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    Lunit des sciences sociales

    Dbat entre Bernard Lahire et Andr Orlan

    ric MONNET

    Pour Andr Orlan et Bernard Lahire, la valeur conomique des biens changs estavant tout sociale. Une meilleure comprhension de l'conomie doit donc se faire parune confrontation, voire une union, avec les autres sciences sociales, en reconnaissant

    que, comme le suggrait mile Durkheim, l'ide de valeur conomique et celle devaleur religieuse ne doivent pas tre sans rapports.

    Discussion anime par ric Monnet, en partenariat avec les Journes de lconomie.http://www.journeeseconomie.org/.

    La Vie des ides : Dans vos derniers ouvrages respectifs, vous tudiez la valeurconomique en insistant sur le fait quelle est toujours une valeur sociale. Comment etpourquoi la notion de valeur est-elle devenue centrale dans vos crits ?

    Andr Orlan :Pour les conomistes, la notion de valeur est cruciale. Elle est au centre deleur construction thorique en tant quelle a pour vocation de rpondre la question princepsque se pose tout conomiste : de quoi les prix sont-ils faits ? Rappelons dailleurs que le cadreconceptuel qui domine aujourdhui la pense conomique trouve son origine dans unervolution conceptuelle, la rvolution marginaliste , dont lenjeu est prcisment cettequestion de la valeur. Cest dire le rle stratgique que joue cette notion !

    Contre la conception des classiques (Adam Smith et David Ricardo) pour qui la valeurdun bien mesure la quantit de travail qui a t ncessaire sa production, les thoriciens dits

    marginalistes ou noclassiques dfendent une approche qui identifie la valeur dunbien lutilit quil procure, calcule la marge. Cette rvolution a eu lieu aux alentours de1870 et fut initie simultanment, et de manire indpendante, par trois conomistes denationalit distincte : lautrichien Carl Menger en 1871, langlais Stanley Jevons en 1871 et lefranais Lon Walras en 1874. Depuis plus de 140 ans, elle na jamais t vritablementremise en question. Elle demeure aujourdhui le socle conceptuel incontest sur la baseduquel les conomistes noclassiques construisent leurs analyses. Mon point de vue est quecette conception enferme la rflexion dans un carcan bien trop troit, conduisant une visiontronque de ce quest le capitalisme.

    Ma critique porte aussi bien sur la conception classique de la valeur que sur la

    conception noclassique dans la mesure o toutes deux ont en commun de proposer un

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    concept de valeur conomique en radicale rupture avec ce que les autres sciences socialesnomment valeur lorsquelles sintressent aux valeurs esthtiques, morales ou religieuses.Pour celles-ci, les valeurs renvoient des croyances collectives dotes dune force propre faonner les manires dagir, de sentir et de penser des acteurs sociaux. En consquence, lesvaleurs sont essentiellement des puissances sociales. Rien de tel en conomie ! Les valeurs y

    sont du ct de la mesure de ce qui est (travail ou utilit) et non pas du processus social demise sous tension des individualits.

    On est alors face au paradoxe suivant : alors que lemploi du concept de valeur partoutes les sciences sociales, y compris lconomie, pouvait sembler offrir un terrain commun toutes ces disciplines, autrement dit loccasion de rencontres et de dialogues, en fait ceconcept fut le lieu mme dun schisme radical en ce que la dimension de reprsentationcollective que partagent les approches anthropologiques, historiques ou sociologiques a tradicalement rejete de lapproche conomique de la valeur. Pourtant, selon moi, ce schisme

    peut tre surmont ds lors que lon comprend, comme je le propose, que la valeurconomique nest ni du ct du travail, ni du ct de lutilit, mais du ct de la monnaie. Elle

    renvoie essentiellement la puissance quexerce le dsir de monnaie sur les psychsindividuelles, par exemple lorsquil conduit lextension du domaine de la marchandise, ycompris en prenant le pas sur dautres valeurs.

    Si japprcie tant le livre de Bernard Lahire, Ceci nest pas quun tableau, cest poursa capacit donner comprendre la magie sociale quexercent les valeurs esthtiques. Cemme concept de magie sociale me parat tout aussi adapt pour saisir ce quil en est desvaleurs conomiques. Pensons, par exemple, aux bulles spculatives qui entranent toute unecommunaut financire, pourtant suppose pleinement rationnelle, dans des croyancesdmesures. Par ailleurs, cette nouvelle hypothse, outre son aptitude mieux rendre comptede la ralit du capitalisme, ne laisse subsister aucun doute quant la pleine appartenance dela discipline conomique aux sciences sociales. Dsormais, parce quanthropologie,conomie, histoire et sociologie partagent un mme concept de valeur, elles parlent un mmelangage, ce qui est le garant dune fconde coopration.

    Bernard Lahire :Mme si le concept de valeur peut paratre, premire vue, occuperune place moins centrale en sociologie quen conomie, il est prsent, implicitement ouexplicitement, dans toutes les sociologies qui sintressent la question des ingalits et du

    pouvoir (ou des diffrentes formes de pouvoir). Toute diffrence sociale (culturelle,conomique, etc.) constatable n'est pas interprtable en termes d'ingalit. Il faut pour celaquelle concerne des objets, des pratiques ou des comptences qui ont, du point de vue des

    croyances collectives les plus communment partages, de la valeur . Pour qu'unediffrence puisse tre interprte comme une ingalit, il faut considrer que la privation dunbien matriel ou symbolique constitue un manque, un handicap ou une injustice. La questionde l'ingalit est donc clairement lie la croyance en la valeur et en la lgitimit d'un bien,d'un savoir ou d'une pratique, c'est--dire ce que l'on pourrait appeler le degr de dsirabilitcollectiveentretenue leur gard.

    Par exemple, cest seulement au moment o la culture scolaire est devenue une valeursociale collectivement partage, et une condition daccs des places dans la division socialedu travail, quun discours sur les ingalits sociales daccs lcole a pu se dvelopper. Celasignale le caractre fondamentalement historique (et modifiable) des sentiments collectifs de

    dsirabilit pour telle ou telle catgorie de biens matriels ou symboliques, et oblige lechercheur qui mesure habituellement les diffrentes sortes dingalits prendre conscience

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    des croyances collectives qui constituent les conditions symboliques dexistence de cesingalits et des sentiments dinjustice. Le sociologue doit tudier la gense de ces croyances,les processus de lgitimation, de d-lgitimation ou de re-lgitimation des diffrentes sortesde biens, et en fin de compte, les luttes pour la dfinition de ce qui compte , de ce qui ade la valeur , de ce qui fait capital .

    La mtaphore du capital culturel (ou scolaire) file par Pierre Bourdieu et Jean-ClaudePasseron dans La Reproduction (1970) montre bien que, ds les annes 1960-1970, lasociologie franaise avait pris acte du fait que la culture lgitime, et notamment celle queslectionne lcole comme tant digne dtre transmise, fonctionne, dans des formationssociales hautement scolarises, comme une monnaie qui est ingalement distribue et qui,

    pour cette raison, donne accs des privilges divers et varis. Lcole est devenue uneinstitution habilite dlivrer une monnaie dun genre particulier : les titres scolaires.

    Jai personnellement commenc minterroger sur ce qui fait la valeur des titresscolaires, avant de me pencher sur la question de la valeur que lon accorde aux objets dart. Il

    me semble toutefois que tout chercheur qui sintresse la question du pouvoir (ou despouvoirs) rencontre la question de ce qui est constitu collectivement comme important (vslinsignifiant ou le secondaire), de ce qui est collectivement dsirable (vsce par rapport quoion reste indiffrent ou que lon trouve dtestable), de ce qui a de la valeur (vs ce qui en estdpourvu). Mais si lon veut se donner une chance de saisir le lien profond entre lesdiffrentes sortes de valeurs (conomique, religieuse, culturelle, esthtique, etc.) que

    portent nos socits plutt que de les traiter sparment (thorie conomique, anthropologieou histoire religieuse, sociologie ou histoire de lart, etc.), il faut mon sens revenir lopposition entre le sacr et le profane. Dans lhistoire des socits, les dominants sonttoujours ceux qui sont parvenus sapproprier ces valeurs, cest--dire ces diffrentes formesde sacr, dont ils possdent les objectivations matrielles (argent, titres de noblesse ou titresscolaires, uvres dart, etc.) ou dont ils prtendent tre les incarnations exemplaires.

    Parce quAndr Orlan ne fait pas de la valeur conomique quelque chose deradicalement tranger la valeur religieuse ou culturelle , je me retrouve compltementdans lanalyse de la valeur conomique quil dveloppe notamment dans LEmpire de lavaleur.Il renoue en cela avec les rflexions thologiques qui se sont dployes en Occidentautour du XIIIesicle. Les thologiens qui critiquaient le caractresubstantiellementmagique

    prt leau bnite et qui insistaient sur le caractre conventionnel de cette magie, lacomparaient au mreau , jeton dairain que distribuait un ministre du roi aux pauvres pouravoir le droit dtre admis la table royale (Irne ROSIER-CATACH, La Parole efficace :

    signe, rituel, sacr, Seuil, Des travaux , Paris, 2004). Le mreau tait donc ce quipermettait dobtenir un repas, mais son pouvoir (et sa valeur) supposait que les hommescroient en la force du pouvoir royal, de mme quils doivent croire en la force du pouvoir deDieu pour transmuter une eau banale en eau bnite dont on ne peut plus faire nimporte quoi.

    La Vie des ides : Une thorie unique de la valeur implique toutefois de devoir travailleravec des chelles danalyses diffrentes (autorit de lexpert, de ltat, de la monnaie,dune agence de notation, dune thorie, de la religion, dune personne etc.) Comment,de manire empirique, les sciences sociales peuvent-elles reposer sur une thorieunique de la valeur tout en reconnaissant que la valeur dun bien sexplique par

    diffrents niveaux d enchevtrement dautorit, et que lanalyse peut ainsi portersur des chelles et des temporalits diffrentes ?

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    Bernard Lahire :Je pense que la variation des chelles dobservation et danalyse est unencessit pour les sciences sociales. Beaucoup trop de chercheurs restent une fois pour toute

    bloqus sur une chelle donne en perdant soit en prcision (cf. les macrosociologues qui,rivs sur les grandes structures, regardent de trs loin les actions des individus), soit en

    capacit mettre en perspective leurs observations ou leurs analyses (cf. les microsociologuesqui ignorent ce que les interactions quils tudient doivent aux cadres structurels qui lesrendent possibles et lhistoire de longue dure de ces structures). Mais cela nempche pasdavoir pour ambition de constituer une thorie gnrale de la valeur ou de la domination.

    Dans mon travail sur la trajectoire sociohistorique de plusieurs toiles attribuables Nicolas Poussin, tout en dveloppant une thorie gnrale du sacr et de la domination,janalyse autant des interactions et des vnements trs prcis (larrive du tableau au MBAde Lyon, une journe dtude entre historiens dart, les diffrents moments dun procs, etc.),que des histoires plus ou moins long terme (lhistoire de prcdents judiciaires, lhistoire dela fortune de Poussin, lhistoire de la constitution de la catgorie d art et d artiste ,

    lhistoire des saintes reliques qui a prcd lhistoire de lart, lhistoire de la mtamorphose dusacr et des formes dexercice du pouvoir, etc.).

    Andr Orlan : La rponse de Bernard Lahire me convient parfaitement. Lconomistecomme le sociologue sont confronts des dynamiques dchelles distinctes quil convientdarticuler. cette fin, la perspective marxiste qui est la mienne, revisite et enrichie desrflexions proposes par les conomistes institutionnalistes franais depuis plus de trente ans(Thorie de la rgulation et conomie des conventions), offre une clef essentielle par le faitquelle ne rduit pas lconomie aux seuls marchs mais y intgre pleinement le rle que

    jouent les institutions.

    Lexemple du rapport salarial est ici exemplaire en ce que le conflit de classes a donnnaissance historiquement des modalits fort diverses de rgulation du salariat. Ny voirquun march du travail o saffrontent offre et demande pour dterminer un prix est, non pasfaux, mais grandement insuffisant. Les syndicats, la ngociation collective, la loi, pour ne

    prendre que ces exemples, sont des faits institutionnels qui psent dun grand poids pour quicherchent comprendre lvolution des salaires. Or, il me semble que la rinterprtation duconcept de valeur selon les lignes que jai indiques permet daccueillir ces ralitsinstitutionnelles par le fait quy est reconnue la puissance propre au social telle que lesinstitutions la captent et la rflchissent. Je ne dis pas que ceci suffit rsoudre tous les

    problmes mais que mon outillage conceptuel est dune plus grande richesse que celui des

    conomistes pour lesquels il nest daction quindividuelle. Par exemple, la politiquemontaire parce quelle renvoie systmatiquement aux reprsentations sociales dominantes deson poque, ne peut tre rendue intelligible que si lconomiste intgre ses analyses ce rledes croyances collectives et des valeurs.

    Pensons au banquier central allemand, responsable de la politique montaire aumoment de lhyperinflation en 1923. Sa conduite peut apparatre comme tant parfaitementirrationnelle dans la mesure o il na nullement cherch restreindre lmission montaire

    pour combattre linflation. Mais il nen est rien. Il se trouve quen 1923, dans les milieuxdirigeants allemands, dominait la conviction que les rparations taient la cause fondamentalede lhyperinflation et que toute mesure serait inutile, et mme contreproductive, tant que les

    rparations nauront pas t abroges. Cest ce quon a appel la thorie de la balance despaiements (Zahlungsbilanztheorie) : en poussant au dficit de la balance des paiements, les

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    rparations provoqueraient la dprciation montaire. En vertu de cette analyse thoriquedominante, il tait rationnel pour le banquier central daccompagner linflation. En conomie,comme dans les sciences historiques, il nest de rationalit quen contexte.

    La Vie des ides : Quel rle joue lincertitude dans vos analyses ? Vous prsentez tousles deux des critiques du traitement de lincertitude par dautres courants de lasociologie et de lconomie, tout en reconnaissant la ncessit de cette notion. Lesdiscussions et les critiques que vous proposez me semblent dautant plus importantesquil est aujourdhui courant dassigner comme objectif premier aux sciences sociales lamodlisation, la prvision, et mme la rduction, du risque et de lincertitude(conomique, sociale, sanitaire etc.)

    Bernard Lahire :Au fond, toute mon analyse dans Ceci nest pas quun tableaumontre queles sociologues dits pragmatistes exagrent quand ils font de lincertitude le cur de touteaction. Une controverse en cours entre experts propos du statut dun tableau (copie ? faux ?

    authentique ?) semble correspondre cette dfinition, parce quon ne sait pas qui valemporter, ce quil va advenir des diffrentes toiles, etc. Et pourtant cette incertitude relativese vit sur fond de grandes certitudes ininterroges : les acteurs de la controverse sont daccordsur les moyens quil faut employer pour tenter dimposer leur vue, ils sont aussifondamentalement daccord sur le fait quil est important de mener cette controverse parceque lart est une chose importante ; de mme, tout le monde est daccord aussi pour considrerque Poussin est un grand peintre, et quil est normal quun tableau de Poussin se vendent

    plusieurs millions deuros sur le march de lart, etc.

    Bref, plutt que de faire comme si les acteurs inventaient en permanence le mondedans lequel ils vivent, ce qui correspond une vision exagrment romantique de la viesociale, les chercheurs devraient sattacher montrer sur quels sols de croyances et dans quels tats de faits les acteurs agissent sans toujours le savoir. Les tres humains naissent dansun tat de la socit qui est le produit sdiment dune trs longue histoire : ils ninventent nila langue, ni le droit, ni la monnaie, ni lart et font avec tout cela et bien dautres chosesencore. Leur destin socioprofessionnel est en grande partie statistiquement (et nonmcaniquement) scell en fonction des proprits sociales de leur famille et un peu deralisme scientifique nous permet de dire que le systme capitaliste, et toutes les ingalitsquil engendre, ne va pas seffondrer au cours des prochains mois

    Andr Orlan : La position de lconomiste est un peu diffrente dans la mesure o

    lincertitude est, en conomie, une ralit extrmement importante. Pensons la capacit dunproducteur couler ses marchandises. Deux variables sont ici fondamentales : lvolution dugot des acheteurs et celle des technologies. Si les prfrences des consommateurs sedtournent de son produit ou si les standards de productivit voluent en sa dfaveur, notre

    producteur ne sera plus capable de vendre sa production. Or notre producteur ne possdequune information trs imparfaite quant aux changements prvisibles de ces deux variables.Il sensuit, de la part des acteurs conomiques, une angoisse permanente quant leur capacit conserver leur statut social. On peut montrer quun des rles essentiels de la monnaieconsiste prcisment en ceci quil offre aux acteurs une forme dassurance contre les alasconomiques. Pour cette raison, dans les priodes de crise, la demande de liquidit saccrot.Cest ce que Keynes nommait le motif de prcaution .

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    La Vie des ides : Quel est le rle de ltat dans vos thories ? Doit-on selon vous luidonner, lui reconnatre, un rle ou statut particulier dans llaboration des valeurs etreprsentations sociales, comme le faisait Durkheim, et par l galement dans ladtermination de la valeur conomique ?

    Andr Orlan :Le rle de ltat dans nos socits capitalistes est tout fait central. Dansmes travaux, jai insist en particulier sur les liens existant entre monnaie et souverainetsans, cependant, adhrer la position chartaliste selon laquelle la monnaie serait une craturede ltat. Le modle que jai en tte est plus complexe quune simple subordination de lavaleur conomique aux objectifs voulus par ltat. Cela tient au fait que la monnaie, en tantque pouvoir universel dacheter, est lorigine dune puissance spcifique qui ne doit rien ltat puisquelle trouve sa source dans la confiance que lui porte la communaut deschangistes. Que cette confiance chappe ltat qui ne saurait limposer est une vritmaintes fois observe, par exemple, au moment de lpisode rvolutionnaire, lorsque mme lamenace de la peine de mort ne suffit pas faire accepter dans les changes les assignats.

    Cependant, il est non moins clair que le pouvoir politique ne peut se permettre de voirla puissance montaire lui chapper totalement. Il nest que de penser aux fonctionsrgaliennes et leurs exigences en matriels et en salaires. Aussi, le pouvoir politiquecherchera-t-il capter la puissance montaire mais sans que cette captation nen altre laralit ! De cette dlicate alchimie, Napolon nous livre la formule la plus pertinente.

    propos de la Banque de France, il dit : Je veux que la Banque soit assez dans la main duGouvernement et ny soit pas trop. On ne saurait exprimer plus justement la ligne deconduite suivre. Cette articulation entre pouvoir politique et pouvoir montaire estcependant, dans nos socits contemporaines, facilite par le fait quin fine, ce sont les intrtsdu capital quil sagit de prserver.

    Bernard Lahire :Dans lhistoire des socits humaines, linvention de quelque chose commeune institution de pouvoir spar, a t une transformation majeure. Les rapports entre sacr et

    profane qui, dans les socits segmentaires moins hirarchises, sparaient les anctresmythifis des vivants, les anciens des plus jeunes et les hommes des femmes, se sont mis fonctionner comme un principe de sparation des dominants par rapport aux domins, etcomme un principe de hirarchisation des personnes, des objets, des lieux, etc., du plus sacrau plus profane. Lespace du sacr sest ensuite progressivement diffrenci le politique,le religieux, le juridique et la gense de lart (et des artistes) ne se comprend que commele rattachement dune catgorie dobjets, de personnes et de pratiques aux ples du sacr(politique et religieux essentiellement), avant de conqurir son indpendance lgard de

    ltat et de lglise et de constituer une forme de sacr spcifique. Si on ne remonte pas lagense de la constitution de ltat, on ne comprend pas grand chose mon sens ce qui a tcristallis dans la catgorie dart.

    La Vie des ides : On lit dans vos crits respectifs une dnonciation du rtrcissementactuel de lhorizon des recherches en sciences sociales et du renoncement poser des questions larges . De manire explicite, Bernard Lahire met en exergue la citation deNietzsche : Plus vous voudrez acclrer les progrs de la science, plus vous anantirezla science. [] Mais regardez donc les savants : des poules puises. Ils savent seulementcaqueter plus souvent quautrefois, parce quils pondent plus dufs. Il est vrai que cesufs sont de plus en plus petits . Comment expliquer les volutions que vous

    dnoncez ?

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    Andr Orlan :Cest l en effet un point daccord supplmentaire entre nous. La vrit estque lconomie actuelle a abandonn les grandes questions thoriques parce quelle est

    persuade que, pour lessentiel, son cadre conceptuel est achev. Un peu la manire dugrand physicien Lord Kevin dclarant en 1900 : Il ny a plus rien dcouvrir en physiqueaujourdhui, tout ce qui reste est damliorer la prcision des mesures , et ceci quelques

    annes avant quon dcouvre la relativit restreinte, la relativit gnrale et la mcaniquequantique ! De mme en conomie, il ny aurait plus sinterroger sur les prix, le salaire, leprofit, le capital ou la monnaie qui auraient trouv leur conceptualisation dfinitive. Prvauten consquence ce quon peut appeler un point de vue gestionnaire, bien vu par BernardLahire lorsquil note : Dcrivant des logiques dacteurs sectorises, les chercheurs perdentalors toute perspective un peu large, gnrale ou profonde, sur le monde social (p. 552).

    Les travaux de Jean Tirole visant rsoudre diffrentes questions de rgulation de laconcurrence, comme, par exemple, quelles rgles faut-il appliquer en matire dedtermination des commissions payes par les commerants pour les paiements par carte

    bancaire ? , sont pleinement illustratifs de cette philosophie. Il nest pas douteux que ces

    travaux rpondent une demande sociale forte comme en tmoigne le soutien financierconsquent que leur apportent nombre dentreprises prives, comme BNP Paribas, EDF,Orange, Total, Exane, ou encore Suez qui financent la Toulouse School of Economics autravers de sa fondation. Mais je soutiens que cette vision strictement utilitariste de la pratiquescientifique est strilisante ds lors quelle devient le modle dominant comme cest le casaujourdhui. La question de lintelligibilit globale du capitalisme continue dtre unequestion qui mrite dtre pose. Mme si elle nest porte par aucun intrt priv ou tatique,elle rpond nanmoins une demande sociale, celle du citoyen clair, demande qui a aussi salgitimit et sa force. Comme le souligne Bernard Lahire dans son livre : Le mieux que lechercheur ait faire, cest de ne pas participer aucun des jeux quil observe, mais de les

    porter la connaissance et la conscience des participants (p. 62). On peut mme penserque l est le rle vritable du chercheur.

    Bernard Lahire :Il y aurait tant de choses dire sur cette question quon ne sait plus par ocommencer. Pour le dire de manire condense, il me semble que lhyperspcialisation ensous-champs spcialiss propres des disciplines spares conduit des absurditsscientifiques. Non seulement les chercheurs ne lisent plus les travaux des autres disciplines,mais les historiens de lart ne lisent pas les historiens du politique ou de la religion et lessociologues de lducation ne voient pas quel intrt ils pourraient avoir lire les sociologuesde lart ou des sciences. Cela empche de voir les mcanismes ou les phnomnestransversaux, de saisir des totalits historiques (comme les concepts de procs de

    civilisation (Elias), de mode de production capitaliste (Marx) ou de processus derationalisation (Weber) permettaient de le faire) et de faire apparatre ces socles de croyanceet ces tats de faits dont je parlais prcdemment.

    Tout cela a voir avec la division sociale du travail scientifique, avec les modesdvaluation par larticle, avec la rduction des temps de recherche (des thses en trois ouquatre ans ; des projets de recherche en temps limit, etc.), et conduit une baisse gnraledes ambitions scientifiques sous couvert de recherche de lexcellence. Rester indpendant(des financeurs, des administrations de la recherche et mme parfois des institutionsacadmiques), penser large ou loin et accepter de poursuivre le questionnement l o il serait raisonnable de larrter, soulever des problmes quon ne pose pas ou plus, prendre son

    temps, et notamment prendre le temps de lire loin de ses bases disciplinaires : voil lesconditions dune relle inventivit dans les sciences. Mais je crains que la logique de la

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    concurrence farouche entre collgues ne fasse immdiatement penser (et dire) certainsquun tel programme est la fois idaliste et trop ambitieux, quil correspond un tat(d)pass du savoir et quil faut dsormais accepter de tourner la page. Pour redonner delespoir et de lenthousiasme, il faudrait que, quelles que soient leurs diffrences secondaires,tous les chercheurs qui se retrouvent dans ce programme sassocient et opposent leur

    puissance collective toutes les forces contraires.

    La Vie des ides : Vous tes tous les deux des dfenseurs de lunit des sciences socialeset des critiques de l enfermement disciplinaire . Ne peut-on pas toutefois trouver desvertus la dlimitation de frontires disciplinaires ne serait-ce que dans laffirmationde mthodes propres une discipline comme le faisait Durkheim en sopposant Simmel dans La sociologie et son domaine scientifique ?1

    Bernard Lahire :Ce que Durkheim reproche juste titre Simmel, cest de ne pas traiterdune question prcise sur la base dun corpus de donnes dlimit. Mais on peut rpondreaux exigences formules par Durkheim en transgressant les frontires disciplinaires entre des

    sciences qui, fondamentalement, partagent les mmes proprits pistmologiques (comme labien montr Jean-Claude Passeron). Lunit des sciences sociales et lappel penser large ne signifie pas pour moi le retour la grande thorie sans fondement empirique, comme

    jai essay de le dire dans Monde pluriel. Nous ne pouvons revenir en arrire sur cettequestion : les sciences sociales doivent tre thoriquement fortes et empiriquement fondes.Mais elles ne sont pas obliges pour atteindre leurs objectifs de scientificit, et notammentdadministration de la preuve, de rduire leurs objets et leurs ambitions comme elles onttendance le faire.

    Andr Orlan : Pour ma part, en tant quconomiste critique, je suis plutt sensible auxnombreux et graves drglements provoqus par des frontires disciplinaires par troptanches. Il fut un temps, pas si lointain, o les travaux des conomistes taient lus par leurscollgues des autres sciences sociales. Ce temps est rvolu. Lusage intense desmathmatiques rend dsormais impossible lintercomprhension. Et, mes yeux, lesconsquences en sont dsastreuses car le regard des sciences sociales obligeait lesconomistes un certain ralisme dans les hypothses et les interprtations par le fait que lechamp des dbats stendait au del des seuls conomistes. Il est vrai quon assisteaujourdhui une raction lgard de cette drive formaliste. On privilgie dsormais lestravaux qui peuvent sappuyer sur de larges bases de donnes. Cette mutation va dans le bonsens si elle permet effectivement un renouveau du dialogue entre les disciplines carnoublions pas que les donnes elles seules ne suffisent pas produire des interprtations

    fcondes. Sans point de vue thorique, les donnes resteront muettes.

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    1 Texte que Bernard Lahire a notamment comment dans cet article sur la dlimitation disciplinaire entredidactique et sociologique : http://educationdidactique.revues.org/86#ftn2