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Cahier du « Monde » N o 21958 daté Samedi 22 août 2015 - Ne peut être vendu séparément Maylis de Kerangal : naissance d’un livre LE LABORATOIRE DE LA CRÉATION 7|7 Isolement, lectures choisies, secret sur l’œuvre en cours, et un gros carnet noir : l’auteure de « Réparer les vivants » a mis au point une stratégie très élaborée pour trouver la confiance nécessaire à l’écriture raphaëlle leyris P eu importent les prix littéraires, la reconnaissance publique et criti- que, les lettres de lecteurs, les tra- ductions à l’étranger… Même avec tout cela, il en faut, de la convic- tion, et une forme de culot, pour se dire écrivain. Et plus encore, peut-être, pour se penser comme tel seul face à sa table, sans se sentir écrasé par l’image de tous les auteurs ad- mirés qui vous ont précédé. A mesure qu’elle évoque ses habitudes de travail, qu’elle « dé- plie », comme elle le dit, ses rituels et ses mé- thodes, c’est comme si Maylis de Kerangal pre- nait conscience du rôle qu’ils jouent dans sa « mise en confiance », dans l’élan quotidien qui THIBAULT STIPAL POUR « LE MONDE » VICES ET VERTUS DES ANIMAUX LES BÊTES AUSSI ONT LE SENS DE L’HUMOUR PAGE 7 CHEFS-D’ŒUVRE EN PÉRIL À ISTANBUL, SAINTE- SOPHIE FRAGILISÉE PAGE 6 ÉTATS-UNIS LES LIBERTARIENS, MEILLEURS ENNEMIS DE L’ÉTAT PAGE 3 Les chemins qui condui- sent une œuvre du néant à la lumière sont extrême- ment mystérieux. Nous avons demandé à sept ar- tistes de nous faire entrer dans le laboratoire très in- time où se trame leur pro- cessus de création. Depuis les étapes les plus prosaï- ques jusqu’aux plus inspi- rées, ils nous racontent comment l’œuvre prend forme, quelles difficultés ils affrontent, et à quelles ressources ils font appel. Du néant à la lumière lui permet d’écrire : « Tout ça m’aide à me pen- ser comme écrivain, à me dire que je fais quel- que chose de sérieux », dit-elle avec un sourire. Le premier, et sans doute le plus important, de ces gages de « sérieux », c’est « la chambre ». A l’époque où elle y a installé son bureau, May- lis de Kerangal n’avait pas encore lu Une cham- bre à soi, ce recueil de textes dans lequel Virgi- nia Woolf explique, entre autres, que, pour pouvoir écrire, une femme doit disposer d’ar- gent et d’une pièce fermant à clé, où elle peut travailler sans être dérangée par les membres de sa famille. Née quatre-vingt-cinq ans après Woolf, en 1967, Maylis de Kerangal s’y est évi- demment « complètement retrouvée ». lire la suite pages 4-5 ÉTÉ 2015

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Page 1: 22 AGO Culture

Cahier du « Monde » No 21958 daté Samedi 22 août 2015 - Ne peut être vendu séparément

Maylis de Kerangal :naissance d’un livre

L E L A B O R A T O I R E D E L A C R É A T I O N 7 | 7

Isolement, lectures choisies, secretsur l’œuvre en cours, et un gros carnet

noir : l’auteure de « Réparer les vivants » a mis au point une stratégie très

élaborée pour trouver la confiance nécessaire à l’écriture

raphaëlle leyris

Peu importent les prix littéraires, lareconnaissance publique et criti-que, les lettres de lecteurs, les tra-ductions à l’étranger… Même avectout cela, il en faut, de la convic-tion, et une forme de culot, pour

se dire écrivain. Et plus encore, peut-être, pour se penser comme tel seul face à sa table, sans sesentir écrasé par l’image de tous les auteurs ad-mirés qui vous ont précédé. A mesure qu’elle évoque ses habitudes de travail, qu’elle « dé-plie », comme elle le dit, ses rituels et ses mé-thodes, c’est comme si Maylis de Kerangal pre-nait conscience du rôle qu’ils jouent dans sa « mise en confiance », dans l’élan quotidien qui

THIBAULT STIPAL POUR « LE MONDE »

VICES ET VERTUS DES ANIMAUX

LES BÊTES AUSSI ONTLE SENS DE L’HUMOUR

PAGE 7 →

CHEFS-D’ŒUVRE EN PÉRIL

À ISTANBUL, SAINTE-SOPHIE FRAGILISÉE

PAGE 6 →

ÉTATS-UNIS

LES LIBERTARIENS,MEILLEURS ENNEMIS DE L’ÉTAT

PAGE 3 →

Les chemins qui condui-sent une œuvre du néant à la lumière sont extrême-ment mystérieux. Nous avons demandé à sept ar-tistes de nous faire entrer dans le laboratoire très in-time où se trame leur pro-cessus de création. Depuis les étapes les plus prosaï-ques jusqu’aux plus inspi-rées, ils nous racontent comment l’œuvre prend forme, quelles difficultés ils affrontent, et à quelles ressources ils font appel.

Du néantà la lumière

lui permet d’écrire : « Tout ça m’aide à me pen-ser comme écrivain, à me dire que je fais quel-que chose de sérieux », dit-elle avec un sourire.

Le premier, et sans doute le plus important,de ces gages de « sérieux », c’est « la chambre ». A l’époque où elle y a installé son bureau, May-lis de Kerangal n’avait pas encore lu Une cham-bre à soi, ce recueil de textes dans lequel Virgi-nia Woolf explique, entre autres, que, pour pouvoir écrire, une femme doit disposer d’ar-gent et d’une pièce fermant à clé, où elle peut travailler sans être dérangée par les membres de sa famille. Née quatre-vingt-cinq ans aprèsWoolf, en 1967, Maylis de Kerangal s’y est évi-demment « complètement retrouvée ».

lire la suite pages 4-5

ÉTÉ2015

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2 | 0123Samedi 22 août 2015 | CULTURE & IDÉES |

« J’ai envie de prendrela réalité pour du cinéma »Palme d’or au Festival de Cannes, « Dheepan », de Jacques Audiard,

conte l’histoire d’un réfugié tamoul en France. Entretien avec son réalisateur avant la sortie du film en salles, le 26 août

J’ai pensé à ce que racontait Martin Scorsese sur la première projection publique de « Taxi Driver », à quel point l’exultation du public lors du massacre final l’avait effrayé.

Je ne suis pas à l’aise avec la violence. C’esttoujours dur de la mettre en scène. Il y a deux moments au cinéma où la violence est fausse : quand on tire à balles réelles, on nepeut pas remplacer l’acteur ; et l’amour… Mais je savais que le film en passerait par là, parce que tout ce qui avait été le hors-champdu personnage apparaîtrait à ce moment-là.

La violence physique extrême est récurrente dans vos films.

C’est curieux, hein ? Je suis troublé moi-même. Peut-être parce que je sais les efforts que cela va me demander. Il y a une dimen-sion masochiste. Je savais que cette violence m’attendait. Et c’était comme si tout dans le film, avant cette scène d’affrontement,devait la déjouer : l’histoire d’amour, la constitution de la famille…

Avez-vous eu des échos de critiques négatives qui lisaient votre film comme justement un film de « vigilante », de justicier justifié, à la Charles Bronson ?

Il y a toujours ce risque-là. Je suis prêt àl’accepter. J’ai envie de prendre la réalitépour du cinéma. On est toujours admira-tif des cinématographies qui, commel’américaine, s’emparent de l’histoireimmédiate pour trouver des formes derécits. Qu’est-ce qui va fabriquer du my-the dans ce qui nous entoure ? Je me senstrès libre avec ça.

Ce procès m’avait déjà été intenté aumoment d’Un prophète du fait de la situa-tion du personnage emprisonné. Mais jeconsidérais la prison comme un décordu film, d’ailleurs je l’avais fait construire. Si je m’étais mis dans une vraie prison,j’aurais été écrasé par le réalisme, lesdétails. Dans ce film-là, j’essaie d’utiliser des éléments de la réalité qui me semblentassez forts pour faire une histoire decinéma. Vous pouvez montrer une barre d’immeuble et en faire un fait de société.Moi, le fait de société, je m’en sers et je faisdes images avec… p

Vous disiez ne pas vous intéresser beau-coup à la dimension politique du film…

Si, elle est intéressante, mais c’est quelquechose qu’on a tendance à détacher du pro-cessus initial de création, qui pour moi estplus important.

Le parcours de Dheepan, le personnage, est inédit au cinéma. Comment défini-riez-vous cette singularité ?

Les sujets des films ont un parcours souter-rain et complexe. Ce qui était à l’origine unfilm de genre parcourt un chemin singulier, jusqu’à apparaître tel que vous le voyez. Entre-temps, le film est devenu un docu-mentaire informant sur certains aspects de la société : un foyer, une cité… A la fin, l’ori-gine du film réapparaît. Le sujet reptilien de Dheepan, c’était un remake des Chiens de paille de Sam Peckinpah, avec son héros seul face aux agresseurs. A un moment donné, je me suis aperçu que le thème du « vigilante » était pauvre, qu’il ne m’intéressait pas.

Qu’est-ce qui vous avait attiré en premier lieu dans ce thème ?

A la fin du tournage d’Un prophète, un amiassistant m’a raconté une histoire de fausse famille. Je suis parti là-dessus : du faux qui va devenir vrai, comment des gens qui ne se con-naissent pas, qui à la limite ne peuvent pas se supporter, découvrent la vie de famille. J’ai euenvie de faire ce film-là. Au départ, j’ai hésité, je voyais trop de rapports avec Un prophète.

Est-ce que vous avez eu le sentiment de vous retrouver à faire deux films en même temps, le remake des « Chiens de paille » et la comédie familiale ?

Trois, même ! C’était la complexité et l’inté-rêt de la chose. Il y a des scénarios clos, complets, construits. Celui-là, je le voulaisouvert, qu’il me laisse la possibilité de déve-lopper sur le tournage, avec les comédiens,des choses sur le vif de leur relation. J’aitrouvé ça passionnant, même si certains jours, ça fait peur. C’est génial de ne pas secomprendre. Il y a presque quelque chose de métaphorique sur cette tarte à la crème de ladirection d’acteurs. C’est une langue étran-gère que le metteur en scène doit apprendre.Pour les acteurs, c’est symétrique.

propos recueillis par thomas sotinel

Palme d’or à Cannes en mai,Dheepan, septième long-mé-trage en vingt ans de JacquesAudiard, sort le 26 août. Lehéros qui a donné son nom aufilm est un ancien combattant

des Tigres tamouls ayant fui le Sri Lanka avecune femme et une enfant qu’il fait passerpour son épouse et sa fille, dans l’espoir d’ob-tenir le statut de réfugié en France. Il finit pardécrocher un emploi de gardien dans une cité de la banlieue parisienne tombée sous lacoupe de trafiquants. La réaction de l’ancien guerrier tamoul face aux hors-la-loi français est violente. Une violence que certains criti-ques ont assimilée à celle des films améri-cains de « vigilante » – ces vengeurs indivi-duels, comme en incarnait Charles Bronson. Entretien avec le réalisateur.

Pourquoi ce film commence-t-il au Sri Lanka ?

J’avais envie que ça soit une épopée quiparte de loin. Que ce ne soit pas que du hors-champ, que ça existe. Il y a eu des versions du scénario qui commençaient directement à Paris. Ça m’a gêné. Je voulais que le récitforme un arc très long d’un endroit à un autre. On n’est pas très coutumier de l’épo-pée en France : en littérature et au cinéma, legenre a été très peu parcouru.

Et le Sri Lanka en particulier ?Je cherchais l’image d’un immigré venu

d’un territoire lointain, d’un enfer, sans rap-port avec la francophonie, avec la langue, avec l’ancien empire. Noé Debré, mon coscé-nariste, avec Thomas Bidegain, m’a parlé de ce conflit sri-lankais, et à vrai dire je n’enconnaissais rien. On a été très peu informéde ce désastre en France. Donc, c’était unefaçon de m’informer.

Ce qui vous intéressait était la dispropor-tion entre la catastrophe qui frappe ces gens, lorsque l’armée sri-lankaise enva-hit le réduit tamoul, et ce qu’ils trouvent en Europe ?

Oui bien sûr, qu’on vienne de ce qui estplus qu’un enfer pour arriver dans nos socié-tés de nantis et de repus…

Quelle est la part de la dimension politi-que dans l’écriture de cette épopée ?

On peut se demander ce que ça dit politi-quement, mais ça ne m’intéresse pas énor-mément. En revanche, il y a une dimensionpolitique dans la formulation d’un projetcomme celui-là dans le cinéma français. Pour Un prophète, nous avions dit auxfinanciers : voilà un film dans une prison, àl’intérieur de laquelle il n’y aura pas de visa-ges connus. Ils nous ont écouté plus oumoins patiemment et ont répondu : ça va coûter entre 11 et 15 millions d’euros. Dansce financement, il va y avoir des chaînes detélévision, et à un moment donné va seposer la question du prime time. J’ai l’im-pression que c’est à ce moment qu’inter-vient le politique.

« Dheepan » s’est-il heurté aux mêmes interrogations qu’« Un prophète » ?

C’était plus complexe, parce que j’allaisavoir affaire pendant le tournage à descomédiens qui ne parlaient pas ma langue.Quand on le formule comme ça, on se dit qu’on résoudra ce problème par la présenced’un interprète. Mais la question n’est paslà. La langue est un territoire complet qui contient l’expression des sentiments, desattitudes. L’ironie ne sera pas à l’endroit oùnous pensons la mettre. Même le rire. Com-ment rit-on en tamoul ? Souvent en se ca-chant un peu la bouche. C’est cette distancedont j’avais envie, mais dont je ne savais rien au départ. Et c’est ce qui m’a exalté.

Et ce qui fait éventuellement peur aux financiers ?

Mon film précédent [De rouille et d’os,2012] a eu une petite reconnaissance finan-cière. Ça vous donne… allez… un tiers dejoker, et les gens vous font confiance. Maisil ne faudra pas dépenser toute la bourse.La condition, c’était bien sûr de faire unpetit film.

La dimension documentaire du film est plus marquée que dans les précédents. Vous avez retranscrit des conversations à l’Office français de protection des réfu-giés et des apatrides (Ofpra) ?

J’ai fait une partie de ce travail-là. Mais jepense qu’il ne faut le faire qu’à un certain point, sinon on sombre dans des détails et Dieu n’est pas dans les détails. Une chose choquait les gens de l’Ofpra, qui sont admira-bles, très serviables : ils ne comprenaient paspourquoi le fonctionnaire qui reçoit Dhee-pan et sa famille était en costume-cravate. Je disais que je ne voulais pas qu’on soit dans l’accueil aimable, je voulais que la Républi-que française soit pétrifiante. On se heurte à ce genre de détails qui ne prennent pas dutout en compte la dramaturgie.

¶à voir

« dheepan »

film français de Jacques Audiard. Avec Antonythasan

Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine

Vinasithamby (1 h 54). En salles le 26 août.

YANN RABANIER POUR « LE MONDE »

Les Aborigènes ne seront pas privés de Vegemite

Canberra renonce à interdire cette pâte à tartinerdont certains se serventpour fabriquer de l’alcool

caroline taïx

Sydney, correspondance

Comment reconnaître un Aus-tralien ? Pas forcément à sonniveau en surf ou à son talentpour réussir les barbecues. En

revanche, un indice : leur goût pour la Vegemite. Les étrangers prennent sou-vent un air dégoûté en testant cette pâte brune, épaisse et salée, à base de levure de bière, consommée notamment sur des toasts au petit déjeuner. « C’est horrible ! », a même osé, en 2011, Barack Obama devant Julia Gillard, alors pre-mière ministre. Les Australiens, eux, s’en délectent et vantent son apport en vitamine B. La Vegemite a été lancée en 1923 pour compenser la pénurie de Marmite, sa cousine britannique. Depuis, le pot à l’étiquette jaune et rouge est devenu une icône en Australie.

Quand un ministre a qualifié, diman-che 9 août, la populaire pâte de « précur-seur de la misère », les Australiens ont donc été surpris. Dans des communau-tés reculées aborigènes où la vente d’alcool est interdite, certains achètent la Vegemite en grande quantité pour en faire de l’alcool de contrebande, a dénoncé le ministre des affaires indi-gènes, Nigel Scullion. Des enfants ont dû manquer l’école tellement ils avaient bu, a assuré le ministre dans le journal local Sunday Mail. L’alcool est fabriqué en grande quantité dans des baignoires, a affirmé le journal.

Commentaires amusésDans l’Etat du Queensland (nord-est),

une quinzaine de communautés sont concernées. Les Aborigènes (470 000 personnes sur 23 millions d’habitants en Australie) représentent la population la plus pauvre et la plus marginalisée du pays. Emploi, criminalité, santé… Quel que soit le secteur, les données concer-nant cette communauté sont préoc-cupantes. Selon le Bureau australien de la statistique, 17 % des Aborigènes consommaient de l’alcool à un niveau dangereux en 2008. Cette pratique seraitle premier facteur de violence au sein de cette communauté, écrivait, en 2010, l’Institut australien de la criminologie.

Selon la BBC, une restriction de la vente de la Vegemite dans des commu-nautés reculées a été évoquée. Mais plu-sieurs voix se sont élevées pour expli-quer que le problème était isolé et limité au sein de quelques groupes : pas de quoi priver les Australiens d’un de leurs mets préférés. De plus, de l’alcool de contrebande peut également être réalisé à partir d’autres produits contenant de la levure de bière. Pour des leaders abo-rigènes, si des limitations doivent être mises en place, elles doivent l’être par les communautés concernées et non par Canberra. Devant cette levée de bou-cliers, le premier ministre Tony Abbott a écarté toute restriction : « La dernière chose que je veux voir est un contrôle de la Vegemite, parce que pour la plupart des gens c’est juste une pâte à tartiner nourrissante sur les toasts le matin et dans les sandwichs. »

La mobilisation du ministre des affai-res indigènes sur la question de la Vege-mite a donné lieu à des commentaires amusés sur les réseaux sociaux. Cer-tains internautes rappellent que la com-munauté aborigène souffre d’un fléau ô combien plus grave que l’addiction à lapâte à tartiner : la méthamphétamine y fait des ravages. Finalement, l’affaire ne fait qu’ajouter une ligne à l’histoire pres-que centenaire de la Vegemite. L’ex-pre-mier ministre John Howard (1996-2007) disait que les Australiens connaissaient mieux les paroles du jingle de la publi-cité sur la Vegemite que l’hymne natio-nal australien. « We’re happy little Vege-mites » (« Nous sommes d’heureux petits Vegemites »), chantaient de beaux enfants nourris à l’amère pâte brune. p

v u d ’ a u s t r a l i e

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Les libertariens, de drôles d’oiseaux Hostiles à un Etat fort mais favorables à l’euthanasie et à la légalisation de la marijuana, les libertariens américains sont

des républicains atypiques. Leur représentant aux primaires pour 2016 est le sénateur du Kentucky, Rand Paul

A un meetingdu sénateur républicain

du Kentucky Rand Paul,

à Niles (Illinois),le 1er août.

JIM YOUNG/REUTERS

gilles paris

Washington, correspondant

Je suis un républicain d’un genre diffé-rent. » Cette phrase, le sénateur duKentucky Rand Paul, 52 ans, l’a marte-lée, le 6 août, lors du premier débat dela course à l’investiture républicainepour l’élection présidentielle de 2016.Une évidence, au vu de ses prises de

position parfois déconcertantes pour l’électo-rat du Grand Old Party. Ce dernier a pourtant eu le temps de se familiariser avec la tribu des libertariens, incarnée pour le grand public par un début de dynastie familiale. Avant le séna-teur du Kentucky, un autre Paul, son père, Ron,ancien représentant du Texas au Congrès, a défendu à deux reprises les positions liberta-riennes lors des primaires républicaines de2008 et de 2012.

Républicains d’un autre genre, les liberta-riens le sont assurément. Leur naissance estd’ailleurs liée à une rupture idéologique.Lorsque le président Richard Nixon prend la décision de mettre fin à la convertibilité du dollar en or et d’imposer un contrôle des prix et des salaires, le 15 août 1971, un petit groupe de jeunes républicains décide de rompre avec ce qu’il considère comme un adoubement des thèses économiques démo-crates. Le Libertarian Party voit le jour en décembre de la même année.

Très vite se rapprochent de lui des intel-lectuels et des économistes hétérodoxes de l’école de Vienne comme Ed Crane, futur fon-dateur de l’institut Cato, think tank influent libertarien, l’économiste anarcho-capitaliste Murray Rothbard, et un industriel à succès passionné par les idées, Charles Koch. Deux écrivains deviennent leur source d’inspira-tion : l’auteur de science-fiction Robert Hein-lein, dont l’œuvre tout entière célèbre la liberté individuelle, et la philosophe Ayn Rand, auteure du best-seller Atlas Shrugged, publié en 1957. L’ouvrage met en scène la grève des intellectuels, entrepreneurs et scientifiques qui« portent le monde » sur leurs épaules commele dieu Atlas de la mythologie, car ils sont lasséspar les excès de l’interventionnisme étatique.

Au nom d’un retour aux idéaux des Pèresfondateurs, ils défendent une réduction dras-tique du rôle de l’Etat fédéral, seule solutionselon certains pour revenir à l’équilibre bud-gétaire, qui possède pour eux une dimension presque sacrée. L’Etat est donc uniquement toléré comme arbitre et responsable de la défense nationale. Cette logique les conduit à prôner la suppression de la plupart des minis-tères – à commencer par celui de l’éducation –,de l’agence de protection de l’environnement et de la Réserve fédérale. Cet héritage spécifi-quement américain les distingue des courantsanarchistes ou libertaires européens, fondés avant tout sur le refus de toute autorité et sur la critique du travail.

Sur le terrain politique, une forme de lassi-tude va régulièrement saisir le courant liberta-rien face à son seul partenaire idéologiquepossible, le Parti républicain, lui aussi hostile àl’accroissement du rôle de l’Etat. Les espoirs

portés par l’élection de l’ultralibéral Ronald Reagan, en 1980, retombent lorsque l’ancien gouverneur de Californie se convertit au protectionnisme pour sauver l’industrie amé-ricaine du rouleau compresseur japonais, et qu’il adopte les positions conservatrices tradi-tionnelles contre l’usage des drogues ou l’avortement. Le « Contrat pour l’Amérique », porté en 1994 par le futur speaker de la Cham-bre des représentants, Newt Gingrich, suscite la même espérance chez les libertariens, mais celle-ci reflue avec le poids croissant pris par ladroite chrétienne parmi les républicains.

Confrontés, comme toute chapelle idéologi-que, au dilemme entre la préservation de lapureté doctrinale et un entrisme qui oblige à

composer avec les autres familles de la « grande tente » républicaine, les libertariensse sont déchirés avec toute la férocité dontsont coutumières les microformations. Dans ces groupes qui fonctionnent en vase clos, éreintés à chaque élection, les clivages tacti-ques sont amplifiés par les inimitiés person-nelles. Plus de quarante ans après sa forma-tion, le petit Libertarian Party existe toujours, mais ce sont ceux qui ont décidé de courir l’aventure des élections qui donnent à ses idées de la visibilité, plutôt que ceux qui ont fait le choix de « garder la vieille maison ».

Rien ne prédisposait un obstétricien à deve-nir sur le tard le porte-drapeau de ce courant politique. Sensible à la pensée économiqueultralibérale de Friedrich Hayek, lecteur de Murray Rothbard et d’Ayn Rand, Ron Paul fait partie de cette génération libertarienne née des revirements de Richard Nixon. Elu très tôt représentant du Texas sous les couleurs répu-blicaines, en 1976, puis par intermittence jusqu’en 2010, il se lance en 1988 dans la course à la présidentielle sous la bannière du Libertarian Party, ce qui lui garantit un résul-tat très confidentiel : 0,5 % du vote populaire, et bien sûr aucun grand électeur.

Vingt ans plus tard, il en va tout autrementdans le contexte de la crise des subprimes qui contraint un Etat fédéral perclus de dettes, à lasuite notamment d’expéditions militaires controversées, à intervenir dans la préci-pitation pour éviter une crise économique majeure. Voilà cet Etat détesté qui recourt aux outils tenus en horreur par les libertariens : le bail out, le sauvetage par les fonds publics des banques par lesquelles le scandale est arrivé, ou le quantitative easing, la création effrénée de monnaie pour soutenir l’économie malade jusqu’à son rétablissement, au lieu de laisser la« main invisible du marché » faire son œuvre.

Les thèses libertariennes sur le caractèrenéfaste d’un Etat obèse convainquent bien desrépublicains. Mais à leur droite, le mouve-ment quasi insurrectionnel, anti-Etat fédéral, très réactionnaire sur les mœurs, du Tea Party,occupe le premier plan par sa fureur antiétati-que et son folklore tiré, lui aussi, de l’histoire américaine : la révolte contre l’arbitraire de la Couronne britannique, assimilé deux siècles plus tard aux pratiques de l’Etat fédéral.

Avant-gardistes, les libertariens continuentde constituer un clan à part. Le portrait qu’en adressé une passionnante enquête du Public Religion Research Institute, en 2013, en atteste. Sociologiquement, l’homogénéité des liberta-

riens est frappante. Le libertarien américaintype est un Blanc non hispanique (à 94 %), de sexe masculin (64 %), relativement jeune (61 %ont moins de 50 ans) et disposant d’un niveaud’éducation supérieur à la moyenne natio-nale, y compris dans l’électorat blanc. Adver-saires déclarés de la Réserve fédérale améri-caine (Fed), dont la politique monétaire accroît, selon eux, l’irresponsabilité politique, comme de la réforme de la santé à laquelle le président Barack Obama a attaché son nom,ils sont hostiles à l’augmentation du salaire minimum (65 % y sont opposés, alors que 57 %du public républicain dans son ensemble y estfavorable), ou à des mesures visant à préserverl’environnement du fait de leur coût (73 % les refusent, dix points de plus que l’ensembledes républicains).

Cette rigidité doctrinale, partagée avecles sympathisants du Tea Party, n’est cepen-dant pas recoupée par un conservatisme social. Au nom de la responsabilité indivi-duelle, les libertariens se rapprochent au contraire des progressistes sur les questionsde société, sauf sur la question d’un contrôle du marché des armes à feu. Une nette majorité(57 %) est ainsi défavorable à la multiplication des obstacles à l’avortement, qui est à leurs yeux un droit constitutionnel, alors que 58 % des Tea Party soutiennent au contraire lesmesures limitatives adoptées par les Etats républicains. 70 % sont favorables à l’euthana-sie, une option rejetée par une majorité tout aussi forte de républicains. 71 % soutiennent lalégalisation de la marijuana, une hérésie pour une majorité identique de républicains. Ils sont enfin les plus opposés, tous partis confondus, à un accès plus difficile à la porno-graphie sur Internet.

S’ils semblent plus conservateurs sur laquestion du mariage gay, validé en juin par la Cour suprême (57 % y sont opposés, dix pointsde moins que la moyenne des sympathisants républicains), c’est surtout parce qu’ils consi-dèrent que sa légalisation devrait être uneprérogative des Etats et non de l’échelon fédé-ral. Les libertariens entretiennent par ailleurs un commerce assez distant avec la foi. Seuls15 % d’entre eux (au lieu de 20 % de la popula-tion américaine dans son ensemble) pensentque la religion est la chose la plus importante dans la vie. Ils sont même 56 % à estimer qu’il n’est pas besoin de croire en Dieu pour avoirdes valeurs morales.

Ces positions, en apparence paradoxales,compliquent les ambitions du sénateur Rand

Paul, qui ne peut compter que sur une mino-rité de libertariens au sein du Grand Old Party(12 %). Son père en avait pris son parti, battantla campagne uniquement pour promouvoirses idées. En 2008 comme en 2012, ce dernier, en dépit de sa participation aux scrutinsdes primaires républicaines, avait d’ailleurs refusé d’appeler à voter en faveur des candi-dats qui s’étaient imposés, John McCain puis Mitt Romney. Il avait alors assuré ne pas distinguer de différence substantielle entreeux et le candidat démocrate, Barack Obama.

Fidèle à la doctrine libertarienne qui prôneune politique étrangère isolationniste et limite le recours à l’armée aux menaces directes contre le sanctuaire national, RonPaul avait fait la preuve de sa singularité en votant contre une intervention militaire amé-ricaine en Irak en 2002, puis en prônant l’arrêtde l’aide américaine à ses alliés. Il a der-nièrement soutenu publiquement l’accord nucléaire conclu avec l’Iran en juillet par les grandes puissances, Etats-Unis en tête. Un dernier choix impossible pour son fils, compte tenu du bellicisme retrouvé dans les rangs républicains.

Le sénateur s’est efforcé d’élargir sonaudience en se positionnant contre les violen-ces policières qui visent la minorité afro-amé-ricaine. Il a choisi également de tracer une ligne claire en prenant le contre-pied de sonparti sur la question de la surveillance descitoyens par les agences de renseignement, aunom des libertés individuelles garanties par laDéclaration des droits (les dix premiers amen-dements de la Constitution) de 1789.

La singularité libertarienne garantit à uncandidat ancré au sein du Parti républicain la mobilisation d’un public politisé qui ne rechi-gne pas à contribuer au financement des cam-pagnes, même si le prix de ces dernières ne cesse d’augmenter. Mais cette homogénéitélimite aussi sûrement les libertés prises avec la doctrine républicaine par celui qui les porte.Rand Paul risque de le mesurer rapidement. p

¶à lire

« la grève. atlas shrugged »

d’Ayn Rand(Les Belles Lettres, 2011).

« anarchie, état et utopie »

de Robert Nozick(PUF, 2008).

Le libertarien américain type

est un Blanc non hispanique,

de sexe masculin, relativement

jeune et disposant d’un niveau

d’éducation supérieur

à la moyenne nationale

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Elle dit qu’elle peut « bosser partout, au café par exemple », et que sa capacité à se concen-trer en « fermant les écoutilles sur com-mande », sans doute liée au fait d’avoirgrandi dans une famille nombreuse (cinq enfants) et d’être à la tête d’une autre (quatreenfants, dont le plus jeune n’a pas 10 ans),n’est jamais prise en défaut. Mais que « le centre du dispositif », c’est bien « la cham-bre », par opposition à « la casa », la maison,le lieu de la vie collective. « La chambre », oùelle écrit depuis son deuxième roman, La Vie voyageuse (Verticales, 2003), est « orga-nisée mentalement pour l’écriture ». Douzemètres carrés, au sixième étage d’un im-meuble du Marais, à Paris ; un petit bureau qui tourne le dos à la fenêtre orientée nord. Quand elle l’a acquise, elle travaillait commeéditrice, ce qui limitait le temps dévolu à l’écriture. Elle a quitté son poste en 2008,pour s’y consacrer, y vouer ses journées, en-tre 9 et 18 heures, et « quelques nuits »,quand elle achève un manuscrit.

Elle ne va pas tous les jours « à la cham-bre ». Il faut pour cela qu’elle ait devant elleune plage de temps d’« au moins quatre ou cinq heures » d’affilée – « à moins, ça n’est pas la peine ». « La chambre » est proche de chez elle sans l’être « trop » : « C’est une vraie démarche d’aller là-bas, et, en sens in-verse, de rentrer chez moi ». La distance en-tre les deux, c’est « vingt minutes à pied, quatre stations de bus ou trois de métro ». Soit, à ses yeux, le « sas » idéal pour s’éloi-gner de la vie de famille, des enfants, de la logistique, et se « mettre en jambes », en ré-fléchissant à ce qu’elle va commencer par faire, par écrire ou par lire – même si, une fois sur place, il lui faut toujours une petiteheure de « mise en route ».

Dans le sens retour, le trajet fonctionne se-lon le même principe de décompression : « Quand les séances ont été un peu intenses, c’est bien d’avoir le temps de redescendre, afind’être disponible pour les miens, pour la vie collective. » Elle dit avoir instauré une « énorme étanchéité » entre les deux lieux : « Personne de chez moi n’y vient. » Si c’est en revanche le lieu où elle se fait adresser les courriers de lecteurs, les livres de confrères, elle ne le conçoit pas pour autant comme un« bureau » au sens froid et impersonnel du terme. « Il y a une douche, une cuisine, un lit, techniquement, je pourrais y habiter, et cette idée que ce n’est pas un lieu uniquement fonc-tionnel me plaît. »

Quand on demande à Yves Pagès, chez Ver-ticales, s’il l’a déjà visitée, il se récrie : « Cer-tainement pas ! Pour moi, cette chambre oùelle écrit est plus privée encore que celle où elledort ! Il nous arrive bien sûr de parler de sa discipline d’écriture, elle peut évoquer “la chambre”, mais la montrer, ça, non. »

Le fait est que, si le travail d’écrivain est pardéfinition solitaire, Maylis de Kerangal a ten-dance à cultiver cette caractéristique. Elle dit garder pour elle à peu près tout ce qui a trait à son travail en cours, et même avoir déve-loppé « une sorte d’érotique du secret » :« Moins j’en dis, plus mon désir du livre s’in-tensifie. » Quand elle se lance dans un texte, Maylis de Kerangal ne le claironne pas. Elle donne quelques indications à ses éditeurs, Yves Pagès et Jeanne Guyon, mais guère plus.

Son premier geste consiste à rassemblerce qu’elle nomme la « collection », depuis que Corniche Kennedy (2008) lui a ouvert lesyeux sur sa manière de procéder. Soit une

suite de la page 1 quinzaine, pas plus, de livres qui vont l’ac-compagner tout au long de l’écriture. Des ouvrages qu’elle va transbahuter sans cessede « la chambre » à « la casa », et retour,qu’elle va relire ou picorer « en boucle ». Quand nombre d’auteurs affirment arrêter de lire lorsqu’ils se mettent à écrire, parpeur d’être trop influencé, ou découragé,Maylis de Kerangal revendique d’écrire « àtravers » cette collection, « sans anxiété » quant à de potentiels effets larsen. En choi-sissant ces livres, c’est une « espèce debande » qu’elle se constitue, pour se donner« du courage ». « Les rassembler, c’est déjà être en train d’écrire ; une fois qu’elle est éta-blie, la collection ne bouge plus – ou alors, c’est mauvais signe. »

Il y a là des ouvrages de documentationprécise, en relation évidente avec les sujets évoqués dans son livre. « Mais ils peuvent n’avoir aucun lien direct sinon celui que j’ef-fectue, moi », précise-t-elle. Par exemple, au cœur de la collection pour Réparer les vi-vants, roman centré sur une transplanta-tion cardiaque, on trouvait Le Vent, de Claude Simon (Minuit, 1957), qui n’a rien à voir avec le cœur et la médecine, mais à pro-pos duquel elle explique : « L’espèce de proli-fération de la phrase fait empreinte, de ma-nière évidente, dans mon travail. J’avais relu Le Vent deux ans avant de me mettre à l’écri-ture de Réparer les vivants ; au moment de constituer la collection, j’ai pensé qu’il y avaitsa place. »

C’est aussi par les liens qui se créent et quiaboutissent à l’établissement de la collectionque Maylis de Kerangal se « chauffe ». Ce mo-ment est souvent, dit-elle, celui où « on a l’impression que tout converge », où elle voit des liens secrets entre le livre à venir et tout ce sur quoi elle pose les yeux. Une périodevisiblement exaltante. « Je peux rêver, me dire que ça va être génial. C’est après que sur-viennent des effets de pleine mer, et que je ne distingue plus les côtes » – la métaphore rap-pelle que Maylis de Kerangal est issue d’une famille de marins ; son père était capitaineau long cours.

Ces temps-ci, l’écrivaine est occupée à réu-nir la collection de son prochain livre. Untexte autour duquel elle tourne depuis 2010, et que le besoin d’écrire Réparer les vivants, à la suite d’un deuil, a stoppé net. Après uneannée et demie passée à accompagner ce dernier livre, qui a eu un succès phénomé-nal, en France et à l’étranger, elle va pouvoir de nouveau s’y consacrer. Sans surprise, elle préférerait en révéler le moins possible. Ce-pendant, elle consent à le décrire comme un roman « autour des fac-similés des grandes grottes comme Lascaux. Il y sera question du faux et de la préhistoire ». La collection, parconséquent, contient des ouvrages très tech-niques sur la manière dont sont faits les gla-cis. Et on n’en saura guère plus. Idem pourles recherches de terrain, « l’enquête », dans laquelle elle affirme s’être lancée, mais à pro-pos de laquelle elle préfère là encore ne rien dire – « Même si je trouve un peu ridicule de

sacraliser les choses, de faire planer une es-pèce de mystère, je me sens encore un peu fra-gile, et il m’est difficile d’en parler. »

Maylis de Kerangal ne découpe pas le tra-vail sur un livre en phases type maturation/recherche/écriture : c’est dans un va-et-vientpermanent qu’il naît. Elle explique ainsiqu’elle a amassé le matériau pour Réparer lesvivants à mesure qu’elle le composait – le li-vre s’ouvre sur une scène de surf, elle a com-mencé par là, faisant des recherches sur la propagation des ondes, écrivant, et a avancé progressivement, avant d’assister à une transplantation cardiaque à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, dans les derniers mois de travail.

Tous les lecteurs de Naissance d’un pont etde Réparer les vivants savent à quel point Maylis de Kerangal est une écrivaine de la précision ; avec quel mélange de minutie etde poésie elle décrit les gestes techniques, notamment. Dans le travail en amont, elle cherche l’exactitude dans le savoir, et amasseles informations non pour « coller » au réel, mais parce qu’elle pense que c’est d’unegrande accumulation de savoir technique que peut jaillir une forme de poésie : « Il sur-vient toujours un point de rupture où la docu-mentation cesse d’entraver l’imaginaire, et oùelle se met à le doper. On s’émancipe et c’est làque le roman advient. »

Au fil des lectures et de l’enquête, Maylisde Kerangal prend toutes ses notes dans un carnet. « Une caricature ! », s’esclaffe-t-elle en sortant de son sac son gros Moleskinenoire – un rouge lui tient lieu d’agenda –,marque bien-aimée des écrivains, de Sté-phane Mallarmé à Bruce Chatwin, et qu’elle juge inégalable pour son élastique de rabatet sa pochette intérieure. Elle y recopie descitations durant ses lectures, note des idées qui lui viennent, sur les noms possibles des personnages (ils fonctionnent chez elle comme un système), des ébauches de phra-ses, trace le plan d’un lieu décrit pour véri-fier sa cohérence…

Elle y prend aussi des notes qui ne concer-nent pas le livre en cours, mais des travauxmenés en parallèle – un article pour une revue, une intervention dans un masterd’écriture… « C’est toute la vie de l’écriture quitraverse les carnets, qui sont, du coup, assez impurs. » ; n’y entrent pas, en revanche, les choses personnelles ; « Si tel de mes enfants ne fait rien à l’école, je n’irai pas écrire quel-que chose là-dessus dans mon carnet. » Elle ya récemment noté la recette de bortsch d’une amie, mais cela a sans doute à voiravec le fait qu’elle prépare, dans les marges de son livre en chantier, un texte sur un cui-sinier, pour la collection « Raconter la vie »des éditions du Seuil.

Que tout se retrouve placé par les carnetssur un même plan plaît à Maylis de Kerangal.Les carnets qui se succèdent forment ainsi « une chambre d’enregistrement ». Souvent,elle commence un livre « pleine de bonnes résolutions » pour ses carnets, se jurant de les écrire « proprement », en se contraignant à ne le faire qu’au stylo noir, en respectantles marges… « et puis ça vrille vite » : elle rit en montrant les irrégularités, les notes en bleu, les gribouillis.

Quand elle passe à l’ordinateur, elle re-prend ses notes, retrouve la page où elle avaitimaginé le découpage de telle ou telle sé-quence, des ébauches de phrases, des ima-ges… « Ces balises me permettent de déployer très calmement le texte. » D’autres partiess’écrivent moins « calmement », mais, de manière générale, Maylis de Kerangal sem-ble avoir l’écriture sereine.

« Il survient généralement un moment, ex-plique Yves Pagès, où elle nous appelle pour

nous dire : “Il me reste telle et telle séquenceà écrire, cela signifie que je dois pouvoir vousrendre le texte à telle date.” Et elle se connaît si bien que c’est le cas. » A ce stade, la seule personne à avoir eu droit à un avant-goûtdu texte en cours est le compagnon de l’écri-vaine : il arrive à Maylis de Kerangal de lui lire des passages le soir, « parce que j’aime son regard, dit-elle, et puis pour qu’il ait uneidée de ce que je trafique de mes journées ».Seule à la chambre, aussi, elle pratique lalecture à voix haute. « Longtemps, j’ai cruque c’était parce que j’écrivais à l’oreille, parce que je voulais voir comment ça son-nait. Mais je pense qu’au fond, là encore, c’estune manière de prendre de l’élan, de me don-ner confiance en moi. »

Puis vient le jour où le texte est assez « sta-bilisé » pour qu’elle sorte du secret. Pour qu’elle prenne rendez-vous avec JeanneGuyon et Yves Pagès afin de remettre à cha-cun, « un peu solennellement », un exem-plaire imprimé – « Je sais bien que je pourraisleur envoyer simplement un mail avec le texte,mais ça ne serait pas la même chose, j’aime lathéâtralité du geste. » Très vite, les deux édi-teurs lisent, crayon à la main, chacun de leur côté. Ils discutent, relèvent les points où leurs lectures convergent, puis revoient en-semble Maylis de Kerangal. « Ce rendez-vous-là est pour moi extraordinairement in-vesti », dit l’écrivaine. Yves Pagès se ferait « passer par les flammes » plutôt que de révé-ler ce qui s’est dit précisément lors de pa-reilles rencontres (« Mais jamais nous n’avons eu à relever chez elle la moindre

« Il survient toujours un point

de rupture où la documentation

cesse d’entraver l’imaginaire, et où

elle se met à la doper. On s’émancipe

et c’est là que le roman advient »maylis de kerangal

Rituels et secretsd’une écrivaine

Le lieu de prédilection de Maylis de Kerangal pour rédiger ses manuscritsest la chambre qu’elle occupe à Paris, à quelques encablures de « la casa », la maison où elle vit.

Un endroit si privé que ni sa famille ni son éditeur ne peuvent y entrer

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Maylis de Kerangal ditqu’elle peut « bosser partout,

au café par exemple ».THIBAULT STIPAL POUR « LE MONDE »

¶à lire

« corniche

kennedy »

de Maylis de Kerangal (Folioplus classiques,

dossier et notes de Judith Josse-Lafon,

240 p., 6,40 €).

L’image du plongeon traversel’œuvre de Maylis de Kerangal.Cela ne peut être dû au hasard, ou

au seul goût pour la mer de l’écrivaine – issue d’une famille de marins –, qui est née à Toulon et a grandi au Havre. Cette action consistant à quitter une matière pour s’immerger dans une autre a beau-coup à voir avec la manière dont elle conçoit son travail. « L’étranger, dit-elle, déclenche en moi un désir d’écriture. »

Maylis de Kerangal classe à part Je mar-che sous un ciel de traîne (Verticales, 2000), son premier livre, né pendant un long séjour aux Etats-Unis, qui est sans doute le texte le moins « étranger » à elle-même, celui où, au travers d’une quête identitaire, se devinent le plus d’éléments autobiogra-phiques. On en retrouve quelques-uns dans son deuxième opus, La Vie voya-geuse (Verticales, 2003), mais on y voit déjà apparaître son goût de plonger dans l’ailleurs (géographique), central chez celle qui est alors éditrice de guides de voyage.

Si court soit-il, le livre suivant, Ni fleurs ni couronnes (Verticales, 2006), composé de deux longues nouvelles, constitue un tournant. Dans le premier des deux tex-tes, situé en Irlande, en 1915, après le nau-frage d’un bateau, un jeune homme et une femme partent en barque récupérer les corps des noyés, pour gagner de l’ar-gent ; l’autre est situé sur les pentes du

volcan italien Stromboli. Les deux instau-rent un certain rapport aux lieux, « activa-teurs de fiction », dit-elle, à part entière. L’écriture, plutôt sage et sobre, se décor-sète : occupée à saisir des corps et des forces – de la nature – en mouvement, elle prend son élan, se gonfle, vibre et construit sa dynamique à partir d’une langue qui pétrit ensemble descriptions, éléments d’oralité, registres… Désormais, plutôt que de lire des phrases, le lecteur a l’impression de plonger dedans, d’en épouser le mouvement.

Romans du corpsUn texte pour la jeunesse, Dans les rapi-

des (Naïves, 2007), ouvre une séquence sur l’adolescence, qui donne le jour, côté litté-rature pour adultes, à Corniche Kennedy (2008), premier succès d’importance de Maylis de Kerangal, et histoire de plon-geons au sens strict du terme. Dans ce texte lumineux, on voit en effet se jeter à l’eau une bande de minots marseillais, dont la bondissante adolescence impose Maylis de Kerangal comme une écrivaine des corps, et du collectif.

Des caractéristiques que renforce, deux ans plus tard, Naissance d’un pont (Vertica-les, prix Médicis). Du roman d’un chantier, Maylis de Kerangal fait une épopée sur la domestication d’un espace, où elle brasse des lieux, des matériaux, des personna-ges… Après un passage en Russie avec Tan-

gente vers l’est (Verticales, 2012), né d’un séjour effectué à bord du Transsibérien avec d’autres écrivains, elle livre à nouveauun roman du corps et du mouvement avec Réparer les vivants (Verticales, 2013), qu’elle décrit comme une « chanson de geste » autour d’une transplantation cardiaque, et qui est un texte puissant sur l’héroïsme – ce qu’étaient aussi, de manière plus « théorique », Corniche Kennedy et Nais-sance d’un pont. Si ce roman, pour lequel son auteure a assisté à une greffe cardia-que, est aussi émouvant, c’est parce qu’en plus de sa maestria narrative, elle y témoi-gne d’une admirable empathie à l’égard de tous ses personnages, de Simon, le donneur, fauché alors qu’il revient d’une session de surf, à Claire, la receveuse, en passant par les proches et les médecins.

Ce livre que l’on lit comme en apnée, et dont on sort le souffle coupé, lui a valu un succès monstre en France (dix prix littérai-res) et à l’étranger. Après un an et demi à l’accompagner de librairies en médiathè-ques, à travers la France et l’Europe, Maylis de Kerangal s’apprête à commencer le sui-vant, dans lequel il sera question d’art pa-riétal. Pour annoncer qu’elle s’apprête à s’y vouer complètement, elle fait le geste de se boucher les narines, ferme les yeux et dit, sans doute inconsciente de l’omniprésence de cette image : « Je vais m’y plonger ». p

r. l.

L’art du plongeonphrase bancale »), cependant, il explique : « La manière dont nous lui parlons alors de son texte lui permet de prendre conscience de l’effet qu’il produit. C’est un dialogue où s’éla-bore quelque chose d’important. » A la suite duquel des choses peuvent bouger, surtout dans la construction.

Le texte voyage alors entre l’écrivaine et seséditeurs, puis vient le moment où il est va-lidé et passe aux mains d’un correcteur, celuiqui prépare la copie du manuscrit, vérifie les faits, les doublons, la cohérence du texte jus-qu’aux moindres détails, la concordance des temps, la typographie…

Anne-Lise Salignac, qui a travaillé sur Répa-rer les vivants, se souvient avec plaisir des échanges qu’elle a eus avec l’écrivaine : « Il y a essentiellement été question de ponctua-tion, car la sienne est très particulière, c’est sa marque de fabrique. Nous avons discuté pen-dant une après-midi entière de son texte, qui était par ailleurs impeccable. » C’est uneétape du travail que Maylis de Kerangal aimeparticulièrement : « Toutes ces subtilités,c’est du surcroît de sens. Ces réglages multi-ples, tellement intelligents, permettent de se sentir plus fort avant que le texte apparaisse aux yeux du monde. » Et c’est bardée de cette confiance donnée par les mois de travail qu’elle peut enfin se présenter devant le pu-blic en s’assumant comme « écrivaine », ceterme si compliqué à s’approprier, mais que nul ne songerait à lui contester. p

raphaëlle leyris

FIN

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marie jégo

Istanbul, correspondante

AIstanbul, le tramway quipasse à l’arrêt Sultanahmetdéverse un flot ininter-rompu de voyageurs quise dirigent droit vers laMosquée bleue et Sainte-

Sophie. Erigée au VIe siècle, convertie enmosquée en 1453, devenue un musée surdécision d’Atatürk en 1934, la vieille basili-que dédiée à la sagesse reste le monumentpréféré des touristes. Plus de trois millionsd’entre eux viennent chaque année l’ad-mirer. L’engouement du public est tel quela direction du Musée de Sainte-Sophie(en turc « Ayasofya Müzesi ») a décidé derenoncer au jour hebdomadaire de ferme-ture, le lundi.

Ecoliers turcs avec leurs enseignants,touristes munis de leur perche à selfies,groupes d’étrangers escortés par leursguides, les curieux se pressent en massechaque jour à l’entrée. Tous sont saisis par le caractère magique de la vaste coupole – 33 mètres de diamètre – qui, préfigurantla voûte céleste, semble flotter en suspen-sion. Mais cela n’empêche pas le vanda-lisme. Quand la saison touristique bat sonplein, 14 000 personnes foulent quoti-diennement ses dalles de marbre, ce quin’est pas sans poser problème. « Le marbrese fissure, or nous avons pu remarquer que certains visiteurs en prélevaient des petitsmorceaux en souvenir. Bientôt, un film de plastique transparent sera posé sur le sol du rez-de-chaussée et sur celui de la gale-rie », explique Zeynep Ahunbay, architecteet membre du comité exécutif du musée.

D’après Çigdem Kafescioglu, historiennede l’art à l’université du Bosphore, à Istan-bul, « le déferlement d’une telle quantité de visiteurs n’est certainement pas sans consé-quences sur l’état du bâtiment. Les effets de cette fréquentation, entre autres l’élévation du taux d’humidité, n’ont pas vraiment été étudiés ». Car la « Grande Eglise » (son nomoriginel) réclame des efforts continuels de conservation. La coupole et ses arches sontsous étroite surveillance : des capteurssismiques y ont été installés en 1991 et uneéquipe de scientifiques de l’université

du Bosphore est à l’écoute de la moindrevibration de ses murs.

Il faut savoir que le bâtiment a posé pro-blème dès sa construction. « La basilique a été bâtie très rapidement, en un peu plus de cinq ans. L’édifice que nous voyons aujourd’hui est la troisième version. Il aconstitué une révélation dans l’histoire de l’architecture. Mais il a été érigé trop vite. A l’époque, le mortier n’a pas eu le temps desécher », précise Zeynep Ahunbay. Cette précipitation va servir de ferment au géniedu lieu. Très en avance pour son époque, lastructure complexe de sa couverture – cou-pole-demi-coupole, le tout articulé surquatre pendentifs – a permis une forme de « spontanéité aléatoire » pleine de créati-vité, explique l’architecte et théoricien d’art et d’architecture Aykut Köksal.

Il rappelle comment les architectes Isi-dore de Milet et Anthémius de Tralles, mandatés par l’empereur Justinien, ont été confrontés à un casse-tête technique :concevoir pour la nef un système de cou-verture en pierre et en brique sur plus de30 mètres de largeur – un exploit architec-tural pour l’époque. Ils y parviendront, mais la couverture qu’ils dessinent, enforme de voûte et trop aplatie, s’effondreen 558, vingt et un ans après la consécra-tion du lieu.

Chargé de la réfection, Isidore le Jeunecomprend qu’il lui faut élever la voûte de 6 à 7 mètres pour une meilleure réparti-tion des forces sur les côtés. Le dôme que l’on voit aujourd’hui est le résultat de cette intervention forcée. Elément décisif du sys-tème de couverture, les pendentifs étaient « un fragment géométrique de l’ancienne voûte. Par un hasard de la restauration, cet élément est en quelque sorte né spontané-ment », insiste Aykut Köksal. En 562, l’égliseest une nouvelle fois consacrée.

Les Ottomans, qui s’inspireront du mo-dèle de Sainte-Sophie pour leurs mosquées(Beyazit, Sultanahmet, Süleymaniye, Seli-miye et d’autres), la perçoivent comme un élément important du patrimoine. « Ils n’ont jamais eu l’intention de la détruire,d’ailleurs, les pillages les plus importantsont eu lieu pendant les croisades », rappelle l’architecte. En 1204, l’intérieur de la cathé-drale est saccagé par les croisés, qui empor-

tent leur butin à la basilique Saint-Marc, à Venise, où il se trouve encore.

Objet d’un soin constant, la nef est rare-ment libre de carcans métalliques. De 1993à 2010, un échafaudage géant de 180 ton-nes, haut de 55 mètres – avec ascenseurs – a été affecté à la restauration du dôme. A peine démonté, il a été remplacé par unautre. Cette fois-ci, il s’agit de faire un état des lieux des fresques et des mosaïques.

L’islam ne tolérant pas la représentationfigurative, la plupart des fresques et desmosaïques de Sainte-Sophie furent, au fildu temps, recouvertes de plâtre. L’efface-ment s’étala sur plusieurs siècles. Jusqu’à lafin du XVIIe siècle, des récits de voyageurs attestent de la présence de nombreusesimages chrétiennes. Une grande réfectioneut lieu au XIXe siècle. De 1847 à 1849, à lademande du sultan Abdülmecid, les archi-tectes suisses Gaspare et Giuseppe Fossatientreprirent une restauration complète. Labasilique se trouvait alors en piteux état.« Les murailles faisaient ventre, des fissures lézardaient les dômes, le pavé ondulait », écrit Théophile Gautier. L’intérieur de la nef fut entièrement repeint, les mosaïqueset les fresques furent enduites de plâtre.

Selon la petite histoire, Abdülmecidaurait hésité à faire recouvrir la mosaïque située au-dessus de la porte de sortie où l’on voit Justinien en train d’offrir Sainte-Sophie – dans sa main, tel un jouet – au Christ, tandis que l’empereur Constantinfait la même chose avec la ville. Pour finir, le sultan se serait laissé convaincre par les architectes. Comme toutes les autres re-présentations humaines, la mosaïque futpassée à la chaux. Bien des années plustard, quelques-unes des mosaïques percè-rent le badigeonnage, dont La Vierge etl’Enfant, ou Théotokos. Elle apparaît aujourd’hui encadrée par deux médaillonscalligraphiés de 7,5 mètres de diamètre,comme pour rappeler l’histoire complexeet mouvementée de la ville.

Obstrués par des caches dorés, les visagesdes séraphins chrétiens qui ornent les qua-tre pendentifs ne demandent, eux, qu’à être dévoilés. En 2010, alors qu’Istanbul était proclamée « capitale de la cultureeuropéenne », augmentant encore la venue des touristes, l’ange au nord-est eut

son masque retiré. A quand la révélationdes trois autres visages ? « Les restaura-teurs examinent actuellement l’état de cequi se trouve sous les plaques métalliques. Ilrevient au comité exécutif du musée de se prononcer. En principe, rien ne s’y oppose »,assure l’architecte Zeynep Ahunbay.

Actuellement, le statut de musée octroyépar Mustafa Kemal en 1934 est remis enquestion. Ces dernières années, des natio-nalistes et des islamo-conservateurs veu-lent rendre Sainte-Sophie au culte musul-man. Chez les Turcs, elle est souvent repré-sentée flanquée du drapeau national et de Mehmet II à cheval. Les Grecs, eux, la mon-trent sur fond d’un drapeau grec assorti del’emblème du patriarcat orthodoxe, ses quatre minarets effacés grâce au logiciel deretouche Photoshop.

L’idée de voir Sainte-Sophie redevenirune mosquée a le don d’exaspérer les ex-perts. « Cette démarche nationaliste exclut toute idée de pluralité. Sainte-Sophie nepeut pas être identifiée comme grecque oucomme turque. Nous devrions savoir lire sa riche histoire », estime l’historienne de l’art Çigdem Kafescioglu. Pour le théori-cien de l’art Aykut Köksal, « Sainte-Sophie doit rester au-dessus de toute polémique ».

Formulée une première fois en 1950,cette revendication a pourtant retrouvé de la vigueur depuis que le président Recep Tayyip Erdogan berce les foules avec son rêve de « reconquête » néo-ottomane. Sesplus fervents admirateurs avaient ainsi imaginé qu’il irait dire une prière à Sainte-Sophie juste après avoir célébré en grande pompe, le 30 mai, le 562e anniversaire de la prise de Constantinople. Ce faisant, il aurait marché sur les traces de Mehmet II,qui, juste après s’être emparé de la « deuxième Rome », s’en était allé dire uneprière à Sainte-Sophie. Mais le présidentn’en fit rien.

En attendant de savoir si le monumenthistorique redeviendra une mosquée, les foules de toutes religions et de toutes na-tionalités continuent de se presser sousl’incroyable coupole, altérant son humi-dité et dérobant à l’occasion des petits car-reaux de mosaïque… p

FIN

L’engouementdu public pour

la basiliqueSainte-Sophie, à Istanbul, est

tel que la direction du musée a décidé de renoncer au jour

hebdomadaire de fermeture, le lundi.

MATHIAS DEPARDON

« Le marbre

se fissure,

or nous avons pu

remarquer que

certains visiteurs

en prélevaient des

petits morceaux

en souvenir »zeynep ahunbay

architecte et membre exécutifdu musée

Sainte-Sophie menacéeC H E F S - D ’ Œ U V R E E N P É R I L 7 | 7

Les hauts lieux du tourisme mondial sont victimes de leur succès. A Istanbul, trois millions de visiteurs se pressent chaque année dans l’église chrétienne du VIe siècle, devenue mosquée puis musée. Au risque d’endommager un édifice symbolique

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catherine vincent

Koko est née en 1971 en Californie.Elevée par l’éthologue PennyPatterson, cette femelle gorillemaîtrise la langue des signes. Unjour que son expérimentatricelui demande la couleur d’une

serviette à l’évidence blanche, elle fait le signe signifiant « rouge ». Une telle erreur, ce n’est pas son genre. Barbara Hiller signe la bonne réponse, lui montre à nouveau la serviette… « Rouge », répond à nouveau Koko en exagé-rant le geste. Et ainsi plusieurs fois de suite. Alors que la femme, dépitée, s’apprête à partir, l’animal la retient, s’empare de la serviette et lui montre le petit liseré rouge tissé sur son rebord. Le tout les yeux écarquillés et les babi-nes retroussées – ce que les primatologues appellent la « mimique du jeu ».

Longtemps, la facétie de Koko fut la seuleblague animale recensée dans les annales scientifiques. Le primatologue Frans de Waal en rapporte une autre, plus troublante encore puisque l’homme n’y tient cette fois aucunrôle. Au Yerkes National Primate Research Cen-ter d’Atlanta (Etats-Unis), où il travaille, Tara, la plus jeune femelle de la colonie de chimpan-zés, a pris une habitude déplorable. Lorsqu’elle déniche un rat mort dans un coin, elle le traînepar la queue en le tenant bien à l’écart de son corps… et le dépose discrètement sur le dos ou la tête d’une guenon endormie. « Dès qu’elle sent le contact (ou la puanteur) du rat mort, la victime se réveille en sursaut, hurle et se secoue frénétiquement pour se débarrasser de cette saleté », relate Frans de Waal dans son dernier ouvrage, Le Bonobo, Dieu et nous (Les Liens quilibèrent, 2013). Que fait alors Tara ? Elle récu-père prestement son rat et se dirige vers sa pro-chaine cible. Et il est fort probable que ce comi-que de répétition la mette en joie, fût-ce d’une joie mauvaise.

Les bêtes ont-elles pour autant le sens del’humour ? Certainement pas au sens où l’en-tendait le philosophe français Vladimir Janké-lévitch (1903-1985), qui considérait ce subtil jeude l’esprit comme « un moyen pour l’homme de s’adapter à l’irréversible, de rendre la vie plus légère et plus coulante ». Mais les animaux, ceux du moins dont le niveau mental est élevé,ne sont pas étrangers à ce que l’humour sup-pose de décalage avec la réalité. A l’instar des tout jeunes enfants, qui accèdent par là même à la pensée symbolique, ils connaissent les plaisirs du « comme si ». Ils savent que « ceci est un jeu », comme le découvrit dans les an-nées 1950 l’anthropologue et psychologueaméricain Gregory Bateson en filmant des lou-tres dans le zoo de San Francisco.

Découverte fortuite, comme souvent. Pourrendre les scènes plus vivantes, le chercheur jetait des poissons à ses loutres avant ses prisesde vue. Aucune réaction. Jusqu’au jour où lui vint l’idée de suspendre le sac de papier gras contenant les poissons au bout d’une ficelle.Les loutres alors s’animèrent et se mirent à se battre autour de la récompense promise. Mais Bateson s’aperçut bien vite qu’elles ne se mor-daient pas vraiment : elles faisaient semblant de s’agresser, sans se blesser. Captivé par la communication humaine et animale, le cher-cheur renouvela l’expérience avec d’autresobjets. Il conclut que les loutres s’étaient misesd’accord autour d’une convention : « Ceci est

un jeu », dont il fit le titre d’un article resté célèbre (« The Message “This Is Play” », 1956).

A la même époque, l’éthologue autrichienKonrad Lorenz, futur Prix Nobel de physiolo-gie et de médecine (1973), se passionnait pour la manière dont les chatons – comme les petitsd’homme – s’adonnent à des activités ludiquesqu’ils délaisseront une fois devenus adultes. Làencore, le « faire semblant » le frappe. « Toutes les formes de jeux ont ceci en commun qu’ellesdiffèrent fondamentalement de l’état “sérieux”.Et cependant, elles présentent une indéniable ressemblance avec des situations sérieuses, on pourrait même dire qu’elles en sont l’imita-tion », écrit-il, en 1950, dans Tous les chiens, tous les chats (Flammarion, 1970). Il prend l’exemple du bébé chat jouant avec une balle de laine, décrit la manière dont il l’attire, la repousse, bondit soudain sur elle… « Il est évi-dent, pour quiconque a jamais vu un chat attra-per une souris, que notre bébé, élevé pour la clarté de l’expérience à l’écart de sa mère, vient d’accomplir tous ces gestes spécifiques par les-quels le chat se livre à la chasse de sa proie favo-rite », constate-t-il. Il perfectionne le jouet, y attache un fil et le laisse pendre au-dessus du sol : aussitôt, le chaton exécute un autre simu-lacre de chasse, « identique jusqu’au plus petit détail à celui des chats adultes lorsqu’ils attra-pent un oiseau au moment où il quitte le sol ». De la même façon que deux jeunes chats jouant à se battre imiteront en tout point les gestes d’un vrai combat.

Apprentissage par le jeu ? Répétition « pourde faux » d’un comportement instinctif et vital ? Sans doute. Mais pas seulement. « Dans tous ces jeux, où interviennent les mouvements nécessaires pour saisir une proie, attaquer unautre chat et repousser un ennemi, le partenairequi tient ces rôles n’est jamais sérieusement blessé. L’inhibition sociale qui interdit la vraiemorsure, le coup de griffe en profondeur, est scrupuleusement observée pendant le jeu », note encore Konrad Lorenz. Si cette inhibition est levée dans les situations réelles, pense l’éthologue, c’est qu’elle est modifiée par l’émo-tion, alors que « les simulacres de combat sont exécutés sans colère, les simulacres de fuite sans peur, et les simulacres de chasse sans fin ni rapacité ». Le jeu du « faire semblant » procède donc d’une autre source que de ces impulsions primaires. Il procède d’un « besoin de jeu » : du désir, estime Lorenz, « de se livrer à une action vigoureuse pourle plaisir ».

Spécialisé dans l’étude des canidés,l’éthologue américain Marc Bekoff filme et analyse depuis plus de vingt ans la manière dont les chiens, les loups ou les coyotes jouent entre eux.

Il en conclut que ce jeu « social » obéit à des règles, développe la confiance, exige la prise en considération de l’autre et enseigne aux jeunes la bonne conduite. Chacun doit en effetcontrôler la façon dont il mord, un gros chien qui poursuit un petit doit y aller doucement…

Mais le jeu, une fois encore, ne peut seréduire à cela. « Il demande, souligne

Vinciane Despret, philosophe et étholo-gue à l’université de Liège (Belgique), quel-

que chose de plus qui ne s’explicite pas sousla forme de règles, difficilement sous celle

des mots, mais qui est tellement reconnais-sable lorsque deux animaux jouent. Il

demande une “humeur de jeu”. Cettehumeur est le jeu. Elle en est la joie. Carle jeu n’existe qu’à construire et à pro-longer cette “humeur de jeu”. » Or, del’humeur à l’humour, il n’y a qu’unpas… Que Darwin lui-même n’hési-tait pas à franchir à propos de seschiens, qu’il avait fort nombreux.

« Les chiens montrent ce qu’onpeut sans peine appeler un sens de

l’humour, distinct du simple jeu,note-t-il, en 1871, dans La Filia-tion de l’homme (Honoré

Champion, 2013). Si peu qu’unbâton est jeté à l’un d’eux, il le

portera souvent à une courtedistance, s’assoira dessus en letenant près de lui, attendra queson maître vienne auprès delui pour le lui reprendre. Le chienalors le saisira et s’enfuiratriomphalement, répétant la

manœuvre, et de toute évidences’amusant de la farce. »

Près d’un siècle et demi plustard, ce n’est pas Claude Béataqui le contredira : ce vétérinairecomportementaliste est luiaussi convaincu que les chienspeuvent avoir le sens del’humour, et que ceux quisouffrent d’un « trouble an-xieux » en sont précisémentdépourvus. « Quand je disaux propriétaires assis de-vant moi : “Le problèmede votre chien, c’est qu’il n’apas le sens de l’humour”,leur réponse est souvent

une énorme interrogation dans le regard ! »,sourit-il. Mais ce praticien n’en démord pas :l’humour, capacité à décaler une situation, à la regarder sous un angle différent qui luidonne une autre couleur, n’est pas réservé à l’humain. Et il ne se prive pas de l’utiliser.« A ceux qui m’amènent un chien trop anxieux,je dis souvent qu’on va essayer de lui redonner un peu le sens de l’humour, précise Claude Béata. Je leur conseille de l’embêter un peu, de le taquiner. Par exemple, s’il a peur de tout, qu’il aboie dès qu’il voit un inconnu, je leur sug-gère de s’habiller avec de grandes capelines et de mettre un masque, puis de l’ôter dès que l’animal aboie… Petit à petit, celui-ci acquerraainsi plus de plasticité face à l’étrangeté. »

Que dire enfin de l’humour des perroquets,oiseaux dont l’intelligence se double de lacapacité à apprendre notre langage humain ?Vinciane Despret s’y est intéressée de près et a recueilli sur eux pas mal d’histoires cocasses. Une femme lui raconta ainsi avoir gardé pen-dant des vacances un perroquet qu’elle ne connaissait pas et qui l’avait fait bien rire. « Quand cette dame nettoyait sa cage, il lui disait toujours : “Coco cochon !” Un jour qu’unouvrier procédait à quelque réparation à grands coups de marteau, il a crié : “Un peu de silence, s’il vous plaît !” Et quand on invita desFlamands à la maison, Coco a dit pour la pre-mière et seule fois : “Je suis fier d’être wallon”,raconte la chercheuse. Ce perroquet n’était pas seulement drôle : il avait un sens stupéfiant de l’à-propos ! » Mais fait-il pour autant un motd’esprit ? « Il associe des propos qu’il a retenus àune situation, et il constate que cela fait rire, tempère Vinciane Despret. Comme il s’agit d’une espèce assez exhibitionniste et autocen-trée, il ne met pas longtemps à comprendre qu’ilproduira son petit effet chaque fois qu’il réité-rera cette association. »

Le chien, le singe ou l’oiseau qui fait le pitrecherche-t-il à nous faire rire, ou se réjouit-il de nous avoir fait rire sans le vouloir ? Au fond, peu importe. En appréciant le trait d’humour qui nous est proposé, nous lui donnons en quelque sorte son satisfecit et permettons le partage du contentement, de la bonne hu-meur, de la joie. Une promesse de lien et de plaisir que goûte aussi bien Coco le perroquet que Koko le gorille. p

FIN

« A ceux qui m’amènent un chien trop anxieux, je dis

souvent qu’on va essayer de lui redonner un peu le sens

de l’humour. Je leur conseille de le taquiner »claude béata

vétérinaire comportementaliste

¶à lire

« les

émotions

des animaux »

de Marc Bekoff (Rivages Poche,

2013).

« que diraient

les animaux,

si… on leur

po sait

les bonnes

questions ? »

de VincianeDespret

(Les Empêcheurs de penser en rond, 2012).

« la

psycholo gie

du chien »

de Claude Béata (Odile Jacob,

2008).

Le sensde l’humour

V I C E S E T V E R T U S D E S A N I M A U X 7 | 7

Comportement instinctif et vital,

le jeu, plaisir social, n’est pas réservé

aux humains

SYLVIE SERPRIX

Page 8: 22 AGO Culture

8 | 0123Samedi 22 août 2015 | CULTURE & IDÉES |

GILAD SELIKTAR

Né en 1977, Gilad Seliktar a illustré de nombreux livres pour la jeunesse. Son tra-vail apparaît réguliè-rement dans les prin-cipaux journaux et magazines israéliens, ainsi que dans des anthologies du monde entier. Il est l’auteur de « Pour qui te prends-tu ? » (2005, non traduit) et des Démons de Mongol (Atrabile, 2009), et le coauteur de Ferme 54 (çà et là, 2008) avec sa sœur, l’écrivaine Galit Seliktar.Dernier ouvrage paru : Tsav 8 (çà et là, 2014).

Traduit de l’anglais par François Peneaud.

U N É T É A U T O U R D U M O N D E 7 | 8Nous avons demandé à huit auteurs de bandes dessinées de différents pays de raconter

un souvenir de vacances. Cette semaine, l’Israélien Gilad Seliktar

cette sériea été réalisée

avec les éditions

çà et là