dieu qui est également l’architecte de l’univers dont le poète s’inspire. Ainsi, il paraît que

Chateaubriand essaye de souligner le rôle de la religion dans les arts.

1 René, p. 123. 2 Ibid., p. 124.

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Ensuite ce dernier exemple nous amène à faire quelques remarques sur les points

divergents ; en premier lieu, nous nous référons aux arguments mis en avant par B. d’Andlau

en ce qui concerne le voyage de Chateaubriand en Italie :

<<Humaniste et chrétien, Chateaubriand, qui dès les premiers jours court du Panthéon à

Saint-Pierre, de la colonne Trajane au Vatican, a immédiatement senti cette dualité de la ville

éternelle. Il aimera de l’antiquité la grandeur monumentale, et de la chrétienté les chapelles

souterraines>>1.

En second lieu, l’Italie représente en elle-même la source du catholicisme et de la

Renaissance et provoque par conséquent une cohabitation assez intéressante.

Dans la première partie, nous avons suivi René dans son voyage qui s’est révélé un voyage

initiateur à la quête de soi-même. La distance importante parcourue et les différents endroits

ont contribué à cette quête.

Le voyage modifiant le quotidien offre une possibilité de rupture avec des idées déjà faites

et une possibilité de réconciliation avec des choses oubliées. En l’occurrence, le voyage

d’initiation de René relève du rite religieux.

L’idée de l’infini

Selon l’expression de Chateaubriand, <<l’idée de l’infini>> se présente alors à lui. Le

Père Souël dans René représente la transformation des idées de l’auteur à l’âme religieuse.

Ses idées se résument à ce que seule la religion pourra sauver les Sauvages de la misère

provoquée par les vices de l’Occident et les aider à améliorer leurs mœurs et coutumes. Cette

idée se retrouve bien entendu dans le Génie du Christianisme.

René traverse l’ancienne et la nouvelle civilisation, pour lui, les sociétés que ces

civilisations forment ont perdu leur valeur en grande partie à cause de la perversité des

hommes. Il constate surtout qu’aucune société, qu’aucune civilisation ne peut rivaliser avec le

temps qui conditionne le sort des humains et leurs oeuvres.

1 B. d’Andlau, op. cit., pp. 52-53.

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Au sommet de l’Etna, René comprend que seule la transcendance peut libérer l’homme de

la contrainte. Il remarque que seule la religion semble préservée la condition humaine de

l’usure du temps. Les arts religieux qu’il découvre en Italie en donne de bons exemples.

La condition humaine qui est la plus contraignante relève indéniablement de la mort. Ce

que le héros ressent dans les décombres de Rome et de la Grèce c’est l’ombre de la mort, pour

lui la société se destine à la solitude et à la mort :

<<En regardant les lumières qui brillaient dans la demeure des hommes, je me transportais

par la pensée au milieu des scènes de douleur de joie qu’elles déclaraient ; et je songeais que

sous tant de toits habités je n’avais pas un ami. Au milieu de mes réflexions, l’heure venait

frapper à coups mesurés dans la tour de la cathédrale gothique ; elle allait se répétant sur

tous les tons et à toutes les distances d’église en église. Hélas ! chaque heure dans la société

ouvre un tombeau, et fait couler des larmes>>1.

Ce qui est significatif ici c’est encore le son de la cloche qui représente un vrai leitmotiv

dans René. Le son de la cloche de la cathédrale symbolise particulièrement la mort. La mort

de son père, la mort symbolique de sa sœur, Amélie.

Cet incessant rappel à la mort est étroitement lié avec la conception de la religion chez

l’auteur.

La nature par sa présence dans la culture et la religion, joue un rôle considérable chez les

indiens. Chez Chateaubriand, cette nature liée au culte païen devient celle du christianisme.

Dans Atala, le père Aubry transforme la nature en décor de messe. Par ce fait la nature et le

christianisme se montrent en parfaite osmose :

<<Il y avait je ne sais quelle mystérieuse harmonie entre cette sagesse des temps, ces vers

rongés de mousse, ce vieux Solitaire qui les avait gravés, et ces vieux chênes qui lui servaient

de livres>>2.

Enfin Chateaubriand nous livre assez clairement sa vision de la religion chrétienne au

début de l’épilogue dans Atala. C’est de montrer << la religion, première législatrice des

1 René, pp. 127-128. 2 Atala, p. 69.

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hommes, les dangers de l’ignorance et de l’enthousiasme religieux, opposés aux lumières, à

la charité et au véritable esprit de l’Evangile, les combats des passions et des vertus dans un

cœur simple, enfin le triomphe du christianisme sur le sentiment le plus fougueux et la crainte

la plus terrible, l’amour et la mort>>1.

Ici nous allons essayer de relever quelques points essentiels concernant la société et la

religion. Chateaubriand pense que la religion est le fondement de toute société qu’elle soit

primitive ou civilisée. Le père Aubry fait en quelque sorte de l’auteur un missionnaire qui

réussit à convertir les sauvages en chrétiens ; s’il réussit à le faire c’est que les sauvages ont

déjà une âme religieuse qui explique leurs rites et croyances. Sur ce fait, c’est-à-dire que

l’homme primitif est conscient de quelque chose qui le dépasse, le missionnaire édifie une

communauté croyante et fraternelle en remplaçant les actions idolâtres par la foi chrétienne.

Les missionnaires

Chateaubriand relate avec détail des missions dans son Génie du christianisme, IV° partie,

IV° livre, Chapitre I. Ce quatrième livre a pour titre « missions ». Il y présente l’idée générale

des missions et les missions effectuées dans plusieurs pays en s’appuyant sur de riches

documentations :

<<Voici encore une de ces grandes et nouvelles idées qui n’appartiennent qu’à la religion

chrétienne. Les cultes idolâtres ont ignoré l’enthousiasme divin qui anime l’apôtre de

l’Evangile. Les anciens philosophes eux-mêmes n’ont jamais quitté les avenues d’Académus

et les délices d’Athènes, pour aller, au gré d’une impulsion sublime, humaniser le Sauvage,

instruire l’ignorant, guérir le malade, vêtir le pauvre, et semer la concorde et la paix parmi

les nations ennemies : c’est ce que les Religieux chrétiens ont fait et font encore tous les

jours>>2.

C’est à travers les missionnaires comme le père Aubry dans Atala et le père Souël dans

René que Chateaubriand prêche l’évangile et annonce les bienfaits du christianisme pour les

hommes sauvages ou non.

1 Ibid., p. 93. 2 Génie du christianisme, p. 970.

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Chateaubriand utilise ces personnages missionnaires en les plaçant dans ses œuvres

romanesques pour qu’ils encadrent les passions un peu encombrantes des héros et qu’ils

donnent le ton voulu de l’évangélisation.

Ainsi, Chactas, le sauvage d’Atala acclame le triomphe de la religion chrétienne sur la vie

sauvage lors de sa visite au village où le père Aubry a réussi à construire une communauté

économique où les gens partagent équitablement les biens dans une harmonie sociale :

<<O charme de la religion ! O magnificence du culte chrétien ! (…) Là, régnait le mélange

le plus touchant de la vie sociale et de la vie de la nature : (…)

J’errais avec ravissement au milieu de ces tableaux, rendus plus doux par l’image d’Atala

et par les rêves de félicité dont je berçais mon cœur. J’admirais le triomphe du Christianisme

sur la vie sauvage ; je voyais l’Indien se civilisant à la voix de la religion>>1.

Le père Aubry fait une apparition spectaculaire, précédé du « son d’une cloche »2 au

milieu de l’orage dans une forêt ! C’est une apparition providentielle pour les deux perdus,

Atala et Chactas. Même s’il arrive trop tard pour sauver Atala de la vie d’ici-bas, il réussit

essentiellement à lui donner la paix pour la vie spirituelle après la mort. C’est un guide qui

conduit le cœur innocent et ignorant des héros malheureux vers le ciel, l’amour divin. Il donne

des éclaircissements chrétiens sur leur ignorance qui a causé leur malheur. Ainsi les lumières

du christianisme triomphe sur « le sentiment le plus fougueux et la crainte la plus terrible,

l’amour et la mort »3.

Le père Aubry est également un personnage qui illustre une occupation essentielle de la

mission et représente ainsi un modèle du missionnaire en Amérique. La description de sa

réussite chez les sauvages montre l’ambition religieuse de l’époque et de l’auteur dont les

intentions dans ce sens se manifestent clairement.

Il est aussi intéressant de remarquer le rôle différent que ces deux prêtres ont tenu dans les

œuvres respectives. Le père Aubry s’adresse principalement aux sauvages et se soucie de leur

évangélisation tandis que le père Souël s’adresse seulement à René et s’attaque alors à la

1 Atala, p.71. 2 Ibid., p. 63. 3 Ibid., p. 93.

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maladie mélancolique de son contemporain. A travers eux deux, l’auteur transmet un message

évangélique universel.

Dans René, le héros est assis à un moment du récit entre Chactas et le père Souël au pied

d’un arbre en face du Meschacebé qui coule majestueusement. Après avoir écouté le récit de

René, il prodigue à cet européen désabusé le conseil d’abandonner sa solitude, d’obéir à Dieu

et d’adapter sa vie en vue de l’utilité pour les autres :

<< Que faites-vous seul au fond des forêts où vous consumez vos jours, négligeant tous vos

devoirs ? Des saints, me direz-vous, se sont ensevelis dans les déserts ? Ils y étaient avec

leurs larmes, et employaient à éteindre leurs passions le temps que vous perdez peut-être à

allumer les vôtres. Jeune présomptueux qui avez cru que l’homme se peut suffire à lui-même !

La solitude est mauvaise à celui qui n’y vit pas avec Dieu ; elle leur ôte tout sujet pour

s’exercer. Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables>>1.

L’auteur montre ce dévouement aux autres comme un aspect positif du christianisme. Cet

aspect trouve également une place importante dans Atala. C’est par ce principe de l’Evangile

que la mission du père Aubry a pu acquérir une paix et un équilibre entre la vie naturelle et la

vie sociale.

Il est d’ailleurs symbolique que ces deux missionnaires sont morts en martyr ; Le père

Souël mourut au moment des massacres des Natchez ainsi que Chactas et René ; Le père

Aubry se sacrifie au bûcher en passant par des tortures atroces, ne voulant pas abandonner ses

sauvages chrétiens lors de l’attaque des Chéroquois à la mission. Quant à la mort de ce

dernier, Chateaubriand décrit une mort affreuse mais digne d’un chrétien antique. Elle

présente ainsi un point culminant en ce qui concerne la mission à l’étranger, ses dangers et ses

mérites évangéliques :

<<On dit que les Chéroquois, tout accoutumés qu’ils étaient à voir des Sauvages souffrir

avec constance, ne purent s’empêcher d’avouer qu’il y avait dans l’humble courage du père

Aubry, quelque chose qui leur était inconnu, et qui surpassait tous les courages de la terre.

Plusieurs d’entre eux, frappés de cette mort, se sont faits chrétiens>>2.

1 René, p.145. 2 Atala, p. 98.

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Avec ces pères, leur martyr et leurs missions en Amérique, ces œuvres de Chateaubriand

réussissent en grande partie à intéresser les français à la mission et au christianisme qui en ce

début du XIX° siècle souffrait depuis plusieurs décennies.

De ce point de vue, nous pourrions dire que le Génie du christianisme a atteint pleinement

son ambition religieuse, son but évangélique. Gérard Cholvy le constate dans le contexte

historique :

<<Dans les dernières décennies du XVIII° siècle, les missions extérieures catholiques étaient

en crise. (…) Durant la période révolutionnaire et impériale, l’Angleterre disposant de la

maîtrise des mers, ce sont les sociétés bibliques et missionnaires britanniques qui ont relancé

l’expansion du christianisme sur les autres continents. Et cependant l’ébranlement subi par le

catholicisme en France a paradoxalement contribué à son expansion au-dehors et au

renouveau missionnaire du XIX° siècle. Dans un premier temps, c’est l’action des prêtres

émigrés qui a favorisé cet essor, particulièrement aux Etats-Unis. Chateaubriand, de retour

d’Amérique, a, lui aussi, contribué à relancer l’idée missionnaire>>1.

Ce constat s’avère véridique auprès du Génie du christianisme, spécialement à travers les

descriptions des missions et les martyrs des prêtres missionnaires.

Or, en ce qui concerne le personnage de René, le but évangélique laisse des doutes. Le

héros a un caractère compliqué et un comportement bizarre. S’il est évident qu’il est noble,

catholique et recherche les idées religieuses, sa quête chrétienne surtout au niveau de ses

comportements n’apparaît pas clairement. Il y a un paradoxe entre ses aspirations et son état

dans la réalité. Il semble impératif de savoir d’où vient cette fissure.

Comme nous avons eu l’occasion de l’étudier dans la partie précédente, Chateaubriand est

influencé par les idées de Rousseau. Le philosophe français, Jean-Jacques Rousseau affirmait

que l’homme naissait bon, mais que c’était la société qui le déformait et le corrompait. Etant

influencé par ces idées, Chateaubriand a pensé que les habitants du nouveau monde étaient

hors de tous les péchés de la société qui rend les hommes criminels. Dès lors, l’Amérique

1 G. Cholvy, op. cit., p.149.

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septentrionale lui apparaissait comme un monde idéal, pur et exempt des vices de la société de

la vielle Europe.

Cependant cette version de Rousseau sur la nature de l’humanité ne se conforme pas tout à

fait à celle de la Bible. Selon la Bible l’homme est né pécheur. L’humanité entachée par le

péché originel et Caïn, le premier enfant des premiers homme et femme n’est-t-il pas devenu

fratricide ?

Le cri de René dans une lettre adressée à Céluta dans Les Natchez, relève d’ailleurs un

point intéressant sur ce point :

<<Père tout-puissant, tu m’as appelé dans la solitude ; tu m’as dit « René ! René ! qu’as-tu

fait de ta sœur ? » Suis-je donc Caïn ?>>1

Chateaubriand, nous semble-t-il, est partagé entre ces deux versions au point qu’il en

laisse les traces dans ses écrits. Cela explique pourquoi une fois la religion évoquée,

Chateaubriand en arrive à une sorte de croisement des idées, c’est-à-dire du christianisme et

des Lumières.

Maurice Regard dit à ce propos que « la religion dont Chateaubriand se croyait le

défenseur aboutit ainsi à étranges résultats ; le bonheur ne peut être que l’effet d’un

paradoxe : il ne repose pas sur l’apaisement qu’elle procure ou impose, mais sur les

angoisses et les dangers qu’elle suscite. Par les tortures et les remords, elle exalte l’individu,

le pousse à la révolte, au goût du néant »2.

René nous semble illustrer parfaitement cette nature humaine. Nous essayerons par la suite

d’étudier la dualité des sentiments religieux de René, à l’origine de bien de joies et de

tourments contradictoires.

Dualité dans les sentiments religieux : raison et cœur

1 Les Natchez, p. 500. 2 M. Regard, op.cit., p. VIII.

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Il nous semble que cette dualité qu’il a ressentie à Rome entre la civilisation antique et la

civilisation chrétienne subsiste également dans ses sentiments religieux. C’est la dualité qui

réside dans la région de la raison et du cœur. René la connaissait aussi. Ce sentiment

d’embarras quand on ressent le non accord entre raison et sentiment :

<<J’étais plein de religion, et je raisonnais en impie ; mon cœur aimait Dieu, et mon esprit le

méconnaissait ; ma conduite, mes discours, mes sentiments, mes pensées n’étaient que

contradiction, ténèbres, mensonges. Mais l’homme sait-il bien toujours ce qu’il veut, est-il

toujours sûr de ce qu’il pense ?>>1

René éprouve déjà la dualité de son existence substantielle. Notre existence n’arrive-t-elle

pas souvent à naviguer entre le bien et le mal ? La confession de René révèle dans son

humilité que l’homme ne sait pas toujours faire le bon choix et qu’il ne se suffit pas lui-même.

En second lieu, il nous semble que le voyage de René cache encore une ambition secrète.

C’est -à - dire qu’elle soulève une distinction entre la raison et le sentiment dans la religion.

Croire en Dieu par raisonnement ou croire en Dieu par révélation constituait en effet souvent

l’opposition dans un débat théologique.

D’ailleurs, la mention sur <<l’architecte>> de grand bâtisseur amène à développer les

idées des Lumières en rapport avec Dieu. Le siècle de la Lumière s’opposait radicalement aux

siècles précédents où le christianisme occupait une place primordiale dans la société et dans la

vie de chaque individu.

Les philosophies du XVIII° essayaient de déchristianiser la société. La place du Dieu

chrétien est remplacée par le Grand Architecte et les disciples de Voltaire et de Diderot

répandent l’athéisme et le déisme.

La religion face à l’humanisme

En plus des Lumières, le XVIII° est aussi le siècle d’un humanisme renouvelé. Goethe

n’a-t-il pas dit « Que l’homme soit noble, solidaire et bon » ?

1 René, p. 131.

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L’humanisme apparaît sous forme différente à travers les siècles, comme l’humanisme

gréco-romain, celui de la renaissance, et encore celui d’aujourd’hui, à travers le droit des

hommes. L’humanisme dont l’idée directrice est l’importance de l’homme lui-même, ne

s’accorde pas toujours avec celle du christianisme.

Chateaubriand est un héritier des pensées du XVIII° siècle. Quand il a rencontré la

religion, il l’a fait donc en tant que tel. La rencontre de ces idées opposées se reflète en

conséquence dans son œuvre.

En particulier, l’humanisme antique semble attirer beaucoup d’érudits et d’intellectuels à

l’époque. Chateaubriand s’y intéresse évidemment et s’en inspire abondamment. Il nous

semble qu’il essaye de relier l’humanisme antique avec les idéaux chrétiens comme l’avait

tenté Erasme de Rotterdam à son époque.

Or la tentative de Chateaubriand se trouve dans un terrain périlleux si l’on accorde du

crédit aux arguments de Derek Prince, ancien professeur de philosophie grecque à l’université

de Cambridge en Angleterre. En ce qui concerne la base de la philosophie humaniste grecque,

il cite brièvement 3 philosophes dominants :

<<Un homme, qui se nommait Héraclite, disait : « Tout est en mouvement » et « on ne peut

pas entrer deux fois dans le même fleuve » En d’autres termes : Tout est relatif - rien n’est

absolu-. Un autre philosophe Protagore, disait : « L’homme est la norme de toutes choses »

Cette phrase est la suprême profession de foi de l’humanisme. L’homme décide de ce qui est

juste et faux, de ce qui est bien et mal. Et ce qui est encore vrai aujourd’hui, peut être faux

demain.

Et troisièmement Aristote. Sa représentation de Dieu fut celle d’une pensée parfaite : une

intelligence bonne, parfaite, qui réfléchit sur elle-même. Le plus important qu’Aristote puisse

faire était « penser ». Et la chose la plus important sur laquelle il puisse réfléchir, était lui-

même. Donc pour Aristote, Dieu n’était autre que l’homme lui-même, réfléchissant sur sa

pensée >>1.

En opposition avec ces idées, il donne également un argument tiré de la Bible dans Esaïe

5 verset 20-21 :

1 Derek Prince, Une analyse biblique de l’humanisme, VOIX, Nr. 002, FGBMFI, 2000, p.11.

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<< Malheur à ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal, qui changent les ténèbres en

lumière, et la lumière en ténèbres, qui changent l’amertume en douceur, et la douceur en

amertume ! Malheur à ceux qui sont sages à leurs yeux, et qui se croient intelligents ! >>

Selon lui, ces versets décrivent bien l’humanisme :<<un refus total des valeurs absolues et

une totale altération des normes, que Dieu a données aux hommes. Et Dieu met l’homme

clairement en garde de ne pas se laisser entraîner >>1.

Il semble que ce résumé bref mais efficace offre une explication pertinente en ce qui

concerne les idées humanistes. Elle montre que de l’humanisme découlent le rationalisme et

le culte des pensées, en outre le culte du corps.

Par contre, le christianisme ne met pas l’homme et ses pensées en premier. C’est Dieu et

sa volonté qui tient la place centrale pour les chrétiens. Donc il est évident que christianisme

et humanisme ne peuvent pas facilement se rencontrer et les efforts de Chateaubriand dans ce

sens risquent d’aboutir à une impasse.

L’harmonie de l’univers dont René fait l’expérience lors de ses visites voyageuses

pourrait faire face à l’univers de Voltaire qui écrivait : « L’univers m’embarrasse, et je ne puis

songer que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger ». L’embarras de Voltaire ne l’a pas

amené à se tourner vers Dieu. Il se borne à sa raison et à l’optimisme qu’il a si bien présenté à

travers le personnage de Candide.

De même, l’embarras de René ne l’a pas amené à se détourner du péché. Il s’interroge et

réfléchit sur la question, mais il n’arrive pas à faire le choix définitif. Il semble rester toujours

entre les deux pôles.

Etre humaniste et chrétien à la fois, c’est là où réside, nous semble-t-il, le problème

essentiel de René quant à l’évolution de sa vie religieuse.

René, chrétien mélancolique

1 Ibid., p.12.

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De retour de son pèlerinage, René, toujours insatisfait, assiste impuissamment à la chute

du grand siècle pour lequel il était élevé. Pour l’enfant qu’il a été, le grand siècle symbolisait à

la fois la puissance de sa nation et l’immutabilité de choses. Dans sa narration, René raconte à

Chactas les impressions qu’il a eues après son retour en France face au changement. Le héros

le raconte d’une manière particulière comme s’il faisait une confession à un prêtre. D’ailleurs,

René commence par dire les mots suivants, « mon père ». Ces mots que le héros utilise pour

désigner Chactas, qui est aussi son père adoptif, laissent libre cours à une interprétation

révélatrice dans ce sens :

« Hélas ! mon père, je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle dont je n’ai vu que la fin

dans mon enfance, et qui n’était plus lorsque je rentrai dans ma patrie. Jamais un

changement plus étonnant et plus soudain ne s’est opéré chez un peuple. De la hauteur du

génie, du respect pour la religion, de la gravité des mœurs, tout était subitement descendu à

la souplesse de l’esprit, à l’impiété, à la corruption »1.

Dans sa confession, René souligne le fait qu’il a constaté la dégradation générale de la vie,

après le déclin du grand siècle. Il pense surtout que cela est dû à l’abandon de la religion.

Selon le point de vue de ce héros, la société se dégrade ainsi quand elle n’a plus de religion ni

ses principes.

Par ailleurs, Chateaubriand essaye de communiquer l’importance de la religion par rapport

à la société. La citation ci-dessous en donne l’exemple. La situation, que l’auteur dépeint dans

cette citation, pourrait être lue comme celle qu’il a connue après la Révolution française de

1789. Pour lui, la religion constitue une institution primordiale pour établir l’ordre dans la

société. La religion et ses commandements sont essentiels pour conduire les comportements

des individus dans la société :

<< Le Dieu de son âme reste un Dieu caché. Nous pouvons dire qu’il croyait avant tout à

l’évangile et à la mission terrestre de l’Evangile. Il ne veut nous entretenir que de cette

religion par laquelle se font et se défont les empires. Elle a son Dieu qui doit se mettre à la

mesure de nos exigences, un Dieu qui se métamorphose et progresse selon les siècles,

monarchiste, républicain, révolutionnaire au besoin>>2.

1 René, p. 126. 2 Dans l’avant-propos de M. Regard, op.cit., pp. XIV-XV.

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A travers ses voyages, René pourrait dire que la religion représente même la civilisation et

ce qui en reste. Il a constaté que la gloire de la civilisation ancienne disparaît mais la tradition

religieuse reste malgré les siècles ; les rois et la politique changent mais l’instinct religieux

subsiste chez les gens. Il voit donc là le fondement de la société. Le christianisme, qui a su

traverser des siècles, lui paraît alors une excellente institution pour la société.

Pourtant, il sera aussi judicieux de remarquer un grand vide dans la vie religieuse de René.

C’est de Jésus-Christ dont l’importance du rôle rédempteur est indiscutable dans le

christianisme, dont l’auteur semble ici oublier la place.

Ce lapsus pourrait nous apporter une explication capitale pour la compréhension de René.

Comme le dit Luther, à partir de l’Evangile, la Bible parle des hommes totalement perdus qui,

sans le salut en Christ, restent perdus.

Or Chateaubriand ne paraît pas s’en préoccuper dans René alors qu’il a fait un beau

sermon à ce sujet dans Atala.

Chez Chateaubriand, la religion apporte surtout la sérénité ainsi qu’il l’explique à travers

le père Aubry :

<<Il n’avait pas les traits morts et effacés de l’homme né sans passions ; on voyait que ses

jours avaient été mauvais, et les rides de son front montraient les belles cicatrices des

passions guéries par la vertu et par l’amour de Dieu et des hommes. (…) Tout en lui avait

quelque chose de calme et de sublime >>1.

Il représente ainsi un modèle qui donne <<une véritable idée du voyageur chrétien sur la

terre>> comme Atala et Amélie, ses homologues féminins dans ce sens, qui arrivent à

réconcilier le dilemme entre le besoin religieux et l’ambition extérieure par la force de la

religion.

La religion, qui a enfin apporté la paix et le calme à Atala et à Amélie, ne semble pourtant

pas agir de la même façon chez René. Si elles sont mortes toutes deux comme des saintes

ayant vaincu les passions dévastatrices, René erre toujours avec sa solitude sans vraiment

trouver la consolation.

1 Atala, p. 65.

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Même dans les Natchez, René ne semble pas être devenu adulte malgré ses années

passées, ses expériences. Il reste encore immature et indécis face aux vieux sachems et aux

pères.

Le personnage de René semble à chaque fois « re-né » dans les trois ouvrages cités.

Chronologiquement, il devient adulte mais son état d’âme ne semble pas connaître tellement

d’évolution dans le domaine de la religion, ni dans d’autres domaines.

L’ambition religieuse de René, qui s’exprime par son désir de s’élever, ne nous semble

pas par conséquent avoir atteint pleinement son but.

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Chapitre huit : Stendhal et la religion, hostilité ou sensibilité

cachée

Contrairement à Chateaubriand, Stendhal paraît montrer une manifestation évidente

d’anticléricalisme que les critiques relèvent en premier dans sa vie et dans le Rouge et le Noir.

Bien qu’il soit assez ancré dans sa position anticléricale, on trouve dans ses œuvres des

prêtres sympathiques et des personnages attachants qui sont croyants. De ce fait, l’approche

de la religion dans le Rouge et le Noir n’est peut être pas aussi simple que cela pourrait en

avoir l’air. Et si l’auteur ne se montre pas favorable à la religion, il est indéniable qu’il a

utilisé la religion comme une matière importante pour son roman que ce soit pour le fond ou

pour les intrigues.

Ainsi, il semble que la comparaison de certains aspects religieux avec l’œuvre de

Chateaubriand ne manquerait pas d’intérêt.

En premier lieu, Stendhal ne traite essentiellement que l’aspect extérieur de la religion

dans ses œuvres. Il n’a pas écrit un livre qui ressemble à celui d’un théologien, ni écrit ni

proclamé les vertus du christianisme. Au contraire, il s’attaque aux institutions religieuses

avec virulence. En tête de liste des ses critiques, figurent le séminaire et la congrégation

décrits dans le Rouge et le Noir.

Le séminaire de Besançon et la congrégation sont analysés en général par les critiques

précédents comme étant le fond romanesque où des intrigues plus ou moins malhonnêtes se

trament. Ceci est vrai en partie. Mais si nous adaptons la méthode historique comme nous

l’avons fait pour René et Génie du christianisme, c’est-à-dire, analyser la religion de l’œuvre

dans une continuité historique (la Révolution), nous pensons que ces deux aspects religieux

dans le Rouge et le Noir apportent plus d’explications pour comprendre l’opinion religieuse

de l’auteur.

Il faut remarquer aussi que l’aspect religieux que le lecteur retrouve dans le Rouge et le

Noir est celui de l’époque de la Restauration. Par conséquent, il ne faut pas oublier qu’il y a

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environ trente ans de distance entre les deux oeuvres. Essayons d’abord de savoir les causes

de son malaise vis-à-vis de la religion.

L’origine de ses sentiments d’anti-religion

Les sentiments anti-religieux de Stendhal se manifestent dès son enfance. D’après ses

récits autobiographiques, cela remonte particulièrement à l’époque où il a perdu sa mère ;

Stendhal laisse à ses successeurs deux ouvrages autobiographiques intitulés, Souvenir

d’Egotisme et Vie de Henry Brulard dans lesquels il se remémore des faits passés et nous

donne des indices pour comprendre son caractère et les événements qui l’ont forgé.

La tragédie de sa vie survient dans son enfance ; il avait à peine sept ans quand sa mère

adorée mourut en couches en 1790. Sa douleur est immense d’autant plus qu’il avait une

relation très forte avec elle dont il dit avoir été « fort amoureux »1.

Son incompréhension, sa rancune et sa douleur devant la disparition de sa mère persistent

toute sa vie, autant dire que cet événement influence la personnalité de Stendhal. Elle se dirige

tout d’abord vers cette caractéristique stendhalienne qui est de renier le père et tout ce qui a un

lien avec lui.

La perte de sa mère cause le refus violent du père religieux et du père biologique.

D’ailleurs, son père lui semble le coupable désigné étant donné que sa mère est morte en

couches. L’auteur explique précisément cette antipathie vis-à-vis de son père dans la Vie de

Henry Brulard.

Dans sa douleur insurmontable, il entend par hasard les paroles d’un prêtre venu consoler son

père :

<< « Mon ami, ceci vient de Dieu », dit enfin l’abbé ; et ce mot, dit par un homme que je

haïssais à un autre que je n’aimais guère, me fit réfléchir profondément.

On me croira insensible, je n’étais encore qu’étonné de la mort de ma mère. Je ne

comprenais pas ce mot. (…) Je me mis à dire du mal de God>>1.

1Stendhal, Vie de Henry Brulard, Préface de Béatrice Didier, Gallimard, coll. de Folio classique, 1973, p. 50.

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Le jeune cœur d’Henri ne comprend pas les paroles que l’abbé Rey adresse à son père et il

se révolte contre ce Dieu qui a ravagé l’être qu’il a aimé le plus au monde ; << Mais il me

semblait que je la reverrais le lendemain, je ne comprenais pas la mort >>2.

La rancune de Stendhal à propos de la religion se renforce au fur et à mesure qu’il se

produit des frictions avec son entourage. Cela concerne d’abord la sœur de sa mère, tante

Séraphie qui a été « le mauvais génie pendant toute son enfance »3. Tout simplement, il ne

l’accepte pas et ne la supporte pas. Car elle n’est qu’un substitut de sa mère auprès de lui et

dans sa famille mais avec moins de chaleur et de complicité. Ne se trouvant pas d’affinité

avec sa tante, le petit Beyle commence à lui vouer une haine farouche.

Des récriminations incessantes sur son comportement le rendent définitivement allergique

à la bigoterie de sa tante : <<Ma tante Séraphie osa me reprocher de ne pas pleurer assez.

Qu’on juge de ma douleur et de ce que je sentis ! >>4

La mort de sa mère influence fortement le caractère de Stendhal, surtout en ce qui

concerne sa relation avec sa famille. Cette tragédie paraît, pour bien des choses durant toute sa

vie, résider au centre de sa psychologie; <<Elle périt à la fleur de la jeunesse et de la beauté

en 1790, elle pouvait avoir vingt-huit ou trente ans. Là commence ma vie morale>>5.

Il convient de remarquer ici que la réaction de Stendhal face à la mort de sa mère semble

radicalement différente de celle de Chateaubriand. Et cette différence constitue le point fort de

nos intérêts dans la présente étude parce qu’elle semble former les idées religieuses de ces

auteurs et indiquer celles de leurs personnages romanesques.

Pour celui-ci, cet événement constitue un moment où il recherche la consolation dans la

religion. Il se reconvertit au catholicisme comme nous l’avons analysé dans la partie

précédente. En revanche, en ce qui concerne celui-là, la religion se place en complice de la

mort de sa mère ; une chose qu’il ne comprend pas mais que ses parentes essayent de lui faire

1 Ibid., p, 57. 2 Ibid., p. 53. 3 Ibid., p. 47. 4 Ibid., p. 53. 5 Idem.

Page 195: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

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accepter au nom de la religion. Etant donné que Stendhal prend Dieu pour le ravisseur de sa

mère, il se révolte contre la religion.

Si la mort de la mère fournit à Chateaubriand l’occasion de la méditation religieuse et

l’oriente vers la vie de l’au-delà, le même événement donne de l’importance au présent chez

Stendhal. Ce dernier se focalise donc sur le bonheur qu’il peut trouver présentement, de peur

de le perdre.

La différence de réaction s’explique en grande partie, par l’âge respectif des auteurs au

moment de la mort. Il ne faudrait pas oublier que si Chateaubriand était déjà adulte lors du

décès de sa mère, Stendhal n’a même pas sept ans. Il est évident que ce genre d’événement

agit différemment sur les individus, les adultes ou les enfants.

De la sorte, la façon dont Stendhal réagit face à ce décès trop traumatisant pour lui, se

révèle forcément fort différente de celle de Chateaubriand. A cela s’ajoute les effets de

l’enfance et de l’éducation qu’ils ont reçus.

L’abbé Raillane, entre folie et phobie

Avant d’aller plus loin, il convient de noter que la haine que Stendhal éprouve à l’égard de

son père, fournit des arguments de la plus grande importance pour l’analyse psychanalytique

de ses autobiographies et de ses romans. Les critiques comme Béatrice Didier, Robert André

et d’autres, ont fait d’excellents travaux à ce sujet. En particulier, Robert André nous livre une

analyse à la fois intéressante et rigoureuse sur la situation oedipienne de l’homme naturel

Beyle et l’écrivain Stendhal, dans son ouvrage intitulé Ecriture et Pulsions dans le roman

stendhalien.

Nous recourrons à ce principe d’interprétation, mais seulement en partie, pour développer

le rapport de haine voué à son père, de dévotion pour sa mère qui semble effectivement

révéler un lien non séparable.

En revanche, nous ne nous y attarderons pas parce que notre objectif dans cette présente

partie est de démontrer comment le sentiment d’anti-religion se développe chez Stendhal,

quelles sont ses causes et conséquences dans le Rouge et le Noir.

Page 196: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

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Comme nous avons déjà procédé pour l’analyse concernant Chateaubriand, nous

voulions étudier d’abord les origines des sentiments religieux chez Stendhal pour analyser

ensuite ceux de Julien Sorel en nous appuyant sur les textes et sur les faits historiques avant

de considérer les points communs.

Après la disparition de sa mère adorée, l’atmosphère de la maison est devenue étouffante

pour Stendhal, il n’aspire qu’à être libre et à quitter le toit paternel. Il s’agit pour lui de se

dégager de la tyrannie et de l’injustice dont il croit être victime dans son domicile.

La religion semble tenir une mauvaise place dans cette situation. L’abbé Raillane, le

nouveau précepteur imposé par son père, Chérubin Beyle, n’arrange rien à ce sentiment contre

la religion, au contraire, il est représenté comme un dévot hypocrite, un tyran auprès de son

élève.

Ce qui semble intéressant dans la personne de l’abbé Raillane, ce n’est pas seulement le

fait qu’il représentait mal l’Eglise auprès du jeune Stendhal. Mais surtout il s’agit d’une

personne sur qui Stendhal canalise sa haine, à défaut de la déverser sur son père biologique.

De ce fait, le rôle de l’abbé Raillane n’est pas minime pour la compréhension du

mécanisme des sentiments stendhaliens. La relation avec ce père de l’Eglise et avec son

propre père ne manqueront pas d’intérêts, leur association vis à vis de la religion et de la

monarchie par extension de la signification du père, est toujours négative.

L’abbé Raillane était un prêtre réfractaire qui cherchait un refuge en 1790. Le père

d’Henri, Chérubin Beyle avait des prétentions nobiliaires. Fidèle royaliste, celui-ci a décidé

d’accorder un asile à celui-là auprès de son fils en tant que précepteur. Cette décision s’avère

catastrophique pour l’enfant qui le prend pour « noir coquin »1.

En plus, Stendhal soupçonne son père de l’avoir engagé uniquement par « vanité » lorsque

cet abbé est congédié de la famille des Perier :

<<Mon père le prit apparemment par vanité. M. Perier milord, le père du ministre Casimir,

passait pour l’homme le plus riche du pays. (…)

1 Ibid., p.88.

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Quel honneur pour un avocat au parlement de prendre pour son fils le précepteur sortant de

chez M. Perier !>>1

Ce texte est précédé de la description des enfants des Perier dont l’abbé Raillane avait la

charge et de leurs caractères plus ou moins fous. Il est suivi d’un passage décrivant

l’arrangement envisagé entre son père et l’abbé Raillane, et notamment l’horreur de sa famille

de parler d’argent.

Ce passage de l’engagement de l’abbé Raillane par son père, placé entre celui de la folie

des enfants quittés et celui de sa phobie de parler de l’argent, nous semble un des passages qui

révèlent le mieux toute l’étendue des sentiments de l’auteur à leur sujet.

La folie et la phobie, ne sont-ce pas les sentiments humains les plus craintifs, les plus

interdits entraînant rejet, inacceptation ?

Le sentiment de Stendhal sur son nouveau précepteur débute ainsi sur une note de

désaccord extrême. L’auteur exprime également tout son mépris vis à vis de son père

engageant l’abbé Raillane par vanité.

La présentation physique de l’abbé Raillane démontre d’ailleurs le renforcement de ce

sentiment. La description de sa physionomie prouve en plus son importance quand on

comprend son intertextualité avec une autre description dans le Rouge et le Noir :

<<M. l’abbé Raillane, fut dans toute l’étendue du mot un noir coquin. Je ne prétends pas

dire qu’il ait commis des crimes, mais il est difficile d’avoir une âme plus sèche, plus ennemis

de tout ce qui est honnête, plus parfaitement dégagée de tout sentiment d’humanité. Il était

prêtre, natif d’un village de Provence, il était petit, maigre, très pincé, le teint vert, l’oeil faux

avec un sourire abominable>>2.

Ce texte d’une œuvre autobiographique nous rappelle un autre texte, celui de son roman,

le Rouge et le Noir : quand Stendhal décrit l’entrée de Julien Sorel dans le séminaire de

Besançon, il y dépeint la physionomie particulière d’un portier. Il serait intéressant de

comparer ce texte avec celui de ci-dessus :

1 Ibid., p. 89. 2 Ibid., p. 88.

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<<Au bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et

aussitôt baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille saillante et

verte de ses yeux s’arrondissait comme celle d’un chat ; les contours immobiles de ses

paupières annonçaient l’impossibilité de toute sympathie ; ses lèvres minces se développaient

en demi-cercle sur des dents qui avançait. Cependant cette physionomie ne montrait pas le

crime, mais plutôt cette insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse

>>1.

Quand on compare ces deux textes, il n’est pas difficile de deviner à qui l’auteur a

emprunté les traits du portier qui impressionne tant le héros ; regardons d’abord le visage ; le

même teint vert, les lèvres pincées, les yeux qui n’ont rien d’humain… Ensuite, ces traits qui

ne montrent pas le crime mais qui reflètent l’hypocrisie, et qui n’inspirent aucune sympathie

aux jeunes.

Quand on sait que le séminaire de Besançon est décrit comme une prison et le portier et le

directeur comme un geôlier, le rôle de l’abbé Raillane devient plus important qu’un

précepteur mal aimé. Comme nous allons développer ce rapport entre séminaire et prison dans

une partie prochaine, laissons ce rapport pour le moment de côté et revenons ici au rapport

entre l’abbé et le père.

Ainsi l’abbé Raillane tient parfaitement le rôle de bourreau pour Stendhal en représentant

non seulement l’Eglise mais l’autorité oppressante qui n’est autre que celle de son propre

père :

<<Je haïssais l’abbé, je haïssais mon père, source des pouvoirs de l’abbé, je haïssais encore

plus la religion au nom de laquelle ils me tyrannisaient>>2.

Du rôle tenu par l’abbé de Raillane découle essentiellement trois éléments. En premier

lieu, sous la surveillance de ce prêtre, de cet homme austère, Stendhal a appris à haïr les

prêtres qui lui semblaient un ramassis de menteurs et d’hypocrites. Tout ce temps passé près

de lui influence fortement son opinion religieuse. Probablement, plein de sa rancune, Stendhal

1 Le Rouge et le Noir, p. 375. 2 Vie de Henry Brulard, p.99

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affirme qu’il n’a « point de dates pendant l’affreuse tyrannie Raillane »1, l’époque où il

devient « sombre et haïssant tout le monde »2.

Par contre, ne pas souvenir de dates3 dans une autobiographie ne semble pas insignifiant,

cela peut s’avérer un meilleur moyen de vengeance pour l’auteur. Que ce soit par ironie ou

par une symbolisation suprême de la revanche, cette lacune semble expliquer la ténacité de la

rancune que son précepteur –prêtre lui inspire à travers la terreur et l’hypocrisie.

L’hypocrisie des ecclésiastiques deviendra toujours la matière d’attaque centrale dans les

œuvres romanesques chez Stendhal. Les exemples sont nombreux dans le Rouge et le Noir

ainsi que dans ses autres romans ; dans les romans stendhaliens, les comportements vils de la

prêtrise ne manquent pas ; prenons l’exemple dans le Rouge et le Noir de l’abbé Castanède

qui incarne, ainsi que tant d’autres séminaristes de Besançon, le type de jésuite froid,

calculateur, hypocrite. (Même Fabrice, le héros fringant de la Chartreuse de Parme fait un

enfant à Clélia alors qu’il est évêque !)

Ces exemples montrent le peu d’estime de Stendhal pour le statut ecclésiastique. Les

mauvais comportements de certains prêtres paraissent fournir suffisamment de preuves

contraires à la moralité de la doctrine de la religion qu’ils prêchent. Chez Stendhal ce constat

de l’hypocrisie constitue ainsi le défaut majeur de la prêtrise avec l’oppression et l’imposition

doctrinale du corps ecclésiastique au peuple ignorant.

En second lieu, l’accusation que Stendhal porte à l’abbé Raillane est encore étroitement

liée avec son père. Il s’agit du lien étroit de l’Eglise catholique avec la monarchie mourante.

Son père qui croyait être au bord de l’anoblissement, ne jurait que par les rois Bourbons. Il

protège les prêtres et le culte dominical se tient même chez lui pendant la persécution au

temps de la Révolution.

En particulier, la mort de Louis XVI provoque des réactions bien contraires qui révèlent la

différence de position politique entre le père et le fils :

<<Il me semble que la mort de Louis XVI, 21 janvier 1793, eut lieu pendant la tyrannie

Raillane. Chose plaisante et que la postérité aura peine à croire, ma famille bourgeoise mais

1 Ibid., p. 98. 2 Idem. 3 Stendhal utilise le même moyen quand il doit exprimer des moments qui le gênent ou l’entraîne à la sublimation. Nous en reparlerons dans la dernière partie, intitulée « auteur et ambition ».

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qui se croyait sur le bord de la noblesse, mon père surtout qui se croyait noble ruiné, lisait

tous les journaux, suivait le procès du roi comme eût pu suivre celui d’un ami intime ou d’un

parent. (…)

« J’espère que le traître aura été exécuté », pensais-je. Puis je réfléchis à l’extrême

différence de mes sentiments et de ceux de mon père>>1.

Face à son père royaliste, le fils épouse farouchement les idées républicaines. Le choix

semble volontaire et logique dans la continuité du ressentiment stendhalien contre le père et

de la monarchie que celui-ci vénère.

D’ailleurs, chez Stendhal, les Bourbons et leur religion officielle, le catholicisme, seraient

à l’origine de la mauvaise santé du pays par le fait que l’Eglise et l’Etat s’associent pour

gouverner le peuple. Il constate que l’Eglise se sert de l’institution pour assujettir le peuple

ignorant par l’obscurantisme, la répression et la terreur. Il pense que l’Eglise utilise son

pouvoir pour maintenir le peuple sous son joug. Au lieu de servir les gens, ce qui est le

principe de l’évangile, les clercs, lui paraît-il, ne pensent qu’à s’en servir à leur gré.

Pour lui le grand rôle de l’Eglise réside donc dans l’association avec la monarchie

vieillissante, réprimant toute liberté.

Si Stendhal est d’accord avec Chateaubriand sur le fait que le catholicisme occupe une

grande partie de la politique que le souverain utilise pour le gouvernement de son peuple, leur

appréciation de son rôle se trouve radicalement différente.

Pour Chateaubriand, la religion est une nécessité pour le maintien de la société, elle y joue

un rôle bénéfique et assure une sorte de garantie de morale et de principes. Par contre en ce

qui concerne Stendhal, l’institution catholique n’est que propice à reproduire les fripons et les

hypocrites. De ce fait le rôle de la religion est conté de façon fort péjorative dans ses ouvrages

qui dénoncent souvent les méfaits de l’alliance du trône et de l’autel, le rôle politique de la

religion. Il lui paraît que l’église et sa doctrine empêchent les honnêtes gens de raisonner

logiquement.

En dernier lieu, l’obscurantisme de la religion catholique donne lieu à un fort ressentiment

stendhalien. Ce ressentiment provoque bien entendu le désir d’éclairer l’ignorance des gens et

1 Vie de Henri Brulard, pp. 120-121.

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engendre des idées proches des philosophes de Lumières que nous allons ensuite analyser.

Fils de Voltaire

L’anticléricalisme de Stendal a donc pour son origine la mort de sa mère. Pourtant quand

on en croit les récits autobiographiques, son origine remonte encore plus loin, elle est liée

surtout aux sentiments d’injustice ressentis dans son enfance.

Le sentiment d’injustice remonte aux premiers souvenirs de Stendhal. Quand il était tout

jeune, il lui arriva deux événements qui ont entraîné de vives réactions dans son entourage,

notamment chez tante Séraphie ; le premier événement concerne naturellement le premier

souvenir que Stendhal garde de son enfance. Il s’agit du fait qu’il a « mordu à la joue ou au

front Madame de Pison du Galland »1. Le deuxième est conté par la suite ; il fait tomber un

couteau du premier étage jusqu’à près de Madame Chenevaz.

Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas tellement le fait même qui pourrait aboutir à des

explications intéressantes en soi quand on l’analyse du point de vue psychanalyste, comme le

fait Béatrice Didier dans ses notes de Vie de Henry Brulard .

Ce qui nous attire dans les épisodes enfantins de Stendhal, c’est surtout la mention des

réprimandes de sa tante Séraphie, voire de son grand-père et de sa grande tante. Ces reproches

face à des comportements instinctifs et hasardeux provoquent en lui de vifs sentiments

d’injustice. Ce sentiment d’injustice le pousse à se révolter contre le système d’autorité,

contre sa tante, et surtout contre la religion au nom de laquelle elle le réprimande.

<<Je me révoltai, je pouvais avoir quatre ans. De cette époque date mon horreur pour la

religion, horreur que ma raison a pu à grand’ peine réduire à de justes dimensions, et cela

tout nouvellement, il n’y a pas six ans. Presque en même temps prit sa première naissance

mon amour filial instinctif, forcené dans ces temps-là, pour la république >>2.

1 Ibid., p. 43. 2 Ibid., p. 47.

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L’anticléricalisme de Stendhal remonte donc aux souvenirs de son enfance, mais surtout à

la tragédie du décès de sa mère. Et cette perte qui causa la haine à l’égard de son père semble

engendrer par la même occasion anti-cléricalisme et anti-monarchie.

Ce sentiment ne sera que renforcé au cours des lectures qu’il fait par la suite. La mention

au sujet de la bibliothèque de son père ainsi que de son grand-père le révèle.

L’appréciation de Stendhal sur Voltaire et les philosophes de Lumières, et surtout sur les

encyclopédistes découle d’une péripétie avec son père durant son enfance. Son

autobiographie, Vie de Henry Brulard fournit encore des informations complémentaires.

L’auteur raconte la scène qu’il a eue avec son père au jour de l’enterrement de sa mère :

<<Le lendemain, il fut question de l’enterrement, mon père, dont la figure était réellement

absolument changée, me revêtit d’une sorte de manteau noir en laine noire qu’il me lia au

cou. La scène se passa dans le cabinet de mon père, rue des Vieux-Jésuites ; mon père était

morne et tout le cabinet tapissé d’in-folio funèbres, horribles à voir. La seule Encyclopédie de

d’Alembert et Diderot, brochée en bleu, faisait exception à la laideur générale>>1.

Cette description souligne d’abord l’aspect lugubre de la maison à cause de la mort de sa

mère, la laideur caractérisant tout l’entourage d’un enterrement. Ensuite il met en lumière une

chose qui semble échapper à cette atmosphère étouffante. Etouffante d’abord dans le sens

propre parce que son père lui lie au cou son manteau. Signifiant par ce geste, qu’il le force à

accepter la mort de sa mère, chose qu’il refusera évidemment. Le deuil qu’il ne peut pas

accepter rend l’ambiance plus étouffante, ceci dans le sens figuré.

Dans cette atmosphère dans le cabinet de son père, il découvre un éclat, une lumière qui

échappe à la réalité lugubre. Il s’agit de l’Encyclopédie. Sa seule présence donne de l’éclat à

l’ambiance sombre de la journée. A ce propos, Béatrice Didier fait une remarque pertinente

dans ses notes de Vie de Henry Brulard : << ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Stendhal a

d’abord lu Voltaire dans la bibliothèque du grand-père Gagnon. L’ensemble de la

bibliothèque paternelle était au contraire dominé par une « laideur » à laquelle ne fait

exception que l’Encyclopédie, dont le bleu éclate, échappe au deuil >>2 :

1 Ibid., p. 57. 2 Ibid., p. 459.

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<<Dans le fait j’ai été exclusivement élevé par mon excellent grand-père, M. Henri Gagnon.

Cet homme rare avait fait un pèlerinage à Ferney pour voir Voltaire et en avait été reçu avec

distinction. Il avait un petit buste de Voltaire, gros comme le poing, monté sur un pied de bois

d’ébène de six pouces de haut. (C’était un singulier goût mais les beaux-arts n’étaient le fort

de Voltaire ni de mon excellant grand-père.) C’était pour moi une rare faveur d’y être admis,

et une plus rare voir de toucher le buste de Voltaire >>1.

Comme le prouve ce texte, le fait que Stendhal apprécie Voltaire vient en grande partie

par l’association de Voltaire avec son grand-père, qui signifie en même temps le rejet de son

père.

Stendhal illustre, affirme encore cette attitude par le vol qu’il commet dans la bibliothèque

de son père à Claix où se trouve la maison de campagne :

<<Claix me déplaisait parce que j’y étais toujours assiégé de projets d’agriculture, mais

bientôt je trouvai une grande compensation. Bientôt après je volai des volumes de Voltaire

dans l’édition en quarante vo[lumes] encadrés que mon père avait à Claix (son domaine) et

qui était parfaitement reliée en veau imitant le marbre>>2.

Premièrement, la lecture de Voltaire est associée avec son désir d’être fils de son grand-

père maternel, non de son père. Sa mère qui représentait pour lui « toute la joie de

l’enfance »3 est remplacée ici par la joie de lecture. En compensation de la perte de l’être qui

lui était le plus cher, il trouve son monde à lui dans les livres à travers lesquels il se sent en

relation avec sa mère et son grand-père. Il s’y trouve dans l’ambiance joyeuse et chaleureuse

de la maison de son grand-père maternel. Le fait de s’enfermer dans la chambre de sa défunte

mère pour lire son livre de prédilection, la «Divine Comédie » de Dante, en est un bon

exemple.

Deuxièmement, Voltaire ainsi que les autres auteurs de l’Encyclopédie apportent à

Stendhal l’amour de la raison. Ses lectures paraissent communiquer au jeune Stendhal des

goûts évidents pour la logique et la justice. Il semble qu’il est particulièrement influencé par

1 Ibid., pp. 47-48. 2 Ibid., p. 103. 3 Ibid., p. 60.

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les idées voltairiennes sur l’anti-cléricalisme, l’anti-féodalisme, le combat contre

l’obscurantisme même s’il affirme n’avoir jamais aimé ses écrits :

<< Et avec tout cela, du plus loin que je me souvienne, les écrits de Voltaire m’ont toujours

souverainement déplu, ils me semblaient un enfantillage. Je puis dire que rien de ce grand

homme ne m’a jamais plu. Je ne pouvais voir alors qu’il était le législateur et l’apôtre de la

France, son Martin Luther >>1.

Troisièmement, Voltaire semble signifier la liberté pour le jeune Stendhal, la liberté de

pensée, ce domaine de réserve, de protection, de prédilection. La pensée offre bien des

possibilités. L’une des plus grandes de ses qualités semble consister à se transférer ailleurs. La

liberté de pensée comme l’imagination ouvre un autre chemin que la réalité.

La réalité de sa maison paternelle lui est détestable depuis que sa mère qui était la

gardienne de l’affection chaleureuse, de la bonne humeur, est décédée, il n’espère qu’une

chose : aller passer du temps chez son grand-père maternel parce qu’il sait qu’il peut retrouver

ces souvenirs là-bas.

Le jeune Stendhal qui a été étroitement surveillé par sa tante et son précepteur sous

prétexte d’éducation nobiliaire, trouve sa situation oppressive, sans liberté au contraire des

autres enfants de son âge :

<<J’étais outré et je pense, fort méchant et fort injuste envers mon père et l’abbé

Raillane. J’avoue mais c’est un grand effort de raison, même en 1835, que je ne puis juger

ces deux hommes. Ils ont empoisonné mon enfance dans toute l’énergie du mot

empoisonnement. Ils avaient des visages sévères et m’ont constamment empêché d’échanger

un mot avec un enfant de mon âge>>2.

Il se croyait victime de l’éducation aristocratique et religieuse la plus stricte.

D’autre part, être fils de Voltaire signifie symboliquement être fils de grand-père qui a fait

un pèlerinage chez Voltaire et qui a été en plus, bien reçu.

1 Ibid., p. 48. 2 Ibid., p. 104.

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Cela explique également l’amour de Stendhal pour les mathématiques dont le domaine est

privé de hasard, que tout y est logique et honnête. Un monde où il n’a pas peur d’être surpris

par un malheureux hasard comme il l’a été par la mort de sa mère.

Stendhal est donc devenu un athée mais un athée qui n’arrête pas de dire « du mal de

God »1 dont il affirme l’inexistence. Dans quelle ironie se trouve-t-il ?

L’ambiguïté

Il nous semble qu’il n’est pas interdit de douter de la sincérité de l’auteur quand il clame

haut et fort sa position « anti-religion ». Parce que dans la même œuvre, il laisse également

des indices permettant une interprétation assez ambiguë. Stendhal se dit « impie »2, ce qui est

aussi l’avis de bien d’autres. Malgré son irréligiosité notoire, il montre pourtant maintes fois

sa sensibilité religieuse. Il importe de ce fait de savoir que Stendhal a toujours aimé la

cérémonie religieuse à l’instar de Chateaubriand :

<<J’ai oublié de dire que tout petit on me faisait servir ces messes et je ne m’en acquittais

que trop bien. J’avais un air très décent et très sérieux. Toute ma vie les cérémonies

religieuses m’ont extrêmement ému >>3.

De même il a « longtemps servi la messe de ce co[quin] d’abbé Raillane »4. Or nous

savons déjà qu’il n’a guère aimé cet abbé, et le fait qu’il dit continuer d’apprécier la messe

malgré cette antipathie évidente, nous semble assez révélateur de ses sentiments religieux.

Nous avons déjà mentionné que l’abbé Raillane était un prêtre réfractaire. C’est-à-dire

qu’il n’a pas prêté serment à la Constitution civile. La Constitution civile du clergé est votée

le 12 juillet 1790. C’est à l’époque de l’enfance de Stendhal, né en 1783, que le gouvernement

persécute les clercs, que des privilèges sont retirés aux prêtres. Grenoble réussit à équilibrer

1 Ibid., p. 57. 2 Le Rouge et le Noir, p. 1438. 3 Vie de Henry Brulard, p.192. 4 Idem.

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les conséquences dues à la Constitution civile1 et la famille de Stendhal contribue beaucoup à

maintenir les coutumes catholiques dans cette ville. Son grand-père ouvre même sa maison

pour recevoir les fidèles qui viennent assister à la messe sous la Terreur :

<<Le Gouvernement était tombé dans l’abominable sottise de persécuter les prêtres. Le bon

sens de Grenoble et sa méfiance de Paris nous sauvèrent de ce que cette sottise avait de trop

âpre.

Les prêtres se disaient bien persécutés mais soixante dévotes venaient à 11 heures du matin

entendre leur messe dans le salon de mon grand-père. La police ne pouvait même faire

semblant de l’ignorer. La sortie de notre messe faisait foule dans la Grande rue>>2.

Si nous consentons à reconnaître que l’antipathie de Stendhal à l’encontre de l’abbé

Raillane est due en partie aux ressentiments vis à vis de son père, il n’est pas difficile

d’imaginer que sa sympathie pour son grand père peut contribuer à la sympathie qu’il ressent

à l’égard des prêtres et des fidèles persécutés par le pouvoir en place ; Stendhal qualifie cette

attitude de « sottise »3.

Le cas de l’abbé de Chélan révèle une certaine ambiguïté de Stendhal au sujet de la

religion :

<<J’aimais encore l’aimable abbé Chélan, curé de Risset près Claix, petit homme maigre,

tout nerfs, tout feu, pétillant d’esprit, déjà d’un certain âge, qui me paraissait vieux mais

n’avait peut-être que quarante ou quarante-cinq ans, et dont les discussions à table

1 La constitution civile revêt une grande importance dans la vie politique ainsi que dans la vie religieuse. Elle divise la France presque en deux, ceux qui sont pour et contre. Nous citons l’explication de l’historien, Gérard Cholvy : << La constitution civile du clergé, votée le 12 juillet 1790, remanie la carte des diocèses (elle coïncidera avec celle des départements), fait élire les évêques et les curés par le collège des citoyens actifs du département, les salarie et transfère du pape à l’évêque métropolitain l’investiture canonique des évêques, ce qui consacre le relâchement des liens avec Rome, le pape n’ayant aucune confirmation à donner. La réforme est, on le voit, en partie d’ordre spirituel. Elle eut lieu en l’absence de toute concertation. L’Assemblée a refusé la proposition, faire un but d’apaisement, de réunir un concile national. Ce serait faire revivre une assemblée du clergé contre le souhait de la majorité des députés qui ne veulent plus aucun intermédiaire entre l’individu et le souverain, celui-ci étant, maintenant, la nation : ordres, provinces avec leurs Etats, corporations de métiers, congrégations religieuses vont disparaître. Le 27 novembre 1790, l’Assemblée impose aux clercs qui sont fonctionnaires publics de prêter serment à la Constitution civile. >>, op.cit., pp. 9-10. 2 Vie de Henry Brulard, p. 192. 3 Idem.

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m’amusaient infiniment. Il ne manquait pas de venir dîner chez grand-père quand il venait à

Grenoble et le dîner était bien plus gai qu’à l’ordinaire>>1.

Cet abbé Chélan paraît bien plaire à Stendhal, contrairement à son précepteur, à tel point

que nous trouvons ce même nom dans le Rouge et le Noir, toujours en tant qu’un abbé

aimable qui a du cœur. L’abbé Chélan est un homme de Dieu, mais avant tout, c’est un

homme d’esprit et de gaîté comme l’étaient sa mère et son grand père. C’est pour cette raison

qu’il l’apprécie autant.

Stendhal a des deux attitudes qui s’opposent ; d’un côté, il se rebelle contre son père et

l’abbé Raillane ce qui entraînent ses ressentiments religieux. De l’autre côté il apprécie les

cérémonies religieuses via son grand père qu’il considère comme son « véritable père »2 et

son « ami intime »3.

Dans cette partie, nous avons essayé d’analyser les origines de l’antipathie de Stendhal

pour la religion à travers son enfance et ses lectures. Finalement, ses sentiments semblent

assez équivoques. Même s’il rechigne à parler de manière approfondie de la foi, il respecte,

malgré son anticléricalisme, les gens qui gardent sincèrement la foi.

Par ailleurs, nous pourrions recourir à un autre héros de Stendhal pour nous éclairer sur ce

point. Il s’agit d’Octave d’Armance : Armance est le premier roman de Stendhal, écrit en

1827. Dans cette œuvre, l’auteur compose une conversation intéressante sur la religion entre

le héros, Octave et un personnage féminin, madame de Bonnivet. Bien que cette œuvre traite

le sujet de l’impuissance et l’amour impossible, la discussion religieuse sert de toile de fond

dans le roman. Publié trois ans avant le Rouge et le noir, Armance comporte des éléments

intéressants qui permettent de faire un lien avec le roman suivant de Stendhal. Parmi ces

éléments, nous pensons que la description de l’attitude religieuse d’Octave mérite d’être

relevé :

<<Il regrettait vivement sa petite cellule de l’école polytechnique. Le séjour de cette école

lui avait été cher, parce qu’il lui offrait l’image de la retraite et de la tranquillité d’un

1 Ibid., p. 72. 2 Ibid., p. 66. 3 Idem.

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monastère. Pendant longtemps octave a pensé à se retirer du monde et à consacrer sa vie à

Dieu. (…) Mais en cherchant à mieux connaître les vérités de la religion, Octave avait été

conduit à l’étude des écrivains qui depuis deux siècles ont essayé d’expliquer comment

l’homme pense et comment il veut, et ses idées étaient bien changées >>1.

La citation ci-dessus montre le changement de l’attitude religieuse d’Octave. Il explique

que cela vient de ses études des écrivains des siècles passés. L’attrait qu’il ressentait pour la

vie religieuse devient émoussé par les idées de l’Humanisme et des Lumières. Son entourage

le trouve détaché des choses de Dieu et essaye de le reconvertir. C’est Mme de Bonnivet qui

prend en charge cette démarche.

Mme de Bonnivet est décrite comme étant une personne influencée fortement par le

mysticisme allemand de l’époque. Dès lors, cette théorie allemande sur la religion insistant

sur la transformation personnelle par la foi suscitait un engouement des gens de salon parisien.

Les efforts de Mme de Bonnivet n’aboutissent pas au résultat escompté à cause du lourd

secret d’Octave. Mais Stendhal démontre la tendance religieuse de l’époque à travers ses

conversations.

Cette ambiguïté et le changement d’attitude vis à vis de la religion se reflètent encore dans

l’œuvre suivante de Stendhal, le Rouge et le Noir. Dans cette œuvre, la religion est un sujet

intéressant d’autant plus qu’elle s’y est associée à l’ambition du héros.

Le Rouge et le Noir

La plupart des critiques prétendent que Stendhal manque de profondeur concernant ses

allusions à la religion dans son œuvre et qu’il a surtout traité la vie de l’institution. En ce qui

nous concerne, nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec cette opinion ; d’une part cette

critique s’avère véridique parce qu’à part quelques prêtres de campagne, la description de la

religion est associée le plus souvent aux expériences de Julien au séminaire de Besançon.

D’autre part, il nous semble que la religion constitue un vrai thème dans le Rouge et le Noir

1 Armance, p. 32.

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parce que l’auteur ne cesse de composer le fond romanesque avec les intrigues politiques qui

se révèlent la plupart religieuses.

Sous l’apparence d’un jeune ambitieux du nom de Julien Sorel, Stendhal ironise au sujet

des questions essentielles de la religion qui se posaient à l’époque de la Restauration : Le

séminaire est devenu un lieu de luttes que se livrent des jeunes pour réussir leurs ambitions

dans le monde. Par exemple, les intrigues des membres de la Congrégation servent de toile de

fond du début à la fin du roman.

Stendhal pose également la question sur le conflit entre jansénistes et jésuites.

Enfin, le monologue de Julien dans la prison, cherchant la vérité, la vérité du Dieu

chrétien, Dieu de Voltaire semble assez convaincant pour que nous y prêtions attention dans

cette partie.

Le séminaire de Besançon

Nous avons eu l’occasion d’aborder l’importance de la ville de Besançon dans la première

partie de la présente étude. Nous avons insisté sur l’aspect géographique, la situation de cette

ville par rapport au village de Verrières, et à la capitale, Paris. Dans le Rouge et le Noir,

rappelons que ces trois endroits se distinguent par leur propre caractéristique par des activités

de commerce, religion, pouvoir propres caractérisant la société de l’époque.

L’entrée de Julien au séminaire de Besançon provoque le changement de l’objectif de son

ambition, c’est le lieu de l’apprentissage du monde qui lui cause de beaucoup de désillusion.

Le séminaire signifie, dans le sens propre, le lieu de formation pour ceux qui veulent

devenir des serviteurs de Dieu. L’institution propose cinq ans d’études dont deux ans pour la

philosophie et trois ans pour la théologie. Le séminaire de Besançon était l’un des plus

importants du pays à l’époque1. Ce n’est donc pas par hasard si, dans le Rouge et le Noir,

Stendhal a choisi ce lieu pour que Julien Sorel y fasse son apprentissage de la prêtrise.

1 Selon G. Cholvy, le régime normal du grand séminaire est l’internat, Besançon compte encore des externes en 1834. D’ailleurs, Besançon brille par ses prêtres érudits : Ces prêtres répondent parfois au souhait de Mgr Paulinier, archivêque de Besançon : <<Heureux les diocèses dont chaque paroisse aura son histoire écrite par son pasteur>> (1876) ; entre 1840 et 1914, sur 185 historiens régionaux, la Franche-Comté compte 50 clercs, soit 26 %. op.cit., pp. 68-69.

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Tout abord, Il sera intéressant d’analyser la première impression du héros au séminaire.

Suite à la découverte de sa liaison avec Mme de Rênal, Julien est obligé d’aller bon gré mal

gré au séminaire de Besançon.

Avant de franchir la porte, Julien tremble déjà à l’idée d’y séjourner, et malgré la

répétition, nous tenons encore à citer la scène où Julien s’approche du séminaire :

<<il vit de loin la croix de fer doré sur la porte ; il approcha lentement ; ses jambes

semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir !

Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au

bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt

baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de

ses yeux s’arrondissait comme celle d’un chat ; les contours immobiles de ses paupières

annonçaient l’impossibilité de toute sympathie >>1.

Le texte ci-dessus montre la peur et l’aversion du héros à l’idée de résider au séminaire.

L’attitude de Julien dépasse les simples inquiétudes d’une personne qui se trouve dans un

endroit inconnu. Son trouble se rapporterait à des causes plus profondes. Son existence est

bouleversée et son trouble est si grand qu’il s’évanouit lors de son échange avec le directeur

du séminaire.

Julien montre également par la citation ci-dessus la différence de son attitude avec René.

Si ce dernier ressent l’apaisement auprès de l’institution religieuse, le premier n’éprouve

d’abord que peur et refus du lieu. Pour René, l’abbaye signifie avant tout le lieu de refuge et

de méditation tandis que pour Julien, le séminaire suscite dégoût et répulsion.

Le premier sentiment que Julien éprouve au séminaire de Besançon n’est autre qu’un

sentiment d’emprisonnement.

Séminaire – prison

Le malaise qu’éprouve Julien Sorel lors de l’entrée au séminaire est fort significatif. Cela

est justifié dans le sens où son séjour s’apparente à un séjour en prison. Nous reviendrons au

1 Le Rouge et le Noir, p. 375.

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sujet de la prison et de sa signification dans la dernière partie. Dans cette présente partie, nous

nous limitons au lien réel et symbolique entre séminaire et prison.

Tout d’abord, le directeur du séminaire fait conduire Julien dans la « cellule n° 103 »1 par

le portier. Le fait que le directeur appelle la chambrette de Julien « cellule » montre aussi le

sens que l’auteur attribue à ce lieu. La première nuit que le héros passe dans sa chambre est

plus proche de celle d’un prisonnier que de celle d’un séminariste :

<<Les sensations si violentes qu’il avaient éprouvées depuis le peu de temps qu’il était à

Besançon avaient entièrement épuisé ses forces. Il s’assit près de la fenêtre sur l’unique

chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Il

n’entendit point la cloche du souper, ni celle du salut ; on l’avait oublié. Quand les premiers

rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matin, il se trouva couché sur le plancher >>2.

Cette description de la première nuit dans le séminaire montre quelle sera l’évolution de

sa vie et annonce déjà quelle sera la fin de sa vie.

L’auteur compose par là une intrigue excellente pour son œuvre.

Ensuite, la manœuvre romanesque de l’auteur concernant le lien entre le séminaire et la

prison se confirme par l’emprisonnement réel de Julien dans sa cellule : Lors de son arrivée à

Besançon, Julien a fait la connaissance d’Amanda dans un café et reçoit d’elle une carte avec

son adresse en même temps qu’elle lui propose de l’aide au cas où il aurait des problèmes.

Julien a gardé innocemment cette carte dans sa malle.

Peu de temps après son entrée au séminaire, Julien est accusé de conduite immorale.

Dénoncé, il est contraint de présenter les faits au directeur et est emprisonné dans sa cellule

pour un temps de vérification :

<<L’abbé suivit Julien et l’enferma à clef. (…) Rien ne manquait dans la malle, mais il y

avait plusieurs dérangements ; (…) Quand on a désespéré de tirer parti du renseignement de

cette manière, pour ne pas la perdre, on en a fait une dénonciation >>3.

1 Ibid., p. 381. 2 Ibid., p. 382. 3 Ibid., p. 391.

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Cet épisode explique bien la situation que le héros connaît dans ce lieu. Julien constate

que le séminaire est en effet un endroit où on encourage « l’espionnage et la dénonciation

entre les camarades »1 comme l’a d’ailleurs prévenu M. Chélan.

Le séminaire de Besançon est ainsi le lieu où l’on enseigne l’hypocrisie et l’on y découvre

les intrigues du corps religieux.

En plus, le séminaire n’est pas décrit seulement comme une prison pour le corps, mais il

est aussi représenté comme une prison symbolique, métaphysique qui lie les idées, et qui

empêche d’avoir une liberté de pensée. Cet argument est maintes fois prouvé par ce que Julien

relate de la vie quotidienne au séminaire. Les supérieurs de l’ecclésiastique n’arrêtent pas de

lui dire d’obéir à la hiérarchie et pour eux, obéir signifie suivre aveuglément :

<< A leurs yeux, il était convaincu de ce vice énorme, il pensait, il jugeait pour lui-même, au

lieu de suivre aveuglement l’autorité et l’exemple>>2.

<<Que de pensée ne se donnait-il pas pour arriver à cette physionomie de foi fervente et

aveugle, prête à tout croire et à tout souffrir>>3.

Or, selon ses camarades, Julien paraît avoir un défaut majeur pour devenir un bon

séminariste ; malgré ses efforts, il a encore « l’air de penser »4. Le séminaire représente donc

une émanation de la religion de l’époque qui bafoue les opinions et influence la conscience

des gens comme le dira Mme de Rênal à la fin de l’œuvre, libérée alors de l’emprise de son

jeune confesseur jésuite ; « Quelle horreur m’a fait commettre la religion ! »5

Ces contraintes et oppressions sur la pensée le poussent à une opposition violente, car

pour lui, penser est une chose capitale. C’est par la pensée et l’imagination qu’il respire et

qu’il trouve un sens à son existence.

En vérité, Stendhal tente de démontrer, par l’expérience désagréable de Julien, les

comportements immondes d’une certaine prêtrise qui s’abandonne sans état d’âme aux

intrigues politiques en vue d’intérêts propres. De même Stendhal semble tendre vers la

1 Ibid., p. 390. 2 Ibid., p. 386. 3 Ibid., p. 388. 4 Idem. 5 Ibid., p. 683.

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démonstration de l’opposition qui existait réellement entre les jansénistes et les jésuites : nous

assistons à leurs différends du début jusqu’à la fin du déroulement de l’histoire. Elle est

étroitement liée avec la Congrégation dans le Rouge et le Noir.

Congrégation

Dans l’époque qui sert de fond politique dans l’œuvre, la religion est souvent utilisée

comme moyen de contrôle de la société. Particulièrement, une organisation nommée la

congrégation, montrait une efficacité redoutable sous la Restauration.

La congrégation est un mot récurrent dans le Rouge et le Noir qui indique une société

parareligieuse. Il importe de savoir quel rôle cette association a joué sous la Restauration. « A

l’époque où Stendhal écrit le Rouge et le Noir, le mot congrégation désigne, dans les milieux

libéraux, beaucoup moins l’association religieuse ainsi nommée qu’un réseau d’intrigues

secrètes menées, sous le couvert de la foi et de la charité, par des partisans obstinés d’une

politique fondée sur l’union toujours plus étroite du Trône et de l’Autel »1. C’est l’idéologie

des gens qui veulent resserrer le lien entre la religion et la politique. Ils demandent à ce que ce

lien entre Eglise et Etat persiste comme avant la Révolution. Déjà, à l’époque, les libéraux de

l’opposition accusaient sévèrement les religieux de se livrer à des manœuvres politiques.

La manipulation de la congrégation se montre partout et reste latente mais puissante dans

le roman. Stendhal dévoile successivement l’influence de la congrégation à la suite des

machinations du curé Maslon, du vicaire général Frilair, et de l’abbé Castanède, « chef de la

police de la congrégation, sur toute la frontière du nord 2». Ces ecclésiastiques sont tous

décrits par l’auteur comme des gens qui profitent de moyens illicites :

1 P.-G. Castex, Le Rouge et le Noir de Stendhal, Paris, Sedes, 1970, p. 48-49. Pour éclairer le sens du mot, se référer à P.-G. Castex qui résume ses fonctions ; « la Congrégation proprement dite, avec une majuscule, a été fondée en 1801 par le Père Delpuits sous l’invocation de la Vierge. Elle se donne comme une œuvre de pure piété et de pure charité. Ses membres se réunissent ouvertement pour des prières et pour des initiatives édifiantes. Parallèlement à cette entreprise de prosélytisme religieuse se développa une véritable société secrète nommée association des Chevaliers de la Foi et fondée en 1810 par Ferdinand de Bertier de Sauvigny. (…) Sous Louis XVIII et au début du règne de Charles X, l’association des Chevaliers de la Foi demeura extrêmement active. A Paris et plus encore en province, elle agit avec continuité, dans l’ombre, pour appuyer la politique des ultras et pour consolider les positions de l’Eglise catholique. Ce rôle était bien connu par l’opposition libérale, qui prit l’habitude de dénoncer les menées de la « congrégation ». Ainsi s’est créée une confusion entre deux sociétés qui n’étaient nullement semblables, mais qui, au sommet, comptaient souvent les mêmes membres et qui étaient toutes deux sous le contrôle des Jésuites. » P.-G. Castex, Ibid., p. 47-48. 2 Le Rouge et le Noir, p. 588.

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« Les libéraux de l’endroit prétendent que la main du jardinier officiel est devenu bien plus

sévère depuis que M. le vicaire Maslon a pris l’habitude de s’emparer des produits de la tonte.

Ce jeune ecclésiastique fut envoyé de Besançon, il y a quelques années, pour surveiller l’abbé

Chélan et quelques curés des environs »1.

La surveillance du père Chélan par le père Maslon correspond à la surveillance de

l’influence d’un janséniste par un jésuite soucieux de maintenir les convenances de l’époque,

c’est-à-dire de la Restauration et ses idéologies. Le fait que le curé Chélan est obligé de

prendre sa retraite et que l’autre est devenu vicaire prouve que la congrégation a fini de tisser

sa toile et qu’elle a réussi à éliminer les ennemis.

Les élèves de cette communauté n’apprennent pas beaucoup la sainteté mais plutôt la

diplomatie et la méchanceté. En plus, l’espionnage et la dénonciation sont encouragés par les

supérieurs. Le lieu les dépersonnalise et ils luttent entre eux pour occuper le poste de vicaire

dans une paroisse importante et rentable.

Même entre les Pères, l’intrigue politico-religieuse joue un rôle fatal. L’abbé Pirard, le

directeur et l’abbé Castanède, le sous-directeur ne s’entendent guère au séminaire. L’abbé

Pirard qui fait preuve de probité et d’honnêteté a dû quitter le séminaire à cause du complot de

l’abbé Castanède qui est son ennemi officiel et de l’abbé de Frilair devenu l’un des plus riches

de la région : le fait que celui-là est un pauvre janséniste2 et que ceux-ci appartiennent à la

congrégation explique cette dispute.

1 Ibid., p. 223-224. 2 Nous pensons que l’appréciation que témoigne Stendhal envers Pascal explique cette sympathie qu’il montre à l’égard des jansénistes dans le Rouge et le Noir. Nous citons : « Quand je lis Pascal, il semble que je me relis. Je crois que c’est celui de tous les écrivains à qui je ressemble le plus par l’âme ». A propos de Pascal, Chateaubriand écrit aussi son admiration : «Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait crée les mathématiques ; qui, à seize ans, avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité ; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement ; qui, à vingt-trois, démontra les phénomènes de la pesanteur de l’air, et détruisit une des grandes erreurs de l’ancienne physique ; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s’aperçut de leur néant et tourna ses pensées vers la religion ; qui, depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort ; enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut par distraction un des plus hauts problèmes de la géométrie et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du Dieu que de l’homme. Cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal ». - Ces jugements sont cités dans Pascal par lui-même par Albert Béguin, Ecrivains de toujours aux éditions du seuil, 1952. (Nous pensons que l’influence de Pascal sur ces deux auteurs mérite à part une étude sérieuse. Par exemple, l’épisode du désaccord entre Pascal et Descartes au sujet du vide mérite une attention particulière en relation avec la mélancolie.)

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La fin du roman est fort significative parce que l’auteur veut dénoncer les méfaits de la

congrégation ; la congrégation a réussit à tisser sa toile d’araignée ; les jansénistes de roman,

le curé Chélan, l’abbé Pirard, ceux pour qui Julien éprouvait de la sympathie ont disparu de

l’horizon tandis que les jésuites dans la congrégation comme le vicaire Maslon, l’abbé Frilair,

l’abbé Castanède, M. Valenod ont tous réussi dans leur ambition.

La congrégation ne contrôle pas seulement ses ennemis religieux, mais aussi elle essaye

de garder sous son pouvoir les partis politiques qui se composent principalement des libéraux

et des ultras à l’époque.

Il y a des espions non seulement dans l’Eglise mais aussi dans la ville. M. de Rênal,

maire et riche industriel à Verrières, est un ultra. La ville comporte une autre personne riche et

puissante. C’est M. Valenod qui est le directeur du dépôt de mendicité. Une rivalité sans

merci existe entre eux sur tous les points même en ce qui concerne la femme de M. de Rênal.

En fait, M. Valenod fait sans relâche la cour à Mme de Rênal. Il surveille le maire et lui

oppose des difficultés. C’est un intrigant inné et ambitieux qui parti de zéro a réussi à

s’anoblir. Il s’empare du pouvoir municipal, certainement avec l’approbation et l’appui de la

congrégation.

Sa réussite est due à ses fréquents changements d’attitude vis à vis des gens. Hier, il se

proclamait libéral et aujourd’hui il est ultra. Ce qui est important pour lui c’est qu’il a des

alliés dans tous les milieux. Après avoir perdu l’élection municipale M. de Rênal va d’ailleurs

adopter l’attitude de la chauve-souris que La Fontaine décrit dans les Fables. C’est ainsi à

travers cet homme que Stendhal montre les méfaits de la congrégation en province.

La ville avec ses habitants, les maîtres ainsi que les domestiques sous-tendent le pouvoir

de la congrégation et admettent la nécessité de son existence dont M. Valenod est un des

responsables :

« C’est une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit Mme de Rênal ; les

femmes n’y sont pas admises : tout ce que j’en sais, c’est que tout le monde s’y tutoie. Par

exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point

fâché de s’entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton. Si vous tenez à

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savoir ce qu’on y fait, je demanderai des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous

payons vingt francs par domestique afin qu’un jour ils ne nous égorgent pas »1.

Cette explication de Mme de Rênal à Julien résume bien le pouvoir de la congrégation en

province. Les hommes et les aristocrates sont sensés financer l’organisation et les femmes

sont soumises par la confession comme le montrera le cas de Mme de Rênal. Le pouvoir de la

congrégation ne se limite pas aux habitants de Verrières qui craignent tous cette organisation

religieuse. Elle exerce également son pouvoir à Paris et provoque l’opposition profonde entre

les libéraux et les ultras de la ville :

<<Mais on hait la pensée dans vos salons. Il faut qu’elle ne s’élève pas au-dessus de la

pointe d’un couplet de vaudeville : (…) ou ce qui vaut quelque chose, chez vous, par l’esprit,

la congrégation la jette à la police correctionnelle ; et la bonne compagnie applaudit. C’est

que votre société vieille prise avant tout les convenances…>>2

La congrégation suscite une ambiance de méfiance et de discrédit par le moyen de la

dénonciation et de la surveillance. Tout ceci pour satisfaire aux convenances et maintenir les

principes de l’époque d’avant la Révolution.

Pourtant la Révolution a bien eu lieu et la mentalité des gens a subi des changements. A

travers l’évolution de l’ambition de son héros dans le séminaire, Stendhal illustre ce

changement qui s’effectue dans son époque, changement qui n’est autre que celui de la

bourgeoisie.

Le sentiment religieux d’un bourgeois

Après la Révolution, « les nouveaux clercs sont issus de classes plus modestes qu’avant la

Révolution »3. Comme le montre ce constat, le malaise de Julien dans le séminaire se renforce

avec le rapport difficile qu’il entretient avec les autres séminaristes : La distinction de Julien

ne passe pas seulement par la propreté de ses apparences par rapport à ses camarades sales et

négligés. Elle se caractérise aussi par la différence de statut du héros. Si les autres

1 Le Rouge et le Noir, p. 307. 2 Ibid., pp. 498-499. 3 G. Cholvy, op.cit., p. 68.

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séminaristes sont dépeints comme fils de pauvres fermiers et avides de réussite dans la

prêtrise pour sortir de la pauvreté, Julien Sorel marque sa différence par son comportement

bourgeois, par ses habits, ses mains propres, ses manières trahissant une éducation et une

délicatesse caractéristique d’une classe supérieure à la leur :

« Tous ces pauvres diables, (…) manouvriers dès l’enfance, ont vécu jusqu’à leur arrivée

ici de lait caillé et de pain noir. Dans leurs chaumières, ils ne mangeaient de la viande que

cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de

repos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire »1.

Julien y discerne vite l’hypocrisie et découvre aussi bien moralement que physiquement,

les désillusions et la saleté. Il n’y en a que quelques uns qui se comportent en disciples. Les

autres ne sont pas là pour la Sainte- Ecriture mais plutôt pour la nourriture.

Avec la Révolution, le séminaire a connu également le changement de statut de ses

pensionnaires : si la plupart d’entre eux était issue de la noblesse avant la Révolution, elle se

compose dès lors des fils de la classe inférieure qui y voit une manière de s’élever dans

l’échelle sociale et une garantie de vie meilleure :

« Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que d’êtres grossiers qui

n’étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu’ils répétaient tout le long de la

journée. Presque tous étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en

récitant quelques mots latins qu’en piochant la terre »2.

La position de Julien n’est pas très différente de celle de ses camarades sur ce point. Pour

lui aussi le séminaire offre la chance de prouver ses capacités de réussir dans le monde. De ce

fait, ce qu’éprouve Julien Sorel dans le séminaire peut être interprété comme une

manifestation des sentiments religieux d’un bourgeois de l’époque.

L’auteur présente le personnage de Julien comme essayant d’apprendre le savoir-vivre au

séminaire, observant l’ambition et les intrigues de gens qui ne manquent pas de l’instruire au

sujet de la politique.

1Le Rouge et le Noir, p. 384. 2Ibid., p. 383-384.

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Comme le remarque M. Bardèche, le séminaire représente « l’école du parti » pour

Stendhal ; <<Les séminaristes pieux sont des convulsionnaires, les autres sont des hypocrites

plus ou moins adroits. La formation qu’on leur donne est calculée de manière à fournir au

pouvoir des agents d’une docilité absolue. Ne pas faire d’objections, voilà l’essentiel.

L’intelligence est une mauvaise note, la réflexion est un danger. On leur apprend que la seule

vertu du chrétien est l’obéissance, et naturellement l’obéissance politique>>1.

Julien essaye de s’adapter dans cette école du parti, et subit finalement une évolution

intéressante dans ce lieu. Au début, Julien était terrorisé par l’aspect du portier et par le

directeur, l’abbé Pirard, ainsi que par le décor austère du séminaire. Pourtant quand il réussit à

tisser une amitié avec l’abbé Pirard, il entrevoit une possibilité de pousser son ambition dans

cette voie. C’est ainsi qu’il décide de faire une carrière brillante dans l’habit noir :

<<C’est d’après cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides

succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin il y a un travail à faire, se

disait-il. Sous Napoléon, j’eusse été sergent ; parmi ces futures curés, je serai grand

vicaire>>2.

Julien qui représente ici la classe de la petite bourgeoise, comprend, saisit rapidement

l’opportunité que le séminaire présente pour lui. Mis à part les métiers du commerce, les

métiers comme soldat et prêtre se présentent pour les jeunes gens, issus de la classe modeste

depuis la Révolution, comme un moyen idéal d’effectuer une ascension sociale. Il est donc

normal que Julien suive ce schéma de vouloir devenir quelqu’un de particulier, en

accomplissant quelque chose dans cette voie.

Dès ses premiers jours avec les séminaristes il aperçoit donc intelligemment que le monde

ecclésiastique pourrait lui offrir une belle perspective. Le héros a raison de faire cette

réflexion. Il abandonne, sans pincement de cœur, la carrière dans l’armée qui l’a séduit en

premier et envisage celle dans l’Eglise. L’aptitude à l’adaptation de Julien paraît excellente

dans ce nouveau monde.

1 M. Bardèche, Stendhal romancier, Paris, Editions de la Table ronde, 1947, pp. 188-189. 2 Le Rouge et le Noir, p. 384.

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220

Il arrive que les gens qui partent de rien obtiennent un poste important dans l’Eglise par

leur pureté et sagesse dues à la connaissance biblique. Il les prend pour modèle en se disant :

<< Que de cardinaux nés plus bas que moi et qui ont gouverné ! mon compatriote Granvelle,

par exemple»1.

Les sentiments religieux de Julien dans le séminaire sont surtout dirigés par l’ambition de

la réussite. Il subit également dans ce sens l’influence de Voltaire, lui-même issu d’une classe

de la bourgeoisie et confronté aux abus du pouvoir de la classe de la noblesse. Cette

caractéristique bourgeoise de Julien concernant ses sentiments religieux tend de même à

affirmer sa sympathie pour le protestantisme. Nous traiterons ce sujet avec plus d’attention

dans une partie ultérieure intitulée « la bourgeoisie et la religion ».

1 Ibid., p.525.

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Chapitre neuf : facteurs principaux de la nature commune de

René et Julien Sorel

De l’extérieur ; la Révolution

La Révolution française semble avoir changé la géographie de la raison et du cœur. Elle a

renversé l’Etat, l’ordre établi, les idées. Elle suscite, provoque le désir, l’ambition chez les uns

et les autres. La religion aussi est profondément ébranlée, éprouvée par la Révolution. La

relation interactive qu’elles ont eue à l’époque de la deuxième moitié du XVIII° siècle jusqu’à

la première moitié du XIX° siècle environ, concerne directement les œuvres de notre étude.

De même, Chateaubriand et Stendhal ainsi que leurs personnages romanesques semblent avoir

été profondément influencés par l’interaction historique entre religion et Révolution.

Bien que, dans les parties précédentes, nous ayons déjà mentionné la Révolution ainsi que

les sentiments religieux, nous aimerions approfondir ce sujet dans cette présente partie. Etant

donné que l’aspect religieux dans René et le Rouge et le Noir est directement influencé par la

Révolution, nous essayerons de traiter la religion par rapport à la Révolution.

Au moment où la révolution éclate en France, le christianisme se trouvait dans une

mauvaise posture. L’historien, Gérard Cholvy pense que la vraie fissure de la société française

qui laisse entrevoir la Révolution vient en effet du changement apporté aux institutions

religieuses :

<<Vu d’en bas, c’est –à- dire à partir de l’infinie diversité du tissu paroissial de la France à

la fin du XVIII° siècle, on peut considérer que l’événement fondateur de la Révolution ce ne

fut ni la prise de la Bastille ni la déclaration des droits de l’homme mais bien le vote, le 12

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juillet1790, par l’Assemblée nationale, de la Constitution civile du clergé>>1.

Cette révolution qui s’achève par l’exercice du pouvoir par les jacobins, laisse la société

française en désordre total tant au niveau des mœurs que de la morale. La révolution suscite

des inquiétudes dans toutes les couches sociales. La société déjà existante est renversée, les

gens ont perdu leurs repères.

Dans ce contexte historique, il existe deux partis majoritaires en France, celui qui souhaite

la disparition du christianisme coûte que coûte et celui qui aspire à conserver la religion

nationale, quitte à l’adapter au goût du jour.

D’un côté il y a les tentatives du siècle des Lumières et de la Révolution qui visaient à

déchristianiser le pays et qui ont fortement atteint l’institution religieuse. Les manifestations

anticléricales sont de plus en plus fréquentes parmi le peuple :

<<Pour beaucoup de français, l’Eglise était liée au souvenir des temps d’oppression et de

mépris et restait organisme de régression sociale. Cet anticléricalisme considéré comme une

nécessité politique avait ses maîtres à penser, les idéologues, héritiers des Lumières, dont

beaucoup avait joué un rôle éminent dans la Révolution>>2.

Cet argument de M. Regard fournit un bon exemple qui explique pourquoi les Français

adhèrent à la déchristianisation comme nous avons eu l’occasion de l’affirmer précédemment.

Donc, d’un côté, il existe bel et bien la montée de la déchristianisation imposée. Elle est

surtout motivée et imposée par la politique.

Même après la Révolution, le gouvernement napoléonien se compose de ministres qui, en

continuité de ce processus, s’opposaient au christianisme. Fouché, Laplace, Talleyrand jouent

un rôle considérable dans ce sens ; Fouché qui était le ministre de la Police manifestait de

l’hostilité face au catholicisme ; Laplace, le ministre de l’intérieur était athée ; enfin le

ministre des affaires étrangères, Talleyrand avait même un surnom donné par le pape Pie VII,

1 Gérard Cholvy, op.cit., p. 9. Cet ouvrage nous a apporté un grand éclaircissement sur le rôle du christianisme dans la société de l’époque révolutionnaire et nous a inspiré beaucoup pour réaliser cette partie. 2 Génie du christianisme, p. 1583.

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il s’agit de « évêque apostat » « praecipuus schismatis auctor » (le principal auteur du

schisme)1.

Ici, il serait judicieux de recourir aux explications d’un historien pour mieux expliquer les

circonstances politico sociales de l’époque. Nous nous permettons de citer G. Cholvy à travers

une citation un peu longue, mais qui semble fournir des arguments précis et pertinents :

<<C’est la France assermentée qui subit principalement le choc de la déchristianisation de

l’An II : d’une part, « déchristianisation imposée » par les représentants en mission de la

Convention, ainsi Fouché dans la Nièvre en octobre 1793, et par les armées

révolutionnaires ; d’autre part, déchristianisation préparée par un détachement religieux

antérieur, à tout le moins par un fort courant anticlérical, et donc « révélée » par l’action des

sociétés populaires et le peu de résistance qu’elles rencontrent. On en connaît les modalités :

destruction des signes religieux extérieurs, calendrier républicain qui proscrit le dimanche et

impose plus ou moins de choisir de nouveaux prénoms ; organisation de l’abdication des

ministres de tous les cultes, prêtres, pasteurs et rabbins ; pressions exercées pour que les

prêtres se marient ; fêtes de l’Être suprême le 8 juin 1794. Le 17 avril, les carmélites de

Compiègne avaient été exécutées. Le clergé constitutionnel fut décimé et déconsidéré, en

partie, para le mariage de 10 à 15 % des prêtres jureurs. Ainsi débute un processus

d’anéantissement de ce clergé qui va se poursuivre sous le Directoire et au delà >>2.

Ce processus de déchristianiser le pays a certainement beaucoup marqué l’esprit français

et la laïcité dans la société est devenu un des leitmotive majeurs des idéologues et des

révolutionnaires.

Pourtant ces essais n’aboutiront pas à tous les résultats escomptés, si on recourt

directement au résultat. Car il ne faut pas oublier non plus la résistance de l’opposition, de

ceux qui croient encore aux vertus et à l’utilité de la religion ; S’il se trouve d’un côté

l’adhésion des gens à ce genre de propagande, il y a, de l’autre côté, la résistance non

négligeable qui commence à s’organiser. De ce fait, la Révolution est aussi dans un certain

sens révélatrice pour les croyants :

1 G. Cholvy, op.cit., p.21. 2 Ibid., pp. 12-13.

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<< Pour la France chrétienne approche l’heure de vérité. Les fastes du culte officiel, les

privilèges du premier ordre, les grilles des cloîtres, le conformisme social, tout va s’effondrer

comme un château de cartes (…) La révolution va être le révélateur>>1.

La foi fait partie du domaine un peu controversé dans ce point de vue ; quelquefois il n’y a

pas mieux que de se trouver dans les circonstances difficiles pour (re)trouver la foi.

Paradoxalement, c’est à travers la persécution que les chrétiens arrivent à manifester plus de

zèle et de fidélité, vu sous l’angle historique. Il y a des gens qui n’attendent que l’occasion

pour manifester leur foi renouvelée par l’épreuve. Les croyants français semblent également

expérimenter cela. Sous la persécution politique et sociale, ils se lèvent et manifestent au nom

du christianisme. Ils affirment que leur religion n’est pas négative comme le prétendent les

contestataires, mais qu’elle est au contraire la base solide et le fondement de la société.

De même il y a un mouvement de renouveau au sein des institutions chrétiennes qui

cherche à répondre aux nouveaux besoins de la société.

Pour Chateaubriand, « la Révolution française est exceptionnelle car non seulement elle

renverse une dynastie, mais anéantit en quelques semaines toute l’organisation sociale,

économique, administrative. Elle prétend même donner, à un certain moment de son histoire,

une substitution à l’Eglise catholique »2 . S’il a, à un moment donné, adhéré aux idées

révolutionnaires, particulièrement en ce qui concerne la liberté et le progrès social, la

Révolution lui a ôté ses illusions par la meurtrissure personnelle, l’anarchie politique, la

terreur générale qui en ont résulté. Il cherche de son côté à trouver un sens dans ce monde

désordonné où il se trouve plongé. Et il le découvre semble-t-il dans la religion catholique.

Influences des idées sur l’auteur pour le Génie du christianisme

De son côté, Chateaubriand rencontre à Londres une personne qui jouera un rôle

important dans sa vie. Il s’agit de Fontanes pour qui l’anarchie sociale issue de la révolution

1 G. Cholvy, op.cit., p. 18. En ce qui concerne le protestantisme, Philippe Joutard a noté que <<la Révolution avait été « en fin de compte peu favorable aux Eglises» protestantes. Pourtant Simplement tolérés par l’édit de 1787, luthériens et calvinistes ont été réintégrés dans la nation par la loi du 15 décembre 1790. De ce fait,n’étaient-ils pas acquis d’emblée à la révolution ? En réalité, comme chez beaucoup de catholiques, les élites sont très marquées par l’esprit des Lumières, et celui-ci les conduit à dédaigner la théologie (pour un Paul Rabaut la question de la divinité du Christ est un problème sans importance) et à mettre l’accent sur la morale. Rabaut Saint-Etienne définit la religion en des termes purement humanitaires : « La religion chrétienne n’est que la religion naturelle confirmée par Jésus-Christ. » >> Ibid., p. 19. 2 Jean Paul Clément, Chateaubriand, visionnaire, op.cit., p. 15.

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225

paraît inacceptable. Celui-ci avait <<quitté la France après Fructidor, demeurait convaincu

qu’en dépit de sursauts très violents comme celui dont il était présentement victime, la

Révolution touchait à sa fin. On ne rétablirait certainement pas l’ancien ordre, mais la

France, dans le meilleur d’elle-même, réclamait la stabilité et des institutions solides. Pour

les assurer, les valeurs religieuses retrouveraient leur place >>1.

Dans cette situation, Fontanes conseille à son ami d’écrire un ouvrage de circonstance qui

reflète les demandes sociales et également ses aspirations personnelles :

<<ce n’est qu’avec Dieu qu’on se console de tout. J’éprouve de jour en jour combien cette

idée est nécessaire pour marcher dans la vie. J’aimerais mieux me refaire chrétien comme

Pascal… que de vivre à la merci de mes opinions ou sans principes, comme l’Assemblée

nationale ; il faut de la religion aux hommes, ou tout est perdu>>2.

Il est probable que Chateaubriand ait suivi le conseil de son ami3 en ce qui concerne le

sujet de son ouvrage. Pourtant Fontanes n’était pas le seul qui pensait que la religion est

encore nécessaire dans ces temps troublés.

Parmi les philosophes de l’époque il y en avait quelques uns qui considéraient que la

religion n’avait pas fini de jouer son rôle. Au contraire ils pensent que c’est le moment où l’on

en a besoin.

Il s’agissait particulièrement de Bonald et Joseph de Maistre dont les idées ont eu une

répercussion considérable sur leurs contemporains.

Ils ont publié leur ouvrage à la même époque que celle du Génie du christianisme ;

Bonald a publié son ouvrage intitulé « Théorie du pouvoir politique et religieux dans la

société civile démontrée par le raisonnement et par l’histoire » en 1796.

Joseph de Maistre, dont Chateaubriand fait la connaissance à Londres, a publié

« Considérations sur la France » en 1797. L’auteur du Génie du christianisme devait

vraisemblablement les connaître tous deux ainsi que leur œuvre. Le sujet qu’ils traitent à

propos de la religion et la révolution se ressemble. 1 Vintor-l. Tapié, op.cit., p. 42. 2 V. Giraud, op.cit., p. 96. 3 Louis de Fontanes (1757-1821) devient responsable de l’Université sous l’Empire. C’est un proche de Napoléon et il jouera un rôle important dans le parti catholique face aux idéologues. Il paraît que cet homme fait partie d’un des rares qui sachent distinguer la différence qui existe entre le progrès des sciences et le progrès moral.

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<<D’autres, dit-il, ont défendu la religion de l’homme ; je défends la religion de la

société>>1.

Ce discours de Bonald s’accorde bien aux idées de Chateaubriand. Joseph de Maistre ne

reste pas non plus à l’écart :

<<Toutes les institutions imaginables, écrivait-il, reposent sur une idée religieuse, ou ne font

que passer. (…) Tout vrai philosophe doit opter entre ces deux hypothèses, ou qu’il va se

former une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque manière

extraordinaire >>2.

Ces nouvelles idées circulent parmi les exilés à Londres et trouvent un écho favorable.

L’opinion de Bonald et de Maistre sur la société et la religion ne semble pas différente de

celle de Chateaubriand.

Les deux citations de Bonald et de Maistre montrent que ces deux auteurs mènent la

même réflexion sur la société sous la révolution et la religion que Chateaubriand.

Il paraît que Chateaubriand a été influencé par ces auteurs et il n’était pas le seul. Il paraît que

Napoléon aussi a lu leurs ouvrages, qu’ils ont influencés sa politique.

Il ne faut pas oublier non plus les influences de ceux de l’école mystique de Lyon, en

particulier de Ballanche (1776-1847) et d’Ampère(1775-1836) ; Ballanche pense que <<le

christianisme est la dernière et la plus haute des révélations qui jalonnent l’histoire de

l’humanité. >>3 En ce qui concerne André Marie Ampère, il n’a pas seulement contribué

fondamentalement à l’étude de l’électricité comme l’indique son nom, mais aussi à la co-

fondation d’une société chrétienne à Lyon en 1804, il est renommé pour avoir réussi à

<<maintenir l’harmonie entre les sciences expérimentales, la métaphysique et la foi

catholique>>4.

1 Cité par V. Giraud, op.cit., p.88. 2 Ibid. p.89. 3G. Cholvy, op.cit., p.52. 4 Idem.

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Tous ces arguments de contemporains de Chateaubriand préparent le terrain à un

catholicisme renouvelé. L’atmosphère devient propice à la réception d’une œuvre chrétienne.

Ils préparent ainsi auprès du public une meilleure place pour le Génie du christianisme qui

valorise des vertus du catholicisme.

Napoléon et le Concordat

Après la Révolution, la religion en France connaît donc une évolution importante. Au

cours de cette évolution, il existe une personne qui tient une figure importante, c’est

Napoléon. Il nous semble judicieux d’analyser ici sa relation avec l’Eglise. En raison de son

statut de Ier consul, son opinion concernant la religion paraît essentielle pour la politique

religieuse de son pays.

Premièrement, Napoléon était suffisamment au courant du fait religieux. Il << tenait de

son origine corse des traditions religieuses et une sympathie ouverte pour le christianisme.

Sceptique en matière de foi, il était sensible à la grandeur de l’Eglise et résolu à lui fixer un

rôle dans le rétablissement général de l’ordre et de la paix >>1.

De ce fait, la religion sert avant tout pour lui, d’un guide moral pour maintenir la société

en ordre. Son intérêt porte surtout sur l’utilité de la religion. En tant qu’homme politique

avisé, il apprécie à sa juste valeur le rôle que pourrait jouer l’institution religieuse dans sa

potentialité. Il s’agirait par exemple de redonner de l’importance au décalogue pour rétablir

l’ordre dans le pays.

Dans son discours aux curés de Milan, le consul cherche d’ailleurs à redonner une autorité

perdue au catholicisme bafoué :

<<Nulle société ne peut exister sans morale, et il n’y a pas de bonne morale sans religion. Il

n’y a donc que la religion qui donne à l’Etat un appui ferme et durable. Une société sans

religion est comme un vaisseau sans boussole… La France, instruite par ses malheurs, a

enfin rouvert les yeux, elle a reconnu que la religion catholique était comme une ancre qui

pouvait seule la fixer dans ses agitations >>2.

1 Vintor-l. Tapié, op.cit., pp. 47-48. 2 L’Allocution de Bonaparte aux curés de Milan au 05 juin 1800, cité par V. Giraud dans op.cit., p. 89.

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Ce discours est un exemple qui montre la volonté de Napoléon, pressé de rétablir l’ordre

et la paix dans ce pays ruiné et paralysé qu’est la France. Il veut donner de l’espoir et de la

confiance en l’avenir. N’est –ce pas lui-même qui l’affirme quand il dit cette phrase célèbre ;

<<on ne conduit un peuple qu’en lui montrant un avenir ; un chef est un marchand

d’espérance>>.

Il existe un événement symbolique qui consolide la politique religieuse de Napoléon. Il

s’agit du concordat. C’est en 1801 que le traité est conclu entre Bonaparte et le pape Pie VII,

non sans opposition dans les deux camps.

En revanche, le concordat possède une autre signification politique plus avancée pour

l’ambition de Bonaparte :

<< C’est en partant d’un point de vue européen que Bonaparte a voulu s’entendre avec le

pape en signant le concordat. La France du Consulat englobe les pays belges et rhénans, « où

l’on ne croit à l’autorité que quand la religion l’a consacrée », et l’Italie du Nord, où le

général victorieux a pu prendre la mesure de l’ascendant du clergé. Contre l’Angleterre ne

faut-il pas compter aussi sur la catholique Espagne ? >>1

Ainsi le Concordat ne concernait-il pas seulement les intérêts intérieurs de consolidation

du pays, mais aussi sa stratégie visant les pays voisins.

Enfin, le Concordat qui se définit comme un traité entre le pape et le chef d’un état semble

signifier également une reconnaissance extérieure de ce chef. De ce fait, son pouvoir devient

légitime. Cela pouvait être fort attirant pour celui qui a conquis le pouvoir par un coup d’état

militaire. Le Concordat lui apporterait ainsi la reconnaissance et la légitimité.

Bien que le peuple l’accepte et l’acclame, il a besoin de ce soutien évident, sûr pour être

souverain légitime et puissant. Pour l’affirmation de son autorité et de son pouvoir comme

chef d’un pays, il ne pouvait pas mieux trouver qu’en personne d’un pape. Le concordat ne se

limite pas à un traité politique, mais il a, dans le cas de Bonaparte, une connotation de sacré ;

1 G. Cholvy, op.cit., p. 22.

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il semble qu’elle est prouvée par le fait que son avènement au trône a eu lieu dans la

cathédrale de Reims à l’instar des rois français sacrés.

Donc, Napoléon charge son conseiller d’état, Portalis, de persuader les députés de voter la

<<loi du 18 germinal an X>>, le 08 avril 1802. Portalis1 y parvient, ainsi le culte de Pâques a

pu avoir lieu à la Notre-Dame, le 19 avril 1802.

Dans ce contexte politique, le Génie du christianisme, paru le 14 avril 1802 en librairie

arrive à point nommé et son succès est immense et immédiat.

Le grand succès du Génie du christianisme vient également en grande partie de la

politique napoléonienne de l’époque comme nous venons de l’analyser. L’auteur trouve un

allié de force en la personne de Napoléon. Il a obtenu le soutien impérial pour son œuvre. Le

premier raconte ainsi le soutien de ce dernier dans la préface du Génie du christianisme :

<<Buonaparte, qui désirait alors fonder sa puissance sur la première base de la société, et

qui venait de faire des arrangements avec la cour de Rome, ne mit aucun obstacle à la

publication d’un ouvrage utile à la popularité de ses desseins. (…) : il fut donc heureux d’être

défendu au dehors par l’opinion que le Génie du christianisme appelait>>2.

Napoléon venait de conclure un traité avec le pape en 1801. En homme politique avisé,

Napoléon a vite compris les intérêts et l’importance du retour sécurisé de la religion, de

l’institution catholique. Il salue cette œuvre et contribue à son succès parce qu’elle conforte et

facilite sa politique religieuse.

Alternative culturelle proposée dans le Génie du christianisme

Chateaubriand qui demandait <<quelle serait la religion qui remplacerait le

christianisme >> en 1797, lors de sa période, Essai sur les révolutions, revire vers le

christianisme et fait une reconversion, de cœur, que nous avons déjà eu l’occasion d’analyser.

Il l’exprime et le présente donc dans l’ouvrage suivant, le Génie du christianisme.

1 Il sera aussi intéressant de citer le discours de Potalis à cette occasion. Il défand et illustre avec le point de vue des Lumières, en mettant l’accent sur son utilité. G. C., op. cit., p. 23. 2 Génie du christianisme, p. 460.

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A ce sujet, l’historien Gérard Cholvy fait une remarque très intéressante sur les

conclusions qu’a rapportées Chateaubriand dans ses écrits. Selon lui, Chateaubriand a réussi à

proposer à ses contemporains une alternative qui a une portée non seulement littéraire et

religieuse, mais aussi, pour toute la culture générale qui portera le nom de romantisme :

<<L’alternative culturelle aux Lumières, ce fut Chateaubriand qui le premier, la proposa,

annonciateur d’un « air du temps » qui changeait avec le romantisme. Après la déification de

la raison, le balancier allait en effet dans la direction opposée : un mouvement de défiance,

parfois extrême, envers la raison. Le Génie du christianisme oriente vers le catholicisme le

sentiment réhabilité par Rousseau dont l’influence restait si grande. Le catholicisme est

créateur de civilisation, le Moyen Age est perçu de façon positive : ainsi est attesté le

caractère bienfaisant (« utile ») de la religion. Chateaubriand faisait droit aux requêtes du

sentiment, il faisait pénétrer l’idée chrétienne dans les milieux où elle était méconnue, malgré

des erreurs théologiques et des lacunes dont la principale était de ne pas avoir su mettre

Jésus-Christ à sa vraie place. Considérable fut néanmoins la portée religieuse d’une œuvre

qui allait à la rencontre des aspirations à l’absolu d’une partie de l’opinion>>1.

Chateaubriand admire sincèrement l’histoire du christianisme, s’y intéresse, relève surtout

sa vitalité à travers les siècles et les royaumes ainsi que son activité créatrice à travers les arts.

La tendance déiste, celle de rechercher les preuves de l’existence de Dieu dans les merveilles

de la nature vient pourtant du XVIII° siècle et pourrait être à l’origine d’une problématique.

Mais il oriente quand même son influence rousseauiste vers la religion chrétienne. Son

expérience religieuse est à la fois ambiguë et sincère. Le succès de son œuvre et l’originalité

de son sujet présente une sorte d’alternative culturelle pour ses contemporains.

Ainsi le christianisme devient de nouveau un thème littéraire bien prisé par les

romantiques. Le christianisme est de retour.

L’attrait d’une vie monastique

Si le Génie du christianisme décrit cette situation religieuse de la France, Chateaubriand a

créé René pour illustrer la confusion des sentiments religieux ; ce personnage est partagé entre

1 G. Cholvy, op.cit., pp. 161-162.

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231

son attrait pour la religion chrétienne et les préjugés sociaux de l’époque.

Etant fils cadet dans une famille noble, René pourrait facilement entrer dans les ordres

comme c’était la coutume à l’époque. Après le décès de son père, son grand frère ayant hérité

du château paternel en tant qu’aîné, René pense d’abord à revêtir l’habit religieux :

« Il fallut quitter le toit paternel, devenu l’héritage de mon frère : je me retirai avec Amélie

chez de vieux parents. (…) Le cœur ému par ces conversations pieuses, je portais souvent mes

pas vers un monastère voisin de mon nouveau séjour ; un moment même j’eus la tentation d’y

cacher ma vie »1.

Attiré par la religion lors du décès de son père, René ressent de plus en plus une attirance

pour la méditation religieuse. Sa sœur, Amélie l’<<entretenait souvent du bonheur de la vie

religieuse>>2. Cependant René renonce à choisir cette voie le menant à la vie monastique et

préfère faire un grand tour à travers le monde :

« Soit inconstant naturelle, soit préjugé contre la vie monastique, je changeai mes desseins ;

je me résolus à voyager »3.

Il est difficile de relever d’autres explications au changement d’attitude du héros dans

l’oeuvre. Quel événement a suscité son renoncement à entrer dans les ordres ? L’auteur qui a

lui-même pensé entrer dans les ordres à un moment donné, nous donne une explication :

« Je déclarai ma volonté ferme d’embrasser l’état ecclésiastique : la vérité est que je ne

cherchais qu’à gagner du temps, car j’ignorais ce que je voulais>>4.

De cette confession de l’auteur, nous pensons tirer quelques conclusions qui servent à

éclairer l’état d’âme de René. En premier lieu, le clergé offre un avenir intéressant sinon

certain vu son état. En second lieu, l’attitude inconstante du héros révèle que son appel à la

vie religieuse résulterait du refus de la réalité plutôt que d’une vocation sincère, mystique.

1René, p. 121. 2 Ibid., p. 121. 3 Ibid., p. 122. 4 Cité par M. Regard, op.cit., p. 1202.

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Les préjugés contre les moines

D’autre part, il serait intéressant de noter l’excuse de René lorsqu’il explique avoir des

préjugés contre la vie monastique. Ces préjugés constituent un fait historique. Bien avant la

Révolution, l’opinion générale se mobilise défavorablement pour le monastère :

<<Que l’opinion soit et reste au début du XIX° siècle très largement hostile aux

<<moines>>, Napoléon I° en est la meilleure illustration. Par-delà toutes les raisons qu’il

est possible d’invoquer et qui concernent soit la propriété foncière soit la direction ou le

recrutement des monastères et des couvents, il en est une qui résume tous ses griefs : le moine

n’est pas <<utile>>>>1.

Cela fournit un argument intéressant pour mieux comprendre les circonstances historiques

et sociales de la vie monastique. Le contexte politique semble conditionner les préjugés de

René et de son créateur.

Malgré son penchant pour la méditation, René s’oriente donc vers le voyage, initiative

normale pour l’apprentissage d’un adolescent : le voyage offrant des occasions de rencontrer

et de voir ce qui sort du quotidien, les auteurs l’utilisent souvent comme un moyen

d’apprentissage pour leur jeune héros ; Voltaire, Flaubert, maints autres auteurs ont eu recours

à ce procédé qui s’est révélé excellent dans l’éducation de jeunes personnages.

L’abandon de la voie ecclésiastique par René ne paraît pas signifier tout à fait l’abandon

de sa religion. Lors des rencontres tout au long de son voyage il parait parfois envier les gens

simples qui restent sur place, et René y ressent chaque fois une touche de Dieu.

L’orphelin désireux d’entrer dans la paix d’une vie monastique n’a pas tout à fait oublié

ses sentiments religieux. Rappelons ici que René a réalisé son grand tour tel un pèlerinage de

jeune novice comme nous l’avons précédemment analysé.

1 G. Cholvy, op. cit., p.137.

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Le profil du bon curé au XIX° siècle

On peut dire que Chateaubriand a donné un parfait exemple de bon missionnaire du XIX°

siècle en Amérique à travers ses personnages comme le père Souël et le père Aubry. De son

côté, Stendhal présente le profil idéal d’un bon curé dans le Rouge et le Noir à travers la

personne du curé Chélan.

Que faut-il pour avoir le profil du bon curé du XIX° siècle ? Selon G. Cholvy, <<il porte

un soin attentif aux enfants. Il parle la langue du pays mais il évite de se montrer ou trop

hautain, ou trop familier. Il ne prêche pas trop longtemps, il évite de s’immiscer dans les

querelles qui divisent les familles. Il favorise la naissance de vocations au sacerdoce, souvent

en initiant au latin ceux des jeunes clercs, enfants de chœur, qu’il a distingués>>1.

Ce profil n’est pas dépaysant pour les lecteurs du Rouge et le Noir. Il nous amène à penser

tout de suite au curé de Chélan, ce<<Vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait à l’air vif

de ces montagnes une santé et un caractère de fer>>2.

M. Chélan est un curé aimé et respecté dans son village. L’inspecteur, M. Appert qui vient

de Paris pour visiter les prisons, aperçoit tout de suite qu’il a <<affaire à un homme de

cœur>>3.

C’est lui, avec le vieux chirurgien, qui s’occupe de l’éducation du jeune Julien Sorel. Le

vieux chirurgien lui apprend le latin et l’histoire et le curé lui enseigne la théologie en

l’encourageant dans la voie ecclésiastique :

<< Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon ; il annonça le projet de se faire prêtre, et

on le vit constamment, dans la scie de son père, occupé à apprendre par cœur une bible latine

que le curé lui avait prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées

entières à lui enseigner la théologie>>4.

1 Ibid., p. 73. 2 Le Rouge et le Noir, p. 225. 3 Ibid., p.226. 4 Ibid., p. 238.

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Julien est maltraité par son propre père, il subissait la violence verbale et physique. Dans

ces circonstances, le curé Chélan lui offre une sorte de refuge dans l’étude de la théologie. Il

convie Julien au « dîner de prêtres » au cours duquel il le présente « comme un prodige

d’instruction »1. Aidé par l’intelligence hors du commun de son protégé, l’abbé Chélan a

réussi à l’instruire selon la Sainte Ecriture. En plus, il le prend sous sa protection et lui donne

envie d’embrasser le métier de prêtre même si Julien cache la vraie raison de cette nouvelle

décision.

Pourtant le bon curé ne peut pas rester « bon » dans le Rouge et le Noir : les rares abbés

que Julien estiment sont jugés jansénistes et soupçonnés être libéraux comme les exemples du

curé Chélan et de l’abbé Pirard le montrent. Ils sont sous la surveillance de la congrégation

comme nous l’avons vu précédemment.

Ainsi, lorsque le curé Chélan est chassé du presbytère par destitution et qu’il est logé dans

une chambre encombrée des livres, Julien répond, en retour à l’affection que le vieux curé lui

a témoigné, en lui fabriquant lui-même une bibliothèque pour ranger ses livres.

L’intrigue commune dans ces exemples nous rappelle que Stendhal a puisé le fondement

de ce sujet dans la réalité religieuse et politique de son époque comme lui-même l’indique

dans le sous-titre de son roman « chronique de 1830 ». En 1830, Julien a dix-neuf ans. C’est

aussi en 1825 lors qu’il avait quatorze ans, « qu’on commença à bâtir à Verrières une église,

que l’on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville »2 dont la vue frappa Julien.

Or c’est l’époque de la deuxième Restauration depuis le règne de Louis XVIII et les ultras

ont pris possession du pouvoir avec le règne de Charles X depuis 1824. C’est dans une telle

situation historique que l’auteur fait la description de la religion qui influence Julien Sorel.

De ce fait, Julien est touché en premier par le pouvoir que l’état de prêtre pourra lui

apporter éventuellement. Son initiative dans la religion est provoquée par son ambition de

faire fortune. Quand il se dit changer son objectif de réussite, du métier de militaire au métier

de prêtre, la plus grande raison à invoquer n’est autre que la question de l’argent :

1 Ibid., p. 239. 2 Ibid., p. 238.

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<<Aujourd’hui, on voit des prêtres de quarante ans avoir cet mille francs d’appointements,

c’est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de division de Napoléon. Il leur faut des

gens qui les secondent. (…) Il faut être prêtre>>1.

Ce texte qui mentionne les salaires des deux métiers est d’ne signification toute

particulière pour la classe sociale de Julien, c’est-à-dire pour la bourgeoisie. Même si l’argent

n’est jamais été un but en soi pour Julien, il est toujours préoccupé par cette question, tout

comme son auteur.

Or l’argent ou plutôt l’amour de l’argent consiste à représenter la bourgeoisie dans le

Rouge et le Noir. De ce fait, l’attitude de Julien manifestait, annonçait déjà les sentiments

religieux d’un bourgeois.

La bourgeoisie et la religion

Pour aborder cette question, il est nécessaire de commencer par la citation suivante parce

qu’elle précise quelques points essentiels sur Julien et la religion :

<< L’abbé Pirard examina Julien sur la théologie, il fut surpris de l’étendue de son savoir.

Son étonnement augmenta quand il l’interrogea en particulier sur les saintes Ecritures. Mais

quand il arriva aux questions sur la doctrine des pères, il s’aperçut que Julien ignorait

presque jusqu’aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Bonaventure, de saint

Basile, etc., Au fait, pensa l’abbé Pirard, voilà bien cette tendance fatale au protestantisme

que j’ai toujours reproché à Chélan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des

saintes Ecritures. (…) Le jeune homme ne répondit qu’avec sa mémoire. >>2

L’extrait provient de la scène de l’examen de l’abbé Pirard sur la connaissance de la

théologie de Julien. Elle mentionne plusieurs problèmes auxquels la religion de l’époque a dû

faire face ; comme l’indique l’abbé Pirard, il y a d’abord l’opposition entre le catholicisme et

le protestantisme ; le directeur du séminaire pose également, par ses suppositions, la question

sur le conflit entre le gallicanisme et l’Eglise fidèle à la papauté, à ce sujet, Julien réussit à

réciter tout le livre de M. de Maistre. D’abord, ces deux comparaisons de courants religieux

1 Ibid., p. 239. 2 Ibid., pp. 379-380.

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peuvent être interprétés comme la signification de l’opposition entre la tradition et le progrès

qui subsiste dans le domaine de la religion comme dans n’importe quel autre domaine social.

D’ailleurs, l’influence de Voltaire, associée à la Révolution tient une place importante

dans la critique sur la religion qui est aussi la critique de la politique du gouvernement sous la

Restauration :

<< Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux chambres, qui n’est au fond que

méfiance et examen personnel, et donne à l’esprit des peuples cette mauvaise habitude de se

méfier, l’Eglise de France semble avoir compris que les livres sont ses vraies ennemies >>1.

Stendhal continue de critiquer l’Eglise et le Pape qui veulent contrôler le peuple et

impressionner les gens « par les pieuses pompes des cérémonies »2.

Chateaubriand a aussi critiqué l’Eglise catholique quand il prêche la nécessité de son

renouvellement après la Révolution. Stendhal la blâme pour son étroitesse d’esprit et pour son

emprise sur les gens par l’obscurantisme, par son hypocrisie. Les critiques qu’adressent

Stendhal et Chateaubriand à l’égard de l’Eglise catholique se révèlent finalement les mêmes.

De l’autre côté, les sentiments religieux de Julien ne sont pas du tout basés sur la sincérité,

ni sur la réflexion personnelle. Son attitude, quand le directeur du séminaire, l’abbé Pirard lui

pose des questions théologiques, le prouve. Tout ce qu’il répond ne vient que de sa mémoire,

de ce qu’il a appris par cœur, de ses leçons sur la Bible ou d’autres lectures.

Ce manque de réflexion personnelle de Julien révèle sa différence essentielle avec René

dont la méditation religieuse occupe une grande place. L’ambition religieuse de Julien est

basée principalement sur les principes de la bourgeoisie. Or << la contemplation, cette

dimension de l’être, n’est plus guère comprise par un esprit bourgeois dont le credo est

« travailler, c’est prier »>>3.

1 Ibid., p. 384. 2 Idem. 3 G. Cholvy, op.cit., p. 137.

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Nous pensons donc que la religion du Rouge et le Noir représente la religion de la

bourgeoisie de son époque. Il ne faut pas négliger que cette différence est également

conditionnée par la naissance des héros ainsi que par celui de leurs auteurs : Tandis que

Chateaubriand et René ont l’esprit naturellement aristocratique avec ses implications pour

l’ambition religieuse, Stendhal et Julien s’y oppose par leur état bourgeois.

Facteur intérieur ; la mélancolie

La mélancolie de René et de Julien Sorel

René et Julien ont un point commun très particulier dans leur caractère. Il s’agit de leur

mélancolie. Nous pensons que la mélancolie constitue un élément très fort qui lie ces deux

personnages. Elle réside dans le plus profond de leur nature et influence leur comportement et

leur conscience. Leur état de souffrance témoigne de la sensibilité qu’ils ont par ailleurs. D’où

vient cette sensibilité et quelle est la cause de leur embarras ?

Il conviendrait d’abord de citer Romano Guardini, un philosophe allemand qui nous

apporte un aide précieuse dans son ouvrage intitulé De la mélancolie1 :

<<cette sensibilité rend l’homme vulnérable, en raison du caractère impitoyable de

l’existence. Et précisément, c’est ce qui est inéluctable en elle qui blesse ; la souffrance

partout ; la souffrance des être sans défense et des faibles ; la souffrances des animaux, des

créatures muettes… En dernière analyse, on n’y peut rien changer. C’est inéluctable. C’est

ainsi et demeure ainsi. Mais voilà précisément ce qui est pénible et lourd. On est blessé par

les mesquineries de l’existence qui est souvent si laide, si plate…

Le vide en elle. On voudrait dire : le vide métaphysique. C’est là le point où l’ennui se joint à

la mélancolie. Et, à vrai dire, une certaine sorte d’ennui tel que le connaissent certaines

1 Romano Guardini (1885-1968), professeur de la philosophie de la religion à l’université de Berlin, de Tübingen, de Munich. « De la mélancolie », traduit de l’allemand par Jeanne Ancelet-Hustache, éditions du Seuil, coll. points-sagesses, 1992. pour la traduction française, 1953 : Le philosophe puise sa grande inspiration dans la philosophie de Kierkegaard. Ce livre de petit volume qui compte seulement 80 pages environ nous apporte un aide précieuse en ce qui concerne la mélancolie et sa nature, son rapport avec l’ennui, sa cause et ses conséquences… Nous pensons que tout cela nous aide à analyser le caractère des héros et de les mettre en comparaison.

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natures. Il ne signifie pas qu’un être ne fait rien de sérieux, demeure oisif. Il peut traverser

une vie très occupée. Cet ennui signifie que l’on cherche dans les choses, passionnément, et

partout, ce qu’elles ne possède pas>>1.

Ce commentaire sur la sensibilité et le vide qui causent ennui et mélancolie nous semble

fournir un éclaircissement important pour la compréhension de la nature de René et Julien.

Nous pensons que cette explication trouve sa pertinence parce qu’il permet d’interpréter

également l’ambiguïté de l’ambition religieuse et l’ennui profond que les héros ressentent

dans leur vie.

Rencontre d’un mélancolique avec Dieu

D’abord, nous allons procéder à l’explication du penchant mélancolique de René et

essayer d’analyser ses conséquences sur son attitude religieuse.

Le catholicisme constitue en quelque sorte le berceau spirituel de René. C’est avec la

religion catholique que Chateaubriand développera la vision du christianisme dans ses écrits,

René a naturellement baigné dans cette atmosphère religieuse.

L’auteur annonce la couleur mélancolique de son ouvrage avant le début de René, c’est-à-

dire, dans la II° partie, livre III, chapitre IX du Génie du christianisme. Ce chapitre s’intitule

« du vague des passions » :

<<Mais, de nos jours, quand les monastères, ou la vertu qui y conduit, ont manqué à ces

âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes. Dégoûtées par leur

siècle, effrayées par leur religion, elles sont devenues la proie de mille chimères ; alors on a

vu naître cette coupable mélancolie qui s’engendre au milieu des passions, lorsque ces

passions, sans objet, se consument d’elles-mêmes dans un cœur solitaire>>2.

Pour Chateaubriand, les gens qui ont rencontré le christianisme se retrouvent solitaires

dans une société qui ne les comprend pas. Ils deviennent alors mélancoliques.

1 Ibid., p.35. 2 Génie du christianisme, p. 716.

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Cette mélancolie a un rapport important avec la société et la religion. De là réside

« l’originalité »1 de cette œuvre.

René est un jeune homme qui a un penchant naturel pour la mélancolie :

« Un penchant mélancolique l’entraînait au fond des bois ; il y passait seul des journées

entières, et semblait sauvage parmi des Sauvages »2.

Ainsi commence l’histoire de René, par quelques phrases révélant le caractère du héros.

Le penchant mélancolique du héros constitue un élément important qui permet de comprendre

son attitude face à la vie religieuse.

René, malade de dépression saisonnière ?

Il est intéressant d’analyser le caractère de René, surtout sa mélancolie par la médecine

comme nous l’avons fait précédemment pour la mélancolie amoureuse. Le penchant

mélancolique du héros paraît s’accentuer à l’automne. Cette saison qui marque le temps d’une

dégénérescence révèle un aspect primordial du héros. Entre l’automne et le caractère du héros

existe un rapport non négligeable.

Les intrigues dans le roman se déroulent presque toujours durant l’automne ou l’hiver.

Ainsi René est exposé la plupart du temps au soleil déclinant de la saison. De plus, la région

où il grandit est habitée souvent par le brouillard et le vent hivernal. Or l’automne est propice

à la mélancolie, voire à la dépression chez certaines personnes. Cela peut également arriver

chez les enfants.

La médecine appelle dépression saisonnière cette tendance. Elle se distingue de la

dépression hivernale et de la dépression estivale. La cause exacte n’est pas encore prouvée

mais il paraît que c’est la diminution de la quantité diurne de soleil et sa carence durant la

saison hivernale qui provoque des réactions biochimiques comme un manque d’énergie, 1Ibid., p.1778. M. Regard compare aussi brièvement la mélancolie de Chateaubriand avec celles qu’expriment Bernardin de Saint-Pierre et Mme de Staël : <<Pour Bernardin Saint-Pierre, la mélancolie est un état d’âme agréable, propre à quelques privilégies : « Les ruines, où la nature combat contre l’art des hommes, inspirent une douce mélancolie »(étude XII, Etudes de la nature, 1784,t. III, p. 118). Mme de Staël (De la littérature, chap. IX) l’explique par le climat, le caractère des peuples et la philosophie.>> 2 René, p. 117.

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d’activité, la tristesse, les pensées suicidaires ou encore manger et dormir avec excès. Le

symptôme le plus courant chez les personnes atteintes se traduit par un sentiment d’inertie.

Cela pourrait nous éclairer justement sur la mélancolie dans laquelle René paraît être

plongé tout au long de sa vie livresque.

<< … Elle a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie née chez moi de

l’habitude de souffrir à l’âge de la faiblesse, de l’imprévoyance et de la joie >>1.

Selon l’avis général du corps médical, la dépression concerne davantage des personnes

dépendantes souffrant d’infériorité. Egalement elle concerne des personnes consciencieuses

avec un super égo.

Du point de vue psychologique, la cause de cette maladie provient du fait qu’elles

répriment leur haine. Violence, destruction, mort sont aussi des phénomènes latents. Pour

certains, la dépression est due au fait qu’on se rend responsable de ces sentiments refoulés au

lieu de les extérioriser2.

Nous venons d’examiner brièvement l’avis médical sur la mélancolie. La Bretagne où

René a grandi est une région qui favorise dans un certain sens l’accès à la mélancolie par la

mer, le brouillard, et l’automne qui se prolonge. Il devient alors facile d’imaginer le René

livresque dans le parc automnal du château, le René créateur à Dinan ; Adolescent de seize

ans, René se trouve presque abandonné dans un château moyenâgeux à deux tours

imposantes. Le moment préféré de la journée est une promenade avec sa sœur dans le parc

immense du château. A l’automne, le brouillard épais qui provient de la Rance retarde le lever

du soleil. Ils se promènent sur le petit sentier couvert de feuilles mortes, entouré d’arbres

plusieurs fois centenaires… L’image est romantique mais aussi mélancolique à souhait.

Dans cet environnement, il n’est pas étonnant qu’il soit devenu élégiaque. Sa sœur,

Amélie (ou Lucile) semble aussi atteinte de cette mélancolie.

1 Mémoires d’outre-tombe, T.I ,op.cit., p.32. 2 En ce qui concerne l’avis médical sur la mélancolie et la dépression, nous nous sommes référées aux articles sur « depression » et « see seasonal affective disorder » dans l’Encyclophédie Doo-San sur l’internet ; http:://kr.encycl.yahoo.com/final.html ?id=757057&from=enc

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En ce qui concerne Chateaubriand, il semble qu’il soit tombé dans la mélancolie dès son

enfance. Ses camarades de l’école le surnomment déjà <<l’élégiaque>>. Il lira avec sa sœur la

Bible et méditera sur le livre saint. Lors de sa lecture biblique il est attiré par les passages

empreints de tristesse et de peine :

<<Il notera en marge de l’Ecclésiaste : « Comme cela est vrai, la tristesse du cœur est une

plaie universelle. » Sa mélancolie native s’accorde à la « mélancolie de Job ». Celui qu’on

appelait au collège « l’élégiaque » se reconnaît dans « les élégies de Job » >>1.

Par conséquent, René a l’air d’hériter directement du caractère élégiaque de son auteur.

Mélancolique, romantique, le jeune héros a vécu sa première conversion d’enfant, sa première

communion tout en continuant de lire la Bible. Néanmoins il s’agirait plutôt d’une méditation

habituelle qui manque d’approfondissement et d’événement qui lui permettrait d’avancer

sérieusement dans la foi.

Par la suite, la méditation quotidienne prend un sens plus approfondi pour lui. Cela arrive

malheureusement à travers une tragédie. Il s’agit du décès de son père. Orphelin de mère dès

sa naissance, la mort de son père le fait prendre personnellement conscience de l’importance

de la religion. C’est dès lors qu’il réfléchit avec sérieux au sujet de la religion :

<<Cependant mon père fut atteint d’une maladie qui le conduisit en peu de jours au

tombeau. Il expira dans mes bras. J’appris à connaître la mort sur les lèvres de celui qui

m’avait donné la vie. Cette impression fut grande ; elle dure encore. C’est la première fois

que l’immortalité de l’âme s’est présentée clairement à mes yeux. Je ne puis croire que ce

corps inanimé était en moi l’auteur de la pensée : je sentis qu’elle me devait venir d’une autre

source ; et dans une sainte douleur qui approchait de la joie, j’espérai me rejoindre un jour à

l’esprit de mon père>>2.

L’attitude du héros face à la mort, face à son père est présentée différemment de celle de

Julien. La différence présente une divergence intéressante que nous aimerions aborder dans la

dernière partie, intitulée « l’ambition et les auteurs ». Ce qui est intéressant ici, c’est que si la

mort du père fonctionne chez René comme un levier pour accéder à la foi, Julien a du attendre

1 Pierre Moreau, Chateaubriand, op.cit., p. 141. 2 René, p. 120.

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sa propre mort dans la prison de Besançon, à la fin de son histoire, pour se demander s’il

existait une vraie religion et quelle était la vérité.

Comparaison du son de la cloche chez René et Julien

Pour mieux comprendre les sentiments religieux de chaque héros, nous recourons à la

comparaison d’un motif qui se trouve dans chaque roman, qui est important par signification :

Il s’agit du son de la cloche.

Etant donné que la cloche constitue un élément majeur de l’institution religieuse, la

description de ses sons peut se révéler importante pour savoir ce que pensent les héros. Avant

de poursuivre l’analyse, nous nous arrêtons un moment pour comparer un élément intéressant

dans les deux textes. Voici deux phrases tirées de chaque texte en ce qui concerne le son de la

cloche :

<<j’erre encore au déclin du jour dans ces cloîtres retentissants et solitaires>>1.

<<Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire>>2.

Les deux phrases se ressemblent par les mots que les auteurs utilisent et par leur évocation.

La différence vient d’abord du lieu où se trouvent les héros ; environs d’une abbaye pour

René, la porte d’un séminaire pour Julien. Si pour les deux héros, le son leur annonce

la<<solitude>> de l’endroit et de ses habitants, l’interprétation de cette solitude est très

différente selon le contexte.

Pour René, le son de la cloche rappelle la douceur de son enfance, sa solitude et la paix de

la méditation comme nous l’avons précédemment analysé. La cloche présente un lien fort

entre le héros et ses souvenirs. Il est récurrent que René revit son passé à travers le son de la

cloche, son tintement élève son âme vers de hauts lieux. Elle est en somme le gardien de ses

souvenirs et de sa religiosité.

Par contre, quand Julien Sorel l’entend elle lui rappelle ses malheurs. Si la solitude

conduit René à la méditation et à la réflexion sur la condition humaine, elle inspire à Julien la

1 Ibid., p.121. 2 Le Rouge et le Noir, p.375.

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terreur et l’antipathie du lieu. Dans le Rouge et le Noir, le son de la cloche appelle la solitude

et comporte une connotation négative par sa représentation de l’institution religieuse.

Le son de la cloche évoque un lieu solitaire aussi bien à René qu’à Julien. C’est cette

évocation homologue qui nous intéresse principalement dans cette partie parce qu’elle prouve

la mélancolie de ces héros qui n’aspirent qu’à se trouver en effet dans la solitude.

René et Julien sont des êtres solitaires et mélancoliques qui se sentent seulement à l’aise

dans l’isolement. C’est pourquoi René et Julien recherchent tant à se trouver à l’écart des

autres hommes. Les promenades fréquentes de René dans les forêts du château breton et

d’Amérique ainsi que les isolements de Julien dans les lieux solitaires et dans la prison à la fin

du roman traduisent ce désir de se cacher :

<<Le mélancolique ne se sent vraiment à l’aise que dans la solitude. Personne autant que lui

n’a besoin de silence. Le silence est pour lui comme une présence, une atmosphère spirituelle

qui lui permet de respirer, qui l’apaise et le met à l’abri>>1.

Leur recherche de solitude provient également du sentiment d’incompatibilité avec les

autres, d’ennui dont ils n’arrivent pas à se débarrasser définitivement dans le quotidien.

L’ennui et la lourdeur du quotidien

Alors que Milan Kundera a si bien décrit « l’insoutenable légèreté de l’être » dans son

roman, nous pensons que l’être éprouve souvent la lourdeur de son existence. Dans la réalité,

bien des choses quotidiennes deviennent souvent lourdes à supporter. La résolution d’un jour

est enfouie et disparaît alors parmi les poussières du quotidien. Manger, boire, dormir, faire

des ablutions, s’occuper des obligations sociales et familiales ont souvent l’air insignifiantes,

pourtant quand toutes ces choses s’accumulent au fil des jours, les choses qui paraissent

d’abord légères provoquent une lourdeur insupportable. C’est la lourdeur du quotidien qui

peut accabler, empêcher de respirer c’est l’ennui.

1 Romano Guardini, op.cit., pp. 43-44.

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Il en va de même pour la résolution religieuse qui n’échappe pas facilement à ce filet de la

vie quotidienne. L’habitude a ses vertus et ses défauts ; Quand elle s’oriente vers la bonne

direction c’est bénéfique, mais quand elle vire dans un mauvais sens elle devient sources de

problème et de regret. C’est pourquoi la persévérance a également une telle importance dans

les choix religieux.

Il nous semble que nos deux héros sont constamment en proie à cette maladie.

Le mélancolique René se montre comme un être qui trouve partout et en tout l’ennui.

De son côté, Julien tombe dans la mélancolie au séminaire de Besançon à force de se

plonger dans son quotidien ennuyeux :

<<Julien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les paroles prononcées

dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans une mélancolie profonde. Il travaillait

beaucoup, et réussissait rapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très

fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n’avoir rien autre chose

à faire>>1.

La mélancolie que ressent Julien ne vient pas tant des circonstances extérieures, mais elle

est plutôt en lui-même. Sa cause est intrinsèque de la relation qu’il a avec tout ce qui peut le

blesser.

L’évanouissement de Julien Sorel

L’analyse du comportement de Julien au moment où il fait connaissance avec le directeur

du séminaire apporte une réponse intéressante dans ce sens. Stendhal appuie la description

quand il peint la physionomie ignoble du portier, voire de celle de l’abbé Pirard qui a « la

physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie>>2.

La description de la pâleur et de la physionomie singulière du portier et du directeur se

révèle intéressante. Stendhal les présente comme croque-mort, pâle, morbide,

cauchemardesque pour les enfants, notamment pour Julien Sorel qui sort à peine de

l’adolescence :

1 Le Rouge et le Noir, p. 384. 2 Ibid., p. 378.

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245

<<L’homme qui écrivait leva la tête ; Julien ne s’en aperçut qu’au bout d’un moment, et

même, après l’avoir vu, il restait encore immobile comme frappé à mort par le regard terrible

dont il était l’objet. Les yeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et

toute couverte de taches rouges, excepté sur le front, qui laissait voir une pâleur mortelle.

Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le

plus brave>>1.

Stendhal a consacré beaucoup de lignes à la description des visages de ces deux

personnages, essentiellement des yeux comme il nous le montre dans la citation ci-dessus. Les

yeux de fauve et la laideur de ces personnages ont un contraste saisissant avec la physionomie

du héros principal :

<< L’émotion et la terreur de Julien étaient telles, qu’il lui semblait être sur le point de

tomber. (…) C’est la violente impression du laid sur une âme faite pour aimer ce qui est

beau>>2.

Stendhal présente le catholicisme sous un aspect de laideur, qui terrorise des innocents

comme Julien. Cette opposition entre laideur et beauté semble porter la signification sur

l’âme. Ne dit-on pas que les yeux sont la fenêtre de l’âme ? Pour Julien, les yeux du portier et

du directeur évoquent la bigoterie et la répression du catholicisme.

De ce fait, Julien est loin de ressentir la sérénité de René. Le héros ne paraît ressentir

aucune sympathie pour le séminaire et ses habitants. Ces impressions le mettent dans un état

second et le font jusqu’à s’évanouir :

<<- Vous avez bien tardé, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un œil terrible.

Julien ne peut supporter ce regard ; étendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout

de son long sur le plancher >>3.

Stendhal donne de multiples images en ce qui concerne l’opposition que Julien ressent

entre la beauté et la laideur. La notion de beauté est fort importante pour Julien. Il en va de

1 Ibid., p. 377. 2 Ibid., pp. 376-377. 3 Ibid., p. 377

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246

même pour René. La beauté, l’amour, la noblesse font partie des valeurs que les héros

trouvent tous les deux essentielles, dignes d’intérêt.

Par ailleurs, selon R. Guardini, cela représente une valeur centrale de la mélancolie. Ce

dernier l’explique : «dans sa substance la plus intime, elle est nostalgique de l’amour. De

l’amour sous toutes ses formes, et à tous ses degrés, de la sensibilité la plus élémentaire

jusqu’à l’amour suprême de l’esprit. L’impulsion de la mélancolie est l’Eros, l’exigence

d’amour et de beauté»1.

En effet, malgré la différence de leurs créateurs, René et Julien incarnent parfaitement le

mélancolique par leur quête de vérité absolue, de beau, de noble.

Les larmes de René et Julien

L’évanouissement de Julien montre sa sensibilité extrême bien que Julien essaye de se

présenter toujours sous des apparences froides, déterminées. Si René est aussi sensible que

lui, leur manière d’exprimer leur sensibilité se manifeste pourtant différemment et il semble

qu’il sera intéressant d’en faire la comparaison. Nous portons notre attention à l’élément des

larmes des héros que nous trouvons intéressant.

D’abord, René est quelqu’un qui pleure facilement et il n’arrête pas de pleurer tout au

long de son récit. Les larmes versées au cours de son histoire pourraient facilement mouiller

tout son livre. Par contre Julien fait partie de ceux qui pensent qu’un homme ne doit pas

montrer ses larmes.

Pour René, les larmes qu’il verse si généreusement ont le don d’extérioriser ses sentiments

de frustration, de culpabilité, et sa fragilité. De ce fait, elles ont une vertu de catharsis et

d’apaisement. Elles servent d’ « un baume sur la plaie »2 comme le disait Chactas. De sa

mélancolie, René avait un penchant pour les larmes, la capacité de décharger ses sentiments

par les larmes. Il n’avait pas peur de pleurer.

1 Romano Guardini, op.cit., p.57. 2 Atala, p, 55.

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247

En revanche, Julien résiste à ce sentiment d’abandon de soi-même parce qu’il pense que

ce sont des signes de faiblesse aux yeux des autres. A force de les intérioriser, il tombe par

terre quand ce sentiment est à son comble et qu’il n’est pas en mesure de le supporter. Par son

comportement, Julien Sorel montre qu’il est très attentif au « qu’en dira-t-on » et qu’il est

prisonnier du monde extérieur.

La mélancolie et la sensibilité de René ne semblent pas affecter directement la santé de

René. Peut-être cela est-il dû à sa capacité de pleurer. Mais pour Julien qui se montre si

volontaire, sa mélancolie affecte même sa santé dans ce lieu si sordide et antipathique pour lui.

Cette dernière observation nous amène à remettre en question l’évolution religieuse du

héros. Julien Sorel, pourvu des sentiments religieux d’un bourgeois ne semble pas connaître

l’assurance que la sincérité d’une foi apporte. Alors que son amante, Mme de Rênal montre au

fil des événements la sincérité de sa foi, Julien laisse toutes les responsabilités de son

incroyance aux mauvais prêtres tout en reconnaissant et respectant la vérité et la valeur

spirituelles des autres. L’image de Julien qui délire presque, à cause de l’affaiblissement de sa

santé dans la prison en est démonstrative :

<< Ah ! s’il y avait une vraie religion… Sot que je suis ! Je vois une cathédrale gothique, des

vitraux vénérables ; mon cœur faible se figure le prêtre de ces vitraux… Mon âme le

comprendrait, mon âme en a besoin… Je ne trouve qu’un fat avec des cheveux sales… aux

agréments près, un chevalier de Beauvoisis. (…) Il fut agité par tous les souvenirs de cette

Bible qu’il savait par cœur… mais comment, dès qu’on sera trois ensemble, croire à ce grand

nom : DIEU, après l’abus effroyable qu’en font nos prêtres ?>>1

Julien, en quête de vérité dans cette prison, se comporte en réel mélancolique ; il essaye de

raisonner tantôt en tant que chrétien en recherchant la vérité dans le vrai christianisme, tantôt

il raisonne comme fils de Voltaire en voyant partout l’hypocrisie et le charlatanisme.

Il nous semble que son conflit intérieur met justement en évidence le lien entre la

mélancolie et la religion. Car c’est finalement la spiritualité qui révèle le sens véritable de la

mélancolie. Si nous recourons encore à la définition de la mélancolie que nous donne R.

1 Le Rouge et le Noir, p. 691.

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Guardini à partir de la philosophie de Kierkegaard, cette relation présente clairement le

caractère et la psychologie de Julien dans sa prison :

<<Le sens véritable de la mélancolie ne se révèle qu’à partir du spirituel. (…) : la

mélancolie est l’inquiétude que provoque chez l’homme la proximité de l’éternel. C’est là ce

qui le rend heureux et, en même temps, constitue pour lui une menace >>1.

D’autre part, il nous semble que Chateaubriand a compris cette inquiétude spirituelle

quand il présente René. Chateaubriand a connu la foi, l’éloignement, la reconversion. Suivant

son auteur, la foi de René évolue aussi au fil des années. Le personnage romantique de René

semble donc refléter les états d’âme de Chateaubriand en ce qui concerne la religion.

D’ailleurs Chateaubriand met déjà en garde contre la mélancolie en la désignant comme

étant le mal du siècle dans sa préface de René :

<<C’est J.- J. Rousseau qui introduisit le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et

si coupables. En s’isolant des hommes, en s’abandonnant à ses songes, il a fait croire à une

foule de jeunes gens, qu’il est beau de se jeter ainsi dans le vague de la vie. (…) >>2

L’auteur de René condamne ensuite la solitude qui risque de conduire le mélancolique « à

la folie, ou à la mort ». Il propose une solution à travers les paroles du père Souël qui

conseille René en lui disant que « la solitude est mauvaise à celui qui n’y vit pas avec Dieu »3.

Kierkegaard auquel R. Guardini fait référence pour sa conception de la mélancolie a

divisé cette notion en deux : la bonne mélancolie et la mauvaise mélancolie.

La bonne mélancolie signifie qu’elle peut être un puissant ressort pour réussir dans

l’ambition de la création si on arrive à surpasser les incertitudes et les complications. Si on y

échoue, on a un sentiment de perte, de défaite qui appelle la mauvaise mélancolie.

1 R. Guardini, op.cit., p. 69. 2 René, p. 114. 3 Ibid., p. 145.

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Par conséquent, René et Julien semblent osciller entre la bonne et la mauvaise mélancolie

dans leur vie. Leur ambition et leur sentiment religieux semblent finalement découler de leur

état de mélancolie.

Or, leurs auteurs respectifs semblent avoir fait un meilleur usage de la mélancolie.

<<C’est dans la mélancolie qu’est ressentie avec le plus d’amertume l’incertitude

qu’implique la puissance créatrice. Il faut porter, supporter cette bonne mélancolie. C’est

d’elle que naît l’œuvre, le devenir, et tout est alors transformé >>1.

Chateaubriand et Stendhal ont trouvé la percée de leur ambition dans la mélancolie pour la

transformer en création positive en écrivant René et le Rouge et le Noir. Nous allons aborder

cette relation dans la partie suivante intitulée, « ambition et les auteurs ».

Pour conclure cette partie, nous avons essayé de démontrer la relation des héros avec les

ecclésiastiques, plus précisément la vocation religieuse que les auteurs utilisent pour affirmer

l’ambition des héros dans René et le Rouge et le Noir.

Nous avons constaté que Chateaubriand a su profiter des circonstances historiques de son

temps à son avantage à l’occasion de la publication du Génie du christianisme. La religion de

Chateaubriand est le catholicisme teintée d’humanisme. René, l’ouvrage que l’auteur voulait

évangélique montre ce paradoxe par la profonde mélancolie chez René.

Nous avons aussi essayé d’analyser comment Stendhal illustre dans son roman l’approche

religieuse de la bourgeoisie issue de la Révolution. Julien Sorel représente un jeune bourgeois

dont le sens de l’utilité vient remplacer la foi dans la religion.

René et Julien sont malgré leur différence des héros mélancoliques. La mélancolie

explique également le sentiment de vide que les héros ressentent chaque fois que leur

ambition est en cause.

1 R. Guardini, op. cit., p. 71.

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Nous pensons que leur mélancolie est non seulement amoureuse comme nous l’avons déjà

montré dans la troisième partie, mais elle est aussi religieuse. La vie nomade de René et la

méditation de Julien devant la mort nous ont convaincues que leurs sentiments mélancoliques

viennent également du fait qu’ils sont éloignés de Dieu comme l’explique Kierkegaard à

propos de la mélancolie.

Chateaubriand et Stendhal, René et Julien Sorel, les auteurs et les héros se juxtaposent et

s’identifient en ce qui concerne leur vie religieuse, leur comportement mélancolique. Nous

allons ensuite tenter de développer cette relation à travers l’ambition chez chaque auteur.

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251

L’ambition et les auteurs

Dans cette dernière partie, nous aimerions développer la relation entre les héros et les

auteurs en soulignant le rôle de l’ambition et ses conséquences sur leurs écrits.

Nous allons d’abord mettre l’accent sur le lien profond entre la propre personnalité des

auteurs et leurs personnages. Ensuite, nous essayerons de découvrir les vraies motivations de

Chateaubriand et de Stendhal en tant qu’auteurs.

Il ne s’agit pas de chercher à identifier les personnages de René et le Rouge et le Noir en

fonction de la biographie de Chateaubriand et de Stendhal. Il importe peu de savoir par

exemple si Chateaubriand eut avec sa sœur le même type de relation que René avec sa sœur,

ou de savoir si Mathilde eut pour modèle Méthilde Dombowska dont Stendhal s’est épris à

Milan.

Pourtant il est indéniable que certains éléments de la vie des auteurs nous aident à mieux

comprendre leur vision du monde et l’importance de certains thèmes de l’œuvre.

Spécialement, ils facilitent la compréhension de certains passages. La biographie permet de

connaître le contexte historique, idéologique, culturel de l’auteur en tant qu’individu. Il est

important de bien connaître ce contexte, propre à l’auteur, pour comprendre son œuvre.

En revanche, même si la vie personnelle de l’auteur conduit à mesurer l’importance de

certains passages de ses textes, le roman ne se confond pas avec la biographie de l’auteur

parce qu’elle ne suffit pas en effet pour comprendre l’œuvre.

Le roman est avant tout une création. Le roman est une écriture romanesque, une œuvre de

création tout comme l’écriture poétique ou théâtrale. C’est un monde à part où se construisent

des mots et des images.

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Dans ce monde de création, il existe des propres lois et des propres structures prenant vie

d’une façon autonome dès que l’auteur crée son langage. Il est donc important d’approfondir

l’écriture, le style de l’auteur en vue de la compréhension d’une oeuvre.

Par conséquent, ce sont des éléments biographiques et la richesse de l’écriture qui se

conjuguent et qui apportent un sens spécifique dans chaque œuvre.

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Chapitre dix : les héros et les auteurs

René ; jumeau de François-René

Tous les romans se nourrissent de l’imagination et des expériences de leur auteur.

Chateaubriand fait part dans René d’une riche imagination, qui contient une part

d’autobiographie. Dans René, il n’est pas difficile de trouver des détails autobiographiques.

René est un personnage doué de psychologie, de plus il est très proche de l’auteur par

certains aspects. Chateaubriand lui-même disait : « La majeure partie du génie se compose de

cette espèce de souvenirs. Les plus belles choses qu’un auteur puisse mettre dans un livre sont

les sentiments qui lui viennent, par réminiscence, des premiers jours de sa jeunesse »1.

Entre René et son auteur, il y a plusieurs points communs comme nous avons eu

l’occasion de le voir précédemment. : le lieu de leurs origines : la Bretagne ; l’atmosphère

particulière et automnale qui règne dans René, se trouve aussi dans les premiers livres du

premier tome des Mémoires d’Outre-Tombe, le lien particulier avec une sœur : Amélie pour

René et Lucile pour l’auteur, le père froid et distant, l’exil : avant de partir pour l’Amérique,

René vient visiter le château et l’auteur écrit la même scène dans ses mémoires, la solitude et

l’ennui etc. Toutes ces analogies avec des faits vécus par Chateaubriand nous conduisent à

comparer ces deux êtres fictif et réel.

D’un côté, il est vrai que l’histoire chronologique du récit n’est pas conforme à celle de

l’auteur. Etant arrivé en Amérique en 1725, René ne peut pas suivre les bouleversements

politiques de la France. De ce point de vue, René n’est qu’un personnage fictif.

De l’autre côté, il est indéniable qu’il représente le jeune homme d’une génération

éprouvant des événements de la Révolution et souffrant de la mélancolie caractéristique du

début du XIX° siècle.

1 Génie du christianisme, pp. 868-869.

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En fait, l’adéquation de la chronologie ne semble pas importante dans René. D’ailleurs,

l’auteur n’apporte aucune précision historique. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui passe à

l’intérieur de son héros. Il s’agit d’un drame intrinsèque d’un jeune homme tourmenté.

De là, René devient le frère jumeau de François-René. C’est un jumeau qui représente

essentiellement la jeunesse de son auteur. René symbolise cette jeunesse où Chateaubriand

errait dans les rues de Londres, affamé, glacé par le froid, sans maison. Il symbolise

également la solitude que ce dernier ressentait dans « ce vaste désert » de gens. Enfin la

mélancolie et l’ennui qu’il rencontrait dans la société et le monde dénotent le

désenchantement d’une génération après la Révolution.

Le cœur de René n’a jamais été complètement compris par son entourage, ni même par

ses intimes. Il en est de même pour Chateaubriand. Celui-ci se plaint d’avoir été incompris

dans sa jeunesse voire dans sa vie. René et Chateaubriand sont tous deux timides et troublés.

Leurs promenades mélancoliques leur apportent une paix provisoire et creusent une distance

entre eux et le monde extérieur.

Pourtant leur chemin croisé semble s’arrêter comme une peinture figée. En effet René ne

peut pas être libre du cadre romanesque de la création et Chateaubriand continue son chemin

en tant qu’un être libre. Il est probable que Chateaubriand ait voulu donner la vie ou plutôt

faire revivre son jumeau par la reprise de son personnage dans les Natchez.

Néanmoins le caractère de René semble le condamner à la brièveté de sa vie parce que ses

caractéristiques représentent principalement des traits de la jeunesse. René est comme un

jumeau qui est mort dans sa jeunesse, mais qui n’arrête pas de revenir dans ses pensées. Le

feu reste dans le cœur mais il n’est plus en activité comme d’antan. Il est devenu le symbole

de la jeunesse que l’auteur chérit et dont il garde jalousement le souvenir.

René est partie de la réalité de Chateaubriand. Par le jeu de l’écriture, il est devenu un

personnage à part, indépendant au bout de la plume de son créateur, ayant sa propre vie, sa

propre célébrité.

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Julien ; porte-parole de Stendhal

Comme René, Julien a failli donner son nom au titre1. Il n’est pas étonnant que Stendhal

ait d’abord pensé au nom de son héros tant l’intrigue du roman passe essentiellement autour

du héros principal.

Julien Sorel est un héros chez qui l’ambition et l’énergie se disputent avec des sentiments

d’humiliation et d’hypocrisie. A l’instar de René, on trouve également des indices

autobiographiques chez Julien ; le père abusif, la mère absente, la province détestée, l’arrivée

à la Capitale etc.

Pourtant le lien entre Julien et son auteur ne ressemble pas tout à fait à celui entre René et

Chateaubriand. Si ceux-ci ont une histoire de cœur à cœur, ceux-là semblent avoir une histoire

un peu plus distante, cérébrale tout en restant très lié l’un à l’autre.

« Julien est un héros sombre et malheureux » comme le disait son auteur. Au contraire de

Fabrice, il ne s’adapte pas au bonheur. Rappelons que Julien, avant d’être ambitieux, était

d’abord un enfant fuyant sur le toit de la maison familiale pour éviter les coups de son père et

de ses frères.

Si les héros de Stendhal ont suivi le même parcours, Julien a une particularité qui le

distingue de Fabrice et de Lucien. C’est sa classe sociale. Les caractéristiques du personnage

de Julien en procèdent beaucoup. Humilié par sa famille et par la société, le monde lui est

hostile. Il se bat contre ce monde qui ne comprend pas son génie et qui ne reconnaît pas ses

qualités à sa juste valeur : C’est un jeune homme beau, intelligent, qui a une mémoire

prodigieuse. En somme il a toutes les qualités d’un grand homme ou d’un grand seigneur.

Mais il est né dans une classe inférieure, de ce fait, il rencontre des obstacles à son

ambition et devient profondément frustré. Ceci fait naître en lui non seulement un sentiment

de frustration mais aussi d’injustice. Ces sentiments le conduisent à la révolte contre la société

qu’il rend responsable de son état désavantageux. 1 Selon Romain Colomb, le cousin et l’ami fidèle de Stendhal, le Rouge et le Noir s’intitulait d’abord Julien. Il raconte le moment où Stendhal a choisit finalement le titre, subitement pris d’une inspiration, dans ses Notices bibliographiques de 1846. Nous savons déjà que ce nouveau titre a suscité beaucoup de commentaires.

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Le discours de Julien au tribunal de Besançon rend l’idée de cette injustice plus concrète ;

Le crime qu’il a revendiqué n’est pas seulement le crime contre Mme de Rênal. Il revendique

aussi le crime contre la société en prenant ainsi le rôle d’un révolté opprimé provenant d’une

classe inférieure contre l’ordre social. Par ce fait, Julien devient un héros romantique en

représentant une génération qui ne trouve pas sa voie dans la société de la Restauration.

Au tribunal, Julien prétend qu’il est le fils d’un plébéien. Mais nous savons qu’il est plutôt

issu d’une famille de petit-bourgeois en plein essor financier et qu’il a des soucis bourgeois. A

ce propos, sa révolte individuelle peut être interprétée comme celle de la bourgeoisie. Georges

Bataille nous donne une analyse intéressante à ce sujet :

<< Un individu quelconque de la bourgeoisie quand il a pris conscience que ses instincts

vitaux les plus vigoureux, s’il ne les réprimait pas, faisaient de lui nécessairement l’ennemi de

sa propre classe, est condamné à forger tout d’abord, quand il perd contenance, des valeurs

situées AU-DESSUS de toutes les valeurs bourgeoises ou autres, au-dessus de toutes les

valeurs conditionnées par un ordre de choses réel>>1.

Il semble que cette analyse correspond non seulement au cas de Julien mais aussi à celui

de son auteur, Stendhal.

Si Julien se trouve dans cette situation particulière, c’est parce que son auteur l’a voulu

ainsi. Stendhal souhaitait créer un personnage qui se sent dépossédé par le régime politique de

l’époque. Après la chute de Napoléon, la France n’a pas eu le meilleur gouvernement, surtout

pour les jeunes qui ont grandi en écoutant les récits héroïques de leurs aïeux qui ont connu des

campagnes napoléoniennes, se sont battus pour la liberté et la grandeur de la nation.

En revanche, pour les jeunes de l’époque de la Restauration, il ne restait que des souvenirs

alors que la politique voulant maintenir le régime d’avant Napoléon. Chez les jeunes issus

d’une classe inférieure, cette politique de retour au siècle passé ne convenait plus. N’ayant

plus d’issue pour décharger socialement leurs ambitions, ils se sentent emprisonnés dans ce

1 Georges Bataille, Œuvres complètes, Gallimard, 1970, t. II, p. 95.

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siècle avec le sentiment « d’être né trop tard ». Et ces quelques mots, deviennent exactement

les mots de Julien dans son monologue quand il constate son état de service.

Julien représente donc une génération dans la même lignée que celle représentée par René.

C’est une génération de frustration. Stendhal s’estime appartenir à cette génération frustrée. Il

est vrai qu’il n’est pas aussi beau que son personnage, mais il a attribué à son héros ses goûts,

ses valeurs, en quelque sorte sa personnalité.

Quand Léon Blum voulait résumer la personnalité de Julien Sorel, il a choisi le moment

où Julien projette de prendre la main de Mme de Rênal. A ce moment, Julien hésite, prévoit,

calcule ses actes avant d’agir et le fil de ses idées révèle son caractère :

<<L’idée d’un devoir à accomplir et d’un ridicule ou plutôt d’un sentiment d’infériorité à

encourir si l’on n’y parvenait pas…>>1

Cette pensée que le critique a choisi pour résumer le caractère de Julien pourrait très bien

être celle de Stendhal lui-même. Stendhal recherche le sentiment de devoir et d’honneur tout

au long de sa vie, alors que le sentiment d’être ridicule aux yeux des autres lui sert de moteur

dans son comportement.

Stendhal aimait les mathématiques et était excellent en la matière. Il a quitté Grenoble

pour entrer à l’école polytechnique à Paris. Mais au lieu de passer l’examen d’entrée comme

prévu, il est parti pour Marseille avec une actrice dont il est tombé amoureux. Son

comportement, imprévisible et impétueux, n’est pas si loin de celui de Julien qui part pour

Verrières après avoir eu connaissance de la lettre de Mme de Rênal.

Par ailleurs, Stendhal éprouvait un sentiment d’infériorité à cause du manque de particule

et d’argent. Dans ses œuvres autobiographiques, Stendhal se plaint sans cesse de son état de

pénurie. Ce fait nous semble assez significatif parce qu’il proclame que l’argent est vil et

corrompu. Cette attitude contradictoire apparaît bien entendu dans le Rouge et le Noir. Julien

méprise l’argent mais il est saisi par l’envie d’en avoir suffisamment pour le mépriser

librement.

1 Le Rouge et le Noir, p. 265.

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L’argent devient un élément majeur dans le sens connotatif. Car l’argent constitue le

symbole de la classe bourgeoise. Comme dans la citation de Georges Bataille, la révolte

individuelle dans la bourgeoisie commence par le reniement des valeurs propres à la

bourgeoisie. Et l’argent y occupe une grande place.

Or le reniement ou plutôt le refus de la valeur bourgeoisie représentée ici par l’argent,

provoque un problème grave parce qu’au début ni Julien, ni Stendhal ne sont prêts à vivre

sans argent, ou plutôt sans un certain cadre de vie que ne peut apporter que l’argent. Dans le

Rouge et le Noir, Julien arrive à échapper aux fausses valeurs en se réconciliant avec Mme de

Rênal dans la prison trouvant ainsi une sorte de transcendance devant la mort imminente.

Pourtant le problème de l’argent a bel et bien été à l’origine d’un dilemme entre le fait de

s’en détourner ou d’en jouir. Cette dissension entraîne une question sur son identité sociale.

Le refus d’accepter son état bourgeois le fait réclamer une autre classe qui satisferait mieux

ses exigences. Il s’agit dans le roman de la noblesse. Mais le problème vient justement de

cette noblesse qui ne l’accepte pas à bras ouverts.

A la fin du roman, l’auteur met en avant ce conflit entre les classes sociales à travers le

discours de Julien, mais il est important de souligner que la révolte individuelle de Julien est

basée sur la question de son identité se traduisant également par le manque de particule.

La question du titre nobiliaire constitue le même genre de contraction aussi bien pour

Julien que pour Stendhal. Avoir un nom à particule paraît d’abord constituer la suprême

ambition de Julien flatté par la question de Mme de Rênal qui lui demande s’il n’a pas d’autre

nom que Sorel. Ce dernier encourage d’ailleurs la rumeur disant qu’il serait le bâtard d’un

grand seigneur à l’hôtel de La Mole. Il parvient finalement à être anobli et devient chevalier

de La Vernaye. Pourtant il n’aime pas l’aristocratie et il éprouve pour elle le même type de

mépris qu’il a pour l’argent.

En ce qui concerne Stendhal, la situation n’est pas tout à fait pareille. Il n’a jamais pu être

anobli contrairement à ses cousins, les Daru. Mais il a toujours gardé ses penchants

aristocratiques malgré ses idées républicaines et libérales.

Avant d’esquisser son personnage, l’auteur semble déjà caractériser un type de jeune de

son époque ; né dans une famille bourgeoise aisée, ayant reçue une excellente éducation

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aristocratique mais non aristocrate, il méprise l’argent de la bourgeoisie. Mais sans la

richesse, il n’est pas admis dans le cercle supérieur et il ne peut pas jouir de ses prédilections

aristocratiques. Dans sa situation il est mécontent surtout quand son père a failli et perdu

presque tout son bien.

<<Stendhal, dont le réalisme était né de sa résistance à un présent qu’il méprisait, conserve

encore dans son attitude bien des instincts du XVIII° siècle>>1.

Donc, il nous semble que Stendhal a fait de Julien non seulement le représentant des

jeunes de son époque mais aussi le porte-parole de son état de frustration face à sa réalité

propre.

Auteurs et l’image du père

Père mal-aimé

Il est intéressant de voir comment Chateaubriand et Stendhal décrivent l’enfance

malheureuse de leur héros, René et Julien. Rappelons-nous qu’ils sont nés avec des signes de

faiblesse : René a « été tiré de son sein avec le fer »2 : Julien donnait à son père l’idée « qu’il

ne vivrait pas »3 dès sa première jeunesse.

Si la mère de René est morte en couches en le mettant au monde, la mère de Julien

n’apparaît nulle part dans le roman. C’est comme si elle était morte comme la mère de René.

Ces héros romantiques ont une relation peu heureuse avec leur propre père : René est

toujours « timide et contraint devant son père »4. Quant à Julien, Stendhal nous en laisse une

description plus large :

1 Erich Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, coll.Tel, Gallimard, 1968 p. 477. 2 René, p. 119. 3 Le Rouge et le Noir, p. 233. 4 René, p. 119.

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<< Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme

donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d ‘entendre la terrible voix de

son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la

scie, et de là sur une poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le

ruisseau le livre que tenait Julien : un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme

de carotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au

milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la

main gauche comme il tombait >>1

La citation ci-dessus est la description de la première apparition de Julien Sorel dans le

roman dans le chapitre qui s’intitule « un père et un fils ». Ce passage souligne la double

violence du père Sorel envers son fils. Il donne d’abord la mort symbolique à son fils en jetant

le livre dans la rivière, le symbole qui fait la grandeur de son fils. Ensuite, il a failli

littéralement tuer son fils en lui donnant des coups pour le faire descendre.

Les expressions de violence qui se trouvent dans le texte évoquent suffisamment

l’atmosphère familiale et l’enfance maltraitée du héros. En plus, Stendhal met l’accent sur la

différence entre Julien et le reste de sa famille. A part son aspiration à être un héros, il est déjà

physiquement très différent de son père et de ses frères. Julien est frêle et mince tandis qu’ils

sont grands et robustes.

Stendhal décrit donc Julien comme un orphelin qui n’a pas de véritable vie familiale. D’où

le vide profond, sa mélancolie de Julien et sa résolution de se forger un destin.

Reniement du patronyme

Curieusement, le début de la vie de René et de Julien est aussi sombre l’un que l’autre

comme s’ils avaient reçu un oracle de Delphes à l’exemple d’Œdipe.

La relation entre père et fils est particulièrement intéressante dans René et le Rouge et le

Noir. Dans ces œuvres, on peut trouver des éléments favorables à une interprétation

psychanalytique, notamment en rapport avec le complexe d’Œdipe. René et Julien détestent

leur père. Le père de René est mort et celui de Julien est aussi mort symboliquement parce

1 Le Rouge et le Noir, p. 232.

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que Julien change volontairement son nom. René aime tendrement sa sœur, Amélie est aussi

une mère pour lui :

<<Timide et contraint devant mon père, je ne trouvais l’aise et le contentement qu’auprès de

ma sœur Amélie. Une douce conformité d’humeur et de goûts m’unissait étroitement à cette

sœur>>1

De son côté, Julien aime Mme de Rênal à qui il voue un amour filial. Il l’avoue finalement

au tribunal où il fait à la fois sa confession et règle son compte :

<<Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton ; il dit tout ce qu’il avait sur le cœur ; (…) à

l’adoration filiale et sans bornes que, dans les temps plus heureux, il avait pour madame de

Rênal…>>2

La sœur et la maîtresse remplacent la mère. L’absence de la mère souligne la présence du

père dont les brèves apparitions suscitent des sentiments mitigés au héros.

Chez René, le père biologique suscite un sentiment assez ambivalent. René éprouve

d’abord un sentiment de peur et de froideur à l’égard de son père, mais au décès de celui-ci, il

éprouve un sentiment complexe (haine –affection) pour l’homme qui lui a donné la vie :

<<Il expira dans mes bras. (…) je ne pus croire ce corps inanimé était en moi l’auteur de la

pensée : je sentis qu’elle me devait venir d’une autre sources ; et dans une sainte douleur qui

approchait de la joie, j’espérai me rejoindre un jour à l’esprit de mon père>>3.

En ce qui concerne Julien, cette ultime réconciliation n’a pas eu lieu. Contrairement à

René, c’est Julien qui va mourir bien avant son père et il préfère refuser la visite de son père

dans la prison où il est incarcéré :

<< Julien voyait plus qu’un événement désagréable entre lui et la mort, c’était la visite de

son père. Il consulta Fouqué sur l’idée d’écrire à M. le procureur général, pour être dispensé

1 René, p. 119. 2 Le Rouge et le Noir, p. 675. 3 René, p.120.

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de toute visite. Cette horreur pour la vue d’un père, et dans un tel moment, choqua

profondément le cœur honnête et bourgeois du marchand de bois >>1.

Cette citation explique bien toute l’étendue de la haine de Julien pour son père. Dans le

roman, elle est précédée par la mention de l’abbé Pirard qui, avant de repartir de Besançon,

aurait parlé « de la mystérieuse naissance de Julien »2. La mention de cette naissance qui

suppose une bâtardise du héros montre son envie de se créer lui-même sa propre identité.

Ce sentiment est renforcé par le refus de voir son père. L’auteur nous révèle un peu

crûment par ces deux faits le véritable sentiment de Julien pour son père, choquant même son

meilleur ami qui incarne le bon et gentil bourgeois. Car renier son propre père de la sorte ne

s’accorde nullement à la moralité bourgeoise. Il fait mourir son père symboliquement par le

reniement du nom patrimonial. Pour la religion et la tradition, c’est un crime qui ne peut pas

se pardonner.

Le patronyme représente la famille, le père et l’autorité de celui-ci. Or le reniement du

patronyme signifie le refus de l’autorité que le père représente. De plus, ce refus est celui de la

classe sociale à laquelle la famille appartient et le refus de s’y identifier.

<<L’individu n’appartint donc à une classe sociale ni par son choix, ni par ses actes, ni

davantage par des qualités qui lui seraient propres ; l’appartenance n’est d’ailleurs pas le

fait de l’individu en tant que tel, mais dépend, pour un individu, de son appartenance à une

famille déterminée qui, elle, est le véritable membre de la classe>>3.

Cette citation nous offre une définition qui correspond à l’idée que nous essayons de

développer ; l’individu appartient à une classe sociale de par sa famille, plus exactement de

par son père, par le nom que son père porte. Or refuser son nom n’est pas un acte anodin et

elle signifie le rejet de la classe imposée par son géniteur.

En général, on trouve un schéma assez fréquent chez un fils qui se rebelle contre son

père : Le fils éprouve tour à tour de l’amour, de la haine et le reniement du père. Il cherche à

1 Le Rouge et le Noir, p. 655. 2 Idem. 3 Schumpeter, cité par Claude Thélot, Tel père, tel fils ? Position sociale et origine familiale, Bordas, Paris, 1982, p.1.

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s’identifier à son père ou à surmonter la condition sociale que le père lui impose

génétiquement. Cette évolution des sentiments à l’égard du père aboutit finalement à une

quête effrénée de soi-même.

Ce schéma présente d’une façon assez pertinente le cas de Julien alors qu’il n’a jamais

éprouvé de l’affection pour son père dans l’œuvre. Ce constat est intéressant parce que le fait

qu’il renie son propre père ne signifie pas seulement le reniement de son père biologique. Il

symbolise le refus et le reniement de tout ce qu’il représente. Julien refuse le conformisme

que son père représente par sa classe sociale impliquant notamment la religion hypocrite, le

ton moralisateur.

L’usage fréquent de pseudonymes par Stendhal attire notre attention car cela dénote

quelque part le refus du patronyme. Cette façon de faire évoque le double rôle d’un masque :

protéger son intérieur et se protéger du regards des autres. Dans ce sens, il est aussi utile de

mentionner l’explication de J. Starobinski :

<<Le masque a partie lié avec l’individualisme, dont il représente l’arme d’agression et

l’instrument de protection. Plus l’individu se rend secret, plus il se voit gagner en mystère

sous le regard naguère indifférent des autres. (…) Il se définit lui-même comme un pouvoir

infini de nier son masque, et par le détour de cette négation, il est violemment ramené à lui-

même>>1.

De manière différente, René évoque ce problème lié à son nom. L’écrivain ne donne pas

le nom de famille de René dans l’œuvre. Tout prête à croire que ce René est le même que

l’auteur. Il y a un fait intéressant dans cette direction. C’est que Chateaubriand a signé son

œuvre du prénom paternel au lieu de son propre prénom. Et, il le reconnaît ingénieusement

des années plus tard quand il écrit ses mémoires, comme s’il faisait une découverte :

<<On voit que je m’étais trompé dans mes ouvrages : je me fais naître le 4 octobre et non

le 4 septembre ; mes prénoms sont : François-René, et non pas François-Auguste >>2.

1 Jean Starobinski, L’œil vivant, Stendhal pseudonyme, Gallimard, 1961, Coll. Tel, 1999, pp. 279-280. 2 Mémoires d’Outre-Tombe, t. I, p. 135.

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La confusion semble évidente et voulue. Car ici l’auteur ne se trompe pas seulement sur

son prénom, mais aussi sur sa date de naissance. Ce détail semble prouver que l’auteur

cherche à reconstruire sa vie. Voulait-il également se séparer de son père car << une seule

passion dominait son père, celle de son nom>>1.

Le père de Chateaubriand dont la généalogie était réputée mais ruinée à son époque, est en

quelque sorte un héros qui a réussi à redorer son blason. Il est partie à la mer sans argent, ni

expérience et il est arrivé avec succès à acquérir les deux. Avec le commerce de mer, il achète

le château de Combourg qui sera le fief de sa famille. L’achat de ce château est riche en

signification :

<<La conquête que son argent, durement acquis, livrait enfin à l’ancien terre-neuvas, c’était

le rétablissement dans l’honneur de son lignage, menacé par plusieurs générations de

pauvreté et de misère.

Combourg ? Un fief avec dignité de comté, la forteresse dans le territoire domanial, la

juridiction seigneuriale sur dix-huit paroisses et des droits dans une vingtaine d’autres (…),

toute ancienne puissance féodale ainsi rachetée par le travail et le commerce de mer, et

l’habilitation à siéger désormais aux Etats de Bretagne, en un mot, la revanche d’un vieux

nom. C’était si bien cela, l’essentiel de ce que Monsieur de Chateaubriand recherchait, qu’il

n’avait même pas visité le domaine dont il devenait seigneur >>2.

Par conséquent, Chateaubriand a grandi selon les principes féodaux, dans le respect du

nom qu’il porte, dans la religion catholique avec ses manifestations de foi en Bretagne.

Chateaubriand ressent du respect et de la fierté pour son nom, contrairement à Stendhal qui

change de nom comme de chemise, qui refuse le nom de son père et cherche une autre identité

à travers ses nombreux pseudonymes.

Les dernières paroles de M. le comte de Chateaubriand

Ce qui est remarquable dans les attitudes de chaque héros, c’est qu’elles illustrent la

propre expérience de l’auteur. Il est intéressant d’étudier la relation entre les auteurs et leurs

1 Ibid., p. 132. 2 Victor-l. Tapié, op.cit., p. 10. Ce texte qui explique le succès et la raison de la fierté de M. de Chateaubriand pourrait être transposé dans le rêve de Julien Sorel.

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pères réciproques à travers les autobiographies.

En premier lieu, et selon ses mémoires, Chateaubriand ne fut pas un enfant choyé par ses

parents. A travers son aventure avec son ami d’enfance, Gersil, il montre le traitement sévère

qu’on lui infligeait contrairement à ce qui se passait dans la famille de son ami :

<<une pierre m’atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur

mon épaule. Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de

ses courses un œil poché, un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé : en pareil

cas, j’étais mis en pénitence>>1.

La suite de cette aventure raconte un petit Chateaubriand qui se cache chez son ami

préféré, de peur d’être repris par ses parents. Par la suite, ses parents décident de le séparer de

Gersil qu’ils jugent de mauvaise influence.

Cet épisode révèle le sentiment de gêne et de peur de l’auteur vis à vis de ses parents.

Pourtant il n’est en aucun cas rancunier. Si l’éducation sévère et religieuse qu’il a reçue a

donné « à ses sentiments un caractère de mélancolie »2 et « l’habitude de souffrir à l’âge de

la faiblesse, de l’imprévoyance et de la joie »3, Chateaubriand pense qu’elle lui a procuré

également un don, un remède à ses souffrances, sa consolation venant de la religion :

<<C’est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c’est d’elle que je tiens ma

religion >>4.

Avant d’entrer au service, Chateaubriand vient à Combourg et y rencontre son père atteint

d’une paralysie occasionnant sa mort quelques mois plus tard. De cette rencontre il garde le

souvenir d’un père différent de celui de son enfance :

<<Il m’embrassa. Je sentis ce visage ridé et sévère se presser avec émotion contre le mien :

c’était pour moi le dernier embrassement paternel.

Le comte de Chateaubriand, homme si redoutable à mes yeux, ne me parut dans ce moment

que le père le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main décharnée et pleurai >>1.

1 MOT, T.I, p. 159. 2 Ibid., pp.159-160. 3 MOT, T.I, p,160. 4 Idem.

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L’auteur de René paraît se réconcilier avec son père face à la mort prochaine de celui-ci.

Avec de tendres embrassements et des larmes, ils arrivent à se réconcilier lors de l’ultime

rencontre. <<Conduisez-vous en homme de bien et ne déshonorez jamais votre nom>>2, ces

dernières paroles de M. le comte de Chateaubriand accompagneront toute sa vie l’auteur de

René, qui s’efforcera d’en être digne.

Duel monétaire

En revanche, il est difficile de trouver ce genre de scène dans les autobiographies

stendhaliennes. Stendhal n’a pas assisté à la mort de son père. Quand il a reçu la nouvelle de

sa mort, c’est un sentiment de haine qu’il éprouve bien plus qu’un sentiment de réconciliation.

En effet, c’est avec fureur qu’il reçoit la nouvelle du décès de son père parce qu’il apprend en

même temps que son père est ruiné et que par conséquent il ne recevra pas l’héritage

escompté :

<<Tout ce que la haine la plus profonde, la plus implacable et la mieux calculée peut

arranger contre un fils, je l’ai éprouvé de mon père. Tout cela est revêtu de la plus belle

hypocrisie… Ce testament est ici un objet de curiosité, et d’admiration parmi les gens

d’affaires ; je crois cependant avoir trouvé le moyen de parer les coups qu’il me porte. Ce

serait un long procès avec mes sœurs, l’une desquelles m’est chère >>3.

Ce point nous révèle un détail important dans la relation de Stendhal avec son père. Un

autre épisode en dit long : Stendhal portait une montre dans laquelle son ami avait gravé le

montant approximatif de son futur héritage.

Depuis que son père avait acheté le domaine de Cadix, le fils s’inquiétait beaucoup des

risques de l’investissement de son père dans l’immobilier. Son inquiétude s’est révélée juste

car son père a perdu une grande partie de sa fortune dans cette affaire.

1 Ibid., p. 235. 2 Idem. 3 Correspondance, à Mathilde Dembowsky, 15 août 1819, p. 986-987. Cité par R. André, Ecriture et pulsions dans le roman stendhalien, Centre de Philologie et de Littératures romanes de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 1977, p. 129.

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Robert André nous livre une analyse fort intéressante sous l’angle psychanalytique, quant

à ce rapport entre l’argent et la haine de père. Selon lui, le complexe œdipien qui engendre

l’amour pour la mère et la rivalité pour le père est modifié « en duel monétaire »1. Il en donne

comme exemple quelques extraits des correspondances de l’auteur avec ses proches dont nous

en empruntons une que voici :

<<Je trouve dans toutes tes lettres ces vilaines expressions d’hypocrisie, d’avarice, de

fausseté ; épargne-les à l’avenir car je n’y tiens pas. Elles font tort à ton jugement ; plus

encore à ta sensibilité, et je ne trouve rien dans la conduite de ton père qui puisse les

autoriser ; et quand je pense à ce qu’il a fait pour toi depuis plus de six ans sans aucun fruit,

je trouve qu’il n’y a pas un père qui y prît patience >>2.

Cette lettre de son grand père témoigne de l’attitude offensive de Stendhal : son

acharnement à critiquer la position de son père vis à vis de l’argent provoque même les

remontrances de celui qui lui a toujours apporté le secours.

<<La question d’argent domine toujours de loin toute autre émotion, mais pénétrée d’une

très forte charge affective. Elle est devenue une passion>>3

Comme l’a dit Robert André dans la citation ci-dessus, la question de l’argent n’est plus

un simple problème financier chez Stendhal. Elle est devenue un champ de bataille où il

combat avec son père pour obtenir l’amour de la mère, ou plutôt de la position de la force, de

l’autorité d’un « au nom de père ».

Le substitut du père

Dans les deux œuvres, le père biologique n’assume pas le rôle qui lui est propre, c’est-à-

dire, le rôle de protéger, d’instruire, de guider son enfant, en tout cas c’est ce que les héros

ressentent et prétendent. Il ne remplit pas le rôle attendu par un fils, c’est du moins le cas pour

1 Robert André, op.cit., p. 129 2 Correspondance, lettre de H. Gagnon du 16 février 1806, p. 1200. Cité par R. André, op.cit., p. 128, 3 Ibid.., p. 129.

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les héros concernés. Il est présenté seulement comme un figurant sans importance. Alors le

fils trouve un autre père, une sorte de substitut, qui le remplace. Les auteurs se contentent

d’un père présenté brièvement dans les œuvres et lui trouve facilement un ersatz.

Ce qui nous semble fort intéressant, c’est que l’auteur de René, dans toutes les œuvres où

René apparaît, a présenté un substitut du père au lieu du vrai géniteur. Dans Atala, René, et les

Natchez, il n’y a pas de vrai père. Il n’y a que des pères de substitution : En premier lieu,

Atala est élevé par son beau père et Chactas rencontre le père Lopez qui l’aime comme un fils

dans Atala. Ensuite, Chactas devient à son tour le père adoptif de René dans René. Pour finir

dans les Natchez, la femme de René, Céluta et son frère, Outougamiz sont sous la protection

d’Adario qui « est l’oncle de Céluta et qui lui sert de père »1. Ainsi, dans ce cercle que nous

appelons « René », le géniteur est absent, ou Chateaubriand le supprime à la faveur d’un père-

substitut.

Il en est de même dans le Rouge et le Noir de Stendhal. Il est question du père de Julien

Sorel au début et à la fin du récit. Néanmoins la description de son apparition est courte et

abstraite. D’ailleurs, M. Sorel est illustré par son attitude violente, avare. L’allusion est

négative, d’ailleurs son fils ne veut plus de sa présence auprès de lui. Par contre l’auteur

dispose dans l’entourage de son jeune héros, des gens sympathiques qui ne manquent pas de

qualités comme le vieux chirurgien, le curé Chélan, l’abbé Pirard et le marquis de La Mole.

Ce sont des figurants qui lui servent en quelque sorte de père qu’il n’a pas eu ou qu’il aurait

aimé avoir. Prenons l’exemple de la réaction du héros lorsqu’il se sépare de l’abbé Pirard pour

entrer au service du marquis de La Mole :

<<J’ai été haï de mon père depuis le berceau ; c’était un de mes grands malheurs ; mais je

ne me plaindrai plus du hasard, j’ai retrouvé un père en vous, monsieur>>2.

Il nous paraît important de relever ce fait que ni René, ni Julien n’a eu de vraie relation

avec son père et qu’ils ont, chacun de leur côté, un remplaçant de leur père. Il faut savoir

quelle est la vraie place du père dans l’œuvre et pourquoi l’auteur a tracé une image du père

ainsi mitigée. L’absence du père ainsi que la multitude de pères –substituts nous conduit

1 Les Natchez, p. 229. 2 Le Rouge et le Noir, p. 444.

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d’abord à interroger la relation qu’ont les héros avec leurs pères, ensuite ce que signifie le

père dans l’extension du sens du rôle de père dans les romans.

René et le complexe d’Œdipe

En ce qui concerne René, le complexe d’Œdipe semble se manifester quand on considère

la relation du héros avec ses parents. De la même façon que Julien Sorel, René aussi passe

aisément de son père aux pères remplaçants :

<<En achevant de prononcer ces mots, le nestor des Natchez se couvrit la tête de son

manteau, et parut se perdre dans quelque grand souvenir. La beauté de ce vieillard, l’éloge

d’un homme policé prononcé au milieu du désert par un Sauvage, le titre de fils donné à un

étranger, cette coutume naïve des peuples de la nature de traiter de parents tous les hommes,

touchaient profondément René>>1.

<< Sortant de l’amertume de ses pensées, et ramené au sentiment de sa nouvelle existence,

René supplia Chactas de le faire admettre au nombre des guerriers natchez, et de l’adopter

lui-même pour son fils >>2.

Ces deux citations montrent qu’entre Chactas et René, existait un échange de sentiment

d’amour filial, d’estime mutuelle. Pour Chactas, René est un fils qu’il n’a pas eu et pour René,

ce vénérable vieillard est un père qu’il aurait souhaité avoir et qui pourra être son autoportrait

de vieillesse.

L’expression « titre de fils donné à un étranger » ainsi que le destin de Chactas nous

conduit à la méditation du sort d’Œdipe. Avant de poursuivre l’analyse par rapport au père-

substitut, il nous semble important de relever deux éléments ouvrant des pistes intéressantes.

Premièrement, il s’agit du complexe oedipien au sujet duquel nous avons déjà relevé

quelques éléments. Dans les Natchez, Chactas est aveugle et dans sa vieillesse et sa cécité,

c’est sa fille qui l’occupe et le conduit :

1 Les Natchez, p. 172. 2 Ibid., p. 173.

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<<On vit alors paraître un vieillard. Le ciel avait voulu l’éprouver : ses yeux ne voyait plus

la lumière du jour. Il cheminait tout courbé, s’appuyant d’un côté sur le bras d’une jeune

femme, de l’autre sur un bâton de chêne>>1.

Même si Chactas n’est pas le héros sur lequel nous focalisons notre attention dans cette

présente étude, nous pensons que cette ressemblance de destin se révèle d’une importance

remarquable si nous considérons sa relation avec René.

De la citation ci-dessus, il est difficile de ne pas imaginer un rapport avec le destin

d’Œdipe qui, après avoir été pourchassé de Thèbes et devenu aveugle, errait avec le seul

soutien de sa fille, Antigone. René ne vit pas assez longtemps et ne connaît pas le même

destin. Pourtant entre lui et Chactas il existe un semblable lien de consanguinité qui n’est pas

réel mais imaginaire.

Julien et le complexe oedipien

Julien a un ensemble de protecteurs qui remplissent parfaitement leur rôle de père dans

son apprentissage du monde. Il s’agit d’abord du vieux chirurgien, du père Chélan, de l’abbé

Pirard, enfin du marquis de La Mole. Chacun montre de la bienveillance envers Julien à un

moment donné de sa vie.

Par rapport à René, le Rouge et le Noir fournit de nombreux éléments précieux permettant

de donner une interprétation psychanalytique du rapport du héros avec son père.

Mais c’est surtout dans ses œuvres autobiographiques que Stendhal laisse transparaître le

complexe œdipien. En particulier, la Vie de Henry Brulard, nous conduit facilement à ce type

d’interprétation. Dans cette œuvre, l’auteur avoue avoir aimé sa mère passionnément :

<<Je voulais couvrir ma mère de baisers et qu’il n’y eût pas de vêtements. Elle m’aimait à la

passion et m’embrassait souvent, je lui rendais ses baisers avec un tel feu qu’elle était

souvent obligée de s’en aller. J’abhorrais mon père quand il venait interrompre nos baisers.

Je voulais les lui donner à la gorge >>2.

1 Ibid., p. 170. 2 Vie de Henry Brulard, p. 51.

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Il avoue également avoir détesté son père lorsqu’il intervenait dans les moments de

tendresse avec sa mère. Son père devenait alors son rival.

Dans le Rouge et le Noir, cette relation triangulaire apparaît clairement. Nous avons eu

l’occasion d’approfondir le point de vue du complexe d’Œdipe dans le cas de Julien.

Résumons le rapidement : Julien voue une haine farouche à son père et l’amour que Julien

porte à Mme de Rênal est un amour filial. Madame de Rênal joue le rôle d’une mère. Elle

pourrait être la mère de Julien ; celui-ci a seulement sept ans de plus que le premier fils de

madame de Rênal. Elle le protège, l’aime comme un fils, l’éduque en tant qu’employeur.

En plus de ce qui est montré à travers le complexe d’Œdipe, cette analyse psychanalytique

cache un autre aspect plus important du héros. Un complexe qui se dévoile au cours de ses

récits autobiographiques ne peut être considéré comme un complexe. Pour en être un,

Stendhal l’expose un peu trop explicitement dans ses romans. Ce qui est dévoilé aussi

librement dans ses écrits n’est plus refoulé dans le sens propre de la psychanalyse. Il se peut

que l’auteur, à son insu, ait trouvé la solution à son refoulement en exerçant le travail

d’écrivain.

On peut difficilement qualifier l’antipathie qu’éprouve Julien à l’égard de M. de Rênal

qui sous le point de vue du complexe oedipien compose un angle de la relation triangulaire,

Nous reparlerons de la relation entre Julien et M. de Rênal, dans une partie intitulée « père-

roi ». D’ailleurs, les prêtres comme l’abbé Chélan, l’abbé Pirard ainsi que le marquis de La

Mole, qui tenaient tour à tour le rôle de père, de protecteur auprès de Julien, sont admirés par

le héros au lieu d’en être jalousés, détestés.

Outre le Rouge et le Noir, il n’est pas difficile de trouver cette piste à travers ses autres

œuvres comme La Chartreuse de Parme. On peut la déceler dans la relation qu’avait Fabrice

avec ses parents biologiques ainsi qu’avec sa tante, Sanseverina et le comte Mosca. Si la

relation de Fabrice avec Sanseverina répond effectivement à une analyse oedipienne, le comte

Mosca qui aurait le rôle du père dans cette affaire, n’est pas objet de haine. Bien au contraire,

Fabrice l’admire.

Donc, il semble que le complexe d’Œdipe n’est pas tout à fait adéquat à la situation bien

qu’il offre en partie une perspective intéressante.

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Narcissisme

Ne trouverait-on pas l’expression d’un autre complexe dans ce récit, un complexe caché

par le complexe d’Œdipe ? Il s’agit du narcissisme du héros. Car la haine du père, partagé par

tous les héros stendhaliens 1 sert en vérité d’un moyen de manifestation de leur propre

personnalité.

Dans le mythe grec, Narcisse, un beau jeune garçon, tombé amoureux de sa propre image,

reflétée sur l’eau d’un lac. De ce miroir narcissique et du culte de son propre corps, Freud tire

une de ses plus importantes théories. Dans son Introduction à la psychanalyse, il explique le

narcissisme :

<< On s’est ainsi peu à peu familiarisé avec l’idée que la libido que nous trouvons fixée aux

objets, la libido qui est l’expression d’une tendance à obtenir une satisfaction par le moyen de

ces objets, peut aussi se détourner de ceux-ci et les remplacer par le moi. On s’est alors

attaché à donner de cette représentation une forme de plus en achevée, en établissant des

liens logiques entre les éléments constitutifs. Le mot narcissisme que nous employons pour

désigner ce déplacement de la libido est emprunté à une perversion dans laquelle l’individu

adulte a pour son propre corps la tendresse dont on entoure généralement un objet sexuel

extérieur >>2.

Pour comprendre la personnalité de Julien Sorel, l’analyse basée sur ce miroir narcissique

semble plus pertinente que celle utilisant le complexe d’Œdipe.

Stendhal montre d’abord l’aspect narcissique de Julien par les soins qu’il porte à sa

personne :

<<Il (M. Valenod) dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé.

A la soutane près, c’était le costume que portait Julien >>3.

1 Dans le cas d’Octave et Lucien, cette haine du père se manifeste modérément. Pourtant on ne peut pas dire que ces héros ne soient pas totalement à l’aise avec leurs géniteurs. Ils n’osent pas s’opposer à leur père même s’ils le veulent. Ils se comparent sans arrêt à eux. 2 Freud, Introduction à la psychanalyse, Traduit de l’allemand par S. Jankélévitch, Payot, 1961, p. 392. 3 Le Rouge et le Noir, p. 250.

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273

L’attention que Julien ne cesse de porter à ses vêtements et à la propreté corporelle prend

un sens avec la découverte de ce narcissisme.

Ensuite on peut le discerner également dans le miroir qui à un moment donné reflète

l’image du héros. Quand Julien a été choisi comme garde d’honneur à l’occasion de l’arrivée

du roi à Verrières, Mme de Rênal lui prépare un beau, nouvel uniforme. De plus, il est

recommandé pour servir à la cérémonie de la relique dans l’abbaye de Bray-le-Haut pour

seconder M. Chélan. Là, il rencontre un jeune évêque, à peine plus âgé que lui, et fait une

expérience assez singulière :

<< Cette magnificence mélancolique, dégradée par la vue des briques nues et du plâtre

encore tout blanc, toucha Julien. Il s’arrêta en silence. A l’autre extrémité de la salle, près de

l’unique fenêtre par laquelle le jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune

homme en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté à trois pas de la

glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait été apporté de la ville.

(…) Il avança et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fixée vers

l’unique fenêtre, et regardant ce jeune homme (…) La richesse du surplis garni de dentelle

arrêta involontairement Julien à quelques pas du magnifique miroir>>1.

La démarche de Julien impressionné par l’évêque d’Agde comporte un aspect important

parce qu’à travers ce miroir il peut regarder sa propre image « sous les long plis de sa soutane

on pouvait apercevoir les éperons du garde d’honneur »2. Julien est habillé de façon telle

qu’il peut se voir en habit rouge en plus de l’habit noir qu’il porte. Rouge et Noir, deux

couleurs qui symbolisent si bien l’ambition de Julien se disputent dans le miroir pour attiser,

aiguiser ses désirs. Pour Julien, le jeune évêque paraît à ce moment comme l’équivalent

ecclésiastique de Napoléon :

<< Julien était stupéfait d’admiration pour une si belle cérémonie. L’ambition réveillée par

le jeune âge de l’évêque, la sensibilité et la politesse exquise de ce prélat se disputaient son

cœur>>3.

1 Ibid., p. 314. 2 Ibid., p. 313. 3 Ibid., p. 316.

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L’attrait que cet évêque d’Agde exerce sur Julien est tellement fort qu’il en oublie même

son héros inconditionnel, Napoléon. L’auteur met en parallèle les deux voies de réussite selon

Julien, la voie militaire et celle de la prêtrise :

<< C’était encore la petite pièce de canon (…) Mais ce bruit admirable ne fit plus d’effet sur

Julien, il ne songeait plus à Napoléon et à la gloire militaire. Si jeune, pensait-il, être évêque

d’Agde ! mais où est Adge ? et combien cela rapporte-il ? deux ou trois cent mille francs

peut-être >>1.

C’est la victoire de l’habit noir. Ebloui par la jeunesse et le revenu supposé de l’évêque,

Julien décide de se faire prêtre. Cependant l’auteur montre que l’arrivée du roi à Verrières a

un autre intérêt que d’orienter l’ambition du héros vers la prêtrise.

De cet événement, il nous semble que l’auteur compose, montre la psychologie

narcissique du héros. Stendhal consacre beaucoup plus de lignes à décrire ce passage de

l’arrivée du roi que d’habitude. D’autant plus qu’il décrit la participation fortuite de Julien

dans la préparation de la toilette de l’évêque et sa messe.

Dans sa description, il souligne le regard à la dérobée de Julien dans le miroir et relève ce

mouvement furtif pour que les lecteurs le suivent et surprennent également le geste de Julien.

Pour cela Stendhal a eu une idée de génie, il installe un miroir qui « semblait étrange en un tel

lieu »2 ; Julien se regarde dans le miroir et y voit le jeune évêque habillé magnifiquement, en

exercices de geste de la bénédiction.

Le miroir est exactement un outil permettant de voir son propre reflet comme dans les

temps antiques Narcisse a distingué son visage dans le reflet de l’eau. C’est également le

moment où l’on voit son double, un autre moi, le double de la personne. On pourrait

transposer sa vie dans un miroir comme on projette un film sur l’écran. Cette sensation de se

voir regarder est un summum du complexe narcissique.

Le miroir permet d’imaginer l’avenir ou ouvrir d’autres horizons comme le symbolise la

fenêtre. C’est ce qui est arrivé en quelque sorte à Julien lorsqu’il a regardé dans ce miroir. Il

1 Ibid., p. 317 2 Ibid., p. 314.

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ne voit plus l’évêque d’Adge, mais ce qu’il entrevoit, c’est lui-même. Stendhal a disposé ce

meuble pour que son jeune héros puisse se regarder dans son reflet et s’admirer dans un

avenir doré qui n’existe pas encore. Le miroir est dans ce sens mensonger, ou plutôt inexact,

voire déformateur.

Le miroir a donc deux aspects qui d’un côté reflète fidèlement une image et d’un autre

côté déforme le réel. De ce fait, cet instrument renvoie à la question d’« être et paraître ».

On regarde son propre visage dans le miroir, mais qu’en est-il d’être vu par autrui à

travers le miroir ?

<<Le jeune homme le vit dans la psyché, se retourna, et quittant subitement l’air fâché, lui

dit du ton le plus doux>>1

Cette phrase constitue un bel exemple qui dénonce le fait qu’on n’est pas libre du regard

des autres. On pense regarder autrui mais autrui nous regarde également. C’est une relation à

double sens. Stendhal retrace une autre action de Julien qui va dans le même sens :

<< L’évêque traversait lentement la salle ; lorsqu’il fut arrivé sur le seuil, les curés se

formèrent en procession. Après un petit moment de désordre, la procession commença à

marcher en entonnant un psaume. L’évêque s’avançait le dernier entre M. Chélan et un autre

curé fort vieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à l’abbé

Chélan>>2.

Le glissage de Julien à coté de l’évêque montre bien la double réalité de Julien. Il va de

même lorsque Julien le regarde à la dérobée dans le miroir. C’est en effet lui-même qu’il

regarde et voit marcher. L’évêque d’Adge est un Julien en habit noir, sublimé. Il représente

une autre image de lui-même, de l’autre côté du miroir, son narcisse. Dans le texte, le

narcissisme est peut-être moins facilement à mettre en évidence que le complexe d’Œdipe.

Néanmoins c’est à travers le miroir narcissique qu’il nous semble qu’on peut mieux déceler la

personnalité de Julien.

1 Ibid., p. 315. 2 Ibid., p. 316.

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Nous avons essayé de démontrer ce qui se cache derrière le lien parental des héros dans

René et le Rouge et le Noir. Ce qui nous a amené à l’analyser à travers les complexes oedipien

et narcissique. Ensuite, nous allons tenter d’élucider le rôle symbolique du père qui semble

implicitement jouer un rôle connotatif dans les œuvres.

Père-roi

Chez Chateaubriand, il n’y a pas de vraie relation entre père et fils dans le cercle de René

comme il n’y a pas de vraie relation de mère - fils dans le sens biologique. Si l’auteur a laissé

vacante la place de géniteur, c’est parce que pour lui, la place de père symbolise à la fois deux

visages, d’abord, celui de la patrie, le rôle de père cachant celui de roi, ensuite, celui de Dieu

par le rôle de père religieux.

Pour commencer, René a un père adoptif qui prend soin de lui depuis son arrivée en

Amérique. Il s’agit bien entendu de Chactas. Le rapport qu’entretient René avec Chactas n’est

autre que celui de fils vis à vis d’un père. Chactas représente un autre portrait de René lui-

même. Chactas est un vieux René. Il est en quelque sorte le miroir de René. Entre eux,

l’accord est immédiat, le respect et l’affection sont partagés. Le respect dont René fait preuve

à l’égard de son père adoptif, est le même que celui dans sa relation avec son pays et son roi.

Dans René, le héros illustre à travers son mal du siècle sa double perte : sa perte de foyer

et de patrie. Dans son expatriation, il ne se passe pas un jour sans qu’il languisse après le pays

qu’il a quitté. René témoigne, malgré son attitude qui peut être interprétée comme de la

passivité, d’une fidélité à la mémoire de son père et de sa patrie. Plus tard, quand le pays des

Natchez est mêlé au tourbillon de la révolte, il participe à la guerre aux côtés du peuple de

Chactas dans les Natchez.

Il semble que pour Chateaubriand le père et le roi ont un même niveau de valeur. M. le

Chateaubriand père, dont la plus grande passion est de rehausser le nom de la famille, offre à

son fils l’image d’un monarque. La description de Chateaubriand à propos de son père en

témoigne :

<< Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une

tristesse profonde que l’âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des

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emportements. Avare dans l’espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux états

de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique

et menaçant dans son intérieur, ce qu’on sentait en le voyant était la crainte. S’il eût vécu

jusqu’à la Révolution et s’il eût été plus jeune, il aurait joué un rôle important, ou se serait

fait massacrer dans son château >>1.

Le nom de Chateaubriand et l’image redoutée et respectée de son père associée à l’ancien

régime montrent le penchant de l’écrivain et l’affection qu’il porte aux Bourbons. Il luttera

pour la liberté de presse et la monarchie constitutionnelle qui marquait des points en

Angleterre, et qui représentait davantage la démocratie dans la forme gouvernementale.

Mais malgré ses activités politiques, il persévère dans sa fidélité à la monarchie, même

quand il était l’écrivain officiel du Consulat. Les expériences que Chateaubriand vit sous le

règne de Napoléon n’entament en rien sa fidélité monarchique. « Chateaubriand s’attache à

Bonaparte parce qu’il voit en lui la source de l’ordre et de la grandeur de l’Etat, c’est-à-dire

un monarque. Si donc il paraît un instant comme écrivain officiel du Consulat, c’est par

fidélité au principe monarchique >>2. Ce point de vue explique également le dépit et la

tristesse de l’écrivain à l’exécution du duc d’Enghien. Il a espéré, comme les autres royalistes,

le retour des Bourbons avec l’aide du premier consul mais il sait à présent que son espoir est

vain et que le royaume de son souvenir risque de disparaître à jamais.

Au fil de ses tribulations personnelles dans un monde où la formation politique change

plusieurs fois, et où il occupe différentes positions politiques, c’est sa fidélité à la monarchie

des Bourbons qui le guidera toujours de point de repère.

Chateaubriand connut des rapports tendus et difficiles avec son roi, Charles X. Dans ses

Mémoires d’outre-tombe, il associe l’image de son père mourant à celle de Charles X

souffrant. Selon Marc Fumaroli, « le chapitre du Livre XLI où Chateaubriand se montre

attendri par le sommeil du vieux roi malade, auprès duquel il est admis à Butschirad, est une

reprise de celui du Livre IV où le narrateur avait rapporté les adieux du jeune chevalier ému

mais silencieux à son père, déjà à demi paralysé, sur le perron de Combourg »3.

1 MOT, T.I, pp. 132-133. 2 G. Dupuis, J. Georgel et J. Moreau, Politique de Chateaubriand, Armand Colin, Paris, 1967. p. 22. 3 Marc Fumaroli, Chateaubriand, Poésie et Terreur, Editions de Fallois, Paris, 2003, p. 716.

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Voici ces deux passages :

<< Il m’embrassa. Je sentis ce visage ridé et sévère se presser avec émotion contre le mien :

c’était pour moi le dernier embrassement paternel. Le comte de Chateaubriand, homme si

redoutable à mes yeux, ne me parut dans ce moment que le père le plus digne de ma

tendresse. Je me jetai sur sa main décharnée et pleurai>>1.

Après avoir relaté son ultime rencontre émouvant avec son père, il raconte un autre

moment chargé d’émotion avec le roi, Charles X :

<< Ô mon vieux roi ! votre sommeil était pénible ; le temps et l’adversité, lords cauchemars,

étaient assis sur votre poitrine. Un jeune homme s’approcherait du lit de sa jeune épouse

avec moins d’amour que je ne me sentis de respect en marchant d’un pied furtif vers votre

couche solitaire (…). Je vous adressais intérieurement ces paroles que je n’aurais pu

prononcer tout haut sans fondre en larmes : « Le ciel vous garde de tout mal à venir !

Dormez en paix ces nuits avoisinant votre dernier sommeil ! Assez longtemps vos vigiles ont

été celles de la douleur. Que ce lit de l’exil perde sa dureté en attendant la visite de Dieu ! lui

seul peut rendre légère à vos os la terre étrangère » >>2.

Devant la vieillesse et la maladie de son père et de son roi, Chateaubriand ressent, décrit le

même genre de sentiment d’affection et de fidélité. Bien qu’il y ait une différence d’environ

cinquante ans entre ces deux moments d’adieu, sa fidélité aux principes monarchiques n’a pas

changé. Le temps mûrissant ces sentiments il en profite pour donner sa réflexion sur son

histoire personnelle et celle de la France. Ce temps est un espace de constatations et

d’affirmations par rapport à ces destins qui l’ont marqué profondément.

L’un et l’autre n’ont jamais manifesté suffisamment les preuves d’affection que

Chateaubriand espérait. Au contraire, ils l’ont traité parfois avec dureté et injustice. De même,

l’histoire de la France et de la famille des Chateaubriand a imposé bien des épreuves.

Pourtant l’auteur comprend que devant le royaume de la mort, son père, qui représente

également le roi, manifeste deux choses caractéristiques du roi de la France. Il s’agit de « la

1 Cité par Marc Fumaroli, op.cit., p. 716. 2 Idem.

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grandeur et le néant »1. C’est comme l’histoire de Chactas qui raconte à René son voyage en

France et ses rencontres avec les grands hommes qui ont illustré l’histoire de la France. Le

temps est parfois anachronique puisque les personnes que Chactas a rencontrées n’existaient

pas dans la même époque, mais il montre par son histoire le respect pour son pays et pour le

roi qui est le père du peuple dans les idées monarchiques.

Donc, l’image du père chez Chateaubriand est constamment transposable à celle du roi et

cette image forme une mosaïque du temps passé composé de souvenirs doux-amers que le

temps a fini par réconcilier.

En ce qui concerne le Rouge et le Noir, le père représente également le roi et son autorité.

Mais entre Stendhal et Chateaubriand, il existe, semble-t-il, une grande différence à ce propos.

L’image représentante du père avec le roi est semblable chez les deux auteurs mais son

acceptation montre une différence intéressante.

Chez Stendhal, l’autorité parentale et royale reste un sujet indigeste tandis que chez

Chateaubriand, elle est établie de façon naturelle. Comme nous pouvons déceler cette fidélité

et familiarité dans René, le Rouge et le Noir est composé en grande partie de ce conflit entre

l’image du père et celle du roi.

Entre Julien et son père, la relation n’est pas au beau fixe et se résume par de

l’incompréhension et de la haine. La relation que Julien entretenait avec M. de Rênal et le

marquis de La Mole qui se trouvaient à un moment donné dans la position de père –substitut,

semble plus intéressante pour l’analyse que nous aimerions développer.

Quand on analyse la relation de Julien avec M. de Rênal, le rapport d’autorité que

Stendhal installe à la place du « père » devient évident. D’abord, avec M. de Rênal, Julien se

trouve dans une position de rivalité. Compte tenu de la relation de Julien avec madame de

Rênal, il serait logique que M. de Rênal se montre jaloux à l’égard de sa femme.

Mais ce qui est intéressant dans ce rapport et ce qui contraint justement une analyse du

point de vue du complexe oedipien, c’est, quand on lit attentivement le texte, que sa jalousie

1 Ibid., p. 717.

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ne semble pas concerner Mme de Rênal. Même lorsque son fils est malade et que sa femme

est près de tout lui avouer, il ne prête pas attention à l’éventuelle liaison entre sa femme et son

protégé :

<<Une nuit, l’enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rênal vint le

voir. L’enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne put reconnaître son père.

Tout à coup madame de Rênal se jeta aux pieds de son mari : Julien vit qu’elle allait tout

dire et se perdre à jamais.

Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal.

- Adieu ! adieu ! dit-il en s’en allant>>1.

L’attitude de M. de Rênal devant la détresse de sa femme montre, une indifférence qui

frise la catastrophe. Ce comportement indigne peut s’expliquer par le fait que ce personnage

ressemble au père de Julien ; comme le père de Julien, M. de Rênal battait son fils, et comme

M. Sorel, il a trois fils. Et comme par hasard, c’est le dernier fils qui tombe malade.

En effet, M. de Rênal incarne le rôle du père de Julien plus qu’il n’aurait voulu. La

relation tendue qu’avait Julien avec son père apparaît également dans la maison du maire de

Verrières. Le conflit qui avait la forme de la violence physique chez les Sorel, laisse place à la

dispute du savoir et de l’argent chez le maire. Le récit de la Bible en latin de Julien en donne

un bon exemple :

<<Adolphe ouvrit le livre, lut un mot, et Julien récita toute la page avec la même facilité que

s’il eût parlé français. (…) L’amour-propre de M. de Rênal était inquiet ; loin de songer à

examiner le précepteur, il était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques mots

latins ; enfin, il put dire un vers d’Horace. (…) Il expliqua à ses enfants ce que c’était

qu’Horace ; mais les enfants, frappés d’admiration, ne faisaient guère attention à ce qu’il

disait. Ils regardaient Julien>>2.

Comme cette citation nous l’indique, la rivalité entre Julien et M. de Rênal ne concerne

pas uniquement Mme de Rênal. M. de Rênal se sent menacé par l’intrusion d’un étranger qu’il

a lui-même engagé au sein de sa propre famille. L’enjeu ici présenté par le savoir en latin,

1 Le Rouge et le Noir, pp. 322-323. 2 Ibid., p.247.

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touchera ensuite au pouvoir et à l’autorité du maître de la maison puis qu’il s’agit de

l’intelligence, de la richesse qui se traduit en autorité auprès de ses enfants.

Vu sous cet angle, il est vrai que cette composition du personnage de M. de Rênal rappelle

singulièrement le père de Stendhal et les sentiments que Stendhal lui portait dans la Vie

d’Henri Brulard. Dans la partie précédente, nous avons mentionné l’importance de l’argent

dans le rapport de Stendhal avec son père. Il en va de même dans la relation entre Julien Sorel

et M. de Rênal.

De l’autre côté, la haine que Julien éprouve à l’égard de M. de Rênal n’est pas tellement

personnelle. Elle a pour forme l’aspect social. Quand Julien jalouse son rival, ce n’est pas tant

à cause de son statut de mari de son amante, mais c’est parce que c’est un riche aristocrate

ayant son château et ses chiens :

<< Pour lui, il n’éprouvait que haine et horreur pour la haute société où il était admis, à la

vérité au bas bout de la table, ce qui explique peut-être la haine et l’horreur. Il y eut certains

dîners d’apparat, où il put à grand’peine contenir sa haine pour tout ce qui l’environnait.

(…) quelle considération, quel respect bas pour un homme qui évidemment a doublé et triplé

sa fortune, depuis qu’il administre le bien des pauvres ! >>1

Il s’agit donc de haine sociale. Et un peu loin, Julien critique l’avarice de ces gens tels que

M. de Rênal et M. Valenod. Il se plaint de son état en se mettant à la place d’un enfant

trouvé :

<< Je parierais qu’il gagne même sur les fonds destinés aux enfants trouvés, à ces pauvres

dont la misère est encore plus sacrée que celle des autres ! Ah ! montres ! montres ! Et moi

aussi, je suis une sorte d’enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de toute ma

famille>>2.

Cette mise en place de sa situation personnelle comme orphelin met en évidence que la

haine de Julien à l’égard de M. de Rênal n’est pas d’ordre personnel mais bien d’ordre social.

1 Ibid., p. 249. 2 Idem.

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Elle permet, par extension du sens, de considérer le père comme le père de la nation, c’est-à-

dire le roi dans la monarchie.

D’ailleurs M. de Rênal représente parfaitement les intérêts du roi lorsque celui-ci vient à

Verrières. Il veut organiser la garde d’honneur et en grande pompe honorer le roi. C’est à M.

de Moirod qui a peur de monter à cheval, mais qui a la réputation d’être dévot et qui aspire à

être premier adjoint, qu’il demande de commander la garde d’honneur :

<<Vous voyez, monsieur, que je réclame vos avis, comme si déjà vous occupiez le poste

auquel tous les honnêtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville les manufactures

prospèrent, le parti libéral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des

monarchies, et avant tout l’intérêt de notre sainte religion. A qui pensez-vous, monsieur, que

l’on puisse confier le commandement de la garde d’honneur ? >>1

Cette requête de M. de Rênal résume parfaitement les idées politiques de Stendhal, et le

conflit économique entre les classes sociales.

Le fait que le héros du Rouge et le Noir déteste son patron parce que celui-là représente

une classe sociale rejetée et qu’il joue le rôle du père associé à la classe dirigeante, s’applique

également au roi.

Julien se révolte contre cette autorité représentée par le père physique voire le père royal.

Dans tous les deux cas, le père montre, symbolise l’attitude autoritaire et tyrannique puisque

l’auteur détestait son père et ses idées royalistes. Cet aspect est chaque fois souligné par la

mention fréquente de l’argent quand l’auteur décrit le rapport de père-roi. Il est également

manifesté par le conflit du savoir dont le pouvoir n’est pas négligeable.

Stendhal présente, dénonce l’aspect déplorable de cet état à travers le rôle de mari de M.

de Rênal :

<< Une odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan ; il est tout –puissant, elle

n’a aucun espoir de lui dérober son autorité par une suite de petites finesses. La vengeance

du maître est terrible, sanglante, mais militaire, généreuse : un coup de poignard finit tout.

1 Ibid., p. 309.

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C’est à coups de mépris public qu’un mari tue sa femme au XIX° siècle, c’est en lui fermant

tous les salons>>1.

La maison est comparée au sérail et le mari au sultan. Comme le monarque, M. de Rênal

se trouve dans une position de tyrannie et de pouvoir absolu. Face aux résistances, son

autorité appelle la vengeance. C’est un tyran et un oppresseur au même titre qu’un monarque.

Stendhal juge que la politique de la monarchie sert à opprimer le peuple en favorisant la

classe dirigeante :

<<Un jour, l’on annonça qu’on pendait huit pauvres diables. A mes yeux, quand on pend

un voleur ou un assassin en Angleterre, c’est l’aristocratie qui immole une victime à sa

sûreté, car c’est elle qui l’a forcé à être scélérat>>2.

Ce point de vue de l’auteur qui attribue la responsabilité du malheur du peuple à la

noblesse, se retrouve également dans le Rouge et le Noir. Elle traduit les idées politiques de

l’auteur : la politique pour Stendhal est comme la religion, c’est-à-dire elle est au service de la

noblesse pour mieux contrôler, opprimer le peuple.

Après M. de Rênal, Julien va rencontrer une autre figure paternelle beaucoup plus illustré

que celle-là. C’est le marquis de La Mole avec qui Julien est à une certaine époque de sa

vie« d’une franchise parfaite dans les relations entre le maître et le protégé »3.

Par rapport à son père et à M. de Rênal auxquels Julien ne voue que mépris et haine, M. de

la Mole joue le rôle de père plus digne et admiré ; quand Julien le voit pour la première fois à

Bray-le- Haut, il trouve qu’il a« l’air hautain et même insolent »4. Ce qui est intéressant,

c’est que Julien lui-même donne cette impression à son entourage. L’ambition de Julien va

jusqu’à l’amener à envier Norbert et Mathilde, les enfants du marquis à cause de la position

sociale et des privilèges par le nom de leur père.

1 Ibid., p. 343. 2 Stendhal, Souvenirs d’égotisme, préface de Béatrice Didier, Folio classique, 1983, p. 117. 3 Le Rouge et le Noir, p. 478. 4 Ibid., p. 318.

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Le marquis de la Mole est un homme lucide. Il sait discerner les gens et « capter le

changement du temps » ; entre son fils, héritier de son nom et de la tradition nobiliaire, et

Julien Sorel, son jeune secrétaire ambitieux, intelligent et fils d’un petit-bourgeois provincial,

sa réflexion suivante prouve son conflit intérieur :

<< Si ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, à qui se fier ? et cependant

quand on agit il faut se fier à quelqu’un. Mon fils et ses brillants amis de même acabit ont du

cœur, de la fidélité de cent mille ; s’il fallait se battre, ils périraient sur les marches du trône,

ils savent tout… excepté ce dont on a besoin dans le moment. Du diable si je vois un d’entre

eux qui puisse apprendre par cœur quatre pages et faire cent lieux sans être dépisté. Norbert

saurait se faire tuer comme ses aïeux, c’est aussi le mérite d’un conscrit… >>1

« Ce dont on a besoin dans le moment » résume bien le travail de Julien et son statut.

La relation entre Julien et le marquis ne franchira pas néanmoins la barrière sociale.

Malgré l’admiration de Julien pour la grandeur de la noblesse de son patron, il constate un

peu amèrement, alors qu’il prend des notes dans une réunion secrète, que le marquis se trouve

dans une position opposée à la sienne dans les idées politiques :

<<Il faut enfin qu’il y ait en France deux partis, non pas seulement de nom, deux partis

bien nets, bien tranchés. Sachons qu’il faut écraser. D’un côté les journalistes, les électeurs,

l’opinion en un mot ; la jeunesse et tout ce qu’il admire. Pendant qu’elle s’étourdit du bruit

de ses vaines paroles, nous, nous avons l’avantage certain de consommer le budget.

Ici encore interruption.

- vous, Monsieur, dit M. de La Mole à l’interrupteur avec une hauteur et une aisance

admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque, vous dévorez quarante mille

francs portés au budget de l’Etat et quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile. Et

bien, Monsieur, puisque vous m’y forcez, je vous prends hardiment pour exemple. Comme vos

nobles aïeux qui suivirent saint Louis à la croisade, vous devriez, pour ces cent vingt mille

francs, nous montrer au moins un régiment, une compagnie, que dis-je ! une demi-compagnie,

ne fût-elle que cinquante hommes prêts à combattre, et dévoués à la bonne cause, à la vie et à

la mort. Vous n’avez que des laquais qui, en cas de révolte, vous feraient peur à vous-

même>>2.

1 Ibid., p. 571. 2 Ibid., p. 579.

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A travers le personnage du marquis, Stendhal dépeint cette éloquence qui montre l’état

d’âme d’un grand noble sous la Restauration. Mais malheureusement pour lui, le temps

demande le changement et Julien incarne « cette force qui va » comme le dirait Hugo, de la

nouvelle génération, de l’ascension des jeunes de milieu différent.

Chateaubriand reconnaissait cette autorité et ne manifestait pas le refus de cette forme de

pouvoir politique. Au contraire, il a voulu le servir de son mieux. Son honneur parle à travers

sa fidélité aux Bourbons et bien que cette monarchie soit détrônée, il reste fidèle à ses

souverains et à ses souvenirs.

En revanche, Julien Sorel, dégagé de l’obligation familiale, montre franchement son

hostilité aux Bourbons en critiquant l’oppression et l’incompétence du gouvernement.

En effet, Julien dévoile sa propre personnalité au travers de cette haine du père qui

caractérise le pouvoir et l’autorité. Et le roi de même que le prêtre personnifie cette tendance

chez Stendhal puisqu’ils représentent l’autorité et l’oppression.

Ce point de vue se rapproche de celui du Narcissisme mentionné précédemment. Le père,

le prêtre et le roi personnifient, par extension de sens, le pouvoir et l’autorité. Ainsi la haine

du père est décelable dans la continuité de la haine de l’autorité à laquelle est associée souvent

le prêtre et le roi chez Stendhal. Cette haine et ce refus de s’en laisser imposer par autrui sont

plus proches d’une attitude Narcissique que d’une attitude oedipienne.

C’est son ambition de s’affirmer, de déployer sa volonté qui servait d’un moteur puissant

dans la psychologie de Julien. Il ne veut pas être à la place d’une personne à qui on impose les

règles de jeux, dicte les conduites. Il veut être libre, sans être enfermé dans un monde qui ne

serait pas le sien.

Malheureusement, cette volonté d’affirmation du héros n’est pas sans contraintes. Elle

s’accompagne le plus souvent de la crainte du regard d’autrui, cette crainte s’est avérée la plus

redoutable. Ce sentiment par rapport au regard d’autrui existe en chacun de nous et il

contribue souvent à influencer notre relation et notre comportement dans la société.

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Père – Dieu, terrible et mélancolique

Le père et le prêtre paraissent se confondre à cause de l’appellation homonyme dans les

œuvres. Dans cette partie, nous aimerions développer cette relation pour mettre en lumière le

sentiment religieux des héros et nous aider à comprendre ce rôle de père -substitut.

Dans la quatrième partie, nous avons essayé d’élucider la portée de la religion en rapport

avec l’ambition des personnages qui sont en prise avec l’Histoire de leur temps. Dans cette

présente partie, notre objectif sera de discerner la relation entre père et Dieu, l’influence du

père sur le sentiment religieux, surtout sur l’image du Dieu. Nous pensons qu’il y a un lien à

élucider quant aux effets de cette image sur la personnalité des héros et leur comportement.

Nous allons d’abord parler de Chateaubriand et développer l’image qu’il se fait de son

père et de Dieu. Ensuite ce sera au tour de Stendhal. Par la suite, nous essayerons de conclure

par les sentiments qu’ils éprouvaient vis à vis de leur père -Dieu et de savoir s’il y a un point

commun, une différence dans leur création.

En premier lieu, il est intéressant de voir quel portrait Chateaubriand a brossé de son père.

Nous allons recourir à nouveau à la description de son père :

<< M. de Chateaubriand était grand et sec ; il avait le nez aquilin, les lèvres minces et pâles,

les enfoncés, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je

n’ai jamais vu un pareil regard : quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait

se détacher et venir vous frapper comme une balle >>1.

Ce portrait nous livre l’image d’un père fort, cruel, exigeant. Le père de Chateaubriand

était un homme de la mer, dur et taciturne à l’attitude despotique qu’on rencontre souvent

chez les hommes qui réussissent à la force de leurs mains, sans aide d’autrui. L’intelligence et

la détermination froide de son père provoquent chez Chateaubriand admiration et crainte.

Les religieux dans René incarnent aussi cette image reflétant à la fois admiration et crainte.

Le père Aubry et le père Souël en témoignent. Lorsque le récit de René est terminé, l’écrivain

1 MOT, T.I, p. 132.

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développe ces deux aspects religieux. C’est Chactas, le père adoptif de René qui parle à la

place du père Aubry, qui partage ses sentiments et qui le console :

<<Chatas pressait René dans ses bras ; le vieillard pleurait. « Mon enfant, dit-il à son fils,

je voudrais que le père Aubry fût ici ; il tirait du fond de son cœur je ne sais quelle paix qui,

en les calmant, ne semblait cependant point étrangère aux tempêtes ; c’était la lune dans une

nuit orageuse ; les nuages errants ne peuvent l’emporter dans leur course ; pure et

inaltérable, elle s’avance tranquille au-dessus d’eux. Hélas, pour moi, tout me trouble et

m’entraîne ! >>1

Le père Souël qui écoutait la confession avec Chactas, trouve la consolation du vieux

sachem trop sensible. Si le père Aubry représentait le sacrifice et le dévouement du chrétien

dans Atala, le père Souël qui écoutait « d’un air austère l’histoire de René »2, et qui montrait

«un caractère inflexible »3 semble représenter plutôt l’image sévère et justicière de Dieu.

Par rapport au père Aubry, Chateaubriand ne consacre pas beaucoup de lignes à la

description de ce personnage, mais quand il lui donne la parole, c’est avec efficacité qu’il

exprime sa pensée :

<< Rien, dit-il au frère d’Amélie, rien ne mérite, dans cette histoire, la pitié qu’on vous

montre ici. Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait

aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. (…) Votre sœur a expié sa

faute ; mais, s’il faut ici dire ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu

sorti du sein de la tombe n’ait troublé votre âme à son tour. (…)

Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables ; s’il les laisse

inutiles, il en est d’abord puni par une secrète misère, et tôt ou tard le ciel lui envoie un

châtiment effroyable>>4.

Ces paroles qui ont tant troublées René, illustrent également l’image de Dieu dans les

Natchez. Le père Souël semble plus proche d’une image que se faisait René d’un père –Dieu.

1 René, p.144. 2 Idem. 3 Idem. 4 René, p. 144-145.

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D’autre part, Adario qui tient lieu de père à Céluta et à son frère incarne cette image du

père terrible qui n’hésite pas à tuer même son petit-fils. Dans Atala, René, et les Natchez,

Chateaubriand place le sentiment religieux de ses personnages sur la base de la crainte et du

besoin de sacrifice : Atala a du être tourmentée entre sa passion et les vœux de la vertu. René

lutte contre l’envie de suicide et son devoir de chrétien ainsi que Céluta entre son amour et

son destin. Finalement ils acceptent leur destin comme un accomplissement de la Providence.

Certes, il y a une image d’un Dieu terrible chez Chateaubriand qui demande le sacrifice et

donne du châtiment. Mais cet aspect du divin est émoussé par l’autre aspect, celui de la

consolation et de la récompense chez le même auteur. Quand Chactas est attristé à cause de la

mort de sa bien-aimée, le père Aubry le console :

<<En essayant de calmer mes peines, cet excellent homme ne se servait point des vaines

raisons de la terre, il se contentait de me dire : « Mon fils, c’est la volonté de Dieu », et il me

pressait dans ses bras. Je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant de consolation dans ce peu de

mots du chrétien résigné, si je ne l’avais éprouvé moi-même>>1.

« La volonté de Dieu » et la soumission à sa volonté seront aussi les paroles du père

Lopez, après qu’il aura écouté le récit de Chactas plus tard dans les Natchez.

En somme, il nous semble que René ainsi que les autres héros de Chateaubriand acceptent

la volonté de Dieu tandis que le héros stendhalien essaye de forger la sienne. C’est ce qui rend

ces deux héros, René et Julien, essentiellement différent. Nous pensons qu’il est également

intéressant de rappeler que cette même expression, « c’est la volonté de Dieu », que le jeune

Henri Beyle a entendue lors de la mort de sa mère, formait l’origine du sentiment religieux de

Stendhal. Quand il l’avait entendue, il l’a comprise cette parole d’une façon péjorative et son

impuissance devant la mort de sa mère semble avoir été à l’origine de ses ressentiments contre

Dieu.

Il semble que l’image du père –Dieu est le mieux incarnée dans le Rouge et le Noir par le

père Chélan. Dans cette œuvre, on rencontre toutes sortes de pères religieux qui ont des

caractères différents, des origines différentes, des ambitions différentes ; les prêtres comme

1 Atala, p. 87.

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l’abbé Frilar et l’abbé Catanède représentent les religieux qui utilisent la religion et l’image de

Dieu pour leur propre ambition et leurs propres intérêts ; leur fréquentation provoque chez

Julien « du dégoût » et « aucun plaisir »1. Ils lui donnent une image hypocrite, grossière de la

religion.

Par contre, l’abbé Chélan, et l’abbé Pirard lui inspirent confiance, respect par leur intégrité

et leur sincérité dans la foi. Ce sont eux qui prennent la figure parentale chez Julien. D’abord,

l’abbé Chélan prend soin de Julien en lui conférant l’éducation, et développant son

intelligence. C’est lui qui lui donne la première chance et le moyen de réussir dans la vie.

Julien en est conscient et lui en est reconnaissant. C’est pourquoi quand il a cru avoir réussi

dans son ambition, il lui envoie cinq cent francs avec la lettre suivante :

<<Vous aurez appris avec une joie, dont je ne doute pas, les événements qui ont porté ma

famille à m’enrichir. Voici cinq cents francs que je vous prie de distribuer sans bruit, ni

mention aucune de mon nom, aux malheureux pauvres maintenant comme je le fus autrefois,

et que sans doute vous secourez comme autrefois vous m’avez secouru >>2.

C’est là le premier geste à son entourage suite à la nouvelle de son anoblissement à

Strasbourg. Ce geste d’amitié et de remerciement montre l’importance qu’avait l’abbé Chélan

dans le cœur de Julien. Cette image d’un homme de Dieu, honnête et généreux qui lui a été un

grand secours dans sa jeunesse, n’arrive pourtant pas à lui apporter le réconfort dans la

prison :

<< Cette physionomie si vive autrefois, et qui peignait avec tant d’énergie les plus nobles

sentiments, ne sortait plus de l’air apathique. (…) Cette apparition laissa Julien plongé dans

un malheur cruel et qui éloignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation ; il

sentait son cœur glacé dans sa poitrine. Cet instant fut le plus cruel qu’il eût éprouvé depuis

le crime. Il venait de voir la mort, et dans toute sa laideur. Toutes les illusions de grandeur

d’âme et de générosité s’étaient dissipées comme un nuage devant la tempête >>3.

1 Le Rouge et le Noir, p.414. 2 Ibid., p.642. 3 Ibid., p. 652.

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290

L’abbé Chélan n’est plus le même physiquement et sa capacité intellectuelle a beaucoup

diminué à cause de son grand âge. Ce constat de la vieillesse du prêtre qu’il a considéré

comme son père spirituel attriste, semble même déranger Julien.

La consolation de Dieu ne lui vient pas, au contraire, il aperçoit à travers le vieux prêtre sa

proche mort, et sa pénitence. Au lieu du réconfort que Julien attendait, c’est une rencontre

décevante qui donne un goût amer au héros. La figure du père –prêtre n’atteint pas à la figure

sublime, celle qu’il reconnaît à travers l’amitié indéfectible de Fouqué et l’amour de Madame

de Rênal.

Bien que Julien entretient une relation assez affectueuse avec l’abbé Chélan et l’abbé

Pirard pour lesquels il lui arrivait d’éprouver de l’amour filial, le rôle de ces pères ne dépasse

pas celui de père substitut, il n’arrive pas à avoir avec eux une relation profonde d’une

franchise naturelle.

En conséquence, l’image de Dieu n’est pas transparente chez Julien. Il respecte, reconnaît

le sentiment religieux des gens quand il voit la sincérité de leur démarche dans la foi. Mais En

ce qui lui concerne, il semble qu’il a du mal à se laisser aller dans le domaine spirituel. Il a

sans cesse besoin de se raisonner pour se rassurer.

Pour René et Julien, et selon les paroles proclamées par les prêtres, Dieu est d’abord celui

qui récompense et qui punit d’après les actes. Pourtant si René accepte la Providence par

grâce, Julien fait preuve d’une résistance farouche. Celui-ci préfère explorer son propre destin

au lieu de suivre un chemin tracé. Il est du tempérament d’un Prométhée.

Les remords

Il est utile de comparer les sentiments religieux de Julien à Verrières et à Besançon. Loin

d’avoir l’attitude anticléricale, Julien est profondément touché par la cérémonie religieuse.

Stendhal montre la sensibilité de Julien face à la cérémonie religieuse qui a lieu à l’occasion

de l’arrivée du roi. C’est un moment où l’auteur place des circonstances précises pour

souligner la naissance de l’ambition religieuse de Julien et composer l’intrigue révélant son

ambition et ses sentiments religieux.

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Julien entretient une relation assez mouvementée avec la religion que ce soit dans le

domaine réel ou fictif. La distance entre le monde réel et le monde imaginaire développe la

mélancolie dans sa personnalité. C’est une mélancolie que nous pouvons déceler dans la

position de Julien vis à vis de la religion.

Stendhal le décrit clairement dans un moment où il tombe dans un état mélancolique en

regardant les sculptures illustrant des scènes de l’Apocalypse :

<< Les deux grands côtés de cette salle, célèbre parmi les antiquaires bourguignons, et que

le duc Charles le Téméraire avait fait bâtir vers 1470 en expiation de quelque péché, étaient

garnis de stalles de bois richement sculptées. On y voyait, figurés en bois de différentes

couleurs, tous les mystères de l’Apocalypse. Cette magnificence mélancolique, dégradée par

la vue des briques nues et du plâtre encore tout blanc, toucha Julien >>1.

En premier lieu, nous nous intéressons à la topologie qui s’avère significative dans la

manifestation de l’ambition chez Julien. Quand il a contemplé l’oiseau de proie, au moment

où il rêvait au destin de Napoléon, il se trouve encore dans un lieu élevé. L’importance de la

hauteur chez Stendhal est mainte fois démontrée par les critiques. Il en est de même en ce qui

concerne l’ambition religieuse.

Stendhal installe d’abord Julien sur un lieu élevé avant qu’il ne réfléchisse à son avenir.

Dans ce cas, la psychologie du héros est dépendante de la topologie. Par exemple, Bray-le-

Haut, où sera célébrée une messe à l’honneur du roi, est situé sur « le sommet d’une fort belle

colline »2. Lorsque Julien est arrivé à ce lieu, il est en plus à cheval. Il regarde de haut les

habitants de Verrières et les paysans enthousiasmés par l’événement.

Deuxièmement, la découverte de la « chapelle ardente » est révélatrice pour Julien.

Stendhal décrit cette scène avec l’adresse d’un romancier qui est capable de retenir le souffle

de ses lecteurs avant une découverte importante. Cela commence d’abord par un monologue

du héros qui se demande ce que c’est qu’une chapelle ardente. Et l’auteur nous entraîne avec

son personnage à la découverte d’un lieu caché :

1 Ibid., p. 314. 2 Ibid., p. 313.

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<< Après avoir monté un long escalier, on parvient à une porte extrêmement petite, mais

dont le chambranle gothique était doré avec magnificence. Cet ouvrage avait l’air fait de la

veille. (…) La porte s’ouvrit tout à coup. La petite chapelle parut comme embrasée de

lumière. On apercevait sur l’autel plus de mille cierges divisés en huit rangs séparés entre

eux par des bouquets de fleurs. L’odeur suave de l’encens le plus pur sortait en tourbillon de

la porte en sanctuaire. La chapelle dorée à neuf était fort petite, mais très élevé. Julien

remarqua qu’il y avait sur l’autel des cierges qui avait plus de quinze pieds de haut>>1.

La chapelle ardente rappelle le buisson ardent, le lieu où Moïse s’approche de Dieu. Le

fait que Julien doit monter un long escalier et passer par une porte étroite présente également

les indices bibliques, montre l’influence religieuse chez Stendhal.

Troisièmement, la vue des sculptures est importante parce qu’elle détermine des

sentiments de Julien. L’avenir apocalyptique du monde inquiète le jeune héros et il craint ce

Dieu qui rend la justice. Cependant la justice de Dieu lui apparaît sous l’aspect de la

vengeance. Son expérience dans ce lieu est aussi marquée par le sermon de l’évêque :

<< N’oubliez jamais, jeunes chrétiennes, que vous avez vu l’un des plus grands rois de la

terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. (…) A jamais vous

serez fidèles à ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon >>2.

La dernière partie du sermon de l’évêque semble avoir une grande importance. Quand il

dit à l’assemblée de promettre de servir Dieu fidèlement, il dit « au nom du Dieu terrible »3.

L’adjectif de la qualification, « terrible » est révélateur car ce mot précise le point de vue de

l’auteur sur la question religieuse et explique en grande partie les sentiments religieux de

Julien.

L’image apocalyptique vue dans la salle, conjuguée avec la dernière parole de l’évêque

résonne comme annonciateur d’une mauvaise nouvelle. La maladie que le fils de madame de

Rênal contracte peu de jours après cet événement est significative à cet égard :

1 Ibid., pp. 318-319. 2 Ibid., p. 319. 3 Ibid., p. 320.

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<<Peu après le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fièvre ;

tout à coup madame de Rênal tomba dans des remords affreux. Pour la première fois elle se

reprocha son amour d’une façon suivie ; elle sembla comprendre, comme par miracle, dans

quelle faute énorme elle s’était laissé entraîner. Quoique d’un caractère profondément

religieux, jusqu’à ce moment elle n’avait pas songé à la grandeur de son crime aux yeux de

Dieu >>1.

Mme de Rênal accepte la maladie de son fils comme une punition divine, et elle va plus

loin dans ses remords :

<<Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix base, il est juste ; j’adore son équité ; mon crime est

affreux. Et je vivais sans remords ! C’était le premier signe de l’abandon de Dieu : je dois

être punie doublement >>2.

Stendhal avait une liaison avec la comtesse Curial qui a aussi perdu un enfant au moment

de la rupture avec l’auteur, et selon les notes de Henri Martineau3 il s’en serait inspiré pour

relater ce douloureux dialogue.

Cette hypothèse est peut-être vraie mais en même temps, si elle est vraie, nous pensons

qu’elle devrait être renforcée par un aspect psychologique déjà existant chez l’auteur. Nous

pensons plutôt que ce cri de douleur constitue une sorte de besoin de s’immoler, l’invocation

d’un sacrifice pour se justifier. C’est aussi le cri d’un Oedipe démasqué.

Il est possible que Stendhal, ayant aimé ardemment sa mère, se rende responsable de sa

mort et croit que Dieu l’a puni en enlevant sa mère. Par conséquent, il est possible que pour

lui, Dieu apparaisse comme un Dieu terrible. C’est sur ce sentiment qu’on peut établir la

relation de Julien avec la religion.

En tout cas, pour Julien, s’il était touché par la grâce du sentiment religieux au moment de

la célébration de la messe à l’arrivée du roi, ce sentiment s’est mué en crainte avec l’annonce

1 Ibid., pp. 321-322. 2 Ibid., p.322. 3 Ibid., p. 1464.

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de la maladie du fils de sa maîtresse. L’idée que Dieu punit l’amour illicite donne peut-être un

ton moralisateur simple mais persistant dans ses oeuvres.

L’amour qu’éprouvent les héros stendhaliens pour une femme souvent assimilée à une

mère, n’a jamais été paisible dans le sens où cet amour a toujours demandé ou nécessité un

sacrifice ; outre les maladies des enfants de madame de Rênal et sa mort, Sanseverina dans la

Charteuse de Parme a dû se résigner à se donner au nouveau prince afin de sauver son neveu,

Fabrice. Même si le héros stendhalien connaît la félicité ce cet amour, ce n’est que pour une

courte durée.

Julien est bouleversé par le malheur de son amante et par son dilemme. Sa sincérité

s’oppose aux affectations habituelles des chrétiens qui le rendaient allergiques :

<<Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie, ni exagération. Elle

croit tuer son fils en m’aimant, et cependant la malheureuse m’aime plus que son fils. Voilà,

je n’en puis douter, le remords qui la tue ; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais

comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois

si grossier dans mes façons ? >>1

Cette constatation le rend à la fois confiant et incertain car s’il est d’une part sûr de

l’amour manifesté par madame de Rênal, d’autre part, il ne peut pas croire à son amour parce

qu’il manque d’assurance. Julien reconnaît la sincérité des sentiments de madame de Rênal,

mais il ne croit pas en sa capacité propre à aimer.

La raison en paraît simple. C’est parce qu’il est confronté lui-même à la crainte de Dieu,

par cet événement qu’ils percevraient comme une punition à leur faute :

<< La méfiance et l’orgueil souffrant de Julien, qui avait surtout le besoin d’un amour à

sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d’un sacrifice si grand, si indubitable et fait à chaque

instant>>2.

<< Le repentir a fait soudain apparaître l’étendue des pouvoirs divins. Le déchirement

auquel les contraint la passion les rend à la fois plus lucides et plus attentives à tout ce qui

1 Ibid., p. 322. 2 Ibid., p. 326.

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est le domaine du sentiment religieux. Elles ont brusquement la révélation d’une notion

qu’elles méconnaissent jusqu’alors, celle de la Providence >>1.

En plus, contrairement à Mme de Rênal qui croyait en Dieu, Julien doute encore. Il est loin

de se reconnaître coupable, de demander pardon. Pour lui, le bonheur avec Mme de Rênal,

cette femme qui est comme une mère, une amante, une protectrice est donc impossible :

<< Leur bonheur était désormais d’une nature bien supérieure, la flamme qui les dévorait

fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur eût paru plus grand

aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvèrent plus la sérénité délicieuse, la félicité sans

nuages, le bonheur facile des premières époques de leurs amours, quand la seule crainte de

madame de Rênal était de n’être pas assez aimée de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la

physionomie du crime>>2.

Après la maladie de Stanislas-Xavier, le bonheur entre les deux amants devient plus

intense. Cependant l’auteur nous annonce que ce bonheur a désormais un autre

visage troublé ; la construction de la phrase est intéressante. Dans le paragraphe de la citation,

une phrase d’une construction positive est suivie d’une phrase négative. Les mots qui

expriment le bonheur des amants sont indiqués, soulignés par des adjectifs comme

« supérieure », « intense », « grands », « délicieuse ». Pourtant, ils sont contraints par les

noms positionnés avant le point de la phrase ; l’auteur utilise le mot « folie » au milieu du

paragraphe, ensuite il emploie le mot « crime » avant de terminer ce paragraphe.

L’emploi de ce mot « crime » nous semble être décisif pour la compréhension de leur

liaison dans le récit. Ce sentiment de commettre un crime demande tantôt la repentance, tantôt

entraîne la punition et derrière dernière cette perception profile l’image du Dieu terrible dans

le Rouge et le Noir.

C’est l’image du Dieu terrible que nous pouvons également distinguer chez Chateaubriand.

Comme le montre l’épisode de Job, le héros de Chateaubriand connaît également les

tourments de la vie, de l’amour, de l’amitié. Le message de la fin de René est clair, il illustre

la morale chrétienne en soulignant le rôle de Dieu en tant que juge suprême :

1 F. M. Albérès, Stendhal et le sentiment religieux, Librairie Nizet, Paris, 1980, p.193. 2 Idem.

Page 295: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

296

<<La vie et la mort de René furent poursuivies par des feux illégitimes qui donnèrent le ciel à

Amélie et l’enfer à Ondouré : René porta le double châtiment de ses passions coupables. On

ne fait point sortir les autres de l’ordre, sans avoir en soi quelque principe de désordre ; et

celui qui, même involontairement, est la cause de quelque malheur ou de quelque crime, n’est

jamais innocent aux yeux de Dieu >>1.

Par le lien que nous avons essayé d’établir entre les auteurs et les héros, nous pensons

qu’il est possible de dire que ce sentiment religieux concerne également les héros comme le

montre la citation.

C’est ce même point de vue sur Dieu qui constitue un point commun entre les deux héros,

Julien et René et qui construit une base de compréhension des comportements des

personnages.

Entre les deux auteurs, il existe néanmoins une différence sur cette question, elle est

surtout manifeste dans leurs œuvres autobiographiques. Comme nous l’avons expliqué plus

haut, Chateaubriand semble se réconcilier avec son père et avec la religion tandis que

Stendhal semble garder toujours une rancune à leur encontre.

Il nous semble que cette image du Dieu terrible joue un rôle important dans le

déroulement du roman et essentiellement dans l’orientation de l’ambition des héros. René est

mélancolique et il n’arrête pas de se réclamer de cet état dans le récit, par contre Julien paraît

trop ambitieux pour se reconnaître mélancolique. Pourtant quand celui-ci constate la vanité de

son ambition, il plonge dans la mélancolie.

Chez Stendhal, l’amour est une folie. Ce point de vue concorde avec celui des médecins

de l’antiquité qui avait considéré l’amour comme une cause possible de la folie. Lorsqu’il

définit l’amour entre Julien et Mme de Rênal, il le relate avec les mots « transports pleins de

folie »2. Quand Julien veut consoler Mathilde dans la prison, il lui raconte que leur amour

serait une folie pour elle dans l’avenir :

1 Les Natchez, p. 575. 2 Le Rouge et le Noir, p. 326.

Page 296: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

297

<< Permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il après beaucoup d’autres phrases préparatoires,

dans quinze ans vous regarderez comme une folie excusable, mais pourtant comme une folie,

l’amour que vous avez eu pour moi…>>1

Julien se traite lui-même comme « un fou »2. S’il est dans cette disposition, c’est parce

qu’il est devenu mélancolique depuis qu’il n’a plus d’ambition. Les deux citations ci-dessous

montrent l’évolution de la psychologie du héros :

<<L’ambition était morte en son cœur, une autre passion y était sortie de ses cendres ; il

l’appelait le remords d’avoir assassiné madame de Rênal>>3.

<<Il avait donné à la conversation un tour de philosophie mélancolique. Il parlait de cet

avenir qui allait si tôt se fermer pour lui >>4.

Ces deux phrases ont une grande importance parce qu’elles montrent la relation qui existe

entre l’ambition, la religion et la mélancolie chez Julien. Ces citations sont donc, pour nous,

riches d’enseignements, et méritent qu’on s’y arrête.

D’abord, l’ambition qui occupait Julien Sorel ne subsiste plus depuis la lettre de

dénonciation de madame de Rênal. Il est en prison après avoir tenté de la tuer. Il sait que c’est

la fin de son ambition sociale, pourtant cela lui donne l’occasion de réfléchir à sa vraie

passion, qui a pour objet madame de Rênal. Mais pour développer ce sentiment religieux et

l’ambition analysés dans une partie précédente, nous aimerions nous pencher sur une autre

hypothèse. Nous pensons qu’il est possible que la nouvelle passion de Julien soit en rapport

avec sa réflexion religieuse.

Jusqu’à maintenant, il est de l’avis général que la passion que Julien découvre dans la

prison représente le véritable amour de Julien pour madame de Rênal. Cela paraît vrai, mais

quand on pense à la portée du sens de cet amour, il nous semble intéressant d’y voir plus clair.

Dans les parties précédentes, nous avons essayé de montrer que madame de Rênal incarne

l’amour maternel par sa naïveté et sa sincérité qui font défaut chez les autres personnages du

1 Ibid., p. 666. 2 Ibid., p. 665. 3 Ibid., p. 664. 4 Ibid., p. 665.

Page 297: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

298

roman. C’est également à travers elle que le héros fait face à la sincérité religieuse et en est

ému. Par conséquent, Madame de Rênal n’incarne pas seulement un amour social ou

maternel, mais elle incarne aussi un amour pur pour la religion.

Si nous consentons à ce point de vue, la première phrase de la citation ci-dessus pourrait

être lue autrement. Nous insistons sur les indices que l’écrivain semble masquer. Le premier

indice n’est autre que le mot « remords » que l’écrivain emploie pour désigner cette passion.

Selon le dictionnaire Robert, ce mot signifie « sentiment douloureux, angoisse

accompagnée de honte, que cause la conscience d’avoir mal agi ». Il veut dire également

« remords d’une faute, d’un crime » ainsi que « le remords d’avoir offensé Dieu ».

D’ailleurs, F. M. Albérès, définit le remords comme une condition capitale de l’éthique

stendhalienne. Dans son étude, il analyse ce sentiment en cherchant l’appui de madame de

Rênal et Clélia dans La Charteuse de Parme :

<< Ce remords lui-même n’est que l’effroi devant Dieu dont la puissance semble alors

décuplée. On peut dire que l’amour chez Clélia et madame de Rênal leur apporte, par les

conflits intérieurs qu’il suscite, la vision d’un Dieu bien différent de celui qu’elles aimaient

auparavant (…) Cette nouvelle conception de la puissance divine élargit la vision de

l’homme. La crainte de Dieu montre à Clélia et à madame de Rênal que leur situation dans le

monde est entachée d’ambiguïté. Responsable devant Dieu, elles se voient en même temps

responsables des autres. Le remords devient ainsi pour elles une prise de conscience, non pas

tant de leur propre culpabilité que de la condition humaine. Car leur destin détermine celui

des autres >>1.

En ce qui concerne madame de Rênal, le remords est donc un sentiment essentiel dans sa

démarche religieuse et amoureuse. Le remords d’avoir laissé tombé madame de Rênal et

d’avoir essayé de la tuer serait sage interprétation. En effet, Julien en est devenu « éperdument

amoureux »2 dans la prison.

1 F. M. Albérès, op.cit., p. 192-193. 2 Le Rouge et le Noir, p.664.

Page 298: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

299

Mais la découverte de cet amour pour elle a une condition, la solitude. Là, l’auteur nous

laisse un deuxième indice. Devant l’attitude étrange de Julien, Mathilde qui est venue de lui

rendre visite dans sa prison sait tout de suite qu’elle a une rivale :

<< Ces dispositions qui s’accroissaient rapidement furent en partie devinées par la jalousie

de Mathilde. Elle s’apercevait fort clairement qu’elle avait à lutter contre l’amour de la

solitude. Quelque fois, elle prononçait avec terreur le nom de madame de Rênal. Elle voyait

frémir Julien. Sa passion n’eut désormais ni bornes, ni mesure>>1.

Mathilde prend conscience que sa rivale est en fait la solitude puisque cet état inspire un

amour renouvelé de Julien pour madame de Rênal. Nous aimerions souligner cet élément dans

ce passage : la solitude. La prison est un lieu de solitude. Elle est isolée du monde et de

l’extérieur. Stendhal a une prédilection pour ce lieu qui permet à ses héros de réfléchir, de se

trouver comme c’est le cas pour Julien et Fabrice.

La solitude est éprouvée quand on est éloigné de Dieu et quand on a le remords d’avoir

offensé Dieu. Ces deux éléments font tomber dans la mélancolie ceux qui en sont atteints.

C’est notre troisième indice dans cette partie. Regardons de près la deuxième citation. Julien

fait la conversation avec « un tour de philosophie mélancolique ».

Remords, solitude sont deux éléments capitaux entraînant dans leur sillage la mélancolie

religieuse. Et Julien Sorel en fait les frais. Rappelons que dans la quatrième partie, nous avons

étudié à travers la théorie de Romano Guardini, que la mélancolie ne se révèle qu’avec

l’approche spirituelle, et qu’elle s’accorde avec la solitude. Julien Sorel semble l’avoir

compris.

Julien Sorel dépasse cet état mélancolique en se donnant un nouveau défi, un nouveau

devoir :

<< Voilà le dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. Bientôt il se sentit enflammé

par l’idée du devoir >>2.

1 Idem. 2 Ibid., p. 674.

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300

Ce constant rappel au devoir semble avoir la fonction de s’en remettre à la raison lors

qu’arrive la dérive mélancolique. Julien fait preuve d’une grande détermination en ce qui

concerne la volonté à chaque fois qu’il en ressent la nécessité pour sa vie, même si ce n’est

que par orgueil.

Il se pourrait que Julien se livre à une lutte intrinsèque contre un sentiment qu’il juge

comme « la folie ». Il a peur d’être fou, peur de tomber follement amoureux de madame de

Rênal, peur de s’impliquer dans la religion. Ce sont pour lui autant de situations inexplicables.

Quand il pressent l’un de ces dangers, il a recours au raisonnement, aux choses palpables,

matérielles.

Il transforme ce trop plein de sentiment que ce soit dans le domaine sentimental ou

religieux, en une question d’argent comme s’il voulait amortir le choc par les comptes, les

mathématiques. Car c’est bien le domaine logique des mathématiques qu’il maîtrise bien et où

il ne craint pas de se tromper.

Du fils au père

En ce qui concerne la relation entre fils et père dans René et le Rouge et le Noir, il y a un

élément qui nous semble non négligeable dans le sens de notre étude. C’est que les héros

respectifs deviennent à leur tour père. La revendication de René et de Julien en tant que fils

malheureux, change de rôle. L’existence des enfants n’apparaît qu’à la fin de leur histoire, de

manière brève. Mais il est important de savoir quel sera leur destin pour compléter la

signification qu’apporte la relation de père et fils dans la lecture de ces romans.

En premier lieu, dans les Natchez, Céluta donne une fille à René. Quand celui-ci

comprend que sa femme porte un enfant, il lui manifeste d’abord « un saint respect »1 mais sa

réaction ne tarda pas à révéler son angoisse au sujet de son avenir :

<<Le front du frère d’Amélie s’obscurcit. « Nourrir mon fils ou ma fille ! dit-il avec un

sourire amer : sera-t-il plus heureux que moi ? sera-t-elle plus heureuse que ma sœur ? Qui

1 René, p. 378.

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301

aurai dit que j’eusse donné la vie à un homme ? » Il sortit, laissant Céluta dans une

inexprimable douleur >>1.

La naissance de l’enfant parut difficile. Céluta a failli perdre la vie en la donnant à sa fille

qui paraît destinée à une vie précaire. Il la nomme tout de suite Amélie, le nom de sa sœur :

<< Cette seconde Amélie paraissait au moment d’expirer : René se vit obligé de verser l’eau

du baptême sur la tête de l’enfant en péril ; l’enfant poussa un cri. Le baptême parmi les

sauvages était regardé comme un maléfice : Ondouré accusa le guerrier blanc d’avoir voulu

faire mourir sa fille, par dégoût pour Céluta, et par amour pour une autre femme. Ainsi

s’accomplissait le sort de René : tout lui devenait fatal, même le bonheur>>2.

L’appellation de sa fille du nom de sa sœur, le baptême, rappelle bien entendu le sort

d’Amélie. L’auteur même appelle la fille la seconde Amélie. Accusé injustement par Ondouré,

son ennemi redoutable, René ne peut pas se livrer pleinement à la joie de la paternité. Sa fille

est un constant rappel à son destin. C’est à Céluta qu’il incombe de le surveiller :

<< Céluta eût encore rempli ce pieux devoir, si elle n’avait craint que le fantôme ne rentrât

dans son sein avec le parfum des fleurs. La fille de René avait trouvé une patrie ; la fille

d’Ondouré était retournée à la terre >>3.

Après la mort de Céluta, Amélie, sa fille sera élevée par une matrone sans connaître ses

parents, ni le bonheur, ni l’amour. Elle oubliera même que son père européen, tourmenté par

le passé, lui a donné le nom européen de sa sœur :

<<Le nom français d’Amélie étant ignoré des sauvages, les sachems en imposèrent un autre

à l’orpheline, qui vit ainsi périr jusqu’à son nom >>4.

Il nous semble que le fait de perdre son nom est important et révélateur dans l’histoire de

René. Cette triste fin donne une note pessimiste au lecteur et lui rappelle que l’ambition de

l’homme est vaine.

1 Idem. 2 Les Natchez, p. 383. 3 Ibid., p. 574. 4 Ibid., p. 575.

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Nous pensons que ce déroulement s’accorde également avec notre interprétation qui reliait

l’immigration de René au nouveau monde avec l’influence de la Révolution : Si

Chateaubriand démontre la nature déplorable de la Révolution à travers la relation incestueuse

entre Amélie et René, il ne peut que terminer son récit par une fin triste où l’avenir s’annonce

stérile, plus nuageux qu’avant l’expérience fatale. Nous pensons que la distance temporelle de

la publication qu’il y a eu entre les deux ouvrages, René et les Natchez, précise sa résolution.

Entre 1802 et 1826, l’auteur a eu le temps de constater les conséquences de la Révolution et le

fait que tout ce qui découle de l’ambition de l’homme est destiné au néant.

Loin de son foyer, loin de son amour, loin de son Dieu, l’ambition de René réside dans le

vécu de sa mélancolie. C’est vers cette région, proche de la folie nommée « région

incommode » par Foucault, que René porte sa « flamme future ». Ironiquement, c’est là où il a

trouvé l’accomplissement de son ambition, « la satisfaction dans la plénitude de son

chagrin »1. De la sorte, sa douleur remplace la joie, sa mélancolie devient son ambition, le

vide est rempli par le plein du sentiment de son chagrin.

Dans le Rouge et le Noir, l’annonce de la grossesse de Mathilde saisit Julien d’une façon

si profonde qu’il « fut sur le point d’oublier le principe de sa conduite»2. Cette nouvelle est

indispensable au dénouement du roman car Julien connaît par la suite « les transports de

l’ambition la plus effrénée »3. Pour que Julien ait accès à sa réussite, c’est-à-dire pour que le

marquis de La Môle daigne penser à l’unir à sa fille chérie, la grossesse de l’héroïne est un

moyen redoutable dans l’intrigue. En outre, avoir un fils à qui il pourrait transmettre un nom

autre que Sorel aiguise l’ambition de Julien :

<< Qu’il me tue, à la bonne heure, c’est une satisfaction que je lui offre… Mais, parbleu,

j’aime la vie… Je me dois à mon fils.

Cette idée, qui pour la première fois paraissait aussi nettement à son imagination, l’occupa

tout entier après les premières minutes de promenade données au sentiment du danger>>4.

1 René, p. 141. 2 Le Rouge et le Noir, p.625. 3 Ibid., p.642. 4 Ibid., p.630.

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La joie que Julien éprouve à l’annonce de la grossesse n’a rien avoir avec l’amour qu’il a

pour Mathilde, ni avec la joie de la future paternité puis qu’il « ne souffrirai point qu’on

supprime son fils»1. S’il ressent de la joie à cette annonce, c’est parce qu’elle est utile, apporte

un autre objectif à son ambition : « son imagination était éteinte par le calcul des possibles »2.

Julien réalise que son fils pouvait arriver à tout ce que lui, souhaitait pour sa vie : l’argent, la

position sociale élevée, et avant tout un nom qu’on ne méprisera pas, pour lequel on

manifestera du respect :

<<Le soir, lorsqu’elle apprit à Julien qu’il était lieutenant de hussards, sa joie fut sans

bornes. On peut se la figurer par l’ambition de toute sa vie, et par la passion qu’il avait

maintenant pour son fils. Le changement de nom le frappait d’étonnement.

A peine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait déjà que, pour commander

en chef à trente ans, au plus tard, comme tous les grands généraux, il fallait à vingt-trois être

plus que lieutenant. Il ne pensait qu’à la gloire et à son fils >>3.

Ce qui lui donne tant de joie, c’est d’imaginer que son fils s’appellera un jour M. de La

Vernaye. Ceci rappelle le rejet du nom familial du père de Julien.

Ce qui est intéressant dans tous les deux cas de René et Julien, c’est qu’ils ont finalement

tous les deux à leur tour échoué dans leur rôle de père. Ils sont acculés à rester jeune, à

représenter l’image d’un jeune homme qui n’est pas compatible avec l’image d’un père. René

et Julien représentent chacun la jeunesse d’une génération.

Nous trouvons qu’il est assez curieux que Chateaubriand et Stendhal aient attribué à leur

héros la paternité puisqu’ils ont voulu que René et Julien restent jeunes. Remarquons qu’ils

meurent jeunes tandis que Frédéric de Flaubert et Candide de Voltaire vieillissent davantage.

René et Julien sont les deux héros qui représentent probablement le mieux le caractère et

les aspirations de leurs auteurs. Peut-être que les auteurs ont souhaité que leur alter ego puisse

engendrer à leur place puis qu’ils ne l’ont pas pu et que ce fût leur grand regret.

Chateaubriand et Stendhal sont réciproquement âgé de 58 ans et de 47 ans lors de la

1 Ibid., p.631. 2 Ibid., p.632. 3 Ibid., p. 639 et 642.

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publication des Natchez et le Rouge et le Noir dans lesquels René et Julien deviennent pères.

La fertilité de ces héros compense la stérilité de leurs auteurs. A travers René et Julien Sorel,

Chateaubriand et Stendhal deviennent père créateur à défaut de père biologique.

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Chapitre onze : l’ambition chez les auteurs

Désir de survivre à la mort

En Corée, il existe un proverbe disant «���� ��� ��� ��� ��� ��� ��� ���».

On peut le traduire en français de la façon suivante ; « le tigre laisse sa peau après sa mort et

l’homme laisse son nom après sa mort ». Comme nous le rappelle ce proverbe, après la mort

d’un homme, on se souvient de lui par son nom. Et le nom est lié à tout ce qu’il a fait et à la

manière dont il a vécu sa vie. D’où il résulte la leçon que les coréens se donnent de vivre

honorablement. Mais avant cela, le proverbe nous conduit aussi à un constat sur la condition

des hommes dont la vie est irréversible et ne laisse derrière elle qu’un bien triste héritage par

un nom.

Cependant, laisser son nom n’a rien d’anodin, au contraire, il est parfois possible que cela

constitue une vraie ambition pour certains hommes : Assurer sa lignée ne demande pas

forcément d’assurer de manière favorable la perpétuité de son nom : imaginer son nom dans

l’histoire peut parfois conduire un homme à commettre des folies.

Les écrivains comme les artistes, paraît-t-il, sont excellents dans le domaine de laisser leur

nom au futur. Leur enjeu de travail en dépend souvent. Ils réalisent de ce côté ce désir ardent

de survivre à la mort.

La mort constitue un élément majeur qui a profondément marqué la vie de Chateaubriand

et de Stendhal. Ils ont connu tous deux la mort de leurs proches et l’obsession de cette

question apparaît fréquemment dans leurs œuvres.

Gauguin écrivait « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » sur son

célèbre tableau. Ces trois questions font partie du sujet essentiel, fondamental de la vie

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humaine. Savoir d’où nous venons, savoir ce que nous sommes, et savoir où nous allons

suscite de véritables problèmes d’existence en chacun de nous. Par ailleurs, ces questions sont

pertinentes pour définir le travail de l’auteur, qui consiste à découvrir des raisons et des sens à

la vie, ou tout simplement à la vie et à l’homme.

Ce tableau1 que Gauguin a réalisé dans ses dernières années à Tahiti montre l’inspiration

religieuse et philosophique que le peintre a connue dans cette île du Pacifique.

Gauguin s’intéresse à la religiosité archaïque et à la liberté primitive. Ce tableau étant

inspiré de thèmes philosophico-religieux, le peintre symboliste est en quête d’une pureté

originelle et primordiale sous les auspices d’une identification avec la culture et la pensée des

autochtones océaniques.

De même il nous semble que Chateaubriand a posé ces questions dans ses œuvres bien

avant Gauguin :

<< La nature de l’homme est l’oubli et la petitesse, répondit le frère d’Amélie ; il vit et meurt

ignoré. (…) L’existence coule à l’entrée du souterrain de la mort, comme le Meschacebé à

l’entrée de cette caverne : les bords de l’étroite ouverture nous empêchent d’etendre nos

regards au-dessus et au –dessous sur le fleuve de la vie ; nous voyons seulement passer

1 Paul Gauguin, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, 1897, Museum of Fine Arts, Boston.

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devant nous une petite portion des hommes voyageant du berceau à la tombe dans leur

succession rapide, sans que nous puissions découvrir où ils vont et d’où ils viennent>>1.

Cette réflexion sur la condition humaine confirme l’influence religieuse de l’auteur. Elle

annonce de même l’incertitude de l’homme devant la mort et son désir de se l’approprier.

Résonance en provenance de l’outre-tombe

Chateaubriand, comme tous les romantiques d’ailleurs est fort sensible à l’aspect de la

fragilité de la vie, au temps qui défile sans cesse, et à la mort. Devant ce sentiment fragile des

choses de la vie, sa mélancolie naît. Et de ses efforts de s’attacher à la vie apparaît son

attachement au souvenir. Valéry disait justement ; « N’es-tu pas l’avenir de tous les souvenirs

qui sont en toi ? L’avenir d’un passé ? »

René-François qui aimait jouer avec l’écume de la mer à Saint-Malo, qui se promenait

souvent dans le parc isolé est devenu le vicomte Chateaubriand. De même, Henri Beyle qui

préférait la maison de son grand-père à celle de son père est devenu Stendhal. Ils ont grandi et

sont devenus écrivains. Bien qu’ils aient exercé d’autres métiers au cours de leur vie, c’est le

métier d’écrivain auxquels ils ont donné la préférence.

L’écriture présente deux moyens essentiels pour communiquer avec autrui ; l’un, c’est

qu’on peut donner une image de soi, bien révisée. L’autre, c’est qu’on peut construire cette

image. A travers l’écriture, les écrivains veulent à la fois se connaître et s’accomplir comme le

dit Jean Starobinski :

<<Certes l’œuvre inclut dans sa signification le passé et l’histoire personnelle de l’écrivain,

mais une histoire transcendée ; une histoire dont on ne peut désormais oublier qu’elle est

orientée vers l’œuvre ; une histoire qui se noue dans l’œuvre ; un passé désormais

inséparable de la représentation qu’en donne, de façon explicite ou implicite, la vie présente

de l’œuvre, où s’invente déjà un avenir >>2.

1 Les Natchez, pp. 396-397. 2 Jean Starobinski, La relation critique, Psychanalyse et littérature, Gallimard coll. Le Chemin, 1970 ; rééd., Coll. Tel, 2001, p323.

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La relation entre le texte et l’écrivain consiste donc à se présenter en mouvement. Le pacte

intrinsèque que l’écrivain conclut en écrivant, c’est qu’il laisse son texte à la postérité même

s’il n’a pas de certitude d’être lu. C’est en quelque sorte une projection de sa propre mort dans

le futur en appréhendant l’appréciation de sa vie.

Ecrire les mémoires présente un moyen excellent de garder la vie comme si on suspendait

le temps. Chateaubriand a écrit les Mémoires d’outre-tombe depuis 1811. Dans le début du

premier livre, il raconte :

<< Je veux avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable

cœur, voir enfin ce que je pourrai dire lorsque ma plume sans contrainte s’abandonnera à

tous mes souvenirs >>1.

Cette vaste œuvre qui comprend plus de 4000 pages est formée de quatre grandes parties,

divisées chacune en Livre de quarante-quatre parties au total qui se divisent encore en sous

parties : la première partie couvre la période 1774-1799. Elle traite « Ma jeunesse », « ma

carrière de soldat et de voyageur ». La seconde partie de 1800-1814 traite « ma carrière

littéraire ». La troisième relate sa carrière politique divisée en deux parties : De Bonaparte

(1800-1815) et De la restauration (1815-1830). La quatrième partie présente un mélange de

ces trois précédentes parties et la dernière partie relatant « Ma carrière de Voyageur », « ma

carrière littéraire », « ma carrière retrouvée » couvre la période de 1830-1841.

Après avoir passé le cap des quarante ans et après avoir connu le malheur familial, la

gloire littéraire, la consécration politique et le plaisir mondain, Chateaubriand s’intéresse de

plus en plus aux questions de solitude, de vieillesse et de mort. Ces thèmes de prédilection se

trouve donc naturellement dans les Mémoires d’Outre-Tombe.

L’auteur qui donne une image si récurrente de la mort dans ses œuvres, a une ambition qui

surpassera la mort en évoquant saint Bonaventure dans l’avant-propos de ses Mémoires :

1 MOT, T.I, p. 7

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<<Ces Mémoires ont été l’objet de ma prédilection : saint Bonaventure obtint du ciel la

permission de continuer les siens après sa mort ; je n’espère pas une telle faveur, mais je

désirerais ressusciter à l’heure des fantômes, pour corriger au moins les épreuves>>1.

La poursuite du travail qu’il espère au-delà de sa mort ne signifie pas seulement un secret

désir d’immortalité de Chateaubriand. Cette idée ne fait que rejoindre le mythe de l’écrivain.

Le rêve de Chateaubriand est le rappel à son existence même après sa mort. Mais se

souvenir des choses et vouloir qu’on se souvienne de soi, présente un obstacle, une barrière

des impossibles, comme quand on doit traverser la rivière de l’oubli, le Lethé après la mort.

En ce qui concerne Stendhal, il a aussi manifesté son désir de se projeter dans le futur à

travers ses œuvres. Lorsqu’il écrit les Souvenirs d’égotisme, il mentionne spécialement son

désir que l’on publie son ouvrage « dix ans après son décès »2 . Il pressent qu’il pourrait être

compris dans le futur par les« happy few ». Le sentiment qu’il n’est pas compris à sa juste

valeur par ses contemporains fait naître l’espoir qu’il serait mieux apprécié dans cinquante

ans.

Le fait que ces deux auteurs se recherchent dans la forme de l’écriture autobiographique et

qu’ils y excellent constitue un élément important qui les rapproche.

Ambition et la mort

René et le Rouge et le Noir nous montrent un autre aspect de l’ambition des héros à travers

l’attitude de René et Julien face à la vieillesse et à la mort. La nature du sentiment sur la mort

a une grande importance parce qu’il constitue un des thèmes littéraires principaux aidant

justement à interpréter la conception de la vie chez les gens. L’attitude face à la mort de René

et de Julien montre une différence intéressante que nous aimerions développer.

Pour expliquer les sentiments sur la mort de Chateaubriand et Stendhal, une comparaison

des expériences de leur enfance semble pertinente. D’abord, Chateaubriand était fortement

influencé par la mort et cela depuis sa tendre enfance. Quand il était petit, sa grand-mère

maternelle était encore en vie. Elle vivait à Plancoët, pas loin de son domicile. Dans sa

1 MOT, T.I, pp. 118-119. 2 Souvenirs d’égotisme, p. 34.

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310

vieillesse, sa grand-mère menait une vie paisible, digne, entourée de ses amis Si nous

recourons à ses Mémoires, ses visites à sa grand-mère semblent l’influencer beaucoup :

<< Si j’ai vu le bonheur, c’était certainement dans cette maison. Cette société, que j’ai

remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J’ai vu

la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une

chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. (…) Je suis peut-être le seul homme au

monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois, depuis cette époque, j’ai fait la

même observation ; vingt fois des sociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette

impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous

suit, cet invincible silence qui s’empare de notre tombe et s’étend de là sur notre maison, me

ramènent sans cesse à la nécessité de l’isolement >>1.

Cette mention sur la maison de sa grand-mère paraît révélatrice en ce qui concerne ses

sentiments sur la vieillesse et la mort. Le fait qu’il a vu de près l’heureuse vieillesse de sa

grand-mère et la mort paisible de celle-ci semble lui procurer des sentiments sereins vis-à-vis

de la mort et avoir une réelle répercussion sur ses œuvres.

En revanche, Stendhal avait une expérience traumatisante de la mort de sa mère. Il relate

son désespoir et sa colère au moment où on enterre sa maman dans la Vie de Henry Brulard :

<< J’étouffais, on fut obligé, je crois, de m’emmener parce que ma douleur faisait trop de

bruit. Je n’ai jamais pu regarder de sang-froid cette église de Saint-Hugues et la Cathédrale

qui est attenante. Le son seul des cloches de la Cathédrale, même en 1828 quand je suis allé

revoir Grenoble, m’a donné une tristesse voisine de la colère. (…), je fis des folies que

Marion m’a racontées depuis. Il paraît que je ne voulais pas qu’on jetât de la terre sur la

bière de ma mère, prétendant qu’on lui ferait mal >>2.

Ces deux morts survenues dans l’enfance de ces auteurs semblent avoir une grande

importance du fait que leurs différentes appréciations sur ces événements causent leur

différent point de vue sur la même question essentielle.

1 MOT, T.I, p. 22 2 Vie de Henry Brulard, p. 60.

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311

La mort d’une grand-mère et d’une mère adorée ne peut pas avoir la même signification,

pourtant les circonstances où se trouvaient les auteurs parlent assez pour indiquer leurs

sentiments sur la mort et leur différente manière de voir la mort : Chateaubriand raconte une

mort naturelle, dans la vieillesse, elle est une continuité de la vie, alors que Stendhal se

souvient d’une mort brusque, trop précoce et interrompant la vie.

La pensée que René et Julien accordent à la vieillesse explique aussi le même genre de

différence. René se montre toujours respectueux face au vieux Chactas. Les indiens vénèrent

d’ailleurs les vieillards pour leur sagesse et leur expérience.

Par contre, dans le Rouge et le Noir, Julien rejette la vieillesse ; l’attitude de Julien,

lorsque le vieil abbé Chélan est venu lui rendre visite à la prison, trahit un sentiment de

dégoût. L’aspect chenu de cet abbé bien que tant aimé autrefois, provoque chez Julien des

sentiments de confrontation avec la réalité de la vie. Stendhal raconte cette rencontre de Julien

comme si c’était la rencontre avec la mort :

<<Cet instant fut le plus cruel qu’il eût éprouvé depuis le crime. Il venait de voir la mort,

et dans toute sa laideur. (…) Après l’empoisonnement moral, il faut des remèdes physiques et

du vin de Champagne. Julien se fût estimé un lâche d’y avoir recours. Vers la fin d’une

journée horrible, passée tout entière à se promener dans son étroit donjon : Que je suis fou !

s’écria-t-il. C’est dans le cas où je devrais mourir comme un autre, que la vue de ce pauvre

vieillard aurait dû me jeter dans cette affreuse tristesse ; mais une mort rapide et à la fleur

des ans me met précisément à l’abri de cette triste décrépitude >>1.

Le texte de ci-dessus nous apprend que la vue du vieil abbé Chélan a tellement déprimé

Julien qu’il a même eu besoin de recourir à l’alcool pour l’effacer de sa mémoire. Mourir

jeune, c’est également de ne pas avoir à affronter la dégradation physique et morale.

René et Julien ont un destin tragique, une mort à la fleur de la jeunesse. Leur vies

respectives ont parfois d’être l’air une course vers la mort comme si c’était le dernier point

d’arrivée de la course.

1 Le Rouge et le Noir, p. 652.

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A travers René, Chateaubriand parlait déjà de la mort et précisait le caractère éphémère

des choses de la vie :

<< La vie dans la mort, dit René : c’est par ce côté que le tombeau nous ouvre une vue

immense. Dans ce cerveau qui contenait autrefois un monde intellectuel, habite un monde qui

a aussi son mouvement et son intelligence ; ces fourmis périront à leur tour. Que renaîtra-t-il

de leur grain de poussière ? >>1

Par sa vie singulière, René porte les marques du solitaire manifestant ses distances vis à

vis de la société. La mort qui semble si lointaine par sa distance temporaire, ou imprévisible,

est souvent un sujet tabou pour les vivants. Elle est un sujet de crainte pour la plupart des

gens. Cependant pour René, la mort est loin d’être repoussée, bien au contraire, elle est

recherchée par le héros :

<< La vie me sied mal ; la mort m’ira peut-être mieux>>2.

Le décor du roman donne d’ailleurs un ton automnal, crépusculaire, lunaire, qui s’accorde

bien avec l’atmosphère mortuaire.

En ce qui concerne Julien, la mort est encore un champ de bataille où il doit vaincre ses

limites, rassembler tout son courage. En effet, aller à la rencontre de la mort semble constituer

l’ultime défi de Julien.

L’ambition de Julien se manifeste d’abord par son aspect social. La plupart des critiques

pensent que Julien, après sa tentative d’assassiner Mme de Rênal, est libéré de son ambition

démesurée par le mythe de la prison heureuse,. Cependant il nous semble qu’on devrait bien

mesurer encore une fois l’importance de cet acte en nous appuyant sur le texte.

Regardons en premier lieu, l’ambition sociale de Julien. Elle se divise en deux comme

l’indique le titre. Julien a déjà eu un aperçu des satisfactions que pourraient lui procuré l’état

de clerc quand il a observé l’évêque d’Adge à Bray-le-Haut. Il a éprouvé l’ivresse de la

réussite lorsqu’il a revêtu l’uniforme de lieutenant à Strasbourg. Julien a établi un plan

1 Les Natchez, p. 397. 2 MOT, T.I,, p. 118.

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d’attaque contre la société qu’il juge injuste. Son objectif était de réussir coûte que coûte dans

les deux voies au fur et à mesure des circonstances de sa vie. Et il a réussi, même au delà de

ses espérances en obtenant l’amour de Mathilde. En plus M. de La Mole lui a procuré une

position de lieutenant de hussards, l’a anobli, lui a promis la main de sa fille qui l’aime. Cela

ressemble à une réussite totale. C’est l’aboutissement. Il se dit lui-même : « après tout, mon

roman est fini, et à moi seul tout le mérite »1.

Pourtant, le roman continue, d’une façon déroutante par des actions incompréhensibles de

la part de Julien qui se montrait si calculateur, si logique dans la poursuite de son ambition.

Est-il dans un état second au moment de son crime comme le dit Henri Martineau ? Ou

après avoir réussi l’aventure sociale, règle –t-il celle du bonheur avec Mme de Rênal comme

le dit P.-G. Castex ? En essayant de démonter la théorie de celui-là, celui-ci avance sa théorie

avec une recherche minutieuse et pertinente dans son ouvrage, le Rouge et le Noir de Stendhal.

Il analyse les derniers jours de Julien à la recherche du bonheur auprès de Madame de Rênal :

<< Voilà le regret qu’il emporte sur l’échafaud : « Je mourrai à vingt-trois ans. Donnez-

moi cinq années de vie de plus pour vivre avec Mme de Rênal ».

Telle est la leçon finale du personnage et du roman, de ce roman de l’ambition et du

bonheur, de ce roman où l’ambition tue le bonheur>>2.

Malgré les éclaircissements brillants de l’analyse de P.-G. Castex, cette conclusion ne

nous satisfait pas complètement parce que nos propres recherches nous conduisent à une autre

constatation. Il croit que Julien est « fidèle à lui-même jusqu’au crime »3, mais il nous semble

qu’il reste fidèle à lui-même au-delà du crime. Si P.-G. Castex pense que Julien est à la

recherche du bonheur après l’épuisement de son ambition sociale, nous pensons qu’au

contraire il est toujours en lutte avec son ambition. Seulement il change son fusil d’épaule.

Nous pensons que dans le Rouge et le Noir, il n’y a pas seulement deux couleurs de robes

qui annoncent l’ambition du héros. Mais il y a une autre couleur cachée qui annonce une autre

ambition plus profonde : Il s’agit d’une couleur résultant de la fusion du rouge et du noir qui

1 Le Rouge et le Noir, p. 639. 2 P.-G. Castex, op. cit., p. 152. 3 Ibid., p. 149.

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annonce la mort. Le rouge plus le noir est la couleur du sang desséché, c’est une couleur de

mort. Et la mort est apparue comme le dernier combat de l’ambition de Julien, ceci peut

s’expliquer par le sentiment mélancolique et religieux de Julien comme nous avons essayé de

l’appliquer à la compréhension du comportement de Julien tout au long de cette présente

étude.

Alors, comment la mort peut-elle être un but de l’ambition ? Il faut d’abord bien

comprendre le personnage de Julien et son auteur ; Stendhal ne s’est pas contenté de créer un

personnage ambitieux qui réussit dans la société. Il a créé un personnage auquel il s’assimile

sans cesse, à qui il transmet ses ambitions et ses désirs impossibles. Prenons quelques

exemples qui nous montrent l’ambition de Julien par rapport à la mort : en premier lieu, Julien

est aussi ambitieux qu’au début. Les preuves résident dans son attitude vis à vis de son fils et

de son père, comme nous en avons affiné l’analyse dans la partie précédente. Julien meurt

mais il meurt anobli. Quand il meurt, il a la satisfaction d’avoir laissé à son fils un nom dont

le changement « le frappait d’étonnement »1. D’ailleurs il ne veut pas que son père vienne lui

rendre visite dans la prison parce que cela signifierait pour lui qu’il serait redevenu le fils

Sorel alors qu’il peut mourir en étant chevalier de La Vernaye :

<<Julien ne voyait plus qu’un événement désagréable entre lui et mort, c’était la visite de

son père >>2.

Deuxièmement il est toujours aussi orgueilleux et combatif. Sa mort doit être héroïque,

non commune comme celle des bourgeois et des hypocrites :

<<Me voici décidément de vingt degrés au-dessous du niveau de la mort… Si cette

faiblesse augmente, il vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour les abbés Maslon et les

Valenod si je meurs comme un cuistre >>3.

C’est bien la mort qui se présente devant lui comme le dernier objectif digne de son

ambition parce que, d’une part, il considère avoir tout réussi au niveau de l’amour, de sa

position dans la société, il n’a plus rien à se prouver de ce côté-là.

1 Le Rouge et le Noir, p. 639. 2 Ibid., p. 655. 3 Ibid., p. 653.

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D’autre part, la mort est l’étape la plus difficile à traverser pour les hommes :

<< Il n’y avait plus rien de rude et de grandiose en lui, plus de vertu romaine ; la mort lui

apparaissait à une plus grande hauteur, et comme chose moins facile >>1.

Alors, il commence le duel avec la mort. Cette hypothèse peut expliquer la transformation

de l’humeur de Julien au début du chapitre de XXXV après avoir dit : « mon roman est fini »2

à la fin du chapitre de XXXIV. Ce changement, c’est Mathilde qui le ressent mieux. Il est

« silencieux » et « sombre »3. Devant « l’air sévère » de Julien et après avoir « un aussi grand

bonheur »4, elle n’ose pas l’interroger. L’attitude de Julien semble clairement montrer son état

d’ennui après un tel enthousiasme. Il est de nouveau devenu mélancolique. Stendhal a besoin

d’un nouvel objectif. Un objectif puissant et sans possibilité de retour en arrière. Un objectif

ambitieux qui sera le plus difficile à atteindre.

La solitude que Julien recherche dans la prison subsiste dans sa mélancolie. Et madame de

Rênal, avec qui Julien se réconcilie, représente non seulement un symbole des moments de

bonheur mais aussi un symbole de la recherche du contrôle de la mort chez Julien. Nous

avons déjà étudié l’apport religieux et l’influence de madame de Rênal auprès de Julien. C’est

pourquoi Mathilde comprend vite qu’elle doit « lutter contre l’amour de la solitude »5.

Il s’agit de mourir dignement. La présence de madame de Rênal et son ami Fouqué

permettent à Julien de retrouver la sérénité nécessaire à la préparation psychologique devant

la mort.

Lorsqu’il se trouve devant la mort, il est rasséréné, transformé. Il est prêt à partir :

<< Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur, le jour où on lui

annonça qu’il fallait mourir, un beau soleil réjouissait la nature, et Julien était en veine de

courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse, comme la promenade à

terre pour le navigateur qui longtemps a été à la mer>>6.

1 Idem. 2 Ibid., p. 639. 3 Ibid., p. 640. 4 Idem. 5 Ibid., p. 664. 6 Ibid., p. 697.

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Stendhal rejoint ici Chateaubriand dans ce point de vue de voir la vie comme un voyage

sur la terre. Si Chateaubriand imaginait l’au-delà de la vie à travers le vol des oiseaux

migrateurs, Stendhal la pressent comme une navigation vers les régions inconnues.

Ainsi la mort de Julien devrait être considérée comme l’accomplissement de son ambition.

A la fin du roman, la dernière description de la grotte peut être lue dans ce sens :

<< Qui sait ? Peut-être avons –nous encore des sensations après notre mort, disait –il un

jour à Fouqué. J’aimerais assez à reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte

de la grande montagne qui domine Verrières. Plusieurs fois, je te l’ai conté, retiré la nuit

dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France,

l’ambition a enflammé mon cœur : alors c’était ma passion… Enfin, cette grotte m’est chère,

et l’on ne peut disconvenir qu’elle ne soit située d’une façon à faire envie à l’âme d’un

philosophe… >>1

Dans la dernière page de son roman, Stendhal rappelle cette explication sur la grotte que

Julien a racontée un jour à son ami Fouqué. Elle résume la vie mouvementée et la personnalité

ambitieuse de Julien. Et Julien repose désormais dans cette grotte qui symbolise son ambition

et son ascension, et qui se trouve dans « le point le plus élevé d’une des hautes montagnes du

Jura »2.

Le style – représentatif de la personnalité des auteurs

Le style parle lui-même de son auteur puisque c’est par l’écriture qu’il crée, qu’il arrive à

communiquer avec le lecteur. De ce fait, le style est le reflet de la personnalité de l’écrivain.

Nous allons ci-dessous développer et comparer le style propre de ces deux auteurs.

En ce qui concerne le style, il n’y pas deux auteurs qui s’opposent comme Chateaubriand

et Stendhal. Stendhal dit qu’il n’aime pas Chateaubriand et son style emphatique de même

que celui-là s’éloigne du style Rousseauiste qu’il a aimé dans sa jeunesse.

1 Ibid., p. 698. 2 Ibid., pp. 698-699.

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Il faut dire que le style de Chateaubriand provient du siècle passé et est influencé par son

éducation de gentilhomme. Il utilise un vocabulaire, singulier, noble, apprêté. Il sera

intéressant de relever quelques mots pour en donner des exemples : L’auteur de René

s’exprime souvent dans un ton apprêté qui n’est plus d’usage aujourd’hui : achever une

carrière au lieu de finir sa vie : baptiser l’asile ou retraite au lieu d’entrer au couvent : livrer à

des mains étrangères au lieu d’entrer chez la nourrice : le frémissement de l’airain au lieu de

son de cloche : fer sacré au lieu des ciseaux etc.

Certaines périphrases conventionnelles irritent particulièrement l’auteur du Rouge et le

Noir. D’ailleurs, Stendhal attaquera assez sévèrement le style de Chateaubriand dès 1825.

Celui-là trouve le style de celui-ci « fardé », il l’oppose volontairement à son style qu’il veut

« propre ». Stendhal attaque Chateaubriand en répétant qu’il est « le roi des égotistes ». Et

selon lui, c’est « l’amour du faux (qui) a fait le succès de son style pompeux »1.

Pourtant, le style de Chateaubriand n’est pas si désuet, si superficiel que cela. Le poète

Chênedollé appelait Chateaubriand comme « le seul écrivain en prose qui (lui) donne la

sensation du vers ». Cette musicalité des phrases manifeste l’actualité du style et le talent de

Chateaubriand dont la puissance évocatrice nous surprend encore.

La prose poétique de Chateaubriand

Dans René ainsi que dans Atala et les Natchez, ce qui nous frappe en premier dans le style,

c’est l’exotisme provoqué par les mots étrangers ; prenons des exemples ; le lecteur est

confronté d’abord aux mots étrangers de la nature, des mots indiquant des plantes rares

comme « lianes, pistias, bignonias, coloquintes, tulipier, alcée, copalmes, … » et les animaux

étrangers à la France comme « bison, perroquet, serpent-oiseleur, crocodile, … ». De même,

les noms de tribus indiennes comme « Muscogulges, Iroquois, … » et les noms de leurs dieux

comme « Manitou, Areskoui, Atahensic, … » apparaissent fréquemment. Enfin il ne faut pas

oublier les nom propres des personnages comme « Atala, Chactas, Céluta, … » ainsi que les

noms géographiques comme « Meschacebé, Apalachula,… ».

1 P. Moreau, Chateaubriand, op.cit., p. 60.

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Tous ces mots ont pour but de dépayser et de stimuler l’imagination des lecteurs de salon

où Chateaubriand a l’habitude de faire la lecture de ses écrits. De plus, ce dépaysement

provoqué par les mots étrangers paraît s’accorder avec le caractère « sauvage » du langage des

personnages.

Au- delà des mots, il décrit des coutumes indiennes « le vierge du dernier jour, le

mariage, l’enterrement, … », qui, avec une description abondante et détaillée, créent une

atmosphère étrangère, mystérieuse qui a valu à l’auteur, le surnom d’« Enchanteur ».

D’ailleurs M. Regard propose l’analyse suivante :

<< Dans des paysages qui sont autant de visions d’un artifice sauvage, au milieu de

nations aux coutumes surprenantes, peuplées d’animaux et de plantes bariolés, les

personnages entraînés dans leur illusion marchent seuls, côte à côte, vers leur destin de mort.

Le décor n’est pas sans raison. Un roman de l’Enchanteur est toujours plus ou moins un

opéra. La lune indispensable est avant tout source de lumière et de magie. Estompant d’Azur

les scènes les plus touchantes, elle achève le travail du peintre, et la mélancolie qu’elle

engendre est à l’usage des spectateurs beaucoup plus que des personnages >>1.

La solitude et la mélancolie des héros se fondent dans le décor décrit de façon poétique,

brillante. L’auteur énonce lui-même qu’il voulait que son œuvre soit « une sorte de poème,

moitié descriptif, moitié dramatique » 2 . Les sujets qu’il a rencontrés, pour écrire cette

aventure lui parurent s’« offrir au pinceau »3 et il en a fait des tableaux.

Cette écriture est donc celle d’une prose poétique où les caractéristiques poétiques comme

l’alexandrin, l’allitération, le groupement ternaire, etc., sont omniprésents comme l’a bien

montré J. Mourot à travers son excellent travail d’analyse dans son ouvrage intitulé Le Génie

d’un style : Chateaubriand.

En plus, nous pouvons relever l’importance du choix du langage par lequel Chateaubriand

transmet ses émotions et ses idées au lecteur. Le choix du « mélange » dans René en témoigne,

l’auteur arrive de façon étonnante à mélanger ses mots avec ses idées :

1 M. Regard, op.cit., p.XXI. 2 Atala, p. 18. 3 Ibid., p. 16.

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<<Je vois encore le mélange majestueux des eaux et des bois de cette antique abbaye où je

pensai dérober ma vie aux caprices du sort ; j’erre encore au déclin du jour dans ces cloîtres

retentissants et solitaires. Lorsque la lune éclairait à demi les piliers des arcades, et dessinait

leur ombre sur le mur opposé, je m’arrêtais à contempler la croix qui marquait le champ de

la mort, et les longues herbes qui croissaient entre les pierres des tombes>>1.

Chateaubriand montre clairement dans ce texte ci-dessus qui nous semble fort important,

ses thèmes de prédilection. L’analyse, à travers les mots que Chateaubriand utilise dans ce

texte, prouve la puissance d’évocation et de sens du langage chateaubrianesque : Les eaux

évoquent la naissance et remémorent l’eau du baptême. Le souvenir des eaux éveille en lui

bien entendu la vie au bord de la mer. Cela lui rappelle sa mère, ou plutôt l’inexistence du

souvenir de la mère symbolisant des sources de la vie. Les bois de <<l’antique abbaye>>

évoque la croix, le cercueil de son père et donc la mort. Cependant l’évocation du bois ne se

limite pas à la mort parce qu’elle rappelle aussi la vie, la résurrection par la croix de bois que

Jésus a porté.

Ce va et vient entre la vie et la mort, cette évocation continuelle est encore soulignée par

<<les cloîtres retentissants et solitaires>> qui rappellent le son de la cloche et le sort solitaire

des hommes ! Le mélange de l’image aquatique, végétal et lunaire se révèle extraordinaire. A

l’endroit où il pense au suicide, il rencontre son <<ombre>>, son fantôme.

Il ne peut pas concevoir la naissance sans penser au sort attendu, à la notion contraire, à la

mort. Le présent porte toujours le passé qui détermine le futur. Le temps même est

singulièrement confondu chez Chateaubriand qui le mélange volontairement dans son

écriture.

Chateaubriand est « romantique par son lyrisme, par l’originalité du sujet et de la forme

qui, le séparant du style précédent, font vraiment de lui l’inventeur d’un nouveau mode

littéraire »2, comme l’analyse V.-L. Tapié.

Le mérite de René tout comme Atala subsiste dans cette écriture fluide que l’on peut lire

aussi bien qu’écouter tout comme une poésie. Même si certains mots de vocabulaire ne sont

1 René, p. 121-122. 2 V.-L . Tapié, op.cit., pp.84-85.

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plus au goût du jour, c’est cette sensation rythmique, poétique qui surprend le lecteur moderne

et qui l’émeut encore.

Le réalisme subjectif

L’écriture de Stendhal met en évidence d’autres soucis, d’autres priorités. Il a traité le

style de Chateaubriand de pompeux, d’emphatique, de son côté, le style est plutôt sec et

concret, l’écriture y est souvent peu longue, peu descriptive.

Chez Stendhal, il convient d’analyser l’introduction du roman pour en dégager la

conception stylistique. Ce début donne le ton pour la totalité et annonce la couleur de

l’écrivain.

D’ailleurs, dans le Rouge et le Noir, la description du début se trouve être la plus longue

de l’œuvre puisqu’elle est relatée sur deux chapitres. L’écrivain commence par décrire le pays

natal du héros, Verrières et M. de Rênal étant M. le maire de cette ville :

<<La petite ville de Verrières peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-Comté.

Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s’étendent sur la pente d’une

colline, dont les touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le

Doubs coule à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications, bâties jadis par

les Espagnols, et maintenant ruinées.

Verrières est abritée du côté du nord par une haute montagne, c’est une des branches du

Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige dès les premiers froids d’octobre. Un

torrent, qui se précipite de la montagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs, et

donne le mouvement à un grand nombre de scies à bois, c’est une industrie fort simple et qui

procure un certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois.

Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville. C’est à la fabrique

des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l’on doit l’aisance générale, qui depuis la chute de

Napoléon, a fait rebâtir les façades de presque toutes les maisons de Verrières>>1.

Ces paragraphes du début du roman aident à comprendre quelle est la composition

stylistique stendhalienne par bien des aspects. D’abord, Stendhal emploie le style propre au

1 Le Rouge et le Noir, p. 219.

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guide touristique. Il ouvre son récit comme s’il était le guide touristique de cette ville, et la

décrit en soulignant sa topologie par exemple « Verrières est abritée du côté du nord ». Il y

associe des impressions personnelles comme « La petite ville de Verrières peut passer pour

l’une des plus jolies de Franche-Comté ».

Dès ce début du roman, nous remarquons le refus de Stendhal de s’attarder à la

description. L’opposition des mots entre la ville et la campagne se trouve mis en avant. En

plus il s’attarde à construire des détails qui rendent son écriture plus proche de la réalité.

Stendhal s’intéresse aux détails parce qu’il désire que son roman soit basé solidement sur la

réalité et qu’il reflète la vie et la société comme le miroir reflète des objets.

Cependant son réalisme n’est pas celui des réalistes du XIX° siècle. Balzac s’intéressait de

près aux détails et il multipliait les phrases pour mettre en place le décor et décrire ses

personnages.

En revanche, Stendhal est peu enclin à la description du décor et sa présentation des

personnages est souvent rapide. G. Blin l’explique ainsi : << Mais il n’y a point de monde qui

ne soit le monde de quelqu’un à quelque moment, et ainsi, quand il renonce à relater les faits

de la hauteur panoramique où se place le romancier qui joue à l’idéal témoin, Stendhal, loin

de trahir l’expérience, inaugure « le plus authentique réalisme », celui que l’on a nommé le

« réalisme subjectif » ou « réalisme du point de vue » >>1.

Ce qui nous frappe encore dans l’écriture de Stendhal, c’est son aspect dramaturge.

Stendhal voulait réussir en tant que dramaturge au début de sa carrière d’écrivain. Le théâtre

le passionnait depuis qu’il y avait vu jouer l’actrice, Virginie Kubly à Grenoble. Dans la

composition stylistique, cette passion théâtrale de Stendhal laisse voir son influence. De la

sorte, comme dans une pièce à jouer, Stendhal présent d’abord le décor, le temps, le lieu et

des personnages avant de les faire parler.

Dans ces paragraphes Stendhal ouvre une nouvelle voie à la manière narrative ; il est à la

fois narrateur et auteur. Il raconte une histoire mais il interrompt le récit à sa guise tantôt pour

expliquer une intrigue, tantôt pour donner des informations :

1 G. Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Librairie José Corti, Paris, 1954, p. 116.

Page 321: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

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<<C’était par un beau jour d’automne que M. de Rênal se promenait sur le Cours de la

Fidélité, donnant le bras à sa femme. (…) - Il pourrait bien s’en repentir, ce beau monsieur

de Paris, disait M. de Rênal d’un air offensé, (…) Mais, quoique je veuille vous parler de la

province pendant deux cents pages, je n’aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur

et les ménagements savants d’un dialogue de province. Ce beau monsieur de Paris, si odieux

au maire de Verrières, n’était autre que M. Appert, (…) >>1

La citation montre un des premiers exemples des intrusions du narrateur-auteur qui

interrompt le récit. Il ne donne pas à M. de Rênal le temps de finir sa phrase. C’est ce

narrateur-auteur qui parle directement au lecteur en le prenant à part. De la sorte, l’auteur gère

le rythme de la narration et en profite ensuite pour donner au lecteur une information

supplémentaire sur M. Appert.

Cette intervention fréquente de l’auteur constitue une des particularités stylistiques de

Stendhal ainsi que « le réalisme subjectif » et « la restriction du champs », termes que

Georges Blin utilise dans son Stendhal et les problèmes du roman, un des ouvrages les plus

brillants sur l’art du romancier et ses techniques.

Pour connaître l’opinion de Stendhal sur la question stylistique, une lettre de Stendhal

adressée à Balzac en 1840 paraît nous apporter un éclaircissement important :

<< (…) Deux seuls livres me donnent l’impression du bien écrit : les Dialogues des morts

de Fénelon, et Montesquieu.

Le beau style de M. de Chateaubriand me sembla ridicule dès 1802. Ce style me semble

dire une quantité de petites faussetés.

Je ne vois qu’une règle : le style ne saurait être trop clair, trop simple.(…) >>2

Influencé par les écrivains des Lumières, le style qu’il recherche se rapproche de celui des

philosophes du XVIII° siècle comme il le dit dans cette lettre.

1 Le Rouge et le Noir, p. 224-225. 2 Stendhal, Lettre à Balzac du 16 octobre 1840. cité par Claude Roy, op.cit., p. 182.

Page 322: 350se de Mun.doc)doxa.u-pec.fr/theses/th0210288.pdf5 Ensuite, nous nous sommes arrêtés sur une œuvre et un personnage particulier : Il s’agit de René1 dans l’ouvrage homonyme

323

Les écrivains du XIX° siècle ont fait beaucoup de recherches au niveau de l’écriture, au

point où elle devient quelquefois une fin en soi. Chateaubriand en était précurseur. Par contre,

Stendhal s’oppose à cette tendance d’écriture qu’il trouve inutilement ornementale et opaque.

Stendhal pense que l’écriture doit transmettre ce à quoi on pense. Selon lui, la forme et

l’idée doivent s’accorder afin d’avoir un meilleur style.

Le style qu’il veut est un style sans emphase, ni fausseté, ni hypocrisie. Les phrases et les

mots ne doivent pas être un obstacle pour la compréhension des idées. Son ambition est de

créer un style rationnel, transparent. D’ailleurs, le réalisme subjectif de Stendhal, forme bien

avant Proust l’élément essentiel du roman moderne.

L’ambiguïté de la différence

Influence de René sur Julien

René est l’aîné de Julien, non seulement à cause de l’ordre chronologique de la

publication des œuvres où ils figurent, mais parce que Julien semble tenir compte de la

personne de René et jamais l’inverse. Stendhal avoue cette influence à travers la comparaison

qu’établit Julien entre son ami fidèle, Fouqué et les jeunes dandys de la Capitale :

<< Quel effort sublime chez un propriétaire de campagne ! pensa Julien. Que

d’économies, que de petites demi-lésineries qui me faisaient tant rougir lorsque je les lui

voyais faire, il sacrifie pour moi ! Un de ces beaux jeunes gens que j’ai vus à l’hôtel de La

Mole, et qui lisent René, n’aurait aucun de ces ridicules ; mais excepté ceux qui sont fort

jeunes et encore enrichis par héritage, et qui ignorent la valeur de l’argent, quel est celui de

ces beaux Parisiens qui serait capable d’un tel sacrifice ? >>1

1 Le Rouge et le Noir, pp. 653-654.

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Ce passage est la seule mention où Stendhal cite directement l’œuvre de Chateaubriand

dans le Rouge et le Noir. Pour Julien, le rôle de René est celui d’un représentant d’une

génération de jeunes aristocrates oisifs.

Nous avons vu dans la partie précédente, les critiques que Stendhal adressait à l’égard de

Chateaubriand, la virulence de ses propos peuvent ironiquement prouver l’influence de

Chateaubriand même si Stendhal ne l’a pas apprécié.

Or la fréquente référence que fait Stendhal à Chateaubriand dans ses ouvrages nous

indique l’influence de l’auteur du Rouge et le Noir par celui-ci. Dans une autre œuvre

stendhalienne, la Chartreuse de Parme, les gens à la cour de Parme lisent aussi

Chateaubriand :

<< Que lit-on au palais de Parme ? Chateaubriand, hélas !- Chateaubriand, bien sûr. On

aurait pu l’induire de la seule présence, trônant dans le cabinet princier, de l’icône louis-

quatorzienne, référence fétiche et emblème absolu du Pouvoir, mais Stendhal a pris soin de le

préciser : Ranuce-Ernest aime surtout le style pompeux, le style « à la Chateaubriand »>>1.

Le fait que les personnages stendhaliens sont lecteurs de Chateaubriand ne semble pas

anodin. Ces lecteurs de Chateaubriand cités dans la Chartreuse de Parme et dans le Rouge et

le Noir, sont des gens oisifs qui se plaisent dans l’ennui mélancolique et qui manquent de

sincérité.

Il faudrait ensuite porter notre attention au lieu où Stendhal place ces personnages. Dans le

Rouge et le Noir, c’est dans l’hôtel de La Mole et dans la Chartreuse de Parme, c’est au

palais de Parme. Ce sont les endroits où les héros apprennent les intrigues politiques, où règne

le pouvoir absolu.

René semble être un contre modèle pour Julien. Selon Julien Sorel, René représente ces

gens de Saint- Germain des Prés, de la cour, remplis d’orgueil, privilégiés, incapables de se

sacrifier pour une amitié, de se montrer naturels.

1 P. Berthier, op.cit., p. 177.

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On peut également trouver l’influence de René dans la personne de Stendhal. Philippe

Berthier, dans son ouvrage intitulé Essai sur les ambiguïtés d’une antipathie, analyse cette

attitude de rejet de la part de Stendhal pour Chateaubriand. « Le style renvoie à une politique

ou tout style est politique »1, si on s’en réfère encore à Philippe Berthier. Dans ce cas, la

réfutation de Stendhal relève avant tout de la réfutation de l’engagement politique de

Chateaubriand.

L’éternel refrain stendhalien retentit « mon père, ses prêtres, ses amis… ». Il trouve en cet

aristocrate catholique, imbu de sa propre personne, l’objet concret de sa haine. Le style

caractéristique de Chateaubriand constitue une écriture de la grandiloquence dénudée de sens

pour Stendhal. Or celui-ci déteste l’hyperbole en tout genre en toute chose.

Enfin, dans la relation de Stendhal avec Chateaubriand, le fait le plus remarquable

semble être que celui-ci attribue une référence de marque à celui-là. Même si Stendhal

critique souvent son aîné en le désignant comme contre modèle, il est indiscutable que

Chateaubriand était un guide pour son cadet :

<< Racine et Shakespeare n’aurait pas été possible sans Chateaubriand, même si la dette

n’est pas, et pour cause, criée sur les toits. Et il est vrai, comme le souligne avec raison P.

Barbéris, que Chateaubriand a d’abord été pour Stendhal « un écrivain rupteur », même si

par la suite c’est contre lui que s’opéraient justement les ruptures stendhaliennes >>2.

Cette remarque que nous venons citer semble pertinente pour qualifier le rapport délicat

entre Stendhal et Chateaubriand. Ici, le mot d’écrivain rupteur est employé dans le sens où

Chateaubriand a joué un rôle décisif dans le Romantisme qui marque la modernité du XIX°

siècle.

Nous constatons surtout qu’il y a bien un lieu commun chez ces deux auteurs qui ne se

connaissent pas personnellement et qui, d’après l’opinion de Stendhal, se situent à des pôles

opposés. Il s’agit bien des notions de désir et de mélancolie parce que <<tout comme Stendhal,

même si c’est sur un autre mode (au sens musical) et pour d’autres songes, Chateaubriand a

placé toute sa course sous le signe de la chimère : ce que chante son œuvre entière, c’est la

1 Ibid., p. 178. 2 Ibid., p. 190.

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Croce e delizia d’un désir que rien ne comblera, et qui ne veut pas être comblé. Le monde est

trop mesquin pour répondre à des élans qui ne pourraient être satisfaits que par

l’infinitude>>1.

Le désir ardent ou l’ambition que les héros n’arrivent pas à atteindre, creuse le fossé du

vide dont ils ressentent toute l’ampleur et cela les porte à la mélancolie. C’est dans cette

région qu’il nous semble que nous pouvons le mieux reconnaître René et Julien, le cousinage

des héros de Chateaubriand et Stendhal.

Le sublime

Chez Chateaubriand, la vision du monde se révèle sombre. A travers le personnage de

René, il montre le pessimisme se dégageant de ses jeunes années fortement influencées par la

Révolution. Si la vision noire du monde de René s’atténue un peu avec l’âge de l’auteur dans

son oeuvre, Rancé, la mort devient ou reste toujours un objet de fascination. Son imagination

se plaît dans la nostalgie à la fois mystérieuse et douloureuse. Tout son ouvrage contribue à

préparer la mort, à l’attendre avec sérénité. En particulier, son sentiment religieux s’appuie

sur la confrontation avec la mort, cette chose inévitable qui nous dépasse et qui nous fait peur.

Le sentiment de dépassement et d’admiration qui se trouve mêlé chez lui est aussi la

définition même du sublime.

Le sublime vient du mot latin « sublimis » signifie «élévé dans les airs, haut » selon le

dictionnaire Robert. Ce terme désigne tout ce qui est moralement, intellectuellement,

esthétiquement élevé. C’est également une idée principale du premier romanisme.

Chez Julien, on peut parler de passion du sublime en ce sens qu’il recherche la perfection

et la noblesse des sentiments et des conduites. Les lieux élevés qu’il affectionne symbolisent

cette aspiration de son âme et le tombeau sur la montagne en est l’ultime figure.

Pour Chateaubriand et Stendhal, le sublime se trouve en premier dans la nature. Le beau

paysage se révèle une situation idéale pour élever l’âme et se ressourcer. Chez Chateaubriand,

la nature et les beaux-arts sont étroitement liés.

1 Ibid., p. 291.

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L’écriture de Chateaubriand sur la nature devient particulièrement picturale et musicale,

ce qui nous donne parfois l’impression de regarder un tableau du douanier Rousseau. Alors

que l’homme n’a pas crée la nature, c’est en lui qu’existent le sentiment et l’émotion

esthétique de la nature. C’est ce sentiment qui fait du paysage un objet esthétique chez les

romantiques.

Le sentiment de Stendhal sur la nature est proche de celui de Chateaubriand et de

Rousseau. Face au beau paysage, son émotion s’exacerbe, joue une grande importance sur son

âme. Et si nous comparons la première impression de la description de la nature de

Chateaubriand et Stendhal, autant le premier décrit la nature d’une touche picturale, autant le

second donne une touche musicale. Dans les œuvres intimes de Stendhal, ce sentiment est fort

explicite ;

<< J’ai recherché avec une sensibilité exquise la vue des beaux paysages : c’est pour cela

uniquement que j’ai voyagé. Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon

âme>>1.

Le premier voyage en Italie de Stendhal est important parce qu’il lui donne ce sentiment

de bonheur parfait face à la nature :

<< A Rolle, ce me semble, arrivé de bonne heure, ivre de bonheur de la lecture de La

Nouvelle Héloïse et de l’idée d’aller passer à Vevey, prenant peut-être Rolle pour Vevey,

j’entendis tout à coup sonner en grande volée la cloche majestueuse d’une église située dans

la colline à un quart de lieue au-dessus de Rolle ou de Nyon, j’y montai. Je voyais ce beau lac

s’étendre sous mes yeux, le son de la cloche était une ravissante musique qui accompagnait

mes idées et leur donnait une physionomie sublime. Là, ce me semble, a été mon approche la

plus voisine du bonheur parfait >>2.

La contemplation des beaux paysages lui procure le sentiment de la parfaite osmose avec

la nature et du bonheur de se sentir en paix avec lui –même et avec son environnement. Cette

nature se trouve également sa place dans l’univers romanesque de Stendhal. Le lac de Côme

1 Vie de Henry Brulard, p.542. 2Ibid., p. 413.

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où Fabrice se laisse aller à la rêverie en est un excellent exemple. En ce qui concerne Julien, il

est surtout perçu dans les bois, le sommet d’une colline, mais le sentiment de plénitude que

les héros stendhaliens éprouvent est pareil.

D’ailleurs, cette approche de la nature est illustrée comme une qualité distinguant

l’aristocratie de l’âme et la bourgeoisie matérialiste dans le Rouge et le Noir. Par exemple, M.

de Rênal parle de ses arbres uniquement par rapport aux revenus sans s’émouvoir de la beauté

de la nature :

<< J’aime l’ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de l’ombre, et je ne conçois pas

qu’un arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme l’utile noyer, il ne rapporte

pas de revenu>>1.

Or pour Stendhal, la montagne, les bois sont « intimement liés à ses rêveries d’amour

tendre et dévoué »2.

De même, l’extrême sensibilité de Chateaubriand s’accorde bien avec la nature et avec

son art. La nature ne peut pourtant pas suffire elle –même aux hommes, Chateaubriand

évoque le sixième sens qu’on éprouve face aux beaux-arts :

<<ce sixième sens où les cinq autres viennent se confondre, le sens des beaux-arts ? les

arts nous rapprochent de la divinité ; ils nous font entrevoir une perfection au dessus de la

nature, et qui n’existe que dans notre intelligence >>3.

Chez lui, la nature est revêtue d’une image spirituelle. La nature est alors sublime mais

elle acquiert la vraie importance lorsqu’elle suscite le sentiment religieux :

<<C’est ici la sainte montagne, le sommet élevé d’où l’on entend les derniers bruits de la

terre et les premiers concerts du ciel >>4.

Si leur appréciation de la nature les rend capable d’accéder au sublime, René et Julien

ressentent également ce sentiment du sublime dans l’amitié et l’amour. Chateaubriand illustre

1 Le Rouge et le Noir, p. 224. 2 Vie de Henry Brulard, p. 403. 3 Les Natchez, p. 272. 4 René, p. 142.

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l’amitié entre René et Outougamiz, le frère de Céluta comme le sentiment sublime des

hommes dans les Natchez :

<< Le sauvage ne songeait point à lui : il avait encore quelque reste de maïs, il le

réservait pour René. Outougamiz ne faisait qu’obéir à un instinct sublime, et les plus belles

actions n’étaient chez lui que l’accomplissement des facultés de sa vie. Comme un charmant

olivier nourri parmi les ruisseaux et les ombrages, laisse tomber, sans s’en apercevoir, au gré

des brises, ses fruits mûrs sur les gazons fleuris ; ainsi l’enfant des forêts américaines semait,

au souffle de l’amitié, ses vertus sur la terre, sans se douter des merveilleux présents qu’il

faisait aux hommes >>1.

L’amitié qu’Outougamiz témoigne à René, est une preuve de fraternité chez

Chateaubriand. L’allusion à l’olivier impliquant l’influence biblique de l’auteur, l’amour pour

le prochain s’y révèle comme l’ultime vertu dans l’éthique chrétienne.

Chez Chateaubriand, la présence d’un ami se manifeste surtout dans l’adversité où l’on

peut « rendre le coup moins rude par toutes les précautions de l’amitié »2. Cette amitié

capable de sacrifice et de dévouement se trouve également chez Stendhal : Julien jouit d’une

amitié sans faille auprès de Fouqué. Fouqué et Outougamiz ont le même comportement de

soutien et d’accompagnement jusqu’à la mort de leur ami.

Ils découvrent chez leurs amis un aspect du caractère qui leur fait défaut. Outougamiz et

Fouqué incarnent la joie de vivre, le contentement social, ils complètent le vide de la vie de

René et Julien en ce sens qu’ils montrent aux héros une autre vie qu’ils pourraient vivre si leur

caractère était différent. Le constat de René en regardant la joie simple de son ami lui rendant

un service et la réflexion de Julien suite aux propositions de Fouqué à la montagne et à la

prison montrent qu’ils regrettent un tant soit peu d’être comme ils sont. Fouqué et

Outougamiz parcourent un chemin que René et Julien n’ont pas suivi comme cela est évoqué

dans la poésie de Frost.

Au même titre que l’amitié, l’amour appartient à un domaine où le sublime peut

s’épanouir, atteindre des sommets. Les amours de Céluta pour René et celui de Mme de Rênal

1 Les Natchez, p. 352-353. 2 Ibid., p. 435.

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pour Julien en sont des exemples. Or l’amitié et l’amour ne se définissent pas de la même

manière. Les amours de René et Julien sont tumultueuses alors que leurs amitiés suivent

plutôt un cours tranquille.

La nature et l’amitié n’ont pas d’obstacles pour atteindre au sublime sinon l’incapacité

d’exprimer l’émotion1 tandis que l’amour s’affirme dans la difficulté chez Chateaubriand et

Stendhal.

L’amour ne se trouve pas à portée de main de René et Julien. D’abord, René poursuit des

chimères. Les temps où il tombe amoureux et celui où il prend conscience de son amour ne

concordent pas dans la réalité ; Il n’est conscient de l’amour de sa sœur que lorsqu’elle est

clôturée dans un couvent et c’est au moment de la séparation qu’il éprouve de la tendresse

pour sa femme :

<< René se rendit ensuite auprès de sa femme ; (…) ; Il serra la mère et la fille contre son

cœur avec un attendrissement qui ne lui était pas ordinaire : reverrait-il jamais Céluta ?

quand et dans quelles circonstances la reverrait-il ? Rien n’était plus déchirant à contempler

que ce bonheur de Céluta : elle en avait si peu joui et elle semblait le goûter au moment d’une

séparation qui pouvait être éternelle !>>2

René ne peut pas jouir pleinement de l’amour quand sa sœur ou sa femme se trouve avec

lui. Son caractère mélancolique suppose une distance et l’incertitude entre lui et sa partenaire

afin qu’il puisse se complaire dans la nostalgie. Enfin, c’est l’amour triste ou le sentiment

perte qui lui permet de savourer sa relation amoureuse.

Ce besoin de la distance pour mesurer l’amour a la même importance chez Julien. Pour ce

dernier, cette distance est à la fois temporelle et géographique. Il a fallu qu’il soit à Paris pour

1 Chez Chateaubriand, sa recherche du sublime s’accompagne du style sublime ; par exemple, le langage est impuissant à exprimer une émotion trop vive, une beauté trop parfaite. Lorsque Chateaubriand décrit le Mississippi dans Atala, il conclut par ces mots : « Il se passe de telles choses aux yeux, que j’essayerais en vain de les décrire à ceux qui n’ont point parcouru ces champs primitifs de la nature ». (Atala, p. 35) Dans un autre style, Stendhal énonce la même difficulté qu’il rencontre lorsqu’il veut exprimer son sentiment sublime. A l’occasion de son voyage aux Echelles, il relate : « Tout fut sensations exquises et poignantes de bonheur dans ce voyage, sur le quel je pourrais écrire vingt pages de superlatifs. La difficulté, le regret profond de mal peindre et de gâter ainsi un souvenir céleste où le sujet surpasse trop le disant me donne une véritable peine au lieu du plaisir d’écrire». (Vie de Henry Brulard, p.144) 2 Les Natchez, p. 435.

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apprécier la sincérité de l’amour de Mme de Rênal et qu’il soit en prison pour sonder son

amour pour elle. Sa relation amoureuse avec Mathilde avait besoin de continuels imprévus

pour ne pas tomber dans l’ennui. De même c’est quand Julien était incertain de l’amour de

Mathilde, qu’il devenait le plus amoureux d’elle.

Pourtant les amours de René et Julien sont trop souvent contrariés, fugaces, si brefs dans

les moments de félicité. De ce fait, ils atteignent difficilement au sublime que l’amour

pourrait leur procurer. C’est à travers les comportements dévoués et courageux des héroïnes

que l’amour manifeste toute sa puissance et sa capacité chez Chateaubriand et Stendhal.

Amélie et Céluta illustrent l’amour sacrifié et la mort de Mme de Rênal est une sublimation

de l’amour chez Stendhal.

Le sublime est donc un sentiment que René et Julien tiennent à atteindre par l’ambition et

par lequel ils espèrent finalement échapper à l’état d’ennui et sortir de la morosité de

mélancolie.

Avant de terminer cette partie, nous aimerions donner un aperçu du passe temps qui

s’avérait efficace pour tromper l’ennui de Stendhal. Pour contrecarrer l’ennui, Stendhal

invente une chose à laquelle Chateaubriand n’a pas pensé. Il s’agit de la chronique.

Rappelons-nous que le sous-titre du Rouge et le Noir s’intitule «chronique de 1830 ». Il est

également auteur des Chroniques italiennes où il décrit l’Italie du XVI° siècle par des

voyages dans l’espace et dans le temps. Il part à la recherche du cœur humain, région

inconnue qui apporte plus de merveilles que les voyages lointains.

Comme l’explique Maurice Bardèche, il veut montrer « la nature humaine sans masque »1

et ses récits sont souvent accompagnés de la violence et de la tragédie. Il « veut être

étonné »2 :

<< Stendhal aime le fait-divers pour lui-même, il est collectionneur de fait-divers, c’est

son herbier, c’est son fichier sur la nature humaine. (…) La curiosité humaine de Stendhal

s’oriente. Lui qui s’intéressait à tout, qui recueillait sans distinction, semblait-il, les

1 Maurice Bardèche, op.cit., p. 336. 2 Idem.

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spécimens de toutes les variétés humaines, c’est ici une flore spéciale qui le passionne. Il se

met à aimer les êtres humains plus vigoureux, plus passionnés, plus intempérants que le reste

de l’espèce, il recherchera les anatomies morales où tout parle de force, où la musculature

est en saillie comme dans la sculpture de Michel Ange, il se met à aimer les monstres >>1.

Cette monstruosité que Stendhal n’a pas pu développer dans ses romans se manifeste dans

le roman fantastique, le genre dans lequel son ami Mérimée excelle. Et Hugo fait entrer le

grotesque dans le roman après une polémique avec des anciens à propos du sublime et du

grotesque.

Héros romantiques et auteurs modernes

On peut dire que le XIX° siècle fut un grand siècle où le roman prend son plein essor. Le

roman avec son mode de récit permet aux écrivains de représenter la société, son rapport avec

l’individu, de développer les caractères et les évolutions des passions. Ce mode de récit

correspond bien au changement d’époque où les mutations économiques et sociales annoncent

le monde moderne.

Dans ce contexte historique, René et le Rouge et le Noir occupent une place

particulièrement importante. Etant publié en 1802, René fut une œuvre qui annonce le

romantisme comme nous l’avons déjà précisé dans une partie précédente. De même René fut,

par excellence, un héros romantique.

En revanche, le Rouge et le Noir se trouve à mi-chemin vers le réalisme. A partir de 1830,

date de parution de l’œuvre, le roman réaliste fait son apparition en même temps que les récits

autobiographiques des romantiques.

Le rapport entre l’écriture et la réalité devient dès lors fort actuel. Le roman est un genre

par excellence pour décrire la réalité et la vie humaine. E. Auerbach l’a analysé ainsi :

<<Lorsque Stendhal et Balzac prirent des individus quelconques de la vie quotidienne, saisis

dans la contingence des événements historiques, pour en faire les objets d’une représentation

1 Ibid., p. 322.

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sérieuse, problématique et même tragique, ils rompirent avec la règle classique de la

distinction des niveaux stylistiques selon laquelle la réalité quotidienne et pratique ne pouvait

trouver place, en littérature, que dans le cadre d’un style bas ou intermédiaire, c’est-à-dire

d’un divertissement soit grotesquement comique, soit plaisant, léger, élégant et bigarré. Ils

achevèrent ainsi une évolution qui se préparait depuis longtemps (depuis le roman de mœurs

et la comédie larmoyante du XVIII°siècle, plus nettement encore depuis le Sturm und Drang

et le préromantisme) et frayèrent la voie au réalisme moderne qui se développa après eux en

formes toujours plus riches, correspondant à la réalité constamment changeante et en

expansion de la vie moderne>>1.

Le contexte historique est différent mais Stendhal montre bien le réalisme et ceci dans la

continuité de Chateaubriand du moins du point de vue de la continuité historique comme l’a

mentionné ci-dessus E. Auerbach dans Mimesis.

Chateaubriand et Stendhal ont un point commun qui vient d’abord de la présentation de

leur héros romantiques tels que René et Julien. Ces héros sont romantiques par le fait qu’ils

sont solitaires dans le monde, révoltés contre la société. Ils rencontrent le conflit entre les

désirs de l’individu et les lois de la société. La nature et la religion leur apportent une certaine

paix mais ils sont mélancoliques.

Ils sont romantiques mais aussi modernes parce qu’ils représentent les jeunes, pas

seulement des jeunes de leur génération respective, mais aussi les jeunes d’aujourd’hui à

travers leur révolte intérieure et individuelle dans la famille et la société. Cela aide les jeunes

à expliquer leur crise d’identité.

A ce sujet, René et Julien se ressemblent davantage que l’auteur du Rouge et le Noir

l’aurait voulu. Michel Raimond disait que <<le progrès du roman vers la vérité se fera grâce

à l’examen plus attentif de deux réalités opposées : le moi et les mœurs du temps>>2. René et

le Rouge et le Noir présentent respectivement une œuvre soulignant le moi du héros. Les

auteurs le montrent chacun à sa manière mais il est indéniable qu’ils s’intéressent d’abord et

avant tout aux idées directrices de leur héros. Chateaubriand laisse un peu flou ce qui ne

concerne pas directement René alors que Stendhal essaye d’analyser les mœurs de son temps

1 E. Auerbach, op.cit., pp. 549-550. 2 Michel Raimond, op.cit., p. 45.

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avec le regard d’un historien en accumulant les petits faits vrais. Si Stendhal dépeint par son

ouvrage une histoire de son temps, Chateaubriand se rapproche plutôt des historiens des

temps anciens :

<<par sa nature et cet appel à la distance, il était voué à devenir historien des époques

lointaines. Car l’histoire faite d’un passé qui prend la constance du présent offre cette réalité

trouble et embuée, cette confusion des temps, ce jeu d’échos infinis dont il avait besoin pour

se trouver à l’aise, de sorte que ses meilleures œuvres sont celles qui se rattachent le plus

directement à l’histoire >>1.

Cette façon de concourir à l’histoire est différente de la manière utilisée plus tard par

Balzac. Pour celui-ci, le réel existait objectivement et il voulait en rendre compte d’une façon

ordonnée.

En second lieu, René et le Rouge et le Noir font partie des romans d’apprentissage. Michel

Raimond définit le roman d’apprentissage comme suit :

<<Le caractère du héros n’est pas fixé une fois pour toutes, le romancier introduit le temps à

l’intérieur de l’homme et il raconte l’histoire d’une destinée qui se construit peu à peu au

contact des choses et qui est constamment en rapport avec le devenir du monde >>2.

Cette définition peut aisément s’adapter aux cas de René et de Julien Sorel : René ainsi

que Julien suivent en fait une formation de la vie pour devenir des hommes. L’éducation de

René se fait essentiellement par le voyage et celle de Julien par les femmes notamment par

Mme de Rênal. Ni René, ni Julien ne seraient nés sans le fond historique de leur époque

intervenant dans leur histoire personnelle. Leur destinée est en rapport continuel avec le

monde où ils vont évoluer.

L’importance que les auteurs ont accordée à l’Histoire montre leur point de vue moderne.

Leur capacité à créer des personnages tel René et Julien, romanesques, romantiques dépassant

la limite du temps, illustre le génie de la modernité des auteurs.

1 Maurice Regard, op.cit., p.XXI. 2 Michel Raimond, op. cit., p. 83.

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Pour terminer nous venons d’analyser la relation des auteurs et de leur héros avec

l’ambition. Egalement nous avons constaté l’opposition de style chez les deux auteurs ; René,

par sa forme et ses thèmes, s’identifie au roman romantique ; pour la forme, c’est une œuvre

confidentielle s’exprimant à la première personne et riche en description d’états d’âme. Pour

les thèmes, c’est une œuvre qui parle de la douleur de vivre, de l’obsession du temps qui

passe, des tourments de l’amour, de la passion, et de l’insatisfaction qu’engendre la réalité.

René et Julien, tels les héros romantiques, sont épris d’idéal, de sublime et essayent

souvent d’apaiser leur soif d’absolu à travers un repli dans une nostalgie douloureuse.

Si on peut parler de Julien comme d’un héros romantique dans ce sens, le Rouge et le Noir,

prend pourtant le contrepied du roman romantique : Pour Stendhal, il s’agit de rendre compte

d’une situation sociale et politique précise, celle de la Restauration, et de dévoiler les étapes

d’une ascension sociale. De ce fait, l’œuvre du Rouge et le Noir s’identifie plutôt au roman

réaliste, surtout par le choix d’une écriture nouvelle ; l’écriture devient procès-verbal et

l’analyse des passions s’y révèle objective. En particulier, le souci de sobriété et l’importance

des petits faits vrais l’emportent sur l’effusion lyrique, c’est à dire sur un style à la

Chateaubriand.

Dans la Nuit de l’oracle, Paul Auster nous fait part de son opinion sur le travail de

l’écrivain : « Nous savons certaines choses avant qu’elles ne se produisent, même si nous

n’en avons pas conscience. Nous vivons dans le présent, mais l’avenir est en nous à tout

moment. Peut-être est-ce pour cela qu’on écrit. Pas pour rapporter des événements du passé,

mais pour en provoquer dans l’avenir ».

Dans une telle citation d’un auteur américain moderne, Chateaubriand et Stendhal

transmettent un écho des rapports troubles entre la vie et les vocables, la réalité et la fiction, le

présent et le passé qui introduisent l’avenir.

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Conclusion

Chateaubriand et Stendhal font partie de grands auteurs qui savent capter des moments

d’exception de la vie : ils sont capables d’imaginer des histoires, puis les relater et les mettre

bout à bout, donnant ainsi à leur parcours littéraire une singulière cohérence.

De différentes manières, ils sont capables de tenir en haleine leur lecteur comme s’il était

interlocuteur. Ce sont aussi des auteurs pouvant transmettre leur passion, provoquer une

vocation et attirer de nombreux lecteurs.

Ainsi, René et Julien Sorel deviennent-ils, chacun à sa manière, un personnage romantique

type rendant capable d’imaginer une vie, dont le lecteur ressort bouleversé. Nous avons

essayé tout au long de cette présente thèse, d’analyser la vie respective de ces héros à travers

leur environnement, à travers leurs sentiments amoureux, religieux. Nous avons notamment

mis l’accent sur deux états l’ambition et la mélancolie.

Nous avons constaté que l’ambition tient une place essentielle dans la vie de René et de

Julien. Elle motive leur vie, entraîne leurs objectifs. Elle fait vivre ou sombrer dans la

mélancolie par le dépit, la déception. Dans René et le Rouge et le Noir l’ambition et la

mélancolie constituent les deux pôles agissant dans la vie des héros à la manière d’une

balance. On peut dire, à travers le destin des héros, que ces deux vecteurs peuvent entraver

leur bonheur notamment si l’ambition n’est pas maîtrisé, si l’on n’arrive pas à vérifier le sens

de l’ambition et sa destination finale dans la vie.

René, déçu par la société, ne cherche pas à se battre pour son ambition. Abandonnant vite

l’objectif de son ambition, il préfère pleurer cette perte, préserver l’image dépérie de son

ambition d’antan. Ainsi sa mélancolie devient-elle finalement l’objet de ses désirs et c’est

dans le chagrin qu’il trouve la joie et la plénitude.

Julien Sorel place son ambition au plus haut, essaye désespérément d’arriver au sommet,

et une fois arrivé, retombe tel Sisyphe, pour remonter. C’est un homme qui se trouve « en

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désaccord avec son désir »1. Finalement l’ambition de Julien tout comme celle de René a

pour objectif d’atteindre l’impossible, d’accéder à des régions inconnues.

René représente, par sa façon d’être, le héros romantique du début du XIX° siècle. Julien

incarne le nouvel héros romantique sous la Restauration.

René annonçait une nouvelle ère du mouvement artistique. Les jeunes déstabilisés par la

Révolution recherchaient un ailleurs et une consolation dans la foi. Ils ont connu la gloire, la

fin de l’Ancien Régime. La solitude et l’exil sont devenus leur quotidien. Ils sont vaincus et

désespérés ; d’où le romantisme de René, tourné vers le passé, manifestant des difficultés

pour s’adapter à la société moderne.

Comme la littérature reflète la société et la mémoire collective d’une époque, nous nous

sommes également intéressés à l’Histoire, surtout à la Révolution française qui a une

influence importante chez Chateaubriand et Stendhal.

Les jeunes de la Restauration étaient tout aussi désenchantés ; La société libérale

accueillie avec enthousiasme, révélait ses contradictions, son impuissance à gérer la crise

économique de 1827. Les jeunes bourgeois sont attirés par le passé glorieux de Napoléon, la

politique républicain, socialiste et le renouveau de la religion catholique.

Dans ces circonstances, Julien Sorel, par un nouvel aspect plébéien, est un héros

romantique bourgeois contrairement à René qui incarnait le héros romantique royaliste,

catholique.

René et Julien illustrent, chacun à leur manière, le type des jeunes de l’époque où la

sensibilité et l’expérience des auteurs se rencontrent. Ils sont jeunes et ils représentent une

génération. Dans le mouvement littéraire, ils incarnent tour à tour le héros romantique et le

héros problématique (Julien Sorel selon Goldmann) ; Ils se penchent beaucoup sur leur propre

personne. Ils ont une prédilection pour la solitude et la nature. Ils ont une relation difficile

avec leur père respectif. Ils ont connus tous les deux des amours tumultueuses. La religion et

la politique jouent également un rôle important dans chaque œuvre. L’introspection des héros

y tient une place prépondérante, elle ouvre le chemin vers l’étude autobiographique.

1 J. Starobinski, op.cit., p. 280.

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D’ailleurs, dans le Salon de 1846, Baudelaire a écrit : « Qui dit romantisme dit art

moderne, c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par

tous les moyens propres à l’art ». Désormais, les thèmes du romantisme sont affirmés et

constituent même l’art moderne. Un autre aspect essentiel du romantisme, c’est qu’il véhicule

la mythologie notamment par le rêve, le progrès, ou encore Œdipe rencontrant Narcisse

comme nous avons eu l’occasion de le constater dans cette étude.

« Etre Chateaubriand ou rien », C’était la devise de Hugo. Selon P. Moreau,

Chateaubriand a fondé une école de Chateaubriand par son influence sur les générations

futures. Nous citons :

<< Une école de Chateaubriand, et qui n’est ni la classique ni la romantique. Nodier, en

1821, le range à côté de Dante, de Shakespeare, de Schiller, parmi ces « grands écrivains

modernes dont les beautés sont classiques chez les classiques et les romantiques » >>1.

De son côté, Maurice Levaillant explique dialectiquement le véritable Chateaubriand ;

« une âme instable parce qu’elle insatiable, il lui faut désirer tout bien désirable- ou plutôt

tout bien qu’illuminent les feux de son imagination : un pays lointain, une fonction, une

femme. Cette effervescence du désir, c’est le premier temps ; mais à peine atteint, l’objet de la

convoitise commence de se décolorer. Le dédain succède à l’amour, jusqu’au jour où le

regret, appuyé sur les magies transfiguratrices du souvenir, prête de nouveaux charmes à

l’objet dédaigné devenu, hélas ! inaccessible. Convoitise et regrets se mêlent ainsi dans un

enchantement mélancolique, source d’une poésie à laquelle l’art de Chateaubriand a toujours

su donner des accents irrésistibles. »2

Par conséquent, l’influence de Chateaubriand ne se limite pas à celle d’un préromantique,

elle est intemporelle par la valeur de l’écriture dont les idées et le style ont su susciter les

intérêts des lecteurs et avoir d’importantes répercussions comme le montrent ces beaux

témoignages.

1 P. Moreau, op.cit., p. 61. 2 M. Levaillant, op.cit., pp. 233-234.

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L’influence de Chateaubriand sur Stendhal est incontestable. Cette influence est positive

ou négative étant donné que Chateaubriand tient la place d’un modèle d’abord, ensuite d’un

contre-modèle. Mais il était toujours objet de comparaison pour Stendhal. Pour lui,

Chateaubriand a d’abord été un écrivain clairvoyant ayant participé à un tournant de l’Histoire

aussi bien politiquement qu’artistiquement.

Pourtant ce rupteur garantissant la Modernité de Chateaubriand a aussi provoqué le

rupteur stendhalien 1 . Il est dommage, comme l’a justement remarqué P. Berthier, que

Stendhal n’ait pu connaître les dernières œuvres de Chateaubriand, les Mémoires d’outre-

Tombe, la Vie de Rancé qui passent pour les plus modernes.

René et Julien sont des personnages à la personnalité compliquée. Ils l’ont montré maintes

fois par leur réaction face au destin. Comme le dit Dostoïevski, « tout homme est complexe et

profond comme la mer, surtout l’homme moderne et nerveux », René et Julien incarnent non

seulement le héros romantique mais aussi ils anticipent le héros moderne par leur complexité.

Nous avons débuté notre analyse à partir de l’idée que la mélancolie de René et de Julien

se fonde sur leur ambition amoureuse ou religieuse. Nous avons effectivement constaté

qu’être à la fois ambitieux et mélancolique constitue les états qui expliquent le mieux les

choix de René et Julien, ils convergent dans leurs personnes où ambition et mélancolie vont

ensemble.

Chateaubriand était profondément marqué par la fuite du temps, la mort qui conditionne le

destin des hommes. Ces impressions le conduisent à la mélancolie et au culte du souvenir. Les

souvenirs sont des extraits de vie, ils prouvent notre passage sur terre ; se souvenir, c’est par

des détails tangibles de notre vie, arracher quelque chose au Néant.

La mélancolie révèle, chez les premiers romantiques particulièrement, l’état d’âme

moderne parce qu’elle est liée au christianisme. Dans l’œuvre de Chateaubriand qui comporte

ce même mot, le Génie du Christianisme, il n’est donc pas étonnant qu’on trouve la

1 Ce terme de « l’écrivain rupteur » est de P. Barbéris, que P. Berthier emploie à son tour, pour désigner l’influence marquée d’un paradoxe de Chateaubriand à Stendhal.

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mélancolie partout. En fait tout l’amène à la mélancolie. La mélancolie de Chateaubriand

s’étend vers l’angoisse existentielle.

L’ambition chez Chateaubriand et Stendhal, nous semble-t-il, signifie également l’état

dans lequel leurs héros, René et Julien se trouvent : ils ont un sentiment de plénitude

contrairement à l’état de vide découlant du sentiment mélancolique. Les valeurs accordées à

ces notions nous permettent d’établir, de nouveau, un système d’opposition qui apparaît

comme ci-dessus :

L’opposition entre ambition et mélancolie chez les héros romantiques tels que René et

Julien forme par conséquent un couple complémentaire, le mouvement de flux et reflux, le

cercle plein et vide. C’est le cycle journalier, de la vie. Nous pensons aussi que ce contraste

coïncide avec celui du double de l’imaginaire et du réel dans la littérature romantique.

Ce contraste entre l’opposition et la complémentarité se trouve également dans la structure

symétrique chez Chateaubriand et Stendhal. Chateaubriand construit une double structure

Ambition mélancolie

Plein

Extérieur

Actif

Flux

Réel

Réalité

Société

Forme

Corps

Concret

Diurne

Matériel

Fermé

Temporel

vide

intérieur

passif

reflux

imaginaire

rêverie

nature

Fond

Ame

abstrait

nocturne

spirituel

ouvert

Eternel

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avec Atala et René. Le Rouge et le Noir de Stendhal est composé en deux parties qui ont le

même genre d’intrigue et répètent la même initiation du héros dans le monde.

En plus de la structure romanesque, les personnages se trouvent également sans cesse en

relation symétrique. René/Chactas, René/Outougamiz, René/ Amélie, René/Céluta,

Céluta/Amélie, Céluta/Mila chez Chateaubriand, Julien/Mme de Rênal, Julien/Mathilde, Mme

de Rênal/Mathilde chez Stendhal.

L’évolution du héros principal, René ainsi que Julien, nécessite le même processus de la

confrontation avec celui (celle) qui pourrait devenir (souhaiter) son double. La Sylphide dont

Chateaubriand fait l’objet de ses désirs peut être considérée comme telle, dans ce sens où il

fait une projection de son idéal. La recherche de vérité de Julien à travers les diverses

expériences sociales dénote également une quête d’identité du même genre.

La juxtaposition de ces personnages montre une architecture symétrique de la relation

d’abord de l’homme et de la femme, ensuite de deux personnes du même sexe.

Cette symétrie des personnages principaux, tantôt opposés, tantôt complémentaires forme

le processus d’une quête métaphysique des héros à travers l’amour, l’amitié et la religion.

L’évolution du personnage de René et de Julien manifeste le désir de se connaître, de

connaître ce moi qui appelle l’autre moitié perdue en vue de se sentir enfin complet.

La société signifie l’autre. Chateaubriand et Stendhal ont exprimé cette question du moi et

de l’autre sous le rapport de la tension, ils en cherchent ensuite l’apaisement dans une relation

gémellaire qui signifie par définition communication intestine, communion parfaite. Cette

symétrie de l’opposition et de la complémentarité ouvre également sur une quête

mythologique et une recherche d’ordre existentiel.

Néanmoins, il semble que leur essai ne connaît qu’un succès mitigé. Parce que l’harmonie

avec l’univers n’est pas possible sans accord temporel et spatial. Or René et Julien se trouvent

dans un monde de tribulations où ils pensent être victimes. Les révolutions de leurs époques

créent un fossé difficile à franchir pour ces héros, le sentiment de différence, d’être perdu et

délaissé. Ils ressentent le double décalage du temps et de l’espace, qui engendre le culte de la

solitude et la recherche de la nature.

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Si René et Julien cherchent tous les deux une sublimation verticale des passions (le

sommet de la montagne, du rocher…), leur figure salvatrice diffère : Chateaubriand recherche

la nature libre, originelle, l’état d’avant la corruption des hommes, le paradis perdu. En

revanche, Stendhal recherche un espace fermé comme la grotte, rempart entre l’intérieur et

l’extérieur ; Chez Chateaubriand, le salut vient avec l’image aquatique de Mila telle une Eve,

une Vénus qui sort de l’eau représentant en même temps la mort, la naissance et la

résurrection.

Chez Stendhal, nous pouvons trouver l’image aérienne de la liberté. Mais c’est surtout

l’image de Mme de Rênal, visitant la prison où se trouve Julien Sorel, qui incarne la

métaphore du sauveur. Mme de Rênal représente l’image maternelle, une figure de la sainte

mère qui accompagne les souffrances de son fils. La prison où se trouve Mme de Rênal

symbolise aussi l’espace des enveloppes fœtales, l’endroit originel, refuge sécurisant, là où

commence la vie.

A travers cette symétrie thématique et structurale de l’ambition et de la mélancolie de

René et de Julien Sorel, Chateaubriand et Stendhal donnent alors une double leçon, non sans

ironie, du romantisme, qui révèle à la fois l’individualisme et le relativisme.

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ETUDES ET ARTICLES

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Sève, Bernard, « Chateaubriand. La vanité du monde et la mélancolie », Romantisme, n° 23,

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Tabet, Emmanuelle, « Quelques aspects de la poésie de la mort dans les Mémoires d’outre-

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Grenoble, Recherches et Travaux, n. 21, 1981.

Crouzet, Michel, Stendhal et la politique, L'Arc, n. 88, numéro spécial Stendhal, Editions

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Del Litto, V., Textes et documents ; la source à découvrir d'un épisode de "Rouge et Noir ",

1991, vol., 33, no. 131, pp. 193-198.

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……………et Neaud, P.M, Stendhal chez Léon Blum, Stendhal Club, 1991, vol. 34,

no, 133, pp57-64.

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pp. 136-145.

Hamm, J.-J., Couples en situation de révolution dans les romans et récits de Stendhal,

1989, vol. 32, no, 126 ; pp 169-179.

Guyot, Alain, «Peindre» ou «décrire» ? Un dilemme de l’écrivain voyageur au XIX° siècle,

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Mariette, Catherine, Stendhal critique d’art ? Grenoble, Stendhal Club, 1997, n° 52,

pp. 75-80.

Pouillon, Jean, La création chez Stendhal, Temps Modernes, n. 69.

Stendhal, la politique et Histoire, Hommage à Gérald Rannaud, Recherches et Travaux,

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Stendhal, (n° spéciale), Paris, Europe, les éditeurs français réunis, (Europe, revue

Littéraire mensuelle, 1972, n. 519-521 )

Stendhal, Revue d'histoire littéraire de la France, n. 2 mars-avril, 1984.

Stendhal, Magazine littéraire, n° 234 et n° 430.

Le centenaire du "rouge et noir ", revue de Paris, Thibaudet, A., nov.-déc., 1930

Journée (1 ère ) du Stendhal- club, par Ernest Abravanel, Armand Caraccio, Richard N. Coe,

Massimo Clesanti... , Lausanne, éd. du Grand-chêne, 1965.

(coll. stendhalienne, 7)

Image de "soi" : autobiographie et autoportrait au XIX° siècle, Paris, C.D.U.- SEDES,

1987 "Romantisme "n.56.

Magazine littéraire, Les écrivains Voyageurs, de l’aventure à la quête de soi, Paris, n° 432.

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Articles sur Chateaubriand et Stendhal

Hamm, J.-J., Stendhal et Chateaubriand, Analyse d’une influence, in Stendhal et le

Romantisme, Aran, Le Grand Chène, 1984.

Le Yaouanc, M., Stendhal et les « Mémoires » de M. de Chateaubriand, Stendhal Club,

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Rannaud, G., Le Moi et l’Histoire chez Chateaubriand et Stendhal, Revue d’Histoire

littéraire de la France, octobre-décembre, 1975.

DISCOGRAPHIE ET FILMOGRAPHIE

Sur la vie et les œuvres de Chateaubriand

Le Crédit lyonnais a diffusé en 1964 des extraits des Mémoires d’outre-tombe enregistrés par

Pierre Fresnay, ainsi que la romance du Dernier Abencérage (« Combien j’ai douce

souvenance »)chantée par Suzanne Vayssaire.

Chateaubriand l’indompté, film vidéo de J. Pasquet, Presses universitaires de Rennes, 1998,

40 minutes.

Sur le Rouge et le Noir de Stendhal

Téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe, 1998. (Carole Bouquet, Kim Rossi Stuart, Judith

Godrèche)

Film de Pierre Cardinal, 1961. (Michline Presle, Marie Laforêt, Robert Etcheverry)

Film d’Autant-Lala Claude, 1954. (Gérard Philippe, Antoinella Luali, Darielle Darrieux )

Table de matières

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Introduction …………………………………………………………………...4 Choix de sujet ……………………………………………………………………….4 Définition ……………………………………………………………………………6 Structure ……………………………………………………………………………11 Problématique ……………………………………………………………………...13

La naissance de l’ambition et la mélancolie …………………….16 Chapitre 1 : les héros et leurs environnements ………………………...19 René et son contexte ……………………………………………………………19 L’itinéraire de René ………………………………………………………………...23 Rome et Grèce ……………………………………………………………………..24 Londres et Paris ……………………………………………………………………25 Sommet de l’Etna …………………………………………………………………..27 Le nouveau monde ……………………………………………………………….…28 Le monde sauvage et le monde civilisé …………………………………………….29

La société dans le Rouge et le Noir ………………………………………...33 Le contexte ………………………………………………………………………….33 Province ……………………………………………………………………………..35 Paris …………………………………………………………………………………38 Nature ……………………………………………………………………………….39 Politique ……………………………………………………………………………..40 Economie ……………………………………………………………………………46 Armée et clergé ……………………………………………………………………...50

Chapitre 2 : René et Julien face à la société ……………………………...53 Souffre-douleur …………………………………………………………………...53 Mal- aimé dans la famille ……………………………………………………………53 Le sentiment d’être incompris par la société ………………………………………...54

Quelque part ailleurs ………………………………………………….…………56 Fuite dans la nature et la mélancolie ……………………………………….………..56

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L’affrontement dans la société et la compagnie des hommes ……………….………59

Les héros romantiques et leurs désirs ………………………………63 Chapitre 3 : René et Julien ; type de héros romantiques …………….64 Quelques définitions du mouvement romantique littéraire ………………………….64 Chateaubriand ; précurseur du romantisme français ………………………………...71 Stendhal ; défenseur de Shakespeare contre Racine ………………………………....73 Chapitre 4 : René et Julien et leurs ambitions …………………………...75 Elan des ambitions des héros romantiques …………………………………...75 Objet de désir …………………………………………………………………………76 Désir de s’élever ……………………………………………………………………...77 La force de Julien ……………………………………………………………………..79 Le mythe de Napoléon …………………………………………………...…………...81 L’envol …………………………………………………………………...…………...82 Changement d’attitude …………………………………………………...…………...83 Désirs ardents des héros dans une société hostile …………..………………85 Analyse de la scène de l’envol de l’oiseau dans le Rouge et le Noir et René……….....85 Discours au tribunal ………………………………………………………………......90 Présomptueux ……………………………………………………………………...…..94

Ambition et amour chez René et Julien …………………………..…99 Chapitre 5 : René …………………………………………………………..…...101 René et l’évolution de son personnage ………………………………..……...101 René ………………………………………………………………………..……….101 René d’Atala ……………………………………………………………..………….102 René dans les Natchez ……………………………………………………………..….103 René et les femmes ………………………………………………………………..105

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Amélie, doux refuge ……………………………………………………………….....105 Jeunesse insouciante et mélancolique ………………………………………………...106 Sylphide, la nostalgie d’un amour parfait ………………………………………….....108 Céluta, reflet d’Amélie ……………………………………………………………......110 Le voile d’Amélie et de Céluta ……………………………………………….....111 Le tabou de l’inceste ………………………………………………………………….113 La sœur-mère cache le père-roi …………………………………………………….....115 Virginité ……………………………………………………………………………....117 Violence et sacrifice …………………………………………………………………..118

Chapitre 6 : Julien Sorel ………………………………………………………123 Julien et Mme de Rênal …………………………………………………………..123 Première rencontre ……………………………………………………………………123 Désir et devoir ………………………………………………………………………...126 La différence de classe ………………………………………………………………..128

Julien et Mathilde ………………………………………………………………….130 Désir médiatisé ………………………………………………………………………..130 Objet assimilé …………………………………………………………………………132 Objet à conquérir ……………………………………………………………………...133 Prélude du duel ………………………………………………………………………..135 Duel de l’orgueil ………………………………………………………………………136

Mathilde et Julien ………………………………………………………………….138 Imprévu ………………………………………………………………………………..138 Imitation ……………………………………………………………………………….143 Honneur et devoir ……………………………………………………………………...145 Alter ego ……………………………………………………………………………….147

Mme de Rênal, Mathilde de la Mole et Julien Sorel …………………………148 Amour et classe sociale ………………………………………………………………..148 Pygmalionnes ………………………………………………………………………….151 Sincérité ………………………………………………………………………………..152 Mélancolie amoureuse …………………………………………………………………153 Ambition et religion …………………………………………………………..161

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Chapitre 7 : Chateaubriand et la religion, sincère ou hypocrite ?.........165 Le flux et le reflux ………………………………………………………………….166 Essai sur les révolutions.……………………………………………………………….167 Génie du christianisme ………………………………………………………………...168 J’ai pleuré et j’ai cru …………………………………………………………………...169 La couleur de la religion de Chateaubriand ……………………………………………172

René, l’ouvrage qui se veut évangélique ………………………………………..175 La cloche rappelle des souvenirs religieux ……………………………………………..177 Le voyage de René ; pèlerinage d’un jeune novice …………………………………….179 L’idée de l’infini ………………………………………………………………………..180 Les missionnaires ……………………………………………………………………….182 Dualité dans les sentiments religieux de René …………………………………186 Raison et cœur …………………………………………………………………………..186 Religion face à l’humanisme ……………………………………………………………187 René, chrétien mélancolique ………………………………………………………...….189

Chapitre 8 : Stendhal et religion, hostilité ou sensibilité cachée ? ……...193 L’origine de ses sentiments d’anti-religion ………………………………………194 L’abbé Raillane, entre folie et phobie ……………………………………………………196 Fils de voltaire ……………………………………………………………………………202 Ambiguïté ………………………………………………………………………………..206 Le Rouge et le Noir …………………………………………………………………...209 Séminaire de Besançon …………………………………………………………………...210 Séminaire – prison ………………………………………………………………………..211 Congrégation ……………………………………………………………………………...214 Sentiment religieux d’un bourgeois ………………………………………………………217 Chapitre 9 : facteurs principaux de la nature commune de René et Julien Sorel ……………………………………………………………………………………221

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De l’extérieur ; la Révolution …………………………………………………….…221 Influences des idées de l’époque sur l’auteur pour le Génie du christianisme…………...224 Napoléon et le Concordat ………………………………………………………………...227 Alternative culturelle proposée dans le Génie du Christianisme ………………………..229 Attrait d’une vie monastique ……………………………………………………………..230 Préjugés contre les moines ……………………………………………………………….232 Le profil du bon curé au XIX° siècle …………………………………………………….233 La bourgeoisie et la religion ……………………………………………………………...235

Facteur intérieur ; la mélancolie ……………………………………………………237 Mélancolie de René et de Julien Sorel …………………………………………………...237 Rencontre avec Dieu d’un mélancolique ………………………………………………...238 René, malade de dépression saisonnière ? ……………………………………………….239 Comparaison de son de la cloche chez René et Julien …………………………………...242 L’ennui et la lourdeur du quotidien ……………………………………………………....243 L’évanouissement de Julien Sorel ………………………………………………………..244 Les larmes de René et Julien ……………………………………………………………..246

L’ambition et les auteurs ……………………………………………………..251 Chapitre 10 : les héros et les auteurs ………………………………………..…253 René et Chateaubriand …………………………………………………………...….253 René ; jumeau de François –René ……………………………………………………….253

Julien et Stendhal ………………………………………………………………….….255 Julien ; porte-parole de Stendhal ………………………………………………………....255 Auteurs et l’image du père ………………………………………………………...259 Père mal aimé …………………………………………………………………………..259

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Reniement du patronyme ………………………………………………………………260 Les dernières paroles de M. le comte de Chateaubriand ………………………….........264 Duel monétaire …………………………………………………………………………266

Le substitut du père ………………………………………………………………...267 René et le complexe d’Œdipe ………………………………………………………….269 Julien et le complexe oedipien ………………………………………………………...270 Narcissisme …………………………………………………………………………….272 Père-roi …………………………………………………………………………………276 Père –dieu terrible et mélancolique …………………………………………………….286 Les remords……………………………………………………………………………..290 Du fils au père ………………………………………………………………………….300

Chapitre 11 : l’ambition chez les auteurs ………………………………...…305 Désir de survivre à la mort …………………………………………………..……305 Résonance en provenance de l’outre-tombe …………………………………………...307 Ambition et mort ……………………………………………………………………….309 Le style - représentatif de la personnalité des auteurs ……………………..…316 La prose poétique de Chateaubriand …………………………………………………...317 Le réalisme subjectif …………………………………………………………………...320

Ambiguïté de la différence ……………………………………………………..…323 Influence de René sur Julien …………………………………………………………...323 Le sublime ……………………………………………………………………………...326 Héros romantiques et auteurs modernes ………………………………………………..332

Conclusion ………………………………………………………………...………336 Bibliographie ……………………………………………………………………..343 Table de matières ……………………………………………………………....357