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Ouspensky FRAGMENTS D’UN ENSEIGNEMENT INCONNU

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  • Ouspensky

    FRAGMENTS DUN ENSEIGNEMENT INCONNU

  • Titre original : IN SEARCH OF THE MIRACULOUS

  • CHAPITRE I 17 Retour des Indes. La guerre et la recherche du miraculeux . Confrences sur lInde Moscou. Rencontre de G. Une allusion au groupe des chercheurs de vrit . Le ballet La Lutte des Mages et ltude de soi. Lhomme est une machine gouverne par les influences

    extrieures. Psychologie et mcanique . Tout arrive . Personne ne peut rien faire . Pour faire, il faut tre. La considration, esclavage intrieur. CHAPITRE II 53 Saint-Ptersbourg en 1915. Un groupe est le commencement de tout. Se rendre compte que lon est en prison. Pourquoi la connaissance est-elle tenue secrte? La matrialit du savoir. Peut-on dire que lhomme possde limmortalit? Selon les enseignements anciens, lhomme se compose de quatre

    corps. Image de la formation dun deuxime corps : la fusion des

    poudres. La voie du fakir, la voie du moine, la voie du yogi. Il existe une autre possibilit, celle dune quatrime voie : la voie

    de lhomme rus. CHAPITRE III 87 Quelques points fondamentaux de lenseignement de G. Labsence dunit dans lhomme. Les centres dans lhomme : centres intellectuel, motionnel et

  • moteur, centre instinctif, centre sexuel. Travail du centre sexuel avec son nergie propre. Comment lvolution de lhomme doit tre comprise. La lune se nourrit de lhumanit. Lvolution de lhomme est lvolution de sa conscience. Lhomme na pas de Moi permanent et immuable. Lhomme est compar une maison sans matre, ni intendant. Les fakirs de Bnars. Le bouddhisme de Ceylan. CHAPITRE IV 103 Le dveloppement de lhomme sopre selon deux lignes :

    savoir et tre . Lhomme moderne se caractrise par labsence dunit en lui-

    mme. Son trait principal, cest le sommeil. Le savoir est une chose, la comprhension en est une autre.

    La comprhension est fonction de trois centres. Un nouveau langage fond sur le principe de relativit. Lhomme n 1, lhomme n 2, lhomme n 3. Lhomme n 4 est le produit dun travail dcole, il a un centre

    de gravit permanent. La loi fondamentale : la Loi de Trois ou Loi des Trois

    Forces. Lide de lunit des trois forces dans lAbsolu.

    La multiplicit des mondes . Le rayon de cration.

    CHAPITRE V 127 Reprsentation de lUnivers sous la forme du rayon de cration. De lAbsolu la Lune. nergie ncessaire la croissance de la Lune. Libration du joug de la Lune. Lhomme est un univers en miniature . Les quatre tats de toute substance : Carbone , Oxygne ,

    Azote , Hydrogne .

  • Lhomme a la possibilit dune existence aprs la mort. La parabole de la voiture, du cheval, du cocher et du matre. Possibilit dune langue universelle. Une explication de la Sainte Cne. CHAPITRE VI 149 Le but de lEnseignement et les buts personnels. Destin, accident, volont. Comment devenir un Chrtien ? Connais-toi toi-mme . Les mthodes dobservation de soi. tudier est une chose, changer en est une autre. Limagination, cause du mauvais travail des centres. Les habitudes . Combat contre lexpression des motions ngatives. Relation du centre instinctif et du centre moteur. CHAPITRE VII 173 Quest-ce que la conscience ? Il y a diffrents degrs, diffrents niveaux de conscience. Pour arriver vraiment sobserver, il faut tout dabord se

    rappeler soi-mme . Tentatives dOuspensky. Division de lattention. Nous ne nous rappelons pas nous-mmes . Possibilit dun

    veil. Ncessit dune tude parallle de lhomme et du monde. Lunit

    fondamentale de tout ce qui existe. La Loi de Sept ou Loi dOctave, seconde loi fondamentale. Discontinuit des vibrations, dviation des forces. Lide doctave applique la musique. Intervalles dans le dveloppement des vibrations. Dveloppement correct des octaves. La grande octave cosmique : le rayon de cration. Dieu Saint, Dieu Fort, Dieu Immortel.

  • Ncessit de chocs additionnels . Octaves cosmiques descendantes (cratrices) ; octaves

    ascendantes (volutives). Octaves fondamentales et octaves secondaires (ou intrieures).

    La vie organique, organe de perception de la terre . Une octave latrale dans le rayon de cration. La signification

    de R, nourriture pour la Lune. CHAPITRE VIII 205 Quatre tats de conscience possibles : sommeil, tat de veille,

    rappel de soi, conscience objective. Ltat de veille de lhomme ordinaire est le sommeil. Sans aide extrieure un homme ne peut jamais se voir. Ltude de soi et lobservation de soi en vue de lveil. Identification, considration intrieure et considration

    extrieure. La sincrit doit tre apprise. Tampons : appareils destins amortir les contradictions

    internes. Le concept de conscience morale na rien de commun avec

    celui de moralit. Personne ne fait rien dlibrment pour servir le mal. Essence et personnalit, leurs rles respectifs. Intervention de

    l ducation . Se librer de son destin. La question dargent. CHAPITRE IX 242 Le rayon de cration sous forme de trois octaves de

    radiations. La place de lhomme et sa fonction dans lunivers cr. Les intervalles des octaves cosmiques et les chocs qui les

    remplissent. Les douze triades qui forment la structure de la matire.

  • La Table des Hydrognes. Relation entre les Fonctions de lhomme et les plans de lunivers. Lhomme possde lnergie suffisante pour entreprendre le

    travail sur soi. Apprenez sparer le subtil de lpais. Digestion des trois sortes de nourritures les aliments, lair et

    les impressions partir desquelles se constituent les corps suprieurs .

    Le rappel de soi, premier choc conscient additionnel. Le deuxime choc conscient est fourni par le travail sur les

    motions. Les centres suprieurs sont pleinement dvelopps, ce sont les

    centres infrieurs qui ne le sont pas. Tous les processus intrieurs sont matriels. CHAPITRE X 282 Pourquoi il est impossible de dire o commence la voie. Le centre magntique, un lieu libr de la loi de laccident. La rencontre du matre, premire marche sur l escalier qui

    conduit la voie. Macrocosmos et microcosmos . La doctrine intgrale des

    sept cosmos. Le rapport dun cosmos lautre est celui de zro linfini. Quest-ce quun miracle ? Le systme des cosmos du point de vue de la thorie

    pluridimensionnelle dOuspensky. Une observation complmentaire de G. : le temps est

    respiration . Lhomme na dexistence que dans les limites du systme solaire. CHAPITRE XI 307 Sveiller, mourir, natre , trois stades successifs. Des milliers dattachements, de moi inutiles empchent

    lhomme de sveiller.

  • Quest-ce que veut dire raliser sa propre nullit ? Le courage de mourir . Certaines forces maintiennent lhomme au pouvoir de ses rves. Histoire du magicien et des moutons. Kundalini, puissance de

    limagination. Le sommeil de lhomme est hypnotique. Ncessit dune conjugaison defforts. Un homme seul ne peut

    rien faire. Pour rveiller un homme endormi, il faut un bon choc . Conditions gnrales de lorganisation des groupes. Le matre. La condition dobissance. Le secret. La lutte contre les mensonges en soi-mme. La lutte contre les

    peurs. Sincrit envers soi-mme. Seuls comptent les sur-efforts. Grand accumulateur et petits accumulateurs de la machine

    humaine. Comment disposer de lnergie ncessaire ? Rle du centre

    motionnel. Rle du billement et du rire en tant que dcharge dnergie. CHAPITRE XII 336 Aot 1916. Le travail sintensifie. Quels sont les hommes qui peuvent tre intresss par les ides

    de cet enseignement? Il faut avoir t du. Une exprience faite en commun : raconter sa vie. Ce qui signifie tre sincre . Une question et une rponse propos de lternel Retour. Une autre exprience : sparer lessence de la personnalit. Rle du type dans les relations de lhomme et de la femme. Pouvoir du sexe. Esclavage et libration. Formation du corps

    astral. Labstinence sexuelle est-elle utile pour le travail ? Labus du

    sexe. CHAPITRE XIII 368

  • Ouspensky se prpare aux expriences promises par G. Pour un groupe restreint le miracle commence. Conversations mentales avec G. Le sommeil a cess. Ltude des phnomnes suprieurs exige un tat motionnel

    particulier. Le trait principal dvoil. Ceux qui abandonnent le travail. Le silence comme un test. Le sacrifice dans le processus dveil. Sacrifier sa souffrance. La Table des Hydrognes largie, diagramme mouvant . Le temps est limit la ruse est ncessaire. CHAPITRE XIV 393 Comment transmettre la vrit objective ? La science envisage du point de vue de la conscience. Lide de lunit de toutes choses, fondement de la science

    objective. Possibilit de ltude simultane de lhomme et du monde

    travers les mythes et les symboles. Juste ou fausse approche des symboles selon le niveau de

    comprhension. La mthode symbolique dans les diffrentes voies fondamentales. Le symbole de lennagramme. La Loi de Sept dans son

    rapport avec la Loi de Trois . Faire lexprience de lennagramme par le mouvement. Une langue universelle. Art objectif et art subjectif. La musique objective base sur les octaves intrieures. Conditions ncessaires pour comprendre lart objectif. CHAPITRE XV 419 La religion correspond au niveau de ltre. Apprendre prier.

  • Lglise chrtienne est une cole, dont on ne sait plus quelle est une cole.

    Signification des rites. La vie organique sur la terre. La partie de la vie organique qui volue est lhumanit. Tout processus dvolution commence par la formation dun

    noyau conscient. Lhumanit reprsente par quatre cercles concentriques. Les voies du fakir, du moine et du yogi sont permanentes, les

    coles de la quatrime voie nexistent quun temps. La vrit ne peut parvenir aux hommes que sous la forme de

    mensonge . Comment reconnatre une vritable cole ? Initiations. Chacun doit sinitier soi-mme . CHAPITRE XVI 442 Les vnements historiques de lhiver 1916-1917. La conscience de la matire, ses degrs dintelligence. Classification de toutes les cratures sur la base de trois traits

    cosmiques. Le diagramme de toutes choses vivantes . G. quitte dfinitivement Saint-Ptersbourg. G. tel que lont vu ses lves et tel que le dcrit un journaliste. En labsence de G. ltude thorique des diagrammes se

    poursuit. Construction dune table du temps dans les diffrents cosmos

    largie aux molcules et aux lectrons. Dimensions temporelles des diffrents cosmos. Application de la formule de Minkovski. Relation des diffrents temps aux centres. Calculs cosmiques du

    temps. Ouspensky retrouve G. en juin 1917 Alexandropol. Rapports de

    G. avec sa famille. Les vnements ne sont pas du tout contre nous . Une nouvelle sensation de soi . Bref sjour dOuspensky Saint-Ptersbourg et Moscou. Un

  • message aux groupes. Retour au Caucase. CHAPITRE XVII 481 Aot 1927. Les six semaines dEssentuki. La mise en pratique du travail sur soi. Ncessit imprieuse

    dune cole. Les sur-efforts. Complexit de la machine humaine. Gaspillage dnergie rsultant dune tension musculaire inutile. Lexercice du stop . Une exprience de jene, lobstacle du bavardage. Quest-ce quun pch ? Ny a-t-il pas de voie en dehors des voies ? Les voies , une aide donne chacun selon son type. Les voies dcoles et la voie de la vie, lobyvatel. tre srieux. La voie ardue de lesclavage et de lobissance. Quest-on prt sacrifier ? Le conte armnien du loup et des

    moutons. Astrologie et types. G. annonce la dissolution du groupe. CHAPITRE XVIII 513 Octobre 1917. Retour au Caucase avec G. Attitude de G. lgard de lun de ses lves. Le travail reprend, plus difficile. Ouspensky prend le parti de sen aller. Dautres quittent G. Lennagramme tel quOuspensky en a pouss ltude. Ouspensky, dabord au Caucase, plus tard Constantinople,

    runit un groupe de personnes autour des ides de G. De son ct G. a fond un Institut Tiflis, en ouvre un autre

    Constantinople. Ouspensky lassiste puis sloigne nouveau. G. autorise Ouspensky crire et publier un livre sur son

    enseignement.

  • 1921. Londres. G. part pour lAllemagne. 1922. G. organise son Institut Fontainebleau. Katherine Mansfield. Diffrentes sortes de respirations. La respiration par les

    mouvements . 1923. Dmonstrations de mouvements au thtre des Champs-

    lyses. Dpart de G. pour lAmrique. Ouspensky dcide de poursuivre son travail Londres

    indpendamment.

  • Au cours de ses voyages en Europe, en gypte et en Orient, la recherche dun enseignement qui rsoudrait pour lui le problme des relations de lHomme lUnivers, P. D. Ouspensky avait t amen connatre Georges Gurdjieff dont il tait devenu llve.

    Cest de Gurdjieff quil est question tout au long de ce livre sous linitiale G.

    FRAGMENTS DUN ENSEIGNEMENT INCONNU est le rcit de huit annes de travail passes par Ouspensky auprs de Gurdjieff.

    P. D. OUSPENSKY est mort Londres en Octobre 1947. G. I. GURDJIEFF est mort en Octobre 1949 Paris, aprs avoir donn son plein accord la publication simultane de ce livre New-York, Londres, Paris et Vienne.

  • CHAPITRE PREMIER Je regagnai la Russie au commencement de la premire guerre

    mondiale, en novembre 1914, aprs un voyage relativement long par lgypte, Ceylan et lInde. La guerre mavait trouv Colombo, do je membarquai pour revenir par lAngleterre.

    Javais dit mon dpart de Saint-Ptersbourg que je partais en qute du miraculeux. Le miraculeux est trs difficile dfinir. Mais pour moi ce mot avait un sens tout fait dfini. Il y avait dj longtemps que jtais arriv cette conclusion que, pour chapper au labyrinthe de contradictions dans lequel nous vivons, il fallait trouver une voie entirement nouvelle, diffrente de tout ce que nous avions connu ou suivi jusqu prsent. Mais o commenait cette voie nouvelle ou perdue, jtais incapable de le dire. Javais alors dj reconnu comme un fait indniable que, par-del la fine pellicule de fausse ralit, il existait une autre ralit dont quelque chose nous sparait, pour une raison prciser. Le miraculeux tait la pntration dans cette ralit inconnue. Et il me semblait que la voie vers cet inconnu pouvait tre trouve en Orient. Pourquoi en Orient ? Il tait difficile de le dire. Peut-tre y avait-il dans cette ide une pointe de romantisme ; dans tous les cas il y avait aussi la conviction que rien ne saurait tre trouv ici, en Europe.

    Pendant le voyage de retour et les quelques semaines que je passai Londres, toutes les conclusions que javais tires de ma recherche se trouvrent bouleverses par labsurdit sauvage de la guerre et par toutes les motions

    17 qui taient dans lair, envahissaient les conversations, les journaux, et qui, contre ma volont, maffectrent souvent.

    Mais lorsque, de retour en Russie, je retrouvai les penses avec lesquelles jtais parti, je sentis que ma recherche, et les moindres choses la concernant, taient plus importantes que tout ce qui arrivait ou pouvait arriver dans un monde d videntes absurdits1. Je me

    1 Ceci se rfre un petit livre que je possdais dans mon enfance. Il sappelait videntes Absurdits et appartenait la Petite Collection Stoupin . Ctait un

  • dis alors que la guerre devait tre considre comme une de ces conditions dexistence gnralement catastrophiques au milieu desquelles nous devons vivre, travailler et chercher des rponses nos questions et nos doutes. La guerre, la grande guerre europenne, la possibilit de laquelle je nprouvais pas le besoin de croire et dont pendant longtemps je navais pas voulu reconnatre la ralit, tait devenue un fait.

    Nous y tions, et je vis quelle devait tre prise comme un grand memento mori, montrant quil tait urgent de se hter et quil tait impossible de croire en une vie qui ne menait nulle part.

    La guerre ne pouvait pas me toucher personnellement, du moins pas avant la catastrophe finale qui me paraissait dailleurs invitable pour la Russie, et peut-tre pour toute lEurope, mais non encore imminente. cette poque, naturellement, la catastrophe en marche paraissait seulement temporaire, et personne navait encore pu concevoir toute lampleur de la ruine, de la dsintgration et de la destruction, la fois intrieure et extrieure, dans laquelle nous aurions vivre lavenir.

    Rsumant lensemble de mes impressions dOrient, et particulirement celles de lInde, je devais admettre quau

    18 retour mon problme semblait encore plus difficile et plus compliqu quau dpart. Non seulement lInde et lOrient navaient rien perdu de leur miraculeux attrait, au contraire cet attrait stait enrichi de nouvelles nuances que je ne pouvais pas souponner auparavant. Javais vu clairement que quelque chose pouvait tre trouv en Orient, qui depuis longtemps avait cess dexister en Europe, et je

    livre dimages de ce genre : un homme portant une maison sur son dos, une voiture avec des roues carres, etc. Ce livre mavait beaucoup impressionn lpoque, parce quil sy trouvait de nombreuses images dont je ne pouvais pas dceler le caractre absurde. Elles ressemblaient exactement aux choses ordinaires de la vie. Et, par la suite, jen vins penser que ce livre donnait effectivement des images de la vie relle, mtant convaincu, de plus en plus, en grandissant, que toute la vie nest faite que d videntes absurdits. Mes expriences ultrieures ne firent que me confirmer dans cette conviction.

  • considrais que ma direction prise tait la bonne. Mais javais acquis en mme temps la certitude que le secret tait cach bien plus profondment, et bien mieux, que je ne pouvais lavoir prvu.

    A mon dpart, je savais dj que jallais la recherche dune ou

    de plusieurs coles. Jtais arriv ce rsultat depuis longtemps, mtant rendu compte que des efforts personnels indpendants ne pouvaient pas suffire, et quil tait indispensable dentrer en contact avec la pense relle et vivante qui doit bien exister quelque part, mais avec laquelle nous avons perdu tout lien.

    Cela, je le comprenais, mais lide mme que je me faisais des coles devait se modifier beaucoup durant mes voyages ; en un sens, elle devint plus simple et plus concrte ; en un autre, plus froide et plus distante. Je veux dire que les coles perdirent leur caractre de contes de fes.

    Jadmettais encore, au moment de mon dpart, bien des choses fantastiques concernant les coles. Admettre est peut-tre un mot trop fort. Pour mieux dire, je rvais de la possibilit dun contact non physique avec les coles, dun contact en quelque sorte sur un autre plan. Je ne pouvais pas lexpliquer clairement, mais il me semblait que le premier contact avec une cole devait avoir dj un caractre miraculeux. Jimaginais par exemple la possibilit dentrer en contact avec des coles ayant exist dans un pass lointain, comme lcole de Pythagore ou les coles dgypte, ou lcole de ces moines qui construisirent Notre-Dame, et ainsi de suite. Il me semblait que les barrires de lespace et du temps disparatraient loccasion dun tel contact. Lide des coles tait en elle-mme fantastique, et rien de ce qui les concernait ne me paraissait trop fantastique. Ainsi je ne voyais aucune contradiction entre mes ides et mes efforts pour

    19 trouver aux Indes des coles relles. Car il me semblait que ctait prcisment aux Indes quil me serait possible dtablir une sorte de contact, qui pourrait par la suite devenir permanent, et indpendant de toutes interfrences extrieures.

    Durant mon voyage de retour, plein de rencontres et dimpressions de toutes sortes, lide des coles devint pour moi

  • beaucoup plus relle, presque tangible ; elle perdit son caractre fantastique. Et cela sans doute parce que, comme je men rendis compte alors, une cole ne requiert pas seulement une recherche, mais une slection ou un choix je veux dire : de notre part.

    Quil y et des coles, je nen pouvais douter. Mais il me restait encore me convaincre que les coles dont javais entendu parler et avec lesquelles jaurais pu entrer en contact ntaient pas pour moi. Elles taient de nature franchement religieuse, ou semi-religieuse, et de ton nettement dvotionnel. Elles ne mattiraient pas, pour cette raison surtout que, si javais cherch une voie religieuse, jaurais pu la trouver en Russie. Dautres coles, plus moralisantes, taient dun type philosophique lgrement sentimental, avec une nuance dasctisme, comme les coles des disciples ou des fidles de Ramakrishna ; parmi ces derniers il y avait des gens agrables, mais jeus limpression quil leur manquait une connaissance relle. Dautres coles, ordinairement dcrites comme des coles de yoga et qui sont bases sur la cration dtats de transe, participaient un peu trop, mes yeux, du genre spirite. Je ne pouvais pas leur faire confiance ; elles menaient invitablement se mentir soi-mme ou bien ce que les mystiques orthodoxes, dans la littrature monastique russe, appellent sduction.

    Il y avait un autre type dcoles, avec lesquelles je ne pouvais prendre contact et dont jentendis seulement parler. Ces coles promettaient beaucoup, mais elles demandaient galement beaucoup. Elles demandaient tout demble. Il et donc fallu rester aux Indes et abandonner jamais toute pense de retour en Europe ; jaurais d renoncer toutes mes ides, tous mes projets, tous mes plans, et mengager sur une voie dont je ne pouvais rien savoir lavance.

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    Ces coles mintressaient beaucoup et les personnes qui avaient t en relation avec elles et qui men avaient parl tranchaient nettement sur la moyenne. Cependant il me semblait quil dt y en avoir dun type plus rationnel et quun homme avait le droit, jusqu un certain point, de savoir o il allait.

    Paralllement, jarrivais cette conclusion quune cole peu importe son nom : cole doccultisme, dsotrisme ou de yoga

  • doit exister sur le plan terrestre ordinaire comme nimporte quelle autre espce dcole : cole de peinture, de danse ou de mdecine. Je me rendais compte que lide dcoles sur un autre plan tait simplement un signe de faiblesse : cela signifiait que les rves avaient pris la place de la recherche relle. Je comprenais ainsi que les rves sont un des plus grands obstacles sur notre chemin ventuel vers le miraculeux.

    En route vers lInde, je faisais des plans pour de prochains voyages. Cette fois, je dsirais commencer par lOrient musulman. Jtais attir surtout par lAsie Centrale russe et la Perse. Mais rien de tout cela ntait destin se raliser.

    De Londres, par la Norvge, la Sude et la Finlande, jarrivai

    Saint-Ptersbourg, qui avait dj t rebaptise Ptrograd, et o le patriotisme et la spculation battaient son plein. Peu aprs, je partis pour Moscou reprendre mon travail au journal dont javais t le correspondant aux Indes. Jtais l depuis six semaines environ, lorsque se produisit un petit fait qui devait tre le point de dpart de nombreux vnements.

    Un jour que je me trouvais la rdaction du journal, en train de prparer le numro suivant, je dcouvris, dans La Voix de Moscou je crois, une note de presse relative au scnario dun ballet intitul La Lutte des Mages, qui tait, disait-on, loeuvre dun Hindou. Laction du ballet devait se situer aux Indes et donner une peinture complte de la magie de lOrient avec miracles de fakirs, danses sacres, etc. Je naimai pas le ton hbleur de cette note, mais comme les auteurs de ballets hindous taient plutt rares Moscou, je dcoupai lentrefilet et linsrai dans mon article, y ajoutant cette petite restriction quil y aurait assurment dans ce ballet tout ce que lon ne peut pas trou-

    21 ver dans lInde relle, mais que les touristes vont y chercher. Peu aprs, pour diverses raisons, je quittai le journal et me rendis Saint-Ptersbourg.

    Jy donnai, en fvrier et mars 1915, des confrences publiques sur mes voyages aux Indes. Les titres taient En qute du

  • Miraculeux et Le problme de la Mort. Dans ces confrences, qui devaient servir dintroduction un livre que je projetais dcrire sur mes voyages, je disais quaux Indes le miraculeux ntait pas cherch l o il devrait ltre ; que toutes les voies habituelles taient vaines et que lInde gardait ses secrets bien mieux quon ne croyait ; mais que le miraculeux y existait en fait et se signalait par bien des choses ct desquelles on passait sans en saisir la porte vritable et la signification cache, ou sans savoir comment les approcher. Ctait encore aux coles que je pensais.

    Malgr la guerre, mes confrences veillrent un intrt considrable. Chacune delles attira plus de mille personnes dans le Hall Alexandrowski de la Douma municipale de Saint-Ptersbourg. Je reus de nombreuses lettres, des gens vinrent me voir ; et je sentis que sur la base dune recherche du miraculeux il serait possible de runir un trs grand nombre de personnes qui ne pouvaient plus avaler les formes habituelles du mensonge et de la vie dans le mensonge.

    Je repartis aprs Pques pour donner les mmes confrences

    Moscou. Parmi les personnes rencontres loccasion de ces confrences, il y en eut deux, un musicien et un sculpteur, qui en vinrent trs vite me parler dun groupe de Moscou, engag dans diverses recherches et expriences occultes sous la direction dun certain G., un Grec du Caucase ; ctait justement, comme je le compris, cet Hindou, auteur du scnario du ballet mentionn dans le journal sur lequel jtais tomb trois ou quatre mois auparavant. Je dois confesser que tout ce que ces deux hommes me dirent sur ce groupe et sur ce qui sy passait : toutes sortes de prodiges dautosuggestion mintressa fort peu. Javais trop souvent entendu des histoires de ce genre, et je mtais form une opinion bien nette leur gard.

    ...Des dames qui voient soudain flotter dans leurs

    22 chambres des yeux qui les fascinent et quelles suivent de rue en rue jusqu la maison dun certain Oriental auquel appartiennent ces yeux. Ou bien des personnes qui, en prsence de ce mme Oriental,

  • ont brusquement limpression quil est en train de les transpercer du regard, quil voit tous leurs sentiments, penses et dsirs ; et elles ont dans les jambes une trange sensation, elles ne peuvent plus bouger, et tombent en son pouvoir au point quil peut faire delles tout ce quil dsire, mme distance...

    De telles histoires mtaient toujours apparues comme du mauvais roman. Les gens inventent des miracles pour eux-mmes et ils inventent exactement ce quon attend deux. Cest un mlange de superstition, dautosuggestion et de dbilit intellectuelle ; mais ces histoires, selon ce que jai pu observer, ne voient jamais le jour sans une certaine collaboration des hommes auxquels elles se rapportent.

    Ainsi prvenu par mes expriences prcdentes, ce nest que

    devant les efforts persistants de lune de mes nouvelles connaissances, M., que jacceptai de rencontrer G. et davoir une conversation avec lui.

    Ma premire entrevue modifia entirement lide que javais de lui et de ce quil pouvait mapporter.

    Je men souviens fort bien. Nous tions arrivs dans un petit caf, situ hors du centre, dans une rue bruyante. Je vis un homme qui ntait plus jeune, de type oriental, avec une moustache noire et des yeux perants ; il mtonna dabord parce quil ne semblait nullement sa place dans un tel endroit, et dans une telle atmosphre ; jtais encore plein de mes impressions dOrient, et cet homme au visage de Rajah hindou ou de Scheik arabe, que jaurais vu sous un burnous blanc ou un turban dor, produisait, dans ce petit caf de boutiquiers et de commissionnaires, avec son pardessus noir col de velours et son melon noir, limpression inattendue, trange et presque alarmante, dun homme mal dguis. Ctait l un spectacle gnant, comme lorsquon se trouve devant un homme qui nest pas ce quil prtend tre et avec lequel on doit cependant parler et se conduire comme si on ne sen apercevait pas. G. parlait un russe incorrect avec un fort accent caucasien, et cet accent, auquel nous avons coutume dassocier nimporte quoi sauf des ides philosophiques,

    23 renforait encore ltranget et le caractre surprenant de cette

  • impression. Je ne me rappelle pas le dbut de notre conversation ; je crois que

    nous avons parl de lInde, de lsotrisme et des coles de yoga. Je retins que G. avait beaucoup voyag, quil tait all en certains endroits dont javais tout juste entendu parler et que javais vivement souhait de visiter. Non seulement mes questions ne lembarrassaient pas, mais il me parut quil mettait en chacune de ses rponses bien plus que je navais demand. Jaimais sa faon de parler, qui tait la fois prudente et prcise. M. nous quitta. G. mentretint de ce quil faisait Moscou. Je ne le comprenais pas bien. Il ressortait de ce quil disait que, dans son travail, qui tait surtout de caractre psychologique, la chimie jouait un grand rle. Comme je lcoutais pour la premire fois, je pris naturellement ses paroles la lettre.

    Ce que vous dites me rappelle un fait qui ma t rapport sur une cole du Sud de lInde. Ctait Travancore. Un Brahmane, homme exceptionnel de nombreux gards, parlait un jeune Anglais dune cole qui tudiait la chimie du corps humain et qui avait prouv, disait-il, quen introduisant ou en liminant diverses substances, on pouvait changer la nature morale et psychologique de lhomme. Cela ressemble beaucoup ce dont vous me parlez.

    Oui, dit G., cest possible, mais ce nest peut-tre pas la mme chose du tout. Certaines coles emploient apparemment les mmes mthodes, mais elles les comprennent tout autrement. Une similitude de mthodes, ou mme dides, ne prouve rien.

    Une autre question mintresse beaucoup. Les yogis se servent de diverses substances pour provoquer certains tats. Ne sagirait-il pas de narcotiques, parfois ? Jai fait moi-mme de nombreuses expriences de cet ordre et tout ce que jai lu sur la magie me prouve clairement que les coles de tous les temps et de tous les pays ont fait un trs large usage des narcotiques pour la cration de ces tats qui rendent la magie possible.

    Oui, rpondit G. Dans bien des cas, ces substances sont celles que vous appelez narcotiques. Mais elles peuvent tre employes, je le rpte, de tout autres fins.

    24 Certaines coles se servent des narcotiques de la bonne faon. Leurs

  • lves les prennent alors pour studier eux-mmes, pour mieux se connatre, pour explorer leurs possibilits et discerner lavance ce quils pourront atteindre effectivement au terme dun travail prolong. Lorsquun homme a pu ainsi toucher la ralit de ce quil a appris thoriquement, il travaille ds lors consciemment, il sait o il va. Pour se persuader de la relle existence des possibilits que lhomme souponne souvent en lui-mme, cest parfois la voie la plus facile. Une chimie spciale existe ces fins. Il y a des substances particulires pour chaque fonction. Chaque fonction peut tre renforce ou affaiblie, veille ou mise en sommeil. Mais une connaissance approfondie de la machine humaine et de cette chimie spciale est indispensable. Dans toutes les coles qui suivent cette mthode, les expriences ne sont effectues que lorsquelles sont rellement ncessaires, et seulement sous le contrle expriment et comptent dhommes qui peuvent prvoir tous les rsultats et prendre toutes mesures ncessaires contre les risques de consquences indsirables. Les substances dont on fait usage dans ces coles ne sont donc pas seulement des narcotiques, comme vous les appelez, bien quun grand nombre dentre elles soient prpares partir de drogues telles que lopium, le haschich, etc.

    Dautres coles emploient des substances identiques ou analogues, non des fins dexprience ou dtude, mais pour atteindre, ne serait-ce que pour peu de temps, les rsultats voulus. Un usage habile de telles drogues peut rendre un homme momentanment trs intelligent ou trs fort. Aprs quoi, bien entendu, il meurt ou devient fou, mais cela nest pas pris en considration. De telles coles existent. Vous voyez donc que nous devons parler avec prudence des coles. Elles peuvent faire pratiquement les mmes choses, mais les rsultats seront tout diffrents.

    Tout ce que G. venait de dire mavait profondment intress. Il y avait l, je le sentais, des points de vue nouveaux, qui ne ressemblaient rien de ce que javais rencontr jusqu ce jour.

    Il minvita laccompagner dans une maison o quelques-uns de ses lves devaient se runir.

    25

  • Nous prmes une voiture pour aller Sokolniki. En chemin, G. me dit combien la guerre tait venue se mettre en travers de ses plans : un grand nombre de ses lves taient partis ds la premire mobilisation, des appareils et des instruments trs coteux, commands ltranger, avaient t perdus. Puis il me parla des lourdes dpenses que rclamait son uvre, des appartements trs chers quil avait lous, et vers lesquels je crus comprendre que nous allions.

    Il mapprit ensuite que son uvre intressait de nombreuses personnalits de Moscou, des professeurs et des artistes, me dit-il. Mais lorsque je lui demandai qui, prcisment, il ne me donna aucun nom.

    Je vous pose cette question parce que je suis n Moscou ; dautre part, jai travaill ici pendant dix ans comme journaliste, si bien que je connais plus ou moins tout le monde.

    G. ne rpondit rien. Nous arrivmes dans un grand appartement vide au-dessus dune

    cole municipale ; il appartenait videmment aux matres de cette cole. Je pense que ctait sur la place de lancienne Mare Rouge.

    Plusieurs lves de G. taient runis ; trois ou quatre jeunes gens et deux dames, qui semblaient tre des matresses dcole. Javais dj t dans de tels locaux. Labsence mme de mobilier me confirmait dans mon ide, parce quil nest pas donn de mobilier aux matresses dcole municipale. cette pense, jprouvai un sentiment trange lgard de G. Pourquoi mavait-il racont cette histoire dappartements trs coteux ? Dabord celui-ci ntait pas le sien ; ensuite il tait exempt de loyer, et enfin il naurait pu tre lou plus de 10 roubles par mois. Il y avait l un bluff par trop vident. Je me dis que cela devait signifier quelque chose.

    Il mest difficile de reconstituer le dbut de la conversation avec les lves de G. Jentendis plusieurs mots qui me surprirent ; je mefforai de dcouvrir en quoi consistait leur travail, mais ils ne me donnrent pas de rponse directe, employant avec insistance, en certains cas, une terminologie bizarre et pour moi inintelligible.

    26

  • Ils suggrrent de lire le commencement dun rcit qui avait t crit, me dirent-ils, par un des lves de G., absent de Moscou en ce moment.

    Naturellement jacceptai, et lun deux entreprit haute voix la lecture dun manuscrit. Lauteur racontait comment il avait fait la connaissance de G. Mon attention fut attire par ce fait quau dbut de lhistoire lauteur lisait la mme note que javais lue dans La Voix de Moscou, lhiver prcdent, sur le ballet La Lutte des Mages. Ensuite et ceci me plut infiniment parce que je lattendais lauteur racontait comment, sa premire rencontre, il avait senti que G. le mettait, en quelque sorte, sur la paume de sa main, le soupesait et le laissait retomber. Lhistoire tait intitule clairs de Vrit et avait t crite par un homme videmment dpourvu de toute exprience littraire. Mais elle faisait impression malgr tout, parce quelle laissait entrevoir un systme du monde o je sentais quelque chose de trs intressant, que jaurais t dailleurs bien incapable de me formuler moi-mme. Certaines ides tranges et tout fait inattendues sur lArt, trouvrent aussi en moi une trs forte rsonance.

    Jappris plus tard que lauteur tait une personne imaginaire, et que le rcit avait t crit par deux des lves de G. prsents la lecture, dans lintention de donner un expos de ses ides sous une forme littraire. Plus tard encore, jappris que lide mme de ce rcit venait de G.

    La lecture sarrta la fin du premier chapitre. G. avait cout tout le temps avec attention. Il tait assis sur un sofa, une jambe replie sous lui ; il buvait du caf noir dans un grand verre, fumait et parfois me lanait un regard.

    Jaimais ses mouvements, empreints dune sorte dassurance et de grce fline ; son silence mme avait quelque chose qui le distinguait des autres. Je sentis que jaurais prfr le rencontrer, non pas Moscou, non pas dans cet appartement, mais dans lun de ces endroits que je venais de quitter, sur le parvis de lune des mosques du Caire, parmi les ruines dune cit de Ceylan, ou dans lun des temples du Sud de lInde Tanjore, Trichinopoly ou Madura.

    Eh bien, comment trouvez-vous cette histoire ?

    27

  • demanda G. aprs un bref silence, lorsque la lecture eut pris fin.

    Je lui dis que je lavais coute avec intrt, mais quelle avait selon moi le dfaut de ne pas tre claire. On ne comprenait pas exactement ce dont il tait question. Lauteur disait la trs forte impression produite sur lui par un enseignement nouveau, mais ne donnait aucune ide satisfaisante de cet enseignement mme. Les lves de G. me reprsentrent que je navais pas compris la partie la plus importante du rcit. G. lui-mme ne disait mot.

    Lorsque je leur demandai ce qutait le systme quils tudiaient et ses traits distinctifs, leur rponse fut des plus vagues. Puis ils parlrent du travail sur soi, mais ils furent incapables de mexpliquer en quoi consistait ce travail. Dune manire gnrale, ma conversation avec les lves de G. tait plutt difficile, et je sentais chez eux quelque chose de calcul et dartificiel, comme sils jouaient un rle pralablement appris. Par ailleurs, les lves ntaient pas la taille du matre. Ils appartenaient tous cette couche particulire de l intelligenzia plutt pauvre de Moscou que je connaissais trs bien et dont je ne pouvais rien attendre dintressant. Je songeai mme quil tait trange, vraiment, de les rencontrer sur les chemins du miraculeux. En mme temps, je les trouvais tous gentils et convenables. Les histoires que mavaient racontes M. ne venaient videmment pas de cette source et navaient rien voir avec eux.

    Je voudrais vous demander quelque chose, dit G. aprs un silence. Cet article peut-il tre publi par un journal ? Nous pensions intresser ainsi le public nos ides.

    Cest tout fait impossible, rpondis-je. Dabord, ce nest pas un article, je veux dire que ce nest pas quelque chose ayant un commencement et une fin ; ce nest que le commencement dune histoire, et cest trop long pour un quotidien. Voyez-vous, nous comptons par lignes. La lecture prend peu prs deux heures cela fait 3000 lignes environ. Vous savez ce que nous appelons un feuilleton dans un quotidien un feuilleton ordinaire compte 300 lignes peu prs. Cette partie de lhistoire prendrait ainsi dix feuilletons. Dans les journaux de Moscou, un feuilleton qui comporte une suite nest jamais publi plus dune fois par semaine, ce qui ferait dix semaines.

  • 28 Or il sagit dune conversation dune seule nuit. Cela ne pourrait tre pris que par une revue mensuelle, mais je nen vois aucune dont le genre corresponde. Dans tous les cas, on vous demanderait lhistoire entire avant de vous donner la rponse.

    G. ne rpondit rien, et la conversation prit fin. Mais javais tout de suite prouv au contact de cet homme un sentiment extraordinaire, et mesure que la soire se prolongeait, cette impression navait fait que se renforcer. Au moment de prendre cong, cette pense traversa mon esprit comme un clair : je devais aussitt, sans dlai, marranger pour le revoir et, si je ne le faisais pas, je risquais de perdre tout contact avec lui. Je lui demandai donc si je ne pourrais pas le rencontrer une fois de plus avant mon dpart pour Saint-Ptersbourg. Il me dit quil se trouverait au mme caf, le jour suivant la mme heure.

    Je sortis avec lun des jeunes gens. Je me sentais dans un drle

    dtat une longue lecture que javais peu comprise, des gens qui ne rpondaient pas mes questions, G. lui-mme, avec ses faons dtre peu communes et son influence sur ses lves, que javais constamment ressentie tout cela provoquait en moi un dsir insolite de rire, de crier, de chanter, comme si je venais dchapper une classe ou quelque trange dtention.

    Jprouvais le besoin de communiquer mes impressions ce jeune homme et de me livrer quelque plaisanterie sur le compte de G. et de cette histoire passablement prtentieuse et assommante. Je me voyais racontant cette soire quelques-uns de mes amis. Heureusement, je marrtai temps, pensant : Mais il se prcipitera au tlphone, pour tout leur raconter ! Ils sont tous amis.

    Jessayais donc de me contenir et, sans dire mot, je laccompagnai au tramway qui devait nous ramener au centre de Moscou. Aprs un parcours relativement long, nous arrivmes la place Okhotny Nad, prs de laquelle jhabitais, et l, toujours en silence, nous nous serrmes la main et nous sparmes.

    Je me retrouvai le lendemain en ce mme caf o javais

  • rencontr G. pour la premire fois et cela se renouvela le surlendemain et tous les jours suivants. Durant la

    29 semaine que je passai Moscou, je vis G. chaque jour. Il mtait vite apparu quil dominait beaucoup de questions que je voulais approfondir. Par exemple, il mexpliqua certains phnomnes que javais eu loccasion dobserver aux Indes et sur lesquels personne navait pu me donner dclaircissements, ni sur place, ni plus tard. Et, dans ses explications, je sentais lassurance du spcialiste, une trs fine analyse des faits, et un systme que je ne pouvais pas comprendre, mais dont je sentais la prsence, parce que ses paroles me faisaient penser non seulement aux faits dont on discutait, mais beaucoup dautres choses que javais dj observes ou dont je pressentais lexistence.

    Je ne revis plus le groupe de G. Sur lui-mme, G. parlait peu. Une ou deux fois, il mentionna ses voyages en Orient. Cela maurait intress de savoir o il tait all exactement, mais je fus incapable de le tirer au clair.

    En ce qui concernait son travail de Moscou, G. disait avoir deux groupes sans relation lun avec lautre et occups des travaux diffrents, selon leurs forces et le degr de leur prparation , pour reprendre ses propres paroles. Chaque membre de ces groupes payait 1000 roubles par an, et pouvait travailler avec lui, tout en poursuivant dans la vie le cours de ses activits ordinaires.

    Je lui dis qu mes yeux 1000 roubles par an me semblaient un prix trop lev pour ceux qui navaient pas de fortune.

    G. me rpondit quil ny avait pas dautre arrangement, parce quil ne pouvait pas avoir de nombreux lves, en raison de la nature mme du travail. Dailleurs, il ne dsirait pas et il ne devait pas il accentua ces mots dpenser son propre argent pour lorganisation du travail. Son oeuvre ntait pas, ne pouvait pas tre, du genre charitable, et ses lves devaient trouver eux-mmes les fonds indispensables pour la location des appartements o ils pourraient se runir, pour les expriences et tout le reste. En outre, disait-il, lobservation a montr que les gens faibles dans la vie se rvlent galement faibles dans le travail.

  • Cette ide prsente plusieurs aspects, dit G. Le travail de chacun peut ncessiter des dpenses, des voyages, que sais-je ? Si la vie dun homme est ce point mal organise quune dpense de 1000 roubles

    30 puisse larrter, il sera prfrable pour lui de ne rien entreprendre avec nous. Supposez quun jour son travail exige quil aille au Caire ou ailleurs, il doit avoir les moyens de le faire. Par notre demande, nous voyons sil est capable de travailler avec nous ou non.

    ct de cela, continua-t-il, jai vraiment trop peu de temps pour le sacrifier aux autres, sans mme tre sr que cela leur fera du bien. Japprcie beaucoup mon temps, parce que jen ai besoin pour mon propre travail, parce que je ne peux pas, et, comme je lai dj dit, parce que je ne veux pas le dpenser en vain. Et il y a une dernire raison : il faut quune chose cote pour quelle soit estime .

    Jcoutais ces paroles avec un trange sentiment. Dune part, tout ce que disait G. me plaisait. Jtais attir par cette absence de tout lment sentimental, de tout verbiage conventionnel sur l altruisme et le bien de lhumanit, etc. Mais, dautre part, jtais surpris par le dsir visible quil avait de me convaincre dans cette question dargent, alors que je navais nul besoin dtre convaincu.

    Sil y avait un point sur lequel je ne fusse pas daccord, ctait sur cette faon de runir de largent, parce quaucun des lves que javais vus ne pouvait payer 1000 roubles par an. Si G. avait rellement dcouvert en Orient des traces visibles et tangibles dune science cache et sil continuait ses recherches dans cette direction, alors il tait clair que son oeuvre ncessitait des fonds, ainsi que tout autre travail scientifique, comme une expdition dans quelque partie inconnue du monde, des fouilles entreprendre dans les ruines dune cit disparue ou toutes autres investigations, dordre physique ou chimique, demandant des expriences nombreuses et minutieusement prpares. Il ntait pas du tout ncessaire de chercher me convaincre de tout cela. Au contraire, je pensais que, si G. me donnait la possibilit de mieux connatre ce quil faisait, je serais

  • probablement en mesure de lui trouver tous les fonds dont il pourrait avoir besoin pour mettre solidement son oeuvre sur pied, et je pensais aussi lui amener des gens mieux prpars. Mais naturellement je navais encore quune trs vague ide de ce en quoi pouvait consister son travail.

    Sans le dire ouvertement, G. me donna entendre 19

    quil maccepterait comme un de ses lves si jen exprimais le dsir. Je lui dis que le plus grand obstacle, en ce qui me concernait, venait de ce quil mtait impossible actuellement de demeurer Moscou, parce que je mtais engag envers un diteur de Saint-Ptersbourg, et que je prparais plusieurs ouvrages. G. me dit quil allait parfois Saint-Ptersbourg ; il me promit dy venir bientt et de mavertir de son arrive.

    Mais si je me joins votre groupe, lui dis-je, je me trouverai devant un problme trs difficile. Je ne sais si vous exigez de vos lves la promesse de garder le secret sur tout ce quils apprennent ; je ne pourrais faire une telle promesse. Deux fois dans ma vie, jaurais pu me joindre des groupes dont le travail tait analogue au vtre, daprs ce que je crois comprendre, et cela mintressait beaucoup. Mais dans les deux cas, mon adhsion et signifi que je mengageais garder le secret sur tout ce que jaurais pu apprendre. Et, dans les deux cas, je refusai, parce quavant tout je suis un crivain ; je dsire demeurer libre absolument de dcider par moi-mme de ce que jcrirai et de ce que je ncrirai pas. Si je promets de garder le secret sur ce que lon me dira, peut-tre me sera-t-il bien difficile ensuite de sparer ce qui maura t dit de ce qui aura pu me venir lesprit ce sujet, ou mme spontanment. Par exemple, je ne sais encore presque rien aujourdhui sur vos ides, cependant je suis sr que lorsque nous commencerons parler, nous arriverons trs vite aux questions de lespace et du temps, des dimensions dordre suprieur, et ainsi de suite. Ce sont des questions sur lesquelles je travaille depuis de nombreuses annes. Je nai par ailleurs aucun doute quelles doivent occuper dans votre systme une trs grande place.

  • G. acquiesa. Bien, vous voyez que si nous parlions maintenant sous le

    sceau du secret, je ne saurais plus ds lors ce que je peux crire, et ce que je ne peux plus crire.

    Mais comment voyez-vous donc cette question ? me dit G. On ne doit pas trop parler. Il y a des choses qui ne sont dites que pour les lves.

    Je ne pourrais accepter cette condition qu titre momentan. Naturellement, il serait ridicule que je me mette aussitt crire sur ce que jaurais appris de vous.

    32 Mais si vous ne voulez pas par principe faire un secret de vos ides, si vous vous souciez seulement quelles ne soient pas transmises sous une forme dnature, alors je peux souscrire une telle condition et attendre davoir acquis une meilleure comprhension de votre enseignement. Il mest arriv de frquenter un groupe de personnes qui poursuivaient une srie dexpriences scientifiques sur une trs vaste chelle. Ils ne faisaient pas mystre de leurs travaux. Mais ils avaient pos cette condition que nul dentre eux ne serait en droit de parler ou dcrire sur aucune exprience, moins quil ne soit en mesure de la mener lui-mme bien. Tant quil tait incapable de rpter lui-mme lexprience, il devait se taire.

    Il ne saurait y avoir de meilleure formule, dit G., et si vous voulez bien observer une telle loi, cette question ne se posera jamais entre nous.

    Pour entrer dans votre groupe, y a-t-il des conditions ? demandai-je. Et un homme qui en fait partie lui est-il dsormais li, ainsi qu vous ? En dautres termes, je dsire savoir sil est libre de se retirer et dabandonner le travail, ou bien sil doit prendre sur lui des obligations dfinitives. Et que faites-vous de lui, sil ne les remplit pas ?

    Il ny a aucune condition, dit G., et il ne peut pas y en avoir. Nous partons de ce fait que lhomme ne se connat pas lui-mme, quil nest pas (il appuya sur ce mot), cest--dire quil nest pas ce quil peut et ce quil devrait tre. Pour cette raison, il ne peut prendre aucun engagement, ni assumer aucune obligation. Il ne peut rien

  • dcider quant lavenir. Aujourdhui, il est une personne, et demain il en est une autre. Il nest donc li nous en aucune faon et, sil le dsire, il peut tout instant abandonner le travail et sen aller. Il nexiste aucune obligation, ni dans notre relation envers lui, ni dans la sienne notre gard.

    Si cela lui plat, il peut tudier. Il aura tudier longtemps et travailler beaucoup sur lui-mme. Si un jour il a suffisamment appris, alors ce sera diffrent. Il verra par lui-mme sil aime ou non notre travail. Sil le dsire, il pourra travailler avec nous ; sinon, il peut partir. Jusqu ce moment-l, il est libre. Sil reste aprs cela, il sera capable de dcider ou de prendre ses dispositions pour lavenir.

    33

    Par exemple, considrez ceci. Un homme peut se trouver, pas au commencement bien sr, mais plus tard, dans une situation o il doive garder le secret, au moins quelque temps, sur une chose quil aura apprise. Comment un homme qui ne se connat pas lui-mme pourrait-il promettre de garder un secret ? Naturellement, il peut le promettre, mais peut-il tenir sa promesse ? Car il nest pas un, il y a une multitude dhommes en lui. Lun dentre eux promet et croit quil veut garder le secret. Mais demain un autre en lui le dira sa femme ou un ami devant une bouteille de vin, ou bien il se laissera tirer les vers du nez par un malin quelconque et il dira tout, sans mme sen apercevoir. Ou bien on criera sur lui quand il ne sy attend pas et, en lintimidant, on lui fera faire tout ce quon veut. Quelle sorte dobligations pourrait-il donc assumer ? Non, avec un tel homme, nous ne parlerons pas srieusement. Pour tre capable de garder un secret, un homme doit se connatre et il doit tre. Or un homme comme le sont tous les hommes en est bien loin.

    Quelquefois nous fixons pour les gens des conditions temporaires. Cest un test. Dordinaire, ils cessent trs vite de les observer, mais cela ne fait rien, parce que nous ne confions jamais un homme en qui nous navons pas confiance un secret important. Je veux dire que pour nous, cela ne fait rien, bien que cela dtruise certainement notre relation avec lui, et que cet homme perde ainsi sa chance dapprendre quelque chose de nous, supposer quil y ait quelque chose apprendre de nous. Cela peut aussi avoir des

  • rpercussions fcheuses pour tous ses amis personnels, bien quils puissent ne pas sy attendre.

    Je me souviens que dans une de mes conversations avec G., au

    cours de cette premire semaine o nous fmes connaissance, je lui fis part de mon intention de retourner en Orient.

    Cela vaut-il la peine dy penser ? lui demandai-je. Et croyez-vous que je puisse trouver l-bas ce que je cherche ?

    Cest bien dy aller pour se reposer, pour les vacances, dit G. Mais cela ne vaut pas la peine dy aller pour ce que vous cherchez. Tout cela peut tre trouv ici.

    34

    Je compris quil parlait du travail avec lui. Je lui demandai : Mais les coles qui se trouvent en Orient, au coeur de toutes

    les traditions, noffrent-elles pas certains avantages ? Dans sa rponse, G. dveloppa plusieurs ides que je ne compris

    que beaucoup plus tard. supposer que vous trouviez des coles, vous ne trouveriez

    que des coles philosophiques. Il ny a aux Indes que des coles philosophiques. Les choses avaient t ainsi rparties, il y a trs longtemps : aux Indes la philosophie, en gypte la thorie, et en cette rgion qui correspond aujourdhui la Perse, la Msopotamie et au Turkestan, la pratique.

    En est-il toujours de mme maintenant ? En partie, mme maintenant, rpondit-il, mais vous ne

    saisissez pas clairement ce que je veux dire par philosophie, thorie et pratique. Ces mots ne doivent pas tre entendus dans le sens o ils le sont dordinaire.

    Aujourdhui en Orient vous ne trouverez que des coles spciales ; il ny a pas dcoles gnrales. Chaque matre, ou guru, est un spcialiste en quelque matire. Lun est astronome, lautre sculpteur, le troisime musicien. Et les lves doivent tudier avant tout la matire qui est la spcialit de leur matre, aprs quoi ils passent une autre matire et ainsi de suite. Cela prendrait un millier dannes pour tout tudier.

    Mais vous, comment avez-vous tudi ?

  • Je ntais pas seul. Il y avait toutes sortes de spcialistes parmi nous. Chacun tudiait selon les mthodes de sa science particulire. Aprs quoi, lorsque nous nous runissions, nous nous faisions part des rsultats que nous avions obtenus.

    Et o sont maintenant vos compagnons ? G. demeura silencieux, puis, regardant au loin, il dit lentement : Quelques-uns sont morts, dautres poursuivent leurs travaux,

    dautres sont clotrs. Cette expression de la langue monastique, entendue dans un

    moment o je my attendais si peu, me fit prouver un sentiment de gne trange.

    35

    Et soudain je me rendis compte que G. menait un certain jeu avec moi, comme sil essayait dlibrment de me jeter de temps autre un mot qui pt mintresser et orienter mes penses dans une direction dfinie.

    Lorsque jessayai de lui demander plus nettement o il avait trouv ce quil savait, quelles sources il avait puis ses connaissances et jusquo elles stendaient, il ne me donna pas de rponse directe.

    Savez-vous, me dit-il lorsque vous tes parti pour lInde, les journaux ont parl de votre voyage et de vos recherches. Je donnai mes lves la tche de lire vos livres, de dterminer par eux qui vous tiez et dtablir sur cette base ce que vous seriez capable de trouver. Ainsi vous tiez encore en chemin que nous savions dj ce que vous trouveriez.

    Un jour je questionnai G. sur ce ballet qui avait t mentionn

    dans les journaux sous le nom de La Lutte des Mages et dont parlait le rcit intitul clairs de Vrit. Je lui demandai si ce ballet aurait la nature dun mystre.

    Mon ballet nest pas un mystre, dit G. Javais en vue de produire un spectacle la fois significatif et magnifique. Mais le sens cach, je nai pas tent de le mettre en vidence, ni de le souligner. Une place importante est occupe par certaines danses. Je vous expliquerai brivement pourquoi. Imaginez que pour tudier les

  • mouvements des corps clestes, des plantes du systme solaire, par exemple, un mcanisme spcial soit construit, destin donner une reprsentation anime des lois de ces mouvements et nous en faire souvenir. Dans ce mcanisme, chaque plante, reprsente par une sphre dune dimension approprie, est place une certaine distance dune sphre centrale reprsentant le soleil. Le mcanisme mis en mouvement, toutes les sphres commencent tourner sur elles-mmes en se dplaant le long des trajectoires qui leur ont t assignes, reproduisant sous une forme visible les lois qui rgissent les mouvements des plantes. Ce mcanisme vous rappelle tout ce que vous savez sur le systme solaire. Il y a quelque chose danalogue dans le rythme de certaines danses. Par les mouvements strictement dfinis des danseurs et leurs

    36 combinaisons, certaines lois sont rendues manifestes et intelligibles pour ceux, qui les connaissent. Ce sont les danses dites sacres. Au cours de mes voyages en Orient, je fus maintes fois le tmoin de telles danses, excutes dans des temples anciens pendant les offices divins. Quelques-unes dentre elles sont reproduites dans mon ballet.

    En outre, il y a trois ides la base de la Lutte des Mages. Mais si je donne ce ballet sur une scne ordinaire, le public ne les comprendra jamais .

    Ce que G. dit ensuite me fit comprendre que ce ne serait pas un ballet, dans le sens strict du mot, mais une srie de scnes dramatiques et mimes auxquelles une intrigue fournirait le lien, le tout accompagn de musique et entreml de chants et de danses. Pour dsigner cette suite de scnes, le mot le plus appropri aurait t Revue, mais sans aucun lment comique. Les scnes importantes reprsentaient lcole dun Mage noir et celle dun Mage blanc, avec les exercices de leurs lves et les pisodes dune lutte entre les deux coles. Laction devait se situer au coeur dune cit orientale et comporter une histoire damour qui aurait un sens allgorique le tout entrelac de diverses danses nationales asiatiques, de danses de derviches, et de danses sacres.

    Je fus particulirement intress lorsque G. dit que les mmes acteurs devraient jouer et danser dans la scene du Mage blanc et

  • dans celle du Mage noir ; et quils devraient tre aussi beaux et attrayants, eux-mmes, et par leurs mouvements, dans la premire scne, que difformes et hideux dans la seconde.

    Comprenez-le, disait G., de cette faon, ils pourront voir et tudier tous les cts deux-mmes ; ce ballet prsentera donc un immense intrt pour ltude de soi.

    Jtais bien loin lpoque de pouvoir men rendre compte et jtais surtout frapp par une contradiction.

    Dans la note de presse que javais lue, on disait que ce ballet serait reprsent Moscou, et que certains danseurs clbres y prendraient part. Comment conciliez-vous cela avec lide de ltude de soi ? Ceux-l ne joueront pas et ne danseront pas pour studier eux-mmes.

    Rien nest encore dcid, et lauteur de la note

    37 que vous avez lue ntait pas bien inform. Nous ferons peut-tre tout autrement. Cependant il reste vrai que ceux qui joueront dans ce ballet devront se voir eux-mmes, quils le veuillent ou non.

    Et qui crit la musique ? Ce nest pas dcid non plus. G. najouta rien, et je ne devais plus entendre parler de ce

    ballet pendant cinq ans. Un jour, Moscou, je parlais avec G. de Londres, o javais fait

    quelques mois plus tt un bref sjour. Je lui disais la terrible mcanisation qui envahissait les grandes cits europennes, et sans laquelle il tait probablement impossible de vivre et de travailler dans le tourbillon de ces normes jouets mcaniques.

    Les gens sont en train de tourner en machines, disais-je, et je ne doute pas quils ne deviennent un jour de parfaites machines. Mais sont-ils encore capables de penser ? Je ne le crois pas. Sils essayaient de penser, ils ne seraient pas de si belles machines.

    Oui, rpondit G., cest vrai, mais en partie seulement. La vraie question est celle-ci : de quel penser se servent-ils dans leur travail ? Sils se servent du penser convenable, ils pourront mme penser mieux dans leur vie active au milieu des machines. Mais encore une

  • fois, cette condition quils se servent du penser convenable. Je ne compris pas ce que G. entendait par penser convenable et

    ne le compris que beaucoup plus tard. En second lieu, continua-t-il, la mcanisation dont vous parlez

    nest pas du tout dangereuse. Un homme peut tre un homme il mit laccent sur ce mot tout en travaillant avec des machines. Il y a une autre sorte de mcanisation bien plus dangereuse : tre soi-mme une machine. Avez-vous jamais pens ce fait que tous les hommes sont eux-mmes des machines ?

    Oui, dun point de vue strictement scientifique, tous les hommes sont des machines gouvernes par les influences extrieures. Mais la question est de savoir si le point de vue scientifique peut tre entirement accept.

    Scientifique ou pas scientifique, cela revient au mme pour moi, dit G. Je vous demande de comprendre ce que je dis. Regardez ! tous ces gens que vous voyez il

    38 dsignait la rue sont simplement des machines, rien de plus.

    Je crois comprendre ce que vous voulez dire. Et jai souvent pens combien sont peu nombreux dans le monde ceux qui peuvent rsister cette forme de mcanisation et choisir leur propre voie.

    Cest l justement votre plus grave erreur ! dit G. Vous pensez que quelque chose peut choisir sa propre voie ou rsister la mcanisation ; vous pensez que tout nest pas galement mcanique.

    Mais bien sr ! mcriai-je. Lart, la posie, la pense sont des phnomnes dun tout autre ordre.

    Exactement du mme ordre. Ces activits sont exactement aussi mcaniques que toutes les autres. Les hommes sont des machines, et de la part de machines on ne saurait attendre rien dautre que des actions machinales.

    Trs bien, lui dis-je, mais ny a-t-il pas des gens qui ne sont pas des machines ?

    Il se peut quil y en ait, dit G. Mais vous ne pouvez pas les voir. Vous ne les connaissez pas. Voil ce que je veux vous faire comprendre.

    Jestimais plutt trange quil insistt tellement sur ce point. Ce

  • quil disait me paraissait vident et incontestable. Cependant, je navais Jamais aim les mtaphores en deux mots, qui prtendent tout dire. Elles omettent toujours les diffrences. Or, javais toujours maintenu que les diffrences sont ce qui importe le plus et que, pour comprendre les choses, il fallait avant tout considrer les points o elles diffrent. Il me semblait bizarre, par consquent, que G. insistt tellement sur une vrit qui me semblait indniable, cette condition toutefois de nen pas faire un absolu, et de reconnatre des exceptions.

    Les gens se ressemblent si peu, dis-je. Jestime impossible de les mettre tous dans le mme sac. Il y a des sauvages, il y a des gens mcaniss, il y a des intellectuels, il y a des gnies.

    Rien de plus exact, dit G. Les gens sont trs diffrents, mais la relle diffrence entre les gens, vous ne la connaissez pas et vous ne pouvez pas la voir. Vous parlez de diffrences qui, simplement, nexistent pas. Ceci doit tre compris. Tous ces gens que vous voyez, que vous

    39 connaissez, quil peut vous arriver de connatre, sont des machines, de vritables machines travaillant seulement sous la pression des influences extrieures, comme vous lavez dit vous-mme. Machines ils sont ns, et machines ils mourront. Que viennent faire ici les sauvages et les intellectuels ? Maintenant mme, cet instant prcis, tandis que nous parlons, plusieurs millions de machines sefforcent de sanantir les unes les autres. En quoi diffrent-elles donc ? O sont les sauvages, et o les intellectuels ? Tous les mmes...

    Mais il est possible de cesser dtre une machine. Cest cela que vous devriez penser et non point aux diffrentes sortes de machines. Bien sr, les machines diffrent : une automobile est une machine, un gramophone est une machine et un fusil est une machine. Mais quest-ce que cela change ? Cest la mme chose ce sont toujours des machines.

    Cette conversation men rappelle une autre. Que pensez-vous de la psychologie moderne ? demandai-je un

    jour G. avec lintention de soulever la question de la psychanalyse,

  • dont je mtais mfi depuis le premier jour. Mais G. ne me permit pas daller si loin. Avant de parler de psychologie, dit-il, nous devons

    comprendre clairement de quoi traite cette science et de quoi elle ne traite pas. Lobjet propre de la psychologie, ce sont les hommes, les tres humains. De quelle psychologie il souligna le mot peut-il tre question, lorsquil ne sagit que de machines ? Cest la mcanique qui est ncessaire, et non pas la psychologie, pour ltude des machines. Voil pourquoi nous commenons par ltude de la mcanique. Le chemin est encore trs long, qui mne la psychologie.

    Je demandai : Un homme peut-il cesser dtre une machine ? Ah ! cest toute la question, dit G. Si vous en aviez pos plus

    souvent de pareilles, peut-tre nos conversations auraient-elles pu nous mener quelque part. Oui, il est possible de cesser dtre une machine, mais pour cela, il faut avant tout connatre la machine. Une machine, une machine relle, ne se connat pas elle-mme et elle ne peut

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    pas se connatre. Quand une machine se connat, elle a cess ds cet instant dtre une machine ; du moins nest-elle plus la mme machine quauparavant. Elle commence dj dtre responsable pour ses actions.

    Cela signifie, selon vous, quun homme nest pas responsable de ses actions ?

    Un homme il souligna ce mot est responsable. Une machine nest pas responsable.

    Une autre fois, je demandai G. : Quelle est, votre avis, la meilleure prparation pour ltude

    de votre mthode ? Par exemple, est-il utile dtudier ce que lon nomme la littrature occulte ou mystique ?

    En lui disant cela, javais plus particulirement en vue le Tarot et toute la littrature concernant le Tarot.

    Oui, dit G. On peut trouver beaucoup par la lecture. Par exemple, considrez votre cas : vous pourriez dj connatre bien des

  • choses si vous saviez lire. Je mexplique : si vous aviez compris tout ce que vous avez lu dans votre vie, vous auriez dj la connaissance de ce que vous cherchez maintenant. Si vous aviez compris tout ce qui est crit dans votre propre livre, quel est son titre ? il produisit alors quelque chose de compltement impossible partir des mots : Tertium Organum2 ce serait moi de venir vous, de mincliner et de vous prier de menseigner. Mais vous ne comprenez pas, ni ce que vous lisez, ni ce que vous crivez. Vous ne comprenez mme pas ce que signifie le mot comprendre. La comprhension est cependant lessentiel, et la lecture ne peut tre utile qu la condition de comprendre ce quon lit. Mais il va de soi que nul livre ne peut donner une prparation relle. Il est donc impossible de dire quels livres sont les meilleurs. Ce quun homme connat bien il accentua le mot bien cest cela, qui est une prparation pour lui. Si un homme sait bien comment on fait du caf, ou comment on fait bien des chaussures, alors il est dj possible de parler avec lui. Le malheur veut que personne ne sache bien quoi que ce soit. Tout est connu nimporte comment, dune manire toute superficielle.

    41

    Ctait encore un de ces tours inattendus que G. donnait ses explications. Ses paroles, outre leur sens ordinaire, en contenaient toujours un autre, entirement diffrent. Mais jentrevoyais dj que pour dchiffrer ce sens cach, il fallait commencer par en saisir le sens usuel et simple. Les paroles de G., prises le plus simplement du monde, taient toujours pleines de sens, mais elles avaient aussi dautres significations. La signification la plus large et la plus profonde demeurait voile pendant longtemps.

    Une autre conversation est demeure dans ma mmoire. Je demandais G. ce quun homme devait faire pour assimiler

    son enseignement. Ce quil doit faire ? scria-t-il comme si cette question le

    surprenait. Mais il est incapable de faire quoi que ce soit. Il doit avant tout comprendre certaines choses. Il a des milliers dides fausses et

    2 Titre dun ouvrage de OUSPENSKY (dition anglaise 1922).

  • de conceptions fausses, surtout sur lui-mme, et il doit commencer par se librer au moins de quelques-unes dentre elles, sil veut jamais acqurir quoi que ce soit de nouveau. Autrement, le nouveau serait difi sur une base fausse, et le rsultat serait pire encore.

    Comment un homme peut-il se librer des ides fausses ? demandai-je. Nous dpendons des formes de notre perception. Les ides fausses sont produites par les formes de notre perception.

    G. fit non de la tte : Vous parlez encore dautre chose. Vous parlez des erreurs qui

    proviennent des perceptions, mais il ne sagit pas de cela. Dans les limites de perceptions donnes, on peut errer plus ou moins. Comme je vous lai dj dit, la suprme illusion de lhomme, cest sa conviction quil peut faire. Tous les gens pensent quils peuvent faire, tous les gens veulent faire, et leur premire question concerne toujours ce quils auront faire. Mais vrai dire, personne ne fait rien et personne ne peut rien faire. Cest la premire chose quil faut comprendre. Tout arrive. Tout ce qui survient dans la vie dun homme, tout ce qui se fait travers lui, tout ce qui vient de lui tout cela arrive. Et cela arrive exactement comme la pluie tombe parce que la temprature sest modifie dans les rgions suprieures de latmosphre, cela arrive comme la neige fond sous les rayons du soleil, comme la poussire se lve sous le vent.

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    Lhomme est une machine. Tout ce quil fait, toutes ses actions, toutes ses paroles, ses penses, ses sentiments, ses convictions, ses opinions, ses habitudes, sont les rsultats des influences extrieures, des impressions extrieures. De par lui-mme un homme ne peut pas produire une seule pense, une seule action. Tout ce quil dit, fait, pense, sent tout cela arrive. Lhomme ne peut rien dcouvrir, il ne peut rien inventer. Tout cela arrive.

    Mais pour tablir ce fait, pour le comprendre, pour se convaincre de sa vrit, il faut se librer de milliers dillusions sur lhomme, sur son tre crateur, sur sa capacit dorganiser consciemment sa propre vie, et ainsi de suite. Rien de tel nexiste. Tout arrive les mouvements populaires, les guerres, les rvolutions, les changements de gouvernement, tout cela arrive. Et

  • cela arrive exactement de la mme faon que tout arrive dans la vie de lhomme individuel. Lhomme nat, vit, meurt, construit des maisons, crit des livres, non pas comme il le dsire, mais comme cela arrive. Tout arrive. Lhomme naime pas, ne hait pas, ne dsire pas tout cela arrive.

    Mais aucun homme ne vous croira jamais, si vous lui dites quil ne peut rien faire. Rien ne peut tre dit aux gens de plus dplaisant et de plus offensant. Cest particulirement dplaisant et offensant parce que cest la vrit, et que personne ne veut connatre la vrit.

    Si vous le comprenez, il nous deviendra plus facile de parler. Mais cest une chose de saisir avec lintellect que lhomme ne peut rien faire, et une autre de le ressentir avec toute sa masse, dtre rellement convaincu quil en est ainsi, et de ne jamais loublier.

    Cette question de faire (G. appuyait chaque fois sur ce mot) en soulve dailleurs une autre. Il semble toujours aux gens que les autres ne font jamais rien comme il faudrait, que les autres font tout de travers. Invariablement chacun pense quil pourrait faire mieux. Nul ne comprend ni nprouve le besoin de comprendre que ce qui se fait actuellement et surtout ce qui a dj t fait dune certaine faon, ne pouvait pas se faire dune autre faon. Avez-vous remarqu comme ils parlent tous de la guerre ? Chacun a son propre plan, sa propre thorie. Chacun est davis que lon ne fait rien convenablement. En vrit cependant, tout est fait de la seule manire

    43 possible. Si une seule chose pouvait tre faite diffremment, tout pourrait devenir diffrent. Et alors peut-tre ny aurait-il pas eu la guerre.

    Essayez de comprendre ce que je dis : tout dpend de tout, toutes les choses se tiennent, il ny a rien de spar. Tous les vnements suivent donc le seul chemin quils puissent prendre. Si les gens pouvaient changer, tout pourrait changer. Mais ils sont ce quils sont, et par consquent les choses, elles aussi, sont ce quelles sont.

    Ctait trs difficile avaler. Ny a-t-il rien, absolument rien, qui puisse tre fait ?

    demandai-je.

  • Absolument rien. Et personne ne peut rien faire ? Cest une autre question. Pour faire, il faut tre. Et il faut

    dabord comprendre ce que cela signifie : tre. Si nous poursuivons ces entretiens, vous verrez que nous nous servons dun langage spcial, et que pour tre en tat de parler avec nous, il faut apprendre ce langage. Cela ne vaut pas la peine de parler dans la langue ordinaire, parce que, dans cette langue, il est impossible de se comprendre. Cela vous tonne. Mais cest la vrit. Pour parvenir comprendre, il est ncessaire dapprendre une autre langue. Dans la langue quils parlent, les gens ne peuvent pas se comprendre. Vous verrez plus tard pourquoi il en est ainsi.

    Ensuite on doit apprendre dire la vrit. Cela aussi vous semble trange. Vous ne vous rendez pas compte que lon doit apprendre dire la vrit. Il vous semble quil suffirait de dsirer, ou de dcider de la dire. Et moi je vous dis quil est relativement rare que les gens fassent un mensonge dlibr. Dans la plupart des cas, ils pensent dire la vrit. Et cependant, ils mentent tout le temps, la fois lorsquils veulent mentir et lorsquils veulent dire la vrit. Ils mentent continuellement, ils se mentent eux-mmes et ils mentent aux autres. Par consquent personne ne comprend les autres, ni ne se comprend soi-mme. Pensez-y pourrait-il y avoir tant de discordes, de msententes profondes et tant de haine envers le point de vue ou lopinion de lautre, si les gens taient capables de se comprendre ? Mais ils ne peuvent pas se comprendre, parce quils ne peuvent pas ne pas mentir. Dire la vrit

    44 est la chose du monde la plus difficile ; il faudra tudier beaucoup, et pendant longtemps, pour pouvoir un jour dire la vrit. Le dsir seul ne suffit pas. Pour dire la vrit, il faut tre devenu capable de connatre ce quest la vrit et ce quest un mensonge et avant tout en soi-mme. Or cela, personne ne veut le connatre.

    Les conversations avec G. et la tournure imprvue quil donnait

    chaque ide mintressaient chaque jour davantage, mais je devais partir pour Saint-Ptersbourg.

  • Je me souviens de mon dernier entretien avec lui. Je lavais remerci pour la considration quil mavait accorde et pour ses explications qui, je le voyais dj, avaient chang beaucoup de choses pour moi.

    Il nempche, lui dis-je, que le plus important, ce sont les faits. Si je pouvais voir des faits rels, authentiques, dun caractre nouveau et inconnu, ils pourraient seuls me convaincre que je suis dans la bonne voie.

    Jtais encore en train de penser aux miracles. Il y aura des faits, me dit G. Je vous le promets. Mais on ne

    peut pas commencer par l. Je ne compris pas alors ce quil voulait dire, je ne le compris que

    plus tard, lorsque G., tenant parole, me mit rellement en face de faits. Mais cela ne devait se produire quun an et demi plus tard, en aot 1916.

    De nos derniers entretiens de Moscou, je garde encore le

    souvenir de certaines paroles prononces par G. et qui ne me devinrent intelligibles, elles aussi, que plus tard.

    Il me parlait dun homme que javais rencontr avec lui une fois, et de ses relations avec certaines personnes.

    Cest un homme faible, me disait-il. Les gens se servent de lui, inconsciemment, bien entendu. Et cela, parce quil les considre. Sil ne les considrait pas, tout serait chang et ils changeraient eux-mmes.

    Il me parut bizarre quun homme ne dt pas considrer autrui. Que voulez-vous dire par ce mot : considrer ? lui dis-je. la

    fois, je vous comprends et je ne vous comprends pas. Ce mot a des significations trs diffrentes.

    45

    Cest tout le contraire, dit G. Ce mot na quune signification. Essayez dy penser.

    Plus tard je compris ce que G. entendait par considration. Et je me rendis compte de la place norme quelle occupe dans notre vie, et de tout ce qui en dcoule. G. appelait considration cette attitude qui cre un esclavage intrieur, une dpendance intrieure. Nous

  • emes par la suite maintes occasions den reparler. Je me souviens dune autre conversation sur la guerre. Nous

    tions assis au caf Phillipoff sur la Tverskaya. Il tait bond et trs bruyant. La spculation et la guerre entretenaient une atmosphre fivreuse, dplaisante. Javais mme refus daller dans ce caf. Mais G. avait insist, et, comme toujours avec lui, javais cd. Je comprenais dj, lpoque, quil crait parfois dlibrment des situations qui devaient rendre la conversation plus difficile, comme sil voulait me demander un effort supplmentaire et un acte de rsignation des conditions pnibles ou inconfortables, pour lamour de parler avec lui.

    Mais cette fois-ci le rsultat ne fut pas particulirement brillant ; le bruit tait tel que je ne parvenais pas entendre les choses les plus intressantes. Au commencement, je comprenais ses paroles. Mais le fil mchappa peu peu. Aprs avoir fait plusieurs tentatives pour suivre ses remarques, dont ne me parvenaient plus que des mots isols, je cessai finalement dcouter et me mis observer simplement comment il parlait.

    La conversation avait dbut par ma question : La guerre peut-elle tre arrte ? Et G. avait rpondu : Oui, cela est possible. Cependant je croyais avoir acquis de nos prcdents entretiens la

    certitude quil rpondrait : Non, cela est impossible. Mais toute la question est : Comment ? reprit-il. Il faut un

    grand savoir pour le comprendre. Quest-ce que la guerre ? La guerre est un rsultat dinfluences plantaires. Quelque part, l-haut, deux ou trois plantes se sont trop rapproches ; il en rsulte une tension. Avez-vous remarqu comme vous vous tendez, lorsquun homme vous frle sur un trottoir troit ? La mme tension

    46 se produit entre les plantes. Pour elles, cela ne dure quune seconde ou deux, peut-tre. Mais ici, sur la terre, les gens se mettent se massacrer, et ils continuent se massacrer pendant des annes. Il leur semble, en de telles priodes, quils se hassent les uns les autres ; ou

  • peut-tre quil est de leur devoir de se massacrer pour quelque sublime dessein ; ou bien quils doivent dfendre quelque chose ou quelquun et quil est trs noble de le faire ; ou nimporte quoi de ce genre. Parce quils sont incapables de se rendre compte quel point ils ne sont que de simples pions sur lchiquier. Ils sattribuent une importance ; ils se croient libres daller et de venir leur gr ; ils pensent quils peuvent dcider de faire ceci ou cela. Mais en ralit, tous leurs mouvements, toutes leurs actions sont le rsultat dinfluences plantaires. Et leur importance propre est nulle. Le grand rle, cest la lune qui le tient. Mais nous parlerons de la lune ultrieurement. Il suffit de comprendre que ni lEmpereur Guillaume, ni les gnraux, ni les ministres, ni les parlements, ne signifient rien et ne font rien. Sur une grande chelle, tout ce qui arrive est gouvern de lextrieur, soit par daccidentelles combinaisons dinfluences, soit par des lois cosmiques gnrales.

    Ce fut tout ce que jentendis. Bien plus tard seulement, je compris quil avait alors voulu mexpliquer comment les influences accidentelles peuvent tre dtournes, ou transformes en quelque chose de relativement inoffensif. Ctait l une ide rellement intressante, qui se rfrait la signification sotrique des sacrifices. Mais dans tous les cas, cette ide navait actuellement quune valeur historique et psychologique. Ce qui tait le plus important et ce quil avait dit en quelque sorte en passant, si bien que je ny accordai pas dattention au moment mme et ne men souvins que plus tard, en essayant de reconstituer la conversation concernait la diffrence des temps pour les plantes et pour lhomme.

    Mais, lors mme que je m en souvins, de longtemps je ne russis pas comprendre la pleine signification de cette ide. Plus tard, il mapparut quelle tait fondamentale.

    Cest peu prs cette poque que nous emes une conversation sur le soleil, les plantes et la lune. Bien quelle

    47 mait frapp vivement, jai oubli comment elle commena. Mais je me souviens que G., ayant dessin un petit diagramme, essaya de mexpliquer ce quil appelait la corrlation des forces dans les diffrents mondes . Cela se rapportait ce quil avait dit

  • antrieurement des influences qui agissent sur lhumanit. Lide tait, grosso modo, la suivante : lhumanit ou, plus exactement, la vie organique sur la terre est soumise des influences simultanes provenant de sources varies et de mondes divers : influences des plantes, influences de la lune, influences du soleil, influences des toiles. Elles agissent toutes en mme temps, mais avec prdominance de lune ou de lautre selon les moments. Et pour lhomme il existe une certaine possibilit de faire un choix dinfluences ; autrement dit, de passer dune influence une autre.

    Expliquer comment, ncessiterait des dveloppements beaucoup trop longs, dit G. Nous en parlerons une autre fois. Pour le moment, je voudrais que vous compreniez ceci : il est impossible de se librer dune influence sans sassujettir une autre. Toute la difficult, tout le travail sur soi, consiste choisir linfluence laquelle vous voulez vous soumettre, et tomber rellement sous cette influence. cette fin, il est indispensable que vous sachiez prvoir linfluence qui vous sera le plus profitable.

    Ce qui mavait intress dans cette conversation, cest que G. avait parl des plantes et de la lune comme dtres vivants, ayant un ge dfini, une priode de vie galement dfinie et des possibilits de dveloppement et de passage sur dautres plans de ltre. De ses paroles, il ressortait que la lune ntait pas une plante morte, comme on ladmet gnralement, mais au contraire, une plante ltat naissant, une plante son tout premier stade de dveloppement, qui navait pas encore atteint le degr dintelligence que possde la terre, pour reprendre ses propres termes.

    La lune grandit et se dveloppe, dit G., et un jour elle arrivera, peut-tre, au mme niveau de dveloppement que la terre. Alors, auprs delle, apparatra une lune nouvelle et la terre deviendra leur soleil toutes deux. Il fut un temps o le soleil tait comme la terre aujourdhui, et la terre, comme la lune actuelle. En des temps plus lointains encore, le soleil tait une lune.

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    Cela avait aussitt attir mon attention. Rien ne mavait jamais paru plus artificiel, plus suspect, plus dogmatique, que toutes les thories habituelles sur lorigine des plantes et des systmes solaires,

  • commencer par celle de Kant-Laplace jusquaux plus rcentes, avec tout ce quon y a chang et ajout. Le grand public considre ces thories, ou tout au moins la dernire dont il ait eu connaissance, comme scientifiquement prouves. Mais en ralit, rien nest moins scientifique, rien nest moins prouv. Cest pourquoi le fait que le systme de G. admt une thorie toute diffrente, une thorie organique tirant son origine de principes entirement nouveaux, et rvlant un ordre universel diffrent, mapparut fort intressant et important.

    Quel est le rapport entre lintelligence de la terre et celle du soleil ? demandai-je.

    Lintelligence du soleil est divine, rpondit G. Cependant la terre peut parvenir la mme lvation ; mais il ny a l bien entendu rien dassur : la terre peut mourir avant dtre arrive rien.

    De quoi cela dpend-il ? La rponse de G. fut des plus vagues. Il y a une priode dfinie, dit-il, pendant laquelle certaines

    choses peuvent tre accomplies. Si, au bout du temps prescrit, ce qui aurait d tre fait ne la pas t, alors la terre peut prir sans tre parvenue au degr quelle aurait pu atteindre.

    Cette priode est-elle connue ? Elle est connue, dit G., mais les gens nauraient pas avantage

    le savoir. Ce serait mme pire. Les uns le croiraient, dautres ne le croiraient pas, dautres encore demanderaient des preuves. Puis ils commenceraient se casser la figure. Cela se termine toujours ainsi avec les gens.

    Moscou, la mme poque, nous emes sur lart plusieurs

    conversations intressantes. Elles se rapportaient au rcit qui avait t lu le premier soir o je vis G.

    Pour le moment, dit-il, vous ne comprenez pas encore que les hommes peuvent appartenir des niveaux trs diffrents, sans avoir lair de diffrer le moins du monde. Or il y a diffrents niveaux darts, tout comme il y a diffrents niveaux dhommes. Mais vous ne voyez

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  • pas aujourdhui que la diffrence de ces niveaux est beaucoup plus grande que vous ne pouvez le croire ; vous mettez tout sur le mme plan, vous juxtaposez les choses les plus diffrentes, et vous vous imaginez que les diffrents niveaux vous sont accessibles.

    Tout ce que vous appelez art nest que reproduction mcanique, imitation de la nature sinon dautres artistes simple fantaisie, ou encore essai doriginalit : tout cela nest pas de lart pour moi. Lart vritable est tout autre. Dans certaines oeuvres dart, en particulier dans les oeuvres les plus anciennes, vous tes frapp par beaucoup de choses que vous ne pouvez vous expliquer et que vous ne retrouvez pas dans les uvres dart modernes. Mais comme vous ne comprenez pas o est la diffrence, vous loubliez trs vite et continuez de tout englober sous la mme rubrique. Et pourtant, la diffrence est norme entre votre art et celui dont je parle. Dans votre art, tout est subjectif la perception qua lartiste de telle ou telle sensation, les formes dans lesquelles il cherche lexprimer, et la perception de ces formes par les autres. En prsence dun seul et mme phnomne, un artiste peut sentir dune certaine faon, et un autre artiste dune faon toute diffrente. Un mme coucher de soleil peut provoquer une sensation de joie chez lun et de tristesse chez lautre. Et ils peuvent sefforcer dexprimer la mme perception par des mthodes ou dans des formes sans rapport entre elles ; ou bien des perceptions trs diverses sous une mme forme selon lenseignement quils ont reu, ou en opposition avec lui. Et les spectateurs, les auditeurs ou les lecteurs percevront non pas ce que lartiste voulait leur communiquer, ou ce quil a ressenti, mais ce que les formes par lesquelles il aura exprim ses sensations leur feront prouver par association. Tout est subjectif et tout est accidentel, cest--dire bas sur des associations les impressions accidentelles de lartiste, sa cration (il accentua le mot cration) et les perceptions des spectateurs, des auditeurs, ou des lecteurs.

    Dans lart vritable, au contraire, rien nest accidentel. Tout est mathmatique. Tout peut tre calcul, et prvu davance. Lartiste sait et comprend le message quil veut transmettre, et son oeuvre ne peut pas produire une certaine impression sur un homme et une impression

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  • toute diffrente sur un autre condition, naturellement, de prendre des personnes dun mme niveau. Son oeuvre produira toujours, avec une certitude mathmatique, la mme impression.

    Cependant, la mme oeuvre dart produira des effets diffrents sur des hommes de diffrents niveaux. Et ceux dun niveau infrieur nen tireront jamais autant que ceux dun niveau plus lev. Voil lart vrai, objectif. Prenez par exemple un ouvrage scientifique un livre dastronomie ou de chimie. Il ne peut pas tre compris de deux manires : tout lecteur suffisamment prpar comprend ce que lauteur a voulu dire et prcisment de la faon dont lauteur a voulu tre compris. Une oeuvre dart objective est exactement semblable lun de ces livres, avec cette seule diffrence quelle sadresse lmotion de lhomme et non pas sa tte.

    Existe-t-il de nos jours des oeuvres dart de ce genre ? Naturellement, il en existe, rpondit G. Le grand Sphinx

    dgypte en est une, de mme que certaines oeuvres architecturales connues, certaines statues de dieux, et bien dautres choses encore. Certains visages de dieux ou de hros mythologiques peuvent tre lus comme des livres, non pas avec la pense, je le rpte, mais avec lmotion, pourvu que celle-ci soit suffisamment dveloppe. Au cours de nos voyages en Asie Centrale, nous avons trouv dans le dsert, au pied de lHindu Kush, une curieuse sculpture dont nous avions pens dabord quelle reprsentait un ancien dieu ou dmon. Elle ne nous donna au dbut quune impression dtranget. Mais bientt nous avons commenc sentir le contenu de cette figure : ctait un grand et complexe systme cosmologique. Petit petit, pas pas, nous avons dchiffr ce systme : il sinscrivait sur son corps, sur ses jambes, sur ses bras, sur sa tte, sur son visage, sur ses yeux, sur ses oreilles, et partout. Dans cette statue, rien navait t laiss au hasard, rien ntait dpourvu de signification. Et, graduellement, se fit jour en nous lintention des hommes qui lavaient rige. Nous pouvions dsormais sentir leurs penses, leurs sentiments. Certains dentre nous croyaient voir leurs visages et entendre leurs voix. En tout cas, nous avions saisi le sens de ce quils voulaient nous transmettre travers des milliers dannes,

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  • et non seulement ce sens, mais tous les sentiments et motions qui lui taient lis. Cela, ctait vraiment de lart .

    Jtais trs intress par ce que G. avait dit sur lart. Son principe

    de division entre art su