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Guy Le Gaufey Que la psychanalyse n’est pas un idéalisme Il existe un jeu mystérieux de correspondances entre l'appel à fournir la raison et le retrait du sol natal.” Martin Heidegger Je commencerai ce propos par une brève citation de Jacques Lacan : L'objet du désir ne peut être conçu à la façon dont on nous enseigne qu’il n'est nul noème, nulle pensée de quelque chose qui ne soit tournée vers quelque chose. Seul point autour duquel peut retrouver l'idéalisme sa voie vers le réel. Extraites du séminaire sur L'angoisse (1963) ces deux phrases, par le point pivot qu'elles désignent, vont servir d'axe à la tentative ici amorcée de marquer la nécessité du concept de réel dans tout effort d'élaboration de la pratique psychanalytique. Il ne s'agit pas ici de chercher par quelle stratégie il peut être “démasqué”, ce réel, dans la cure, mais de marquer de quel prix se paye l'absence d'un tel concept dans toute théorie psychanalytique du sujet. Autrement dit, notre question n'est pas tant de montrer comment un sujet est en prise avec un réel que de saisir par quelles voies, par quelles démarches de pensée nous pouvons, de ce réel, dire quoi que ce soit qui trouve à s'illustrer dans l'expérience psychanalytique. Certes, à peine Lacan pose-t-il les trois termes de sa topique Imaginaire, Symbolique, Réel, qu'il précise sans détours ni hésitations : “Ce réel, nous n'avons pas d'autres moyens de l'appréhender que le symbolique”.Voilà donc écartée toute possibilité de connaissance immédiate d'un quelconque réel, soit la marée noire de l'obscurantisme. C'est une indication plus précise qu'il apporte dans le séminaire du 2 décembre 1964 : Le rapport du signifiant au sujet, en tant qu'il intéresse la fonction de la signification, passe par un référent, et le référent, ça Veut dire le réel. Voilà donc une piste qui va nous permettre un premier éclairage de ce concept de réel. En effet, quelques différences qui puissent être marquées entre le concept de signifiant chez Saussure et chez Lacan, un trait au moins reste commun : l'éviction du référent. C'est là le temps décisif de la démarche saussurienne qui dégage le signe de son référent, portant un dernier coup à la correspondance des mots et des choses telle qu'elle a pu régler des modes de pensée antérieurs. Reprenons à cet effet les termes même du Cours de Linguistique Générale : “Le signe linguistique unit, non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique”, soit, précise immédiatement Saussure, (termes que nous connaissons mieux) un signifié et un signifiant. Ainsi, l'acte même de fondation de la linguistique en tant que discipline scientifique repose sur un retranchement, un rejet de quelque chose appelé ici le référent. Cet acte inaugural pour une discipline est-il sans précédent ? La réponse à cette question suppose que nous accordions quelque attention à l'avènement de la science moderne, à la fondation de la physique classique par Galilée et Newton. Le point décisif en est la loi d'inertie ou loi de persévérance qui s'exprime ainsi : “Tout corps laissé à lui-même persévère dans son état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite à moins qu'il ne soit contraint, par des forces s'imprimant sur lui, à changer cet état.” “De quoi s'agit-il dans ce principe ?”demande Heidegger lorsqu’il tourne et retourne la question “Qu'est-ce qu'une chose ?” Le principe parle d'un corps, dit-il, “laissé à lui-même”. 0r il est bien évident que pareil corps n'existe absolument pas. Il ne peut jamais être rencontré dans aucune expérience. Et de mémoire de physicien justement, on n'a jamais vu un corps qui ne soit pas “affecté” par, justement, la loi générale de la gravitation. Pour en arriver à cette loi générale, Galilée, mais surtout Newton, ont dû créer ce concept tout à fait aberrant dans le cadre de la physique aristotélicienne d'un objet rigoureusement sans qualités, sans rapport avec aucun lieu d'où il tirerait sa nature. Et ici, peut- être, un bref rappel des linéaments de la physique d'Aristote permettra de mesurer la violence du renversement opéré par Galilée. Pour Aristote, donc, chaque corps appartient à un lieu qui lui confère des caractéristiques quant à sa mobilité ; ainsi le corps purement terrestre se meut vers le bas ; le corps purement igné se meut vers le haut. Pourquoi ? Eh bien parce que le terrestre a son lieu en bas et que le feu a son lieu en haut. Ainsi tout corps, selon son espèce, a son lieu vers lequel il tend d'un mouvement naturel. Et donc le type de mouvement et le lieu du corps sont déterminés par la nature de celui-ci. L'étrangeté, pour nous, aujourd'hui de telles propositions qui, jusqu'au xvi e siècle, furent reçues comme vérités indiscutables, nous donne en miroir la nature du coup de

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Guy Le Gaufey

Que la psychanalyse n’est pas un idéalisme

“Il existe un jeu mystérieux de correspondances entre l'appel à fournir la raison et le retrait du sol natal.”

Martin Heidegger

Je commencerai ce propos par une brève citation de Jacques Lacan :

L'objet du désir ne peut être conçu à la façon dont on nous enseigne qu’il n'est nul noème, nulle pensée de quelque chose qui ne soit tournée vers quelque chose. Seul point autour duquel peut retrouver l'idéalisme sa voie vers le réel.

Extraites du séminaire sur L'angoisse (1963) ces deux phrases, par le point pivot qu'elles

désignent, vont servir d'axe à la tentative ici amorcée de marquer la nécessité du concept de

réel dans tout effort d'élaboration de la pratique psychanalytique.

Il ne s'agit pas ici de chercher par quelle stratégie il peut être “démasqué”, ce réel, dans

la cure, mais de marquer de quel prix se paye l'absence d'un tel concept dans toute théorie

psychanalytique du sujet. Autrement dit, notre question n'est pas tant de montrer comment un

sujet est en prise avec un réel que de saisir par quelles voies, par quelles démarches de

pensée nous pouvons, de ce réel, dire quoi que ce soit qui trouve à s'illustrer dans l'expérience

psychanalytique.

Certes, à peine Lacan pose-t-il les trois termes de sa topique Imaginaire, Symbolique,

Réel, qu'il précise sans détours ni hésitations : “Ce réel, nous n'avons pas d'autres moyens de

l'appréhender que le symbolique”.Voilà donc écartée toute possibilité de connaissance

immédiate d'un quelconque réel, soit la marée noire de l'obscurantisme. C'est une indication

plus précise qu'il apporte dans le séminaire du 2 décembre 1964 :

Le rapport du signifiant au sujet, en tant qu'il intéresse la fonction de la signification, passe par un référent, et le référent, ça Veut dire le réel.

Voilà donc une piste qui va nous permettre un premier éclairage de ce concept de réel.

En effet, quelques différences qui puissent être marquées entre le concept de signifiant chez

Saussure et chez Lacan, un trait au moins reste commun : l'éviction du référent. C'est là le

temps décisif de la démarche saussurienne qui dégage le signe de son référent, portant un

dernier coup à la correspondance des mots et des choses telle qu'elle a pu régler des modes

de pensée antérieurs. Reprenons à cet effet les termes même du Cours de Linguistique

Générale : “Le signe linguistique unit, non une chose et un nom, mais un concept et une image

acoustique”, soit, précise immédiatement Saussure, (termes que nous connaissons mieux) un

signifié et un signifiant. Ainsi, l'acte même de fondation de la linguistique en tant que discipline

scientifique repose sur un retranchement, un rejet de quelque chose appelé ici le référent.

Cet acte inaugural pour une discipline est-il sans précédent ? La réponse à cette

question suppose que nous accordions quelque attention à l'avènement de la science moderne,

à la fondation de la physique classique par Galilée et Newton.

Le point décisif en est la loi d'inertie ou loi de persévérance qui s'exprime ainsi : “Tout

corps laissé à lui-même persévère dans son état de repos ou de mouvement uniforme en ligne

droite à moins qu'il ne soit contraint, par des forces s'imprimant sur lui, à changer cet état.”

“De quoi s'agit-il dans ce principe ?”demande Heidegger lorsqu’il tourne et retourne la

question “Qu'est-ce qu'une chose ?” Le principe parle d'un corps, dit-il, “laissé à lui-même”. 0r il

est bien évident que pareil corps n'existe absolument pas. Il ne peut jamais être rencontré dans

aucune expérience. Et de mémoire de physicien justement, on n'a jamais vu un corps qui ne

soit pas “affecté” par, justement, la loi générale de la gravitation.

Pour en arriver à cette loi générale, Galilée, mais surtout Newton, ont dû créer ce

concept tout à fait aberrant dans le cadre de la physique aristotélicienne d'un objet

rigoureusement sans qualités, sans rapport avec aucun lieu d'où il tirerait sa nature. Et ici, peut-

être, un bref rappel des linéaments de la physique d'Aristote permettra de mesurer la violence

du renversement opéré par Galilée.

Pour Aristote, donc, chaque corps appartient à un lieu qui lui confère des caractéristiques

quant à sa mobilité ; ainsi le corps purement terrestre se meut vers le bas ; le corps purement

igné se meut vers le haut. Pourquoi ? Eh bien parce que le terrestre a son lieu en bas et que le

feu a son lieu en haut. Ainsi tout corps, selon son espèce, a son lieu vers lequel il tend d'un

mouvement naturel. Et donc le type de mouvement et le lieu du corps sont déterminés par la

nature de celui-ci. L'étrangeté, pour nous, aujourd'hui de telles propositions qui, jusqu'au xvie

siècle, furent reçues comme vérités indiscutables, nous donne en miroir la nature du coup de

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force opéré par Galilée.

Mais plus que Galilée, c'est ici Newton qui nous intéresse ; d'une part c'est lui qui a le

premier mis véritablement en pratique le principe d'inertie, et c'est lui d'autre part qui en a tiré

une conséquence sur laquelle il nous faut insister. Car cette conséquence, ce n'est rien d'autre

que le fonctionnement du mathème dans la démarche scientifique, autrement dit la mise en

acte de ce qui avait été nommé par Descartes mathesis universalis, soit le monde en tant qu'il

serait intégralement calculable.

Dans cette optique, la substance du monde ne peut répondre à un calcul, à une

mathématique, que lorsqu'elle est débarrassée de toute propriété intrinsèque et se trouve par là

posée hors de toute expérimentation. Cette chose sans qualités, Galilée et Newton l'ex-scrivent

de la pensée en précisant qu'elle n'accèdera au paraître, c'est-à-dire à l'expérience, que prise

dans les filets de l'ordre mathématique qu'il s'agit pour eux dorénavant d'élaborer.

Ne sommes-nous pas là au plus près d'un réel en tant qu'il n'est abordable que par le

symbolique, ici dénommé “mathématique”, soit l'ensemble non clos des mathèmes qui se

soutiennent non de leur inscription dans le monde mais de leur architecture axiomatique ? C'est

là un point capital. Le mathème est en effet à lui-même son propre fondement, à charge pour

un sujet de l'amener au paraître dans un acte d'énonciation.

Ceci s'origine dans la théorie de la réminiscence développée par Platon dans le Menon

où, après avoir amené le serviteur de Menon à énoncer un savoir mathématique d'ailleurs

rudimentaire , Socrate dit :

Ainsi donc, chez celui qui ne sait pas, il existe, concernant telles choses qu'il se trouve ne pas savoir, des pensées vraies concernant ces choses-mêmes qu'il ne sait pas ?

Et plus loin

Mais n'est-ce pas sans avoir reçu de personne aucun enseignement mais plutôt en étant questionné que celui-là possédera des connaissances, ayant repris de son propre fond, la connaissance qu’il se donne lui-même.

Ainsi le mathème est présenté comme ce qui a son lieu non dans les choses mais dans

l'entendement:Matemata signifie en grec “ce qui peut être appris”, et non “ce qui pourrait être

pris”.

Donc, en physique comme en linguistique, une architecture symbolique ne devient

opérationnelle qu'aprés avoir effectué un rejet, un retranchement, qu'aprés avoir posé quelque

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chose comme absolument hors d'atteinte dans le cadre de la démarche entreprise ; ici, l'objet

laissé-à-lui-même ; là, le référent.

C'est arrivé à ce point où ne saisissons qu'une pure altérité entre l'architecture

symbolique, lieu du calcul, et l'opacité d'une substance soumise à des contraintes dont, a priori,

nous ignorons tout, c'est arrivé à ce point que l'on peut faire appel à celui qui a le plus

puissamment pensé cet univers de la mathesis universalis, le Kant de La critique de la raison

pure.

Nous trouvons là d'emblée de quoi illustrer notre propos puisque, pour pouvoir poser son

système des principes de l'entendement pur, Kant a dû lui aussi opérer un retranchement, à

savoir la “Chose en soi” (qui n'est pas le noumène). La “chose en soi”, la choséité de la chose,

est un concept absolument problématique qui n'est ni la vérité, ni l'erreur, ni l'opinion, et qui est

comme tel impensable dans le cadre du platonisme qui guide l'essentiel de la pensée

kantienne. La “chose en soi” n'accède à un minimum d'existence que de par son inéluctable

nécessité dans le système kantien, et c'est tout.

Elle est donc ce qu'il nous faut rajouter au référent de la linguistique saussurienne et à

“l’objet-laissé-à-lui-même” de la physique classique. Non certes qu'il s'agisse d'amalgamer des

concepts aussi différents ; je veux simplement marquer ici la place qui est la leur, celle du rebut,

du rejet, du retranchement à partir duquel la possibilité même de l'ordre symbolique peut

s'accomplir. Ces trois concepts sont rigoureusement para-doxaux : ils sont à coté de la doxa,

de l'opinion en tant qu'elle ouvre sur la recherche de la vérité. Et en tant que para-doxaux, ils

ont essentiellement fonction de limites.

Si Kant cependant nous est plus précieux que Newton ou Saussure, c'est en ce que,

retranchant comme eux du champ de l'expérience ce que nous avons appelé la “choséité de la

chose”, l'au-delà du mathématique, il en vient à esquisser une problématique du sujet où la

théorie psychanalytique est peut-être intéressée. Ce concept de sujet, il le cerne en deux

phrases extrêmement denses qu'il nous faut analyser :

Si je fais abstraction de la permanence (qui est une existence en tout temps), il ne me reste pour former le concept de la substance que la représentation logique du sujet, représentation que je crois réaliser en me représentant quelque chose qui peut seulement avoir lieu comme sujet, sans être un prédicat de quelque chose.

Mais non seulement je ne connais pas de conditions qui permettent à cette prérogative logique de venir en propre à quelque chose, mais il n'y a non plus rien d'autre chose à en faire, et l'on n’en saurait tirer la moindre conséquence, puisque par là n'est déterminé aucun objet de l'usage de ce concept, et qu'on ne sait donc pas du tout si ce concept

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signifie jamais quelque chose.

Se former le concept de sujet, autrement dit le concept de ce qui doit supporter un

ensemble de prédicats dont la seule contrainte est qu'ils soient non-contradictoires, ça, dit Kant,

c'est à la portée de mon entendement. Mais, ajoute-t-il aussitôt, lorsque j'ai produit ce concept

de sujet, me voilà bien avancé puisque je ne peux l'accrocher à aucun objet de l'expérience,

puisqu'il ne correspond à aucune intuition sensible. En quoi il peut conclure qu'on ne sait pas

du tout si ce concept signifie jamais quelque chose, puisque la signification d'un concept

dépend exclusivement de sa réalisation dans le cadre de l'expérience.

C'est de la même façon que Kant avait au préalable dénoncé le concept de “monde”

comme concept vide de sens car le “monde”, si je peux toujours m'en faire une idée, je ne peux

jamais l'appréhender comme tel dans aucune expérience.

Mais qu'est-ce donc qui oblitère toute signification du concept de sujet dans ce temps de

la démarche transcendantale en tant que critique de la transcendance. A devoir supporter les

prédicats, et rien d'autre, le sujet bascule du coté de cet x qu'est la “chose en soi”. Mais il ne

bascule vers cet inconnaissable que parce que les prédicats qu'il doit supporter sont, par

définition, non-contradictoires, qu’ils se tiennent-ensemble-dans-la-pensée.

C'est sur ce point que Freud, élaborant la théorie des névroses, fait basculer la pensée

kantienne qui lui fournit par ailleurs nombre de ses cadres théoriques. Il faut répéter ici qu'ouvrir

un champ d'expérience, comme l'a fait Freud, est un acte qui ne se réduit pas à une démarche

empirique ; c'est en posant, entre autres, les concepts d'inconscient, de pulsion et

d'identification que Freud a pu élaborer une problématique du sujet, problématique qui ne nous

est devenu lisible que par l'avancée de Lacan dans le champ freudien.

Le temps décisif de l'opération que nous cherchons ici à cerner, c'est précisément celui

où Freud abandonne la théorie traumatique des névroses. Tout se joue là, on l'a dit, autour de

la scène de l'Homme-aux-loups ; a-t-elle eu lieu, oui ou non, se demande Freud, comme il

s'était demandé auparavant si toutes les hystériques avaient été séduites par leur père ou par

un quelconque substitut.

Pour poser la question en termes kantiens, Freud en vient à se demander si ces scènes

traumatiques ont été oui ou non l'objet d'une expérience. 0n sait que Freud a toujours différé la

réponse directe à cette question, réglée seulement par le concept d'aprés-coup

(Nachträglichkeit), et tel qu'il apparaît déjà dans les lettres à Fliess.

0r quels sont schématiquement les deux temps de l'aprés-coup ? Une scène dite

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traumatique est perçue par le sujet dans un temps où il ne peut s'en donner nulle

représentation, et c'est seulement par la suite, ayant élaboré une autre position libidinale, qu'il

pourra faire accéder cette perception à la représentation. Mais à ce point précis, nous allons

revenir à Kant pour écouter ce qu'il dit lorsqu'il pose le deuxième principe des systèmes de

l'entendement pur, à savoir “Les anticipations de la perception”.

Les phénomènes comme objets de la perception ne sont pas des intuitions pures comme l'espace et le temps. Ils contiennent donc, outre l'intuition, les matériaux de quelque objet en général, c'est-à-dire le réel de la sensation, or comme la sensation n'est pas du tout en soi une représentation objective, et comme on ne trouve en elle ni l'intuition de l'espace, ni celle du temps, elle n'aura pas sans doute de grandeur extensive, mais elle aura pourtant une grandeur intensive, et en tant que correspondant à cette grandeur, tous les objets de la perception, dans la mesure où cette perception renferme de la sensation, doivent être affectés de grandeur intensive, c'est-à-dire avoir un degré d'influence sur les sens.

Ce qui est ici pointé par Kant sous le terme de grandeur intensive, n'est-ce point

précisément ces “quantités extérieures” que Freud, dans l’Esquisse place dans la Wirklichkeit,

ici en position de réel.

Mais là où il ne se contente pas de reprendre les données kantiennes et où il ouvre le

champ d'expérience du sujet qui manquait à Kant, c'est lorsqu'il prend en charge, sur le même

mode, les quantités intérieures dont on sait que c'est leur non-évacuation qui est au principe de

l'établissement de l'appareil psychique.

Leur non-évacuation, c'est ce que nous retrouvons quelques vingt ans plus tard dans la

Métapsychologie sous l'appellation de Drang, la poussée de la pulsion. Qu'elle ait été affirmée

comme constante par Freud, c'est là le type même de l'axiome qui permet une construction

théorique, mais au prix, encore une fois, d'avoir rejeté, retranché quelque chose qui est désigné

par l'enracinement biologique de ladite pulsion. Freud, qui affirme ce point, ne s'en soucie pas

plus qu'ailleurs dans son œuvre d'une éventuelle chimiothérapie des névroses. Tout ça, dit-il, ça

n'est pas mon terrain.

C’est ce point particulier de la théorie, la poussée constante de la pulsion, que nous

aimerions élever au niveau du principe d'inertie de la physique classique. Ce faisant, Freud

prend certes le contre-pied absolu de la loi d'entropie contenue dans le principe d'inertie, mais il

pose justement ce qu'il en est d'un réel qui n'est pas celui de la physique, seulement celui du

vivant. Et il le pose à sa place, c'est à dire en dehors de la théorie elle-même.

Ceci est si vrai que pour permettre un minimum de pensée sur ce qui est retranché,

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Freud produit à ce moment, comme articulation symbolique, un mythe : celui de la libido. En

tant que mythe, la libido désigne le réel du vivant. Et le mythe de la lamelle produit par Lacan

dans son article “Position de l'inconscient” n'a, lui non plus, pas d'autre sens. La libido, la

lamelle, c'est le réel en tant qu'il tracasse le vivant et le pose, par le fait du sexe, dans la

néguentropie.

La pulsion de mort a été l'inscription conceptuelle faite par Freud du réel du vivant en tant

qu'il doit être rejeté pour qu'on puisse accéder à une théorie de l'appareil psychique, mais en

tant aussi que cette théorie, pour être adéquate à son objet, ne peut pas ne pas porter en elle

la marque de ce rejet comme une négativité essentielle.

Peut-être pouvons nous maintenant reprendre les phrases de Lacan citées en

introduction :

L'objet du désir ne peut être conçu à la façon dont on nous enseigne qu'il n'est nul noème, nulle pensée de quelque chose, qui ne soit tournée vers quelque chose, seul point autour duquel peut retrouver l'idéalisme sa voie vers le réel.

En revenant ainsi à notre point de départ, qu'avons nous appris en chemin ?

D'abord que toute démarche scientifique pose dans ses fondements un rejet, un

retranchement de quelque chose, condition sine qua non de l'émergence d'une mathesis

universalis, d'une mathématique, d'un univers du calcul.

Ensuite que cette démarche, selon des modalités qu'il faudrait explorer plus finement, est

semblable à celle de Freud lorsqu'il élabore la notion de fantasme originaire et le concept de

pulsion. 0r, ces deux temps clefs de la théorie psychanalytique, ces deux temps où Freud,

disons, met le réel à sa place, sont justement ceux que Lacan nous a appris à relier par la

même écriture : (a), objet de la pulsion, <> a : écriture du fantasme.

En quoi dés lors l'objet (a) est-il ce qui nous garantit que la psychanalyse n'est pas un

songe et que, comme le rappelle Lacan dans son séminaire : Les concepts fondamentaux de la

psychanalyse :

aucune praxis plus que l'analyse n'est orientée vers ce qui, au cœur de l’expérience, est le noyau du réel.

L'objet (a) n'est pas le réel ; il est comme tel ectopique, il est cette lettre qui reste en

souffrance lors du procès de la symbolisation, ce lambeau du réel découpé par le signifiant et

par où s'inscrit la division du sujet, condition de son accession au symbolique. Tant et si bien

que nous voilà désormais bien loin de l'objet-laissé-à-lui-même et du référent, et du même coup

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de la psychanalyse comme science. Car le réel qu'elle doit rejeter pour dégager la catégorie du

symbolique ne se le tient pas pour dit : il insiste dans le vivant en tant qu'il est sexué, et il ex-

siste sous la forme de l'objet (a) pour l'homme en tant qu'il parle, en tant qu'il est cet être qui

met en œuvre le symbolique.

Si la théorie psychanalytique n'est pas un idéalisme, c'est en ce qu'elle excède le

langage de la représentation. Et elle l'excède dans la mesure où ce réel, qu'elle a dû rejeter

pour accéder à une efficacité symbolique, elle le prend en compte sous les formes, justement,

du non-représentable : (a). Non-représentable, faut-il encore préciser, dans le cadre de la

logique prédicative qui gouverne toute notre pensée ; d'où les efforts de Lacan depuis de

nombreuses années vers la topologie d'une part, vers une refonte de la logique des classes

d'autre part.

Peut-être est-il possible d'avancer pour conclure que si Freud, en posant le concept de

pulsion, a établi ce qu'il en est du réel du vivant, Lacan, en inscrivant cet objet (a) dans le

fantasme, a cerné pour nous ce qu'il en est du réel humain, cette Chose, das Ding, sur laquelle

est prélevé (a) quand le sujet, par le signifiant, advient là où c'était — le réel.

Congrés de l'École Freudienne, Rome — Novembre 1974, Lettres de l'E.F.P., n°16