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Cahier du « Monde » N o 21665 daté Samedi 13 septembre 2014 - Ne peut être vendu séparément Crise de régime ? Régime en crise Pour nombre d’ observateurs, la Constitution de 1958 donne encore au pouvoir ex écutif les moyens de gouverner.  Mais jusqu’à quel point le crédit et l’autorit é des responsables politiques peuvent-ils s’affaisser sans ébranler l’Etat ? gérard courtois E n cette rentrée fiévreuse, l’expres- sion fait florès, dramatique à sou- hait. « La France n’est pas loin de la crise de régime », s’alarme François Bayrou, président du MoDem. « Je me demande si nous n’allons pas vers une crise de régime », confirme le député UMP Henri Guaino. La présidente du Front na- tional, Marine Le Pen, évoque « une terrible crise politique, une crise de régime même ». Quant au premier secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christ ophe Cambadélis, il accuse les amis de Nicolas Sarkozy de « jouer la crise de ré-  gime » pour faire de leur champion un ultime recours. Et quand ils n’emploient pas ces trois mots fatidiques – crise de régime –, des caci- ques de la droite, tel l’ancien premier ministre François Fillon, invitent le président de la Répu- blique à démissionner, ce qui revient au même. A ces jugements solennels, autant que tacti- ques, il faut ajouter les plaidoyers des avocats d’une VI e République, convaincus que la V e est obsolète, mais aussi le sentiment insistant qu’un président aussi affaibli, un gouverne- ment aussi chahuté et une majorité aussi per- turbée ne pourront continuer leur chemin jus- qu’en 2017 sans accident majeur, et vous obte- nez un de ces cocktails dont raffole le pays, entre dépression et défiance, entre fronde et désenchantement. Cette dramatisation est-elle fondée ? A pre- mière vue, nullement. En dépit des fortes tur- bulences actuelles, le président préside, arbi- tre, engage la France. Le gouvernement met la dernière main au projet de budget. Le Parle- ment est réuni en session extraordinaire et tra- vaille. Bref, la France de 2014 n’est pas celle de 1940, lorsque la III e République s’effondra sous le choc de la défaite. Pas davantage celle de 1958, lorsque la IV e République, paralysée par le conflit algérien, céda en quelques semaines le pouvoir au général de Gaulle. C’est précisément pour faire face à de telles crises, existen tielles pour le coup, que le fon- dateur de la V e République a rebâti de fond en comble les institutions, imposé la préémi- nence du chef de l’Etat (plus encore après la réforme de 1962 instaurant son élection au suffrage universel), placé le gouvernement sous son autorité et étroitement encadré les pouvoirs du Parlement. A ses yeux, il fallait donner au pouvoir exécutif la durée et la sta- bilité pour gouverner le pays, à l’abri des sou- bresauts parlementaires. Et, par-dessus tout, protéger le président, élu de la nation : il est irresponsable devant l’Assemblée nationale et rien ne peut le contraindre à quitter ses fonctions, sauf son choix souverain comme de Gaulle en fit la démonstratio n en 1969, au lendemain d’un référendum perdu. De fait, ce bouclier institutionnel a résisté à toutes les crises, et elles n’ont pas manqué : l’épreuve algérienne jusqu’en 1962 ; la tornade de Mai 68 ; la mort du président en exercice, Georges Pompidou, en 1974 ; le divorce brutal du couple exécutif Giscard-Chirac en 1976 ; le défi de l’alternance en 1981 ; le pari des cohabi- tations en 1986, 1993 et 1997, sans parler des soudaines éruptions de la jeunesse ou des pro- fondes crispations sociales de 1984 sur l’école ou de 1995 sur la protection sociale. Dans tous les cas, la V e République s’est montrée assez ré- sistante et assez souple pour encaisser les chocs et s’adapter aux circonstances. François Hollande peut donc remercier le général de Gaulle. Les institutions le protègent contre les secousses les plus violentes et les mises en cause les plus virulentes. Elles lui permettent, en principe, d’exercer le mandat que les Fran- çais lui ont confié pour cinq ans. A ceux qui en douteraient, il a d’ailleurs répliqué, le 5 sep- tembre : « J’agis et j’agirai jusqu’au bout. » Pour l’heure, rien ne l’en empêche formelle- ment. La crise gouvernementale provoquée par les critiques intempestives de l’ex-ministre de l’économie, Arnaud Montebourg, contre la politique du gouvernement ? Elle a été réglée en deux jours par le départ et le remplacement de l’intéressé et de deux collègues solidaires. D’autres gouvernements, de gauche comme de droite, ont connu semblable péripétie sans plus de dommage. De même, le dépar t du gou- vernement, en avril, des ministres écologistes a réduit l’assise de la majorité, mais elle n’a pas ébranlé son socle puisque les socialistes et leurs alliés radicaux de gauche disposent en- core d’une majorité de 307 députés sur 577. Reste la fronde engagée depuis plusieurs mois par trente à quarante députés socialistes contre les choix économiques du gouverne- ment. Sans doute celui-ci a-t-il dû batailler, né- gocier, voire forcer la main des récalcitrants, mais, au total, tous les textes soumis au Parle- ment ont été adoptés sans difficulté majeure. lire la suite page 6 « Sauf explosion populaire, on ne voit pas la solidité des institutions menacée… pour le moment » jean-noël jeanneney historien François Hollande, dans son  bureau du palais de l’Elysée, le 19 août. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE » Un référendum à haut risque Le 18 septembre, les Ecossais votent pour ou contre l’indépendance de leur nation. L’écrivain James Robertson est inquiet mais il votera « oui ».  PAGE 7 « Mon identité est multiple » L’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio, défenseur d’une société interculturelle, s’inquiète de la montée des extrêmes. Entretien PAGES 4-5 Le Père Noël remonte sur scène Trente-cinq ans après que « Le Père Noël est une ordure » a été créée, La Troupe à Palmade reprend la pièce au Théâtre Tristan-Bernard , à Paris. PAGE 3      5      3      A      V      E      N      U      E      M      O      N      T      A      I      G      N      E      P      A      R      I      S

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  • Cahier du Monde No 21665 dat Samedi 13 septembre 2014 - Ne peut tre vendu sparment

    Crise de rgime ? Rgime en crisePour nombre dobservateurs, la Constitution de 1958 donne encore au pouvoir excutif les moyens de gouverner.

    Mais jusqu quel point le crdit et lautorit des responsables politiques peuvent-ils saffaisser sans branler lEtat ?

    grard courtois

    En cette rentre fivreuse, lexpres-sion fait flors, dramatique sou-hait. La France nest pas loin de lacrise de rgime , salarme FranoisBayrou, prsident du MoDem. Jeme demande si nous nallons pas

    vers une crise de rgime , confirme le dput UMP Henri Guaino. La prsidente du Front na-tional, Marine Le Pen, voque une terrible crise politique, une crise de rgime mme . Quant au premier secrtaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadlis, il accuse les amis de Nicolas Sarkozy de jouer la crise de r-gime pour faire de leur champion un ultimerecours. Et quand ils nemploient pas ces trois mots fatidiques crise de rgime , des caci-ques de la droite, tel lancien premier ministre Franois Fillon, invitent le prsident de la Rpu-blique dmissionner, ce qui revient au mme.

    A ces jugements solennels, autant que tacti-ques, il faut ajouter les plaidoyers des avocats dune VIe Rpublique, convaincus que la Ve est obsolte, mais aussi le sentiment insistantquun prsident aussi affaibli, un gouverne-ment aussi chahut et une majorit aussi per-turbe ne pourront continuer leur chemin jus-quen 2017 sans accident majeur, et vous obte-nez un de ces cocktails dont raffole le pays, entre dpression et dfiance, entre fronde et dsenchantement.

    Cette dramatisation est-elle fonde ? A pre-mire vue, nullement. En dpit des fortes tur-bulences actuelles, le prsident prside, arbi-tre, engage la France. Le gouvernement met la dernire main au projet de budget. Le Parle-ment est runi en session extraordinaire et tra-vaille. Bref, la France de 2014 nest pas celle de 1940, lorsque la IIIe Rpublique seffondra sous le choc de la dfaite. Pas davantage celle de 1958, lorsque la IVe Rpublique, paralyse par leconflit algrien, cda en quelques semaines le pouvoir au gnral de Gaulle.

    Cest prcisment pour faire face de tellescrises, existentielles pour le coup, que le fon-dateur de la Ve Rpublique a rebti de fond encomble les institutions, impos la prmi-nence du chef de lEtat (plus encore aprs larforme de 1962 instaurant son lection ausuffrage universel), plac le gouvernementsous son autorit et troitement encadr lespouvoirs du Parlement. A ses yeux, il fallaitdonner au pouvoir excutif la dure et la sta-bilit pour gouverner le pays, labri des sou-bresauts parlementaires. Et, par-dessus tout,protger le prsident, lu de la nation : il estirresponsable devant lAssemble nationaleet rien ne peut le contraindre quitter sesfonctions, sauf son choix souverain commede Gaulle en fit la dmonstration en 1969, au

    lendemain dun rfrendum perdu.De fait, ce bouclier institutionnel a rsist

    toutes les crises, et elles nont pas manqu :lpreuve algrienne jusquen 1962 ; la tornade de Mai 68 ; la mort du prsident en exercice, Georges Pompidou, en 1974 ; le divorce brutal du couple excutif Giscard-Chirac en 1976 ; le dfi de lalternance en 1981 ; le pari des cohabi-tations en 1986, 1993 et 1997, sans parler des soudaines ruptions de la jeunesse ou des pro-fondes crispations sociales de 1984 sur lcole ou de 1995 sur la protection sociale. Dans tous les cas, la Ve Rpublique sest montre assez r-sistante et assez souple pour encaisser les chocs et sadapter aux circonstances. Franois Hollande peut donc remercier le gnral de Gaulle. Les institutions le protgent contre les secousses les plus violentes et les mises en cause les plus virulentes. Elles lui permettent, en principe, dexercer le mandat que les Fran-ais lui ont confi pour cinq ans. A ceux qui en douteraient, il a dailleurs rpliqu, le 5 sep-tembre : Jagis et jagirai jusquau bout.

    Pour lheure, rien ne len empche formelle-ment. La crise gouvernementale provoque par les critiques intempestives de lex-ministre de lconomie, Arnaud Montebourg, contre la

    politique du gouvernement ? Elle a t rgleen deux jours par le dpart et le remplacementde lintress et de deux collgues solidaires. Dautres gouvernements, de gauche comme de droite, ont connu semblable priptie sans plus de dommage. De mme, le dpart du gou-vernement, en avril, des ministres cologistes a rduit lassise de la majorit, mais elle na pasbranl son socle puisque les socialistes et leurs allis radicaux de gauche disposent en-core dune majorit de 307 dputs sur 577.

    Reste la fronde engage depuis plusieursmois par trente quarante dputs socialistes contre les choix conomiques du gouverne-ment. Sans doute celui-ci a-t-il d batailler, n-gocier, voire forcer la main des rcalcitrants, mais, au total, tous les textes soumis au Parle-ment ont t adopts sans difficult majeure.

    lire la suite page 6

    Sauf explosion populaire,

    on ne voit pas la solidit

    des institutions menace

    pour le moment jean-nol jeanneney

    historien

    Franois Hollande, dans son

    bureaudu palais

    de lElyse,le 19 aot.

    JEAN-CLAUDE

    COUTAUSSE

    POUR LE MONDE

    Un rfrendum haut risque

    Le 18 septembre, les Ecossais votent pour ou contre lindpendance de leur nation. Lcrivain James Robertson est inquiet mais il votera oui . PAG E 7

    Mon identit est multiple Lcrivain Jean-Marie GustaveLe Clzio, dfenseur dune socit interculturelle, sinquite de la monte des extrmes. Entretien PAG ES 4 - 5

    Le Pre Nol remonte sur scne

    Trente-cinq ans aprs que Le Pre Nol est une ordure a t cre, La Troupe Palmade reprend la pice au Thtre Tristan-Bernard, Paris. PAG E 3

    53

    AVENUEM

    ONTAIG

    NE

    PARIS

  • 2 | 0123Samedi 13 septembre 2014 | CULTURE & IDES |

    Lart anthropocne ,pas si facile

    Pour dnoncer les risques cologiques que lhomme fait peser sur la plante, les artistessont parfois de meilleurs mdiateurs que les scientifiques. Avec des fortunes diverses

    quartier Mermoz, Lyon, dadopter des ro-siers en pots dont il distillera les ptales.

    Au dbut des annes 2000, le discours co-logique tait apocalyptique, catastrophiste. La fin du monde tait le message dominant, qui menait au nihilisme, rappelle Lauranne Ger-mond, qui a fond, avec Alice Audouin, lasso-ciation COAL, Coalition pour lart et le dve-loppement durable. Ces dernires annes, le discours se veut plus positif. On veut montrer que laccumulation des gestes a un impact global. Des gestes parfois simples, tnus,raliss dans les dents creuses de lespace pu-blic ou dans des zones recules.

    Capable dinsuffler de la posie dans desdonnes thoriques rarement digestes, lar-tiste apparat comme un meilleur mdiateurque le scientifique. Le plasticien britanni-que David Buckland la bien compris. Depuis2001, il a lanc le projet Cape Farewell, asso-ciant artistes et scientifiques dans des exp-ditions en Arctique.

    Quand un scientifique parle du rchauffe-ment de la terre en voquant des montes de temprature de deux ou trois degrs, per-sonne ne pense que cest important, constate-t-il. Plutt que des grands concepts abstraitset globaux, les artistes produisent des narra-tions humaines. Le scientifique est rationnel,logique, mais une bonne part de nos dci-

    sions quotidiennes est lie lmotion. Lors de la premire exposition organise

    en 2006 par Cape Farewell au Musum dhis-toire naturelle, Londres, 80 000 visiteurs

    avaient t au rendez-vous.Le hic cest quun grand nombre des pro-

    ductions ralises au nom de lcologie sontptries de bonnes intentions mais littra-les, insatisfaisantes, lourdingues. La d-monstration fait rarement uvre. Cest

    aussi toute la problmatique des attentes quelon a vis--vis de lart, analyse lhistorienne

    dart Bndicte Ramade, spcialiste delart cologique amricain. Veut-on quil

    illustre ou matrialise des problmes parti-culirement complexes ou invisibles ? Et

    dans ce cas, comment matrialiser le r-chauffement climatique, sinon avec des

    symboles ou des mtaphores ? O veut-onquil agisse ? Lquation est difficile crireentre probit cologique et pertinence es-

    thtique . De fait, les institutions sont rarement

    laise avec ces productions parfois didacti-ques. Exposer des plans et des schmas

    nest pas toujours trs palpitant, ajouteBndicte Ramade. Pour les muses,cela pose galement la question de

    lengagement politique. Lcologienest pas seulement une science,elle sest dveloppe au niveau

    politique, ds lors, linstitutionse retrouve aussi faire deschoix ce niveau. Cest loin

    dtre vident. Rarement prsent dans les

    grands muses, lart cologiqueest aussi faiblement montis. Le

    couple Ackroyd & Harvey na pas de ga-lerie et vit grce aux commandes de luni-

    versit de Cambridge et quelques ventesvia des associations but non lucratif.

    Quand vous tes estampill artistevert, vous tes dans un ghetto, re-

    marque Christophe Rioux. Ce nestpas considr comme hype. Il y a

    un soupon de greenwashing[coblanchiment]. Lide delart pour lart reste aussi en-core tenace.

    Par la force des choses, lesplus grands crateurs sem-parent rarement de cetteproblmatique. Aussi lartcologique ne sexprime-t-ilbien souvent que dans unconfetti de micro-actions de

    terrain. Il ny a pas assez deressources humaines et financi-

    res pour sortir de la niche , regrette Lau-ranne Germond. Celle-ci mise toutefois surla 21e Confrence des Nations unies pour leclimat, qui se tiendra lautomne 2015 sur le site Paris-Le Bourget, pour mobiliser les ac-teurs culturels. En attendant, elle prpare, avec Cape Farewell, une grande manifesta-tion citoyenne baptise ArtCop21, qui offrira,du 30 novembre au 10 dcembre 2015, un parcours artistique travers lIle-de-France. p

    protger. En 2005, la Biennale de Venise, ils pompent et purifient leau du Grand Canal avec une technologie plutt artisanale. Loutil,ralis en collaboration avec des scientifiques,sera ensuite donn lassociation Mdecins sans frontires. Proslytes en diable, les Orta ne mnagent pas leur peine : rien quen 2013 ils ont ralis 43 expositions-actions travers le monde. Les gens pensent que les choses sont compliques. Oui cest difficile, mais ce nest pas impossible , insiste Lucy Orta.

    Lartiste Thierry Boutonnier partage cetavis. Ce fils dleveurs laitiers ne conoit sa pratique que dans laction : Il faut crer dautres sensibilits qui ne sont pas que du fait de lintellect et du regard. Il a donc pens desformes innovantes comme la ppinire ur-baine cre Lyon en 2010 pour recrer des attachements, redonner aux gens la possibilitde prendre des responsabilits, rapprendre respirer dans lespace urbain . Thierry Bou-tonnier a aussi demand aux habitants du

    roxana azimi

    Lorsque les impressionnistes pei-gnaient la nature, celle-ci ntaitencore pas menace par lindus-trialisation galopante. Point def-fet de serre connu, de rchauffe-ment terrestre, de dsordre clima-

    tique. Mais, face au risque cologique galopant, les choses ont chang : certains ar-tistes ont dcid de tirer le signaldalarme. Ils sont aujourdhui nombreux se servir de leurs crations non seulement pour susciter une rflexion sur la question, mais dans les-poir de participer activement une entre-prise de sauvetage de la plante. Avec des for-tunes diverses, tant sur le plan financier questhtique.

    Leur dmarche sinscrit dans une histoiredont les prmisses remontent laprs- se-conde guerre mondiale. En 1968, lArgentin Nicolas Uriburu dverse, dans le Grand Canal, Venise, un colorant vert fluo pour dnoncerla pollution de leau. Les annes 1970 sont marques par les actions de lartiste alle-mand Joseph Beuys (1921-1986), qui participe la cration du mouvement Vert allemand. En 1982, il commence la plantation de 7 000 chnes la Documenta de Cassel. La dfense de lenvironnement prend un tour performa-tif et militant. Pour ces plasticiens, lcologie nest pas seulement un enjeu politique dont lavenir se dciderait dans les urnes, mais unepense qui innerve leurs uvres. Bienvenue dans lart anthropocne , un qualificatif emprunt lre ponyme o lhomme a commenc avoir un impact sur la gophysi-que du globe. Les artistes anthropocnes ne sont pas dans des actions cosmtiques. Ils veu-lent changer radicalement notre manire de vivre, indique Christophe Rioux, professeurdconomie Sciences Po Paris. Il sagit de re-positionner lhomme par rapport la plante, rappeler quil nen est pas le possesseur mais

    une forme vivante parmi dautres. Actuellement laffiche du Centquatre

    Paris, le couple dartistes britannique Ac-kroyd & Harvey rflchit depuis plus de vingtans la question de la germination, sur lesbrises de ces grands prdcesseurs. En 2007, Ackroyd et Harvey ont fait germer une cen-taine de glands provenant des chnes plantspar Joseph Beuys et donn naissance 200 arbres quils entendent planter dans les villes anglaises. Lopration sonne comme un ap-pel : augmenter la couverture arboricole des villes pour les rendre moins vulnrables aux changements climatiques.

    Autre duo militant, Lucy et Jorge Orta expo-sent, jusquau 21 septembre, leur trilogie Food/Water/Life au parc de La Villette Paris. Depuis vingt ans ils ont un credo : lesthtique oprationnelle . Autrement dit, produire des uvres qui ne soient pas de simples noncs mais qui catalysent des changements. Ces artistes ne se contentent pas de rver le monde. Ils sy collettent.

    En 1990, ils embarquent pour une expdi-tion dun mois en Amazonie pour tudier la biodiversit. Puis, en 2007, ils sjournent trois semaines en Antarctique o ils instal-lent un village provisoire, symbole de la di-versit des peuples. De telles vires sont co-teuses et physiquement prouvantes. On estdans des conditions extrmes et alatoires, on apprend la patience, reconnat Lucy Orta. Mais on ne peut pas dire que les espces sont en train de disparatre, quil est possible de re-forester sans intervention humaine, si on na pas t rellement sur place, si on ne sest pasconfront physiquement et motionnellement avec un lieu.

    De lquipe amazonienne, ils sont revenusavec une ide : diviser 1 hectare de terre en 10 000 parcelles symboliques, que les ama-teurs dart peuvent acheter condition de les

    voir

    food/water/life

    par Lucy + Jorge Orta, jusquau 21 septembre au

    parc de La Villette, Paris 19e.www.villette.com

    life on life

    par Ackroyd & Harvey, du 17 au 28 septembre, Centquatre, Paris 19e.

    www.104.fr

    vivre(s)

    Une trentaine dartistes explorent notre

    alimentation de demain. Jusquau 26 octobre,

    domaine de Chamarande (Essonne).

    www.projetcoal.org

    OrtaWate , de Lucy et JorgeOrta, 2011. Ce porte-

    bouteilles vient rappelerlingale accessibilit leau

    et sa rarfaction.THIERRY BAL/ADAGP

    Le blogueur Han Han cible dattaques virulentes

    Succs du box-office chinois, son premier film est svre envers son pays

    brice pedroletti

    Pkin, correspondant

    En tte du box-office chinois esti-val avec son premier film, TheContinent, un road-movie sortien juillet sur les crans chinois,

    lcrivain-blogueur-pilote de rallye Han Han tait attendu au tournant. Si la gn-ration des balinghou (ceux ns aprs 1980) sest retrouve dans cette traverse dest en ouest de la Chine par deux jeu-nes hommes soucieux de mettre leurs il-lusions lpreuve de la ralit, prtexte une succession de rencontres aussi for-matives quamres (une prostitue qui rve damour, une demi-sur insoup-onne, un aigrefin charmeur), personne ny a vu la naissance dun grand cinaste.

    Premier blogueur de Chine (et du monde) en nombre de lecteurs et auteur de plusieurs succs, le caustique Han Han, 31 ans, est lgrie de toute une g-nration de no-individualistes chinois qui ont fait de cet crivain prcoce et an-ticonformiste, grand contempteur dun systme ducatif rtrograde dont il a cla-qu la porte 16 ans, son hros. The Con-tinent fait cho son nouveau roman, 1988. Je voudrais bien discuter avec le monde (Gallimard, 2013), une autre vire au volant, dans la Chine des marginaux et laisss-pour-compte. Dans son premier film, le ralisateur rend un hommage in-direct au metteur en scne Jia Zhang-ke, qui y fait une apparition dans le rle dun maquereau pragmatique et blas.

    Accus de plagiat Le film ne sen est pas moins trouv la

    cible dattaques tellement virulentes de la part de pseudo-critiques, quune grande partie des internautes en a pris la dfense au nom de la libert de cration. Cest un professeur de philosophie de luniversit de Tsinghua, Pkin, Xiao Ying, qui a lanc la premire salve contre lcrivain, en se rfrant la campagne anticorrup-tion qui a lieu travers le pays pour appe-ler dboulonner la plus grande fraude du monde littraire quest Han Han . Il est essentiel dclairer la manire dont Han Han est devenu clbre afin de resti-tuer sa vrit lhistoire, de redonner aux cercles littraires la capacit de distinguer le bien du mal et de se dbarrasser du cou-rant empoisonn danti-intellectualisme qui nuit la culture chinoise , a-t-il crit dans une tribune publie le 19 aot par Le Quotidien de la jeunesse de Chine. M. Xiao accuse le jeune prodige des lettres chinoi-ses de plagiat de classiques hollywoo-diens tels que Easy Rider, Thelma et Louise, ou encore de films chinois.

    Sur la blogosphre et dans les mdias chinois, des commentateurs ont dfendu le jeune auteur face une attaque assimi-le au style des dazibaos de la Rvolution culturelle, qui naurait pas tant choqu si le climat ntait pas aujourdhui aussi d-ltre pour les artistes chinois : Mna-geons les jeunes qui ont de lambition comme Han Han , a exhort la vice-r-dactrice en chef de Xinjing Bao, le quoti-dien libral de la capitale, arguant que Han Han tait le choix du march face au monde littraire de M. Xiao, une pi-que lgard dune littrature officielle qui continue dtre rcompense pour sa loyaut au rgime.

    Yu Ge, un commentateur populaire dusite dinformation sino-hongkongais Phoenix, a enjoint le professeur Xiao ne pas confondre un artiste qui se plat prendre une posture de voyou comme Han Han avec les vrais anti-intellec-tuels qui monopolisent le savoir, abusent de leur pouvoir, contrlent la libert et r-priment les intellectuels . Rompu aux of-fensives en rgle des mandarins de la cul-ture, Han Han na mme pas jug bon de consacrer la polmique un post sur son blog aux 500 millions de visites.

    De son ct, un responsable de lquipede promotion du film a expliqu la presse chinoise : On a trouv a drle et ridicule la fois. Mais on ne va pas ragir, a nen vaut pas la peine. p

    v u d e c h i n e

    Rarement prsent

    dans les grands

    muses, lart

    cologique est aussi

    faiblement montis

  • | CULTURE & IDES | Samedi 13 septembre 20140123 | 3

    Le Pre Nol reste une belle ordureComment reprendre une pice culte sans tomber dans les piges du remake ? Cest le dfi que relve Pierre Palmade,

    qui donne une nouvelle version du Pre Nol au Thtre Tristan-Bernard, Paris

    De gauche droite : Benot Moret,

    Nicolas Lambreras et Loc Blanco,

    au Thtredes Cordeliers,

    Romans-sur-Isre (Drme),

    le 5 septembre.FABRICE ANTERION/

    LE DAUPHIN LIBR

    sandrine blanchard

    Romans-sur-Isre (Drme), envoye spciale

    Trente-cinq ans quils di-saient non. Trente-cinq ansque les auteurs du Pre Nolest une ordure refusaient,malgr maintes sollicita-tions, de cder les droits de

    cette pice mythique du rpertoire comi-que cre pour la premire fois Paris, fin 1979.

    Et puis un jour, banco ! Thierry Lher-mitte, Marie-Anne Chazel, Grard Ju-gnot, Christian Clavier, Josiane Balasko, Bruno Moynot ont fini par accepter quePierre Palmade et sa bande de jeunes co-mdiens semparent des feuilles de Scu de Zzette, pouse X , des doubit-chous de Radhan Preskovitch, du gilet serpillire de Thrse, du tableau perversde Pierre, du talon cass de Katia, le tra-vesti dpressif, et de la hotte de Flix, le fou furieux. Le remake attendu dbute Paris vendredi 12 septembre.

    On avait toujours dit oui aux troupesamateurs mais pas aux professionnels parce quon souhaitait se rserver la possi-bilit de la reprendre. Dsormais on esttrop vieux pour le faire ! , expliqueThierry Lhermitte, ternellement associ sa manire de dire cest cela, oui . On a donn notre accord Pierre Pal-made parce quon a confiance en lui, on connat son exigence , ajoute le com-dien. Il faut tre raisonnable et savoirpasser la main aux autres , rsume Bruno Moynot (interprte du voisin g-nreux en spcialits immangeables), dsormais codirecteur des thtres pari-siens du Splendid et de la Renaissance.

    Grard Jugnot a t le plus difficile convaincre, se souvient Pierre Palmade : Je lui ai laiss un message en lui disant que javais un casting denfer, que je nen-verrais pas des comdiens au casse-pipe.Dix jours aprs, il menvoyait un texto : Jeme range lavis gnral et je te souhaite bonne chance. Jtais mu, et jai ralis,avec une grande insouciance, que laven-ture commenait. Une aventure en forme de pari : comment faire revivreune pice dlirante crite par une bande de copains qui ne staient donn aucunelimite dans la frocit et linsolence ? Etpourquoi reprendre cette pice qui a fait les belles heures du caf-thtre avant de donner naissance, en 1982, un film de-venu culte force de rediffusions ? Pour faire connatre ma troupe , r-pond sans dtour Pierre Palmade.

    Limmense majorit du public a le filmcomme rfrence ; or la pice est un peu diffrente. Plus trash et plus froce que ladaptation cinmatographique. En 1979, la troupe du Splendid, en plein doute, avait suspendu les rptitions pendant quelques semaines. On a eu un peu peur,on craignait que cela ne fasse rire que nous , se souvient Bruno Moynot. Finale-ment, le public leur a fait un triomphe. Trs vite, ils devront quitter la petite salle du Splendid, rue des Lombards Paris, pour le Thtre de la Gat-Montparnasse,qui affichera complet douze mois durant. Pourtant, mme si la troupe stait fait re-marquer un an auparavant avec Les Bron-zs, cette nouvelle cration du Splendid nattire pas les critiques culturels. Dans lesarchives, seul un papier du Matin de Paris salue linsolence dune farce trs bte, crite avec beaucoup dintelligence. Leur nuit de Nol dans les locaux de SOS Dtres-se-Amiti est irrsistiblement hilarante .

    Lhumour la fois vitriol et bon enfantde cette satire qui tourne en ridicule la d-tresse sociale et sexuelle na apparem-ment pas pris une ride. Samedi 6 sep-tembre, lors de lavant-premire au Th-tre des Cordeliers Romans-sur-Isre (Drme) o la troupe tait en rsi-dence , prs de 500 personnes, de tous ges, ont ri de bon cur cette reprise trs fidle dcor et accessoires com-pris du Pre Nol. Juste avant que ses co-

    mdiens montent sur scne, Pierre Pal-made leur a gliss : Ne comptez pas que sur la pice pour faire rire, comptez aussi sur vous. Benot Moret est un digne h-ritier de Thierry Lhermitte, Loc Blanco a mis une part de tendresse bienvenue pour incarner le dsespoir de Katia, Nico-las Lumbreras a su viter la surenchre

    dans lhystrie de Flix, bref, le plerinagesonne juste, lesprit impertinent de lapice est respect et, grce la nouvelle interprtation, des passages hilarants,moins ancrs dans la mmoire collective,sont mis en lumire.

    Le casting denfer du metteur enscne, ce ne sont pas des ttes daffiche mais six comdiens inconnus du grand public. Benot Moret, Marie Lanchas, Ni-colas Lumbreras, Loc Blanco, Emma-nuelle Bougerol, Julien Ratel, tous se sou-viendront longtemps du jour o Pierre Palmade les a appels en leur annonant quil avait obtenu le feu vert pour remon-ter Le Pre Nol. Ctait une fiert de din-gue et une chance extraordinaire , tmoi-gne Benot Moret. Jtais hyper-excite, trs honore, la peur est venue aprs , confie Marie Lanchas, la nouvelle Th-rse. Car pour ces trentenaires fans du Splendid, passs pour certains par le one-man-show, pour dautres par un peu decinma et pour beaucoup par des se-conds rles au thtre, ce projet est aussi exaltant que paralysant.

    Le remake a ses dangers, surtout lorsquele public garde en tte la version originale et que les personnages semblent indisso-ciables de la distribution initiale. Tous sa-vent quils passeront au tamis de la com-paraison avec leurs illustres ans, tous se demandent sils seront la hauteur du fantasme. Certains ont revisionn plu-sieurs fois la vido de la pice, dautres sy refusent par crainte de se glisser dans un

    dangereux copier-coller. Cette pice en forme de gros sketch est encore plus culte pour eux que pour moi, constate Pierre Palmade. Quand elle est sortie, jtais un petit-bourgeois bordelais qui trouvait celatrop trash, jai mis du temps voir la force du texte et des personnages.

    Pour viter les piges, il a dit ses com-diens : On va dcoller le papier peint. Faites comme si ctait vous qui aviez crit la pice. Souvenez-vous toujours du plaisir que vous prenez jouer ensem-ble , insiste le metteur en scne lors des ultimes rptitions. Sa crainte : Etredans le karaok. Son souhait : Raliserune sorte de tour de magie, rinterprtercette pice sans jamais oublier quil sagis-sait de six potes qui lont cre en se mar-rant. Il faut que ce soit une fte sur scne etdans la salle.

    Mais comment rendre hommage sansdnaturer ni caricaturer ? En ne jouantpas la blague, en faisant confiance la si-tuation et en tenant le personnage. Comme le dit si bien Emmanuelle Bouge-rol, qui interprte Josette alias Zzette(sans les fausses dents), Le Pre Nol estune ordure cest le Rubiks cube culturel, le jouet de tout le monde, qui a toujours t l. On ne va rien rvolutionner mais tre dans la sincrit.

    Aprs stre appropri le texte, les co-mdiens ont d saccorder une folie personnelle , trouver leur petite musi-que pour viter la ple imitation. Une mthode que chacun rsume sa ma-nire. Marie Lanchas a dabord copi Anmone pour [se] rassurer avant de pas-ser par une dconstruction du person-nage de Thrse . Elle a gard les tics ges-tuels de cette bnvole BCBG fausse-ment coince. Benot Moret, qui endossele rle de Thierry Lhermitte, parle d une phase de lcher prise avant de re-venir une interprtation plus fidle loriginal . Nicolas Lumbreras a tent de contourner le jeu de scne de Grard Ju-gnot avant de se laisser un peu aspirerpar lui pour ne pas oublier la paternit dupersonnage . Tous, surtout, ont fait une confiance aveugle Pierre Palmade et son regard bienveillant. Sil ma choisi cest que je dois pouvoir relever le dfi , serassure Loc Blanco. On est dans une saine mulation et Pierre sait reprer, chez chacun dentre nous, les points forts et les limites , constate Julien Ratel, le voisin aux doubitchous .

    Le chef de troupe ne tarit pas dlogessur ses protgs. Normal, cest lui qui les a reprs et slectionns parmi la trentaine

    voir

    le pre nol

    est une ordure

    au Thtre Tristan-Bernard,64, rue du Rocher, Paris 8e.

    Du mardi au vendredi, 21 heures, le samedi

    18 heures et 21 heures. Rservations :01-45-22-08-40ou sur Internet

    www.theatretristanbernard.fr. De 21 39

    (moins de 26 ans : 10 ).

    lire

    pleins feux sur

    le pre nol

    est une ordure !

    de Pierre-Jean Lancry, prface Jean-Marie Poir (Horizon

    illimit, 2004).

    Le Pre Nol

    est une ordure

    cest le Rubiks cube

    culturel, le jouet

    de tout le monde,

    qui a toujours t l emmanuelle bougerol

    actrice

    de comdiens-auteurs qui travaillent, de-puis plus six ans, dans son atelier thtral dsormais appel La Troupe Palmade. Je suis fan deux, ils me font rire comme un enfant, semballe Pierre Palmade. Le Pre Nol est une ordure, cest une formi-dable opportunit de montrer leur talent. Lhumoriste, qui fut le premier croire au potentiel de Muriel Robin et, plus rcem-ment, celui dun Alex Lutz, dit sintres-ser avant tout au clown quil peut y avoir dans un comdien .

    Ni club dhumoristes ni bande decopains qui se tapent dans le dos , cette troupe partage sa passion dun thtre populaire exigeant et son got pour lcriture collective. Aprs avoir cr plu-sieurs spectacles (LEntreprise, Femmes li-bres), cest la premire fois quelle se sai-sit dun texte crit par dautres. Au dpart,pour Pierre Palmade, cet atelier tait le moyen de se sentir moins seul , de ne pas sennuyer le dimanche ! , complte son producteur Pascal Guillaume. Face lenthousiasme de ces jeunes, lhumoriste sest pris au jeu et caresse dsormais le rve de sinscrire dans les pas du collectif du Splendid. Lorsque la chane de tlvi-sion Paris Premire (qui retransmet de-puis un an les crations de la troupe) a suggr son producteur de reprendre unclassique de lhumour, tous deux ont im-mdiatement pens au Pre Nol. Ce choix tait li lesprit de troupe et au chal-lenge que cela reprsentait. Mais aujourdhui encore on ne sait pas si cest une bonne ou une mauvaise ide , recon-nat Pascal Guillaume. Romans-sur-Isrenest pas Paris et leuphorie dune avant-premire nest pas une garentie que cette nouvelle mise en scne tiendra la compa-raison chaque soir.

    Cest sans doute lirrespect de cette pice qui se moque des pauvres, des travestis et du suicide qui la rend intemporelle. Mme lheure des rseaux sociaux, il y a toujours des gens seuls, malheureux ou paums, et SOS-Amiti existe encore. Dans une poque politiquement correcte,cette pice est un moment de fracheur pro-tg par son ct historique et qui livre des vrits qui nont pas chang , considre Pierre-Jean Lancry, auteur en 2004, dun livre consacr au Pre Nol est une ordure.

    Nest-il pas toujours vrai, comme lacrit la troupe du Splendid, que la ville est un animal monstrueux qui dvore sans piti les faibles ? Et nest-il pas toujours prouv statistiquement quil y a deux foisplus de suicids chez les dsesprs que chez les autres ? p

  • 4 | 0123Samedi 13 septembre 2014 | CULTURE & IDES |

    propos recueillis par

    frdric joignot

    Jean-Marie Gustave Le Clzio,prix Nobel de littrature 2008,n Nice en 1940, est de nationa-lit franaise et mauricienne. Il abeaucoup voyag, sest intressaux cultures amrindiennes et aracont sa manire la colonisa-tion du Sahara occidental dansDsert (Gallimard, 1980). Dans

    cet entretien, il nous parle du multicultu-ralisme, aujourdhui tant dcri.

    Par votre histoire personnelle, vous vous dites multiculturel de naissance, pourriez-vous nous en parler ?

    Je suis n en France en 1940 dans unefamille dorigine bretonne migre lle Maurice, en ce sens je suis franais, mais sous influence. Mon pre, lui, tait mau-ricien, donc britannique lpoque. Il fautcomprendre que lle Maurice connaissaitun curieux tat de schizophrnie, du fait quelle a t colonise par la France de 1715 jusquen 1810, puis par les Anglais.

    Nombre de familles mauriciennes fu-rent scindes entre ceux qui soutenaient lAngleterre et ceux qui faisaient de la r-sistance, le plus souvent des femmes, qui ne suivaient pas toujours des tudes, et rechignaient adopter la langue anglaise.Cela a produit des familles bizarres, avec des hommes plutt anglophiles et des femmes francophiles. Ma famille na pas chapp cette situation. Ni moi

    Vous tiez donc britannique, mauri-cien, bilingue tout en vivant en France

    En effet, javais la nationalit britanni-que, tandis que ma mre cultivaitlamour de la France et accusait lAngle-terre des pires mfaits : davoir brlJeanne dArc, bombard la flotte franaise Mers el-Kbir en 1940, jen passe. Quand jai fait la connaissance de mon pre, 10 ans, il a voulu quon lui parle enanglais. Il narrtait pas de critiquer la France, il dfendait le colonialisme an-glais, quil disait plus respectueux des populations que les Franais. Il exerait une discipline de fer la manire de lar-me britannique, nous dressant mon frre et moi avec sa canne en bois. Enmme temps, il avait une bonne biblio-thque anglaise o lon trouvait Shakes-peare, Conrad, Dickens.

    Ma mre, elle, avait hrit de la biblio-thque classique franaise de ses pa-rents, qui allait de Chateaubriand Al-phonse Daudet. Jai beaucoup lu dans les deux langues. Le rsultat, cest que jtais trs partag, avec une identit compo-site, nourrie de plusieurs cultures

    Cette identit tait-elle malheu-reuse , pour reprendre le titre dun essai rcent dAlain Finkielkraut ?

    Il me semble que ce livre est lun desplus inquitants publis ces dernires annes. Il dfend une pense unicultu-relle. A la diffrence de son auteur, je me suis pos la question dcrire en franais ou en anglais, alors que je vivais en France. Pour plaire mon pre, jai com-menc par produire des textes en an-glais mais, heureusement ou malheu-reusement, je ne sais pas, ils ont t refu-ss par les diteurs anglais. Je suis passau franais, une trs belle langue, ce qui

    ne mempche pas dapprcier langlais. Etudiant, jai mme pens devenir un citoyen britannique part entire, sans doute encore pour satisfaire mon pre. Ctait facile, javais un passeport britan-nique, mme sil portait la lettre infa-mante C, Consular , qui signifiait que ma naissance avait t dclare au con-sulat. Je me suis install Bristol, puis Londres, o jai pass quelques annes. Puis, jai eu envie de revenir en France. Enfin de compte, mon identit nest pasmalheureuse mais multiple, comme celle dnormment de gens

    A lle Maurice, on peut donc parler dune socit multiculturelle ?

    Lle est multiculturelle depuis bienlongtemps, puisque des communauts diffrentes y vivent ensemble depuis le XVIIe sicle, quand les Hollandais loccup-rent avec des esclaves africains et malga-ches. Par la suite, les Franais lont coloni-se, amenant de nouveaux esclaves, puis les Anglais, accompagns par des Indiens hindouistes et musulmans, sans oublier larrive des Chinois. Cette pluralit sest traduite, lusage, par une certaine tol-rance, dautant que les Anglais ont favo-ris le multiculturalisme en instituant deslois qui respectaient les religions et les langues de chaque communaut.

    Dans une le o, plusieurs fois par jour,dans un quartier ou lautre, vous enten-

    dez les cloches de lglise sonner, le gong battre dans un temple tamoul, ou lappel du muezzin, vous tes prpar, dj audi-tivement, cohabiter avec des gens diff-rents. Ensuite, visuellement, vous dcou-vrez dans les rues des personnes de toutesles teintes de peau, vtues et coiffes de toutes les manires, avec des faons de se parler changeantes, des rgles de vie dis-semblables, une cuisine bien eux. Cela oblige porter une grande attention tout le monde. Mais il ne sagit pas seule-ment de vivre cte cte. Coexister dans ces conditions implique une comprhen-sion de ce qui peut offenser lautre.

    Vous avez t trs prs de faire votre service militaire en Algrie franaise, alors en pleine guerre coloniale. Com-ment lavez-vous vcu ?

    Je connaissais le systme colonial. Alle Maurice, une petite lite euro-penne, surtout dorigine franaise, alongtemps veill conserver ses privil-ges, contrlant toutes les affaires et por-tant peu dintrt aux autres peuples qui vivaient sur cette le, encore moins leurculture. Je voyais la situation en Algrie

    comme une extension de celle de Mau-rice. Jtais trs inquiet dtre envoy l-bas aprs le lyce. Un de mes condisci-ples qui avait chou au bac est mort quatre jours aprs avoir t enrl.

    Mon pre me disait : Tu ne peux pasaller te battre contre des gens qui deman-dent lindpendance. Il voulait que je re-jette la nationalit franaise et me faisait lire les journaux anglais, qui ne mna-geaient pas la France. Javais une tante qui travaillait pour la marine nationaleau Maroc, elle nous envoyait des docu-ments terribles sur les mfaits de larmefranaise. Mon frre et moi, en ge de partir, savions trs bien quil sagissait dune guerre coloniale froce, avec des villages bombards, des tortures, alors que de nombreux Franais croyaient au rle civilisateur de la Rpublique.

    Cette guerre reste la maladie infantili-sante de la France, cette pathologie qui consiste croire que certains peuples ne sont pas mrs pour lindpendance et quils doivent leur identit et leur essor la seule puissance coloniale.

    Finalement, vous avez fait votre ser-vice en voyageant autour du monde, dcouvrant de nouvelles cultures

    A lpoque de De Gaulle, on pouvait faireson service militaire dans la coopration culturelle. Jai postul pour la Chine, mais on ma envoy en Thalande. Je suis en-suite all au Mexique. Je remercie la France, son ouverture au monde, de mavoir offert ces possibilits.

    Au Mexique, jai connu un choc culturelconsidrable. Jai rencontr Jean Meyer, unhistorien, alors un cooprant, qui est de-venu un ami trs cher. Grce lui, je me suis intress lhistoire du Mexique et aux civilisations indignes. Jai lu les chro-niqueurs espagnols des XVIe, XVIIe et XVIIIe sicles, les colonisateurs et les empathiques comme Bartolom de Las Casas [1484-1566], je me suis intress aux mythologies indiennes, aux codex azt-ques et mayas, jai traduit Les Prophties de Chilam Balam [Gallimard, 1976]. Quandje prenais le mtro Mexico, je retrouvais les mmes Indiens autour de moi, parlant leur langue, avec des tenues bien eux. Je comprenais que toutes ces cultures, d-truites et mprises, rsistaient, cohabi-taient, toujours visibles, faisant du Mexi-que une socit multiculturelle.

    Dans les annes 1970, vous tes all la rencontre des Indiens Huichol, dont vous avez pris la dfense en 2012, dnonant un projet minier qui menace leurs terres

    Je voulais changer avec ces peuples, lesconnatre, alors quon les dit retards, un obstacle au progrs, des infrieurs. Jai particip aux crmonies de la Pque desHuichol de la Sierra Madre, jai con-somm avec eux de la soupe de peyotl, jai assist ces rituels o les hommes se percent la langue avec une aiguille de cactus pour verser leur sang sur la terre et la fertiliser.

    Grce eux, jai renou avec une fer-veur religieuse que javais connue pen-dant mon enfance, jai compris combien toute une part mystique de lhumain at malmene dans notre monde occi-dental. Mme les rvolutionnaires, les tiers-mondistes mprisaient ces peuples,je pense Rgis Debray, Che Guevara,qui ne se sont jamais proccups de sa-

    voir comment vivaient les Indiens, quels taient leurs mythes, leurs coutumes, les jugeant obscurantistes. Dans Le Rvemexicain ou la pense interrompue (Folio,1988), jai tent dimaginer lessor de la ci-vilisation mexica si les Espagnols nelavaient pas rduite au silence.

    Avons-nous encore beaucoup ap-prendre de ces cultures indiennes ?

    Au Mexique, je me suis li damiti avecun tudiant en mdecine qui part rgu-lirement tudier chez les gurisseurs,les brujos , dans le Chiapas. Encouragpar luniversit, il tudie leurs recettes debotanique thrapeutique, leurs remdes, leurs techniques psychologiques fondessur lempathie et la persuasion.

    Voici un exemple dchange de cultureexempt de mpris, o chacun apprend de lautre, une forme de don et de contre-don. Si Antonin Artaud qui, dans les an-nes 1930, cherchait au Mexique les tra-ces dune culture envote disparue en Europe, avait su que des jeunes mdecinsferaient un jour cette dmarche, plus desoixante-dix ans aprs son sjour chezles Tarahumaras, il aurait srement t boulevers. Pour moi, il a t un prcur-seur de ce quon appelle linterculturalit,lchange de culture culture.

    Cette interculturalit semble bien dif-ficile imaginer en France, quen di-tes-vous ?

    Plusieurs villes franaises sont multi-culturelles, par leur histoire. Quand on regarde les immeubles parisiens, on sait

    Jean-Marie Gustave

    Le Clzio,en 2013.

    LEA CRESPI/PASCO

    Jai beaucoup lu

    ces derniers temps

    la presse des annes

    1930. Cest instructif.

    Vous y voyez monter

    une obsession de

    la puret ethnique et

    culturelle franaise

    Coexister, cest comprendre ce qui

    peut offenser lautre Lcrivain Jean-Marie Gustave Le Clzio a grandi dans une famille migre lle Maurice, berc par

    les langues anglaise et franaise. Il dfend lide dune socit interculturelle, o les citoyens peuvent saccommoder raisonnablement de leurs diffrences au lieu de dsigner des boucs missaires

  • | CULTURE & IDES | Samedi 13 septembre 20140123 | 5

    paix, travaille pour desserrer le terriblecarcan masculin et venir en aide aux femmes rpudies.

    En France aussi, les nouvelles gnra-tions des enfants dimmigrs appren-nent vivre en Rpublique, tudientdans des coles laques, pousent desnon-musulmans, beaucoup veulentrussir, des associations de femmes d-noncent le machisme, des crivains, des acteurs, des musiciens, des artistes, des entrepreneurs se rvlent, une classe moyenne se forme, et si certains se re-plient agressivement sur la religion, sur-tout dans les quartiers dshrits, tous ne le font pas, loin de l.

    Comment la Rpublique pourrait-elle amnager une socit pluriculturelle et multiconfessionnelle qui ne renie pas ses fondements lacs et le respect des droits de lhomme ?

    Je nai pas de recette. Peut-tre faut-ilfaire comme en Bolivie, imaginer une sorte de ministre de lducation inter-culturelle plutt quun ministre de lidentit nationale. Le prsident, Evo Morales, a modifi la Constitution, re-connu les nations indignes et officialis leurs langues jusquici interdites dans les coles et ladministration. Il dfend untat plurinational et plurilingue .

    Dans la Bolivie daujourdhui, dslcole primaire, chaque lve apprend trois langues : lespagnol, sa langue ma-ternelle (comme laymara ou le quechua)et une autre pour souvrir au monde. On voit bien que cette pluralit de languesfacilite les changes interculturels entre les diffrentes communauts, en-tre les gens des villes et des campagnes,avec les trangers.

    Je prfre cette ide dune socit in-terculturelle plutt que multicultu-relle . Elle suppose que nous apprenons les uns des autres, comme cela se faitcouramment dans les affaires, le com-merce, les arts, en littrature, que nouspouvons nous entendre, nous accepter, dbattre, discuter des zones de tension, ou encore nous accommoder raisonna-blement de nos diffrences, comme le proposent les Canadiens.

    En France, nassiste-t-on pas plutt une exaspration de thses dextrme droite, qui rejettent toute forme de multiculturalisme ?

    Jai beaucoup lu ces derniers temps lapresse des annes 1930. Cest instructif.Vous y voyez monter une obsession de lapuret ethnique et culturelle franaise, une exaltation des vraies origines, quipasse par les Gaulois et la chrtient, unednonciation du dclin, d lennemi intrieur, aux races non europennes, la gauche enjuive , une remise en va-leur de la monarchie et du pouvoir royal,une exaspration du patriotisme et du nationalisme, si bien quon comprend comment la guerre devient invitable.

    Ces vrais Franais sont persuadsquil faut se mobiliser en milices, crer des factions, pour conjurer les dangers, et il est inquitant de voir aujourdhui lextrme droite et une partie de la droitereprendre ces arguments de guerre ci-vile. Cest une sorte de venin, aiguisant lesentiment dune monte des prils, dsi-gnant des boucs missaires. Je trouvecela trs inquitant. p

    quau XIXe sicle les bonnes et les bou-gnats vivaient sous les combles, un peu plus bas les provinciaux frachement ar-rivs, et quon trouvait aux tages nobles,les deuximes balcon, les gens cossus, souvent propritaires. Tous vivaient l deconserve, parfois travaillaient ensemble, et si le toit fuyait, on sentendait pour le faire calfeutrer, mme si cette poqueles Bretons ou les Auvergnats du dernier tage taient considrs par les Parisiens comme des gens ignorants, supersti-tieux, parlant mal le franais.

    Cette cohabitation urbaine a cess defonctionner au moment de lre coloniale,quand les habitants des pays africains et maghrbins ont commenc de venir. Biendes Franais, mais aussi les institutions, ont aussitt tabli des barrires avec eux, persuads quil existait une hirarchie ir-rductible des races et des cultures, expli-quant quils ntaient pas comme nous. Jusqu lindpendance, les pays colonissont t prsents par les gouvernants comme des territoires lointains de la R-publique, dpendant delle, o vivaient loin du centre des populations peu culti-ves que la France civilisait. Quand ces gens arrivaient en France, ils devaient re-nier leur histoire, sassimiler, sintgrer.

    Vous voulez dire que la France na ja-mais considr les Africains et les Ma-ghrbins comme porteurs dune vri-table culture, avec qui dialoguer ?

    De nombreux penseurs franais sontles hritiers dune tradition unicultu-relle, au sens o elle se veut universelle,

    rpublicaine, fonde sur lapprentissage du franais, lhistoire de France et le res-pect des droits de lhomme.

    Pourtant, lorsque la Rpublique sestforme, elle aurait pu opter pour le fd-ralisme, le respect des identits rgiona-les, de leurs langues, de leurs traditions, comme cela est arriv en Espagne. Elle aurait pu imaginer une Constitution plussouple, pluriculturelle. Mais rapidement, le jacobinisme, le centralisme et lintran-sigeance rpublicaine se sont affirms. Cest cette mme volont universalistequi a prsid la colonisation.

    Quand on lit les textes de lpoque, onvoit quil existait le projet dinstaller une Rpublique civilisatrice. Celle-ci allait ap-porter nos bienfaits des sauvages igno-rants et enfantins, qui avaient besoin quon soccupe deux. Sans renier les ap-ports culturels et scientifiques des Fran-ais au Maghreb, il reste que lorsquun pays impose par la force ses lois, sa lan-gue, ses coutumes des peuples, le sim-ple fait de les imposer les rend vaines.

    Noublions pas les centaines de milliers

    lire

    le rve mexicain

    de J. M. G. Le Clzio(Gallimard,

    Folio , 1992).

    la fte chante

    de J. M. G. Le Clzio(Le Promeneur, 1999).

    lafricain

    de J. M. G. Le Clzio(Gallimard,

    Folio , 2005).

    multiculturalisme.

    diffrence

    et dmo cratie

    de Charles Taylor (Flammarion,

    Champs , 2009).

    dAlgriens morts pendant la guerre dAl-grie. Aujourdhui encore, la France napas digr cette guerre. Certains Franais pensent que tous les immigrs et leurs descendants manquent de culture, ne sont pas duqus, ou sont des musul-mans borns, et quil est difficile de coha-biter avec eux.

    Au-del de ces prjugs, les difficults de cohabitation ne viennent-elles pas de comportements machistes, dinci-vilits ou encore dactes dintolrance et de racisme bien souvent lis au fait religieux ou des traditions dpas-ses ?

    Accepter la culture de lautre ne signi-fie pas accepter lexcision, lintolranceou le machisme. La France les combat, elle a des lois pour cela, son histoire la-que et humaniste, les droits de lhomme,mais cela ne signifie pas quelle doive sen prendre tous les descendants des immigrs sous prtexte quils sont mu-sulmans ou que leurs parents le sont.

    Les religions se rforment, les dogmessassouplissent, les cultures dorigine voluent et senrichissent ds lors que lespersonnes sont confrontes dautresvaleurs, exprimentent des nouvelles manires de vivre, chez les musulmans ycompris.

    En Tunisie, des intellectuelles et des mi-litantes se sont battues pour imposer la Constitution de janvier 2014 qui recon-nat lgalit des femmes. Cest un vne-ment historique. Au Maroc, Acha Ech-Chenna, qui mrite le prix Nobel de la

    Lorsquun pays impose par la force

    ses lois, sa langue, ses coutumes

    des peuples, le simple fait

    de les imposer les rend vaines

  • 6 | 0123Samedi 13 septembre 2014 | CULTURE & IDES |

    Sauvetage de la maison Lon BlumClasse au titre des monuments histori-ques en 1983, la maison de Lon Blum a t labellise en mars 2012 Maison des illustres par le ministre de la culture. Cr en septembre 2011 par le ministre dela culture Frdric Mitterrand, ce label peu connu distingue des lieux o ont vcu des personnalits du monde politi-que et artistique. Depuis, il a permis daugmenter le nombre de visiteurs de di-verses demeures illustres, comme le ch-teau La Fayette (Haute-Loire), lieu de nais-sance du marquis, ou latelier de la pein-tre Rosa Bonheur (1822-1899) Thomery(Seine-et-Marne), qui vient dtre mis en vente. Honor sa mort par des obsquesnationales, Lon Blum a vcu Jouy-en-Josas (Ile-de-France) pendant les derniresannes de sa vie, de 1945 1950, aprs avoir t dport dans une villa proche du camp de Buchenwald. Le Clos des Metzest une ferme du XVIIIe sicle qui abrite une vaste bibliothque et un bureau. Cett, la Fondation du patrimoine a lanc une souscription pour la rhabilitation dela demeure, lenrichissement du muse etlorganisation de manifestations culturel-les rgulires. Le montant des travaux slve 120 000 euros. Les historiens Pierre Nora, Pascal Ory, Jean-Nol Jeanne-ney et Serge Berstein font partie du co-mit scientifique.

    > Souscrire : www.fondation-patrimoine.org//15428

    Les films dactionnous gaventNous savions dj, grce une mta-ana-lyse publie en avril 2013 dans lAmericanJournal of Clinical Nutrition, que mangeren regardant la tlvision incitait se ga-ver et encourageait lobsit. Cet t, deschercheurs de luniversit Cornell (Etat de New York) ont voulu savoir si les pro-grammes faisaient la diffrence. Ils ont donc propos des plateaux-repas M & Ms, cookies, carottes, raisins 97 tu-diants rpartis en trois groupes et les ontinstalls devant des tlvisions. Le pre-mier a regard The Island, un film dac-tion de Michael Bay (2005) avec Scarlett Johansson et Ewan McGregor. Le deuxime a visionn Charlie Rose , untalk-show. Le troisime a vu The Island, mais sans le son. Rsultats ? Les specta-teurs du film daction ont mang 65 % deplus de calories (354) que ceux du talk-show (215). Ils ont consomm deux fois plus de nourriture (207 grammes contre104). Quant au groupe visionnant le filminsonoris, il a ingurgit 46 % de plus decalories (315) et 36 % daliments suppl-mentaires (141 grammes) que celui du talk-show. Les chercheurs disent avoir t frapps par la trs grande diffrence , constatant que, pendant le film daction,les tudiants mangeaient tout ce qui tait devant eux sans rflchir .

    > JAMA Internal Medicine du 1er septembre.

    Le maquillage anti-NSALe journaliste Robinson Meyer, du maga-zine amricain The Atlantic, a publi cet t un reportage exprimental. Il sest promen dans Washington maquill de telle manire quil a chapp aux logicielsde reconnaissance faciale de Prism, le programme de surveillance de lAgence nationale de la scurit (NSA) amricaineassoci aux camras de surveillance. Pour cela, il a repris les principes du CVDazzle ( CV tincelant ), un brouillagemis au point par un tudiant en tlcom-munications interactives de luniversit de New York, Adam Harvey. Il faut savoirque les algorithmes de reconnaissance faciale peuvent traquer les rpartitions des ombres au creux des joues, la lon-gueur et la couleur du nez, la forme des yeux, etc. Avec un maquillage adapt, le logiciel devient incapable didentifier quelquun. Dans le reportage de The At-lantic, de drles de maquillages sont montrs : mches dbordantes sur le vi-sage, grands -plats noirs et blancs sur lesjoues Robinson Meyer les a tests sur lelogiciel de reconnaissance de son iPhone : trois maquillages sur cinq ont tromp le logiciel, alors que celui-ci le re-connaissait quand il laissait pousser sa barbe. Pendant lexprience, il a t inter-pell de nombreuses fois par les passants.Le journaliste en a dgag ce paradoxe : Ce qui vous rend invisible sur les ordina-teurs saute aux yeux des humains. Cela rassurera ceux qui sinquiteraient que des terroristes utilisent le CV Dazzle.

    > www.theatlantic.com/features/archive/2014/07/makeup/374929/

    Dailleurs, comme le rappelle Jean-Claude Ca-sanova, prsident de la Fondation des scien-ces politiques, Raymond Barre a bien gou-vern pendant cinq ans, entre 1976 et 1981, sansvritable majorit parlementaire, en butte une gurilla incessante des gaullistes. Et MichelRocard a fait de mme entre 1988 et 1991, sans majorit absolue lAssemble. Lon sait que le pouvoir excutif dispose de srieux moyens pour faire rentrer dans le rang unemajorit rtive : vote bloqu, ordonnances, article 49-3 de la Constitution mme si, con-trairement MM. Barre ou Rocard, ManuelValls ne peut plus faire un usage incessant de cette arme de dissuasion massive depuis la r-forme constitutionnelle de 2008, qui en a li-mit le recours au vote du budget, de la loi de financement de la Scurit sociale et duntexte par session.

    Jusqu prsent, quelles que soient les sup-putations avant le vote de confiance demandpar le premier ministre le 16 septembre lAs-semble nationale, rien ne permet donc depenser que les frondeurs socialistes sont prts pousser lindiscipline jusqu la rup-ture de la discipline majoritaire : cela suppo-serait soit quils soient beaucoup plus nom-breux sabstenir (de lordre de 80 au moins), soit, pire encore, quils joignent leurs voix celles de lopposition.

    Ce scnario catastrophe ne sest produitquune seule fois, contre le premier gouverne-ment Pompidou en octobre 1962. Nul doute quil ouvrirait, aujourdhui comme hier, unecrise politique majeure : le gouvernement se-rait oblig de dmissionner et, mme sil ny est pas contraint, le prsident de la Rpubli-que naurait gure dautre solution que de dis-soudre lAssemble et convoquer des lgislati-ves. Lon imagine aisment que la majorit so-cialiste sortirait lamine dune telle confrontation lectorale. Franois Hollande naurait plus, alors, que deux solutions. Ilpourrait, comme Jacques Chirac en 1997 aprs sa dissolution rate, tenter de cohabiter avec un premier ministre du camp adverse (dailleurs bien incertain, compte tenu deltat de dsorganisation actuelle de lUMP). Mais, aprs le dsaveu de sa majorit et lchecde son camp, le chef de lEtat serait en positiondextrme faiblesse et il pourrait tre conduit dmissionner.

    Bref, comme le rsume Pascal Perrineau,professeur Sciences Po Paris, pour quil y aitcrise de rgime, il faudrait une rupture entre la majorit parlementaire et le prsident . Nous nen sommes pas l mais attention, pr-vient-il : Laffaiblissement du pouvoir excu-tif est impressionnant. On assiste, en direct, un phnomne de dconstruction dont il est difficile dimaginer ce qui peut en sortir. Sauf explosion populaire, estime pour sapart lhistorien Jean-Nol Jeanneney, on nevoit pas la solidit des institutions menace. Mais il ajoute prudemment : Pour linstant, a tient encore. La formule rsume bien les interrogations du moment : jusqu quel point le crdit et lautorit des principaux ac-teurs publics peuvent-ils saffaisser sans branler le systme politique lui-mme ? Jus-quo la dfiance ou lexaspration du pays peuvent-elles enfler sans provoquer une cris-pation majeure, imprvisible ?

    Professeur Paris-I Panthon-Sorbonne,Dominique Rousseau est beaucoup plus tran-ch. On invoque toujours le bouclier institu-tionnel. Mais il risque de ne plus fonctionner,menac par plusieurs crises conomique, so-ciale, morale et politique qui se cumulent etont creus une fracture profonde entre gouver-nants et gouverns. La panne de lordre institu-tionnel, la dcomposition du systme politiquesont les symptmes de cette crise gnrale de lordre social. De fait, la vertu premire de la Constitution de 1958 tait de donner au pou-voir excutif les moyens de gouverner effica-cement le pays et daffronter courageuse-

    suite de la page 1

    ment les dfis de lpoque. Or chacun cons-tate limpuissance du pouvoir face la crise conomique, la plus grave depuis un sicle, qui mine la France.

    La croissance a peine retrouv son niveaude 2008, avant la crise financire mondiale ; le cancer du chmage de masse ne cesse de pro-gresser ; la dette nationale se creuse dangereu-sement ; et ni la droite jusquen 2012 ni la gau-che depuis nont t capables de proposer aux Franais des remdes pertinents et convain-cants. Cette impuissance radicale du politique est aussi corrosive que celle de lEtat face la guerre, mondiale en 1940, coloniale en 1958 , juge Pascal Perrineau. Et Laurent Bouvet, pro-fesseur de sciences politiques, poursuit la com-paraison : Lvnement traumatique pour la Ve Rpublique, ce nest plus la guerre, mais la crise conomique et ltrange dfaite quelle in-flige au pouvoir.

    Sy ajoute une crise morale qui menace, toutautant, le contrat de confiance entre gouvernset gouvernants. Ainsi, selon des enqutes cons-tantes, les deux tiers des Franais considrent que la plupart des responsables politiques sont corrompus . Comment pourrait-il en tre autrement, si lon se rappelle lincessante litanie des scandales politico-financiers qui, de-puis plus de vingt ans, nont cess dclabous-ser droite et gauche ? En dpit de plusieurs lois dites de moralisation de la vie publique, rien ny fait. En 2013, ctait la terrible affaire Cahu-zac, ce ministre du budget qui fraudait le fisc. Aujourdhui, cest la lamentable affaire de lphmre secrtaire dEtat Thevenoud, qui vitait de payer impts et loyers. LUMP nest

    pas en reste, avec le scandale Bygmalion et le fi-nancement aussi extravagant quillgal de la campagne prsidentielle de M. Sarkozy en 2012. De telles malhonntets, une telle ir-responsabilit, individuelle ou collective, ne peuvent que saper les valeurs rpublicaines lmentaires, discrditer lensemble de la classe politique lus et partis politiques et nourrir la vieille antienne de lextrme droite Tous pourris ! .

    Depuis deux ans dans les sondages, depuissix mois dans les urnes, Franois Hollande paye ces checs et ces turpitudes au prix fort : impopularit prsidentielle sans prcdent

    et droute des socialistes aux municipales de mars et aux europennes de mai. Sauf de Gaulle en Mai 68, jamais un prsident de la Ve Rpublique ne stait retrouv dans une telle position de faiblesse. Parce que le chef de lEtat est dot de pouvoirs considrables, il est tenu pour responsable de tout, sans tre constitu-tionnellement responsable devant lAssemble (cest le premier ministre qui lest), ni mme de-vant le peuple durant son mandat, sauf re-courir au rfrendum comme la fait rgulire-ment le gnral de Gaulle.

    Destin le protger, ce dispositif devient unpige prilleux lorsque le prsident est affaibli comme aujourdhui. Pour peu quil donne en plus le sentiment aux Franais, comme cest le cas depuis deux ans, de ne pas habiter pleine-ment la fonction et de ne pas en incarner claire-ment la gravit, il devient la cible dun rejet re-doutable. Et quand, de surcrot, il voit comme aujourdhui sa vie prive tale de faon ind-cente sur la place publique par son ancienne compagne, ce nest plus seulement son auto-rit mais la dignit mme de la fonction qui estatteinte : le roi est nu. Comme le note cruelle-ment Laurent Bouvet, les institutions peuvent protger la fonction prsidentielle, mais pas un homme qui lexerce sans en avoir les qualits .

    On le voit, les institutions elles-mmes ontleur part dans limpasse actuelle. Pour Marie-Anne Cohendet, professeur de droit constitu-tionnel Paris-I Panthon-Sorbonne et parti-sane dune VIe Rpublique, ce qui est en crise, aujourdhui, cest la pratique prsidentialiste luvre depuis 1958, fonde sur la soumissiondu Parlement et qui rompt lquilibre ncessaireentre pouvoir, lgitimit et responsabilit . A ses yeux, rien ninterdit de sortir de cette crise dadolescence de la Ve Rpublique, en revenant la lettre mme de la Constitution : un prsident lu au suffrage universel, mais un gouvernement qui, effectivement, dter-mine et conduit la politique de la nation . Et elle note que cela na pas mal fonctionn du-rant les priodes de cohabitation et que cest lanorme dans la moiti des vingt-huit pays de lUnion europenne.

    Dominique Rousseau confirme : Il ny a pasdincompatibilit entre un prsident lu et un systme parlementaire, ds lors que le prsidentne gouverne pas. En revanche, il y a incompati-bilit si le prsident gouverne ; cest cette contra-diction quil faut aujourdhui dpasser. Et il ajoute : La Ve Rpublique tait la solution en 1958. Elle est aujourdhui devenue un pro-blme. Avant de jouer se faire peur ou faire peur en invoquant une crise de rgime, les principaux responsables politiques se-raient donc bien inspirs de rflchir et dbat-tre, sans tabou, des dfauts de fabrication dunrgime en crise. Avant que la situation actuellenempire et ne bascule, pour le coup, dans une crise de rgime. p

    grard courtois

    La Ve Rpublique rsiste encore

    Depuis 1958 , le bouclier institutionnel sest montr assez solidepour encaisser les chocs et sadapter aux circonstances. Mais la

    dcomposition du systme politique menace son fonctionnement

    Manuel Valls et Jean-Marie Le Guen participent

    la sance de questionsau gouvernement,

    lAssemble nationale,le 1er juillet.

    JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR LE MONDE

    lire

    droit

    constitutionnel

    de Marie-Anne Cohendet

    (LGDJ, 2013).

    les grandes

    crises politiques

    franaises

    1958-2014

    Le Monde , sous la direction

    de Grard Courtois(Perrin, 1 064 p.,

    14,90 ).

    le choix

    de marianne

    de Pascal Perrineau(Fayard, 2012).

    o n e n p a r l e

    On assiste, en direct,

    un phnomne de dconstruction

    dont il est difficile dimaginer

    ce qui peut en sortir pascal perrineau

    professeur Sciences Po Paris

  • | CULTURE & IDES | Samedi 13 septembre 20140123 | 7

    Divorce lcossaiseLe 18 septembre, les Ecossais doivent se prononcer pour ou contre lindpendance de leur nation.

    James Robertson, crivain phare de la scottitude , votera yes . Non sans inquitude

    philippe bernard

    Newtyle (Ecosse), envoy spcial

    On ne nat pas cossais, onle devient. Quand JamesRobertson fouille dans lagrande malle des ides etdes sentiments que sus-cite en lui le rfrendum

    du 18 septembre sur lindpendance, il en revient toujours cette ide. Bien sr, son itinraire personnel de gamin british n en Angleterre, puis devenu lcrivain phare de la scottitude , irrigue cette conviction. Mais, pour lheure, limpor-tant est ailleurs : si le oui lemportait dans les urnes, comme certains sondages le suggrent, cest, affirme-t-il, que lide cossaise dune citoyennet ouverte et so-lidaire, trempe dans une histoire scu-laire de bataille pour la dignit, aurait dabord gagn les curs.

    Le nationalisme cossais qui va peuttre faire trembler pacifiquement la Cou-ronne dAngleterre na pas grand-chose voir avec les cornemuses, les tartans et les kilts, nonce Robertson, 56 ans, dont le vi-sage glabre et souriant tranche avec la te-nue sombre, faon clergyman. Trois de mes grands-parents sont cossais. Mais si mon pre navait pas obtenu un job qui nous a fait dmnager dAngleterre vers lEcosse quand javais 6 ans, je ne serais pasla mme personne. Lide cossaise nest pas lie au sang ou la terre, ni aux stro-types folkloriques, mais un environne-ment social, une manire de concevoir le civisme.

    Avant de sinstaller dans sa salle man-ger rustique, au cur du village de Newtyle, prs de Dundee, lhomme la veste noire nous a tout de mme fire-ment conduit au pied dune nigmatique pierre sculpte plante voici mille deux cents ans par les Pictes, sur une colline do-minant un superbe paysage vallonn, re-hauss par la silhouette des monts Gram-pians. Comme un plerinage face un jar-din dEden o lEcosse nouvelle dont il rve pourrait clore. En dcouvrant ce pays pour la premire fois, dans lenfance, jai prouv limpression de rentrer chez moi. A 20 ans, ce sentiment a commenc prendre une dimension politique.

    Etre cossais, ce serait donc partagerdes valeurs de dmocratie respectueuse, dgalit, de justice sociale, de respect des humbles , allies un sens fort de la com-munaut . En quoi ces valeurs largement proclames ailleurs seraient-elles spcifi-ques ce pays ? Cela vient de notre his-toire, de William Wallace [hros des guer-res dindpendance du XIIIe sicle], sym-

    bole de lhomme du peuple capable de se lever contre la tyrannie jusqu la mort ; du mouvement cossais des Lumires qui a po-pularis laspiration lducation pour cha-cun des valeurs humanistes vhicules par les pomes de Robert Burns. Cette accumu-lation de mythes a t vhicule par la tradi-tion orale et les chansons jusqu nous.

    Toutes ces valeurs se sont longtemps in-carnes dans celles quentend porter le Royaume-Uni, poursuit James Robertson. Son formidable roman And the Land Lay Still (Hamish Hamilton, 2010, non traduit en franais) dcrit avec subtilit la lente mergence, partir des annes 1950, sur le terreau des dsillusions de laprs-guerre, de ce nationalisme ouvert qui fleurit aujourdhui loccasion du rfren-dum accept par Londres.

    Les Anglais ne font pas vraiment la dif-frence entre Britannique et Anglais. Mais, pour les Ecossais, depuis lactedunion de 1707, tre britannique est quel-que chose qui sajoute au fait dtre cos-sais, analyse lcrivain qui, passionn parle scots (la langue germanique parle par 1,5 million dEcossais), a traduit et dit tant Baudelaire que Winnie lOurson et Astrix. Depuis trois sicles, les gens ont puse sentir la fois cossais et britanniques.Actuellement, cest plus difficile, car les ci-ments qui nous unissaient ont disparu :lEmpire dabord, puis lEtat solidaire de laprs-guerre marqu par les lois de pro-tection sociale et le NHS [National Health Service, systme de sant publique du Royaume-Uni], dmantel son tour de-puis les annes 1980 par Margaret That-cher, John Major, puis Tony Blair et David Cameron. Les raisons de se sentir la fois britannique et cossais se sont donc pro-gressivement effaces. Le rfrendum daujourdhui sinscrit dans cette longue histoire o les Ecossais se rapproprient et redfinissent leur identit, alors que le Royaume-Uni se dsintgre progressive-ment.

    Car, assure Robertson, ce qui est luvre en Ecosse travaille aussi le Pays de Galles. Je ne me pense pas autre chose qucossais, insiste-t-il. Britanni-que ne veut plus rien dire pour moi, cest seulement une inscription sur mon passe-port. Pour autant, lide dagiter un drapeau ne mexcite pas. Je dfends un na-tionalisme non menaant et intgrateur, qui fait quon peut tre dorigine pakista-naise ou italienne et sidentifier absolu-ment ce pays . Ainsi, il sagirait dun nationalisme civique qui nexigerait aucune conformit un strotype .

    Se prtendre ouvert sur le monde touten crant un nouvel Etat, et donc une nouvelle frontire, nest-ce pas para-doxal ? A Londres, ils critiquent le natio-nalisme quand il est cossais mais lappr-cient quand il est anglais. Le Royaume-Uni est une union trs ingale domine par un pays, lAngleterre, qui concentre 80 % de la population de lensemble, r-torque James Robertson. Nous vivonsdans un monde dEtats-nations. Comme nous sommes une nation de 5 millions dhabitants, il vaut mieux avoir un Etat.Mais il faudra prvenir tout risque de glis-sement vers un nationalisme troit en ad-hrant lUnion europenne. LEcossedans lUE, cest essentiel.

    Ce serait donc lhistoire dun intermi-nable divorce, mais dnu de rancur,entre Edimbourg et Londres. Pourtant,les nationalistes cossais ont ft avecferveur, cet t, le septime centenaire de la bataille de Bannockburn, rempor-te sur les Anglais ; pourtant, le leader du Scottish National Party (SNP, ind-pendantiste), Alex Salmond, a lanc sa campagne lectorale Arbroath, lieu ofut rdige la dclaration dindpen-dance de 1320.

    Mais, jure le romancier, le sentimentantianglais ne joue pas le moindre rledans le rfrendum. Cest pourquoi Londres na pas vu venir la vague du oui.Ils cherchaient des Ecossais en colre con-tre eux et nen voyaient pas. Le SNP a tou-jours veill ne pas tre peru comme an-tianglais, carter tout lment xno-phobe. Aujourdhui, tous lesingrdients dun bon scnario sont ru-nis : les Ecossais ont une dcision capitale prendre savoir qui ils sont en un temps limit. La force de leur sentimentidentitaire saffermit mesure quelchance se rapproche.

    Londres sest adress la raison desEcossais, en tentant dexpliquer pourquoi il tait plus sr de rester unis, mais a pein toucher leurs curs. La perspec-tive de lindpendance est plus en phase dsormais avec ce que les Ecossaispensent deux-mmes. Les sentiments proclams par les Anglais masqueraient des intrts conomiques et stratgiques majeurs : le ptrole de la mer du Nord et la base cossaise des sous-marins nuclai-res. Sils les perdaient, leur poids dans le monde se trouverait nettement diminu.

    La dynamique de la campagne, lespoirdune victoire longtemps perue comme impossible ont apparemment tem-pr les doutes de lcrivain sur le rf-rendum. Voici quelques mois, il dnon-ait dans la presse la campagne soporifi-que de Yes Scotland ( oui lindpendance ) qui, force de cher-cher rassurer les lecteurs, bridait, se-lon lui, toute rflexion critique.

    James Robertson, sympathisant maisnon adhrent du SNP, mettait aussi en garde contre les lendemains dindpen-dance qui dchantent, sur les plans fi-nancier et montaire notamment. Jaurais aim que la campagne du yes explique plus puissamment toutes les op-portunits que nous ouvrirait lindpen-dance, admet-il maintenant. Que si nous

    gagnons, il ne sagira pas seulement decrer un autre Etat, mais de fonder un Etatdiffrent sur une autre pratique de la poli-tique. Le dficit dmocratique est consid-rable au Royaume-Uni. Il faut rapprocher la politique des gens pour quils se renga-gent. Donner des pouvoirs Edimbourg, mais aussi localement.

    Le pays construit sur les valeurs cos-saises dont il rve romprait avec le ca-pitalisme nolibral et reposerait sur un modle durable . Toutes choses queles travaillistes britanniques ne pour-raient pas apporter, selon lui, mme sils remportaient les lections gnrales de mai 2015. Les revenus du ptrole et la rupture avec le nuclaire militaire per-mettraient de valoriser des emplois dutilit sociale . Un nationalisme vert ? Sans doute, rpond le romancier.

    Quant au jour daprs le 18 septem-bre, James Robertson sait que la liesse, encas de victoire du oui, ne durera que quelques jours . Le travail difficile com-mencera alors, et ne sera pas sans ris-ques. Une vaste recomposition du pay-sage politique sengagera. Comme dans la vie, on valuera les risques, et on ira de lavant. Les Ecossais auront fait le pas principal : savoir pourquoi ils dsi-raient lindpendance. Leur pragma-tisme les guidera sur le chemin du comment .

    Une chose est certaine, selon Robert-son, le choc de lindpendance donnerait lEcosse la visibilit mondiale qui lui manque aujourdhui et apporterait des bnfices extraordinaires . Lune des pi-res craintes de lcrivain serait quelEcosse indpendante soit exclue delUnion europenne et oblige un long processus de radhsion, comme Lon-dres en brandit la menace. Mais il ne voitpas quel intrt lEurope aurait brimer ainsi le nouvel Etat.

    Et si les lecteurs rejetaient majoritaire-ment lindpendance ? Le dbat ne sar-rterait pas l car le rfrendum est un moment qui sinscrit dans une longue his-toire . Si cest non , soit les promessesde transferts massifs de nouveaux pou-voirs au gouvernement dEdimbourg fai-tes aujourdhui seront tenues, soit elles seront trahies, et les Ecossais rclame-ront un nouveau rfrendum. Dans les deux hypothses, assure James Robert-son, nous serons de fait, dici dix ou quinze ans, dans une situation proche de lindpendance . p

    Le dficit

    dmocratique

    est considrable

    au Royaume-Uni.

    Il faut rapprocher

    la politique des gens

    pour quils

    se rengagent james robertson

    crivain

    James Robertson.MARIANNE MITCHELSON

    Un oui en faveurde lindpendance de lEcosse

    sur une montagnedIrlande du Nord.

    PETER MORRISON/AP

  • 8 | 0123Samedi 13 septembre 2014 | CULTURE & IDES |

    Le sourire est passde mode

    i m a g e s | Aux mannequins hyper-expressives des annes 1980 ont succd

    de trs jeunes femmes impavides, au service exclusif du vtement

    vronique lorelle

    Les dfils de prt--porter duprintemps 2015, qui ont d-but jeudi 4 septembre NewYork, avant Londres, Milan etParis, devraient le dmontrerune nouvelle fois : depuis

    quelques annes, les mannequins ont perdu le sourire. A une poque o rgnelinjonction au bonheur (la chanson Happy nest-elle pas un tube plantaire ?), o les bars sourire fleurissent dans les villes et les smileys dans les textos, ces porte-drapeaux de la mode font grise mine. Dans les coulisses des dfils, des Post-it au mur rappellent aux filles qui vont franchir le rideau lultime consigne : No smile ! No smile !

    On est loin de la bonne humeur affichepar Ins de La Fressange : en 1984, elle d-filait pour Jean-Charles de Castelbajac, tout sourire, dans une robe hommage latoile Campbells Soup Cans dAndy Warhol.Sur le podium de Kenzo, en 1979-1980, certaines mannequins pouffaient pres-que de rire la manire de collgiennes. Kenzo Takada a t lun des premiers faire sortir les dfils des maisons de cou-ture en slectionnant des lieux plus ac-cueillants, comme la Bourse du commerce ou la Salle Wagram, Paris , souligne Oli-vier Saillard, directeur du Muse de la mode de la Ville de Paris. Il est normal que le couturier qui a introduit un vestiairesimplifi et rompu avec les usages bour-geois des clientes couture encourage aussi une gestuelle plus libre, emprunte la rue , souligne cet expert, auteur dune Histoire idale de la mode contemporaine (Textuel, 2009).

    Puisque le sourire est, comme le regard,la fentre de lme, les mannequins de cesannes-l vont peser de toute leur person-nalit sur le podium. Dans les annes 1980, la mode souvre au monde avec des mannequins blanches, eurasiennes ou noi-res, toutes trs types, qui sourient ou pas, car elles ont avant tout du tempra-ment , se rappelle Florence Mller, histo-rienne de la mode. Ainsi, Ins de La Fres-sange tait connue pour apostropher las-semble et, parfois, faire des grimaces ; Farida Khelfa, pour faire la gueule , et Claudia Huidobro, pour toiser le public,un tantinet insolente. Quant ce joli brin de fille frache et souriante nomme

    Claudia Schiffer, elle arborait une moue charmeuse, conqurante, narquoise : force de jouer toutes les palettes, la sduc-trice a fini par faire une carrire dactrice.

    Les annes 2000 vont apporter lop-pos. Comme dans lhistoire de lart, le sourire, dans la mode, sest fait rare et prcieux. Progressivement simposent des mannequins diaphanes, comme sor-ties dun mme moule et naffichantque peu de personnalit. Elles servent unnouveau propos : leur individualit estgomme pour mettre laccent sur le vte-ment , assure Florence Mller. Mme fa-on de marcher, mme maquillage, mme coiffure parfois les unes et les autres. Elles deviennent une toile de fond , rsume lhistorienne. Et parce que le dfil ne dpasse plus les quinze minu-tes chrono (contre quarante-cinq minu-tes autrefois), elles ne se dhanchent plus,elles cavalent. Pour quaucune photo ne soit rate, mieux vaut viter la risette , prvient le photographe de mode Guy Marineau, qui compte trente ans de Fashion Weeks. Saisi au vol, le sourire peut vite se transformer en rictus.

    Une machine de guerre Jespre ne pas tre lartisan du non-

    sourire, se dfend le producteur scnogra-phe Alexandre de Betak, grand manitou des dfils de mode depuis les annes 1990. Cette tendance au srieux est la con-jonction de plusieurs facteurs : lextrme jeunesse des mannequins, qui ont 16 ou 17 ans, soit une dcennie de moins que leurs homologues des annes 1980, et quinont pas toujours la maturit pour expri-mer leur personnalit ; de lpoque, qui veut que le travail ait pris le pouvoir surlesprit de fte ; et, enfin, des stylistes, qui nesouhaitent pas tre clipss par un man-nequin vedette Lindustrie de la mode est devenue une machine de guerre lchelle plantaire et les images des dfi-ls qui tournent sans cesse sur la Toile reprsentent dsormais un enjeu pri-mordial. Lheure nest plus la rigolade.

    Lors du dfil Christian Dior Couturede juillet (confi Alexandre de Betak),la mannequin au joli minois, cheveuxflous et robe fleurie, arbore ce qui est lenouveau Graal : le sourire parfait,soit un non-sourire, mais avec rien decrisp pour les zygomatiques. La m-choire est relaxe, ce qui nenvoie

    aucune ombre sur les yeux ou les joues.Cest la nouvelle subtilit parmi les ex-pressions humaines, mille annes-lu-mire de lternelle grimace radieuseaccroche au visage , dnonce parPascal Bruckner dans LEuphorie perp-tuelle (Grasset, 2000). Il y a un certaincharme cette absence dexpression,avance Olivier Saillard. Cette arme deguerrires au visage viss me rappelle leslgionnaires dont lexercice ftiche, lazi-mut brutal, est davancer sans faillir, enfixant un point lhorizon : ce nest pas

    sans posie, cette prsence dans lab-sence !

    Le mme Olivier Saillard a prsent uneperformance New York, lundi 8 septem-bre, o il a convi danciennes manne-quins franaises les muses de crateurs clbres telles Amalia Vairelli pour Yves Saint Laurent, Violeta Sanchez pour Thierry Mugler ou Claudia Huidobro pour Jean Paul Gaultier , raconter leurssouvenirs de robes. Avec ce mot dordre, intriguant : regarder le public au fond desyeux et sourire, souhait . p

    lire

    histoire idale

    de la mode

    contemporaine.

    les plus beaux

    dfils de 1971

    no s jours

    dOlivier Saillard (Textuel, 2009).

    Claudia Schiffer, force dexprimer toutes les

    facettes de sa personnalit, fera carrire au cinma. Ici posant pour Chlo, en 1992.

    GUY MARINEAU

    Un nouveau sourire est de mise aujourdhui.

    Jean Paul Gaultier Couture,automne-hiver 2014-2015.

    MIGUEL MEDINA/AFP

    Ins de La Fressange tait connue pour apostropherle public lors des dfils.

    Ici dans une robe de Jean-Charles de Castelbajac, en 1984.

    GUY MARINEAU

    Inconcevable aujourdhui, des mannequins pouffant

    de rire comme des collgiennes. Podium Kenzo,

    1979-1980.GUY MARINEAU

    Dfil contemporain en rangs serrs telle une arme de

    guerrires, le visage viss commedes robots. Oscar Carvallo Couture,

    automne-hiver 2014-2015.MIGUEL MEDINA/AFP