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Adolescents difficiles…adolescents en difficulté

Je vais devant ou tu vas derrière?

Pratiques et réflexions de travailleurs de l’aide à la jeunesse

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Avec le soutien du Ministère de la Communauté française – Direction générale de l’Aide à la Jeunesse.

Adolescents difficiles… adolescents en difficulté

Je vais devant ou tu vas derrière?

Un livre rédigé par :Georges CAPART, Miguel CASTELA, Marc COUPEZ, Brigitte DECELLIER, RenéDUYSENS, Fabienne JEANSON, Alain LEJACQUES, Diane MONGIN, Luc MORMONT,Daniel RECLOUX, Claire RENSONNET, Thérèse RICHE, Denis RIHOUX, Isabel SANCHEZ

Y ROMAN, Jean-Christophe SCHOREELS, Myriame SOREL, Jacqueline SPITZ.

Au cours d’un atelier d’écriture mené parRéjane PEIGNY.

© Copyright 2003 : Tournesol Conseils SA – Éditions Luc PireQuai aux Pierres de taille, 37-39 – 1000 [email protected]://www.lucpire.be

Mise en page : ELPCouverture : Delights sprl.Imprimerie : Fortemps – Wandre.

ISBN: 2-87415-351-6Dépôt légal : D/2003/6840/94

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Adolescents difficiles…adolescents en difficulté

Je vais devant ou tu vas derrière?

Pratiques et réflexions de travailleurs de l’aide à la jeunesse

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Table des matières

Quelques mots sur ce livre et sur ses auteurs 7

Avant-propos 9

Préfaces 11

Pour qu’ils rebondissent, Michel BORN 11

Christian MORMONT 13

1. Introduction 15

Destin (Fiction) 15

Il y a… 16

2. Difficiles ou difficiles à éduquer, qui sont ces jeunes? 19

C’est l’histoire d’un gars… (Fiction) 19

Aide acceptée ou aide contrainte, les différents types de mandat 27

Ce que « ces jeunes » nous donnent à voir 28

Ineptie (Fiction) 36

Profil d’adolescents de l’extrême, Le Foyer retrouvé, CAS pour garçons 37

Jeu de l’oie, jeu de lois (Fiction) 44

Poupée 55

Et les filles ? 56

Viol collectif 58

Petite déesse 60

De l’adolescence difficile 61

3. Les bases de notre intervention 63

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Les fondements théoriques de nos interventions psychoéducatives 63

Dieu, préserve-moi de tous ces intervenants, mes problèmes, je m’en charge… (Billet d’humeur) 78

4. Modèles d’intervention, Quelques exemples de nos pratiques 81

Voyage au pays du paradoxe 81Genèse d’une pédagogie de la reliance 84

Elle, La permanence du lien (Récit) 94

Ailleurs… la quête de soi 103

Voir Micheline ailleurs, Partie de ping-pong entre le secteur éducatif et le secteur thérapeutique (Fiction & analyse) 116

L’île déserte aux patates chaudes (Billet d’humeur) 124

5. Les intervenants sociaux 127

Fin de journée d’un éducateur ordinaire (Fiction) 127Itinéraire d’un éducateur devenu spécialisé (Témoignage) 128

J’ai maintenant l’âge d’être leur mère, ce qui ne fut pas toujours le cas (Témoignage) 131

Lorsqu’il est question de (auto)dérision dans le travail(Billet d’humour) 140

6. Évaluation de notre travail 143

Plus dure sera la chute (Fiction) 143

À la recherche d’une évaluation 144

À toutes fins utiles… (Souvenir) 149

Conclusions 149

Pour conclure 148

En guise d’aurevoir 150

Lexique 151

Bibliographie 155

6 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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Quelques mots sur ce livre et sur ses auteurs

Ce livre est le résultat du travail, en atelier d’écriture, d’une quin-zaine de travailleurs de l’aide à la jeunesse, invités par les éditionsLuc Pire, avec le soutien de Mme la ministre Nicole Maréchal, à pré-senter leurs pratiques.

Bâti en mosaïque, il est le reflet du secteur dont il parle : cohérentet paradoxal, parfois drôle et souvent noir.

Ambitieux, il se veut à la fois ouvrage de référence et récit sen-sible, réaliste et optimiste, précis et interpellant… mais surtout, acces-sible à tous. C’est pourquoi, s’il est possible de le parcourir d’unetraite en suivant la logique thématique proposée par la table desmatières, chacun peut le découvrir « à la carte ». C’est ce que je vouspropose si, comme ce fut mon cas, vous ne connaissez de ce secteurque les clichés habituellement véhiculés par les médias en recherchede sensations fortes, d’explications simples et de coupables, et si vousn’avez jamais entendu parler de ces fameux CAS et PPP. Ainsi préfé-rerez-vous peut-être commencer par une exploration sensible de celivre : vous imprégner d’abord des témoignages des travailleurssociaux, des quelques textes écrits spontanément par des adolescentset des récits de fiction – composés à partir de faits réels – destinés àmontrer quelques situations très concrètes. Dans ces textes-là, peuimporte que vous ne compreniez pas encore les abréviations : vousserez dans la même situation que nombre de jeunes et de parents, et lelexique vous aidera, le cas échéant.

Les perles, authentiques, citées en exergue de chaque chapitre,vous permettront également de vous acclimater.

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Les regards plus particuliers des spécialistes qui ont accepté derédiger les préfaces, et les propos plus personnels des billets d’hu-meur ayant terminé de vous mettre à l’aise, sans doute serez-vouscurieux de découvrir les courts chapitres théoriques, plus ardus ilest vrai, que vous aviez sautés dans un premier temps, et qui vouspermettront de situer la démarche pédagogique particulière de cesprofessionnels.

Car ces hommes et ces femmes, tout humains et sensibles qu’ilssoient, sont de véritables professionnels. Ils partagent leur temps entregestion de situations de crise, administration, soucis financiers, inten-dance, direction d’une équipe – et je l’espère pour eux, leur proprefamille, ce serait un comble… – mais n’oublient pas de prendrequelque recul, de se concerter, de se remettre en question. Le regardqu’ils portent sur le secteur agité de l’aide à la jeunesse est singulier :lucide, généreux, courageux, respectueux. Ils n’ont perdu ni humourni enthousiasme.

C’est ce regard, probablement, au-delà des réalités de terrain fortdifférentes de chacun, qui les rassemble. Et c’est cela, sans doute, quecomprennent, à force de temps, ces jeunes en lesquels ils osent croire,ces jeunes qu’ils osent aimer.

Avant de les avoir rencontrés, je me doutais bien que la probléma-tique de l’aide à la jeunesse nous concernait tous. Je suis désormaispersuadée de la nécessité que nous nous en préoccupions tous.

Bonne lecture.

Réjane PEIGNY, animatrice de l’atelier d’écriture.

8 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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Avant-propos

Cet ouvrage est le deuxième issu d’un atelier d’écriture destiné auxtravailleurs sociaux de l’aide à la jeunesse. Je soutiens cet atelier,parce qu’il permet de faire connaître un secteur social trop discret etparce qu’il donne l’occasion à ces travailleurs de jeter sur la feuilletout ce qu’ils retiennent souvent en eux sans pouvoir le faireconnaître.

Cette année, l’atelier d’écriture a été consacré à celles et ceux quiencadrent des adolescents dits difficiles ou en difficulté. Il n’est pas aiséde définir ces ados sans leur coller une étiquette caricaturale. On pour-rait dire qu’ils sont difficiles par leur capacité à mettre leur entourage endifficulté. Mais cette capacité est le résultat d’un parcours carencé,c’est-à-dire des difficultés qu’ils ont eues à subir depuis l’enfance.

Ce sont des jeunes avec qui il faut à tout prix créer un lien etpouvoir le maintenir un certain temps. Et cela prend en effet du temps,car ils ne croient plus dans les adultes. Ils vont d’ailleurs les tester, euxqui disent leur vouloir du bien, et repousser les limites de l’acceptableafin d’obtenir ce qu’ils croient devoir systématiquement générer : lerejet, le renvoi, la confirmation qu’ils n’intéressent ni leurs pairs, niles adultes.

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Les travailleurs psychosociaux qui ont choisi d’aider ces filles etces garçons doivent donc posséder une dose de patience infinie, unprofond respect de l’autre et une éthique du refus, du rejet. Ils doiventaller chercher au fond d’eux-mêmes, encore et toujours, la confiancedans les potentialités positives de ces ados en déroute.

Tout cela prend du temps et doit paradoxalement aboutir, après laconstruction d’un lien de confiance très fort, à une mise à distanceprogressive de ce lien, pour que le jeune devienne autonome et le plusépanoui possible.

L’ouvrage confirme aussi que ces qualités personnelles, néces-saires à l’accompagnement de ces jeunes, enrichissent et sont enri-chies par un effort permanent de formations, de réflexions,d’échanges et de conceptualisation du travail mené.

À travers les situations exposées dans cet ouvrage, à travers lestextes théoriques relatifs aux approches de ce travail social, on nedécouvre pas que le regard, les difficultés et les bonheurs des adultesprofessionnels. On découvre aussi les parcours de ces jeunes, person-nalités si tôt fragilisées par les adultes, par la vie. On peut ensuite lesregarder d’un autre œil ! C’est aussi l’intérêt de ce livre : casser lesidées reçues et nous aider à la compréhension, pour mieux éduquer.

Nicole MARÉCHAL, ministre de l’Aide à la Jeunesse et de la Santé.

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Préfaces

> Pour qu’ils rebondissent !Michel BORN

L’évocation, les paroles, les explications de ces adolescents diffi-ciles nous ouvrent les portes des services et des institutions qui lesaccueillent et se targuent de les aider, voire les traiter.

Pourquoi si peu d’ouvrages sur l’intervention auprès de jeunes endifficulté et difficiles à la fois? Serait-ce un sujet intraitable? Non,puisque enfin arrive ce livre qui traite à la fois des jeunes et des éduca-teurs, des services et des servis. Ce livre surmonte et sublime la princi-pale difficulté à savoir qu’aidants et aidés, traitants et traités sontenchevêtrés. Si on décrit les jeunes pris en charge, on tombe dans lethéorique et l’anecdotique; si on décrit les éducateurs et leurs pratiques,on tombe dans le subjectif, l’utopie pédagogique ou les analyses froidesoù plus personne ne se reconnaît. Seuls quelques grands noms de l’or-thopédagogie ont pu parler vrai et utile : Bettelheim, Redl et Wineman.Les praticiens les ont reconnus comme de leur côté et ont dévoré leursouvrages. Pourtant, tous ceux qui travaillent dans l’aide à la jeunessesont avides de savoir, de réassurance, de soutien théorique, de cadre deréférence pour leur action. Ils courent les journées de formation, col-loques et journées d’études. Ils sont heureux quand ils se reconnaissentdans les propos tenus; ils sont déçus quand le discours plane dans lathéorie. Ce ne sont pas des théoriciens, ce sont des praticiens, des gensd’action qui nous disent : « Vous avez beau parler mais venez seulementvous mettre à notre place, avec le groupe, avec ce jeune en crise… »

L’intervention auprès des jeunes difficiles se nourrit de la pratique, del’expérience, de l’intuition, du savoir-faire que les éducateurs se trans-

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mettent de génération en génération mais elle a aussi besoin de référencesaux méthodes éprouvées et aux études qui mettent en lumière ce que cesjeunes sont et ce qu’il est possible d’entreprendre avec eux et pour eux.

Ainsi, il est très clair que l’intervention auprès des jeunes difficiles estefficace si elle arrive à rendre un sens à la vie du jeune, s’il arrive à seconstruire un projet de vie. Même tardivement, après bien des déboires,des échecs, des désillusions, des ruptures, des violences, des actes déses-pérés, les chemins d’une vie positive, socialement acceptable peuvents’ouvrir. Souvent, ce projet est le fruit, un peu inespéré, peu explicable, dela rencontre avec une personne qui a donné sens à ce que le jeune vivait etce qu’il pouvait espérer. On a enfin misé sur lui, non comme une dernièrechance car c’est bien cela le lot de ces jeunes difficiles, c’est qu’ils ont gas-pillé de multiples fois leur dernière chance. Et pourtant, après la dernièrechance, leur vie a continué. Ils sont allés au plus bas, ils sont allés jusqu’àla prison voire à la tentative de suicide et pourtant, ils ont survécu.

Ainsi, nous mettons le doigt sur une des principales erreurs faitesdans l’aide à la jeunesse, c’est de croire qu’on est au bout de ce qu’onpeut faire et donc, chaque fois, travailler dans la discontinuité, à lapetite semaine, à la petite mesure de huit ou quinze jours, du petit pla-cement au petit accueil. Comment pouvons-nous avoir la naïveté decroire qu’une mesure, toute provisoire et éphémère va faire virer leTitanic de leur vie déchirée? Pour changer de cap, pour rebondir, pourdevenir un résilient, comme on dit aujourd’hui, il faut non une ren-contre, une mesure magique mais un réel investissement en respect,affection, engagement, professionnalisme et en temps.

Il faut que ces petites mesures, ces interventions modestes dechacun d’entre nous prennent sens en s’inscrivant dans un espoir àlong terme pour ce jeune en difficulté. Chacun à notre place, même sinous ne voyons le jeune que quelques minutes, nous devons être por-teurs de ce message. De même ce message est porté, dans cet ouvrage,par des petites touches successives qui donnent une grande idée dutravail accompli et à accomplir.

Michel BORN,professeur, Université de Liège.

12 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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> Christian MORMONT

La prise en charge d’adolescents difficiles confronte, de manièreexemplaire, société et individu, éducation et compréhension, obéis-sance et autonomie, plaisir et contrainte, droits et devoirs, adultes etjeunes, contrôle et impulsivité, violence et force, réalité et idéologie.Et l’éducateur se trouve à l’intersection de tous ces vecteurs avec sapersonnalité, son histoire, sa compétence professionnelle, ses fai-blesses, ses valeurs. Il doit apprendre, s’il ne le sait déjà, que la géné-rosité et le désir de bien faire ne suffisent pas, que l’école ne remplacepas l’expérience, que la professionnalisation du métier n’en fait paspour autant un métier routinier, que le pouvoir politique et les exi-gences administratives ne sont pas toujours en phase avec le terrain,ni même avec la science. Et c’est lui qui se retrouve, en dernierressort, seul face à un jeune à qui il doit apprendre ce que la sociétéestime bon qu’il apprenne. Paradoxalement, ce jeune qui n’a pasintégré les bases du savoir-vivre social se voit bénéficier, grâce auxeffets déresponsabilisants de son statut de mineur, d’une quasi-impu-nité tout à fait contraire aux lois élémentaires de l’apprentissage. Etc’est encore lui, l’éducateur, qui non seulement doit alors supporterles comportements, et parfois les agressions physiques, du jeune maisaussi assister quelquefois à sa prévisible déstructuration. Et c’est tou-jours lui qui, au quotidien, va devoir penser, appliquer et maintenirune stratégie d’intervention malgré la fatigue, l’usure, le manque degratifications, les horaires difficiles, le salaire insuffisant.

Quand on reconnaît à sa juste mesure la pénibilité du métier d’édu-cateur, on est amené à estimer aussi la dose d’enthousiasme, d’al-

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truisme, d’abnégation sans laquelle le travail serait impossible et la vievide de sens. Et c’est bien du sens dont il est question dans cet ouvragecollectif : s’arrêter un moment, prendre de la distance, penser lesactions, confronter les expériences, les mettre en mots, leur donnerainsi une syntaxe, c’est aussi chercher, formuler et mettre en lumière lesens du langage – souvent aussi du non-langage – du jeune, de soi, desautres, le sens de l’action, et fondamentalement celui de l’existence.

Le plaisir de faire son travail, de réfléchir, d’élaborer des straté-gies, de rencontrer des jeunes difficiles et en difficulté, transparaît audétour des anecdotes, des analyses, des fictions qui précisément affir-ment que cela a du sens. Sur ce point, la question essentielle n’est pascelle de l’efficacité globale des interventions en termes de « réadapta-tion », de normalisation ; elle réside plutôt dans la capacité d’accom-pagner inlassablement le cheminement d’un être unique même si l’onsait que l’on arrive trop tard, qu’on dispose de trop peu de temps, demoyens et que l’on n’a pas d’espoir d’aboutir à un mieux mesurable.Poser un acte de solidarité humaine – tel l’acte éducatif l’égard dujeune – a une légitimité en soi parce qu’il réalise ce qu’il y a d’humainen celui qui le pose et augmente l’humanité brimée de celui qui enbénéficie, quels que soient les effets objectifs de l’acte.

Dans cette perspective de réaffiliation humaine et sociale, l’éduca-tion dont la visée est pourtant fondamentalement conservatrice est aucœur d’un bouillonnement d’idées, d’initiatives novatrices, d’expé-riences audacieuses où l’on prend des coups mais où l’on y gagne enâme. Ce livre parle simplement de cela, c’est-à-dire de tout ce qu’unadulte aimant est prêt à supporter, à comprendre et à tenter pour lebien du plus jeune, qui est à la fois un enfant, l’enfant que l’adulte aété, l’enfant qu’il pourrait avoir, l’enfant porteur d’avenir et d’espé-rance, l’enfant reflet intolérable de la vilénie du monde, l’enfant briséet qu’il faut réparer, cet enfant qui nous donne aussi à chacun l’occa-sion d’être un bon parent réparateur.

Christian MORMONT, docteur en psychologie et professeur ordinaire à l’Université de Liège.

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– 1 –Introduction

Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe. Ils sont mal élevés, méprisent l’autorité, n’ont aucun respect

pour leurs aînés et bavardent au lieu de travailler.Ils ne se lèvent plus lorsqu’un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent.

Ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d’engloutir les desserts, croisent les jambes, et tyrannisent leurs maîtres.

SOCRATE (470-399 av. J.-C.).

Destin (Fiction)Luc MORMONT – Vent Debout

Durant toutes ces années, ils ont cherché en vain une case où me ranger.J’étais violent, ennuyeux, bon à rien, voleur, dissipé, arrogant.Moi, j’avais envie d’être chez ma mère parce que mon beau-pèrefaisait du mal à mes frères et à mes sœurs et qu’elle, elle laissait faireet que moi, j’avais envie d’être auprès d’elle pour la protéger.Et toujours, je fuyais sans m’intéresser aux endroits ni aux personnes.On m’a fait rencontrer beaucoup de gens qui voulaient beaucoup dechoses pour moi, enfin, c’est ce qu’ils disaient mais moi je voulaisêtre auprès des miens.Un jour, ils m’ont dit qu’ils ne savaient plus quoi faire avec moi, que mon cas n’était plus de leur compétence.Depuis, je vis dans un centre hospitalier où on me donne des médica-ments. Ils ont dit que ça me calmerait.Je ne parle plus beaucoupj’attendsj’attendsque mamanvienne me voir.

***

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Il y a…Les auteurs

Il y a les crimes qui défraient la presse, les situations intolérablesd’enfants battus, maltraités, prostitués. Mais il y a aussi les enfantsqu’on refuse d’écouter, les jeunes qu’on rejette, ceux qu’on évincepour leur différence, ceux auxquels on ne laisse aucune chance, qu’onbrime, qu’on nie.

L’aide spécialisée est un droit pour tous les jeunes en difficulté etpour tous les enfants dont la santé ou la sécurité est en danger, dontles conditions d’éducation sont compromises par leur comportement,celui de leur famille ou de leurs familiers.

L’aide spécialisée ainsi conçue doit permettre à l’enfant de sedévelopper dans des conditions d’égalité de chances, en vue de sonaccession à une vie conforme à la dignité humaine.

L’intérêt du jeune constitue le mobile essentiel de l’aide spécialisée.

Sommes-nous des doux rêveurs pour croire encore à ces valeursqui ont tendance à s’effriter au fil des générations, dans ce monde deplus en plus sécuritaire ?

Non, nous croyons en l’homme, à ses capacités de faire le pire etle meilleur, à ses capacités d’adaptation. Nous collaborons à uneaction sociale et politique.

Dans notre société libérale et marchande, le rôle éducatif de lafamille, de l’école est fragilisé. Victimes de cette dynamique, des indi-vidus, des groupes sont rejetés, marginalisés et isolés tant physique-ment, psychiquement, socialement que financièrement.

Déjà en 1987, un arrêté du gouvernement de la Communauté fran-çaise ouvrait la porte à des conventions permettant à certaines institu-tions privées de travailler autrement, avec des moyens accrus.Quelques services se sont dès lors engagés dans l’accueil exclusifd’adolescents « à problèmes graves et récurrents ». Suite à la réformede l’aide à la jeunesse (AJ) de 1999, un peu plus d’une douzaine de

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services agréés continuent à travailler dans cette voie. Ces centresd’accueil spécialisés (CAS) et ces services présentant un projet péda-gogique particulier (PPP) ont pour mission d’aider les jeunes à pro-blématique lourde et leur famille à se mobiliser en vue de la résolu-tion de leurs difficultés.

Nous travaillons dans ces services qui se doivent d’être près d’euxpour les aider à retrouver un espace de parole, d’expression, de libertéet d’initiative, pour qu’ils puissent accéder à une vie conforme à ladignité humaine et être les auteurs de leur devenir.

Il nous faut pour cela un seuil de tolérance très élevé, tant à l’ad-mission qu’en cours de cheminement avec eux. Il nous faut aussibeaucoup de patience, sachant que, le plus souvent, le temps travaillepour nous. Ce sont là les caractéristiques primordiales de la pédagogieadaptée et individualisée des CAS et des PPP.

Nous sommes riches. Riches d’une expérience.Riches d’avoir cheminé avec des centaines d’ados, garçons ou

filles, dont la prise en charge est particulièrement difficile.Et cette richesse, nous avons la naïveté de vouloir la partager.C’est la raison de ce livre.Nous n’avons pas la prétention de donner des leçons aux autres.Mais nous avons un témoignage à apporter.

INTRODUCTION 17

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– 2 –Difficiles ou difficiles à éduquer,

qui sont ces jeunes?

François aperçoit sur le bureau du chef-éducateur un mémoire intitulé : La réinsertion sociale du délinquant juvénile.

Il demande :– Ce Juvénile, c’est un nouveau qui va entrer?

C’est l’histoire d’un gars… (Fiction)Daniel RECLOUX – La Bastide blanche

J’ai envie de vous conter l’histoire d’un gars. Ou plutôt l’histoirede milliers de jeunes… Car ce gars-là n’a pas vraiment existé.Pourtant, vous pouvez le rencontrer demain, qui que vous soyez, oùque vous habitiez. Peut-être d’ailleurs l’avez-vous déjà croisé. Peut-être en avez-vous entendu parler, l’avez-vous vu à la télé et l’avez-vous jugé. Peut-être s’appelait-il Freddy ou Jérôme. Moi, je l’appel-lerai Jacques.

Jacques a quinze ans et, comme d’autres de son âge, il en a marrede ses parents. Et ses parents ? Ils ne comprennent rien à son compor-tement. Alors, ils ne le laissent pas sortir. Sa mère, depuis longtemps,le trouve difficile.

On ne sait jamais ce qu’il fait, il ne dit rien. On a même trouvé duhachisch. Comment il a pu acheter ça? Bien sûr, on a tout jeté…C’est ses copains qui lui ont parlé, la première fois, d’une AMO.AMO… Moi, je ne savais même pas que ça existait. Il m’a dit « Là,au moins on va m’écouter ! J’ai rien à perdre. »

Jacques y va. Il va aussi à Infor-jeunes. Et le voilà maintenant avecplein d’informations sur ses droits. On lui a parlé d’autonomie possibleà partir de seize ans et, la tête pleine de rêves, il en parle à ses parents.

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Vous vous rendez compte. À quinze ans : « J’ai trop envie de vivreseul ! Il y a plein de gens qui pourront m’aider : le CPAS, l’aide àla jeunesse… » Et nous, alors? Il n’est pas bien ici ? Mais il nepense qu’à lui, ce gamin. Qu’est-ce qui s’est passé? Moi, jepleure. Mais mon mari, il s’énerve.

Il sait crier, le père de Jacques. Et il ajoute une punition, pour fairebonne mesure, pour être à la hauteur. C’est que Jacques devient agressif.

Oh! Même violent, oui. Et avec son petit frère. On ne peut quandmême pas le laisser faire. Il ne nous laisse pas le choix. Même sonpère, il en a peur, parfois. Il l’a privé de sortie. Alors Jacques s’estenfui. Quand il est rentré, au matin, son père l’a giflé. Il l’avaitbien mérité, mais il est reparti. Deux jours sans nouvelles. Puis, ily a eu le coup de téléphone. La police : Jacques titubait dans larue. Mais il n’y a pas eu de poursuites, c’est déjà ça. On s’en tireà bon compte. Sauf pour la honte, les voisins, et tout ça.

Le Parquet n’a pas le temps et ne le poursuit pas. C’est le retour àla maison et le mutisme. Et ça continue : l’école avertit d’absencesinjustifiées ; il a encore découché deux fois cette semaine. Hier,Jacques a volé l’argent de son frère et est rentré comme hébété.

Mais qu’est-ce qu’on doit faire? Mon mari a été menacé autravail : trop d’absences pour raisons familiales. S’il perd sonemploi, à quarante ans, vous vous imaginez bien qu’il ne retrou-vera rien, déjà que moi, je suis au chômage depuis trois ans… Ilparaît qu’on doit aller au SAJ. Toutes ces lettres, on n’y comprendrien. Son père, c’est le juge qu’il veut voir…

On dit aux parents, pour faire simple, que c’est presque pareil, quele conseiller trouvera la solution et un rendez-vous est pris. Ils ont dela chance : le poste de conseiller-adjoint vient d’être pourvu après unan de vacance. Avant, il y avait quatre à six semaines d’attente.

Devant la conseillère, la mère, gênée, déballe son quotidien, sesangoisses, son incompréhension, ses difficultés, la situation, à lamaison, intenable…

20 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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Il va y avoir un drame si ça continue! Et on n’a pas les moyenspour l’internat. On a tout essayé, il ne veut rien entendre, il ne nousparle plus… Dites-nous ce qu’il faut faire. Le père est d’accord. Iln’a pas pu venir : le travail vous comprenez, mais il est d’accord…

On lui a dit qu’il avait intérêt à être d’accord, s’il voulait quequelque chose se passe, enfin. Et, en effet, une décision va être prise.

On nous a dit que « Jacques avait besoin de prendre un peu de dis-tance avec sa famille. » Et dire qu’il y a des enfants qui n’ont pasde famille ! On n’a qu’à nous dire ce qu’on doit faire, plutôt quede nous l’enlever… On a dit d’accord parce qu’on n’en peut plus.C’est dur. Il ira dans une espèce de maison, mais pas avant unmois et demi. Et puis il faut qu’il réussisse un test, avant…

Les six semaines seront ponctuées de trois entretiens d’admission…Face à l’angoisse de la mère, la conseillère propose de chercher unaccueil d’urgence, en attendant. Dans la région, il n’y a pas de place.Mais à Tournai, il pourrait être accueilli dans un Centre d’Accueild’Urgence (CAU) dans quatre jours. La conseillère rédige les notifica-tions, tout le monde signe « pour accord » et s’en retourne chez soi.

Un enfer. Les quatre jours d’attente sont un enfer. On règle lescomptes et on creuse un peu plus le fossé d’incompréhension et derancœur. Puis, c’est le départ…

À Tournai, il paraît qu’il ne doit pas aller à l’école. Elle est troploin ! Et puis, le premier rendez-vous à l’espèce de maison est déjàpris, alors… Bah! Au moins, il a l’air tranquille. On m’a dit qu’ils’est déjà fait deux copains…

Les deux copains ont dix-sept ans, ils sont déjà venus souvent et ilsconnaissent tout le monde. Ils ont d’emblée proposé à Jacques d’allerfaire un tour en ville. Sur le chemin de la gare, Jacques sera menacéavec un cutter, dépouillé de son argent, de ses cigarettes, de son pullde marque, et menacé : s’il parle, il lui arrivera les pires choses. Lanuit, il a demandé à être enfermé dans sa chambre. Le lendemain, sousla menace, il devra arracher un sac et remettre le butin à ses nouveaux

DIFFICILES OU DIFFICILES À ÉDUQUER… 21

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amis. Ce soir, il ne rentrera pas. Mais où aller ? Il traîne, s’endort à lagare, en est chassé, marche, sans argent. Il a peur, il croit que les gen-darmes sont à sa recherche. Le matin, il monte dans le train sansticket, il se cachera. Le contrôleur le réveille. Il aura une amende maispeut achever son voyage. Le voilà de retour dans sa ville. Il pourradormir chez un copain.

Au CAU, on l’avait déclaré en fugue. Nous, on ne le savait pas.L’après-midi, il a volé des cigarettes, le gérant l’a vu. Jacques n’apas voulu lui donner notre numéro de téléphone alors il a appelé lapolice et c’est comme ça qu’on a été avertis. On lui a tous dit, àJacques, qu’il devait rentrer au CAU. « Non, je n’irai pas! », il criait.On lui a dit qu’il avait signé, qu’il était d’accord. Mais il s’en fout…

Ils sont tous là (le père aussi, cette fois parce qu’il est malade), faceà la conseillère qui ne peut que constater la rupture de l’accord :Jacques ne veut plus être placé, il ne veut plus rentrer chez lui, sonpère ne lui parle plus… Il ne parle plus à personne d’ailleurs.

Moi, je prends des calmants, et je le dis à la conseillère, pourmontrer que c’est grave, quand même, ce qu’il nous fait, notre fils.Et vous savez ce qu’elle nous dit ? « Voyez un thérapeute fami-lial. » Vous vous rendez compte? Moi, je ne suis pas folle. Et lui,de toute façon, il n’aime pas les psy. Il a répété qu’il n’irait pas.Qu’est-ce que vous voulez faire? Il ne veut rien… Je lui ai dit,moi : « Madame le juge, placez-le de force, on n’en peut plus. »

On leur explique : un conseiller n’est pas un juge, il faut trouver unaccord… Mais on n’écoute plus : énervement, incompréhension, leton monte, invectives, injures.La conseillère explique que le Tribunalde la jeunesse va les convoquer rapidement.

Voilà, on va aller chez le juge. Mon mari l’avait bien dit. « Fini derigoler, maintenant ! », qu’il crie. « C’est de ta faute, tout ça. Tuvas voir, tu vas apprendre à vivre… » J’essaie de le calmer. Detoute façon, il n’y a rien qui sert à rien, avec Jacques. Pourtant, ilétait comme les autres quand il était petit. Mais que s’est-il passé?

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Le juge explique : « Je vous reçois dans le cadre d’un article 39,mais le procureur me signale qu’il y a déjà 2 PV. En vertu de sonpouvoir discrétionnaire, le parquet décidera s’il poursuit ou non. Dansl’affirmative, il y aurait ouverture d’un dossier 36/4, dossier délin-quant. Pour l’heure, il me faut imposer une solution puisqu’il n’y apas d’accord entre vous, mais le conseiller recherche toujours labonne solution et l’accord des parties. Madame, monsieur, pouvez-vous reprendre votre fils ? »

Ça, on a compris. Même que mon mari était étonné. Il croyaitqu’on allait l’enfermer, Jacques. Mais il faut voir comment il nousregardait, le juge. Et puis, on nous a donné un avocat. On lui araconté toute l’histoire, très vite. Il a dit qu’il était à notre entièredisposition pour tout expliquer… Bref. « Le retour au CAU s’im-pose », a dit le juge, « Article 39, mineur en danger, placementpour quatorze jours. » Voilà. C’était fini.

Dans l’intervalle, le rendez-vous à l’espèce de maison a été manquéet la place envisagée est « pré-attribuée » à quelqu’un d’autre. Parfoisil y a cinq demandes pour une place disponible. Et entre-temps, uneapplication de l’article 38 a été entamée, il y aura un jugement.

Les quatorze jours au CAU se passent sans trop de problèmes, lescopains du premier séjour ne sont plus là. Et Jacques a déjà acquis unstatut : deuxième séjour = récidiviste…

Retour chez le juge : où en est-on?Une place possible, dans trois semaines, à la maison « Machin ».

Jacques va voir. Ça irait.Trois semaines… Retour chez ses parents ?Toujours, non !Le juge décide : prolongation du placement (maximum 60 jours),

article 39. Une audience est fixée dans un mois, article 38.Retour au CAU. Jacques est maintenant bien installé. Programme

pour les trois semaines à venir : deux visites d’admission à l’institu-tion « Machin ». L’école? On verra plus tard.

Deuxième visite, on fait affaire.Jacques pourra entrer le 27 de ce mois.

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On croyait qu’on avait enfin trouvé. Mais la maison « Machin »,ça n’allait pas du tout. Il n’y avait rien à faire, l’école était moche :un vrai trou. De toute façon, après un mois, on voulait déjà le ren-voyer. On s’est dit alors qu’on pourrait peut-être réessayer. Il avaitgrandi. On n’avait pas envie de le voir passer comme ça d’unendroit à l’autre. Depuis le temps que tout le monde nous disaitqu’on aurait dû le reprendre. Oh! Pas toujours en face, qu’onnous le disait. Donc on a proposé de le reprendre…

Jacques, faute de mieux, accepte. Un Centre d’orientation éduca-tive (COE) sera désigné pour l’accompagnement. Retour au tribunalpour homologation du nouvel accord.

Le jeudi, Jacques est de nouveau rentré très tard. J’ai fouillé sespoches. J’ai trouvé plusieurs milliers de francs. Je lui demande.Silence. Puis, j’apprends qu’il s’est de nouveau fait renvoyer del’école : trois jours pour absences injustifiées… Vendredi, il estsorti, il est rentré dimanche matin. C’est de nouveau la crise. Fautqu’on nous aide…

Appels au secours : Monsieur le juge? Dossier fermé. Monsieur ledirecteur? A transmis à la conseillère. Mais on est déjà allés ! Onrecommence, article 36. La conseillère rouvre le dossier, ne trouve pasd’accord. Le COE dénonce l’absence du jeune et de sa famille auxrendez-vous.

On n’avait pas compris. On dirait qu’ils le font exprès, leur cha-rabia, et puis, on nous demande ce qu’on veut ! Qu’est-ce qu’onsait, nous? On nous propose un placement, on dit qu’on a déjàessayé. « Reprendre le suivi avec sérieux, on tente? » OK, on estd’accord. Il faut que ça marche, ce n’est plus possible.

Échec. Les parents collaborent, mais pas l’adolescent. Laconseillère décide d’arrêter. Pour voir venir. La situation s’aggrave.Violence intra-familiale, le père met Jacques dehors. Nouvelle convo-cation chez la conseillère.

Il paraît qu’il vaut mieux y aller !

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Personne ne parle plus à personne. Impasse. Le parquet avertit,transmet au tribunal. Application de l’article 38, un placement s’im-pose, le directeur s’en chargera, mais pas de place disponible pour lemoment. Quatre mois, sans résultats. Il y a peu de place et Jacques seprésente mal ou il ne se présente pas du tout…

Alors, il y a le cadet qui a commencé à poser des problèmes.Heureusement, la conseillère était malade. La conseillère-adjointeest mieux. On a accepté un accompagnement familial.

La conseillère-adjointe est plus sévère. Le petit en a peur. Jacques,lui, partage son temps entre les copains, quelques apparitions àl’école, la rue, quelques nuits à la maison. Jacques est le maître du jeu,il les emmerde tous. C’est ce qu’il dit à ses amis. Personne ne réagit,il va être placé, le juge l’a dit…

Dimanche, Jacques a agressé un jeune avec un cutter, à la gare. Lejeune est blessé et Jacques a été arrêté avec son blouson et sonportefeuille. Il est peut-être allé trop loin. Il va de nouveau dormirau poste…

Jacques sera présenté au magistrat. Le lundi matin, amené auPalais de Justice par deux gendarmes, il attend. Midi trente, le juge lereçoit et lui annonce qu’une sanction sera prise. C’est l’institut publicde protection de la jeunesse (IPPJ). Il en a entendu parler, des copainsy sont allés : pas trop grave ! Quatre heures, sa mère arrive, le juge n’apas de solution : pas de place à Wauthier-Braine ni à Fraipont.

Alors, il me dit, le Juge : « Madame, les CAU sont pleins. On ne vapas le mettre en prison… » Je l’interromps : « Ça lui servirait peut-être de leçon. On n’en meurt pas, quand même. Après, au moins,on ne veut plus y retourner… » Mais l’avocat ne voulait pas que jeparle. Il n’a sûrement pas un fils comme Jacques, lui. Bref, il aessayé de me baratiner : « Ce n’est pas l’esprit de l’article 53 dela loi de 1965, la maison d’arrêt n’est utilisée que si aucune autresolution n’est possible, d’ailleurs, cet article sera supprimé à la finde cette année, etc. etc. » « Et qu’est-ce qu’il y a comme autresolution, alors? », j’ai demandé au Juge, qui me répond : « Je

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l’engueule, je le menace, j’ouvre un dossier 36/4, mineur délin-quant, les recherches en vue d’un placement continuent dans lecadre de l’article 38 et vous le reprenez. » Ce qui m’intéressait,c’était de savoir ce qui arriverait s’il recommençait. C’est quandmême mon gamin… Alors je lui demande « Et s’il recommence? »« On verra. » « D’accord », j’ai dit.

Fatigué, Jacques restera ce soir à la maison. Il est convaincu qu’onne peut pas grand-chose contre lui.

On est en septembre. Il pleut, comme par hasard, le 8, quand a lieuune audience au tribunal. Ce n’est pas bon pour l’audience, ça, lapluie, personne n’a le moral…

Ça commençait de nouveau fort en charabia. Le procureur voulaitparler « des délits commis », mais l’avocat l’a interrompu: « Horssujet, on n’est pas dans une procédure de 36/4. Les délits, ce serapour une autre fois… » Puis le représentant du directeur nous ademandé si on n’était pas opposés à une réinsertion familiale. Lepère de Jacques a ravalé un petit rire nerveux. Jacques a dit :« D’accord. » Il promet de reprendre une formation, il estd’ailleurs allé voir au CEFA. Il pourra commencer dans deuxsemaines. Et puis, il y a le COE qui s’occupe du plus petit qui veutbien réessayer…

Le tribunal homologue l’accord, qui sera appliqué par laconseillère…

À bord d’une voiture volée, Jacques fête son anniversaire. Depuisquatre jours déjà. Il n’a repris ni école, ni formation. Il fait ce qu’ilveut, c’est lui qui décide. Il n’avait pas prévu que son « meilleur amidu moment » aurait un vrai revolver, qu’il tirerait sur ce libraire, quela voiture finirait sur ce poteau… Il n’avait pas prévu.

Jacques a maintenant 17 ans. Il bénéficie d’une mesure de place-ment en milieu fermé depuis un peu plus d’un an, à Braine-le-Château.

Je ne me doutais pas que cela se terminerait devant une Courd’appel.

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Attendu que :

• les faits sont très graves (le « meilleur ami du moment » est désor-mais quadriplégique, le libraire souffre de séquelles importantes.) ;

• à aucun moment, le mineur n’a voulu profiter des mesures d’aideet de protection qui lui ont été proposées ;

• l’expertise psychosociale conclut à une totale absence de prise deconscience, à un sentiment d’omnipotence impressionnant chezun jeune de cet âge, à un refus de coopérer et d’accepter lesmesures prises ;

• les rapports de l’institution concluent à une inaccessibilité totaleaux méthodes pédagogiques qui y sont déployées.

Par ces motifs, la Cour lève les mesures et renvoie l’affaire auministère public. Jacques va être transféré en maison d’arrêt, dansl’attente d’un jugement.

Ce n’est plus le tribunal des jeunes, maintenant. Mon fils, le mien,dans une vraie prison…

***

Aide acceptée ou aide contrainte,les différents types de mandatDiane MONGIN – Le Toboggan

Depuis 1991, date de création du Décret de l’aide à la jeunesse,celle-ci s’organise autour de deux logiques de prise en charge totale-ment différentes.

L’aide demandée et acceptée

Tout mineur d’âge (de 0 à 18 ans) est susceptible de bénéficier del’aide à la jeunesse à sa demande et/ou à celle de ses parents. Cetteaide doit faire l’objet d’un accord signé par le représentant du service

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de l’aide à la jeunesse – en l’occurrence le conseiller de l’aide à la jeu-nesse –, et par le mineur et/ou sa famille. Elle peut consister en uneaide sociale à domicile ou un placement en institution.

L’accord ainsi pris peut être remis en question par chacune desparties. Il y a dans ce cas recherche d’un nouvel accord. Si celui-cin’est pas trouvé et qu’il y a maintien de la demande d’aide par lemineur et/ou sa famille, il peut y avoir recours à une aide contrainte.

L’aide contrainte judiciaire

Il existe deux formes d’aide contrainte. La première est fondée surl’intervention du tribunal de la jeunesse ou du Parquet se prononçant surla nécessité de l’aide sans parvenir à un accord avec le bénéficiaire et/ousa famille (dans le jargon du secteur, il s’agit de dossier Art. 37 ou Art.38). La seconde se caractérise par l’intervention du juge de la jeunessesur base d’un délit (dans le jargon du secteur, il s’agit de dossier Art.36.4). Dans ce cadre le juge de la jeunesse a la possibilité d’utiliser tousles services du secteur de l’aide à la jeunesse dont le suivi à domicile etle placement en institution. Il peut également user d’un placement enIPPJ (institution publique de protection de la jeunesse), uniquementaccessible au jeune dit « délinquant » (Art. 36.4).

Dans les deux cas, tant l’exécution des mesures que le suivi del’aide contrainte sont organisés par le SPJ (service de protection judi-ciaire) et son directeur.

***

Ce que « ces jeunes » nous donnent à voirDenis RIHOUX – La Pommeraie

Impossible tâche que de présenter de manière sommaire et juste,sans dérive, ce que « ces jeunes » nous donnent à voir. Toujours, il yaura des exemples contredisant la présentation générale. Mais n’est-ce pas le cas chaque fois que l’on veut parler « des jeunes », « desfemmes », « des immigrés », bref, « des gens »?

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Autant il nous semble nécessaire de préciser de qui on parle, autantrien que le fait de les définir risque, déjà, de tout stigmatiser… Pour« ces jeunes », comme partout, il n’existe aucun moule. Ce que l’onrepère, ce sont certaines constantes.

Plus particulièrement, s’il est impossible de présenter « cesjeunes » sans un ton et un contenu quelque peu caricaturaux, c’estqu’ils sont souvent la caricature de l’ado.

Voilà, c’est dit. Et pourtant, une gêne persiste encore à l’écriture deces lignes. Car, si stigmatisation il y a quand même, ne risque-t-onpas, par ce livre, de faire pire que bien?

Bref, toutes ces précautions prises, lançons-nous ! Et abordons« ces jeunes » de manière progressive.

Les modes d’entrée en relation

Selon ce qui vient d’être dit, il n’y a donc pas un seul mode d’en-trée en relation, mais des comportements qui se retrouvent avec plusou moins d’acuité chez chacun de ces jeunes.

À part quelques-uns, très rares, qui ont préservé, voire parfois sur-développé, des capacités de mise en relation, on se sent tout de suitedans le bain : c’est-à-dire dans la difficulté de la relation.

Certains, tournés vers la démonstration active de la souffranceintérieure, sont expressifs. D’autres, a contrario, s’expriment plus parle retrait, le repli sur soi. Avec des sursauts, quand même, parfois,d’autant plus explosifs.

Mais quelque chose les transcende tous, « ces jeunes ». « Être »semble, dès le premier abord, difficile à assumer. Comment se fondredans la masse? Masse qui cache et masse qui tache, masse qui fâche.

La démesure et l’imprévisibilité

Ce qui frappe l’observateur, dans un premier temps, c’est l’aspectperturbant de la présentation, du contact, des attitudes, des comporte-ments, des expressions, des discours. Ils sont comme tous les ados,mais « plus » : en caricature, en démesure.

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Fringues de marques. Pas fort « prop’sur lui ». Cigarette au bec.Souvent en groupe, en tout cas pas seul. Ça inquiète plus le quidam etça rassure l’intéressé mal avec les autres et (surtout ?) mal avec lui-même. Le plus souvent très normatif en apparence. Comme tantd’ados, quoi. Mais leur normativité est de surface. Bien souvent,n’ont-ils qu’un ou deux jeux de ces armes de présentation massive.

Certains d’entre eux, au contraire, exagèrent certains traits. Ils sont« trop » : trop pute, trop voyou, trop malheureux, trop sale, trop triste,trop méchant, trop provocant…

Si, déjà, la première vue interpelle, que dire alors du premiercontact ?

Ils entrent dans le jeu en choisissant leur rôle, en l’imposant d’em-blée, pour être certains de ne pas avoir à en endosser un autre ! Et ilschoisissent souvent entre deux grands classiques : le défi actif(confrontation du regard) du coq et le défi passif (repli, évitement) duhérisson. Dans tous les cas, le regard est démesuré. Mais ce qui com-plique la donne, c’est que le coq devient hérisson (et même lièvre tel-lement il détale vite) et que le hérisson devient coq (de combat) enmoins de temps qu’il ne faut pour le penser. Et donc pour l’anticiper.

L’approche est manipulatoire (ce n’est pas un défaut, c’est unefonction – je ne critique pas, je constate que cela fait partie du jeu),tous ces « trop » étant autant de provocations au professionnel…

Leurs attitudes prennent ensuite le relais. Sans qu’ils aient encorerien fait et rien dit : une pose, une dégaine, et on comprend déjà. « Jesuis là et tu vas le sentir passer », « Je te regarde mais je ne te voispas », « Je te cherche, je te provoque mais je te nie », « Je suis lourd,un poids que tu vas devoir porter », « Rien ne me touche, je suis undur » ou « Ne tente pas de m’aider, je souffre trop et de toute façon tute planteras ».

Il faut que l’autre voie à qui il a à faire.De grands acteurs ! Ils ont « de la présence », ils seraient proba-

blement meilleurs dans le théâtre et le cinéma que dans les filièresprofessionnelles toujours les mêmes…

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Look + contact + attitude : on sent de mieux en mieux l’impulsi-vité, l’agressivité, la complexité, encore latentes. Et on sent mieuxencore le malaise, le défi, la provocation. On va crescendo.

Et dès qu’ils bougent : ça remue ! Ça fait comme du courant, ouplutôt, contre-courant, ou même siphon.

Même inerte (car il y en a aussi), le personnage est en mouvement.Et l’inertie n’est pas nécessairement plus facile à appréhender, à gérer,à supporter, pour les équipes pédagogiques. Comme, d’ailleurs, la dif-ficulté de la prise en charge n’est pas proportionnelle à l’épaisseur dudossier judiciaire. Loin de là. Il y a des comportements qui ne ferontjamais l’objet d’un PV.

On sent la méfiance et l’inadéquation. C’est démolir ce quel’adulte construit (avec ou sans l’assentiment, tacite, du jeune) : lesrelations, la structure, les biens, les programmes éducatifs, les prisesen charge psy, les programmes de détente, les règles de vie, la viecommunautaire, etc. Jusqu’à l’adulte lui-même, sélectivement ou sys-tématiquement, de manière prévisible ou au contraire, imprévisible,dès le départ ou au dernier moment alors que l’on croyait, naïf (et luipeut-être aussi), que la partie était gagnée.

Car l’imprévisibilité est une autre caractéristique, un symptômepartagé. C’est pour le jeune une douleur et/ou un outil qu’il utilisequand cela lui sert.

L’humeur est changeante, très vite et très fort. Ce qui comporte desrisques pour les intervenants. Par exemple, un appel à l’aide lors d’unmoment de violence tournée vers soi-même peut subitement et sansaucun préavis se transformer en violence sur l’autre. Sans parler de laprise de produits divers, qui exacerbe ce trait.

Comportements violents, ou alors : inertie, vide, confinement dansle non-sens (absence de sens et non pas contre-sens) et dans la non-construction. « Détruire » est difficile à supporter, « ne pasconstruire » l’est tout autant. La composante « dépression » est trèsprésente, statistiquement. Et que dire de ces jeunes qui sont constam-

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ment en révolte et en confrontation mais qui restent, alors que lesportes sont ouvertes?

Tous ces comportements peuvent prendre des proportions inquié-tantes, et parfois nos services sont au-delà de leurs possibilités ou flir-tent avec leur seuil d’incompétence. Certaines situations nécessite-raient d’autres formes (temporaires, en tout cas) de prise en charge :milieu éducatif fermé ou semi-ouvert, milieu psychiatrique fermé ousemi-ouvert, voire d’autres outils à construire, des formules non ins-titutionnelles adaptées aux situations particulières.

Les discours

Ils sont convaincus – ou se convainquent – de vivre dans uneJUNGLE. La loi y est celle du plus fort, ce que nombre de phéno-mènes sociétaux leur prouvent.

Ils sont convaincus – ou se convainquent – d’être les étendardsd’une nouvelle génération qui serait en opposition totale et agressiveavec les préceptes éducatifs et moraux du passé, que nous représentons.

L’ado en général a pour fonction de créer le conflit de générationet de valeur pour se construire mais, généralement, il cherche à trans-former le passé nul en un futur meilleur pour tous, où chacun sera res-pecté et libre. Pas ici. Dans cette jungle, le plus fort est libre de fairece qu’il veut, sans tenir compte des besoins de l’autre. Il n’y a pas demeilleur recherché, si ce n’est pour soi-même.

Ils ont LA HAINE, LA RAGE. Et ils ont généralement de quoihaïr, avoir la rage.

Les adultes censés offrir et garantir la réponse aux besoins fonda-mentaux de l’être en construction – dès la naissance puis en fonctionde son âge – ont rarement été bienveillants ; soit structurellement soiten réponse aux comportements dérangeants du jeune lui-même. Faceà tout cela, il y a la soumission ou LA HAINE, LA RAGE, LALUTTE. Mais aussi L’ADAPTATION, contre vents et marées.

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Au-delà de ce discours presque omniprésent, quelques jeunes seconfient plus. Mais il faut généralement que la relation de confiancesoit déjà bien solide. Le discours devient alors plus nuancé, ou plusexplicite : j’ai LA HAINE parce que… Un travail est alors possible.Mais il faudra souvent qu’il joue au Tarzan des temps modernesjusqu’à se casser la gueule pour comprendre que, sous nos discours etnos attitudes, il y avait un sens.

Pour conclure. Tout le monde connaît la célèbre phrase de Taylor :« the right man in the right place » (la bonne personne au bon endroit).Pour eux, ce serait plutôt : « never there where he/she should be »(jamais là où il/elle devrait être).

Les ruptures et échecs à répétition

Beaucoup de choses ont été tentées dans le passé de ces ados. Etratées. Ceci sans jugement de valeur : comme un constat, voire unelapalissade, sinon ils ne seraient pas arrivés chez nous. Les parcourssont chaotiques et riches en rebondissements, en virages, en pannes,en chutes. Très rares sont les situations qui éclatent sans prévenir, telun éclair dans un ciel bleu. Mais rares aussi sont aussi les ciels vrai-ment bleus.

Le background est donc chargé et très complexe. C’est une despremières choses que l’on constate ou que l’on nous dit lorsque lejeune nous est présenté. Il est en rupture avec chacun de ses parents,elle est virée de plusieurs écoles, les contrats de stage ne marchentjamais, il a été renvoyé de l’institution X, les IMP n’acceptent pas laprise en charge, la psychiatrie n’en veut pas/plus, elle a tout bousillé,il n’est pas en ordre de mutuelle/allocation familiale/carte d’identité/domicile/vaccination/soins divers, etc.

C’est la rupture dans toute sa splendeur et dans toutes, ou presque,les sphères d’enracinement social. Pire, les ruptures, répétées et répé-titives, comme si elles faisaient schéma: on se sent protégé puisquec’est ce que l’on connaît, et on le répète donc, comme pour se rassurer.

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La première sphère avec laquelle il y a rupture est la sphère fami-liale. Leur histoire à tous est jalonnée de plus ou moins d’échecs, derejets avec tout ou partie de la famille, directe ou élargie. La situationa tellement pourri, parfois, que la rupture est totale, que des jeunes seretrouvent RÉELLEMENT seuls.

Parce qu’il est fondamental pour la construction d’identité, l’axefamilial est travaillé en priorité dans la plupart de nos services. Onclarifie, on trace des lignes, on met des mots, on permet l’ouverture àun avenir, on ouvre à la paix possible, on fait émerger des nouvellespistes (souvent préexistantes mais qui n’avaient pu émerger aupara-vant), on parvient à ré-enclencher ce qui paraissait totalement et défi-nitivement débranché. Mais comme on arrive souvent une guerre enretard, cet axe familial ne peut pas être travaillé autant qu’on le vou-drait. Le temps, toujours le temps.

La rupture, par ailleurs, atteint les sphères scolaire et profession-nelle. La majorité de ces jeunes nous sont confiés parce qu’ils ne fontplus rien, qu’ils sont hors circuit, à peine dedans ou mal embarqués.Le niveau scolaire est en moyenne très faible, comme l’intérêt etl’envie d’ailleurs, le retard important, voire impressionnant : desannées de galère scolaire, de nombreux établissements scolairesvisités, rien d’achevé ou même de réellement commencé…

Il faut d’abord reconstituer le chemin parcouru. Évaluer, avecl’aide de tiers (Centre PMS), les possibilités. On en trouve presquetoujours. Et puis chercher l’établissement le plus adapté ou le patron,un peu fou, qui tentera de relancer le jeune dans un projet profes-sionnel et qui, si possible, tiendra le coup !

Face à ce symptôme caractéristique du décrochage scolaire, nousdevons développer notre créativité, assouplir nos modes de prise encharge, nous adapter. Il n’y a aucune recette. Le décrochage scolaire(temporaire ou massif) bouscule le cadre, il demande rigueur et sou-plesse, inventivité, confrontation, débauche de moyens (humains,

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financiers, de réseau), recherche d’adaptation réciproque du jeune(qui a bien compris les limites du système) et de l’institution (qui estle dernier pion du système).

Ceci sans compter sur les inscolarisables. Cela existe ! Mais on nepeut pas « faire école », en plus, on bricole, avec le plus d’ingéniositépossible.

Le milieu institutionnel lui-même représente une troisième sphèreavec laquelle la rupture est souvent consommée. Le jeune a déjà faitl’objet de mesures antérieures, parfois nombreuses. Certains connaissentmême mieux que les travailleurs le secteur de l’aide à la jeunesse et lessecteurs proches (IMP, psychiatrie). Ils arrivent chez nous soit parce queles actes posés nécessitent une équipe renforcée et un projet adapté, etqu’il est impossible de les intégrer dans une autre structure de l’aide à lajeunesse, soit après avoir fait le tour de tout ce qui existe (réellement oulors des demandes d’accueil) et s’être vu refuser partout.

Il arrive, plus souvent qu’on ne le pense, que le jeune soit en« rupture administrative ». Pas ou plus de carte d’identité, de protec-tion sociale, d’allocations familiales, de domicile. Ou bien ses dossierssont en ordre, mais sans lien avec la réalité (le domicile est celui d’unepersonne avec laquelle le jeune est en rupture, il n’a plus de contactavec la personne qui ouvre le droit aux allocations familiales…).

J’avais écrit dans l’intro : perturbant, dérangeant, provoquant,inquiétant. In fine, j’ajouterais : le sans-place, le révolté, le combat-tant, le dys-affectif.

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Ineptie (Fiction)Luc MORMONT – Vent Debout

Deux adolescents se rencontrent dans un parc :— P. : Salut.— A. : Salut, man.— P. : T’es revenu en ville ?— A. (souriant) : Oui, je suis sorti la semaine dernière.— P. (soucieux) : On m’avait dit que tu en avais pour plusieurs

mois. T’avais pas blessé la vieille ?— A. (toujours souriant) : Si, elle a bien morflé… Mais en fait, cet

arrachage, c’était une récidive, et mon juge m’a placé dans un centrefermé. Je suis trop violent… Je passe à l’acte, comme ils disent. Jesuis entré là il y a deux mois…

— P. (curieux) : Et tu es déjà en sortie autorisée?— A. (de plus en plus souriant) : Non! Je me suis fait virer !— P. (interloqué) : Viré d’un centre fermé?— A. (triomphant) : J’ai frappé un éduc. Ils m’ont dit que c’était

un cas d’exclusion. Et je me suis retrouvé dehors.— P. (perplexe) : Et ton juge?— A. (souverain) : Ce bouffon? Il m’a engueulé. Il m’a menacé

d’une mesure plus grave. Il n’y avait plus de place dans aucun centre,alors il m’a donné des heures de travaux à faire. Je commence lundiprochain.

— P. (désarçonné) : Où vas-tu?— A. (ricanant) : Dans un home pour personnes âgées.— P. (mi-figue mi-raisin) : Génial ! Comme ça, tu seras à la

source !

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Profil d’adolescents de l’extrême, Le Foyer retrouvé, CAS pour garçonsJean-Christophe SCHOREELS – Le Foyer retrouvé

Le Foyer retrouvé a été créé en 1946 pour accueillir les orphelinsde guerre. La capacité initiale de 45 lits s’est réduite au fil du temps.Suite à la réforme du secteur de l’aide à la jeunesse, le service estdevenu un CAS depuis le 1er janvier 2002.

Cette nouvelle appellation n’est en fait que la reconnaissance offi-cielle d’une expérience vieille de 15 ans. En effet, pionner dans le cadredu travail avec des adolescents difficiles (tout comme la Bastide blanche,le Toboggan et la Maison heureuse), le Foyer retrouvé était, depuis le1er février 1988, conventionné pour ce type de prises en charge.

La maison accueille actuellement 15 garçons, âgés de 15 à 18 ans.La mission débute par une période d’hébergement pouvant débou-

cher sur un suivi extérieur soit en logement supervisé soit en famille.

L’intervention du Foyer retrouvé est généralement consécutive àl’interaction d’un ensemble de caractéristiques qui, de par leurampleur, leur cumul et leur intensité, contribuent à rendre « lourde »la prise en charge de ce type d’adolescents.

La description qui suit peut paraître méthodique, technique, froide,voire dure et implacable. Elle est pourtant indispensable dans la mesure oùil est des plus malaisé, même pour les professionnels du secteur, à moinsd’une immersion prolongée dans notre quotidien, de se rendre réellementcompte de ce qu’est le travail de terrain avec ce type d’adolescents.

Ces « durs des durs », ces « affreux jojos », ceux dont plus per-sonne ne veut entendre parler ne représentent qu’un infime pourcen-tage de la population de l’aide à la jeunesse. Mais ils existent, nous lesrencontrons, nous avons appris à les connaître et ils méritent que nousleur tendions la main…

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1. Une délinquance récurrente d’une certaine ampleur

Les jeunes n’ayant jamais commis de faits délictueux sont l’ex-ception. Une majorité de nos pensionnaires (60 à 70 %) sont placéspar les juges de la jeunesse sur base d’un dossier ouvert par le parquet,suite à la survenance de faits qualifiés infractions (36.4).

Les actes sont de nature variée et diversifiée. Ils embrassent laquasi-globalité du champ des infractions pénales (vols simples, volsde voitures, vols dans les magasins, vols dans des propriétés privées,trafics de stupéfiants, consommation et vente de drogues, détentionsillégales d’armes, incendies volontaires, attentats à la pudeur, viols,dégradations et destructions de biens, coups et blessures volontaires etinvolontaires, faux et usages de faux…) Il nous arrive de compterparmi notre population des auteurs de meurtres ou d’assassinats.

En théorie, les prises en charge en provenance des services d’aideà la jeunesse (SAJ : 10 à 15 % de la population) et des services de pro-tection judiciaire (SPJ : 20 à 25 % de la population) sont exemptes dela composante « délinquance ». Sur le terrain, force est de constaterque le phénomène est bien présent. Le jeune a commis un ou plusieursfaits répréhensibles mais soit il ne s’est pas fait prendre, soit les vic-times n’ont pas porté plainte, soit il n’a pas fait l’objet de poursuitedevant le tribunal de la jeunesse.

Plus encore que pour les majeurs, la délinquance « cachée » est consi-dérable chez les mineurs d’âge. La visibilité de leurs actes est moindre.Ce qui contribue à renforcer un sentiment d’impunité bien ancré, quitend à s’enraciner de plus en plus profondément au fil du temps.

De façon schématique (la délinquance juvénile ne se réduit pas àcette simple dualité. Cette notion nécessiterait une analyse plus com-plète et fouillée), la nature des faits délictueux accomplis par lesjeunes se rattache à deux types de délinquance.

Une délinquance « classique » : le mineur enfreint la loi, réalisedes coups en vue d’en retirer des bénéfices, de se procurer de l’argent.

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Il prend des risques mais le jeu en vaut la chandelle. Jusqu’à dix-huitans (à l’exception du dessaisissement), il sait qu’il ne s’expose pas àgrand-chose. En institution, ce jeune ne pose généralement guère deproblèmes comportementaux. Assez mature, il adopte un mode rela-tionnel proche de l’adulte. L’axe de travail majeur consiste à tenterd’enrayer le phénomène délinquant.

Une délinquance « pulsionnelle » : le jeune enfreint la loi invo-lontairement, sans s’en rendre compte, sans recherche de profits. À unmoment donné, il réagit impulsivement à une frustration, à un refusou à l’autorité. La délinquance est ici la conséquence de troublesd’ordre comportemental. Cette prise en charge est nettement pluslourde que la première, il s’agit d’une gestion permanente qui néces-site une dépense d’énergie considérable.

Le « délinquant classique » va être l’auteur de cambriolages, debraquages, de vols de voitures, de faux et usages de faux… Le « délin-quant pulsionnel » sera à l’origine de coups et blessures, de dégrada-tions et destructions de biens…

2. Un comportement destructuré

Les jeunes placés dans notre établissement sont mal dans leur peauet dans leur tête. Depuis la naissance, ils n’ont jamais connu la stabi-lité. Échecs et ruptures ont trop souvent fait partie de leur quotidien.

De là sont induits des sentiments de rejet, de ne pas exister, de nepas être reconnu… qu’ils expriment par des comportements agressifset violents, des passages à l’acte (certains jeunes représentent de réelsdangers) ou encore des attitudes de repli. Autant de traductions d’unéquilibre psychologique passablement perturbé.

Certains traits psychologiques (voir J. Pinatel) se rencontrent plusque d’autres :

Une agressivité verbale et physique : l’adulte étant généralementconsidéré comme un agresseur, il convient de l’aborder de cette façon.Le « non », l’autorité, l’attente… engendrent des frustrations qui se tra-

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duisent par une agressivité verbale, voire physique. Nombre de jeunesn’entrevoient la relation avec autrui qu’en termes de rapports de force.Dans leur esprit, le pouvoir est détenu par le plus fort physiquement.

L’égocentrisme, c’est-à-dire la tendance à vouloir toujours toutrapporter à leur personne.

L’indifférence affective. Le sentiment de culpabilité est minime.Les garçons ont déjà vécu tellement de choses dans leur vie quepresque plus rien ne semble les toucher. Pour eux, il est banal de com-paraître devant le Juge de la jeunesse, d’être arrêté ou encore depasser une nuit au poste de police.

La labilité. Beaucoup vivent au jour le jour sans penser au lende-main. Ils ne se soucient pas de l’avenir et ne saisissent pas les consé-quences que peut avoir un acte présent.

De manière générale (faute de pouvoir entrer dans de plus amplesdétails), on remarque chez nos résidents un important déficit social etéducatif, le sentiment qu’ils n’ont pas leur place dans notre société,d’où le phénomène de sous-cultures délinquantes où ils ont un statutet où ils sont reconnus. Nos jeunes ont une vision négative d’eux-mêmes, fortement renforcée par le processus de stigmatisation dont ilssont victimes. À cela s’ajoute le phénomène de déviance secondaire,à savoir, qu’en réponse à cet « étiquetage », ils se comportent confor-mément à l’image que l’on donne d’eux.

3. Comportements déviants ou conduites à risques

Par une série de conduites à risques ou autres comportementsdéviants régulièrement présents, le jeune représente non seulement undanger pour lui-même mais également pour son entourage immédiat.

La consommation de produits psychotropes. Rares sont les jeunesqui ne fument pas de joints. À des degrés variables et en fonction dessituations, on peut rencontrer un usage de drogues dures (LSD, amphé-tamines, cocaïne, héroïne, etc.), de médicaments, de colles et de déta-chants. Le Sassi, par exemple, provoque des ravages épouvantables.

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La consommation de boissons alcoolisées. La fréquence et larégularité sont moindres que pour les joints mais l’intensité est géné-ralement considérable.

Ces différentes « substances », lorsqu’elles sont combinées, produi-sent un cocktail explosif. Les risques de passage à l’acte sont réels.

Le jeune en fait rarement un usage raisonnable. S’il dispose d’unebarrette de shit, il fume joint sur joint tant qu’il a de la matière à sadisposition. S’il a en mains une bouteille d’alcool (souvent liée à unvol), il vide le contenu en un minimum de temps.

Les tentatives de suicide et les suicides. Il s’agit majoritaire-ment de tentatives de suicide, appels à l’aide de jeunes en sérieusedétresse. Les suicides sont plus rares mais les risques sont réels danscertaines situations.

Les automutilations. On peut remarquer chez certains mineursdes traces de mutilations volontaires telles que des brûlures, desmorsures, des luxations, des fractures, des plaies à l’aide d’objetsdivers, tatouages ou piercing sauvages…

Les fugues. Certains jeunes sont de véritables spécialistes de lafugue. Celle-ci peut présenter de multiples dimensions et significa-tions. Il convient de distinguer la véritable fugue (souvent de longuedurée) de l’escapade temporaire. Le retour est un moment crucialauquel il faut apporter la plus grande attention.

Enfin, l’« absence de conduites » est également remarquable danscertaines situations. Nous côtoyons des jeunes au potentiel d’inertie hal-lucinant. Ils errent et « glandent » à longueur de journées. Tout ce qui estproposé pour rompre une vie vide de sens est systématiquement rejeté.

4. Rupture avec le milieu familial

Nos pensionnaires sont, pour la plupart, en rupture avec leurmilieu familial. Il est momentanément ou définitivement impossiblepour eux de vivre avec les leurs, tant les difficultés sont multiples.

Le schéma de base de la cellule familiale se caractérise, d’un côté,par une maman paumée, seule et dépassée par la problématique de sonfils et de l’autre, par un papa absent.

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Certains garçons n’ont plus aucune attache familiale. Leurs parentssont décédés, déchus de leurs droits, disparus, parfois inconnus ou ilsse désintéressent totalement de l’existence de leur progéniture.

Le rôle du père dans le processus de développement et de matura-tion d’un enfant est essentiel. Symbole d’autorité et d’instance d’inter-diction, il contribue à apporter à tout jeune les structures indispensablesà sa bonne évolution. Une carence paternelle durant l’enfance peut êtrela cause de dysfonctionnements au moment de l’adolescence. Il estincontestable que nombre de situations ne se seraient pas détériorées àce point si le papa avait pleinement assumé la fonction paternelle.

5. Un passé institutionnel chargé

Une orientation vers le Foyer retrouvé est rarement une premièremesure d’hébergement hors du milieu familial prise par l’instance dedécision. Les jeunes qui nous arrivent ont connu plusieurs placementsantérieurs. Pour certains, le cap de la dixième institution est allègre-ment franchi. Bien souvent, il s’agit de l’ultime action éducative envi-sagée avant le renoncement.

Les adolescents ont transité par les différentes formes institution-nelles existantes : services résidentiels traditionnels, centres depremier accueil, instituts médico-pédagogique (IMP), hospitalisation,centres d’accueil d’urgence (CAU)…

On remarque en outre un ou plusieurs passages (ce qui est plussouvent le cas) en IPPJ, toutes sections confondues (premier accueil,orientation, éducation), y compris des séjours prolongés en sectionfermée (Braine-le-Château, SOORF à Fraipont).

Jusqu’à l’abrogation de l’article 53 de la loi de 1965 sur la protectionde la jeunesse (possibilité pour le juge de la jeunesse de placer un jeunede plus de 14 ans en prison pour une durée de 15 jours) en 2002, nousprenions en charge des jeunes ayant connu un, voire plusieurs séjours enmilieu carcéral. A présent, un passage par le centre fédéral ferméd’Everberg peut faire partie du parcours antérieur du mineur d’âge.

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6. Retard pédagogique important

Le parcours scolaire de nos résidents est particulièrement chahuté.Les changements d’établissement, les renvois et les années ratées sontlégion. Rares sont ceux qui suivent l’enseignement traditionnel et quise trouvent à niveau. Ils sont pratiquement tous déscolarisés lorsqu’ilsnous arrivent. Pour une minorité, on peut même estimer qu’ils sont ins-colarisables. Le quotient intellectuel se situe souvent en dessous de lamoyenne. Les capacités d’apprentissage sont faibles. Les difficultéspour se situer dans l’espace et dans le temps sont réelles.

7. Décrochage social et administratif

Nos jeunes sont marginalisés. Ils se trouvent en dehors de prati-quement toutes les sphères sociales. Ils ne sont intégrés à rien : clubssportifs, loisirs, patro, scouts… dont ils ont été exclus.

Même chose du point de vue administratif. Quand ils entrent auFoyer, ils ne sont en ordre ni de carte d’identité, ni d’allocations fami-liales, ni de mutuelle. Certains sont même sans domicile.

Ces aspects purement matériels, a priori sans importance, ne sontpas à négliger en terme de construction et de quête d’identité.

8. Caractère imprévisible de l’évolution

L’évolution de nos pensionnaires est souvent imprévisible. Celapeut bien se passer pendant des mois et puis du jour au lendemain touts’écroule. À tout moment, nous pouvons être amenés à gérer une crisede violence, une tentative de suicide ou encore une surconsommationde drogue. De même, à tout instant, nous pouvons être avertis que plu-sieurs de nos résidents ont commis une infraction.

Une lecture brute de ce profil « d’adolescents de l’extrême » peutinduire chez le lecteur le sentiment que toute action éducative est illusoireet immanquablement vouée à l’échec. Vous nous direz alors: « À quoibon s’évertuer à récupérer l’irrécupérable! » Pour notre part, nous nous

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refusons à jeter l’éponge. Car, derrière ces jeunes qui dérangent et qui fontpeur, se cachent des potentialités non explorées qui leur permettront de sefaire une place au sein de la société. Une de nos missions consiste à lesdéceler et à aider les jeunes à les exploiter de façon positive.

Si notre action éducative veut être efficiente, il est indispensablede mettre en œuvre une pédagogie adaptée, alternative et individua-lisée à CHAQUE situation prise en charge.

***

Jeu de l’oie, jeu de lois (Fiction)Myriame SOREL et Thérèse RICHE – Altitude 500 – L’Orée

Souvent, il nous est demandé d’évaluer notre travail. Après plus de25 années dans l’institution, nous croyons pouvoir dire que nousn’avons pas perdu notre temps. Bien sûr, il y eut des échecs. Certainsnous ont déçus. D’autres nous ont épatés. Nous disons souvent que sinous avons des graines de pissenlits, nous ne pouvons faire pousserdes roses. Mais il y a de si beaux pissenlits.

Nous aimons notre travail et sommes loin d’être démotivés.Si nous regardons dans notre rétroviseur, nous sommes heureux de

compter parmi les anciens, une grande majorité d’adultes qui gardent deleur passage chez nous le souvenir d’une étape importante de leur vie.

Certains venus d’horizons différents ont créé des liens solides àpartir de leur vécu commun.

Jules est un peu de ceux-là, un peu de chacun d’eux…

Jules…

Je suis né le vendredi 28 novembre 1980.Ma maman souffre d’un coup de déprime et, à six mois, je suis

amené par une assistante sociale à la pouponnière.

Maman m’oublie.

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Je reçois une première visite pour mon premier anniversaire.Je me plais bien. Mon éducatrice s’occupe de moi à merveille. J’ai

douze autres copains et copines. Je marche. Je balbutie. Je découvrepetit à petit mon environnement.

Le calendrier a dit que j’allais avoir deux ans.Je vais devoir déménager.Demain, en route pour la petite maison familiale. Je vais y passer

trois ans. C’est un peu comme l’école gardienne.

Il paraît que je ne suis pas facile à gérer. Je ne fais guère d’efforts.Je ne reste pas en place deux minutes. Je me montre agressif avec lesautres enfants. Je veux tout pour moi. Il paraît…

Mai 1985 – Extrait d’une lettre de l’assistante sociale à la mamande Jules :

… Je me permets de prendre contact avec vous afin de vous signalerque votre fils Jules se trouve chez nous depuis le 29 novembre 1982.Vu votre souhait de reprendre contact avec vos enfants, nous souhai-tons vous rencontrer pour éclaircir votre demande de revoir Jules.

L’assistante sociale a fait des démarches et coucou revoilà mamaman. Elle va beaucoup mieux. Elle a un nouveau copain. Elle a repriscontact avec mes trois sœurs placées en institution. Elle ne comprend paspourquoi autant de temps s’est écoulé sans avoir de mes nouvelles.

Ils ont fait une enquête. Je suis autorisé à rentrer chez ma mère.D’abord certains week-ends. Et des congés scolaires. Et toutes les

grandes vacances. Mes sœurs restent en institution. Les contacts avecmaman ne sont pas autorisés.

Voilà, je suis replacé en famille. Ma maman m’inscrit en premièreprimaire. L’école est dans notre rue.

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Le copain de maman me trouve trop difficile. Il me frappe. Ilpropose de me laisser à la garderie.

Les institutrices trouvent que je ne suis pas en bonne santé. Lemédecin constate des coups et informe l’AS du PMS. C’est la damequi visite les familles. Quand elle vient, Maman lui dit que je suis trèsdifficile. Elle est enceinte de trois mois et elle préfère que je retournedans la maison familiale.

Pas de place avant la fin de l’année scolaire. Il faudra trouver uneautre solution. Je ne peux pas continuer à l’école…

Extrait d’un rapport de l’école :

- Jules n’a jamais son équipement- Jules n’a pas envie de travailler- devoirs et travaux non faits- punitions non rendues- utilisation de projectiles- Jules mange pendant les cours- Jules est impoli- Jules embête les autres (vole les objets, les casse…)- Jules vole à la cantine- Jules n’accepte pas les remarques- Jules fume en cachette- racket

Le conseil de classe et la direction, en date du 15 décembre 1987,analysent le comportement de Jules et constatent avec regret que soncontrat n’est pas du tout respecté.Il prend la décision unanime de prononcer le renvoi définitif de Julespour préserver la réputation de l’école.

Le PMS et l’institutrice de l’école ont dit que j’étais un type 8 ! Ilparaît qu’il y a des écoles spéciales pour ça.

Comme j’ai 7 ans, je suis admis dans un IMP. C’est une sorted’institut : une école avec un internat, une maison pour ceux à qui ilmanque une case.

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Les débuts se passent bien : nouveaux copains, éducateurs sympas,beaucoup d’activités.

Pas de retours en famille.

Extrait du « cahier de soirée » :

Samedi 13 décembre 1987

Au cours de l’après-midi, Jules se montre preneur de beaucoup d’acti-vités, il a aidé à la vaisselle sans qu’on lui demande, a rangé sa chambresans rouspéter, a proposé d’aller au terrain de foot avec les autres.

Le soir il va en chambre sans problème et écoute sa musique calmement.

Malgré tout il est temps de penser à des sorties de w-e car il ne peut êtreenvisagé de rester tout le temps dans l’institut.

Discussion avec Jules : « Oui je te jure mon père s’est cassé enEspagne. »

J’ai fait des démarches au consulat de Belgique à Tenerife car Jules medit que son père est parti vivre là…

Mon père est retrouvé. Il paraît qu’ils ont dû beaucoup enquêter.Il vient de refaire sa vie. Avec sa compagne, ils sont revenus en

Belgique. Ils ne sont pas opposés à me rencontrer. Mais les démarchesne sont pas simples : je ne porte pas son nom, il n’habite pas tout près.Ça prend beaucoup de temps.

Lettre du père de Jules à son fils :

Mon gamin,

Comme pour toi le temps m’a paru long sans avoir de tes nouvelles, j’aifait des recherches qui n’ont pas abouti et je me suis découragé.

Je suis impatient de te voir et de te connaître mais je dois t’avouer quedepuis notre premier contact le 19 mars 1988, beaucoup de choses ontchangé, Léona ma nouvelle compagne qui se réjouit de devenir ta nou-velle maman, est tombée enceinte et a du mal à s’acclimater en Belgique.

Je pense qu’au moins une fois par mois, il nous sera possible de t’ac-cueillir et tu pourras même loger une nuit…

À très bientôt, ton papa qui t’aime beaucoup.

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On fait de nouveau appel à ma maman.Elle a eu deux autres enfants et elle a changé de compagnon. Elle

est d’accord de me reprendre un week-end par mois.Mon père, lui, n’est pas disponible. Alors, on fait aussi appel à ma

grand-mère qui avait repris contact une fois que j’étais chez lui. Unweek-end par mois, je retourne chez elle à la place de chez mon père.

Ça ne dure pas très longtemps.Tenté par 125 euros dans le sac de ma grand-mère, j’ai signé mon

ticket de sortie. Il paraît que je suis aussi voleur que ma mère et on a peurque je ne contamine le futur bébé. On ne souhaite plus me recevoir.

Comme on manque de pistes pour le week-end, comme ma famillene collabore pas, l’IMP ne peut plus me garder. Toutes ces aventuresme rendent de plus en plus difficile. Il paraît que je deviens ingérable.

Extrait du rapport du psychologue :

Jules a du mal à s’adapter ; il lui faut longtemps quand le cadre deréférence se modifie pour qu’il y trouve sa place et tout nouvel effortd’adaptation requiert une « dépense d’énergie psychique » qui hypo-thèque son insertion.

Lui imposer des retours plus fréquents en famille ne ferait qu’accen-tuer les troubles déjà relevés consécutifs à un vécu trop lourd et surlequel l’adolescent n’a eu que trop peu de prises. Ce serait le posi-tionner encore plus comme un objet sur lequel l’adulte a du pouvoir.

Extrait de la réunion de synthèse :

Présents : la conseillère, la déléguée, le directeur de l’IMP, son réfé-rent, sa grand-mère, le psy de l’IMP, le titulaire de sa classe, une sta-giaire et Jules :

La conseillère: Jules, il est grand temps de faire le point sur ta situationqui pose de plus en plus de problèmes aux personnes qui vivent avec toi.

Jules : Moi, je trouve que ça va bien.

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Le directeur : Tu dois savoir que dans notre institution tous les pen-sionnaires doivent retourner au moins deux week-ends par mois enfamille, ce qui pour toi nous pose problème.

La grand-mère : En tout cas, pour moi ce n’est plus possible de lereprendre ; son père n’en veut plus car il y a Roberto qui ne passe pasencore ses nuits ; moi, je ne sais plus de chemins avec Jules, il fumeet depuis qu’il a volé, je n’ose plus le laisser tout seul.

Jules : De toute façon, vous n’en avez rien à cirer de moi.

Le référent: Jules me dit souvent que l’endroit où il se sentait le mieuxc’était à la maison familiale. Ne pourrait-on pas envisager de lescontacter pour savoir si un nouvel accueil de Jules serait possible?

La déléguée : Si Madame la conseillère est d’accord je veux bien lescontacter pour savoir s’il y a de la place.

On a dit qu’une solution plus familiale me conviendrait mieux. J’aibesoin d’être entouré dans un milieu plus stable et chaleureux.

Coup de bol, il y a une place à la maison familiale. J’y suisréadmis. Tout baigne. Je retrouve la cuisinière qui me gâtait, lachambre dans laquelle je dormais quand j’étais petit.

Le mardi 8 février 1994, je suis accusé d’attouchements sur lesplus jeunes. J’ai pas fait ça : je ne connais même pas ce mot-là. Maisvoilà, je suis redevenu le vilain canard. Je dois quitter l’institution auplus vite. Momentanément. Pour leur permettre un temps de réflexion.Pour qu’ils décident si on me garde ou pas.

Coup de téléphone de la déléguée au centre d’accueil d’urgence(CAU)

Ordonnance de placement 9 février 1994

— Déléguée : Avez-vous une place pour un gamin de 13 ans?

— CAU: Oui.

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Je suis placé en CAU. Il paraît que c’est bien. On ne doit pas allerà l’école, on a des activités. C’est comme les vacances.

D’abord, je suis là pour 20 jours, au terme desquels mon admissionsera renégociée à la maison familiale. Moi, je ne veux pas y retourner :je suis accusé à tort.

Je suis prolongé pour 20 jours. Le CAU contacte ma famille. Magrand-mère accepte de reprendre contact avec eux. Et de m’accueillirà nouveau si un service d’aide en famille me suit.

Je suis placé en COE. Ça veut dire qu’on peut rester dans samaison. Moi, c’est chez ma grand-mère. Il y a des gens qui viennentvoir si tout va bien.

Je vais dans une école professionnelle tout près de chez ma grand-mère. Je suis inscrit en accueil. C’est cool.

Avec ma bande de potes, un soir, on décide de se faire la malle. Onemprunte une voiture chez les voisins et on se fait caler par la gen-darmerie. Je ne vois pas dans quelle langue ils veulent que je parle. Ilsme cassent la tête. Ils vont pas me faire chier longtemps. Je vais metailler. Ils me disent que mes copains ont tout avoué. Ça pue l’entour-loupe. Si ça tombe, ils ont rien dit. Mais je suis pas assez con pour mefaire piéger. J’ai la rage…

Après l’audition, je suis amené au cabinet du juge de la jeunesse. Onm’a menotté. Le juge décide de m’expédier en IPPJ, service éducation,pour deux ans. En fait, c’est la prison. Mais on ne peut pas le dire.

Ma famille est à nouveau contactée mais je refuse de les voir. Je neveux plus en entendre parler.

Des contacts sont alors pris avec Beauplateau, un CAS-PPP. Il fautque j’aille me présenter. Mais il paraît qu’il faut que j’aie un projet !

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Mon projet est le suivant : « Pouvoir reprendre l’école en méca-nique à temps plein et me préparer à vivre en kot. »

Début septembre, je suis inscrit en mécanique.

Fin septembre, je me rends compte que ce n’est pas ce que je veuxfaire. Je sèche les cours. J’aimerais mieux boulangerie.

En octobre, je suis inscrit en boulangerie.

Les cours ne correspondent pas à ce que je croyais. Il n’y a pasassez de pratique et quand il y en a, les cours ne sont pas bien donnés.

Réflexions de l’éducateur référent, lors d’une discussion :

À la réflexion, je me suis demandé si ce n’est pas moi, plus que Jules,qui avait besoin d’un nouveau projet. À l’analyse, c’est peut-être moiqui ai induit l’idée de la boulangerie. Je me rappelais un ancien quiavait mordu à ce projet. Et Jules, tout content de ne plus devoir réflé-chir, est monté dans mon train. Il faudrait que je m’abstienne de sug-gérer mes idées. Même si le projet met plus de temps à se concrétiser,il faut à tout prix que ce soit Jules qui bouge…

J’abandonne l’école.Je voudrais m’occuper des autres.

Un mois de farniente.

Avec mon référent, je fais encore un nouveau projet.Je suis inscrit en aide aux collectivités de personnes.

Au mois de janvier, il faut déjà trouver un stage. C’est pas raison-nable vu mon manque de formation. C’est ça qui me démotive.

J’ai atteint les 30 demi-jours d’absence. Je deviens enfin « élèvelibre. » Il n’est même plus utile de fréquenter l’école trop souvent…

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J’ai seize ans. Je suis dans les conditions pour m’inscrire au CEFA.Enfin je vais pouvoir faire la vente. Deux jours de cours par semaine.

Comme l’école ne me trouve pas de stage, je suis obligé, lajournée, de participer aux activités de l’institution. Ça me convient. Jesuis entouré. Et puis, on ne m’en demande pas trop.

Ça n’a pas duré. Une réunion de mise au point est prévue chez monjuge, avec mon délégué. Il paraît qu’une évaluation sérieuse de monprojet s’impose.

J’ai envie de rêver, de quitter les institutions. Et si c’était moi, cettefois-ci, qui décidais? D’autres jeunes du home l’ont fait. Partir… Etpourquoi pas l’Afrique? Tout se bouscule : pour y faire quoi? avec qui?combien de temps? combien ça va coûter? qui pourrait m’accueillir?

Je prends contact avec une institution au Burkina Faso. Il faut direque les adultes autour de moi m’ouvrent des portes. Mon projet seconstruit. Ça me paraît trop beau. Je commence vachement à pani-quer. Jamais je n’aurais pensé cela possible.

Je tiens le coup ! Pendant plusieurs mois, avec les adultes, j’essaiede construire le projet. C’est génial…

L’argent n’arrive pas assez vite. Découragement. J’ai un petitboulot, je l’abandonne. Mon éducateur m’en trouve un autre. Je cor-responds avec l’institution qui va m’accueillir. Les démarches s’en-clenchent pour mon billet d’avion. Il me faut penser aux vaccins, aupasseport, au visa. Ça coûte cher. Je n’y arriverai jamais.

Tout le monde me parle d’Afrique ! Ça me casse la tête ! En mêmetemps, je ne me sens plus capable de reculer. Je ne peux pas me payerla gêne.

Le 3 novembre.

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Voilà. Je suis dans le hall de Zaventem. Mes sacs, ma trouille, monéducatrice et ma responsable de groupe sont là. Je suis content, maisje voudrais les voir partir plus vite. J’angoisse. Je vais me retrouverseul avec mon défi. Mais je ne peux pas craquer. J’ai besoin de mesentir exalté et je ne veux en aucun cas perdre la face. Je suis, seul,responsable de moi-même.

8 heures plus tard. Je suis à Ouagadougou.38°.Tout des Noirs.Ils parlent français, mais pas le même que nous.J’ai envie de faire demi-tour.Un homme m’interpelle. C’est Ousmane. Il est éducateur à

Orodara. Il vient me chercher. Je ne sais pas quoi dire.Ma grande aventure commence. J’en garderai les détails pour

moi…

Trois mois, déjà.Je garde des contacts avec l’institution et les éducateurs prennent

contacts entre eux également.

Début février.Retour dans le froid.Avec mon éducatrice, on me recherche un kot. J’ai dix-huit ans. Je

ne veux pas de prolongation. Je veux voler de mes propres ailes.

Ça y est. J’habite à Bruxelles. J’ai trouvé un kot par le biais d’unancien du home, dans son immeuble, pas trop cher. J’ai fait ce qu’ilfallait pour m’inscrire au CPAS et avoir mon revenu d’intégration.

J’ai été m’inscrire à l’agence d’intérim.

La solitude me pèse. Je vole. C’est pour m’acheter ma consomma-tion d’herbe. Les temps sont durs.

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Je rencontre des Africains et on se lance dans un groupe demusique et d’animation. Ça me motive. Je m’investis dans le groupe.L’an prochain, je participe à un projet au Burkina. Enfin, j’espère…

J’ai rendez-vous avec deux éducatrices qui voudraient que je leurtransmette mon récit de vie… Elles la connaissent mieux que moi, mavie. Mais bon, j’accepte.

C’est pour un bouquin ! Ma vie dans un bouquin ! Il paraît que des gens ont dit que mes sentiments n’apparaissaient

pas dans mon histoire. Moi, je dis que c’est normal : c’est toujours lesadultes qui ont tout décidé pour moi. Comme pour un objet. Un objetne parle pas de ses sentiments. Je regrette souvent de ne pas avoir dephotos de moi, enfant. Mais je n’étais pas considéré comme une per-sonne, avec de l’affection à prendre et à donner. Plutôt comme un casà placer. Et à déplacer… J’ai grandi trop vite. Je ne me souviens pasd’avoir joué. Mais je me rappelle bien des réunions interminables, oùon parlait de moi. J’assistais en spectateur en essayant de comprendrece que tous ces gens me voulaient. Il ne faut pas croire que cela ne metouchait pas. D’ailleurs, le soir, je pleurais, dans mon lit. J’essayaispour m’endormir de me souvenir du nom des gens de ma famille :Joëlle, Marc, Agnès… D’imaginer où ils étaient…

À Bruxelles, nous nous retrouvons à plusieurs anciens deBeauplateau. Même si nous n’étions pas placés en même temps, on abeaucoup de souvenirs en commun. Nous formons un réseau et notrelien est d’avoir tous étés placés en Ardenne, même si toutes nos his-toires sont différentes…

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PoupéeTexte anonyme

J’avais mal aux dentsJe l’ai dit à ma mamanmais elle ne m’a pas écoutéeelle était en train de téléphoneralors je l’ai dit à mon papamais il ne m’a pas écoutéey avait du foot à la télé.Je l’ai dit à ma poupéeMais elle a gardé ses yeux fermés…

J’ai vu un gros loup blancAlors je l’ai dit à ma mamanMais elle s’est mise à crierElle ne m’a pas écoutéeJe l’aurais bien dit à mon papaMais j’ai eu peur qu’il ne me croie pasJe l’ai dit à ma poupéeMais elle a gardé ses yeux fermés…

Je suis tombée du tobogganJ’ai couru vers ma mamanelle m’a flanqué une bonne fesséeFaut dire que j’ai taché sa robe d’étéJ’espère qu’elle dira rien à mon papaJ’ai pas envie qu’il cogne sur moiJe le dirai peut-être à ma poupéeMais ça m’énerve, ses yeux fermés…

J’ai mal dans mon cœur en dedansMais je le dis pas à ma mamanElle passe sa vie à sangloterEt je veux plus la fatiguer

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Et puis, je peux pas le dire à mon papaOn l’a pas vu depuis des moisJe peux pas le raconter à ma poupéeJe l’ai enterrée sous le cerisierC’est tout de sa faute ce qui est arrivéElle avait qu’à pas tenir ses yeux fermés.

Maintenant, j’ai plus personne pour m’écouterC’est peut-être pour ça que je peux plus parler…

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Et les filles?Jacqueline SPITZ – La Maison heureuse

La réflexion et la discussion sur les particularités des conduites etdes rôles sociaux des filles et des garçons gardent toute leur actualité.Il est dès lors judicieux de se demander comment se présentent lesfilles qui nous occupent, d’observer les caractéristiques qu’ellesmettent en avant.

De manière un peu caricaturale, lors de la première rencontre, cer-taines adolescentes donnent l’image de la « super nana » sûre d’elle etpour le moins provocante, d’autres adoptent l’attitude du caïd qui doit« en donner à voir », d’autres encore sont plutôt repliées sur elles-mêmes et fermées au contact « comme une huître ». Mais toutes pré-sentent, dans cette première image qu’elles donnent à voir, les signesde leur profonde souffrance.

Dans la vie quotidienne, ces adolescentes transgressent régulière-ment les règles de vie, fuguent, consomment des substances toxiques,se mutilent. Elles ne trouvent plus guère leur place à l’école car ellesont accumulé du retard ou leur comportement y est peu adapté.

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L’oisiveté, l’absence de motivation à s’impliquer dans une activitésont fréquentes chez la plupart d’entre elles.

Les adolescentes que nous côtoyons suscitent souvent un désarroiimportant autour d’elles, désarroi à l’image de leur propre détresse.Leur vie est marquée par les ruptures, les échecs ou les abandons. Larelation avec elles devient difficile à établir tant leurs défenses occu-pent l’avant-scène et s’intensifient au cours du temps. Penser un projetne semble pas ou plus ou pas encore faire partie de leurs préoccupa-tions. Elles ont une piètre image d’elles-mêmes et ne perçoivent pasleurs compétences et leurs ressources. Elles rêvent certes d’une totaleliberté mais en même temps elles cherchent implicitement un engage-ment solide des équipes éducatives. Elles ne trouvent pas les mots pourdire leur souffrance, n’arrivent pas à s’adresser à ceux et celles qui lesont fait souffrir et cherchent le premier bouc émissaire sur qui déverserleur rancœur. Plutôt que de parler, elles agissent. Un certain nombred’entre elles commettent des délits de manière récurrente. Leur enga-gement dans la délinquance reste toutefois moins fréquent et moinsgrave que celui des garçons. Mais il suscite par contre des réactionsplus marquées des familles et des instances judiciaires : ces adoles-centes sont davantage contrôlées et sanctionnées.

Le contexte familial de ces adolescentes apparaît souvent trèsconflictuel et très détérioré. Elles ne trouvent pas ou peu de soutienauprès des leurs, elles ont connu des expériences de victimisation(physique, émotionnelle, sexuelle). Elles cherchent alors à fuir dessituations familiales difficiles, où elles ne rencontrent guère d’empa-thie, où les besoins de maturation affective ne sont pas satisfaits, oùles besoins d’autonomie à l’adolescence ne sont pas pris en compte.

C’est ce bagage que les adolescentes apportent… il est souventplus volumineux que leurs valises !

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Viol collectifTexte de Sophie, adolescente

Pour toutes les filles qui en ont souffert… Même si tu as goûté le goûtamer, sister, reste fière, pépère, sévère, ne baisse jamais les bras à terre.

J’ai dû encaisser ces êtres du mal qui m’ont pénétrée, qui m’ontbaisée et sans pitié m’ont délaissée. J’ai perdu ma virginité sansdignité, pire, mon identité.

Ils m’ont laissée glacée gisant sur le seuil de leurs actes. Seule,innocente, idiote et naïve, je voulais juste m’intégrer dans ce mondeartificiel. Étaient-ils sans compassion ou moi sans imagination à toutecette science-fiction? Avec haine, je dégaine ce riot-gun à tous ceuxqui pensent pouvoir me dresser comme un animal sans foyer.Comment pourrais-je rester impassible devant le sabotage de monimage? La couleur de ma peau n’altère pas l’intensité du message. Jevais leur montrer à tous ces pédés qui sans gêne vont s’empresser detout raconter qu’un jour, ce sera à mon tour de les enculer et là ils vonthurler pour toutes les cicatrices qui m’ont défigurée pour l’éternité. Etpour tous ceux qui ont ri de ma misère, je leur ferai bouffer lescouilles de leur père, c’est bien avec ça qu’ils sont venus sur cetteputain de terre. Même si je n’en ai pas l’air, j’ai vécu des galères quemême un putain de ver de terre n’a pas connues dans cet univers.

Personne n’a cru en moi, mais j’ai gardé la foi. Plus d’une fois onm’a montrée du doigt, ça m’a fait mal ; tu vois que malgré ça, c’estclair que je serre les dents pour ne point avoir d’attachement avec tousces gens. Mais pourtant, c’est vrai que de temps en temps, avec letemps, en regardant autour de moi, j’aimerais quand même bien quel-qu’un qui m’ouvre les bras rien que pour moi, ce serait plus sympa !

Et donc ! S’il te plaît, la ferme, car j’ai été trop de fois déçue pardes personnes de confiance, j’ai été trop de fois trompée par l’igno-rance de l’enfance.

Et non, je ne pleure pas sur mon sort car mon sort est en accord avecmon esprit et mon corps. Et oui, je m’isole quand tout me désole,

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j’aime quand je vole pour imiter mes idoles. Vous avez commis unviol, à vous de réparer ce que vous m’avez infligé. Par manque d’idées,vous m’avez écrasée. Mais vous n’êtes point excusés. Car vous avezdes yeux pour voir et un esprit pour percevoir. Malgré ça, vous m’avezregardée hurler, pleurer, sans vous demander ce que je pouvais bienpenser. Vous m’avez engueulée, pire qu’humiliée sans aucune pitié.Mais ça m’écœure n’avez-vous donc pas de cœur? Car j’ai le mêmeâge que vos petites sœurs. Mais quand aurez-vous capté que vousm’avez encombrée d’une tonne de saletés? Quand et comment retrou-verai-je mon intimité, retrouverai-je le chemin de la liberté?

Ok, ma vie n’a encore aucun sens mais je sais que je ne veux pointfinir en transe avec des salopards qui pensent qu’à soulager leur panse.De combat en combat depuis mon enfance, ma vie est en suspens,mais bref, je veux aller de l’avant. Car regarde bien ce clochard, je neveux pas finir sur un banc à rêver de dollars. Regarde ce taulard, tantpis, il est beaucoup trop tard, son esprit s’est endormi depuis desdécennies. Comment pourrait-il continuer sa vie? Son cœur en a troppâti et je ne veux point finir comme lui : il pourrait devenir milliar-daire, son esprit restera toujours enterré sous terre. Persévérer, à quoiça sert si ton esprit est grillé, consumé, calciné. Mais malgré tout cepassé gâché, je n’ai point pu oublier d’avoir été considérée comme uneratée. Toutes ces idées mal pensées, m’ont déchirée, arrachée, déchi-queté en moi tout espoir du verbe « aimer ». Sans évidence, je me suisdégradée, écrasée alors que je ne voulais faire qu’exister. Mon cœur necherchait que réconfort, douce passion et affection, mais ne pouvaitrésister à exploser. Mais seule avec tous ces éclats à ramasser,comment aurais-je pu me débrouiller ? À chaque pas où je voulaisavancer, cette pression d’être rejetée qui ne veut point me lâcher.Pourquoi dès mon arrivée ont-ils dû me cracher dessus comme sur unevulgaire poupée en papier mâché? Alors, bien sûr ! Rêver est ma seuleliberté pour résister à cette dure réalité. Et non, rien ne s’arrête, la vieva beaucoup trop vite pour que tu restes à rien faire et à bouffer lesrestes que les gens trop fiers laissent. Et malgré ta détresse, ils s’endélectent de ta tristesse ; il n’y aura point de caresse, tu seras tenue en

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laisse dans ce monde d’invasions où nous jouons tous les rôles despions. Mais si nous sommes les acteurs, qui sont les spectateurs? Avecvigueur, nous pensons tous avoir plus d’ampleur dans ce monde derancœur. Mais c’est dans mon sang que coulent la haine et toutes ceschoses obscènes qui m’ont explosé à la face comme une balle de riot-gun. Mais quel décalage à mon âge, je dois voir du paysage ; aucontraire, c’est pire qu’un mirage de rage. Je veux m’en sortir de cetempire dans lequel ils m’ont soumise à la peur, la violence et les cris.Et sans façon, jamais ne se gomment des gros boulets de canon.

Mais quelle rançon veulent-ils pour que je retrouve la raison?

***

Petite déesseTexte de Sophie, adolescente

La vie, ça fait mal dès que ça commence,c’est pour cela qu’on pleure tous à la naissance.La naissance est une merveille mais il faut savoir la préserver jus-qu’au bout.La rage, la haine, la tristesse, corrompues par une vérité mal vue :elle vit dans la détresse à cause des maladresses des gens qui la délaissent.Ça blesse de ne plus avoir d’adresse,mais t’en fais pas, c’est pas une faiblesse !Quelques caresses auraient fait de toi une déesse,mais t’en fais pas, t’es plus solide qu’une forteresse.Progresse et laisse tomber ce stress, ta justesse, petite déesse.

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De l’adolescence difficileBrigitte DECELLIER – Service Airs Libres

On dit d’un fleuve emportant toutqu’il est violent,mais on ne dit jamais riende la violence des rives qui l’enserrent.

BERTOLT BRECHT

L’adolescence est une période pendant laquelle l’enfant confronteles valeurs, les règles et les limites habituelles et requises dans lesystème où il évolue (la famille, l’institution) avec celles d’un systèmeplus large (l’école, le quartier…) De cette période de confrontation –variable dans la durée, dans l’intensité et dans la manière dont l’ado-lescent expérimente – est censé naître un adulte, respectueux desvaleurs de la société (le travail, la famille…) et des lois.

Aujourd’hui, l’adolescence est qualifiée par tous de « difficile » oude « complexe ».

Coincés par l’obligation scolaire et la majorité (toutes deux fixéesà dix-huit ans), les adolescents ne trouvent plus dans les structuresproposées par la société de lieux, pourtant nécessaires, où seconfronter.

Guy Ausloos, dans La compétence des familles, s’interroge :« Sans doute, depuis que le monde est monde, a-t-on considéré lesparents comme responsables de tous les défauts de leurs enfants.Étonnamment, le courant psychologisant du XXe siècle a accentuécette tendance. »

D’après lui, il suffit de se pencher sur le vocabulaire utilisé : mèreshyper protectrices, rejetantes, castratrices ; pères absents, autoritaires ;familles rigides, chaotiques… (cette liste n’est pas exhaustive) pours’en rendre compte.

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S’interrogeant sur la tendance actuelle qui consiste à ne chercherque ce qui va mal, il a trouvé une première réponse chez JeanDelumeau, dans son ouvrage Le Péché et la Peur. La cause de cettefâcheuse vision de la bouteille à moitié vide serait la faute, le péché,qui est à la base du système éducatif : on apprend aux élèves en sou-lignant leurs erreurs plutôt qu’en amplifiant leurs compétences.

Les intervenants tant en psychologie qu’en éducation reprennentce rôle de confesseurs quand ils essaient de faire dire à l’individu, ouà la famille, ce qui ne va pas.

Quand cherche-t-on à voir ce qui va encore bien?Pourtant, dès l’instant où nous regardons les compétences des ado-

lescents, nous pouvons apprendre à voir différemment le systèmefamilial auquel ils appartiennent et donc concentrer notre énergie àdévelopper les facultés individuelles.

Boris Cyrulnik, dans Les Vilains Petits Canards insiste, lui, sur lefait que « le processus de résilience permet à l’enfant blessé de trans-former sa meurtrissure en organisateur du moi, à condition qu’autourde lui une relation lui permette de réaliser une métamorphose. Avecune certaine créativité, l’enfant travaille à sa modification en adaptantses souvenirs, en les rendant intéressants, gais ou beaux pour lesrendre acceptables. Ce travail le resocialise. »

Les adolescents sont riches de paradoxes.Et d’interpellations.Et si nous, intervenants, comprenions enfin qu’il s’agit de tra-

vailler non pas sur des symptômes de violence, de délinquance, dedépression… mais sur leur faculté à interpeller les systèmes institu-tionnels, scolaires, judiciaires ?

Et si grâce à eux – ces adolescents difficiles – nous nous remettionsen question pour trouver de nouveaux projets et relever des défis ?

Ces adolescents difficiles nous poussent vers la cohérence…

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– 3 –Les bases de notre intervention

Quatre jeunes sont interrogés par les forces de l’ordre. Ils sont soupçonnés d’avoir participé à une agression dans un bus.

En réponse aux questions des policiers, Jules argumente :— Je n’ai pas pris le bus cet après-midi !

— Et tu en es vraiment certain?Jules se retourne vers ses pairs :

— Hein, les gars, qu’il ne s’est rien passé dans le bus !

Les fondements théoriques de nos interventionspsychoéducativesJacqueline SPITZ – La Maison heureuseClaire RENSONNET – Vent Debout

L’analyse des situations des jeunes et l’élaboration de nos métho-dologies d’intervention ne s’inscrivent pas dans un courant théoriqueunique. Elles sont le fruit d’une réflexion basée sur un savoir et uneapproche intégrative de différents courants théoriques.

Examinons les apports spécifiques des principaux courants théo-riques dans la pédagogie et l’intervention auprès des jeunes en diffi-culté. Nous verrons ensuite comment ils peuvent sous-tendre nos pra-tiques, malgré des contradictions évidentes.

Au début du XXe siècle, la relation univoque allant de l’éducateurà l’enfant et le système disciplinaire dans lequel l’éducateur trans-mettait des valeurs et des connaissances furent remis en question. Lapédagogie s’est alors centrée progressivement sur l’enfant. Uneimportance majeure fut d’abord accordée à la collectivité. Le souciétait alors de donner une éducation sociale aux enfants et le modèleéducatif était calqué sur celui des institutions publiques. Le modèle leplus connu est celui élaboré en 1920 par Anton Makarenko. Cette

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approche masquait les difficultés psychiques profondes des enfants etdes adolescents, et elle fut critiquée sur cet aspect, bien qu’elle restâtune référence pendant des années. L’approche éducative s’est ensuiteenrichie des concepts théoriques et des modes de conceptualisationamenés par les grands courants théoriques qui traversèrent le siècle.

Le courant psychodynamique

La psychanalyse prit naissance à la fin du XIXe siècle. Elle est à lafois une méthode d’investigation du psychisme, une méthode de trai-tement : la cure, et une conception psychologique de l’être humain.

Les concepts de l’analyse freudienne ont eu des retentissementsdéterminants, à tel point qu’il est aujourd’hui quasiment impossibled’évoquer des pratiques thérapeutiques et éducatives sans y faire réfé-rence en termes de fidélité ou d’opposition plus ou moins conflic-tuelle. Nous allons donc tenter dans cette section, et en toute modestie,de reprendre certaines notions déterminantes, puis d’envisager leurretentissement ou leur utilisation dans nos pratiques éducatives.

L’inconscient, bien que déjà évoqué par F. Nietszche etH. Hartmann, est mis à l’honneur par S. Freud qui en fait un conceptcentral établissant la spécificité de la psychanalyse.

C’est à partir de l’étude sur le mécanisme des rêves qu’il élaboreles articulations de « l’appareil psychique » au sein duquel il distinguedeux processus. Le premier concerne les éléments qui ne peuvent êtreramenés à la conscience ni spontanément, ni volontairement : l’in-conscient. Le second comprend d’une part, les éléments de notre acti-vité cérébrale, ceux qui sont toujours présents, le conscient, qui doitnégocier avec la réalité et la « possible liberté » et d’autre part, les élé-ments absents de la conscience par manque de place mais qui peuventrester à sa disposition, le pré-conscient.

L’inconscient serait donc un système vivant qui se construit au fildes expériences individuelles et personnelles, et capable d’évoluer etd’entretenir des relations avec le conscient.

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Or, l’appareil psychique s’efforce de maintenir au niveau le plusbas possible les excitations qu’il contient. Pour ce faire, il tente dedétourner tout ce qu’une pulsion risque de provoquer comme déplaisir.

Cette conception implique la notion de refoulement. Celui-ci agitcomme un frein, en tant que défense contre les souffrances et leschocs et exclut de la conscience les représentations associées aux sou-venirs d’événements désagréables ainsi que les désirs primitifs etinfantiles n’ayant plus de raison d’être.

La pulsion est comprise comme une poussée, issue d’une excita-tion corporelle localisée.

Son but est l’apaisement de cette tension par un comportementsusceptible de produire sa décharge, toujours en référence avec leprincipe de constance de l’appareil psychique.

Le désordre des conduites peut être alors considéré comme lerésultat d’un déséquilibre entre des pulsions contradictoires.

Dans la cure, l’important est moins ce qui est dit que ce qui se jouede très particulier entre l’analyste et l’analysant. À l’occasion de cetterelation, les désirs inconscients du patient reviennent à la surface. Ceprocessus, appelé le transfert, constitue l’outil thérapeutique parexcellence pour autant qu’il soit bien pris pour ce qu’il est, c’est-à-dire non pas une remémoration mais une répétition d’éléments dontl’origine infantile échappe au patient.

L’analyste, influencé par son propre contre-transfert, ne doit enaucun cas entrer dans le jeu mais au contraire maintenir sa neutralitéet sa réserve. Ce dernier cherche, par l’analyse du transfert et desrésistances, à renforcer le moi, c’est-à-dire à le rendre plus fort faceaux exigences du pulsionnel, et à limiter les contraintes du surmoi.

La personnalité totalement mature (totalement « génitalisée »)n’est qu’une hypothèse, et la frontière entre le normal et le patholo-gique n’est en réalité pas étanche. La différence tient en fait dans laquantité de souffrance et d’angoisse produite.

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Dans la conception freudienne, la sexualité est tout à fait centrale.Elle évolue à travers différents stades (oral, anal, phallique et, enfin,le stade génital). À chacun de ceux-ci correspond une source particu-lière de la pulsion, un objet vers lequel elle est dirigée et un mode desatisfaction privilégié. Par exemple pendant le stade oral, la source estla bouche et la cavité buccale, l’objet est le sein maternel et la satis-faction s’étaye sur le besoin d’être nourri. La relation avec les objetsdu monde extérieur s’organise sur un mode particulier à chaque stade,mode qui n’est pas complètement abandonné lors de l’accession austade suivant. Elle est transposable à d’autres activités mentales oucorporelles et constitue un mode de référence fantasmatique.

Pour ce qui nous intéresse, cette conception apporte un éclairagefondamental sur ce qui se joue à l’adolescence. L’enfant avait nourrides fantasmes de rapprochement, de fusion amoureuse à l’égard duparent de sexe opposé et des fantasmes d’agression destinés au parentde même sexe perçu comme rival dans cette quête – formule ici trèsschématisée du complexe d’Œdipe. Son immaturité sexuelle le proté-geait jusque-là de ses propres désirs. À l’adolescence, sa maturationphysique les réactive par « ce nouveau possible ». Les comportementsprovocateurs peuvent alors être compris comme une fuite face auxconflits internes et à l’angoisse ainsi provoquée (pour éviter unerupture affective trop difficile), et également comme une tentative deconquête de la future identité d’adulte.

Pour Freud, le dépassement de l’Œdipe et de l’angoisse de castrationest la condition d’une existence adulte, étape qu’il faut franchir pourprendre place dans un monde social, où le désir est limité par la loi, et,tout d’abord par la loi qui interdit l’inceste, et ce dans toute culture.

La jouissance immédiate et la décharge instantanée sont interditespar l’éducation. Celle-ci consiste à amener l’enfant à tenir compte dela réalité extérieure et de sa réalité psychique. Elle conduit à supporterune certaine dose de déplaisir par renoncement aux satisfactions pul-sionnelles immédiates en vue d’obtenir un autre plaisir, et conduit àune accommodation progressive à l’impossible conjonction de notredésir et de notre bien-être.

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La qualité des premières relations affectives a une influence déter-minante sur la structuration de la personnalité et sur les relations ulté-rieures à l’environnement, aussi de nombreux psychanalystes se sont-ils intéressés au lien entre les désordres du comportement et lesconditions de vie connues dans la prime enfance.

R. Spitz, associant méthode expérimentale et approche clinique,étudie les « maladies des carences affectives » chez le nourrisson. Ildécrit « la dépression anaclitique » qui survient lors d’une absencematernelle ininterrompue de trois mois et qui se traduit par un retraitde plus en plus marqué de la relation, un retard moteur, une perte depoids et une rigidité faciale conduisant à la léthargie. Ces effets sontréversibles. En revanche, chez l’enfant subissant une séparation deplus de cinq mois, « l’hospitalisme » s’installe avec des détériorationsmotrices et intellectuelles irréversibles.

D. W. Winnicott explique que lorsque la mère n’est pas en empathieavec les besoins du petit enfant, qu’elle ne réagit pas ou alors de façondéfectueuse, l’enfant, pour se défendre, opère une scission entre « levrai moi », qui se retire dans un monde de fantasmes, et « le faux moi »,adaptatif à la réalité. La défaillance maternelle chronique comme descirconstances traumatiques peuvent conduire à des troubles psychopa-thologiques graves, dont des comportements antisociaux.

Au point de vue du traitement, le cadre lui-même, sa fiabilité, sastabilité et son caractère apaisant peuvent constituer un environne-ment réconfortant. Il peut permettre une régression, un dénouementdu retrait du « vrai moi » et le début d’une consolidation de relationsà l’autre gratifiantes.

Sur le terrain de la rééducation, A. Aichorn, pédagogue et psychana-lyste autrichien, est l’un des pionniers de l’utilisation de la théorie ana-lytique comme outil de rééducation des adolescents dans un internat,ancienne maison de redressement à Oberhollabrunn et à Saint-André.

Il évoque les conditions d’un environnement normal qui incitel’enfant à évoluer favorablement. Il insiste sur l’importance structu-rante du groupe.

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Il élargit la notion de transfert à toutes les réactions affectives,conscientes et inconscientes, entre l’enfant et l’éducateur. À l’encontrede Freud qui recommandait fermement d’éviter les attitudes induisant letransfert ; il estime que l’éducateur doit jouer un rôle actif dans celui-ci.

Il influença F. Redl, dans son Internat thérapeutique de Detroit, etB. Bettelheim, dans l’École orthogénique de Chicago.

F. Redl s’est intéressé à la pathologie du Moi chez les enfants agres-sifs et les jeunes délinquants. Il a repéré les déficiences du système decontrôle de cette instance et élaboré des techniques de soutien du Moidéfaillant dans lequel l’éducateur occupe un rôle déterminant en exploi-tant les événements de la vie quotidienne. Il propose une « stratégiepédagogique totale », s’attaquant aux valeurs des jeunes délinquants et àleur capacité de s’y référer en se sentant responsables de leurs actes.

B. Bettelheim, s’appuyant sur son expérience concentrationnaire,considère que les possibilités de survie dépendent de la capacité àgarder des repères liés à l’identité antérieure, évitant ainsi l’empriseabsolue dépersonnalisante. Si un environnement vécu comme unesituation extrême et impossible peut engendrer un état psychotique,alors un environnement extrêmement favorable peut inverser un pro-cessus psychotique. Il insiste également sur l’effet dommageable decertaines entreprises éducatives. Malgré les meilleures intentions dumonde, éradiquer trop vite un symptôme invalidant peut reproduiredes violences connues dans les premières années de la vie.

Le fonctionnement de son École repose sur l’engagement des édu-cateurs dans leur travail. Au travers de la guérison d’un patientquelque chose se transforme en chacun.

Plus près de nous, J.P. Chartier, psychanalyste français, dans lesillage de A. Aichorn, prône l’utilisation de l’interprétation, du trans-fert et de l’identification comme « outils latents du changement ». La« transdisciplinarité » devient pour lui le garde-fou contre le dérapagequi transforme la relation éducative en relation passionnelle mortifère.

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Le courant psychodynamique a révolutionné la vision de l’enfantet de l’être humain avec la primauté donnée à l’inconscient, ses irrup-tions dans nos conduites et nos orientations affectives ainsi que lamise en question de « la normalité ».

La cure est difficilement utilisable dans toute sa rigueur avec lesadolescents qui nous sont généralement confiés. Par contre, lesconnaissances du fonctionnement psychique sont incontournables etquestionnent nos pratiques.

Freud insistait sur la nécessité de ne pas soumettre l’enfant à un« interdit de penser ». Cela ne signifie pas pour autant que tout estpermis. Tout peut se penser, beaucoup de choses peuvent se dire aveccertaines modalités mais tout ne peut pas se faire. Dans cette optique,l’éducateur, porte-parole de la loi, a un rôle primordial auprès de l’en-fant de médiation entre ses désirs, les règles et la réalité.

Cette intervention ne pourra être porteuse qu’à la condition des’inscrire dans une relation, un lien qui tienne le coup et permette derestaurer la confiance. D’autre part, si l’éducateur ne peut ignorerdans sa pratique le passé du jeune, la structuration de sa personnalité,il doit également se connaître lui-même pour éviter les dérapages desa propre affectivité.

Le courant systémique

Le terme « systémique » est apparu dans la langue française audébut des années septante. Cette perspective était induite par la priseen compte de l’importance de relier l’étude psychologique à laconnaissance des milieux de vie et des conditions d’existence. Elletentait d’organiser en un ensemble cohérent des données jusque-làéparses. Elle est née de la rencontre de la théorie générale des sys-tèmes et des théories de la communication.

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Ce courant de pensée perçoit le comportement-problème (la fugue,la violence, le repli, etc.) de l’adolescent comme une manifestation dufonctionnement de l’interaction entre lui et son milieu immédiat (lafamille, l’école, le quartier, etc.), voire du fonctionnement de l’en-semble des interactions de ce milieu immédiat. L’adolescent n’est plusvu comme un individu isolé mais comme un élément d’un système.L’intervention systémique tient compte du fait que le jeune, l’interve-nant social mais aussi son action éducative sont immergés dans dessystèmes (système familial, système institutionnel, etc.) Le qualificatif« systémique » renvoie donc au cadre de référence.

D’un point de vue systémique, la famille est considérée comme unsystème vivant constitué d’éléments interdépendants. Le systèmecherche à maintenir inchangé son milieu interne, il est en apparencestable mais est en fait en continuel changement. La famille peutencore être vue comme un écosystème dans la mesure où elle estinsérée, avec toutes ses composantes, dans un contexte immédiat, lui-même partie intégrante d’un environnement plus large. L’évolution dusystème familial et l’évolution de chacun de ses membres se trouventdans un rapport réciproque, les interactions entre les membres sestructurent en dyades, triangles, alliances, coalitions impliquantnécessairement des exclusions. Le système comprend des sous-sys-tèmes selon la génération, le sexe, les rôles. Il fonctionne selon unensemble de règles et de valeurs, explicites, implicites ou nonconscientes. Lorsqu’apparaît en son sein une personne à problèmes,celle-ci est désignée comme déviante ou malade. Le symptômedéviant, c’est-à-dire tout comportement posant difficulté, est unmécanisme d’autorégulation en vue du maintien de la stabilité ou dechangement en vue de sa réorganisation.

La démarche systémique va d’abord analyser la situation en fonc-tion du système qu’on aura choisi d’isoler (famille ou autre). Suite àcette analyse, la stratégie d’intervention, qui doit être planifiée, viseraà débloquer un mauvais fonctionnement dans cet ensemble donné.Pour cela, les actions entreprises auront pour cible le système lui-même et seront mises en place selon leur impact sur celui-ci.

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On distingue deux types d’interventions, en fonction de l’anglesous lequel le système est considéré et des caractéristiques de celui-cisur lesquelles l’action porte : les interventions portant sur les pro-cessus vitaux du système (et leur évolution dans le temps) et les inter-ventions portant sur la structure du système (son organisation, les rap-ports entre les différentes parties du système). Dans le premier cas,l’objectif est de s’arrêter avant tout aux blocages et de sortir le jeuneet son environnement du piège dans lequel ils se sont enfermés (cerclevicieux). Le système pourra alors retrouver sa mobilité et sa capacitéde se réorganiser, selon les besoins nouveaux qui se présentent à l’in-térieur ou à l’extérieur de ses frontières. Cette approche a été déve-loppée par la Mental Research Institute de Palo Alto (« thérapiebrève »), par J. Haley (« thérapie stratégique ») et par le groupe deMilan. Dans le second cas, l’approche est principalement centrée surles faiblesses dans l’organisation du système et vise à le modifier, à lerestructurer. Pour ce faire, il est indispensable pour l’intervenant decréer un système thérapeutique fonctionnel et de s’y assurer une posi-tion d’influence. Cette approche a été développée par S. Minuchin.

Ceci n’implique pas que l’éducateur renie le travail éducatif qu’ilfaisait. Cela implique seulement qu’il considère les implications et leseffets de ce travail éducatif dans le champ élargi que constitue lafamille ou l’environnement du jeune. Il peut tout à fait intervenir surune base strictement individuelle tout en inscrivant son interventiondans un cadre systémique.

L’intervention de réseau s’inscrit dans cette perspective systémique,le réseau social étant constitué par un ensemble de personnes qui sonten relation entre elles. Elle vise à redonner aux réseaux primaires (lesensembles spontanés d’individus en interaction les uns avec les autres)la maîtrise des solutions qu’ils désirent pour leurs besoins. Il peut yavoir avantage à recourir au réseau élargi plutôt qu’à l’individu seule-ment ou à sa famille, chaque fois qu’on croit par-là augmenter l’effica-cité de l’intervention. Ross V. Spech est considéré comme le père del’intervention de réseau, auquel il recourt pour reconstituer les effets derégulation sociale que les sociétés contemporaines ont perdus.

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Les interventions systémiques s’intéressent à la recherche ducomment plutôt qu’à la recherche du pourquoi. Dès lors, cette centra-tion sur les échanges interactionnels occulte la dimension de l’in-conscient, l’histoire vécue, l’activité fantasmatique du groupe familialet leur retentissement chez les intervenants. Ceci risque de fairenégliger les processus transférentiels et contre-transférentiels.

Le courant comportementaliste

Ce courant s’intéresse exclusivement à l’observable, aux compor-tements dont l’organisation résulte d’un ou plusieurs apprentissages.

Les approches comportementales se sont développées sur des basesthéoriques issues de la psychophysiologie de Pavlov en URSS et dubéhaviorisme de Watson aux États-Unis, tous deux ayant commedomaine d’intérêt l’apprentissage et les névroses expérimentales.L’expression « thérapie comportementale » fut introduite par Skiner en1954. Ces courants ont pris de l’ampleur dans les années soixante auxÉtats-Unis et septante en Europe.

Ces orientations sont apparues en opposition à la psychanalyse, sedésintéressant de tout ce qui est signification et se référant à ce quel’on peut observer directement, en visant la réduction du symptôme.Pour modifier un « comportement inadapté », il est fait usage desprincipes de l’apprentissage établis expérimentalement. Il y a donclieu d’étudier les conditions d’apparition, d’évolution et de maintiendes comportements. Des facteurs plus internes doivent aussi être prisen compte : l’état interne général, l’hérédité, l’état émotionnel, rela-tionnel, etc. En conséquence, pour modifier un comportement, il fautessayer de trouver les moyens de combattre les origines du comporte-ment dysfonctionnel, de limiter l’action à un seul stimulus et effectuerainsi un apprentissage discriminant. Le but est de rompre le lieninadéquat entre un stimulus et sa réponse.

Dans l’apprentissage des comportements, on distingue trois typesde renforcement : le renforcement extérieur, qui résulte des bénéfices

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reçus à la suite de l’adoption du comportement ; le renforcement vica-riant, qui résulte de l’observation du comportement d’autres personnes,qu’il soit renforcé ou puni ; et l’auto-renforcement, qui se réfère à lacapacité d’auto-évaluation des conséquences des comportements.

La théorie de l’apprentissage social (développée par Bandura) et lecourant d’intervention comportementale mettent l’accent sur la néces-sité de désapprouver les conduites inadéquates et sur la possibilité d’unapprentissage, même tardif, de comportements socialement adaptés.Tout comportement, y compris le comportement asocial, peut être apprisà travers les renforcements émanant de l’environnement extérieur(autrement dit son approbation) et à travers l’observation des partenairessociaux. Les conduites asociales, en particulier, sont apprises par l’ob-servation de modèles agressifs issus de trois sources: le milieu familial,les groupes sociaux ou sous-cultures avec lesquels le sujet est encontact, les modèles véhiculés par les mass medias. Elles sont aussiapprises par l’expérience directe: la réponse des autres à un acte dedéviance va agir sur la probabilité d’apparition de cette conduite. Ilexiste des agents renforçants (les récompenses concrètes ou sociales),ou des expériences dissuasives (le fait de voir la victime souffrir).

Donnons à présent quelques exemples d’interventions.

Une approche strictement comportementale applique des procé-dures de renforcement et d’extinction. Pour cela, elle peut recourir àdes « renforçateurs symboliques intermédiaires ». Par exemple, uneconduite positive est récompensée par des jetons ou des points quipeuvent être échangés contre des privilèges, services ou récompenses.Une conduite inappropriée, par contre, est sanctionnée par une pertede points. Les récompenses symboliques peuvent être échangées ulté-rieurement contre des gratifications plus substantielles.

Dans la technique du contrat comportemental, il s’agit bien d’éta-blir avec le jeune un contrat destiné à l’aider à modifier sa conduite età acquérir un meilleur contrôle de soi. Le contrat comportemental spé-cifiera les contingences du renforcement, les comportements cibles

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qui seront évalués et les récompenses accordées au jeune en cas deréussite. Le contrat responsabilise autant le jeune que les adultespuisque toutes les parties sont concernées et participent à son élabo-ration, précisant les clauses et les conditions.

L’entraînement aux habiletés sociales (les comportements néces-saires pour entretenir des interactions fructueuses à l’école, à la maisonet dans toute la communauté), qui utilise des techniques dérivées desthéories de l’apprentissage social, vise à remédier aux déficits enconstruisant un répertoire d’interactions interpersonnelles adaptéesdans des situations et des contextes diversifiés. Un programme d’ap-prentissage planifié et systématique enseigne des comportements spé-cifiques nécessaires et consciemment désirés par l’individu, afin defonctionner de manière efficace et satisfaisante, pendant une périodede temps étendue, et dans une variété de contextes interpersonnels. Cetype d’approche vise à enseigner aux jeunes des comportements spéci-fiques et non des valeurs comme telles.

La plupart des méthodes behaviorales se sont effectivement centréessur un seul comportement-cible à modifier (désensibilisation, aversion,conditionnement opérant) et ce choix fut souvent critiqué. Par contre,W. Glasser, lorsqu’il a élaboré la notion de « reality therapy », s’estsitué dans une optique globalisante. Dès 1962, il met en œuvre saméthode dans l’école de Ventura en Californie, établissement fermépour adolescentes « gravement délinquantes ». Deux besoins essentielssont identifiés chez l’individu: celui d’aimer et d’être aimé, et celui dese sentir utile pour lui-même et pour les autres. L’objectif de la prise encharge est de saisir toutes les occasions d’enseigner de meilleursmoyens pour satisfaire ces besoins, autrement dit d’apprendre à vivreplus efficacement. La responsabilisation progressive des adolescentesde Ventura et leur apprentissage de comportements sociaux satisfaisantss’effectuent au travers d’un lien fort entre elles et le personnel éducatif.

Ces idées ont rencontré du succès en France au cours des deux der-nières décennies, principalement dans l’intervention auprès desautistes, des déficients mentaux et des toxicomanes. Toutefois, ces

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méthodes, dont les techniques de modification du comportement parprogramme de « renforcement positif », ont entraîné des réserves,voire suscité des controverses.

Ces interventions ne traitent donc pas les causes passées du com-portement (tout en reconnaissant leur importance). Elles examinentplutôt comment les conditions actuelles influencent et maintiennent lecomportement. Ainsi, les solutions aux problèmes du jeune peuventêtre construites dans son environnement actuel et il faudra agir sur lesaspects de l’environnement immédiat pour modifier le comportement.

Le courant cognitiviste

Le cognitivisme s’intéresse au traitement de l’information, auxstructures mentales et aux comportements, comme produits de l’acti-vité mentale. Il traite donc des processus mentaux et du langage. Lesconcepts touchent à la manière dont l’information entre, à la mémoire,à l’attention, aux processus, schémas et événements cognitifs.

Les études sur la socialisation et celles sur le développementcognitif ont constaté, chez les jeunes en grande difficulté, l’existencede distorsions cognitives, de défaillances dans le raisonnement moralet une immaturité relative dans leurs modes de relations interperson-nelles. On a relevé, chez les adolescents déviants et à conduite agres-sive, des lacunes significatives dans la résolution des problèmes de lavie quotidienne, et tout particulièrement au niveau des processuscognitifs et de la médiation par la verbalisation. Les intervenants,depuis que des connaissances nouvelles éclairent le développementdurant l’adolescence, ont été amenés à faire porter les efforts éduca-tifs spécialisés sur les caractéristiques de cette période particulière.

Dans cette perspective, il s’agit donc de considérer l’inadaptationsociale et la délinquance sous l’angle de la cognition (niveau de rai-sonnement moral, capacité de résolution de problèmes) et des compé-tences sociales (répertoire comportemental, habiletés sociales).

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Les travaux sur le développement du jugement moral de Piaget etde Kohlberg sont à l’origine de programmes portant sur ce dévelop-pement du raisonnement moral. Kohlberg a décrit six stades de déve-loppement en fonction des principes selon lesquels le sujet justifie saconduite. Il est assez clair que le niveau de raisonnement moral estsurtout lié à la capacité générale de raisonnement de l’individu (lacomplexité de sa manière de penser). L’entraînement au raisonnementmoral tel que conçu par Kohlberg consiste en la présentation d’undilemme moral à partir duquel le sujet est amené à choisir la positionqui lui paraît la plus adaptée et à argumenter son choix. Le fait dedevoir argumenter son choix dans une session de groupe l’aide àmieux en comprendre les implications.

Ross et Fabiano ont mis en évidence le fait que l’impulsivité desjeunes adolescents délinquants peut être due à un échec à insérer uneplace pour la réflexion entre la pulsion et l’action. Cela est en lienavec l’impossibilité d’apprendre à s’arrêter et à penser, l’incapacité àgénérer des solutions alternatives et à penser à leurs conséquences.

Pour Kaplan et Arbuthnot, les jeunes délinquants ont des diffi-cultés à envisager un élargissement des perspectives temporelles et àéprouver de l’empathie pour autrui (faible décentration de soi). Parailleurs, leur niveau de développement moral est très précaire : mora-lité fort égocentrique, dominée par l’évitement de la punition etsurtout par la satisfaction des besoins personnels. Ils raisonnent àcourt terme et de manière essentiellement égocentrique ; ils sont trèsdépendants des contingences externes.

Le programme d’entraînement à la résolution de problèmes sepropose d’agir spécifiquement sur le processus de traitement de l’in-formation et de résolution de problèmes, de façon à fournir aux jeunesune alternative plus sûre à la conduite déviante. Il ne s’agit plus ici demodifier la capacité de raisonnement moral ni d’enseigner des com-pétences techniques (comme, par exemple, respecter l’ordre de paroledans une conversation en groupe) mais bien de leur inculquer un pro-cessus de résolution de problèmes (une méthode toute prête) permet-tant de court-circuiter les solutions de type passage à l’acte. Les

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jeunes apprennent à recevoir une information, à la décoder, à identi-fier un problème, à imaginer les réponses possibles et à évaluer leurefficacité avant de poser un choix. D’zurilla et Goldfried ont minu-tieusement décrit ce processus de résolution de problème. Le but estdonc de construire des stratégies cognitives destinées à augmenterl’autocontrôle et la responsabilité sociale de l’adolescent, de luifournir une stratégie générale d’adaptation (coping) pour traiter effi-cacement une multitude de problèmes situationnels. Les techniques demodeling, de jeux de rôle et de renforcement sont utilisées pour agirà la fois dans le registre cognitif et dans le registre comportemental.

Quelle intégration dans nos interventionspsychoéducatives?

En matière d’éducation spécialisée, la prise en compte de laconduite du bénéficiaire et l’approche psychoéducative reposent surdes postulats concernant le fonctionnement de l’être humain, sur lamise en évidence d’éléments de compréhension de la conduite et surla définition de cibles et de priorités dans l’intervention. Les fonde-ments théoriques à l’origine des méthodes d’intervention ont touteleur importance pour assurer rigueur et cohérence dans l’action.

Si les différentes approches évoquées présentent un intérêt mani-feste pour l’intervention auprès des jeunes en grande difficulté, indivi-duellement elles ont des limites indéniables et elles ciblent des facettesqui leur sont propres. Aucune de ces perspectives ne peut avoir la pré-tention de couvrir l’entièreté du champ des besoins en matière d’inter-vention psychoéducative. Les différents angles de perception de cetteréalité complexe qu’est l’être humain en assurent alors une compréhen-sion plus fine. En effet, la recherche du sens de la conduite et la priseen compte de la vie psychique du sujet sont certainement aussi impor-tantes qu’une vision intégrant le sujet dans son système familial et sepréoccupant des interactions au sein de ce dernier. Les conditions d’ap-parition et de maintien d’un comportement ne présentent pas moinsd’intérêt que les processus cognitifs en vigueur dans la conduite.

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Dans cette perspective, une approche intégrative offre une réellerichesse. Il ne s’agit pas toutefois de vouloir inclure dans un ensembleindifférencié des approches ayant des spécificités incontestables, denier des contradictions bien réelles. Au contraire, l’intérêt est derechercher dans chacune d’entre elles la manière la plus adéquate derépondre à un besoin spécifique à un moment particulier de la prise encharge en fonction d’un objectif précis. Chacune offre l’opportunitéd’aborder des facettes et des niveaux que les autres ne prennent pas encompte. La richesse est alors de les utiliser en fonction du choix leplus opportun pour répondre à un objectif défini.

Cette conception de l’intervention psychoéducative nécessite uneattitude de base de l’intervenant, à savoir un profond respect de l’êtrehumain et de ses besoins, une vision positive de celui-ci, la croyanceen ses potentialités et en la tendance à les réaliser. Une approchehumaniste nous semble donc particulièrement indiquée dans l’inter-vention auprès des adolescents en grande difficulté et elle est le garantd’une prise en charge adaptée. Ce sont des valeurs éthiques à côté deschoix théoriques qui caractérisent le développement de nos interven-tions auprès de ces adolescents.

***

Dieu, préserve-moi de tous ces intervenants, mesproblèmes, je m’en charge… (Billet d’humeur)Miguel CASTELA – Oasis

Aujourd’hui, la plupart des institutions se revendiquent de lapensée systémique avec, comme corollaire, un travail familial deproximité de plus en plus sophistiqué.

Leur jargon est parsemé de concepts tels que « stratégies d’inter-vention » ou « travail relationnel thérapeutique ». Et quand cela nefonctionne pas, ce sont la « résistance », l’« homéostasie », le « dys-

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fonctionnement parental » qui expliquent leur incapacité à venir enaide à telle ou telle famille, à tel ou tel individu.

Individu qui reste avant tout une personne qui souffre.Mais la souffrance, concept trop judéo-chrétien, semble ne plus

avoir la cote dans ces nouvelles grandes chapelles systémiques, chezles grands prêtres de cette épistémologie aux hypothèses de plus enplus complexes.

Mais pourquoi faire simple?

Il y a plus de vingt ans, l’idéologie dominante dans le secteursocial consistait à pointer du doigt les parents coupables d’avoir faillidans leurs tâches éducatives et à attribuer leurs prérogatives à des sub-stituts parentaux, les (ré) éducateurs.

L’approche systémique aurait pu bousculer cette façon de voir leschoses.

Malheureusement, les seules possibilités « d’agir cette pensée » selimitant à mener – à l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution – desentretiens thérapeutiques avec les familles, l’approche systémiques’est vue réduite à un simulacre de thérapie familiale. Cela ne fit, àmon sens, que confirmer la pensée dominante. Et c’est ainsi que bonnombre d’institutions se réclamant de cette pensée systémique restentpersuadées que les problèmes se situent uniquement au sein de lafamille et qu’il nous appartient, en tant qu’experts, d’y remédier enfaisant prendre conscience, à tout ce « laid » monde, des règles de leurdysfonctionnement, pour les amener à un changement qui ne pourraque leur être bénéfique.

Ces personnes fragilisées – les jeunes et leurs familles – se trou-vent embarquées dans un labyrinthe de questions de plus en plusintimes, de plus en plus investigatrices, voire même inductrices, pournous permettre de confirmer nos hypothèses. Rien ne leur estépargné : de leur secret le plus enfoui jusqu’à la remise en question deleur parentalité, pour utiliser un terme à la mode.

Les salles d’entretien deviennent des confessionnaux à dimensioninhumaine où tout doit se dire devant tout le monde pour la rémissiondes péchés. Parlez, et on vous absoudra…

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On se croirait revenu au temps de l’Inquisition.

À la même époque est apparue la notion de réseau – et les pra-tiques qu’elle sous-tend –, démarche idéologique qui préconise desortir de la logique linéaire qui attribue une cause unique – et laplupart du temps intra psychique – aux comportements déviants, ententant d’intégrer le contexte et les nombreuses interférences sociales,culturelles, économiques et politiques aux problèmes qui se posent(voir Jacques Pluymackers).

Des auteurs intervenant dans le champ de la santé mentale (voirDanièle Desmarais and co) mettaient eux aussi en avant le faitque concevoir les problèmes de santé mentale comme relevant uni-quement de la vie privée contribue au maintien de l’aliénation (restentalors masqués les facteurs comme les conditions de travail, les rap-ports sociaux, l’exploitation économique, les conditions de logement,la répression sociale, etc.).

Telles quelles, ces théories eurent peu d’impact sur les travailleurssociaux car elles remettaient en question cette recherche – pluscommode – des « coupables idéaux » au sein du système familial.

Élargir son champ de vision, sortir des ornières dans lesquellesnous baignons depuis notre tendre enfance est un exercice difficile,voire périlleux.

Le travail en réseau, qui aurait dû nous permettre de tenir compted’un ensemble plus important de paramètres et nous donner ainsi uneimage plus complète – plus complexe aussi – de la réalité, aboutit enpratique au regroupement de spécialistes qui dissertent autour desproblèmes de l’individu, individu qui est encore un peu plus mis à nu.

Quelle est encore la marge de manœuvre des parents pour main-tenir leur dignité, si les pratiques de réseaux telles qu’elles sontpensées aujourd’hui confirment elles aussi que le problème est à cher-cher à l’intérieur du cercle familial ?

La boucle est ainsi bouclée, les coupables identifiés, et le systèmepréservé…

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– 4 –Modèles d’intervention

Quelques exemples de nos pratiquesMichaël comparaît en audience publique.

Le juge de la jeunesse donne solennellement lecture de la citation à comparaître,qui contient une impressionnante liste de faits délictueux à charge du mineur.

Ensuite, il demande à Michaël s’il a quelque chose à ajouter.Michaël se lève et, à haute et intelligible voix :

— Mais, Monsieur le juge, tout ce que vous venez de dire, c’est des couilles…

Voyage au pays du paradoxeJacqueline SPITZ – La Maison heureuse

Les carences ou les ruptures au niveau du lien social sont un déno-minateur commun chez les jeunes en grande difficulté. Cette affirmationdevrait, nous semble-t-il, rencontrer aisément l’approbation de tous ceuxqui ont côtoyé ces jeunes. La fonction structurante et protectrice du liensocial dans le développement de l’être humain est tout aussi bien connue.

En poursuivant le raisonnement, il apparaît logique que l’objectifprioritaire de l’intervention sociale est de favoriser la restauration dece lien social déficitaire. Mais, par définition, le lien social, pour secréer, implique présence, constance, apprivoisement et investissementréciproques.

C’est là que les choses commencent à se compliquer. Tentons decomprendre.

Du côté des jeunes, d’abord. Au niveau individuel, ils se débattentdepuis leur enfance avec un vécu de rejet ou d’abandon, ils ne croientpas en la fiabilité du parent qui n’a pas su être présent quand il fallaitet comme il fallait. En grandissant, ils se demandent si tous les adultesressemblent à leurs parents, si ceux qui s’intéressent à eux vont tout

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aussi vite les oublier, les abandonner, les repousser, les éjecter. Lacréation du lien elle-même plonge ces jeunes au cœur de leur problé-matique, les amène à la source de leurs angoisses, à l’objet de leursdésillusions. Alors ils consacrent toute leur énergie à la mise au pointd’un véritable test à l’égard des adultes, nous l’appellerons le « test dela crédibilité et de la solidité ».

Ils mettent leurs questions en actes. Tantôt ils sont plutôt charmantset charmeurs, tantôt ils sont plutôt opposants, vindicatifs, agressifs. Ilssont souvent plus doués pour se faire remarquer que pour parvenir à êtrepris au sérieux. Ils utilisent leurs poings plus que les mots quand ilsveulent se faire entendre, ils se cachent derrière l’alcool ou la droguequand ils ne savent plus « faire face ». C’est d’être rassurés qu’ils ontbesoin, ces jeunes… Ils veulent savoir si l’adulte va « tenir le coup ».

Or la société tout entière (que ce soit au niveau de l’école, du quar-tier, des mouvements de jeunesse ou des clubs sportifs, des interve-nants sociaux) leur apporte une réponse mitigée, faite de « oui mais »,qui aboutit souvent, au nom de leur intérêt, à une exclusion.Davantage encore insécurisés, ils sont pris dans ce qu’ils voudraienttant éviter : l’abandon et le rejet.

Du côté des intervenants à présent. De façon unanime, ils affirmentleur intention de travailler à l’insertion sociale des jeunes. L’aide, tellequ’elle est organisée, répond au souci de rencontrer l’intérêt des jeuneset d’élaborer des interventions adaptées à leurs besoins. Aussi lecontexte dans lequel les intervenants évoluent se caractérise-t-il par lamultiplication des types de services, avec des missions précises et limi-tées dans le temps. La demande, le projet, la collaboration sont desnotions clés dans cette perspective. Ce sont des instances différentesqui organisent l’aide aux jeunes selon que ces derniers négocient cetteaide, collaborent, définissent un projet (service de l’aide à la jeunesse)ou qu’ils se dérobent, s’opposent, transgressent (service de protectionjudiciaire) ou qu’ils commettent des délits (tribunal de la jeunesse).Dans les deux derniers cas, l’aide qui leur est apportée est une aidecontrainte. Des passages entre les instances sont prévus parce que lesjeunes doivent avoir la possibilité de passer à des systèmes plus ou

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moins contraignants en fonction de leur évolution. Chacune de ces ins-tances a ses propres intervenants, dont la mission est inévitablementlimitée dans le temps et tributaire des réactions des jeunes.

Et comment réagissent les jeunes? Avec le même besoin effréné detester la crédibilité et la solidité des intentions de ceux qui vont lesapprocher, parce qu’ils ne croient pas plus a priori en ces adultesqu’en ceux qu’ils ont rencontrés antérieurement. De plus, ces adultesles interrogent sur leurs objectifs, leur projet, leur demande d’aide.Ces adultes s’adressent, en ces termes, à eux qui n’ont de cesse qued’effacer le passé, qui évitent de penser le futur, qui recherchent unesécurité indicible. Alors ces jeunes, qui ne savent pas, ils font sem-blant de savoir, et ils disent des choses peu satisfaisantes pourl’adulte. Leur comportement devient de plus en plus dérangeant, intri-guant, inquiétant, délinquant, ce qui ne les rend pas particulièrementattachants aux yeux de ceux qui voudraient s’en occuper… Il est illu-soire d’imaginer que ces adultes pourraient échapper au « test de lacrédibilité et de la solidité » cher à ces jeunes en grande difficulté.Mais il est tout aussi plausible que ce test ne soit pas compris commetel par les intervenants sociaux et suscite une interrogation sur l’adé-quation de l’orientation, avec le risque d’en préconiser une autre.

Et voilà comment ces jeunes sont prisonniers d’une spirale lesmenant invariablement à l’exclusion. Comment peuvent-ils alors êtrerassurés par rapport à leurs angoisses fondamentales? Commentpeuvent-ils être en sécurité dans une organisation sociale qui les metmalgré elle en échec, qui organise structurellement mais implicite-ment des situations qui réveillent le spectre de l’exclusion et de larupture? N’ont-ils pas intérêt à accélérer le processus pour avoirl’illusion de le contrôler ?

Les services spécialisés dans la prise en charge des adolescents engrande difficulté sont nés de ces difficultés d’ajustement entre lesjeunes et les adultes susceptibles de s’occuper d’eux. Les intervenantsde ces services font le choix de prendre le temps d’aller au-delà du

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« test de la crédibilité et de la solidité ». Ils accordent une importanceparticulière à l’établissement d’un lien de qualité, avec ses aléas, sesturbulences, ses avancées et ses reculs. Ils rejoignent les jeunes là oùils sont dans leur désarroi avant d’envisager de construire quoi que cesoit d’autre. Ils parient sur les bénéfices d’une prise en charge indivi-dualisée et intensive, sur l’utilité de « tenir le coup » avec ces jeunes.Ils prennent du temps pour cela, en dépit des pressions sociales quiencouragent les interventions brèves, ciblées, variées mais rapides.Sont-ils pour autant les « irréductibles Gaulois » d’une conception surannée de l’intervention sociale? Des adeptes de la relation avanttout, au risque de perdre de vue le bénéfice d’un cadre structurant? Desintervenants trop peu conscients de l’importance de l’autonomie dechacun et du bien-fondé d’un projet? Certainement pas ! Ce sont desprofessionnels qui ont l’audace de soulever le paradoxe des besoinsfondamentaux et spécifiques de ces jeunes en grande difficulté, et desmodalités d’intervention promues dans la société contemporaine.

***

Genèse d’une pédagogie de la relianceIsabel SANCHEZ Y ROMAN – Foyer Lilla Monod

Malgré le fait que certaines notions, comme la « non-exclusion »,soient partagées par plusieurs services, les réalités de terrain dechaque institution sont trop particulières pour qu’on puisse en parlerde manière générale. C’est donc à titre d’exemple que je vous livre lecheminement de l’approche éducative que nous développons depuistrois ans au Foyer Lilla Monod.

Elle repose sur trois principes fondamentaux.

Le placement d’un jeune en institution n’est pas réparateur en soi.Il permet une mise à distance et une temporisation des conflits maisnon leur résolution sans une approche spécialisée et globale.

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La construction d’un lien fiable entre le jeune et l’institution. Celien se fonde sur la confiance et s’inscrit dans une pédagogie du projetéducatif personnalisé et négocié. Nous privilégions une prise encharge qui tente de faire échec à la chronicité et à la répétition des pla-cements. En effet, l’usage d’une mesure de renvoi, comme réponse àla transgression du règlement intérieur de l’institution, répète unmécanisme d’abandon qui déforce la relation d’aide.

Un travail de médiation avec les familles comme levier nécessaireau processus de réadaptation et d’insertion sociale du jeune confrontéà des ruptures multiples, à la marginalisation ou en difficulté grave dedéveloppement et d’adaptation. Ce travail a pour but de permettre auxjeunes de construire leur identité grâce à une meilleure compréhensionde leur histoire, de permettre aux parents de réinvestir leur fonctionparentale et de bénéficier d’une écoute et d’un soutien dans leurs diffi-cultés, et d’offrir aux intervenants les moyens de comprendre des situa-tions complexes et de finaliser des actions efficaces et constructives.

Si ces principes humanistes paraissent évidents pour les intervenantsde l’aide à la jeunesse et les rallient, la notion de « non-renvoi » attisedes polémiques et éveille de nombreux débats. Cette expression est, eneffet, malheureuse puisqu’elle définit son objet par la négative. De plus,l’antonyme du mot renvoi est adoption, terme impropre à nos pratiqueset réalités de terrain. Le terme de « non-exclusion », bien qu’incluantune dimension philosophique plus large, s’inscrit dans le même mouled’insatisfaction puisqu’il s’agit d’un terme toujours négatif dont l’anto-nyme d’inclusion est loin d’être une de nos finalités institutionnelles.

Face à ce constat et plutôt que de nous définir « par défaut », nousnous sommes concentrés sur la spécificité de notre finalité éducativeet sur le fil conducteur de nos actions.

La notion centrale qui rassemble les équipes éducatives est le mot« lien ». Nous sommes les « experts artisans » du lien, nous qui tra-vaillons au quotidien au ré-accrochage scolaire, à l’insertion socio-professionnelle, au maintien de la relation entre le jeune et sa famille,au soutien du jeune dans son processus d’individuation et d’identité.

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En somme, notre principale action est de relier le jeune à son envi-ronnement pour l’amener à l’autonomie, la maturité et l’épanouisse-ment personnel.

Pour cela, il est indispensable, d’une part, que l’alliance trouveplace dans une relation de confiance et, d’autre part, que ce lien soitmaintenu et puisse évoluer, au moyen notamment du non-renvoi.

Notre pédagogie serait donc celle de la reliance, dans le sens delier, allier et relier. Si aujourd’hui, elle se précise, se colore et se déve-loppe, c’est parce qu’elle est l’aboutissement d’une maturationd’équipe et d’un cheminement ardu et complexe.

Cheminement

Si nous sommes d’accord pour dire que le placement n’est généra-lement pas la meilleure solution – il serait la moins mauvaise – pourles jeunes et les familles que nous accompagnons, en revanche, lerenvoi d’un jeune d’une institution est toujours la plus mauvaise.C’est une aberration pédagogique.

Il est, en effet, paradoxal de renvoyer des jeunes en raison de leurssymptômes et de leurs difficultés, puisqu’ils sont à l’origine de laprise en charge spécialisée.

Il est aussi paradoxal que nos institutions perpétuent le scénario fami-lial de l’abandon. Cette similitude de fonctionnement est une violencequi discrédite notre fonction d’aide. Cela maintient auprès du jeune l’ap-prentissage de l’abandon comme modèle relationnel préférentiel.

Quel type d’adulte ce jeune deviendra-t-il si la représentation fonda-mentale qu’il se fait de toute relation émotionnelle est celle de l’instabi-lité, de l’éphémère, de l’abandon et de la banalisation de la perte du lien?

Enfin, le renvoi ne le conforte-t-il pas dans sa conviction quel’adulte – et les institutions qu’il représente – est peu fiable, incapablede le contenir et impuissant à l’aider ?

Le renvoi confirme et entretient une pédagogie de l’échec. L’échecdu contrat qui implique d’une part la soumission à la règle dans l’iciet maintenant, et d’autre part l’obligation de la disparition rapide des

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symptômes. Or, ceux-ci ne peuvent disparaître que dans un processusévolutif, progressif et à long terme.

Pourtant, prendre le contrepied du renvoi est un cheminement lentet compliqué. Car si l’idée est séduisante sur le plan théorique, elle estépineuse à mettre en pratique.

Une première difficulté vient souvent des jeunes.« Comment, vous ne me renvoyez pas? », s’étonnent-ils d’abord.

Sous-entendu : « Puisqu’il n’y a pas de renvoi, l’institution n’a pas delimites. » Alors, pourquoi se gêner?

Dans cette phase de sentiment d’impunité, l’amalgame est total. Ilsemble difficile pour certains de concevoir qu’un cadre structurantpuisse opter pour d’autres stratégies que le renvoi, tout en maintenantses limites !

Cette confusion est une étape éprouvante pour les équipes éduca-tives qui devront gérer une période d’explosion des transgressionspuisque, évidemment, les jeunes vont tester cette pédagogie. Il nousfaut bien du courage pour canaliser les débordements de tous genres,pour faire comprendre que la porte n’est pas ouverte au tout permis,qu’il y a des conséquences…

Dans une seconde phase, le jeune va généralement tester la soli-dité du lien.

« Ils disent qu’ils ne vont pas me renvoyer, mais ils le ferontcomme tous les autres et finiront par se fatiguer quand ils verrontcombien je suis insupportable et incapable de me faire aimer. » Il ren-trera donc dans l’escalade pour vérifier la fiabilité de notre parole.

Ensuite, il se dira que s’il est généreux de ne pas être renvoyé soi-même, cela devient moins clair et évident de ne pas renvoyer l’autre.C’est la phase « des grands tribunaux », durant laquelle les jeunesvont exercer des pressions à propos de qui renvoyer ou non, leurcritère étant leur capacité à accepter l’agression de l’autre, capacitéflexible selon leurs sentiments de sympathie à son égard.

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La seconde difficulté vient des équipes éducatives.Expertes en bons sens, elles n’ignorent pas ces phénomènes d’esca-

lade à la transgression, les passages à l’acte pour tester le cadre, l’ex-pansion des phénomènes d’influences. Elles anticipent et appréhendentces périodes de turbulence, ces moments où autorité et contrôle vontclairement être mis à l’épreuve. « Si la menace au renvoi n’est plusd’application, pourquoi les jeunes se soumettraient-ils à nos règles? »

Choisir cette pédagogie, ce n’est pas choisir la facilité. Elle offreen apparence davantage de désagréments : plus de travail, plus decrises, plus de stress… sans offrir plus de reconnaissance ou de grati-fications. Quels bénéfices les équipes éducatives en tireront-elles ?

La troisième difficulté concerne les familles.Généralement fatiguées de répéter leur histoire aux intervenants

successifs, inquiètes de tout recommencer et d’être à nouveau aban-données, elles sont généralement surprises. Certaines sont très vitefavorables à une telle pédagogie : c’est un soulagement d’avoir lagarantie que nous garderons leur enfant malgré les problèmes qu’ilposera ou de savoir que nous continuerons à les soutenir dans leurs dif-ficultés. Elles s’attendent parfois à ce que nous soyons magiciens. Etla tendance à la démission est forte. Aussi, un travail de collaborationentre la famille et l’institution doit être établi dès le départ pour contrerun processus d’abandon sous prétexte de notre professionnalisme.

Malgré ces difficultés, notre institution a donc officialisé un projetpédagogique qui a pour principe éthique l’évitement du renvoi disci-plinaire, positionnement qui nous mobilise dans la recherche créatived’alternatives au renvoi et nous force à l’élaboration de stratégies demaintien.

Cadre et outils de travail

Le projet pédagogique individualisé

Le placement en institution est une parenthèse dans la vie d’unjeune. Cette histoire d’un temps s’inscrit dans trois finalités : struc-turer le présent, construire l’avenir, comprendre le passé.

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Mais ne nous leurrons pas, imaginer des changements profondsdans la trajectoire des destins individuels et familiaux est une utopie :notre secteur dispose de trop peu de moyens. Nos prétentions de chan-gement sont ramenées à un seuil d’exigence qui tient compte deslimites individuelles, familiales, institutionnelles et sociales, et quicolle davantage au principe de réalité.

Nous nous efforçons d’élaborer un projet pédagogique particulier,discuté et défini avec le jeune, avec des objectifs réalistes, ajustés au caspar cas. Nous veillons à ne pas produire nos propres disqualifications enplaçant les jeunes dans des projets irréalisables, qu’ils vont transgressercar trop exigeants et éloignés de leurs ressources actuelles.

Nous visons le long terme c’est-à-dire que nous apprécions nonseulement l’évolution globale de la personne dans l’ici et maintenant,mais nous nous attachons surtout à son évolution future (quel adultesera-t-il ?)

L’apprentissage de la négociation

Les jeunes que nous accueillons sont convaincus du fait que seull’acting est porteur de message et moteur d’interpellation de l’adultequ’il force au changement.

Notre option pédagogique est de privilégier la négociation, c’est-à-dire de donner priorité à la parole, au dialogue sur le passage à l’acte,de leur apprendre à discuter avec l’adulte pour trouver un terrain d’en-tente, à parvenir à un accord, à accepter un compromis qui tiennecompte à la fois des besoins individuels de l’adolescent dans l’ici etmaintenant, et du principe de réalité de l’institution ou de la société.Apprendre ainsi que les lois ou certaines règles ne sont pas modifiablesmais que d’autres, parfois, peuvent évoluer, changer ou être adaptées.

C’est ainsi que les jeunes peuvent à tout moment négocier avecl’éducateur leur régime de sorties. Celui-ci peut, en effet, fluctuer à lahausse ou à la baisse en fonction de trois critères : l’âge, la capacité à nepas se mettre en danger et la prise en charge efficiente de son projet.

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Ce principe a également pour intérêt de les responsabiliser, de lesrendre acteurs au quotidien, par le fait que le changement ne dépendpas seulement du bon vouloir de l’adulte, mais aussi d’eux-mêmes.

La négociation, comme outil, permet donc de mieux finaliser lesobjectifs, de les rendre progressifs et non figés une fois pour toutes.Elle permet d’obtenir une plus grande collaboration du jeune qui sesent écouté, compris et partie prenante de son projet. Par ailleurs, nousévitons de fixer des règles que nous ne pourrons pas tenir et qui nousdisqualifieraient et nous n’imposons pas de règle qui mettrait directe-ment le jeune en échec car l’objectif serait loin de ce qu’il peutassumer. Il ne s’agit en aucun cas d’une peur de la confrontation :« Dire oui pour avoir la paix », ni d’un marchandage : « Tu fais cela etje te donne ceci », ni d’un nivellement par le bas : « Il n’est pas capable,donc j’abaisse mon seuil d’exigence. » Il s’agit plutôt de la mise enplace d’un processus individualisé, adapté aux besoins et souhaits desdeux parties, et qui maintient l’équilibre. Si, par exemple, un jeunerefuse de faire la vaisselle juste après le souper parce qu’il veut voir sasérie préférée. La question est-elle de se battre avec lui sur l’heureappropriée pour la vaisselle? Ou de se battre avec lui pour que sacharge soit faite comme cela lui avait été demandé, prévu et négocié?

La sanction réparatrice

Il n’existe aucun modèle éducatif sans référence aux limites, puni-tions et récompenses. Notre spécificité est de mettre en place unmodèle éducatif qui responsabilise l’adolescent face à ses transgres-sions, qui l’aide à dissocier l’acte du message dont il est porteur et quile rend conscient de la nécessité d’une réparation.

La négociation entraîne automatiquement une autre conception dela punition, dont la finalité première doit être la réparation et non lasoumission passive à la règle.

Pour être réparatrice, la sanction négociée doit répondre à certainscritères.

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Elle ne peut être ni avilissante ni humiliante pour la personne. Elledoit être respectueuse de ses valeurs, de son intégrité physique etmorale et proportionnelle à l’acte. Enfin, elle est décidée en accordentre le jeune et l’adulte. En cas d’impossibilité d’accord ou de dia-logue, l’adulte reste le garant du cadre et assume la responsabilitéd’une autorité structurante et bienveillante.

Elle doit être aussi un outil d’apprentissage. Comme, pour celuiqui a volé, d’accepter de rencontrer sa victime, de discuter avec ellede son acte et de la réparation. Ce n’est pas facile. Et ce n’est en aucuncas l’aboutissement d’une pédagogie permissive et laxiste.

Souvent, face à l’escalade à la transgression, nous sommes tentésd’envisager le renvoi. Notre pratique, dans ces moments d’essouffle-ment et de lassitude, est de recourir à l’éloignement temporaire qui,selon les cas, sera envisagé en famille ou en institution. Il s’agit d’unsas qui protège la relation, qui permet à tous de souffler, de prendredistance, de relativiser et de construire un projet mieux adapté. Enaucun cas, nous n’abandonnons le jeune. Nous allons le voir etgardons avec lui des contacts téléphoniques fréquents. Si l’éloigne-ment se fait dans la famille, c’est l’occasion pour nous d’accentuer letravail familial.

L’analyse des besoins et la définition des objectifs

Afin de déterminer nos orientations pédagogiques et de fixer desobjectifs concrets de travail (à court, moyen et long terme), nous pro-cédons, lors de nos réunions de synthèse, à une analyse globale de lasituation de l’adolescent par rapport au fonctionnement tant familialqu’individuel.

Hypothèse sur le fonctionnement familial

L’analyse de l’anamnèse et du génogramme familial nous permetd’établir une ou des hypothèses quant au fonctionnement du systèmefamilial. Ces hypothèses, qui permettent l’élaboration des interven-

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tions et des actions éducatives, seront vérifiées, jaugées et réadaptéesgrâce au travail d’entretiens mené avec les familles.

Hypothèse sur le fonctionnement personnel du jeune

Notre démarche a pour but d’aider le jeune à mieux cerner sesbesoins et les mécanismes de fonctionnement qu’il met en place et quifreinent son évolution (mécanisme d’auto-sabotage). Les objectifsconcrets ainsi définis lui permettront d’élargir sa vision du monde etde concrétiser des possibilités de changement.

Nous partons de là où il se trouve, vers ce qu’il veut atteindre. Pource faire, nous utilisons principalement une grille d’évaluation desbesoins et des objectifs, finalisée avec lui lors d’entretiens, et quienvisage quatre aspects différents. D’abord, l’auto-évaluation c’est-à-dire « Quel constat le jeune fait-il de sa situation? » : définition duproblème ou des difficultés. Ensuite, la définition des objectifs : « Quefaudrait-il entreprendre ou modifier pour résoudre ce problème? »Puis, la liste des moyens : « Quels sont les moyens structurels néces-saires pour atteindre les objectifs ? » Et enfin, la définition des besoinset des actions éducatives : « Quels sont les besoins personnels à satis-faire pour aller mieux? Que peut prendre en charge le jeune pourchanger? Et quelles sont les actions éducatives à mener par l’équipepour soutenir le jeune et l’aider à atteindre ses objectifs ? »

Le travail familial

Le modèle d’intervention sur lequel nous nous appuyons s’inspiredu concept de « cothérapie scindée », de Guy Ausloos. Celui-cipropose que les entretiens familiaux soient menés par deux interve-nants : l’un d’entre eux (l’assistante sociale chez nous) gère l’en-semble de la dynamique familiale et les rapports famille-institution,l’autre (l’éducateur référent) est le porte-parole du jeune et soutient leprojet pédagogique de l’institution.

L’assistante sociale veille au maintien et à la consolidation du lienparents-institution par des contacts téléphoniques hebdomadaires, desentretiens réguliers à domicile ou au foyer. L’éducateur référent quant

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à lui développe dans les entretiens individuels avec le jeune certainsaspects discutés lors des entretiens familiaux et approfondit avec luila compréhension de l’histoire familiale et les enjeux sur la dyna-mique actuelle.

Ce véritable « partenariat » permet aux parents de rester éduca-teurs responsables de leur enfant, en alliance avec l’institution.

De manière succincte, le travail systémique mené avec les famillesvise à canaliser les perturbations, à comprendre les problématiques età s’accepter les uns et les autres avec et malgré les carences. Il est,pour l’essentiel, un travail de médiation et de gestion des conflitsentre le jeune et ses parents.

Le travail en réseau

Des collaborations avec des services extérieurs sont nécessairespour une prise en charge efficace.

La prise en charge thérapeutique

Un partenariat étroit peut être mis en place avec les services depsychiatrie pour adolescents, les centres de guidance et les théra-peutes, pour une action cohérente.

La scolarisation ou rescolarisation

Un programme spécifique est mis en place, en collaboration avecles mandants, la famille et l’école, en vue d’un réaccrochage scolaireou professionnel. Les jeunes déscolarisés participent à des activitésscolaires organisées au sein du foyer et poursuivent des démarchesauprès de services extérieurs avec lesquels la situation scolaire estévaluée, des orientations recherchées, des stages envisagés.

Les sas d’éloignement

Le refus du renvoi n’est jamais synonyme d’impunité. Lors detransgressions graves, le jeune est éloigné de l’institution pour unedurée déterminée en accord avec le mandant, dans sa famille nucléaire

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ou élargie ou dans d’autres institutions. Le travail entrepris se pour-suit durant l’éloignement. Le jeune réintègre le foyer après une rééva-luation du projet avec l’équipe éducative.

Le travail communautaire

Nous constatons souvent que les jeunes que nous accueillons, blesséset abîmés par leur histoire, se maintiennent généralement dans des dyna-miques d’échec et des comportements de destruction. Beaucoup man-quent des ressources qui leur permettraient de sortir de leur marasme, depassions qui leur donneraient le goût et le sens de vivre. Les réunions dejeunes, les activités culturelles, les ateliers créatifs que nous organisonsleur offrent de nouvelles découvertes, des expériences qui élargissentleur vision du monde, des expériences de réussites… autant de possiblespour l’éclosion de leurs compétences. Ce sont également des moyenspour cultiver la solidarité et l’action créatrice.

***

Elle – La permanence du lien (Récit)Marc COUPEZ – Le Toboggan

Ce jour-là, le responsable d’un établissement psychiatrique metéléphone : « Nous avons une jeune fille de seize ans, notre interven-tion se termine et nous avons besoin de trouver une institution d’aideà la jeunesse qui peut la prendre en charge. Elle est guérie… »

Guérie… Je trouvais le mot assez surprenant. Mais je commençai parm’enquérir plus prosaïquement des raisons qui avaient mené au choix denotre institution. « Nous avons l’impression, me répond-on, qu’elle pré-sente des difficultés de comportement, mais que cela ne relève pas del’intervention psychiatrique. Donc nous nous adressons à vous. »

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Le Toboggan, créé à Mons en 1988, prend en charge, en héberge-ment simultané, 15 adolescentes de 14 à 18 ans, voire jusqu’à 20 ans,quand c’est nécessaire. C’est ce qu’on appelle un Centre d’accueilspécialisé. Spécialisé… En quoi ? Cette appellation cache en fait lavolonté de créer des services qui s’occupent de jeunes dont personnene veut, de jeunes qui sont à la frontière de toutes les problématiques.Le Toboggan étant mentionné sous la rubrique Adolescents difficilesdu bottin social, cet appel téléphonique avait abouti chez nous aprèsun nombre considérable de refus.

Nous convenons d’un rendez-vous.Or, chez nous, le parti pris est d’accueillir les jeunes que nous

acceptons de rencontrer. Pourquoi l’accepter avant, et non après? Etbien, imaginez-vous expliquer à la gamine : « Venez vous montrer, onvous dira après si on vous accepte ou pas… »

Nous l’accueillons, donc, pour une première entrevue, encadrée dedeux soignants.

Sans doute faut-il préciser d’emblée que l’on peut distinguer, cheznous, la population dite « délinquante », les filles qui passent à l’acte,de la population dite « psychiatrique », qui présente par ailleurs destroubles du comportement assimilés à des troubles psychiatriques.

Or, je me souviens de m’être demandé d’emblée pourquoi cettejeune fille était allée dans un hôpital psychiatrique. Ce qui nous étaitdécrit ne s’apparentait pas, à nos yeux en tout cas, à des troubles psy-chiatriques, ni même à quelque comportement face auquel un hôpitalpsychiatrique aurait pu s’avérer indispensable. Enfin, il nous a fallu lamoitié, si ce n’est les trois quarts de l’entretien, pour comprendre quecette jeune fille était hospitalisée depuis l’âge de douze ans, soitdepuis quatre années dans deux hôpitaux différents…

Un deuxième élément a fini par nous intriguer : l’équipe du dernierhôpital paraissait épuisée. Et c’est ainsi que nous avons finalementappris que l’autorité de placement avait été interpellée car la « malade »avait, quelque temps auparavant, frappé, au point qu’il y avait lieu de

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prendre des mesures. L’intervention du magistrat ayant été demandée,cette jeune fille avait été sanctionnée par un séjour en IPPJ.

Une question, dès lors, se posait : cette jeune fille était-elle malade,et donc irresponsable? Ou responsable? Auquel cas que faisait-elledans un hôpital psychiatrique?

Il me sembla dès lors évident que le personnel de l’hôpital, proba-blement à juste titre, tentait de faire correspondre le profil de cettejeune fille à la réalité de notre institution ou en tout cas de montrerqu’il ne correspondait pas à la réalité de la leur, au mépris peut-être decertains constats qui ne nous étaient pas transmis.

C’est sous cet éclairage que nous avons accepté cette jeune fillequi, par ailleurs, ne souhaitait pas du tout quitter l’hôpital où ellevivait depuis des années. Elle nous disait, d’ailleurs : « Moi? Je suisfolle. »

Nous appuyant sur tout cela, et sur les dires de l’hôpital : « Tout letravail d’intervention que nous avons pu mener est arrivé à ses fins, iln’y a plus de raison que nous continuions d’intervenir ! », nous déci-dons de la contrarier : « Non, tu n’es pas folle ! Tu es comme lesautres. Et si tu viens chez nous, tu seras prise en charge comme toutesles autres filles. Si dans ton évolution, tu crées des problèmes, nous teconsidérerons comme responsable. Pas comme une malade. »

Trop peu de place, peu de motivation pour suivre une médicationpourtant déjà en place ou pour un travail d’aide thérapeutique : l’hô-pital est soulagé. La jeune fille, quant à elle, se trouve dans une incom-préhension totale des raisons pour lesquelles elle quitte l’hôpital.

Nous constatons alors qu’il reste des problèmes dont il n’avaitjamais été question, à cause de cette volonté de faire glisser auxforceps la jeune dans une maison d’hébergement telle que la nôtre :elle souffrait d’énurésie.

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Imaginez une jeune fille de seize ans, entourée d’autres du mêmeâge pas particulièrement tolérantes, qui ne peut se retenir d’urinerdans sa culotte, en voiture, dans son lit…

Elle s’entête à dire qu’elle est folle et, puisque nous ne voulons pasla croire, elle va nous le prouver. Et effectivement, elle s’y efforce,avec une certaine constance. Pendant plusieurs mois, nous sommesface à des comportements invraisemblables. En tout cas insuppor-tables dans une institution d’aide à la jeunesse : elle s’accroche à unpont pour sauter dans le canal, crée des embouteillages au centre de laville parce qu’elle va sauter sous un bus, s’auto-mutile, répète qu’elleva se jeter de la fenêtre et exerce sa violence sur les autres.

Ces comportements tendent clairement à nous persuader que c’estbien à l’hôpital qu’elle doit retourner, d’autant que chacune de sesconversations téléphoniques avec l’hôpital se conclut par : « Non, nontu ne peux pas revenir ! Non, non, tu sais bien qu’on a dit que tu nereviendrais pas ! »

Avant qu’elle ne sache vraiment où était sa place, son départ del’hôpital et son arrivée chez nous ne constituaient-ils pas une forme demaltraitance susceptible d’amener à ce type de comportement ou dumoins de le renforcer ?

Prenons en effet le temps de découvrir son passé.Depuis qu’elle est née, cette jeune fille a été ballottée de situation dif-

ficile en situation difficile. À un an, elle est adoptée par une famille d’ac-cueil. Si ses dix premières années n’ont pas été faciles, elles ont néan-moins été rassurantes: elle avait un papa et une maman pour elle touteseule. Quand arrive un nouveau-né… Ses comportements, jusqu’alorsdifficiles mais raisonnablement acceptables, avec cette angoisse deperdre sa place, se sont alors transformés en actes agressifs et dangereuxenvers le bébé. Situation évidemment insupportable pour la famille d’ac-cueil, qui n’a d’autre ressort que de l’écarter. Et c’est ainsi que débutent,l’année de ses douze ans, les hospitalisations psychiatriques.

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La jeune fille que nous accueillons est ce que nous appelons une« abandonnique ». Une personne tant abandonnée qu’elle recherche àtout prix la relation, le lien affectif, mais qui ne veut pas admettrequ’il existe ! Dès l’instant où ce lien s’installe, elle le rompt, par peurde souffrir plus encore d’une rupture qu’elle n’aurait pas décidée.

Le seul lien qu’il lui restait, malgré toutes les épreuves qu’elle luiavait fait subir, était celui qui la reliait à cet hôpital. Cette structuretrès lourde, par voie de médicaments, grâce au nombre de personneset à leur travail, avait pu supporter ses différents symptômes. Oui, unlien s’était créé. Que nous étions en train de rompre.

Quand le psychologue rédigea un rapport positif : « Cela va beau-coup mieux. On peut envisager ton départ », elle mit le feu à sescheveux. Comment aurait-elle mieux exprimé son angoisse : « Vousvoyez bien que je ne suis pas prête… »

Ces notions d’abandon nous ont permis de reconsidérer la situationet nous avons décidé de travailler cela. Et plutôt que de nous tournervers l’hôpital, nous nous sommes tournés vers la famille naturelle. Carelle avait une maman. Si elle pouvait (re)devenir un point d’accro-chage? Cela semblait sensé. Cela aurait permis de dépasser le cadreformel de l’intervention. En effet, si l’institution est soumise aux limitesde son mandat judiciaire (pour mineures d’âge, notamment), la placed’une mère, elle, ne connaît ni limite d’âge, ni mandat…

Entre-temps, la jeune fille tentait de vérifier si nous avions lamême capacité que l’hôpital de maintenir un lien. Je ne détaillerai pasles symptômes censés prouver qu’elle était folle, et qui nous mettaientdans la quasi-impossibilité de la supporter : frapper sur les éducateurs,provoquer des situations de peur généralisée, jusqu’à ce qu’un jour,elle claironne : « Je mets le feu à l’institution », et qu’elle le fasse.

Et elle fit même en sorte que ce soit sa chambre et son lit qui com-mencent par brûler. Quel moyen plus clair de nous dire que nous nepouvions plus la garder ? Il n’y avait plus de place pour son lit.

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La réaction première, humaine, logique et habituelle dans ce genrede situation, aurait été le rejet total. Et il est vrai que nous n’avionspas vraiment le désir de continuer à travailler avec elle, là, dans l’im-médiat ! Sans parler de l’émeute parmi les jeunes qui n’avaient qu’uneenvie, c’était de lui « faire la peau » !

Nous étions confrontés à une impossibilité, avec un sentimentd’isolement, de découragement, d’atteinte des limites.

C’est là que le juge de la jeunesse a pris une décision déterminante.Il fallait réagir de manière pertinente, et en même temps ne pas

détruire le travail qui pouvait encore se faire, après.Il y avait eu transgression massive de la loi et, alors que nous

avions toujours affirmé : « Tu es une jeune fille comme les autres, res-ponsable de tes actes », il était difficile de ne pas lui faire assumer saconduite ! Elle a donc été orientée vers l’IPPJ de Saint-Servais : qua-rante-deux jours en section fermée.

Pendant ce temps-là, j’avais la volonté de travailler, avec l’équipeéducative, sur ce fameux lien entre elle et nous. Nous ne devions pasnous arrêter à cet événement, si grave fût-il. Mais que pouvait-onmettre en place? Il fallait absolument qu’elle n’ait pas réussi dans larupture du lien. Il me fallait convaincre les éducateurs de lareprendre ! Les discussions n’ont pas été faciles. J’aurais aimé être unspécialiste de l’hypnose…

À force d’en discuter, de démonter son parcours depuis son arrivée,la logique de la situation apparaissait. Il ne fallait pas s’arrêter à cequ’elle venait de commettre en le voyant de manière primaire et isolée.Il fallait l’inscrire dans une vue d’ensemble, beaucoup plus globale.

L’institution ne doit pas se mettre dans une position de juge etd’acteur de la loi. C’est ce qui nous a guidés.

Et notre décision, à ce moment-là, fut probablement l’acte le plusthérapeutique posé dans toute cette histoire. Nous lui avons dit : « Oui,effectivement, on te reprend… » Cela a probablement été, également,la plus grande de ses surprises. Quand, à l’IPPJ, je lui ai répété : « Tu

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reviens », je pense qu’elle s’est demandé si je n’étais pas fou. Elles’imaginait encore retourner à l’hôpital. Je ne vous dis pas, d’ailleurs,l’inquiétude de celui-ci qui ne le souhaitait pas vraiment.

Mais, dire : « Tu reviens », c’était trop court. Il fallait au préalablereconstruire l’institution et ne plus prendre le risque de la faire brûler.Ce qu’il fallait, c’était repartir, ensemble, mais dans un contexte quidonnait sens à la raison de repartir. Quoi qu’elle ait fait, elle revenait,mais cela ne signifiait pas qu’elle ne payait pas les conséquences deses actes. Et il y aurait d’autres conséquences, ne fût-ce que finan-cières, à ce qui s’était passé…

Mais en pratique? Quel contexte mettre en place?Nous avons remis l’hôpital autour de la table, en lui forçant un peu

la main, il est vrai. Alors, le discours de l’équipe hospitalière estdevenu beaucoup plus vrai. « Vous avez vécu ça aussi ! » nous dirent-ils. Et la réalité de la trajectoire de cette jeune et de sa prise en chargenous apparurent enfin plus clairement.

Il devint dès lors possible de mettre en place un vrai trépied, uneréelle collaboration triangulaire : entre l’institution dans laquelle ellevivait – même si, répétons-le encore, une institution ne devrait jamaisêtre l’endroit de vie d’un jeune –, l’hôpital – non pas en tant quecentre d’hébergement mais pour tout le travail qui peut nous permettrede prendre du recul face à la brutalité des faits –, et, comme troisièmeacteur, le juge de la jeunesse.

Qui, des trois, devait intervenir ?Constituant le « pied » le plus permanent, nous avons repris notre

travail d’apprivoisement, de construction du lien. Nous avons pucommencer à construire, avec elle, des perspectives d’avenir, et ainsi,lui avons permis d’envisager des lendemains moins angoissants.

Dans l’année et demie qui suivit, le travail ambulatoire du médecinde l’hôpital psychiatrique reprit de manière très régulière, en collabo-ration avec notre équipe. C’est ce qui permit le retour aux liens du

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passé, s’inscrivant dans la logique de ce qu’elle avait vécu, déjà, avecces mêmes personnes.

Par la suite, nous avons recouru, une fois, à une nouvelle hospita-lisation de quinze jours.

En effet, à l’approche de ses dix-huit ans, une nouvelle peurapparut. Car atteindre sa majorité signifiait un arrêt dans ce cheminparcouru ensemble. Et c’est tout de même extrêmement paradoxalquand on sait que ce chemin consistait, justement, à éviter les nou-velles ruptures…

C’était bien sûr prévisible et nous avions, des mois à l’avance,cherché des ressources, notamment du côté de la maman. Nous avionsenvisagé tout ce qui lui aurait permis de ne pas se sentir isolée, évo-quant même des possibilités d’intervention au-delà de la majorité.Mes propos s’étaient voulus rassurants : « En tout cas, de chez nous,tu ne seras pas renvoyée ! », mais dix-huit ans était pour elle un captellement insurmontable, qu’à deux mois de son anniversaire, elle fitune très jolie crise.

Nous l’avons décodée. Il fallait qu’elle soit à nouveau hospitalisée,non pas parce qu’on pensait que c’était le meilleur endroit pour elle,mais tout simplement parce qu’elle n’était plus en mesure de se gérer.Et nous non plus, d’ailleurs…

Une hospitalisation, limitée dans le temps et dans ses objectifs, avecune aide médicamenteuse, a été mise en place dans une logique trèsprécise avec le psychiatre qui avait assuré l’aide ambulatoire. Ensuite,pour ne pas la laisser, soudain, livrée à elle-même, le tribunal de la jeu-nesse a décidé d’une prolongation: elle pouvait revenir chez nous.

Mais là encore cette décision fut prise dans des limites très pré-cises. Il s’agissait de nous donner plus de temps. Nous voulions luitrouver un nouvel endroit de vie qui ne soit pas en rupture.

Et c’est comme ça que nous avons trouvé un « quatrième pied »,un nouveau collaborateur : un service dépendant de l’Agence wal-lonne pour l’intégration de la personne handicapée (AWIPH).

Mais que signifie « collaboration » au quotidien?

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Boire des tasses de café. Discuter autour d’une table, parfois sansobjet. Accoutumer quelqu’un à votre présence. L’apprivoiser. Àcondition que l’autre accepte de vous voir entrer et vous asseoir.

Pourquoi le parcours de cette jeune fille reste-t-il gravé dans mamémoire?

Si le mandat qui nous est confié et notre devoir professionnel nousincitent et nous obligent à trouver les solutions les plus adaptées, il nefaut pas oublier combien le rapport humain – la confiance en ce jeune– doit être une valeur incontournable.

L’accompagnement de ces « jeunes-très-en-souffrance-et-en-rebellion » est parsemé de quelques instants, rares, que je qualifie demoments magiques. Ce sont des rendez-vous à ne manquer sousaucun prétexte. Des instants uniques où notre réaction, notre réponse,notre attitude, notre positionnement conditionnent l’avenir de ce futuradulte.

L’accompagnement de cette jeune fille nous a offert quelques ins-tants clefs où nous ne pouvions en aucun cas ne pas nous montrer à lahauteur. À ces moments, il était impératif d’être là, d’affirmer notreconfiance en elle, notre conviction qu’elle « y arriverait », et de leprouver par nos attitudes non rejetantes.

Dans le cas de cette jeune fille, marginale et limitée, qui aujour-d’hui ne recourt plus à tous ses symptômes, qui a cessé de fuir notremonde vers la « folie », vers les hôpitaux psychiatriques, l’avenir nousa donné raison.

Cette adolescente se construit une place dans la société.

***

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Ailleurs… la quête de soiClaire RENSONNET – Vent Debout

« Ce ne sont pas des vacances ! Ce n’est pas une croisière ! Ce n’estpas non plus le Club Méd’!…» C’est souvent avec ces mots que VentDebout est présenté à l’adolescent, par celui qui voudrait l’y envoyer.

Tout est-il vraiment dit ?

Imaginez. Vous avez seize, dix-sept ans. Vous êtes face à trois autresjeunes, inconnus jusque-là. Dans un groupe où chacun essaie de donnerle change, de se montrer sûr de soi, malgré sa peur de l’inconnu, de nepas être à la hauteur. Confié à des éducateurs qui, vous dit-on, vont vousaccompagner dans une aventure exigeante et pleine d’imprévus.

Pendant un mois, équipier sur un voilier… Tenir la barre.Participer aux manœuvres d’entrée et de sorties de ports. Naviguer leplus souvent entre les côtes françaises et britanniques, dans un climataussi souriant que notre bonne météo. Et la vie à bord ! Ça tanguecontinuellement. Préparer les repas. Faire la vaisselle. Entretenir leslieux. Puis il y a les autres. Sur une dizaine de mètres carrés.S’entendre avec ceux que l’on n’a pas choisis. Négocier, entendre lesremarques, commentaires et interpellations pas toujours faciles àaccepter. Être secoué dans ses affirmations, dans sa façon de regarderle monde, de se regarder soi…

Ou alors randonneur… Traverser les vallées écossaises, le maquiscorse ou les massifs du sud marocain. Mettre un pied devant l’autreavec, sur le dos, un sac de 16 kg, contenant ce qui garantira unminimum de confort au quotidien. Tous les matins, petit déjeuner rus-tique, toilette rudimentaire si on a la chance d’être proche d’un pointd’eau. Démonter sa tente. Remettre tout dans son sac. Reprendre laroute. Le soir au bivouac, cuire un repas dans sa gamelle (il aura lesqualités gastronomiques de ce que l’on aura porté, dans le sac à dos).Ici, on est moins collés les uns aux autres, mais ces autres sont aussiprésents. Chacun son caractère, son histoire, ses moments de blues oude fureur. Les éducateurs sont là pour conseiller, stopper les déra-

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pages, écouter aussi, et susciter une réflexion sur ce qui est vécu main-tenant et qui rappelle furieusement des habitudes parfois sources debien des ennuis.

Alors? Prêt à relever le défi ?

Les adolescents qui viennent à Vent Debout ont pris connaissancede ce qui les attendait. Sans doute n’en ont-ils pas véritablement prisconscience.

Ces jeunes en décrochage, qui souvent ne vont plus à l’écoledepuis des mois, qui n’ont pas de projets, d’objectifs personnels, donton dit qu’ils ne sont intéressés par rien, qu’ils refusent et se rebel-lent… Ceux-là, justement, se jettent à l’eau, attirés par le risque, lanouveauté mais aussi par l’envie de se mesurer à eux-mêmes, demieux savoir qui ils sont, ce qu’ils veulent au bout du compte.

À ce moment de leur vie, souvent, leur situation est devenue insup-portable. Ils ont envie d’un changement? C’est là que nous pouvonscommencer à travailler.

Notre mode de prise en charge est né d’un constat : la nécessité desortir l’adolescent de son quotidien mais surtout de la répétitiond’échecs. Pour cela il fallait quelque chose de fort, d’attirant aussi.Mais attention : coups d’éclats et exotisme ne sont pas indispensablespour créer l’inattendu et ouvrir une brèche.

Organisant d’abord « des expéditions », Vent Debout a peu à peudéveloppé une approche pédagogique spécifique. Les écrits relatifs àce type de travail avec des adolescents en difficulté sont rares. Il fallutconstruire son outil, définir les modalités pédagogiques. Au-delà desmodifications purement structurelles que l’institution a connuesdepuis 1985, le travail poursuivi fait l’objet d’une réflexion et d’uneremise en question régulières.

Ces expéditions sont un outil pour le travail pédagogique et théra-peutique mené avec les jeunes qui nous sont confiés. Elles s’intègrent

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dans un programme de prise en charge global comprenant les entre-tiens préliminaires, la période de préparation, l’expédition, les éva-luations et le suivi, personnalisé selon la nécessité (hébergement dansla structure, guidance en famille, accompagnement vers l’autonomie).Elles sont pour nous un moyen privilégié pour mettre en place letravail avec les adolescents ; une occasion de les interpeller sur la per-ception qu’ils ont d’eux-mêmes, la place qu’ils occupent, les relationsqu’ils établissent avec le monde qui les entoure. Les expériencesvécues en expédition deviennent un point de départ pour (re)trouverune nouvelle énergie.

Mais reprenons, étape par étape, pour mieux cerner cette démarcheet les objectifs qui la soutiennent.

1. Cadrage initial

Depuis de nombreuses années, les différentes autorités qui nousadressent les jeunes ont bien compris que nous ne pourrions travaillerque si l’adolescent adhérait au type de travail proposé.

Il s’agit d’une aventure requérant de la part du jeune beaucoupd’énergie. Tirer ou pousser quelqu’un n’aurait guère de sens ; la par-ticipation à un projet n’est donc jamais imposée.

Lors des premiers contacts téléphoniques, nous nous assuronsqu’il n’y a pas de contre-indication telles qu’une consommationlourde de produits toxiques, une violence incontrôlable ou une pro-blématique psychiatrique. Il est important à ce stade de s’assurer quele jeune a de grandes chances de pouvoir assumer son contrat etd’aller jusqu’au bout de l’expérience. Un échec supplémentaire pour-rait être très dommageable pour l’adolescent. D’autre part, sa pré-sence ne doit pas mettre ses coéquipiers en danger.

La procédure d’admission vise, d’entrée de jeu, à faire une grandeplace au jeune et à son initiative. Pour le premier rendez-vous, quiconsiste en un échange réciproque d’informations, il est demandé que

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le jeune nous contacte lui-même – ce qui pour certains exige déjà uneffort d’audace et de débrouillardise. Il est d’abord reçu seul. C’estune manière de manifester que nous le considérons comme un inter-locuteur valable, capable de parler en son propre nom. Cela permetaussi d’éviter la répétition des plaintes suscitées par son comporte-ment et de ce qui est défini par son entourage comme « son pro-blème ». Le jeune évoque ainsi sa situation, son parcours. Au-delà desdonnées chronologiques, c’est surtout l’occasion de situer les rapportsqu’il entretient avec sa propre histoire. Se considère-t-il comme actifdans ce qui lui arrive? Se voit-il comme une victime, irresponsable?Quelle est sa perception des adultes qui lui sont proches? Peuvent-ilsêtre des recours ou s’en méfie-t-il ? Ces données, dans toute leur sub-jectivité, sont importantes. C’est ce que le jeune dit de lui quiconstitue notre principal outil. C’est à partir de ses « oublis », sescontradictions, ses colères et ses tristesses… que nous allons pouvoirélaborer une réflexion.

La façon dont va s’établir ce premier contact est déterminante. Ony voit les prémices de ce qui sera vécu par la suite.

Dans un deuxième temps, en présence de ses parents ou éduca-teurs, nous lui expliquons le plus concrètement possible les attentesliées à ce type d’activité. Nous mettons en lumière l’ensemble duprojet, l’avant et l’après, et notamment l’évaluation auprès de l’auto-rité de placement ainsi que le scénario envisageable pour les moissuivant l’expédition.

Au terme de cet entretien, nous proposons au jeune quelques joursde réflexion. Il doit alors normalement nous recontacter pour nousdonner sa réponse. Nous-mêmes lui faisons alors part de notre accordou non de travailler avec lui.

2. Première confrontation

Avant le départ véritable, pendant cinq à six jours, les jeunes d’unmême groupe participent à une randonnée en autonomie totale.Marcher toute la journée, bivouaquer dans les bois.

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Cela nous permet de vérifier d’une part s’ils sont suffisammentmotivés pour l’aventure qui suivra et d’autre part, si ces adolescentsque nous avons artificiellement rassemblés vont pourvoir cohabiter.Nous allons cerner leur adaptation au groupe, leur tolérance à l’auto-rité et aux frustrations, et leurs capacités d’autonomie. Pour eux, c’estaussi l’occasion de découvrir la démarche éducative qui sera pratiquéeau cours de l’expédition. Les éducateurs sont là pour les conseiller, lessoutenir dans ce qu’ils ont entrepris, mais pas pour faire les choses àleur place. Être à leurs côtés dans le quotidien permet aussi d’établirune qualité de communication ancrée dans une expérience partagée.

Le premier jour de « la préparation », chaque jeune connaît desmoments particulièrement difficiles. Il « entre dans le film » et doitmaintenant faire face à ce qui jusque-là n’était qu’un projet. Il ne fautpas se fier à l’air frondeur, parfois à la limite de l’insolence, affichépar certains adolescents. Chacun vient avec ses doutes sur ses proprescapacités et sa résistance. Va-t-il être à la hauteur de ce qu’il s’est lui-même imposé?

Il quitte un entourage, certes source de relations conflictuelles,mais aussi familier, pour se tourner vers des inconnus. Chacun ainsipeut être tenté de se construire un personnage, qu’il faudra ensuiteconfirmer par ses attitudes au quotidien. Il n’est pas rare que chacunprête à l’autre un itinéraire « hard » et que chacun, dès lors, de sonbout de lorgnette, pense devoir s’affirmer lui-même comme inacces-sible, avec une lourde expérience. Et les éducateurs? Ils sont aussiune énigme. Sont-ils sévères? Peut-on leur faire confiance? Ne vont-ils pas se gausser des maladresses de chacun?

Pour couronner le tout, il leur faut quitter leurs vêtements, la pru-nelle de leurs yeux, le dernier rempart pour affirmer à la fois son appar-tenance et sa singularité! Ils doivent endosser des vêtements « tech-niques », adaptés aux conditions de vie dans la nature. Adieu les basketsde marques, les pantalons Sergio Tachini, les tops coquets! Il fautconvaincre de l’utilité des godasses de randonnée, des pantalons épais,transformables en short, des vestes en Gore Tex! L’important n’est plusdésormais le look et le jugement sur les apparences, mais le but que l’on

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s’est fixé et les moyens pour y arriver. Cette transformation ne se faitpas toujours sans mal. La bienveillance et la fermeté sont indispen-sables pour accompagner les adolescents dans cette première étape.

3. Aller voir ailleurs

Au terme de la préparation, c’est le départ pour une grande aven-ture souvent très dure et très exigeante mais aussi riche de nouvellesexpériences.

Le goût de soi – questions d’existence

L’adolescence est un temps de deuil de l’enfance. On sait ce quel’on n’est plus, pas encore ce qu’on sera. L’adolescent, par le voyagepeut aller voir ailleurs, s’écarter de son quotidien, de ce qui constitueson ancrage, pour élaborer son propre style.

Les jeunes qui participent aux expéditions ont pour la plupart entre15 et 18 ans. Ils ont souvent connu de nombreux échecs, parfois de lamaltraitance, des négligences graves, des abandons. Ils sont dans uneimpasse, ne savent plus ce qu’ils veulent, qui ils sont, ce qu’ils veulentdevenir.

N’étant plus enfants mais pas encore adultes, ils sont dans cetentre-deux dont ils ne peuvent rien dire, encore moins aux adultes quileur demandent de formuler des projets.

Leur proposer un décalage, un éloignement, une aventure crée uneffet de surprise salutaire. Leur curiosité mise en éveil peut alors êtredisponible pour de nouvelles expériences.

L’expédition les place face à un univers inconnu où les réflexes, leshabitudes ne fonctionnent plus. Se déplacer sur le voilier impose detrouver, à chaque pas, son équilibre, de prendre appui sur les cordagesou les parois. Marcher en montagne avec un sac de 16 kg requiert uneposture et des mouvements différents. Ces nouvelles attitudes àdécouvrir puis à s’approprier sollicitent une écoute, une disponibilité

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aux apprentissages. Elles jettent aussi une autre lumière sur des habi-tudes, des comportements que le jeune pensait incontestables etimmuables. Une brèche peut alors s’ouvrir pour un remaniement de laperception de soi et de sa place. Cette dynamique, quand elle estamorcée, suscite un questionnement et permet d’intervenir sur lachronicité d’une situation où tout semblait bloqué et sans issue.

Ces adolescents cultivent souvent l’ennui et le risque (risquesocial : rejet, exclusion ou directement physique : toxicomanie, tenta-tives de suicide…) Pendant les expéditions, ils expérimentent undanger réel mais défini. Ils sont immergés dans une nature âpre,inconnue et qui impose ses lois. Ils doivent impérativement gérer etdoser la part de contrôle et de liberté qu’ils peuvent accorder à leursgestes. Ne pas faire face et se laisser aller peut faire courir un risquemortel. Dans une marche en montagne, s’arrêter peut être fatal. Sur lebateau, ne pas garder le cap, être distrait peut entraîner des consé-quences dramatiques… Les métaphores sont nombreuses.

Ils doivent mobiliser toutes les énergies pour avancer. Ils peuventaussi découvrir le plaisir qu’il peut y avoir à dépasser ses doutes et àtenir bon.

Sevré de Play-Station et loin de MTV, le milieu hostile et lesconditions difficiles le poussant à réagir, celui qui se persuade qu’iln’a plus rien à perdre prend conscience de la valeur de sa propre vie,découvre qu’il y tient plus qu’il ne l’imaginait.

Au retour, l’adolescent a des choses à raconter, mais elles ne s’ins-crivent plus dans la déviance. La fierté qu’il peut y gagner ne vientpas d’un délit, d’une marginalité destructrice mais d’une réussite quilui appartient. Sa « carte de visite » peut changer. Il n’est plus objec-tivé par les adultes au travers de problèmes. Il peut devenir quelqu’uncapable de réussir, même des choses reconnues comme difficiles. Ceregard neuf qu’il pose sur lui-même lui autorise de nouvelles pers-pectives. Son horizon peut s’ouvrir à de nouveaux projets.

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L’éloignement des proches est, pour beaucoup, une expérience nou-velle qui permet une clarification des relations entretenues jusque-là.En mer, regarder l’horizon le nez au vent, ou dans les bois, mettre unpied devant l’autre, autorisent de nombreuses méditations. On ruminecertains souvenirs, on se rappelle de questions anesthésiées par le quo-tidien, on regarde avec plus de tendresse certains moments vécus aupa-ravant comme des entraves aux plaisirs immédiats, on relativise cer-tains conflits… Pour d’autres, c’est l’apprentissage de l’autonomie, lasortie de la dépendance et de la colère qui entretenaient la confusiondes rôles, découvrir que l’on peut survivre malgré l’abandon.

Pendant ce temps, au sein de la famille, l’absence de l’adolescentpermet aussi une mise en perspective. L’absent peut manquer.

Le retour est pour chacun l’occasion d’enfin exprimer ce qui, leplus souvent, par pudeur ou par routine, n’est pas dit : l’attachementréciproque.

Le goût des autres

L’expédition permet un travail de socialisation à la fois verticale ethorizontale.

L’éducateur sert de repère pour dire les règles de survie et ce quidoit régir la vie en groupe. Alliant fermeté et qualité d’écoute, il est legarant du respect de tous et de l’environnement, pris ici au sens large.Certains aspects de la vie quotidienne peuvent être négociés, maisbeaucoup d’autres ne le sont pas. Les frustrations ainsi engendréessont nombreuses. Il va pourtant falloir les supporter. C’est dans – etgrâce à – la relation avec l’adulte que l’adolescent peut progressive-ment les admettre.

Ces règles sont irréfutables. Elles se construisent dans une relationconcrète à la nature et sont guidées par des impératifs de sécurité. Parextrapolation, elles sont l’occasion de faire l’expérience du sens et dufondement de la loi. Devoir poser tel acte d’une certaine manière ou,à l’inverse, ne pas pouvoir agir de telle ou telle façon, ne tient pas aubon vouloir de l’adulte, de celui qui exerce l’autorité. Ces règles ont

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une raison d’être en fonction des circonstances, dont le fait de vivreavec d’autres.

L’éducateur est détenteur d’un savoir. Il connaît l’itinéraire, lafaçon la plus adéquate de vivre dans ce contexte. Il n’en est pas, pourautant, tout-puissant. Sa connaissance comporte ses propres limites.Son pouvoir de décision ne peut, bien entendu, rien contre les élé-ments. D’autre part, les éducateurs vivent les mêmes événements duquotidien, dans les mêmes conditions, et disposent de ressources iden-tiques. Eux aussi connaissent la fatigue, la chaleur ou le froid etparfois le découragement. Ils n’ont pas le répit accordé par la fin de lajournée. Ils ne rentrent pas chez eux après leurs prestations quoti-diennes pour se ressourcer. Si cette expérience est difficile pour lesadolescents, elle l’est également pour les éducateurs, qui ne sont pasinfaillibles. C’est l’occasion pour les adolescents d’entrevoir la condi-tion humaine sous un jour différent. Nul n’est tenu de démontrer sanscesse sa force et sa maîtrise. On peut avoir des doutes, ressentir desémotions, mettre des mots sur ce que l’on ressent sans pour autantperdre la face ou son honneur.

La permanence – la présence des deux mêmes éducateurs pendantun mois – détone avec le vécu de petites et grandes ruptures de laplupart des jeunes qui nous sont confiés. Elle permet une cohérencedans la relation et intervient sur les sentiments de morcellement etd’abandon souvent éprouvés.

Le groupe en expédition est une microsociété.Les personnes mises en présence sont inconnues, pairs et adultes.

Entre elles, il n’y a pas d’histoires communes. Cela laisse la place àl’instauration d’autre communication, d’un scénario peut-être diffé-rent de celui que les jeunes ont donné à voir d’eux-mêmes jusque-là.

Pour chaque acte posé, il faut tenir compte des autres, de leursregards. Chaque jeune véhiculant ses inquiétudes, ses révoltes, sesrenoncements va se « frotter aux autres » et s’adapter, selon ses possibi-lités. Chacun doit apprendre à connaître ses compagnons, les acceptertels qu’ils sont, et à former une équipe. En cas de conflit, les adversaires

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savent qu’ils devront continuer à se côtoyer, que rien ne sera arrangé parune fuite ou un changement dans la composition du groupe. Ce sont lesmêmes jeunes, les mêmes éducateurs qui doivent arriver au terme duvoyage. Chacun doit donc trouver une autre issue et négocier, dialoguer.

Vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec les mêmes personnesest très contraignant. Il est difficile de tricher, de jouer sans cesse un rôle.La proximité incite à une certaine transparence. Les membres d’uneéquipe découvrent une convivialité et une confiance réciproque.

Les tâches sont partagées. La solidarité est indispensable à la sécu-rité de tous. Chacun est responsable du travail qui lui est confié. S’ilne l’accomplit pas correctement, les conséquences peuvent toucherses coéquipiers. La durée du projet, la constance des personnesconcernées limitent fortement les échappatoires. En cela, l’expéditionfonctionne comme un accélérateur de la séquence « action-réaction ».Un travail non fait ou mal exécuté, un conflit non résolu déclenchentdes effets plus rapides et plus concrets qu’ailleurs. Il devient plusfacile de faire le lien avec l’origine de la difficulté, il est aussi plusurgent d’y apporter une ébauche de solution. D’autre part, il est plusardu pour celui qui en est la cause de projeter les responsabilités surles autres ou sur l’extérieur et de se dérober.

Le voyage a l’avantage d’être d’emblée déterminé dans le temps.Le jeune sait quand il part et quand il revient. Il peut donc se fixer undélai à respecter. Par ailleurs, le terme ne vient pas d’une fugue oud’un rejet mais tout simplement de ce que l’expédition touche à sa fin.Ceci contraste souvent avec les expériences antérieures où le déroule-ment des choses s’arrête suite à un échec. Savoir quand l’aventuredans laquelle on s’engage se termine peut être rassurant et faciliter lerespect du contrat de départ.

Aller jusqu’au bout est déjà, pour de nombreux jeunes, une réellevictoire sur soi.

Le goût de la découverte

Les jeunes qui nous sont confiés sont souvent démotivés à l’égard dusavoir et envisagent tout apprentissage sur le mode d’un ennui inson-dable. Ils ont perdu toute confiance en leurs capacités de progrès.

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Lors des expéditions, ils se trouvent face à un environnementinconnu. La nature les émerveille autant qu’elle peut les inquiéter. Ilssont souvent déstabilisés par des situations qu’ils n’ont jamais rencon-trées et dans lesquelles leurs comportements habituels sont devenusinopérants. Cette déroute, cet effet de surprise les rend disponibles à lacuriosité et à de nouveaux apprentissages réalisés au départ des besoinsconcrets du projet. Connaître la région traversée, s’informer de lamétéo, suivre un itinéraire sur une carte, savoir se situer dans le tempset dans l’espace est furieusement indispensable !

Ces acquis mettent en jeu des connaissances dépassant le cadrestrict de l’expédition. Les situations permettent ainsi la réactivation etl’acquisition de notions oubliées ou négligées. Elles ne sont plusperçues comme arides et abstraites mais utiles et vivantes. Au-delà del’anecdotique, nous tentons de relier ce que vit le jeune à une forma-tion, à l’intérêt qu’il pourrait y trouver, voire à la (re)découverte d’uncertain plaisir à apprendre.

4. Un temps pour conclure

L’évaluation est un moment important du programme. C’est untemps privilégié pour la réflexion, la verbalisation des émotions, desdoutes, des impatiences et des espoirs qui naissent au cours du projet.

Les éducateurs ayant accompagné le jeune ont été témoins du quo-tidien, des obstacles et des efforts, de ce qui souvent constitue pources jeunes en rupture un véritable exploit. Ils facilitent l’émergencedes lignes de force de cette expérience afin de l’ancrer dans la réalitéquotidienne.

La première étape est, davantage qu’une évaluation, un temps deréflexion qui a lieu au sein de Vent Debout. Les adultes, les éducateurset un interlocuteur « naïf » n’ayant que peu d’éléments sur le vécu del’expédition, se mettent à la disposition de l’adolescent pour repasseravec lui le film à l’envers. Cette intervention, décalée et après coup,facilite la remémoration des événements. À cette personne « naïve »,

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qui l’avait précédemment reçu pour l’entretien d’admission, l’adoles-cent peut raconter ce qu’il a vécu et surtout comment il l’a perçu. Ilprécise son point de vue, répond aux interrogations toutes naturellesde quelqu’un qui n’était pas là. Il peut ainsi approfondir son propos etle clarifier.

Vient ensuite la réunion d’évaluation proprement dite avec l’auto-rité de placement. Pour une fois, le passage de l’adolescent dans cebureau n’est pas associé à des problèmes appelant une réaction, voireune sanction. Il s’agit cette fois pour lui d’y raconter ce qu’il a vécuet ce qu’il en retient. Il découvre, souvent avec stupéfaction, que cettepersonne peut aussi féliciter, encourager, témoigner sa sympathie, quela réprimande ou l’interpellation ne constituent pas son seul registrede communication. Ainsi, quand il met autre chose dans la balance, ilpeut récolter d’autres fruits !

Les parents sont, bien entendu, conviés à cette réunion. La pré-sence de « celui-qui-symbolise-l’autorité » peut accorder un poidssupplémentaire aux propos de leur enfant. C’est l’occasion d’ex-primer les attentes et les engagements réciproques.

L’évaluation est un temps où beaucoup de choses peuvent encorese jouer et prendre après coup une nouvelle perspective. Lors de cesnombreuses conversations, le souci premier est d’aider l’adolescent àreprendre pied dans sa réalité tout en faisant émerger ses capacités,perspectives nouvelles ou paraissant comme telles.

Bon nombre de jeunes nous quittent après les évaluations. Venusparfois des quatre coins de la Communauté française, il n’est pasopportun de les maintenir dans la région liégeoise et d’y entamer, parexemple, une insertion scolaire. Déjà envisagé lors de l’admission, cenouveau passage doit être prévu et organisé bien avant le retour. Lesdifférents intervenants ne peuvent pas laisser l’adolescent dans l’igno-rance de ce qui l’attend au-delà de l’expédition. Cette évidence estpourtant souvent battue en brèche par des rebondissements au sein dela famille de l’adolescent ou par le manque de place dans les diffé-rentes structures qui devraient, normalement, prendre le relais.

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5. Au-delà

Le retour est un moment difficile et éprouvant, pouvant réserver dedouloureuses surprises. Pour chacun, il faut atterrir, retrouver sesmarques.

Dans le meilleur des cas, la piste est balisée. Des parents chaleureuxattendent avec impatience le retour de l’enfant prodigue. Celui-ci peutêtre entendu dans ses émotions, ses envies de redémarrer autrement, savolonté de sortir de l’affrontement mutuel et d’y mettre du sien.

Pour d’autres, il n’y aura pas encore assez de « preuves » d’unchangement réel et ses bonnes résolutions seront considérées avecméfiance. Il leur faudra, à ceux-là, patienter, rebondir, accuser le coupet formuler, construire un projet personnel plus distant de leursproches qu’ils ne l’auraient voulu.

Pour d’autres encore, que personne n’attend, le centre d’héberge-ment de Vent Debout offre un sas de décompression. Un accompa-gnement individualisé peut alors se mettre en place selon les néces-sités, selon l’évolution du jeune et de sa situation, et selon les donnéesgéographiques.

Notre intervention consiste à les accompagner dans la recherched’un autre lieu de vie et doit être la plus brève possible. Nous pouvonsenvisager des solutions allant de la guidance en famille à l’héberge-ment. Ainsi, il n’est pas rare que certains jeunes vivent à Vent Deboutplusieurs mois, puis retournent progressivement en famille ou soientaccompagnés dans la vie autonome au départ d’un appartement.

À tout moment de l’année, l’équipe pédagogique intervient ainsi surle front des expéditions mais aussi sur l’hébergement. Ce type de travailreprésente aussi une part très importante de notre activité. Les jeunesvivant à Vent Debout gardent les spécificités liées à cet âge et à leursparcours douloureux. Ils requièrent, comme dans les autres institutionsaccueillant de grands adolescents, beaucoup de souplesse et d’adapta-tion de la part de l’équipe pluridisciplinaire, ainsi qu’un souci constantde maintenir le lien au-delà des conflits du quotidien et des comporte-ments provocants. Mais ceci pourrait être l’amorce d’un autre texte…

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MODÈLES D’INTERVENTION… 115

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Voir Micheline ailleurs Partie de ping-pong entre le secteur éducatif et le secteur thérapeutique (Fiction & analyse)Jacqueline SPITZ – La Maison heureuse

Micheline est née dans « un milieu socio-économique défavo-risé ». Parmi les plus jeunes d’une fratrie nombreuse, elle n’a pas lachance d’avoir auprès d’elle une mère disponible et en bonne santé.Son père, au chômage, essaie de faire face à certaines tâches fami-liales mais il est manifestement dépassé dans l’éducation des enfants.Il n’intervient pas quand les situations l’imposeraient, ne fixe pas delimites, n’exerce aucune autorité. Le service d’aide à la jeunesse(SAJ) intervient dans la famille alors que Micheline est âgée de six-sept ans, suite à des plaintes du voisinage pour maltraitance…

Dans les familles à problèmes multiples, il est rare qu’émergentexplicitement des demandes d’aide. Les premières interventionss’inscrivent souvent dans le registre du contrôle social : un tierssignale la situation au travers d’éléments observables et en réfé-rence aux normes en vigueur dans la société.

À l’école, la situation n’est pas brillante. Micheline, après avoirdoublé une première année primaire, est orientée vers l’enseignementspécialisé où une rééducation logopédique intensive apporte une amé-lioration. Mais Micheline s’en lasse et son père ne l’y contraint pas.Des problèmes de comportement se manifestent : Micheline éprouvedes difficultés à vivre en groupe, les agressions d’abord verbales puisphysiques tant envers les autres enfants qu’envers les enseignants semultiplient. Au point que le centre PMS envisage un autre type d’en-seignement. Mais Micheline n’accepte pas du tout le changement.Lors de la visite de la nouvelle école, elle est infernale, grossièreenvers tout le monde et ne veut rien entendre. Le père ne réagit pas…

L’école, agent de socialisation pour l’enfant, est aussi le premierlieu où vont s’actualiser ses difficultés. Les problèmes de compor-tement, les retards dans les apprentissages sont les éléments lesplus aisément repérables au sein du système scolaire. Le service

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habilité à intervenir dans ce contexte est le centre PMS, qui peutinitier une prise en charge logopédique ou psychologique ourendre un avis d’orientation. Pour Micheline, c’est le moment despremières stigmatisations, des premières ruptures mais aussi del’apparition d’un sentiment d’impuissance des adultes face auxproblèmes qu’elle pose. Micheline est une enfant qui souffre degraves difficultés de gestion de ses réactions, et son insertionsociale et scolaire en est tributaire.

Le père est victime d’un accident de la route et meurt. La fratrie rendMicheline responsable de ce décès, lui manifestant colère et rancœur.

Un événement dramatique bouleverse l’équilibre déjà précaire dela cellule familiale et est à l’origine de son éclatement. Ce décèsaccidentel a tendance à susciter des émotions particulièrementintenses voire violentes, des désirs d’explication certes légitimesmais comme souvent stériles. C’est le débordement des difficultésen dehors de la famille qui vivait assez repliée sur elle-même, etl’entrée en jeu des instances sociales.

Micheline vit quelques semaines chez un frère avant que celui-cine déclare la situation insupportable et refuse de la garder un jour deplus. Micheline a alors onze ans et demi. En attendant de trouver« une institution spécialisée », elle est confiée en urgence à un centred’accueil et de dépannage de l’ONE, censé héberger de manière tem-poraire des enfants de moins de six ans et leur fratrie. Après troissemaines, suite à des comportements violents, Micheline est admisedans un hôpital psychiatrique.

L’escalade dans la violence entraîne des ruptures et des décisionspurement réactionnelles. L’urgence est de trouver une solution d’hé-bergement et cela semble prévaloir sur une réelle évaluation del’adéquation de l’orientation choisie. C’est le début d’un processusqui va s’accélérer. C’est la première fois que la question de l’orien-tation se pose pour Micheline mais on n’y répond pas. On ne se doutepas qu’après, on aura encore moins de temps ou de moyens de se laposer… Comment éviter un tel emballement dans les décisions?

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Cette hospitalisation se prolonge pendant huit mois, d’abord parceque ses comportements justifient une prise en charge médicale lourde.L’état de souffrance constaté par le psychiatre au moment de l’admis-sion est important. Ensuite, plusieurs types de services résidentielssont contactés mais ils refusent la prise en charge.

Micheline finit par entrer dans un institut médico-pédagogique(IMP), loin de sa famille et de sa région d’origine, mais à proximitéde l’hôpital psychiatrique. La spécificité de cet institut est la prise encharge résidentielle des jeunes caractériels. Micheline s’y intègreassez facilement et reprend sa scolarité. Elle se montre parfois trèsproche de l’adulte mais peut, très vite, le rejeter. Elle insulte, fait desgestes obscènes, refuse de faire ce qui lui est demandé… Michelinepasse certains week-ends à l’hôpital psychiatrique pour y recevoir untraitement médicamenteux, ce qui soulage l’équipe éducative…

Les comportements de Micheline, son absence de limites et sa vio-lence sont rapidement difficiles à assumer pour une équipe éduca-tive, qui se retrouve aux prises avec un sentiment d’impuissance etd’usure. L’hôpital psychiatrique remplit alors une double fonction:apporter des soins à Micheline (médication) mais aussi soulager uneéquipe éducative qui s’épuise. On est ici dans la gestion ponctuelledes difficultés mais pas dans l’anticipation nécessaire à la définitiond’objectifs d’intervention. C’est presque du bricolage au quotidien.

Après un peu plus d’un an, selon le désir de Micheline de se rap-procher de son milieu familial, une nouvelle recherche d’établisse-ment est entamée, dans sa région. Pendant six mois, toujours hébergéedans le premier IMP, Micheline est hospitalisée sept fois, suite à desdébordements comportementaux.

L’usure de l’équipe éducative l’amène à répondre à un désirexprimé par la jeune adolescente, sans réellement évaluer la perti-nence de ce choix. C’est sans doute l’occasion de voir « une priseen charge difficile » quitter l’établissement de manière honorable.Les séjours en hôpital psychiatrique se multiplient sans qu’en appa-raissent les objectifs. La fonction d’hébergement est remplie par dif-férents lieux. Le sens de la prise en charge a tendance à se perdre.

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À treize ans et demi, Micheline est accueillie dans un nouvel IMPassez proche de sa famille. Mais le protocole d’accord, établi lors del’admission, n’est nullement respecté. Le grand-père qui devaitaccueillir Micheline certains week-ends refuse toute visite. Le servicede pédopsychiatrie accepte quelques rendez-vous en ambulatoire maisne joue pas le rôle de relais prévu pour de courts séjours. À l’IMP,Micheline n’entend aucune limite et se montre à nouveau violente àplusieurs reprises. Sans interlocuteur, ni dans la famille ni chez les pro-fessionnels, l’équipe éducative se sent isolée. Elle dépose une plaintepour les faits de violence, espérant une saisie du juge de la jeunesse…

L’ampleur des débordements comportementaux de la jeune et lesentiment de solitude de l’institution sont deux facteurs hélassouvent associés. On assiste alors, de la part des intervenants, àl’intensification des stratégies d’évitement, de fuite par rapport àla lourdeur du problème à gérer. La recherche de solutions vise àles soulager, eux, plus qu’à prendre en charge Micheline demanière adéquate. Le malaise va croissant.

La violence de Micheline est à présent considérée comme un faitde délinquance. Le juge de la jeunesse la place à la section de premieraccueil de l’IPPJ pour deux semaines avec pour objectif de soulignerqu’un tel comportement est inacceptable. Là, Micheline continue àprovoquer, à insulter, à menacer. Elle est régulièrement mise à l’écartdans sa chambre ou en chambre d’isolement, pour protéger les autres,et pour la contraindre à se montrer plus conforme. Au terme de cesdeux semaines, Micheline n’a plus de lieu de vie…

Un IMP? Un hôpital psychiatrique? Les avis divergent.Un juge de la jeunesse requiert un expert pour évaluer l’adéquation

d’une éventuelle mise en observation conformément à la loi sur la pro-tection des malades mentaux. L’expert conclut à l’absence de maladiementale et au fait qu’il s’agit d’un cas purement psychosocial, excluantainsi la mise en observation psychiatrique, mesure privative de liberté.

Micheline va avoir quatorze ans. Le match de ping-pong va commencer…

Ne renonçant pas à l’idée de soins psychiatriques, le juge de la jeu-nesse la confie à un Centre de premier accueil (CPA), dans l’attente

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d’un transfert au service de pédopsychiatrie ! Au bout de quelquesjours, les intervenants de ce centre affirment qu’une prise en chargedans un milieu résidentiel du secteur de l’aide à la jeunesse est irréa-liste : Micheline doit recevoir des soins psychiatriques.

Elle est transférée dans un Centre d’accueil d’urgence (CAU),faute de place disponible ailleurs.

Après un épisode de crise où elle casse du matériel, elle est trans-férée en pédopsychiatrie. Elle y reste une semaine.

Elle est ensuite orientée vers un autre CAU, où des faits graves deviolence sont constatés après quelques jours.

Les transferts s’accélèrent et se multiplient, sans que Micheline aitle temps de s’installer où que ce soit.Les intervenants préconisent un « encadrement spécialisé endehors du secteur de l’aide à la jeunesse », façon élégante de tra-duire un sentiment d’impuissance croissant face à la violence deMicheline. De manière générale, les services résidentiels, suscep-tibles d’assurer l’hébergement et l’éducation de l’adolescente,refusent de la prendre en charge, les centres d’accueil (CAU etCPA) capitulent au bout de quelques jours, les centres thérapeu-tiques, qui pourraient lui apporter des soins, exigent la présenced’un tiers pour envisager une éventuelle admission, les IMP tien-nent le coup peu de temps et renvoient vers la psychiatrie, quisemble assumer des « intérims ». Les missions dévolues aux diffé-rents types de services ne guident pas le choix, c’est la rechercheeffrénée d’une solution d’hébergement qui a la priorité et mobiliseles intervenants. Aucune logique de prise en charge n’émerge. Aucontraire, les services qui accueillent Micheline estiment l’unaprès l’autre qu’elle aurait davantage sa place dans un autre typede structure. Les services éducatifs sont débordés par les compor-tements et la violence de Micheline, tandis que les structures desoins sont confrontées à une problématique qu’elles ne prennenthabituellement pas en charge.

Sous l’insistance du juge de la jeunesse, le service de pédopsy-chiatrie accepte de reprendre Micheline, bien que le pédopsychiatre sedise convaincu du bien-fondé d’une orientation vers un IMP, préconi-

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sant la relation plutôt que la médication, avec comme objectifs de ras-surer Micheline, de la pacifier, et de recadrer ses comportements.L’injection mensuelle de neuroleptique est maintenue. Le comporte-ment de Micheline se stabilise, elle devient moins violente même sison côté envahissant reste difficile à gérer. La médication est alorsfortement diminuée. Les épisodes de crise se gèrent par le recours à lachambre d’isolement. Au terme de l’hospitalisation qui aura duré cinqmois, l’équipe soignante souligne les progrès de Micheline et ellen’est plus convaincue de l’utilité d’une orientation vers un IMP. Il n’ya de toute façon pas de place.

Micheline a alors un peu plus de quatorze ans, et elle arrive cheznous, dans un CAS, avec les recommandations de « bienveillance etde limites fermes » de l’équipe précédente, qui soutient un projet deretour vers l’enseignement traditionnel et dit rester disponible pour unsuivi thérapeutique en ambulatoire.

Mais une réorientation vers l’enseignement ordinaire, après unelongue période de décrochage, est déclarée inadéquate par le PMS, etde toute manière impossible en cours d’année…

Le discours semble davantage se calquer sur les opportunités deplace disponible plutôt que sur une évaluation rigoureuse desbesoins. Et si la vision de l’équipe soignante est optimiste et géné-reuse, elle apparaît vite irréaliste.

Micheline n’est pas d’accord avec le maintien dans l’enseignementspécialisé. Elle refuse l’inscription dans la nouvelle école, s’inquiètede la rencontre avec ses condisciples ; sa présence aux cours est trèsirrégulière. Anxieuse, déprimée, elle se montre en opposition régu-lière, demande énormément d’attention. Elle s’occupe peu seule etsort rarement seule de la maison. Elle est manipulée par les aînées.Elle passe de la complicité à la menace. Le suivi ambulatoire avec lepsychologue de l’hôpital n’est pour elle que l’occasion d’une prome-nade en voiture avec un éducateur. Le matériel souffre de ses colères.L’équipe éducative doit intervenir sans cesse pour gérer les momentsde crise qui se répètent et s’aggravent et n’arrive pas à élaborer unprojet avec elle. Une rencontre avec le pédopsychiatre est exigée. Re-

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neuroleptique. Les effets sont peu probants. Micheline insulte, pro-voque, s’oppose, menace, casse du mobilier et du matériel, est en étatd’agitation permanent, dort très peu.

Suite à un épisode où sa violence a l’effet d’un raz-de-marée, elle esttransférée à la section de premier accueil de l’IPPJ. Elle y apparaît trèsnerveuse, opposante, agressive, et trépigne pour… revenir chez nous!

Les difficultés réapparaissent dès le trajet du retour. Et quelquesjours plus tard, dans le contexte d’un règlement de comptes entre ado-lescentes, Micheline, mais surtout sa violence, sont utilisées par lesautres. La police l’emmène au poste où elle restera quelques heures.Suivent des comparutions devant le juge de la jeunesse : il s’agit d’in-terpeller Micheline sur ses comportements et de tenter de lacontraindre à y apporter du changement. Mais son agitation est crois-sante. Les neuroleptiques n’ont guère l’effet attendu, les médecinssont perplexes.

Au moment où elle arrive chez nous, cela fait plus de trois ans queMicheline parcourt la Communauté française pour trouver unmilieu de vie. Elle ne sait plus réellement ce que c’est. Reprendreun mode de vie d’adolescente est difficile pour elle. Elle met touten œuvre pour que les adultes s’occupent d’elle : de la crise avecdébordements comportementaux à des attitudes déprimées.Micheline n’a pas la volonté (sans doute aussi n’est-elle pasencore capable) d’entreprendre une démarche thérapeutique quidemande un minimum d’introspection et de mentalisation. Lesintervenants qui s’étaient engagés à apporter leur contribution semontrent assez réservés. Micheline épuise l’équipe éducative parla nécessité permanente d’intervenir en urgence, équipe contraintede recourir essentiellement à ses ressources internes, qui se révè-lent rapidement insuffisantes.

Un soir, Micheline porte des coups à l’éducatrice avec qui elle est,seule, occupée à dessiner. Re-appel à la police. Micheline est privéede liberté la nuit. Re-comparution devant le juge de la jeunesse. Re-IPPJ mais cette fois à la section fermée. Notre direction insiste auprès

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du juge pour obtenir une nouvelle expertise psychiatrique, un dia-gnostic et des recommandations…

Chacun, de manière récurrente, voit Micheline « ailleurs », c’est-à-dire là où il ne travaille pas, avant de voir son intérêt à elle.Comment sortir de ce cercle vicieux? Il est plus qu’impératif deposer trois questions. Pour commencer, celle du diagnostic. Seulun expert n’ayant aucun intérêt direct à voir Micheline séjournerdans un endroit plutôt qu’un autre pourra envisager la situationavec sérénité. C’est aussi l’occasion de poser la question des com-pétences (médicales, pédagogiques, etc.) qui, implicite, permet àchacun de se « renvoyer la balle ». Enfin, il est urgent d’examinerla question de ce qui est nécessaire à l’évolution de cette jeunefille, du type de prise en charge adéquat, c’est-à-dire celui quirépondrait le mieux à ses besoins.

L’expert mandaté par le juge de la jeunesse conclut à la nécessitéde soins psychiatriques, avec mise au point et stabilisation d’un trai-tement neuroleptique adapté, avant de reprendre le travail éducatifdans un milieu résidentiel. Il insiste aussi pour que l’IPPJ joue sonrôle de recadrage en cas de passage à l’acte violent. Le juge de la jeu-nesse suit ces recommandations.

À partir de ce moment-là, nous pouvons adopter une positionferme. Nous refusons son retour à la sortie de l’IPPJ, ce qui l’amènevers un nouveau CAU. Il faudra encore beaucoup de patience etd’énergie pour résister aux pressions. Les intervenants nous sollicitentencore sans tenir compte des recommandations… Le CAU demandeà ce que nous la reprenions… Micheline n’étant pas porteuse d’unedemande d’aide explicite, cela ne facilite pas son admission dans leshôpitaux… Mais nous maintenons notre position catégorique. C’estfinalement le premier hôpital psychiatrique dans lequel elle avaitséjourné qui la reprendra en charge, dans le contexte précis d’une col-laboration avec nous.

À partir de ce moment-là, il est devenu possible de ne plus conce-voir la prise en charge de Micheline comme une partie de ping-

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pong – « l’un ou l’autre » – mais comme un travail en réseau –« l’un avec l’autre ».

Le CAS, l’hôpital psychiatrique et l’IPPJ se sont engagés ensachant d’une part qu’ils resteraient les trois partenaires privilé-giés, mais en sachant aussi le rôle que chacun jouerait. C’est lejuge de la jeunesse qui est chargé de la gestion de la situation etde la prise des décisions en collaboration avec les intervenants.L’hôpital reste un lieu de soins, l’IPPJ un lieu de recadrage en casde passage à l’acte violent. Et nous, nous sommes le lieu de vie deMicheline, la « maison »… où elle fait l’expérience d’une relationsolide et où elle se remet aux divers apprentissages nécessaires àsa croissance et à son autonomie.

***

L’île déserte aux patates chaudes (Billet d’humeur)Jean-Christophe SCHOREELS – Le Foyer retrouvé

Il était une fois une petite île, située non loin du continent.Un petit coin de terre, bienveillant, cadrant et accueillant, particuliè-rement à l’égard de variétés de pommes de terre atypiques, dont cer-taines sont appelées « patates chaudes ».

À l’origine, il s’agissait de patates comme les autres.Mais pour de multiples raisons elles n’ont pas poussé de façon tradi-tionnelle, le fil du temps et l’environnement contribuant à accentuerleur croissance anarchique.

Dans un souci de normalisation et de calibrage, souvent, mais aussi,parfois, de qualité, nombre de jardiniers se sont penchés au chevet deces plantes. Mais les différents traitements, des plus élémentaires aux plus éla-borés, se sont soldés par des échecs : ces pommes de terre rebelles sedéveloppaient, arrivaient à maturité… se révélant tout simplementindigestes, impropres à la consommation.

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C’est à ce stade qu’elles sont envoyées sur la petite île où uneméthode spécialisée et individualisée permet parfois d’éviter l’envoidirect au compostage.Mais si certaines pommes de terre ne s’éternisent pas sur l’îlot, retour-nant, comestibles, sur le continent, d’autres, par contre s’y transfor-ment progressivement en « patates chaudes ».

Pour les amateurs de botanique, intéressés par nos longues observa-tions, sachez qu’une pomme de terre n’est dite « patate chaude » quesi, et seulement si :– le propriétaire qui l’a placée sur l’île

n’a donné aucune indicationsur la fermeté, la couleur ou la saveur de sa chairn’a mentionné aucune recette. Le message étant, au plus :« Faites-en n’importe quoi, même de la purée,pourvu qu’elle ne me revienne pas. »

– les seuls ingrédients(qui n’existent pas bien sûr sur l’îlemais bien sur les côtes environnantes)indispensables à la cuissonqui sied le mieux à notre pomme de terre atypiqueet sans lesquels elle chauffeet chauffe encore, ces ingrédients, donc, refusent d’être associés à une quelconquerecette de pommes de terre chaudes…

L’eau, la seule ressource disponible sur cette île, permet de gagner unpeu de temps. Mais, tôt au tard, la pomme de terre explosera.Et ses éclats feront d’importants dégâts jusque parfois loin sur lesterres voisines.On a même, dans certains cas, déploré des victimes…

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– 5 –Les intervenants sociaux

Fin de journée d’un éducateur ordinaire (Fiction)Luc MORMONT – Vent Debout

21h50— Salut, tu vas bien?L’autre se retourne, souriant.— Oui, ça va. La routine… Aujourd’hui Alain n’est pas allé aux

cours. Il est malade. Le docteur est venu et l’a mis en congé pour lasemaine. Sandra est rentrée il y a une heure. Elle n’avait pas l’autori-sation de sortir. À son retour, ça a un peu gueulé. Elle râlait parce que« Je n’ai pas à me mêler de son emploi du temps ! » À propos, elle apassé la journée en ville avec son copain : l’école a téléphoné poursignaler son absence. John, Karine et Pierre sont rentrés à l’heure. Ilsétaient exténués. Ils ont mangé, fait leurs devoirs, la vaisselle, puis ilssont montés se coucher. André traîne encore entre la salle de bains etsa chambre… Ah oui, n’oublie pas de réveiller tout le monde à 6h30,pour les bus. Et puis, il faudra donner l’argent, pour l’excursion deKarine et pour les photos d’identité de Sandra. N’oublie pas les reçus.Bon… Là, je crois que je t’ai tout dit. Je vais te laisser. Je vais recher-cher mon aînée chez sa copine, elle a eu son cours de danse aujour-d’hui. Je pense qu’une fois rentré à la maison, j’irai me coucher sanstarder. Je dois me lever tôt demain : mes deux cadets partent en excur-sion et je dois être à 7h30 à l’école.

Il se lève, prend sa veste, son sac, serre la main de son collègue et sort.

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Itinéraire d’un éducateur devenu spécialisé(Témoignage)Alain LEJACQUES – Oasis

En 1975, quand j’ai commencé à professer dans le secteur de la pro-tection de la jeunesse, les prêtres et les sœurs qui officiaient comme édu-cateurs étaient encore très nombreux. Les institutions étaient alorsgérées en majorité par des congrégations religieuses. Le métier décou-vrait donc la première génération d’éducateurs laïques et professionnels.

Notre secteur (les homes ou les maisons d’enfants) était alors uni-quement régi par la loi du 8 avril 1965, relative à la protection de lajeunesse. Elle concernait tant les mineurs ayant commis des faits qua-lifiés « infraction » que les mineurs en danger. Ces jeunes nous étaientconfiés pour leur hébergement, leur traitement, leur éducation, leurinstruction ou leur formation professionnelle. La majorité pénale, rap-pelons-le, était encore fixée à 21 ans.

Les jeunes étaient généralement accueillis pour de longuespériodes et les parents dès lors, n’étaient plus impliqués dans le pro-cessus d’éducation. Si le jeune nous disait n’avoir plus de contactavec eux, nous ne prenions pas l’initiative de les rapprocher. Aprèstout, ils étaient les mauvais parents qui ne savaient pas éduquer leurprogéniture ! Rares étaient les enfants qui réintégraient leur familleavant d’être adultes. La plupart du temps, ils ne quittaient ces institu-tions qu’à leur majorité.

À cette époque, tout le monde vivait dans la même maison : lesjeunes, le directeur et sa famille ; son épouse faisant le plus souventoffice de cuisinière.

L’admission consistait en une discussion dans la salle à manger del’institution, autour d’une tasse de café. Étaient présents le délégué dutribunal de la jeunesse, le jeune, le directeur de l’institution et le cheféducateur. Les conditions d’admission étaient principalement baséessur la capacité du jeune à s’intégrer et sur sa volonté de participer à lavie du groupe. Elles dépendaient aussi de sa scolarité.

L’éducateur se donnait pour mission de se substituer à la famille,de suppléer aux carences familiales. Nous nous conduisions en bon

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père, en bonne mère, en animateur sportif et culturel, en professeur,en homme de peine, en cuisinier. La préparation des repas, les études,les couchers et les levers… occupaient la majeure partie de notretemps. La problématique individuelle et les raisons pour lesquelles lejeune faisait l’objet d’une saisine par le tribunal de la jeunessen’étaient pas prises en compte.

Que de bons moments passés avec Philippe, Jean, Luc, François etles autres. Que de grands déclics pédagogiques ! Un bon nombre dejeunes, nous en sommes persuadés, sont sortis grandis de cette expé-rience de placement.

Mais, quand à leur majorité, ils retournaient dans leur famille, cequ’ils y retrouvaient ne correspondait plus en rien avec le type d’édu-cation qu’ils avaient reçue chez nous.

À quoi cela avait-il servi d’élever ces jeunes dans ce monde artifi-ciel, sans rapport avec leur milieu d’origine?

En 1983, l’arrivée de nouveaux éducateurs dans l’équipe, l’intérêtnaissant pour l’approche systémique et de récentes circulaires minis-térielles – nous permettant de suivre quelques jeunes en appartement– changèrent fondamentalement notre travail. La famille reprenait uneplace centrale dans la prise en charge.

En 1990 la loi sur la majorité à 18 ans était votée.

En 1991, le décret relatif à l’aide à la jeunesse faisait son appari-tion. Si, d’une part, il légiférait notre pratique, d’autre part, il déjudi-ciarisait la protection de la jeunesse : le tribunal de la jeunesse conser-vait les jeunes délinquants et la Communauté française se chargeait del’aide à la jeunesse, soit des jeunes en danger.

Les intentions du décret (nous l’appliquions depuis longtemps !)étaient louables ! Mais notre réglementation, applicable aux servicesrésidentiels agréés par la direction générale de l’aide à la jeunesse, nenous permettait de l’appliquer que partiellement !

LES INTERVENANTS SOCIAUX 129

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Un des principes fondateurs du décret est que le service doit, dansson travail, être proche du milieu de vie des jeunes. Notre volonté futdès lors d’individualiser au maximum nos prises en charge (terme trèsen vogue à cette époque) en favorisant la réinsertion des jeunes dansleur milieu de vie ou en les accompagnant en logement autonome.

Or une circulaire (la 87/3, qui mettait en application l’arrêté de1987 relatif à l’agrément et à l’octroi de subventions aux personnes etservices assurant l’encadrement de mesures pour la protection de lajeunesse) nous permettait d’avoir, au maximum, 25 % de notre popu-lation en extra-muros…

Nous forcions donc les portes administratives, nous demandionsdes dérogations et, quelquefois, nous nous mettions en porte-à-fauxavec notre réglementation.

Rendre les compétences aux familles, mobiliser leurs ressources,développer leur potentialité, favoriser la communication en leur seinsont les concepts auxquels nous nous attachons encore. Pourtant, nousne sommes plus des éducateurs, mais des intervenants qui accompa-gnons, pour un bout de chemin, les jeunes et les familles pour quinous recevons une mission. Et nos missions sont plus courtes : de plu-sieurs années, le temps moyen d’un accompagnement est descendu àsix mois. Si, hier, nous voulions faire le bonheur des bénéficiairesenvers et contre tout, aujourd’hui, nos objectifs sont beaucoup plushumbles, plus précis et plus faciles à évaluer.

Car se pose la question de l’évaluation !Comment appréhender, dans l’immédiat, les résultats de notre

action? Comment apprécier si Pierre, Paul ou Huguette ont réussi ?Comment mesurer s’ils sont devenus autonomes? La plupart de mescollègues qui se sont essayés à ce genre d’exercice d’évaluationglobale ont été atteints par le phénomène de « burn out » : sorted’usure professionnelle qui se matérialise par des phases de découra-gement, de démotivation…

Par contre lorsque, en réponse aux objectifs fixés par le représen-tant d’une instance de décision (le juge, le conseiller, le directeur),nous faisons des propositions concrètes d’accompagnement – c’est-à-

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dire que nous proposons des moyens pour atteindre ces objectifs –,notre action est évaluable.

Prenons un exemple. Le juge écrit sur son ordonnance provisoire :« Je veux que Pierre structure son temps, soit régulier à l’école et necommette plus d’acte de délinquance. » Nous allons réfléchir avecPierre à la manière la plus adéquate d’y arriver, à ce qu’il va mettreconcrètement en place. Nous élaborerons notre programme de priseen charge en accord avec lui. Pour l’aider à structurer son temps, nousnoterons, par exemple : inscription dans un club sportif ou à une acti-vité sociale. Pour l’aider à être régulier à l’école, nous pourronsprévoir l’organisation pratique de son réveil, de ses trajets… Notreaction sera donc divisée en éléments faciles à mesurer.

Il n’empêche que le métier d’intervenant social (éducateur spécia-lisé, psychologue, assistant social, criminologue, etc.) est un métierdifficile. (Pour la note humoristique un éducateur classe 1 reçoit53,45 euros par mois de prime de pénibilité !). Émotionnellement, tra-vailler sans cesse avec et dans la détresse des bénéficiaires est diffi-cile à vivre. Cela nous renvoie très souvent à nos propres expériencesdouloureuses, à nos valeurs personnelles. Et ce n’est pas un luxe quede nous inscrire dans un processus de formation permanente ni d’uti-liser nos collègues pour partager tant nos émotions, nos impressions,que les stratégies de nos futures interventions.

***

J’ai maintenant l’âge d’être leur mèreCe qui ne fut pas toujours le cas (Témoignage)Fabienne JEANSON – Le Toboggan

Premier semestre de 1989

Lors des différents entretiens d’embauche, le directeur duToboggan m’avait demandé, à la lecture de mon CV, si j’avais déjàréellement travaillé avec des caractériels. J’ai vite compris pourquoi.

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Le 11 août 1989

Le jour où je commence à travailler, les filles sont en camp.Ma première prestation de vingt-quatre heures, seule, je la fais le jour

de leur retour. Je les vois encore arriver: heureuses de retrouver le foyer,me fixant comme une bête curieuse. Je ne suis pas très à l’aise, une desjeunes vient de lancer son poing dans le carreau pour un motif futile. Jetente de détendre l’atmosphère. Je fais un bon café. Nous nous asseyonsautour de la table et commençons à papoter. Les jeunes sont contentes.Je suis la nouvelle éducatrice qui remplace une folle. Jupes plissées etdeux longues tresses, l’ancienne éducatrice leur proposait des coursd’anglais, faisait la purée avec de l’eau et venait travailler en Vespa. Monapparence est très différente. Jeans, pull et baskets, j’ai le look éducateur,quoi! Les filles se présentent, friment un peu, rigolent. Bref, c’est gagné.

Les semaines, les mois s’écoulent.

Février 1990

Mon contrat passe à durée indéterminée. Enfin, je vais pouvoir êtreenceinte : « Pas de bébé pendant la période d’essai », m’avait dit mondirecteur.

Quelques jours plus tard

Je pars en camp dans les Ardennes.L’ambiance est détendue et bon enfant. On fait confiance aux jeunes,

les portes restent ouvertes.Une sortie au cinéma un soir de tempête nous vaut quelques frayeurs

mais se termine par de grands éclats de rire. Souvenir inoubliable…

Août 1990

Depuis quelques mois, je suis l’éducatrice référente de Lara, unejeune fille de dix-neuf ans qui vient d’accoucher d’un petit garçon.

La loi sur la majorité vient d’être modifiée : elle passe de 21 à 18ans. Lara quitte l’institution…

132 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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Septembre 1990

Les jeunes sniffent du Sassi. Quand elles en reniflent trop, ellesperdent le contrôle d’elles-mêmes. Moi, je suis enceinte et la dernièrenuit que je preste est pénible. Sandrine, suite à une dispute avec samaman, se précipite vers un carreau et se cogne violemment la tête surle verre cassé. J’ai tellement peur de recevoir un coup dans mon grosventre que je fais appel au chef-éducateur. Ce n’est pas dans mes habi-tudes, j’essaie toujours de régler les difficultés seule. Après avoir étémaîtrisée physiquement, Sandrine se calme, pleure, crie son déses-poir. La crise passe.

Février 1991

Après mon congé de maternité, je reprends le travail en force :deux nouveaux suivis individuels – chaque éducateur de l’institutions’occupe plus particulièrement du dossier de deux jeunes, de l’accueiljusqu’au départ de ces jeunes – complètement dissemblables. Claire aquinze ans. Elle est issue d’un milieu modeste. Sa mère l’a aban-donnée quand elle était encore en bas âge. Aujourd’hui, elle est rejetéepar sa famille suite à une plainte d’abus à l’encontre de son père.Claire souffre, sniffe du Sassi pour oublier, fugue…

Sophie, même âge, est issue d’une famille bourgeoise du Brabantwallon. Ses parents étaient séparés et son père, après avoir souffertd’une grave maladie, est mort il y a six ans… Quand je la rencontre,l’adolescente sent le poids d’un secret de famille. Elle est en rébellioncontre sa mère : elle refuse son autorité, sort le week-end et les pro-longe jusqu’au mardi soir en usant d’amphétamines. Elle décroche auniveau scolaire, des conflits verbaux de plus en plus violents appa-raissent. L’institution met en place un travail familial et Sophieapprend que son père, qui aurait bien voulu qu’elle vive avec lui, avaitchoisi de mourir. Pendant plus de six ans, la famille avait préféré tairece choix…

Mes deux jeunes mettent des mois à se stabiliser.Nous, institution, envisageons le temps comme un élément fonda-

mental de la thérapie ; tandis que le décret de l’aide à la jeunesse parle

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de diminuer la durée du placement. C’est complètement paradoxal !D’autant qu’il est vrai que l’idéologie du décret est formidable : avant,certaines de nos jeunes étaient placées encore bébés et ne connais-saient rien d’autre que les foyers…

Cette année-là est difficile pour tous les membres de l’équipe. Laplupart d’entre nous sont devenus parents. S’occuper de nos propresenfants après avoir passé une nuit de garde effective – les nuitséveillées – relève du défi. Quant aux nuits dormantes, de 22 h à 6 h,elles ne sont comptabilisées que pour trois heures.

Deuxième semestre 1991

Notre directeur nous quitte pour occuper une fonction liée à l’ap-plication du décret. Il est remplacé par le chef-éducateur. Ce poste deresponsable de l’équipe éducative est donc ouvert et deux éducatricespostulent.

Janvier 1992

C’est moi qui suis choisie. Ce n’est pas facile. J’ai vingt-six ans, jesuis la plus jeune de l’équipe. Je sais qu’on m’attend au tournant.

Mon directeur et moi sommes d’accord : les nuits éveillées sontinefficaces et inconfortables. Nous les supprimons. Restent donc uni-quement des nuits dormantes (qui ne comptent toujours que pourtrois heures.)

Pour ma part, en plus des tâches inhérentes à ma nouvelle fonction,je poursuis mon travail d’éducatrice référente. Durant les trois moissuivants, je presterai près de 70 heures par semaine. Mais, je ne preste« plus qu’une nuit » ! Ce qui éveille une jalousie qui atteindra sonparoxysme quand je n’en ferai plus du tout.

1993

Mon attention est accaparée par Claire et Sophie. Elles sontenceintes toutes les deux. Par chance, les papas sont présents et prêtsà assumer leur rôle. Et il y a aussi le déménagement de l’institution àpréparer pour la fin de l’année…

134 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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Septembre 1993

Quelques semaines avant son accouchement, Claire me demanded’y assister. Son ami ne se sent pas de taille à l’aider. J’accepte. C’estun honneur pour moi. C’est l’aboutissement d’un long travail. Claireva bien, dans son corps et dans sa tête.

Le 14 septembre 1993

Elle met au monde une petite fille qu’elle appelle Flore.

Le 23 novembre 1993

Je reçois un coup de fil désespéré de Claire : elle est à l’hôpital etFlore ne s’est pas réveillée après son biberon du matin.

À peine ai-je raccroché, c’est l’hôpital qui m’appelle. J’essaie dene pas pleurer. Ils attendent mon arrivée et celle du papa ; puis, ilsannoncent à la jeune mère la mort de son bébé. Je rassure Clairecomme je peux, mais je ne sais que lui répondre quand elle medemande de lui dire que son bébé n’est pas mort… C’est insuppor-table. On se retrouve tous les trois avec Flore, morte, dans une deschambres du service pédiatrique. On pleure. Après une heure, nousquittons la chambre. Quand nous attendons l’ascenseur, un aide-soi-gnant nous rejoint : nous devinons que cette grosse boule de drap qu’iltient sous le bras est le corps de Flore. Il descend à la morgue. Nousfuyons tous les trois par l’escalier de secours.

Un peu plus tard

Claire et son ami ne parviennent pas à partager leur chagrin. Clairereproduit les travers tant usés auparavant : alcool, Sassi… Cetteerrance va durer quelques mois. Le jeune couple ne résistera pas audeuil. Il se déchire. Ils se séparent.

Ils refont tous deux leur vie de leur côté.

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Fin 1993

L’institution a déménagé. Auparavant, nous occupions une partied’un ancien couvent, nous sommes maintenant dans une maison detype familial. Pratiquement, nous passons d’un living-salle à manger150 m2 à un de 40 m2. Tout le monde, jeunes et adultes, perd sesrepères. Mon directeur et moi sommes souvent appelés au téléphone,tard dans la soirée ou en pleine nuit, pour calmer les crises.

Lors d’une soirée particulièrement mémorable, lorsque j’arrivesuite à l’appel des deux éducatrices, les jeunes ont déjà tout saccagédans la cuisine. Je dis bien : tout. Dans cet enfer, je maîtrise Nahimaen l’entourant de mes bras. Elle est en train de massacrer les carreauxdu bureau où se sont enfermées mes deux collègues. Le psychiatre duToboggan, qui travaille principalement au soutien de l’équipe éduca-tive, est inquiet. C’est dur de redresser la tête. Mais tout le monde s’ymet et l’orage finit par passer.

1994

Les situations des jeunes s’aggravent. Auparavant, c’était principale-ment les pères qui étaient absents. Maintenant, les mères « partagent ceprivilège ». Les conséquences sont alarmantes et déroutantes: nos jeunesfilles se font des bébés (souvent) toutes seules, comme le dit si bien lachanson. Ainsi, Nahima, dont j’assure le suivi individuel depuis quelquesmois, se retrouve enceinte à quatorze ans. Je suis inquiète pour elle: elleveut garder le bébé et son petit ami, le futur père, est ultra-violent.

27 novembre 1994

La police judiciaire de Bruxelles nous contacte : inquiète, elle sedemande si Audrey est au foyer. Mon directeur confirme la présencede l’adolescente. Parallèlement, Audrey essaie de joindre sa mère, envain. Le lendemain, lundi, l’éducatrice référente et l’assistante socialeiront rechercher Audrey à l’école pour lui annoncer une terrible nou-velle. Son beau-père, en pleine crise de folie, a assassiné la mèred’Audrey ainsi que sa propre fille, la demi-sœur d’Audrey, avant deretourner l’arme contre lui. Il ne reste qu’Audrey.

136 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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Audrey est effondrée et quasiment inconsolable. Nous, adultes del’institution, sommes touchés dans nos tripes, mais quand elle nousregarde, elle voit les personnes qui lui ont annoncé le départ définitif desa maman et de sa sœur. Audrey demandera donc à changer d’institution.

Il lui faudra plusieurs années pour franchir à nouveau sereinementle seuil du Toboggan. Maintenant, elle revient mais n’aborde jamaisla question du drame.

Juillet 1995

Nahima met au monde un petit garçon. J’assiste à l’accouchement.Sa maman a promis de venir. Et elle vient ! C’est son petit-fils qui luifera faire le chemin de Bruxelles à Mons : depuis deux ans que sa filleest au Toboggan, elle ne l’avait jamais fait.

La vie n’est pas facile pour Nahima. Elle a du mal à joindre lesdeux bouts : la petite famille doit vivre avec 32000 francs belges dontest ôté un loyer de 16000 francs. Son ami, qui est passé aux droguesdites dures, promet toujours d’arrêter de la battre. Il ne tient pas sespromesses. Quand les crises sont trop éprouvantes, Nahima appelle,en vain, sa mère au secours. Je me sens trop investie. Je le suis.Volontairement, mais aussi inconsciemment. Or, je dois rester pro.

Jusqu’à sa majorité, Nahima subira deux interruptions de gros-sesse. Même quand je vais lui porter sa pilule contraceptive le jour oùelle doit la reprendre, elle finit quand même par l’oublier. Lors dudeuxième avortement, Nahima est enceinte de 14 semaines. Soit au-delà du délai légal de 12 semaines. L’intervention est douloureuse.Comme elle, j’ai mal au ventre.

Chaque fois que j’accompagnerai des jeunes pour des interruptionsde grossesse, je ressentirai cette même douleur dans le ventre. Et cettesensation restera identique quand elles me diront qu’elles ont bienréfléchi et qu’elles veulent garder leur bébé…

Pendant des années, je leur ai dit que, quelle que soit leur décision,je les soutiendrais. Maintenant, je leur conseille d’avorter. Ce n’estpas dans mes convictions mais ces jeunes filles, elles-mêmes, ne sontpas finies. Elles n’ont pas encore réglé leur propre histoire. Comment

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croire qu’elles vont enfin parvenir à la régler, entre les couches-culottes, les bibis et les areuh-areuh?

1996

En quelques mois, nous apprenons la mort par surdose de trois denos anciennes.

1999-2000

Le temps file.Les conditions de travail des éducateurs s’améliorent : l’horaire

passe de 40 heures à 39. Puis de 39 à 38, en un an. Les heures de nuitcomptent entièrement. La fonction de l’éducateur est enfin un peuplus reconnue.

Janvier 1999

On commence à évoquer la réforme de l’aide à la jeunesse.L’institution a des sueurs froides. On parle de supprimer des lits et dupersonnel.

Juin 1999

La réforme aboutit à la création de deux nouveaux emplois tempsplein pour l’équipe éducative (ils ne seront subsidiés qu’à partir dejanvier 2002). Cela améliore notre travail. On pense à doubler l’édu-cateur référent, en tout cas dans les situations de grossesse.

Septembre 1999

C’est à cette époque que je rencontre Marie qui, à quatorze ans etdemi, vit depuis de longs mois dans la rue.

Marie a perdu son papa quand elle avait six ans. À cette époque,les parents de Marie ne s’entendent plus. Ils boivent beaucoup.Marie est la cadette et, aussi loin que ses souvenirs remontent, ellese voit faisant les piqûres d’insuline à son papa. Quand le père

138 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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meurt, sa mère, la trouvant trop difficile, préfère la confier à sabelle-mère qu’elle déteste. Marie est donc élevée par sa grand-mèrepaternelle. Malgré tout cela, Marie évolue bien. Elle semble heu-reuse. Elle me confiera plus tard que sa grand-mère la faisait danser,tous les week-ends, sur les tables du café, pour que des messieursdonnent de l’argent à cette petite poupée ! Et puis, un jour, alorsqu’elle a dix ans, sa maman vient la rechercher. Elle a refait sa vieet son compagnon est d’accord pour s’occuper de ses deux derniersenfants. Marie est ravie. Mais elle déchante très vite. Monsieur estviolent. Quand il a bu, notre petite Marie s’interpose entre sa mèreet son beau-père. La maman le quitte à plusieurs reprises, emmenantses filles. Mais elle revient toujours vers lui. Jusqu’au jour où il luidemande de choisir entre lui et ses filles, et qu’elle le choisit, lui.Marie a douze ans. Elle est placée. Elle traîne les rues. Elle com-mence à fumer, et pas que du tabac. Elle côtoie des voyous qui l’en-traînent dans leurs délits. Elle fugue de l’institution qui refuse depoursuivre avec elle.

Elle arrive chez nous, au foyer, officiellement fin septembre. Enfait, elle ne l’intègre réellement que quelques mois plus tard. Noussommes patients. Marie est surprise : d’habitude les institutionsrenoncent à garder une fugueuse qui leur fait perdre de l’argent (sub-sides atrophiés après dix jours de fugue). Ici, sa place est prête, etMarie finit quand même par s’y abandonner.

Ce n’est pas facile de quitter la rue.

Janvier 2001

C’est très difficile, pour moi, d’aller visiter Marie en prison. Elle apassé des pilules d’ecstasy dans une discothèque. Elle est petite,mignonne, et personne n’avait rien remarqué. Mais elle a étédénoncée. Voir ce bout de fille d’1m40 au parloir, dans la même aileque Michèle Martin, l’épouse de Dutroux, me fend le cœur.

L’article 53 de la loi sur la protection de la jeunesse ne sera sup-primé qu’en 2002 : s’il n’y a pas de solution de remplacement, le juge

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de la jeunesse est en droit d’incarcérer un mineur pour une durée dequinze jours maximum.

Fin janvier 2001

Après quinze jours passés en prison, Marie est confiée à l’IPPJ deSaint-Servais pendant plusieurs mois. (Il n’existe, en Communautéfrançaise, qu’une institution publique de protection de la jeunessepour les filles.)

Elle en fuguera.

Janvier 2003

Marie revient nous voir, régulièrement. Elle a dix-huit ans. Elles’est enfin décidée à reprendre une formation.

Si je compte bien, il me reste 28 ans de carrière. Soit environ 600adolescentes à rencontrer.

J’aime mon travail, il est passionnant.La plupart des jeunes filles que j’ai rencontrées, et il y en eut déjà

près de 250, sont inoubliables à bien des égards. Ce qui les rassembletoutes, c’est leur perspicacité, la finesse avec laquelle elles analysentles situations, leur intelligence. Elles en connaissent beaucoup sur lavie. Aucune ne méritait le placement.

Même si ce que j’ai relaté est souvent triste, je pars très souventavec mes gamines, comme je le dis si souvent, dans de grands éclatsde rire. Elles sont merveilleuses ! Elles me (elles nous) poussentconstamment, dans le domaine de la pédagogie, à innover, à créer.Mais pas seulement : d’un point de vue personnel aussi, elles nousaident à nous investir (tout en restant pro), à nous remettre en ques-tion. N’est-ce pas finalement la meilleure façon d’être et de rester à lapage? Mais le serai-je encore lorsque j’aurai l’âge d’être leur grand-mère?

***

140 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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Lorsqu’il est question de (auto)dérision dans le travail(Billet d’humour)

Denis RIHOUX – La Pommeraie

Nous sommes une infime partie de l’humanité qui avons la chanced’avoir une mission intéressante dans cet espace-temps dont on neconnaît ni la naissance ni la suite.C’est une chance dans cette complexité incroyable.Alors attachons-nous donc à simplifier les choses au maximum, (celarestera trop compliqué quand même) et à nous regarder nous-mêmes(et les autres mais d’abord nous-mêmes) comme de pauvres petitsempiristes, gais lurons du non-savoir, animés par la quête du bien-être, la seule valeur, à mon sens, qu’il vaut la peine de poursuivre

Ne laissons pas aux autres le soin et le droit de nous définir.Disons-nous nous-mêmes.Oui, nous faisons des choses sérieuses mais pas plus sérieuses que laplupart des collègues et des concitoyens.Nos tâches ont des implications humaines, surtout, sociales, partielle-ment, et politiques, peut-être, potentiellement énormes.Mais ne nous prenons pas au sérieux comme certains de nos collègueset certains de nos concitoyens.

Quelle est l’alchimie entre scientificité et mise en relation?L’un sans l’autre c’est l’ouverture à la dérive et la fermeture au développement. Moi, aujourd’hui, c’est la mise en relation qui m’intéresse le plus.Quelles que soient les complexités des situations que nousrencontrons, c’est avant tout la rencontre entre êtres humains, embar-qués malgré eux sur un même esquif.Le seul truc, c’est que nous jouons des rôles différents et que nous lesavons plus ou moins (pas) choisis.

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Être au clair par rapport à cette errance commune et à cette attributionhasardeuse des rôles de la pièce permet une prise de distance salutairepour soi, pour les autres et permet d’accéder à un stade avancé de lamise au monde : l’autodérision.Et mon projet est de l’ériger, l’autodérision, en art de vivre et en tech-nique de travail.

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– 6 –Évaluation de notre travail

Antoine se vante de réaliser régulièrement des « coups » et d’être certain de ne jamais se faire prendre.

Lorsque l’éducateur utilise l’exemple d’Icare,qui à force de vouloir voler de plus en plus haut

s’est brûlé les ailes, Antoine demande :— Icare, c’est un ancien du foyer?

Plus dure sera la chute (Fiction)Luc MORMONT – Vent debout

Georges est fort. Très fort. Lorsque ses poings parlent, les autres setaisent. Même les profs, à l’école.

Enfin… avant.Avant les juges, la police, les homes, et tous ceux qui voulaient le

voir baisser sa garde. « Life is a fight », c’était ainsi qu’il voyait lemonde. Il fallait être fort, plus fort que les autres, alors, il a voulumontrer à tous, et il s’est engagé. Il a pris le train pour la France.

La Légion étrangère.Là, on ne lui a rien expliqué. Ils lui ont hurlé dessus, il a frappé.Maintenant, il est en route pour le bataillon disciplinaire, en route

pour la Corse. La Corse… là où il avait fait un voyage, une expédi-tion avec d’autres jeunes placés comme lui. En ces temps-là, il auraitpu choisir de changer, ils le lui avaient dit. Maintenant, c’est eux quivont tenter de le changer, de le briser.

À genoux devant les waters, Georges vomit. Il dégueule ce piègedans lequel il s’est fourré. Il crache toutes ses frimes. Il pleure. Ilappelle sa mère. Le voilà homme dans un monde aussi violent que lescoups de poings qu’il distribuait. Et soudain, il regrette le temps desdiscussions où il pouvait asséner son avis avec hargne, où les éduca-

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teurs indulgents l’écoutaient et tentaient de le raisonner. Ils avaiententendu sa révolte, son cri. Lui ne les avait pas écoutés. Il lui fallaittenir le rôle qu’il s’était assigné.

Georges sombre, parce qu’il s’est réveillé trop tard.

***

À la recherche d’une évaluationMarc COUPEZ et Diane MONGIN – Le Toboggan

Nous accueillons des adolescents en grande difficulté pour lesaccompagner (ainsi que leurs familles), pour les aider à concevoir leurprojet de vie et à devenir des adultes pacifiés et autonomes.

Ils sont tous différents. Si notre intervention est à chaque fois surmesure, enthousiaste, professionnelle et humaine, elle respecte néan-moins les règles de la société où nous vivons. Nous ne travaillonsjamais seuls mais en étroite collaboration avec les autorités man-dantes et souvent avec d’autres services.

Qu’est-ce qui peut nous permettre d’évaluer si nous avons réussiou de juger de la qualité de notre travail ? Faut-il chercher à déter-miner les qualités intrinsèques d’un travail supposé bien mené, entirer des règles reproductibles et analyser en quoi elles sont effective-ment mises en œuvre? Supposé en vertu de quoi ? Faut-il se fondersur les résultats obtenus pour dire si une intervention est pertinente?

S’il est une matière, un secteur, une forme d’intervention labo-rieuse à évaluer, c’est incontestablement l’action éducative menéeauprès des jeunes difficiles.

Quelle est l’évaluation de notre travail la plus appropriée à ce qu’ilest véritablement?

Pour répondre à cette question, nous évoquerons les méthodesd’évaluation existantes avec leurs points forts et leurs failles. Nousnous appuierons sur leurs manques pour tenter de définir une méthoded’évaluation encore à construire.

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L’évaluation du respect des règles

Le secteur de l’aide à la jeunesse, organisé et structuré de manièretrès formelle, voire légaliste, s’encombre d’une multitude de règles,de circulaires et d’informations de tous ordres.

Dès lors, la tentation est grande, pour évaluer des services prenant encharge des jeunes, de s’appuyer sur une analyse minutieuse, formelle durespect des règles et des circulaires administratives. Mais il ne s’agit làque d’une vision très mécanique, dite objective, qui ne rend pas comptede la qualité ou de la permanence du travail effectué avec les adolescentset, qui plus est, porte sur l’hyperspécialisation des services.

En effet ce type d’évaluation met parfaitement en lumière un para-doxe important. L’histoire a amené le secteur de l’aide à la jeunesse às’organiser en créant des services de plus en plus spécialisés, dits spéci-fiques ou alternatifs, de manière à ce que le jeune puisse être orienté demanière précise vers la structure spécialisée susceptible de lui conveniren fonction de ses difficultés. Or les symptômes des adolescents en crisene doivent pas être entendus isolément, il est impératif de poser sur euxun regard global et non dissocié, ce qui entre en contradiction avec l’hy-perspécialisation des services. C’est à ce niveau que se situe le paradoxe.Cette situation a d’ailleurs pour conséquence que ces jeunes, toujours endécalage avec la spécificité très pointue des services qui pourraient lesaccueillir, ne trouvent pas de place adaptée…

L’inconvénient majeur de ce type d’évaluation est qu’il est avanttout contrôle et surtout contrôle de la spécificité des services, alors quela qualité de leur travail tient justement, entre autres, à leur capacité àdépasser cette spécificité pour porter sur l’adolescent et ses difficultésun regard global et unifiant. Il est donc insuffisant et doit être adapté.

L’évaluation des résultats

Une autre possibilité est d’opérer une évaluation en termes derésultats. Tentation légitime parce que rassurante, et qui répond à unbesoin des travailleurs.

ÉVALUATION DE NOTRE TRAVAIL 145

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Or les résultats quantifiables sont-ils vraiment représentatifs d’unchemin parcouru par l’adolescent? Il y a risque de dérive… En effet,si la qualité de notre intervention n’est mesurée que par les résultatsque nous obtenons, ne risque-t-on pas, à travers la recherche à toutprix de ces résultats de verser dans le seul contrôle social ? Notreaction éducative vise à permettre à chaque adolescent de construireson autonomie comme acteur dans la société mais tout en réalisant cequi fait de lui un être tout à fait singulier. La course aux résultats risqued’oublier en cours de route ce deuxième volet. D’où la nécessité d’en-visager l’évaluation en étroite relation avec nos objectifs sous peine devoir ceux-ci être déterminés par la nature de l’évaluation choisie.

Même en dehors de ce risque de dérive, ce type d’analyse est,sinon impossible, en tout cas particulièrement ardu à réaliser car ilmet en jeu des critères infinis et souvent difficilement objectivables.

En effet, comment discriminer les effets des interventions ponc-tuelles des travailleurs sociaux en présence dans l’histoire tumul-tueuse de la vie d’un jeune en crise? Quand faut-il opérer cette éva-luation? Sur le moment, dix ans, vingt ans, trente ans après? Et dèslors, comment évaluer la part de l’intervention d’un service sur autantd’années et avec les innombrables facteurs à prendre en considérationsur une aussi longue période?

Pour légitime qu’elle soit, cette évaluation n’a que peu de sens euégard au contexte particulier de notre travail. Elle n’est guère prati-cable car elle ne tient pas compte de la subjectivité de notre action etde notre interdépendance avec les autres acteurs sociaux.

L’intervision et l’évaluation de la pertinencede notre action éducative

Il nous faut donc rechercher du côté d’une évaluation subjective,s’apparentant plutôt à un accompagnement et à une compréhensionréciproque des interventions.

146 ADOLESCENTS DIFFICILES… ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ

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Il manque d’études, de formation, de compétences dans ce domaine…La particularité même des situations et des jeunes pris en charge isole lesservices et les travailleurs qui ont choisi d’assumer ces missions.

La valeur d’un service doit pouvoir s’apprécier en fonction de lapertinence de son intervention éducative, même si, pour ce faire, elles’éloigne des règles édictées.

Il est dès lors fondamental de chercher à développer un nouveauregard sur ces interventions, regard qui s’appuie plus sur une transpa-rence des pratiques et sur un partage de celles-ci (intervision) que surdes règles objectives totalement inadaptées à la réalité subjective deces prises en charge.

Évaluer notre action peut nous aider à affiner nos interventions età mieux conjuguer nos efforts entre intervenants sociaux, mais il nousparaît inutile, voire dangereux, d’user de modes d’évaluation inadéquats.

Contrôler le respect des règles spécifiques n’a valeur que decontrôle et peut même dans certains cas entraver une action éducativeglobale pertinente.

Évaluer la qualité d’une intervention à la mesure des résultatsobtenus est difficile à mettre en œuvre vu le nombre, la complexité etl’interdépendance des facteurs en jeu. Il peut même parfois être dan-gereux de viser à tout prix des résultats tangibles.

À ces types d’évaluation finalement peu opérants, nous préféronsune évaluation subjective qui tienne compte des interactions des dif-férents services en présence et qui privilégie l’accompagnement et lacompréhension des interventions. Nous devons en effet prendreconscience que notre travail n’est qu’une brique d’un large édifice quise construit grâce à une multitude d’expériences et d’actions et que cetédifice fait partie intégrante d’un être humain avec ses ressources, sessurprises, ses choix. Ce qui n’empêche pas de s’efforcer de connaîtrela qualité, la composition et la forme à donner à cette brique en fonc-tion des autres pièces de l’édifice…

***

ÉVALUATION DE NOTRE TRAVAIL 147

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À toutes fins utiles… (Souvenir)Georges CAPART – La Bastide blanche

Les comptes, les conneries de nos jeunes, les rapports aux mandants,les paperasses, les réunions… ne laissent guère de place à l’inspira-tion ou de temps pour la transpiration.Parti pour écrire un billet d’humeur, je me retrouve avec ce souvenir,révélateur du métier.À toutes fins utiles…

X nous arrive à dix-sept ans, avant-bras et poignets lacérés à coups decutter. Plus tard, il nous fera une sérieuse tentative de suicide : coma,hôpital, soins intensifs…Il s’en sort.Dans les semaines qui suivent, il arrive vaille que vaille à travailleravec des chevaux, dans un manège.Il tombe amoureux d’une fille qui travaille avec lui.Il est majeur, nous le perdons un peu de vue.

Un an après, je le retrouve avec son amie et leur bébé, responsabled’un manège équestre où il donne des cours d’équitation à desenfants. Il est visiblement en grande forme et on ne peut ignorer lebonheur qui se lit sur son visage.Entre deux occupations, il me dit : « Si j’en suis là, c’est bien grâce àla Bastide blanche ! »

C’est une manière de faire une évaluation ;évaluation à court terme, bien sûr :que deviendra-t-il dans dix ans, dans vingt ans?

En attendant, tous nos vœux l’accompagnent.

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Conclusions

Pour conclureLes auteurs

Nous voici au terme de notre écriture. Un parcours fait de motschargés de sens et d’émotions, et porteurs nous l’espérons de cettesubtile alchimie d’échanges entre des adolescents et leurs aînés, pro-fessionnels de l’éducation. Des histoires, des témoignages, desréflexions où l’inexpérience, la révolte et l’incompréhension dumonde côtoient une action raisonnée et profondément respectueuse dela personne humaine.

Parce que c’est exclusivement de celle-ci qu’il est question.

L’aide à la jeunesse n’est pas une entité isolée du reste du monde.Elle fait partie de la vie, comme l’école, l’administration, les pro-

priétaires, les parents, la famille, les copains, la sexualité, l’amour, letravail, les loisirs, etc. Ces mots du quotidien résonnent dans la vie dechacun d’entre nous : jeunes, parents, éducateurs.

Les interventions décrites au long de ces pages se veulent atten-tives à la richesse de l’échange avec autrui.

Il n’est pas question d’appliquer des solutions toutes faites à desconsommateurs plus ou moins volontaires, mais d’aider des adoles-cents en souffrance à mettre en œuvre leurs ressources personnelles.Pour cela nous préconisons de mettre à leur disposition un accompa-gnement professionnel et humain, qui a la volonté et les moyens

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d’adapter le scénario à l’environnement, aux comportements, auxcroyances, à l’identité, au sens… bref à tout ce qui fait l’homme.

De leur donner les moyens, dans ce monde complexe et enconstant devenir, d’ouvrir les portes d’autres « possibles ».

Un placement en institution, des difficultés de vie, les aléas dechaque journée, la relation à autrui… c’est cela notre territoire. Àchacun sa carte, pour comprendre le passé et agir, ici et maintenant ;pour construire demain et non pour que demain arrive. Les événementsse succèdent. Ça n’arrête jamais. Heureusement, nous croyons auxcompétences de chacun de ceux et celles avec qui nous cheminons.

***

En guise d’au revoirGeorges CAPART – La Bastide blanche

Ce que je voudrais vous dire avant de m’en aller, à vous, éduca-teurs et éducatrices.

Que votre professionnalisme ne dessèche pas votre cœur pour qu’ilpuisse encore se réjouir lorsque des jeunes que vous avez pris encharge réussissent et s’en sortent, mais qu’il souffre, votre cœur, deleurs échecs et de leurs déviances.Qu’il puisse partager, votre cœur, jusqu’à pouvoir pleurer aveceux, de joie ou de peine.Ayez de la patience, le temps travaille avec vous ; sachez par-donner jusqu’à septante-sept fois, puis cent fois sur le métier…Que votre autorité les guide.Que la qualité de votre présence, que votre attention laisse au cœurde vos jeunes une richesse qui ne passera pas.Soyez des professionnels: que cela ne vous empêche pas de les aimer.

(Georges Capart aura pris sa retraite lorsque paraîtront ces lignes.)

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LexiqueUn soir, au souper.La jeune fille :Je ne comprends pas pourquoi vous, les éducateurs, vous accordez autant d’importance « aux mots et au contexte ».L’éducateur :Nous leur accordons de l’importance parce qu’ils sont des jalons qui nous permettent de construire le territoire des autres.La jeune fille :Si tu le dis !L’éducateur :Un exemple? Si un passant dit à un pêcheur : « Vous avez pris quelque chose? » les gens sourient.La jeune fille…L’éducateur :Attends… Et si un mec dit à ses copains toxicomanes : « Vous avez pris quelquechose? »La jeune fille :Vu sous cet angle, c’est clair !L’éducateur :CQFD.

Les abréviationsAS Assistant(e) social(e).

AMO Aide en milieu ouvert. (AJ). A pour activité l’aide préventive au béné-fice des jeunes dans leur milieu de vie et dans leurs rapports avec l’envi-ronnement social.

AWIPH Agence wallonne pour l’intégration de la personne handicapée. (RW).

AJ Aide à la jeunesse. (Communauté française).

CEFA Centre d’Éducation et de Formation en Alternance. (Enseignement).

CAS Centre d’accueil spécialisé. (AJ). A pour mission d’organiser un accueilcollectif de quinze jeunes qui nécessitent une aide particulière et spécia-lisée eu égard à des comportements agressifs ou violents, des problèmespsychologiques graves, des faits qualifiés infraction répétitifs ou lorsquela demande d’accueil concerne un jeune qui est confié au groupe des ins-titutions publiques de protection de la jeunesse.

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CAU Centre d’accueil d’urgence (AJ). A pour mission d’organiser en perma-nence un accueil collectif de sept jeunes au moins qui nécessitent uneaide urgente consistant en un hébergement en dehors de leur milieu fami-lial de vie. Contribue à l’élaboration de programmes d’aide pouvant êtremis en œuvre à l’issue de l’accueil du jeune par le centre selon les direc-tives données en ce sens par l’instance de décision.

CF Communauté française.

COE Centre d’orientation éducative. (AJ). A pour mission d’apporter aujeune, à ses parents ou à ses familiers un accompagnement social, édu-catif et psychologique dans le milieu socio-familial ou, en suite de l’ac-compagnement, une mise en autonomie.

COO Centre d’observation et d’orientation. (AJ). A pour mission d’organiserl’accueil collectif et l’éducation de dix à quinze jeunes qui présentent destroubles et des comportements nécessitant une aide spécialisée en dehorsde leur milieu familial et justifiant par leur gravité l’observation, l’ana-lyse approfondie et une action spécifique visant au dépassement de lacrise par le biais d’un encadrement adapté à cette fin. Le centre établitpour chaque jeune un bilan d’observation et un projet d’orientation favo-risant, si possible et si l’intérêt du jeune ne s’y oppose pas, la réinsertiondu jeune dans son milieu familial de vie.

CPA Centre de premier accueil. (AJ). Même mission que le COO.

CPAS Centre public d’aide sociale. (Communal).

DGAJ Direction générale de l’aide à la jeunesse. (Administration de laCommunauté française).

IMP Institut médico-pédagogique (AWIPH).

IPPJ Institution publique de protection de la jeunesse, à régime ouvert oufermé. (AJ). Peuvent y être placés (art. 37 de la Loi) des mineurs de plusde douze ans ayant commis un fait qualifié infraction (art. 36/4 de laLoi). Pour les filles, Saint-Servais (ouvert et fermé). Pour les garçons :Wauthier-Braine (ouvert), Braine-le-Château (fermé), Jumet (ouvert) etFraipont (ouvert et fermé).

PMS Centre psycho médico social (enseignement).

PPP Projet pédagogique particulier. (AJ). A pour mission d’organiser unprojet particulier et exceptionnel d’aide aux enfants et aux jeunes en dif-ficulté. Cette aide est apportée selon des modalités particulières nonprévues par les arrêtés spécifiques.

RW Région wallonne.

SAJ Service d’aide à la jeunesse. (AJ). Dirigé par le conseiller.

SPJ Service de protection judiciaire. (AJ). Dirigé par le directeur.

TJ Tribunal de la jeunesse. (Ministère fédéral de la Justice). Parquet et jugesde la jeunesse.

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DiversCONSEILLER, CONSEILLÈRE: il ou elle dirige le service de l’aide à la jeunesse

(SAJ) dans chaque arrondissement, conformément au décret de 1991 ; il proposeet conclut des accords d’aide aux bénéficiaires et à leur famille.

DÉLÉGUÉ (E) : travailleur social de terrain et membre du service social du tribunalde la jeunesse (TJ), du service de protection judiciaire (SPJ) ou du service d’aideà la jeunesse (SAJ).

DIRECTEUR, DIRECTRICE: il ou elle dirige le service de protection judiciaire (SPJ)dans chaque arrondissement, conformément au décret de 1991; il met en œuvre lesmesures prises par le juge de la jeunesse en application de l’article 38 du même décret.

EVERBERG: Centre de placement provisoire (fermé, de type carcéral) pour mineurs(garçons de plus de quatorze ans) ayant commis un fait qualifié infraction (grave),créé le 01.03.2002 à Everberg par l’État fédéral avec la coopération desCommunautés française et flamande.

MAISON FAMILIALE: petit service résidentiel (AJ). A pour mission de prendre encharge au minimum six et au maximum dix bénéficiaires en vue de leur offrir uncadre familial (Arrêté Communauté française du 07.12.1987 abrogé le15.03.1999).

MANDANTS: Les conseillers, les directeurs et les juges de la jeunesse.

MILIEU FERMÉ: hébergement privatif de liberté (uniquement en IPPJ ou àEverberg).

RÉFÉRENT: travailleur social – éducateur – chargé spécialement de la prise encharge et de l’accompagnement individuel d’un jeune au sein d’un service ou àpartir de celui-ci.

TYPE 8 : enseignement spécialisé adapté aux besoins éducatifs des enfants atteints detroubles instrumentaux.

Les articles de la loi du 8 avril 1965 (État fédéral) et du décret du 4 mars 1991 (Gouvernement de laCommunauté française)Art. 36/4 de la Loi de 1965.

Le tribunal de la jeunesse connaît des réquisitions du ministère public à l’égard despersonnes poursuivies du chef d’un fait qualifié infraction commis avant l’âge dedix-huit ans accomplis.

Art. 38 de la Loi de 1965.

Si la personne déférée au tribunal de la jeunesse en raison d’un fait qualifié infrac-tion était âgée de plus de seize ans au moment de ce fait et que le tribunal estimeinadéquate une mesure de garde, de préservation ou d’éducation, il peut, par déci-sion motivée, se dessaisir et renvoyer l’affaire au ministère public aux fins depoursuites devant la juridiction compétente en vertu du droit commun s’il y a lieu.

LEXIQUE 153

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Art. 53 de la Loi de 1965.

S’il est matériellement impossible de trouver un particulier ou une institution enmesure de recueillir le mineur sur-le-champ et qu’ainsi les mesures prévues à l’ar-ticle 52 ne puissent être exécutées, le mineur peut être gardé provisoirement dansune maison d’arrêt pour un terme qui ne peut dépasser quinze jours. Article abrogédepuis le 01.01.2002.

Art. 38 du Décret C.F. de 1991.

Le tribunal de la jeunesse connaît des mesures à prendre à l’égard d’un enfant, de safamille ou de ses familiers lorsque l’intégrité physique ou psychique d’un enfant…est actuellement et gravement compromise et lorsque des personnes investies de l’au-torité parentale… refusent l’aide du conseiller ou négligent de la mettre en œuvre.

Le tribunal de la jeunesse peut, après avoir constaté la nécessité du recours à lacontrainte, – soumette l’enfant ou sa famille à des directives ou à un accompa-gnement d’ordre éducatif ;

• décider… que l’enfant sera hébergé temporairement hors de son milieufamilial de vie ;

• permettre à l’enfant, s’il a plus de seize ans, de se

• fixer dans une résidence autonome.

Ces mesures sont mises en œuvre par le directeur, assisté du service de protectionjudiciaire…

Art. 39 du Décret C.F. de 1991.

En cas de nécessité urgente de pourvoir au placement d’un enfant… le tribunal dela jeunesse peut, soit prendre une mesure de garde provisoire pour un délai qui nepeut excéder quatorze jours, soit autoriser le conseiller à placer l’enfant de moinsde quatorze ans pour un terme qui ne peut excéder quatorze jours.

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Les services qui ont participé à la rédaction de ce livre

LA BASTIDE BLANCHE – CAS depuis le 1er janvier 2002Rue de l’Abattoir 62 – 6200 ChâteletTel : 071/39 53 28 – Fax : 071/40 23 79e-mail : [email protected]ébergement de 15 garçons de 14 à 18 ans (prolongation possible jusqu’à 20 ans)

LE FOYER RETROUVÉ – CAS depuis le 1er janvier 2002Rue Jean Volders 2 – 6043 Ransart (Charleroi)Tel : 071/35 06 75 – Fax : 071/35 73 85e-mail : [email protected]ébergement de 15 garçons de 15 ans à 18 ans

LA MAISON HEUREUSE – CAS depuis le 1er décembre 2001Rue Émile Vandervelde 536 – 4610 BellaireTel : 04/362 67 99 – Fax : 04/370 00 06e-mail : [email protected]ébergement de 15 filles de 12 ans à 18 ans

LE TOBOGGAN – CAS depuis le 1er janvier 2002Route d’Obourg 16 – 7000 MonsTel : 065/36 11 49 – Fax : 065/33 70 83e-mail : [email protected]ébergement de 15 filles de 14 ans à 18 ans

ALTITUDE 500 – L’ORÉE – CAS et PPP depuis le 1er janvier 2002Domaine de Beauplateau – Allée des Hêtres, 1 – 6680 Sainte-OdeTel : 061/68 80 43 – Fax : 061/68 87 80Accueil résidentiel et non résidentiel de jeunes (filles ou garçons) à partir de15 ans, 12 jeunes dans le projet CAS et 14 jeunes dans le PPP

VENT DEBOUT – PPP depuis le 1er mai 2002Rue des trois Rivages 39 – 4020 LiègeTél : 04/362 40 43 – Fax : 04/362 11 78e-mail : [email protected] résidentiel de 12 jeunes (filles ou garçons) de 14 à 18 ans

SERVICE AIRS LIBRES – PPP depuis le 1er janvier 2002Rue des Combattants, 43 – 7603 FroyennesTel : 069/88 81 94 – Fax : 069/88 81 81e-mail : [email protected] résidentiel et non résidentiel de 15 jeunes (filles ou garçons) de 14 à 18 ans

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LA POMMERAIE – PPP depuis le 1er janvier 2002Rue de Gesves 10 – 5340 Faulx-les-TombesTel : 081/57 07 46 – Fax : 081/57 01 40e-mail : [email protected] – site : www.pommeraie.beHébergement et prise en charge de 15 garçons de 12 ans à 18 ans

OASIS ASBL – PPP depuis le 1er février 2003Siège social, direction, comptabilité, secrétariat et Antenne Dolhain :Rue Moulin en Rhuyff 20 – 4830 Dolhain LimbourgTel : 087/76 51 89 – Fax : 087/76 40 77e-mail : [email protected] liégeoise :bd Émile de Laveleye 114/052 – 4020 LiègeTel : 04/344 44 49 – Fax : 04/341 03 59e-mail : [email protected] en charge individuelle de 15 jeunes (filles ou garçons)De 0 à 18 ans pour les interventions familialesDe 16 à 18 ans pour les accompagnements en logement autonomeDeux lits pour l’hébergement d’urgence des jeunes pour lesquels nous sommesmandatés.

FOYER LILLA MONOD – PPP en demande d’agrémentRue du Prévôt 26 – 1050 IxellesTel : 02/537 94 06 – Fax : 02/537 65 93e-mail : [email protected]ébergement de 18 filles de 14 ans à 18 ans (dont 3 jeunes telles que décritesdans l’Arrêté des C.A.S.)

Autres services appartenant au Groupementdes CAS et PPP

L’ODYSSÉE – CAS depuis le 1er janvier 2002Rue du Redeau 68 – 5530 YvoirTel : 082/61 03 96 – Fax : 082/61 03 92Chaussée de Dinant 980 – 5100 WépionHébergement de 11 jeunes (filles ou garçons) de 14 ans à 18 ans

LE CHENAL (DE L’AMARRAGE) – PPP depuis le 1er janvier 2002Rue de Virginal 15 – 7090 HennuyèresTel : 067/64 60 77 – Fax : 067/64 60 77e-mail : [email protected] – site : www.amarrage.beHébergement de 10 jeunes (filles ou garçons) de 15 ans à 18 ans

OCTOGONES-LE CHANMURLY – PPP depuis le 1er février 2003Rue de Sélys 31 – 4000 LiègeTel : 04/252 50 66 Fax : 04/252 77 87e-mail : [email protected] [email protected] dans le milieu de vie de 8 adolescents (filles ou garçons)

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Bibliographie

L’assistante sociale demande à Grégory s’il sait à quelle mutuelle il est affilié.

Il répond, avec la plus grande assurance :– La Lufthansa

AICHORN A., Jeunesse à l’abandon (trad. française de : VerwarhlosteJungen), Privat, 1975 – Réédité : Éditions du champ social, 2000.

AUSLOOS Guy, La Compétence des familles, ERES – Relations, 1995.

BELPAIRE François, Intervenir auprès des jeunes inadaptés sociaux :approche systémique, Privat – Méridien, 1994.

BETTELHEIM Bruno, L’amour ne suffit pas, Fleurus – Coll. Pédagogie psy-chosociale, 1970, 1975, Dunod, 1997.

BORN Michel, CHEVALIER Vinciane, « Les approches comportementales etcognitives dans l’éducation des jeunes à conduite agressive » in LEPOT-FROMENT, Éducation Spécialisée, De Boeck, 1996.

CHARTIER Jean-Pierre, Les Adolescents difficiles, Dunod, 1997.

CYRULNIK Boris, Les Vilains Petits Canards, Odile Jacob, 2001.

DE BACKER Bernard, Du Mur à l’ouvert, Luc Pire – Coll. Détournement defond, 2001.

DELUMEAU Jean, Le Péché et la peur, Fayard – Coll. Histoire.

DESMARAIS Danièle and co, Les Pratiques de réseau, ESF, 1987.

PLUYMACKERS Jacques in MONY Elkaïm, Les Pratiques de réseau, Santémentale et contexte social, ESF, 1987.

DIATKINE G., BALIER S., « Psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent »in LEBOVICI S., DIATKINE R., SOULE S., Nouveau traité de psychiatrie del’enfant et de l’adolescent, PUF, Paris, 1999.

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GOFFMAN Erving, Asile (Études sur la condition sociale des maladesmentaux), Minuit – coll. Sens commun, 1968.

HAYEZ Jean-Yves, KINOO Philippe, MEYNCKENS-FOUREZ Muriel, RENDERS

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LE BRETON David, « Adolescence du risque », in Autrement (revue – n° 211).

PEETERS Jos, Des adolescents difficiles et leurs parents, Belin – coll.Comprendre, et De Boeck, 1997.

REDL F., WINNEMAN D., L’Enfant agressif, Fleurus, 1973.

SCHOUTEN Jan, HIRSCH Siegi, BLANKENSTEIN Han, Garde ton masque – Priseen charge d’adolescents difficiles en structure d’hébergement : l’expé-rience de Zandwijk, Erès – coll. Relations, 1993.

SINELNIKOFF N., Les Psychothérapies (Inventaire critique), ESF, Coll. Art dela psychothérapie, 1993.

WINNICOT Donald Woods (trad. fr.), De la pédiatrie à la psychanalyse (Latendance antisociale), Payot, Sciences Humaines, 1956, 1969.

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Pour recevoir notre catalogue :Editions Luc Pire, 37 Quai aux Pierres de taille, 1000 Bruxelles (Belgique)Tél. : 02/640 85 96 [email protected] : 02/646 72 22 http: //www.lucpire.be

Voix d ’accès

Voix po l i t iques

Voix durablesVoix du r i re

Voix de le t t res

Voix personnel les

• Paroles de délégués, récits et témoignages de tra-vailleurs sociaux de l’aide à la jeunesse (SAJ-SPJ) -Collectif.

• Jeunes filles, objets ou sujets ? - Sous la directionde Pascal Iacono et José Recht.

• Itinéraire d’une rencontre, l’aventure au service d’unprojet social - Viviane Buekenhout, Yves Kayaert.

• L’exclusion et l’insécurité d’existence en milieuurbain - Bernadette Bawin-Legros.

• La dignité… parlons-en, chronique de vingt-cinq ansd’application de l’aide sociale - Réalisé par le mou-vement Luttes Solidarités Travail (LST).

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ACHEVÉ D’IMPRIMER EN SEPTEMBRE 2003 SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE FORTEMPS À WANDRE.