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  • littralit

  • Jean-Marie Gleize

    LittralitPosie et figuration

    A noir. Posie et littralit

  • I

    prface

    par Christophe Hanna

    Les conceptions de la littrature qui prvalent, non seulement celles enseignes, mais aussi celles incrustes dans nos rflexes mentaux, dfinissent les objets potiques comme des objets verbaux a priori porteurs de qualits distinctives et apprciables dabord pour cette raison. Le texte potique, donc, avant mme den statuer la fonction, est attendu comme un complexe de qualits particulires qui le distinguent des usages communs, sans autre valeur que celle de dire ce quils ont dire. De Boileau Roubaud (en passant par Hugo, Ponge ou Barthes), se peroit, malgr lintense diversit des reconceptions, une mme logique de dfinition, un mme prsuppos : la posie opre une transformation qualitative sur la langue, elle se donne concrtement comme une intensification de qualits ou de proprits linguistiques dont la perception simposerait delle-mme, voire sopposerait au flux verbal commun des langages de la communication. Une mme mtaphore sert alors de sous-bassement dfinitionnel, celle du modelage dun matriau brut donn ou dune nature premire que lartisanat des lettres transforme en objet de culture.

    La diversit, les points de friction et de rupture entre poques ou esthtiques sont alors avant tout rechercher dans le sens donn lide de travail littraire. Quel type de transformation est effectu, compte tenu de ce que lon imagine tre le mode dtre de ce matriau-

  • II

    langue de base, de ses facults intrinsques de rsistance, de ses repr-sentations idologiques ? De quel genre de plus-value qualitative laction dun auteur est-elle susceptible de laffecter, en sorte que sa transformation verbale puisse tre requalifie en uvre ? Ce genre de questions traverse toutes les potiques et, dune certaine manire, lhistoire officielle de la posie est lhistoire des diffrentes rponses qui leur sont apportes. Lcrivain classique est comme inspir par une approche cologique respectueuse, la langue ses yeux est sacre et doit tre rvre , ses rgles sont uniques et constituent une limite quaucun travail ne saurait enfreindre. Lcriture moderniste aime se concevoir comme un acte mancipatoire, capable, dans une certaine mesure, de librer le sujet des lois oppressives de la langue, la recherche dune langue plus propre, plus pure, plus rsistante ( lusage, aux agressions continuelles des paroles mercantiles, loubli). Quel est lenjeu de ces dfinitions ou redfinitions et de leur multiplica-tion incessante dans le champ potique ? Ou plutt, comment dcrire leur jeu, jentends la logique et la dynamique des coups consistant les avancer, encore et encore, les unes contre les autres ? La question se pose non seulement parce que les productions dfinitionnelles en posie ne tarissent pas, mais aussi parce qua contrario apparat, depuis les annes 1980 au moins, une autre conception regroupant dautres formes dcriture : ces posies sans qualits , celles que Jean-Marie Gleize a nommes dabord posies littralistes , puis dautres auxquelles il a donn le nom de post posies, dont ces deux volumes retracent la gnalogie comme une sorte dhistoire littraire alter-native. Celles-ci se conoivent comme des langages variables au gr des circonstances, et ne revendiquent la possession daucune qualit remarquable ou suffisante les faire reconnatre comme uvres de posie. linverse, elles cherchent se fondre dans les usages langa-giers les plus contingents. quels ncessits ou besoin rpondent-elles ? Que peuvent-elles chercher faire en se prsentant ainsi ?

    Par dfinitions qualitatives , je dsigne cet ensemble de thories qui caractrisent la posie comme expression possdant a priori un

  • III

    certain nombre de traits particuliers essentiels, formels ou sman-tiques, parfois pragmatiques, grce auxquels il serait possible de lidentifier : pense par images , hsitation prolonge entre le son et le sens , primaut de la vision , accent mis sur la substance du message , exploitation exprimentale des possibilits du magn-tophone , langage qui dit ce quil dit en le disant , etc. Leur multi-plication est considre comme le signe mme de la modernit potique : lclatement dune posie qui saffirme comme recherche incessante de ce quelle peut tre.

    En ralit, on peut distinguer aujourdhui dans cet ensemble au moins deux espces diffrentes :

    1. les dfinitions ontologiques rtrospectives, typiques du travail scientifique des poticiens ou des auteurs qui, de temps autres, se donnent ce rle ;2. les dfinitions programmatiques, manifestes, formules par les crivains / potes eux-mmes.Un des traits de lcriture critique de Gleize consiste les faire

    jouer dans une logique et une pistmologie anarchiques. Les secondes (potiques) ne sont pas observes comme des visions mtaphoriques que les premires rduiraient des mcanismes rationnels concrte-ment descriptibles : elles offrent des perspectives dtude, prises avec le srieux du savoir et rclamant aussi une mise jour des instruments conceptuels. Inversement, les premires (scientifiques) ne sont pas regardes avec lironie ou le mpris que peut avoir lhomme de lettres devant le manque de finesse des thories acadmiques, leur incapa-cit rendre compte des diffrences que proclament les secondes. Elles sont pourtant mobilises vaille que vaille, notamment dans les tudes sur Denis Roche, pour ce quelles sont capables de saisir de la dynamique des textes, de leur conomie compositionnelle. Mais mes yeux, lintrt majeur de ces livres se trouve dans le dpasse-ment, auquel ils parviennent in fine, de ce jeu mme ; dans le chemi-nement par lequel ils en viennent, ncessairement, en vue dlaborer la notion de littralit puis celle de postposie, sortir du paradigme

  • IV

    de la posie comme qualit et renoncer son outillage critique pour tenter douvrir un autre champ de munitions thoriques.

    *

    Les dfinitions de type 1 sont celles des thoriciens comme Alexandre Potebnia, Paul Valry, Roman Jakobson, Jean Cohen, Tzvetan Todorov, etc. Elles visent tablir objectivement ce quest la posie en listant ce qui caractrise les objets potiques dj insti-tus comme tels partir dun ensemble fix de qualits propres. Leur principal intrt est de permettre dexaminer comment de telles qualits se constituent ou, plus exactement, sont identifies dans les usages courants (intuitivement parfois) et intensifies, systmatises.

    La plus clbre dentre elles, celle de Roman Jakobson, est aussi la moins souvent remise en cause (en thorie) : elle consiste repr-senter la posie comme un usage linguistique qui avant tout met laccent sur la substance mme du langage produit (au dpend de sa fonction rfrentielle ou conceptuelle, phatique, etc.). Il sagit donc l dune dfinition qualitative par excellence. Comme toutes les dfini-tions ontologiques de ce type, on constate quelle occasionne une rgression linfini : si un usage linguistique a pour qualit linguis-tique principale celle de mettre en avant ses qualits, on est immdia-tement conduit se demander quelle est la qualit qui lui offre un tel pouvoir, et ainsi de suite. Les analyses de Jakobson et celles, dail-

    leurs, des critiques qui consciemment ou non partagent ses conceptions, coupent court dune faon assez brutale, en relevant tout un ensemble des procds de soulignement plus ou moins fins et varis, en dcrivant de multiples effets de relief textuel saillants sur ce qui est cens tre une norme. Mais il suffit dassister, par

    Quatre corps exhibant eux-mmes les qualits de leurs formes lors des Mr Univers.

  • V

    exemple, une comptition de bodybuilding pour observer que, somme toute, les faons dattirer lattention sur ses propres qualits substantielles sont la fois largement contextuelles, conventionnelles (donc non essentielles) et dune varit assez limite.

    On trouve confirmation de cela dans le caractre monotone des analyses qui sappuient sur une telle dfinition, condamnes sappe-santir sur le mme type de geste de monstration ou dexemplification.

    Des potiques plus rcentes (cest explicite chez Todorov, par exemple) ont cherch btir leur mthodologie dfinitionnelle sur le modle popperien des hypothses scientifiques falsifiables. Ce qui na t possible quune fois accepte lide que les dfinitions poti-ciennes seraient dsimpliques , autrement dit, et contrairement aux thories des autres sciences humaines, spares de la vie potique prsente, et quelles ne pourraient concerner quun ensemble de faits pass clos sur lui-mme sur lequel elles ne pourraient avoir dinfluence profonde.

    Quand on observe rtrospectivement ces dfinitions telles quelles jalonnent lhistoire littraire rcente, on constate quelles ne sont au fond pas trs divergentes les unes des autres, et, en ralit, pas si nombreuses. Mais elles sont fortes et impressionnantes car bties solides pour tre paradigmatiques. En pratique, elles demeurent tellement vagues dans leur expression, angoisses lide dtre rfutes peine formules, que leur applicabilit pose de multiples problmes. Quand ils les entendent dans leur jargon technique, la plupart des jeunes gens daujourdhui ont envie de rire : il leur vient lesprit immdiatement des contre-exemples en cascade. Cependant, elles demeurent malgr tout pour eux, bon gr mal gr, des instruments didentification rflexes (cest en cela quon peut dire quelles ont impressionn), et elles savrent trs efficaces pour orienter lattention analytique sur certains traits formels. En revanche, elles ne possdent, par nature, aucune vertu exploratoire. Elles facilitent le balisage dun territoire potique dont les limites sont dj poses mais ignorent ce qui peut arriver de neuf, ce qui pourrait y avoir dactuel voire dactivable pour le prsent dans lancien. Acceptes

  • VI

    demble comme fondement des discours critiques, elles conduisent ncessairement dcrire des phnomnes qui nont de pertinence que dans un cadre historico-social pass. qui identifierait, par exemple, Vie et mort dun pote de merde de Sylvain Courtoux comme une uvre potique parce quelle articule des units-textes plus ou moins expres-sives et composes, et se lancerait alors, entre autres, dans lexamen des paralllismes verbaux ou des figures, on ne pourra certes pas dire que sa recherche na aucun sens, il en tirera peut-tre mme quelque chose duniversitairement valable, mais ce qui importe dans ce type dcri-ture, assurment, lui chappera. La trajectoire que dessine larticula-tion posie et figuration / posie et littralit montre chez leur auteur un effort unique pour chapper cette dialectique potique-critique. Jean-Marie Gleize renonce progressivement au pouvoir identificatoire des dfinitions qualitatives dominantes pour regarder les critures non plus comme des textes exprimant, dune faon figure, des penses ou des impressions plus ou moins inoues ou plus vraies , mais comme des processus occasionnels ou des oprateurs, cest--dire des techniques circonstancielles destines capter ou susciter du discours et le retraiter. En cela, la potique qui sous-tend les textes critiques de Gleize se distingue nettement des potiques habituelles, notam-ment de celles qui prvalaient la fin des annes 1970, priode o a t conue Posie et figuration : elle ne se rduit en aucun cas une smiognse du pome, une pomatique. Les techniques ad hoc quelle redcrit ne peuvent pas sidentifier parce quelles possderaient a priori telle ou telle qualit reconnaissable : on ne peut les observer quen les montrant en acte et en interaction dans le contexte o elles sont implantes, et duquel elles tirent leurs potentialits voire leur efficience. Do lallure tout fait particulire des analyses de Gleize : il ne sagit plus ici, ayant prsuppos ce quelle est et les moyens dont elle dispose, de (re)dire ce que la posie reprsente (figure) ; mais plutt de montrer ce quelle fait (dautre) et comment, pour ce faire, elle re-dispose nos moyens, nos aptitudes.

  • VII

    Lautre srie de dfinitions que la critique fait couramment jouer concerne ces redfinitions prospectives ou programmatiques. On les trouve sous la plume des potes eux-mmes, et formules dans un style plutt imag (Lamartine, Ponge, Roche, Heidsieck, Tarkos, etc.). Elles se sont vraiment multiplies et surtout libres aprs Mallarm. Le jeu entre elles consiste souligner leurs apparentes divergences. Souvent, ce travail dfinitionnel essentialise un des traits caractristiques des dfinitions acadmiques, le fait passer devant les autres pour en tirer des consquences pratiques radicales. La posie sonore telle que la redfinit Heidsieck offre un bon exemple de ce genre de stratgie : le trait sonore est ractualis pour tre essen-tialis et rinventer une pratique. On retrouve ce genre de logique avec la posie futuriste, la posie concrte, visuelle, etc. Ces dfini-tions nont pas dusage scientifique direct, mais leur formulation souvent peut servir tester voire falsifier les dfinitions de type 1 (poticiennes). Cest le cas, par exemple, des posies sonores ou concrtes qui, parce quelles ne contiennent pas ncessairement dans leur comprhension standard le trait linguistique , falsifient Jakobson. Cependant, leur vertu principale est moins doccasionner une reconception gnrale de La Posie (mme si elles peuvent porter atteinte au paradigme, parfois assez fortement pour le discrditer), que de promouvoir des formes de posie nouvelles, des nouvelles pratiques ou des nouveaux genres, et de favoriser leur reconnaissance et leur intgration institutionnelles.

    Les philosophes de lart ont pris la mesure de certaines des consquences de ces redfinitions. Richard Shusterman, aprs Morris Weitz, a soulign quelles ont pour effet de constituer le concept de posie non seulement comme un concept flou et ouvert, mais aussi comme un concept essentiellement contest, dont la dfinition mme, par nature, est dtre lobjet de dissensus. Ce qui a pour effet quaujourdhui, mme si tout, en ralit, ne peut pas tre de la posie ou exister publiquement comme tel, nimporte quoi est susceptible de le devenir la faveur de certains facteurs

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    institutionnels : nimporte quoi peut tre appel posie et propos comme tel la reconnaissance.

    Je me permets dattirer lattention sur deux autres points. Le premier est relatif la question de la fusion de la posie et de la vie, ou du dpassement de linstitution posie dans les pratiques de la vie : question romantique o sancre celle de la postposie, reprise et pose comme question centrale des avant-gardes potiques quexa-mine Gleize. La multiplication des dfinitions dont la logique consiste se saisir dun trait, par exemple sonore , pour lessentialiser et radicaliser son activation, peut aussi tre observe comme stratgie de dpassement ou de sortie des frontires institutionnelles de la posie. Une sortie de la posie non pas dans la nature sauvage et lair libre, mais par rorganisation des frontires ou reconfiguration de lcosystme posie, redistribution de son conomie : linstitution posie se lie alors dautres formes dinstitution dtermines par le trait ou aspect dont la qualit a t ressaisie et essentialise dans la redfinition en question. Ce fut le cas pour la posie sonore qui a permis une recombinaison de linstitution posie aux institutions du spectacle, de la production et de la diffusion sonores. Cest encore le cas aujourdhui de certaines posies dites documentales , en partie prfigures par le Roche des Dpts de savoir et de technique, qui rarticulent dans leur usage mme linstitution posie sur des insti-tutions judiciaires, administratives ou scientifiques. Comprenons bien, il ne sagit ici plus dexploiter potiquement du texte judiciaire ou mdiatique pour faire en fin de compte de la posie potique (comme cest le cas chez certains pigones de Reznikoff), rpondant une dfinition qualitative paradigmatique de type 1 et ses vises figurales. Il sagit de provoquer, en faisant advenir le texte, et par son existence mme, des interactions ou des transactions entre le potique et le juridique ou le scientifique. Exemples prototypiques : Michaux travaillant avec le psychiatre Juan de Ajuriaguerra sur les drogues, Marguerite Duras intervenant (entre autres) dans le contexte sensa-tionnel de laffaire Grgory Villemin.

  • IX

    Larc que dcrit Gleize en passant de Lamartine Ponge, Roche puis Cadiot recouvre diffrents moments o ces recompositions institutionnelles concernent avant tout des pratiques dordre priv, des disciplines personnelles ou des ascses, pour gagner peu peu des formes institutionnelles collectives voire publiques (le diction-naire, la grammaire, lducation). Et si le propos de A noir demeure en partie tributaire de potiques sous-tendues par une mystique de lcriture, avec Sorties, les analyses sur Emmanuel Hocquard, Manuel Joseph, Nathalie Quintane font apparatre des potiques articules sur un vocabulaire nettement moins thologique : lcriture ny est plus un rituel sacr ftichis, mais se conoit sur dautres modles moins intimidants, plus normaux , drivs des arts de faire du quotidien, des expertises ordinaires.

    Voici le second point : les qualits dfinitionnelles de type 2 ne sont jamais requises gratuitement. En gnral, elles sont fonctionnali-ses. Cest parce que la posie possde telle qualit quelle peut remplir telle fonction. Si lon regarde de prs, ces fonctions sont quasiment toujours conues comme une action que la posie mnerait sur les parler communs ambiants, qui lui prexistent et lenvironnent : donner un sens plus pur ces usages (tenus pour approximatifs), rsister ces usages (qui nous alinent), exorciser certains de ces usages (car ils sont invasifs et incapacitants), etc. La posie apparat du coup comme un espace de rsistance, une rserve, un fort, mais surtout comme un usage secondaire : une langue (plus adquate) dans La Langue qui, elle, est perue comme un systme contraignant, mal adapt, fasciste ! , qui toujours lui prexiste, dune manire ambiva-lente, comme son matriau et sa cible.

    Cette conception du rapport de la posie la langue est compl-tement bouleverse par les posies sans qualits. Comme je lai dit,

  • X

    ces critures ne revendiquent aucune qualit particulire prd-finissable. On peut mme dire que cette non-revendication, cette indfinition qualitative caractrise la forme idale de leur prsence dans le champ littraire. Partant de ce principe et mobilisant de vieux rflexes, on aurait tendance penser quil sagirait l duvres amorphes qui, parce que dnues de qualits reconnaissables, seraient dpourvues de vertus et ne possderaient aucune espce de fonction politique ou sociale. Cest tout le contraire : ces uvres ne conoivent pas leur pouvoir comme une puissance recle dans un ensemble de qualits mobilisables contre le systme langue (sur le modle mallarmen de la bombe) : leur pouvoir repose prci-sment sur labsence de diffrence qualitative prconcevable entre la forme de leur expression et les formes communes dexpression.

    Jcris avec les accidents du sol , annonce Jean-Marie Gleize au dbut de Tarnac, entendons : avec les lments que les circons-tances offrent, en suivant lordre des circonstances, en narrangeant rien. Dune manire comparable, Nathalie Quintane exploite le matriau ambiant (on air) des discussions sur la sexualit menes par Brigitte Lahaie que RMC diffuse tous les jours, elle spcule sur ce que lex-porno girl reconvertie en psychologue de lamour pourrait dire intervenant lantenne, et essaye de concevoir une posie qui serait lquivalent littraire de lmission Lahaie, lamour et vous , une figure dauteur qui transposerait dans lespace littraire lthos de Brigitte. Labsence de qualits peut entraner deux modes dtre potique : conue comme une ngativit, elle peut aller de pair avec une sacralisation quasi franciscaine de la pauvret, de la simplicit, mais elle peut aussi se comprendre comme une volont positive de minorer la posie, de la sabrer en tant que totem culturel pour en faire un instrument maniable, tourn vers le quotidien.

    Pour illustrer leur mode de fonctionnement en tant qunoncia-tion, la forme particulire de leur rapport la langue, je vais faire appel un exemple thorique simple et rigolo. Il sagit dune petite vido de

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    Jean Sas sur Youtube1. Jen donne une trs succincte rduction-image. La transcription a linconvnient de faire ressortir ce quil y a dambigu dans les paroles de Sas et qui constitue dans les inter actions verbales un des lments clefs du processus quil met en uvre.

    1. Voir : . Mais mon lecteur la trouvera plus rapidement en tapant Jean Sas sur le site de Youtube.

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    Si je propose de partir de ce divertissement populaire pour dcrire ce qui me semble caractriser dans leur fonctionnement certaines parmi les diffrentes pratiques sans qualits , ce nest pas parce que je les place sur le mme plan que le comique troupier, reposerait-il sur des mcanismes inventifs et efficaces. Cest dabord parce qu mes yeux, ces performances filmes de Jean Sas peuvent leur tenir lieu de modle, un peu comme ces petits mannequins de bois articuls que les peintres utilisent pour dessiner avant de passer aux figures vivantes : ils constituent, en loccurrence, une acceptable suggestion de ce quils reprsentent. Je justifierai ensuite cette comparaison dun point de vue mthodologique. Je pense en effet que les arts les plus labors ne sont pas radicalement spars des pratiques et des rituels de la vie courante, de mme quils ne se distinguent pas essentielle-ment des formes dart populaire et du divertissement. Ces derniers convoquent souvent, dans la mise en uvre de leur processus drama-tique, les facults et les comptences propres aux actes sociaux banals : par exemple, passer un coup de tlphone sentimental sa petite fille loigne par un divorce mal vcu est la pratique sociale courante mobilise par le processus dramatique du Tlphone pleure de Claude Franois. Les uvres dart se diffrencient de cette masse de pratiques surtout par leur degr de complexit, et par lintensit de lexprience quelles ambitionnent de nous faire vivre. Mais il existe cependant entre lart, la posie et la vie courante une ligne de conti-nuit. Partant de ce principe, il me semble quune bonne manire de saisir les premiers serait de les approcher en suivant cette ligne, en commenant par dcrire les pratiques les plus simples qui prsentent des modes de fonctionnement relativement proches, mobilisent des aptitudes peu prs comparables.

    1. Cette vido de Sas, je la passe donc souvent mes lves et mes tudiants pour leur faire comprendre ce que pourrait tre une autre posie. La plupart du temps, dabord, ils nobservent rien de particulier dans ces dialogues, surtout au dbut. Cest grce leffet de rptition mnag par le montage quils commencent saisir

  • XIII

    que quelque chose ne va pas, quune personne bafouille intention-nellement quand lautre rpond de bonne foi, quil y a l quelque chose dtrange, dinattendu : pourquoi ne disent-ils pas quils ne comprennent rien ! Et puis finalement, cest drle, comme chaque fois quon trouve le moyen de trahir une seconde nature. Un jour, la fin dun de mes cours, on sest avis de me poser une question la Sas et je ny ai vu que du feu : jai rpondu de mon ton prsi-dentiel habituel, provoquant lhilarit gnrale. Je propose mes lecteurs de faire le test sur leur entourage, sils y arrivent. Cepen-dant, ce sera toujours moins intressant quavec Sas, car derrire Sas, bien visible pour linterview, il y a la camra tl, et dans la main de Sas, le micro, qui tous deux reprsentent les mdias et plongent les questionns dans une situation de mdiatisation.

    2. Le bafouilleur, cest donc Jean Sas, il lest de profession (type de comique des annes 1970 qui, ma connaissance, a disparu compltement). Comme on le constate, son travail consiste se fondre dans un contexte dusage, celui du micro-trottoir, dans un espace gographique et social prcis. On voit quil adapte son bafouillage la parlure locale dans laquelle il parvient se confondre. Franchement, dans le contexte de ma propre salle de classe, un bafouillage laccent basque comme celui de la vido naurait pas pu me piger. Pour que l uvre fonctionne, il est ncessaire quil y ait ce degr de fusion avec le commun usage, que le bafouilleur ajuste lintonation, la couleur du propos lgrement drgl qui lui rpond. Le bafouillage nest pas mis en vidence comme un cart intressant en soit. Il est intressant (drle) par ce quil provoque, comme rponse, cette forme de parole ordinaire, lment dune ralit sociale de toute vidence possible mais non reprsente, quil permet, lui, de ressaisir, denregistrer, de rfl-chir. Il sagit dun dispositif qui, comme en ethnomthodologie, produit une sorte de breaching : une perturbation insensible des routines pour faire ressortir ces mcanismes aveugls par lesquels le sens se constitue : non par application dune convention, mais par

  • XIV

    ajustement progressif dans lchange, anticipation, prsuppositions charitables. Ce quil ressaisit ici concerne les usages mdiatiques : comment, au fond, ils pourraient nous parler, quelle distance de la ntre nous prsupposons leurs langages, quelle est la valeur de ce quon leur confie, de quelle manire insidieuse ils nous obligent, provoquent des formes tranges de complaisance, quelque chose comme une sur-interlocution contrainte sourdement.

    Les gens qui cherchent systmatiquement rduire les pratiques potiques la fabrication dobjets verbaux distincts du commun pourraient objecter : Ces sketches de Sas que vous prenez-l pour modle potique pourraient tenir lieu prcisment de contre-exemple votre thorie : Sas opre, comme nous le voyons bien sur la vido, quelque chose comme une action sur la langue, un bredouillement volontaire et contrl, et cest grce cela que son sketch fonctionne . Ce qui serait en ralit ignorer la nature mme du mcanisme propre son dispositif : Sas enclenche un processus dans lequel la fixation

    en objet vido format (mission de divertissement, rediffusion Youtube) ne constitue jamais quune tape quon peut, la limite, tenir pour contin-gente. En revanche, il est ncessaire, en plusieurs moments, quune part de son fonctionnement adhre au contexte, se confonde au commun afin que lexprience verbale significative quil permet puisse avoir lieu.

    Il y a dans les productions des posies sans qualits , cest peut-tre leur point commun, une dimension anthropologique. Non pas une anthropologie qui cherche classer ltrangit dans des catgories prformates, propres la culture de lenquteur et demeu-rant extrieures au contexte quelles analysent, comme peuvent ltre les tiquettes sorcier , don , mariage , dmon . Non pas,

  • donc, une anthropologie qui nomme les usages, dcrit leurs rgles de lextrieur, mais une forme danthropologie qui montre les usages, les saisit au vif, les pige.

    On le comprend dsormais, cest tout le rapport de la posie la langue qui est renvers. La posie nest plus imagine comme une langue (spcialement qualitative) lintrieur de la langue qui lui prexiste et qui est conue comme un systme de rgles la fois acquises par les utilisateurs et vcues comme inadquates. Pour le pote sans qualits, une telle Langue globale nexiste pas. Ce qui existe, cest la multiplicit des usages locaux quil peut saisir par son criture. Alors, dans la mesure o cest elle, et elle seule, qui nous montre les conventions tacites, ces rflexes conditionns qui dterminent les divers usages de la langue vive, on peut dire que les posies sans qualits prexistent la langue dont elles nous offrent la saisie sensible. La notion de littralit ne soppose donc pas formel-lement la notion de figure (lyrique ou formaliste), cest dun point de vue gnratif quelles se distinguent avant tout : les posies sans qualits ne peuvent pas tre comprises comme un travail sur la langue , qui possderait en tant que tel une fonction propre et qui pourrait les qualifier comme posie. En revanche, elles fonctionnent dans certaines circonstances comme des oprateurs qui montrent les usages langagiers. Montrer (piger) les usages, cest peut-tre encore une autre faon de dire quelles sont relistes , que ce qui les concerne nest gure La Prsence ou un Rel de grands mysta-gogues : cest notre ordinaire ralit, celle que nous parlons, notre prsent commun.

  • 1

    Avant-propos

    Dune fiction critique

    En 1983, je disais du dispositif Posie et figuration quil sagissait de la curieuse histoire du sujet lyrique, brlante, paradoxale, en cours . Et de la d-figuration, lente ou brutale, du paysage inscrit (mis en pages, en pomes, en scansions varies), de Lamartine, mlanco-lique inventeur et pote du flou cadenc, Denis Roche, nergumne antipote de la mcriture cadre. Mais peut-tre sagissait-il plutt ou simultanment de compter quelques-uns des gestes exemplaires qui pouvaient conduire quelque chose comme une proposition alter-native impliquant mouvements de sortie hors du champ lyrique et du pome, et que je dcidais, avec Rimbaud, dentendre, sans devoir le dfinir, comme le littral . Ainsi, sa mre, qui apprhendait la partition illisible avec inquitude, il avait rpondu que a disait ce que a disait, littralement et dans tous les sens . Dcalant de faon dcisive linfinie possibilit du sens du ct de lvidente opacit du rel. Et cest la poursuite de ce ralisme-l, de ces proses particulires, relistes (puisquil faut sans doute les distinguer des procds de la reprsentation raliste mis au point par les romanciers du xixe sicle) que sest attach le second versant de lenqute, Posie et littralit, en 1992, sous le signe, une fois de plus, du en cours , du A noir , des commencements et des recommencements. Jy revenais sur certains des mmes ( potes ), en vrille : Lamartine, Rimbaud, Ponge, Roche, mais substituais lentre strictement potique (un lac) la prose stendhalienne (tendue vers la description dune petite ville

  • industrielle) et son idal dacuit et de justesse (la ligne claire des toits pointus de tuiles rouges ), pour macheminer, tout en fin, vers la proposition dune prose en prose comme posie aprs la posie qui, si elle tait possible, naurait littralement aucun autre sens que le sens idiot de dire ce qui est (ou ce qui se passe). Lexercice accompli (qui tait dabord un exercice de relecture), la voie me semblait ouverte pour des gestes critiques davantage lis au prsent de mon exprience (y compris dcriture, mes simplifications, actes et lgendes, conversions, films venir, actes prparatoires), au calcul et lobservation des sorties vers des pratiques sans nom, post-potiques voire post-gnriques, vers des objets textuels gntiquement et gnriquement modifis. Sorties sera donc le titre, en 2009, aux ditions Questions thoriques, du livre qui rsulte de ces deux premiers moments dinvestigation intensive et de poursuite en spirale dune intention manifeste . Ainsi sagit-il, en effet, de ce que Ponge appelait des manifestes indirects .

    Proposer une critique crite qui montrerait que toute criture qui compte (qui transforme, qui ne rpte pas) est une criture critique. Il reste urgent mes yeux de montrer que la littrature produit un savoir sur la littrature, un savoir sur le langage, et quen mme temps cette littrature passe la littrature, ce savoir, cette langue, ces langues, cette histoire, son histoire, au crible. Pas de critique nouvelle, donc, sans avance, sans risque. Jessaie de penser comment des actes dcri-ture sexprimentent dans le mouvement dune remise en jeu qui est toujours, ncessairement, une mise en cause, un procs, un crire contre. Je ne crois qu une critique au prsent, cest--dire au futur.

    Peut-on revendiquer la fois lobjectivit, la constitution dune scnographie thorique, historique, larticulation de preuves de lecture , et cette scnographie comme fiction, comme radicalement subjective, aussi athe-orique que possible ? Oui.

    Jcris donc en vue de. Une littrature littrale, une littralit radicale, une littralit critique, une littralit politique.

    Jean-Marie Gleize, Volx, 2013