2. labelle-maurice merleau-ponty et la genèse de la philosophie politique de claude lefort

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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article Gilles Labelle Politique et Sociétés, vol. 22, n° 3, 2003, p. 9-44. Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/008849ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf Document téléchargé le 30 janvier 2011 04:57 « Maurice Merleau-Ponty et la genèse de la philosophie politique de Claude Lefort »

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  • rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

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    Gilles LabellePolitique et Socits, vol. 22, n 3, 2003, p. 9-44.

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    Maurice Merleau-Ponty et la gense de la philosophie politique de Claude Lefort

  • MAURICE MERLEAU-PONTY ET LA GENSE DE LA PHILOSOPHIEPOLITIQUE DE CLAUDE LEFORT

    Gilles LabelleUniversit dOttawa

    Lobjectif poursuivi dans cet article est dinterroger la gense de laphilosophie politique de Claude Lefort, qui mapparat mconnue, et sasignification. Je souhaite dfendre deux thses, lune propos de lagense de cette philosophie, lautre propos de sa signification.

    On a souvent relev que la philosophie politique de C. Lefort taitne dune rupture avec le marxisme 1. Cela parat indniable, ne serait-ce que parce que C. Lefort sest plusieurs reprises expliqu sur sonparcours et quil a chaque fois mis en vidence limportance de sa rup-ture avec le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie la fin desannes 1950 2. Ceci dit, je soutiendrai cependant la thse que lesdplacements conceptuels qui sont intervenus dans sa pense et quilont amen se situer sur le terrain de la philosophie politique se com-prennent au mieux si on les met en rapport dabord avec le dbat pro-pos du marxisme dans lequel sest engag Maurice Merleau-Pontydans Les aventures de la dialectique et, ensuite, avec les effortsdploys par C. Lefort dans ses crits des annes 1950 afin de saisir la fois la signification et les difficults du marxisme. Autrement dit, jesoutiendrai la thse, tonnante du point de vue de la doxa qui sestconstitue autour de la philosophie politique de C. Lefort, quon doit,pour en saisir la gense, accorder une importance dterminante au rap-port quelle entretient avec le travail de Marx.

    Par ailleurs, les trs nombreux travaux quon peut associer d-sormais la philosophie politique laissent entendre que le projet

    Politique et Socits, vol. 22, no 3, 2003

    1. Cest le point de dpart de louvrage de Hughes Poltier, Passion du politique. Lapense de Claude Lefort, Genve, Labor et Fides, 1998 ; voir aussi, du mmeauteur, Claude Lefort. La dcouverte du politique, Paris, Michalon, 1997.

    2. Voir, entre autres, Claude Lefort, Prface , lments dune critique de labureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p. 7-15, et Limage du corps et le totali-tarisme , Linvention dmocratique. Les limites de la domination totalitaire,Paris, Fayard, 1981, p. 160-163.

    Gilles Labelle, dpartement de science politique, Universit dOttawa, Ottawa(Ontario), Canada, K1N 6N5.

    Courriel : [email protected]

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  • lefortien de sa restauration 3 sest concrtis en France durant lesdeux dernires dcennies environ 4. Ici encore, lencontre de ce quela doxa nonce, je dfendrai la thse que la manire, au moins dans lecas de C. Lefort, dont sest opre ladite restauration cest--dire,pour dire les choses rapidement, sur la base dune thorie des rgimesqui fait de la dmocratie une sorte de rgime philosophique rend tout le moins problmatique le statut de la philosophie politique.Pour formuler le problme en peu de mots : si la dmocratie ralise ,en quelque sorte, la philosophie, en quoi celle-ci conserve-t-elle unepertinence et un sens propre ?

    LES AVENTURES DE LA DIALECTIQUE :DE MAX WEBER GEORG LUKCS

    Il est hors de question de rappeler ici lensemble du parcours deMerleau-Ponty. Ce quil sagit de faire ressortir est simplement le sensde quelques questions poses par celui-ci quant la signification dumarxisme, en particulier dans Les aventures de la dialectique.

    Cet ouvrage souvre par une discussion de luvre de MaxWeber 5. Cest que, selon Merleau-Ponty, Weber a reformul avecclart la question qui constitue le legs par excellence des temps mo-dernes et laquelle le marxisme a cherch rpondre : lhistoricit oula conscience historique conduit-elle fatalement la dissolution de lanotion de vrit ? Autrement dit, la disparition de tout absolu (Dieu,la Nature, etc.) condamne-t-elle fatalement supposer que lorienta-tion dans lhistoire dpende dsormais de choix subjectifs, en dfini-tive injustifiables ? Questions qui se posent avec dautant plus dacuitque surmonter le relativisme ne peut simplement vouloir dire lignorer en raffirmant, par exemple, lactualit de la Loi divine ounaturelle. La conscience historique tant irrversible, il faudrait cher-cher dpasser vraiment le relativisme, cest--dire aller plus loindans le mme sens afin de trouver une nouvelle figure de l absolu au sein mme du relatif 6 .

    La position de Weber lgard de ces difficults et de ces pro-blmes serait, du moins selon la lecture quen propose Merleau-Ponty,pour lessentiel la suivante. Au point de dpart, il faut admettre que la

    10 GILLES LABELLE

    3. C. Lefort, La question de la dmocratie , Essais sur le politique XIXe-XXe sicles,Paris, Seuil, 1986, p. 17.

    4. On peut mentionner les noms dauteurs tels que Pierre Manent, Alain Renaut,Philippe Raynaud, Miguel Abensour, etc.

    5. Merleau-Ponty prcise cependant quil sagit pour lui d interprter librement Weber et donc aucunement de faire uvre de philologue (Les aventures de ladialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 25, 18).

    6. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 43-44.

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  • conscience historique, qui ne se prsente jamais autrement que commeune culture particulire, na dautre choix que dlaborer des mo-dles (des types-idaux ) enracins dans un lieu et un temps dter-mins afin de tenter de comprendre la ralit de socits diffrentes.Or, comme rien ne peut garantir que ces modles puissent rellementpermettre de saisir la texture de ces socits, il faut galement admet-tre que leffort de comprhension dans lequel sengage la consciencehistorique est indissociable la fois du pluralisme (toute recherche nepeut que mener des dbats quant la valeur des rsultats) et, par lefait mme, dun continuel retour du chercheur sur son travail. Autre-ment dit, tout effort pour saisir ce qui nappartient pas en propre saculture est indissociable dun travail continu d autocritique de lapart du chercheur. La culture, ds lors, apparat historique en un dou-ble sens : non seulement en ce quelle est inscrite dans un horizon par-ticulier, mais aussi en ce quelle dessine un avenir, puisquelle ouvresur un travail constamment reprendre. Et cest prcisment en celaque la conscience historique peut dpasser le particularisme danslequel elle paraissait dabord enferme : car en cherchant saisir la

    Maurice Merleau-Ponty et la gense de la philosophie politique 11

    Rsum. Pour comprendre la gense de la philosophie politique deClaude Lefort, il faut dabord examiner la critique du marxisme que MauriceMerleau-Ponty propose dans Les aventures de la dialectique. Pour celui-ci, lemarxisme est condamn osciller entre deux ples aussi intenables lun quelautre : ou bien il fait du proltariat lincarnation de la praxis, qui se dfinitcomme fusion de la thorie et de la pratique, ou bien il objective le proltariatet se fait par l le ngateur de la praxis. Le marxisme de C. Lefort au coursdes annes 1950 est une illustration de cette oscillation. Or, lanalyse descrits ultrieurs de Merleau-Ponty montre quil reconduit loscillation propreau marxisme aprs lavoir pourtant critique. La philosophie politique deC. Lefort demeure aussi prise dans une telle oscillation, hsitant entre unethorie de la dmocratie qui en fait une sorte de rgime philosophique et unelaboration qui sappuie sur lide que la dmocratie est aveugle elle-mmeet a besoin dun dehors pour snoncer.

    Abstract. In order to understand the genesis of Claude Leforts politicalphilosophy, one must first examine Maurice Merleau-Pontys critique ofmarxism in Adventures of the Dialectics. For Merleau-Ponty, marxism willalways be caught in an oscillation : either it identifies the proletariat to thepraxis, or it objectifies the proletarian class, therefore negating the praxis.C. Leforts marxism during the 1950s is an example of this oscillation. It isremarkable to see that Merleau-Pontys writings after his critique of marxismare still caught in that oscillation. The same can be said of C. Leforts politi-cal philosophy, which hesitates between a theory of democracy in whichdemocracy is a kind of philosophical regime and a theory based on the ideathat democracy is blind to itself and therefore needs an outside to get anexact idea of what it is.

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  • texture de socits diffrentes, la conscience historique y dcouvre luvre une conscience qui, par del les reprsentations formellesquelle donne delle-mme, lui est apparente. En effet, en cherchant se saisir de l objet que constituent, pour elle, les socits dif-frentes, la conscience historique est amene y reconnatre un ensem-ble de traces laisses par dautres sujets 7 . En dautres mots, elle estamene reconnatre que la texture du monde social-historique estpartout la mme, cest--dire quelle est tisse par la culture, par desensembles de penses et dactes poss par des tres enracins dans deslieux et des temps particuliers et qui cherchent sorienter dans lemonde en reconsidrant constamment leurs positions 8. En ce sens, laconscience historique en vient, mesure quelle se penche sur dautresfigures de la conscience, se reconnatre partout luvre dans lhis-toire. Elle apparat ds lors Weber comme le vritable universel 9 ,elle seule transcende les lieux et les temps particuliers. Reste ds lors poser la question de la manire dont pourrait se traduire, du point devue de lorientation des tres dans le monde, ce statut de la consciencehistorique : en quoi le fait pour celle-ci de sidentifier lhistoire pour-rait-il fournir des repres permettant de fonder des choix, dviter lerelativisme ?

    Selon Merleau-Ponty, on ne trouve pas de rponse satisfaisante cette question dans luvre de Weber. Certes, les types-idaux,puisquils ne dcrivent pas des essences mais cherchent plutt cerner des faits ou des vnements historiques ambigus, indiquentlexistence de structures fcondes dans le monde social-historique,cest--dire de matrices symboliques contenant des possibles qui nont pas t raliss mais pourraient ltre en tant ractivs ici etmaintenant 10. Par l, Weber en arrive lide dune appropriationactive par la conscience historique de son statut, de sorte quelle puisseviser la constitution dun monde fond sur la reconnaissance par tousles tres du fait que le tissu social-historique nest rien dautre quune dialectique entre l interrogation (mme si souvent les questionsne sont que confusment poses ) et un ensemble de rponses qui,parce quelles sont enracines dans des temps et des lieux dtermins,sont constamment susceptibles dtre r-interroges. Une politique estainsi esquisse dont laxe serait la reconnaissance pratique de ce quenous sommes tous des hommes de culture, dous de la capacit de

    12 GILLES LABELLE

    7. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 44.8. Lhistoire entire est [] action cest--dire choix au sens de rponses

    une interrogation qui est constitutive de toutes les socits (M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 17, 30-32).

    9. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 32, 36.10. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 20, 26, 25. Sur la notion de

    fcondit , voir Merleau-Ponty, Le langage indirect et les voix du silence ,Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 73.

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  • prendre position consciemment lgard du monde et de lui prter unsens 11 . Aussi peut-on dire que Weber situe son entreprise sur le ter-rain de la dialectique, cest--dire dune pense qui rveille chaquemoment notre tonnement devant le monde et devant lhistoire et qui,ce faisant, nous livre moins les clefs de lhistoire quelle ne la restituecomme interrogation permanente en nous la prsent[ant] []comme gnalogie de la vrit 12 . Cependant, Weber ne va gure au-del de lesquisse dune telle politique, ce qui fait que sa rflexion poli-tique tourne court. Essentiellement, lauteur de Lthique protestantene va pas jusquau bout du relativisme et, en consquence, ne russitpas le dpasser. Il ne se dbarrasse en effet jamais de lide dunpoint de vue absolument vrai sur lhistoire, dun point de vue de sur-vol ou de surplomb 13 . Le pluralisme de la comprhension et lareformulation permanente des types-idaux dessinent pour lui les traitsdune courbe asymptote : plutt que dincarner la vrit, laquelle seraitramene par l une gnalogie continue du vrai, les types-idaux sontconus comme des lments dune mthode qui permet seulement desapprocher de la ralit, qui demeure inatteignable. Aussi, toute vrit laquelle prtend la conscience historique demeure-t-elle seulement relative , puisquelle fait constamment lobjet dune comparaisonavec une vrit absolue . Reprenant par l le dualisme kantien, quispare les noumnes (inconnaissables) des phnomnes (connais-sables), Weber en reste ainsi une opposition entre un sujet prsumdu savoir absolu (mais qui ne sincarne pas dans la ralit), qui lob-jet livre tous ses secrets, et un sujet concret de la connaissance his-torique qui, par dfinition, en arrive un savoir forcment de moindrevaleur sur un objet qui lui chappe toujours en partie. En ce sens,Weber nhistoricise pas tout, il reste domin par lide dune vritsans condition et sans point de vue, et, en regard de ce savoir absolu,de cette pure thorie, notre savoir progressif est dgrad au rangdopinion, de simple apparence 14 . Or, cette position nest pas sansentraner dimportantes consquences sur le plan politique. Dun ct,Weber admet la ncessit de la dcision, laquelle apparat aux yeux decelui qui la subit forcment subjective, voire arbitraire, puisquelle at prise dans lincertitude. Autrement dit, en conservant lide dunevrit absolue et en lui en opposant une autre, seulement relative,Weber se condamne penser lacteur politique comme porteur auxyeux de son adversaire dun ensemble de valeurs qui ne sont jamaisparfaitement justifiables. Par l, lactivit politique se trouve coupe deluniversel et associe lirrationnel et violence. De lautre ct, etprcisment parce que la vrit nest jamais que relative, Weber admet

    Maurice Merleau-Ponty et la gense de la philosophie politique 13

    11. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 35, 32.12. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 78-79.13. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 59.14. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 44.

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  • lide que cest peut-tre ladversaire que lon affronte qui, au fond, araison. Do, chez lui, un souci du pluralisme et de la tolrance qui per-met, selon Merleau-Ponty, de lassocier au libralisme. condition,cependant, de prciser quil sagit dun libralisme hroque 15 ,cest--dire dun libralisme qui, au contraire du libralisme classiquesupposant que le contrat ou le march peuvent aboutir lharmoniesociale, admet la fois la ncessit de la dcision, lincertitude surlaquelle elle repose et par l mme limpossibilit de dpasser les con-flits. Si le libralisme weberien est admirable en ce quil refuse de nierles difficults auxquelles il fait face et cherche plutt les assumer, ilimporte cependant de se demander sil nest pas en dfinitive un prag-matisme valable surtout (voire seulement) dans des priodes de calmesocial, quand les contradictions sont apaises et les conflits violents,absents. Il laisserait, en revanche, les acteurs pour ainsi dire dmunisdans des situations-limites (crise sociale, guerre, etc.) o il fautimprativement sengager. Dans ces cas, il ny aurait aucun critre leurpermettant la fois de sorienter autrement que sur la base de consid-rations subjectives et de dterminer le degr de tolrance quilsdevraient manifester lgard de leurs adversaires. Par consquent,ce libralisme, tout hroque quil soit, ne peut en ralit que viser comme le libralisme classique cette fois, lequel est un conser-vatisme qui ne savoue pas maintenir lhistoire dans la zone oelle chappe aux antinomies 16 .

    Ce nest pas un hasard, conclut Merleau-Ponty la fin du chapitredes Aventures consacr Weber, si les meilleurs des marxistes ontcru trouver chez ce dernier une rflexion sur les conditions [d]unedialectique historique srieuse 17 . Le marxisme weberien , quilfaut appeler ainsi parce quil part du problme pos par Weber com-ment la fois admettre que lhistoire sidentifie au Tout et viter lerelativisme ? est reprable dans luvre de Georg Lukcs, en parti-culier Histoire et conscience de classe. Ce marxisme a dabord pourMerleau-Ponty cet intrt dadmettre que lhumanit est histoire depart en part et, en mme temps, de chercher penser les conditionsdune finalit, dun telos qui naurait rien dune mesure extrieure autissu social-historique mais ferait irruption du sein mme de sa lo-gique . Ce marxisme, autrement dit, irait au bout du relativisme ; ilsenfoncerait entirement dans lhistoire, refusant tout lieu de survol(do pourrait se rvler une vrit absolue en face de laquelle toutesles autres paratraient seulement relatives), et, par l mme, selonMerleau-Ponty, il aboutirait une notion nouvelle du vrai. Cela dit, etcest prcisment le sens du titre de louvrage dont il est ici question,la dialectique incarne dans le marxisme connat au XXe sicle des

    14 GILLES LABELLE

    15. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 304.16. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 37.17. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 42.

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  • aventures qui, contrairement ce que ce dernier vocable pourraitlaisser entendre, nont rien dalatoire et sont le signe de difficults quila rendent inapte constituer une rponse satisfaisante la questionlgue par Weber. Si le marxisme de G. Lukcs na rien voir avec lemarxisme stalinien, il ne le prparait pas moins, selon Merleau-Ponty,et ce, non pas accidentellement mais bien de par sa structure mme quile condamnait une sorte d oscillation annonant sa transforma-tion. Cette oscillation, on le verra, est reprable galement dans lemarxisme dont se revendiquait C. Lefort au moment o il faisait partiedu groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie.

    Pour Weber, la dialectique entre interrogations et rponses qui faitque toutes les socits sinscrivent dans lhistoire napparat en ralitexplicitement quaux yeux du seul historien. Autrement dit, toutes lessocits participent lhistoire, mais la plupart lignorent. Certaines sele cachent en dniant toute validit la notion mme dhistoire : ellesse reprsentent les rapports qui les constituent comme tant mdiatisspar des catgories naturelles ou surnaturelles, de telle sorte que cesrapports, fonds sur le sang ou la parent mythique , paraissentimpossibles interroger. La conscience historique naccde au pour-soi quavec le capitalisme moderne : car, selon G. Lukcs, seul lhomme de la socit capitaliste dtient le potentiel dassister la ralisation de la socit . Cela tient ce que le capitalisme procde une homognisation du social, quil ramne au dnominateurcommun du travail et au langage universel de largent , de tellesorte que lensemble des reprsentations illusoires et des phantasmes[] peuvent en principe tre reconnus pour tels . Le capitalisme,autrement dit, non seulement simplifie les rapports sociaux mais aussitend faire voir que ceux-ci reposent sur eux-mmes plutt que de ren-voyer des entits extra-mondaines (Dieu, la Nature, etc.) susceptiblesden rendre compte. En somme, le capitalisme porte en lui le devenir-socit de la socit , cest--dire la possibilit que les hommes semettent exister les uns pour les autres , dans la transparence 18 .Cependant, il ne sagit l que dune possibilit, dans la mesure o lecapitalisme est fond sur la domination. Au discours appuy sur lin-vocation de rfrences extra-mondaines, la socit capitaliste substituedes idologies, qui sont des discours dcrivant le devenir immuable desrapports sociaux. De la pense objective , quelle est la premire gnraliser, la socit capitaliste passe donc l objectivisme , quiprsente les rapports sociaux comme des rapports entre choses ,voire comme une sorte de seconde nature , plutt que comme desproduits historiques 19. Tout leffort du marxisme de Lukcs consiste se demander si, de lintrieur mme de la socit capitaliste, ne se pro-file pas un lieu susceptible de questionner le sens de cette seconde

    Maurice Merleau-Ponty et la gense de la philosophie politique 15

    18. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 49-52.19. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 57, 89.

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  • nature , cest--dire de se faire porteur de la conscience historique eninterrogeant radicalement le social. On connat la rponse quil donne cette question : parce quil constitue une classe exproprie , mena-ce dtre rduite ltat de marchandise, le proltariat est pouss questionner son statut, dcouvrir que celui-ci est un produit contin-gent qui ne relve pas de la nature des choses, et, par extension, saisirla texture historique des rapports sociaux. Autrement dit, dun point devue marxiste, le proltariat est lincarnation de la rationalisation et[de] la vrit , en lieu et place, comme ctait le cas chez Weber, duseul homme de culture ou de lhistorien 20. En outre, dans la mesureo la classe proltaire annonce la destruction de tout le systme declasses (en contestant son propre statut dans le capitalisme, elle vise enpremier lieu son auto-destruction), elle est porteuse de luniversel, cequi signifie quelle annonce la possibilit pour lhumanit daccder la conscience historique.

    Toute la question est, selon Merleau-Ponty, de dterminer si lemarxisme au XXe sicle sen tient cette thorie du proltariat. Onpourrait dabord demander si ce qui est dit du proltariat par lethoricien marxiste renvoie une logique intrinsque au capita-lisme ou si la mission historique de cette classe nexiste pas seule-ment dans lesprit de Marx et des marxistes. Certes, le thoricienmarxiste rpondra en invoquant que faire du proltariat un objet dela pense reviendrait nier tout le marxisme, qui a prcisment cecidoriginal quil fait de la classe proltaire un sujet-objet de lhis-toire , cest--dire le lieu o thorie et pratique fusionnent, o la praxis sincarne. Mais cela ne fait que dplacer le problme, car, denouveau, on pourrait demander si la praxis elle-mme nest pas uneprojection du thoricien. cela, le thoricien marxiste rpond finale-ment, selon Merleau-Ponty, que bien que le dilemme soit indpas-sable dun point de vue thorique, il peut ltre dans la pratique ,cest--dire que lhistoire est le lieu qui rvle que les proltaires sont capables de faire leurs les vues thoriques qui leur sont proposes par les penseurs qui, eux, sont capables [] de recueillir dans leursthses ce que les autres sont en train de vivre . Autrement dit, sil y abien un cart indpassable entre thoriciens et proltaires, qui paratrestituer un cart entre le sujet et lobjet de lhistoire, et ainsi nier lapraxis, entre eux, pourtant, peut sinstituer un ordre de la communi-cation, de lchange, de la frquentation . Cet ordre se ralise dans leParti, qui nest en ce sens pas un corollaire du marxisme mais bienson centre 21 , puisquil est le lieu o peut se raliser la fusion entrela thorie et la pratique. Mais, nouveau, ici encore, on pourrait sedemander si lon na pas seulement dplac le problme. Qui, en effet,sinon le thoricien marxiste lui-mme, est mme de juger la fois si

    16 GILLES LABELLE

    20. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 64.21. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 70-71.

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  • le Parti est bien ce lieu de communication entre les thoriciens et laclasse proltaire, et si la praxis ralise dans les faits le dpassement dela sparation entre une classe-objet et des penseurs qui se rservent letitre de sujets ? Un critique de Histoire et conscience de classe, JosephReva, vendait la mche en affirmant quil tait au fond impossible dedterminer si le proltariat tait le sujet-objet de lhistoire et le porteurde la praxis ou seulement un mythe invent par le thoricien mais quipeut tre jug bien fond en ce quil nourrit llan rvolutionnaire.Or, bien sr, une telle position revenait rdui[re] rien leffortphilosophique de G. Lukcs et du marxisme en gnral en annulantla diffrence qui les spare des idologies engendres par le capita-lisme qui, comme on la vu, sont fondes sur lobjectivisme, soit sur ladescription et la connaissance par un sujet dun objet cens exister distance de lui 22.

    Ce sont ces difficults qui peuvent rendre compte des aventures dela dialectique marxiste au XXe sicle, selon Merleau-Ponty. Ces aven-tures sorganisent autour dun mouvement doscillation entre deuxples dont chacun parat impossible embrasser sans reste. Le marxismea une histoire et ce nest pas un hasard si elle se dploie entre lins-piration dialectique et le ralisme naf 23 . En tant quil mise sur lapraxis, cest--dire sur un seul ensemble qui, dans la classe prol-taire, ralise la fusion du sujet et de lobjet, le marxisme se prsentedabord comme expression dun mouvement rel qui na pas besoinde lui pour exister. Le proltariat comme lieu de la praxis se suffit lui-mme, tant la fois pratique et thorie rvolutionnaires, de telle sorteque le marxisme sen fait la ngation ds linstant o il dissocie lathorie (dont il serait le porteur autoris) de la pratique. Sur la base decette logique o le marxisme ne peut se situer distance du proltariat,slabore la tradition du marxisme dit spontaniste qui, au fond, nefait rien dautre quannoncer et attendre le triomphe prochain du pro-ltariat. la fois les premiers crits de Marx et ceux de Lukcs dansHistoire et conscience de classe en participent, selon Merleau-Ponty.Cette conception du marxisme est, en un certain sens, indpassable :elle ne disparatra pas tant que persistera, dans la socit capitaliste,lespoir dune transformation rvolutionnaire mene d en bas . Celanempche nullement de souligner ses difficults, qui la rendent inten-able : outre le paradoxe tenant son attentisme en pratique alors quelleest, en paroles, grandiloquente et prophtique, il faut relever quelle estincapable de rendre compte de l inertie ou de l paisseur de lhis-toire , cest--dire de l enlisement des rapports personnels dansles choses 24 . Au fond, ce marxisme na rien dire sur le mondesocial-historique, non seulement parce que le proltariat est en principe

    Maurice Merleau-Ponty et la gense de la philosophie politique 17

    22. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 75.23. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 84, 87.24. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 88.

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  • sa propre thorie, mais aussi parce que toute situation est cense pr-parer la mme solution , soit la rvolution, qui nest jamais queretarde. Mais surtout, cette conception ne dpasse aucunement, bienau contraire, le dilemme dont il a t prcdemment question : lnoncidentifiant le proltariat la praxis une entit qui se suffit elle-mme et na pas besoin, en consquence, dtre pense de lextrieuren tant quelle est la fois thorie et pratique est le fait non du pro-ltariat lui-mme mais plutt du thoricien. Celui-ci se trouve de lasorte engag en permanence dans une sorte de contradiction performa-tive : plus il nonce que le proltariat est praxis, cest--dire sujet-objetde lhistoire, plus il l objective , plus il en fait un objet pour un sujetsitu distance de lui.

    Cette contradiction, Merleau-Ponty y insiste, est indpassable, elleest structurellement lie la notion mme de praxis qui prtend rali-ser la fusion, dans la classe proltaire, du sujet et de lobjet, de lathorie et de la pratique. Aussi la trouve-t-on dj chez Marx lui-mmeet pas seulement chez ses successeurs : alors que le concept de praxisest cens dcrire une critique et une autocritique permanentes, unvritable principe de ngativit , il aboutit fatalement dans les faits du positif , cest--dire lobjectivation par le thoricien de reprsentants historiques de la ngativit qui sont toujours dans leplein du monde 25 . Cest la raison pour laquelle et le parcours deMarx lui-mme en est lillustration le marxisme ne peut quoscillerconstamment entre laccent sur la praxis dont la classe proltaire seraitla porteuse et un objectivisme qui consiste dcrire de lextrieur cetteclasse et lui prter des intentions rvolutionnaires quelle nnoncepas elle-mme explicitement. Penchant du ct de la praxis ou de ladialectique incarne dans la classe proltaire, le marxisme se fait,comme on la vu, dabord spontaniste ; mais, comme il ne peut setenir en ce lieu, il se fait aussi et fatalement ensuite, objectiviste. Si onne saisit pas le sens de cette oscillation, on ne peut comprendreautrement que sous langle du reniement lvolution dramatique deLukcs, par exemple, qui a plus ou moins dsavou Histoire et cons-cience de classe et fini par se rallier (mais avec dimportantes rserves,il est vrai) un Parti pratiquant un marxisme qui est la ngation de cequi fait lessence de la praxis 26. Pour un tel marxisme, en effet, laclasse est ni plus ni moins que lobjet du Parti, qui est le vritable sujetde lHistoire. Par lui-mme, ou bien le proltariat ne slve qu desconceptions confuses quil appartient au Parti de systmatiser ou bienil est alin au point quil appartient au Parti dintroduire chez lui, delextrieur, la thorie rvolutionnaire. Quelles que soient les variantesdun tel modle, la conclusion tirer est la mme : le Parti, en tant quelieu o sincarne la thorie rvolutionnaire, devient le lieu o sont

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    25. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 121.26. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 90 et s.

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  • jaugs les actes de la classe proltaire et tout aussi bien ceux du Partilui-mme, puisquil ny a pas dautre instance o le vrai se manifeste.Le marxisme aboutit, par l, un vritable coup de force 27 , cest--dire revient, au fond, une localisation de la conscience historiquechez quelques-uns. On peut dire, en ce sens, que le marxisme revientalors une position semblable celle de Weber, qui privilgiait cetitre la figure de lhistorien, cette diffrence prs que lauteur de Lesavant et le politique tenait distinguer soigneusement lespaceoccup par le chercheur de celui occup par lacteur politique, alorsquils sont ici conjoints, celui qui sait tant aussi celui qui agit et, peut-on ajouter, celui qui juge seul la fois de la valeur de sonsavoir et de son action.

    LE DESTIN DE L EXPRIENCE PROLTARIENNE

    On peut dire que la conception nonce dans les crits de C. Lefortau cours des annes 1950 constitue une illustration de loscillationconstitutive du marxisme dcrite par Merleau-Ponty. Le marxisme deC. Lefort se voulait anti-autoritaire , nayant rien en commun avecce quil nommait le pseudo-marxisme objectiviste 28. Ce dernier estparfois aussi nomm par lui marxisme dductiviste , en ce sens quele rle rvolutionnaire du proltariat est dduit logiquement du processus conomique du capitalisme. Le lieu o se concentre untel savoir dductif est le Parti. Selon C. Lefort, ce marxisme oubliel exprience proltarienne par laquelle le proltariat sapproprie lasituation qui lui est faite et la transforme. Cette notion signifie que leproltariat doit tre compris comme intgration et laboration per-manente dune situation. Loin dtre rduit un objet, de telle sorteque la conscience rvolutionnaire ne pourrait natre quau-dehors delui, le proltariat donne spontanment sens la situation qui lui estfaite et se fait, par l, sujet : Avant toute rflexion explicite, toute

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    27. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 92.28. An Interview with Claude Lefort , Telos, no 30, hiver 1976-1977, p. 173 (il

    sagit de la traduction dune entrevue parue dabord dans LAnti-mythes, que jenai pu consulter). Ce marxisme slabore tant contre le marxisme stalinien quecontre celui pratiqu par la plupart des trotskystes. Aprs avoir milit au sein duParti communiste internationaliste jusquen 1948, C. Lefort sen loignera aprsavoir fond, avec Cornelius Castoriadis, dabord une fraction au sein du mouve-ment trotskyste, ensuite le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie en 1949.Les positions de C. Lefort sur le marxisme et le rle rvolutionnaire du prolta-riat ont t labores essentiellement au sein de Socialisme ou Barbarie et sontindissociables des dbats qui ont travers cette organisation. Ces dbats, surlesquels je ne peux mtendre ici, sont dcrits avec prcision dans louvrage dePhilippe Gottraux, Socialisme ou Barbarie . Un engagement politique et intel-lectuel dans la France de laprs-guerre, Lausanne, Payot, 1997.

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  • interprtation de leur sort ou de leur rle, les ouvriers ont un com-portement spontan en face du travail industriel, de lexploitation,[etc.] et cest, de toute vidence, dans ce comportement que se mani-feste le plus compltement leur personnalit 29. Cela se comprend aumieux, selon C. Lefort, si lon compare la situation de la bourgeoisie celle du proltariat. La premire a ceci de propre quelle existe sansmme que les membres individuels de la classe aient le vouloir. Ilsuffit, en effet, que chacun de ses membres sobjective dans son acti-vit (dans ce cas, cherche accumuler toujours davantage de richesseen utilisant pour ce faire la richesse dj accumule) pour que la classesoit et puisse tre reprsente comme une entit compose d indi-vidus moyens 30 . En dautres mots, le bourgeois considr commeindividu et la bourgeoisie considre comme classe sont immdiate-ment accords lun lautre. Or, selon C. Lefort, si lon peut con-sidrer le proltariat (comme le fait le marxisme objectiviste) commeune telle catgorie sociale , en laquelle chaque individu saccorde autout en adoptant un comportement rgl, il importe galement de con-sidrer que la classe proltaire se dresse spontanment contre le capi-talisme. Or, en ce dernier sens, le proltariat se prsente non commeune somme d individus moyens mais bien comme un ensembledindividus diffrencis, cest--dire comme une exprience totalecumulative 31 ou comme une praxis, laquelle est impossible repr-senter puisque cela reviendrait situer la thorie distance de laclasse 32. Cest prcisment cette identification du proltariat lapraxis qui permettait Marx, selon C. Lefort, de lassocier la rali-sation de luniversel. En se comprenant comme produit historique,cest--dire comme produit du capitalisme et de la lutte contre celui-ci,le proltariat se fait le lieu o, par extension, la ralit est rendue sa vritable identit , o le rel est ce quil est . En somme, en tantque porteur de la praxis, le proltariat saisit et rvle que toute la ra-lit est praxis . Tel est prcisment le sens du communisme qui est laralisation de la socit comme produit historique de part en part,

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    29. C. Lefort, Lexprience proltarienne , lments dune critique de la bureau-cratie, p. 84.

    30. C. Lefort, Lexprience proltarienne , p. 78-79.31. C. Lefort, Lexprience proltarienne , p. 73 (italiques dans le texte).32. C. Lefort, Rflexions sociologiques sur Machiavel et Marx : la politique et

    le rel , Les formes de lhistoire. Essais danthropologie politique, Paris,Gallimard, 2000 [1978], p. 327. Limpossibilit de reprsenter le proltariat apour C. Lefort valeur davertissement pour Socialisme ou Barbarie. VoirC. Lefort, Le proltariat et sa direction et Organisation et Parti. Contribution une discussion , lments dune critique de la bureaucratie, respectivementp. 59-70 et p. 98-113. Ces deux textes marquent des moments de crise dans lesrapports de C. Lefort avec Socialisme ou Barbarie, le second provoquant sa rup-ture dfinitive avec le groupe. Voir ce sujet P. Gottraux, Socialisme ou Bar-barie , p. 87 et s.

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  • cest--dire lavnement du devenir rel de lhomme, son avnementdhomme social la socit 33 .

    Cette conception du marxisme est-elle sans faille ? Ou bien,comme lindique C. Lefort lui-mme propos de Machiavel, nefaudrait-il pas considrer la possibilit que la pense erre, par la vertumme de son interrogation 34 ? Revenons sur lide que le proltariatest, en quelque sorte, ddoubl davec lui-mme, cest--dire quil est la fois une catgorie sociale, dfinie objectivement, et une expriencecumulative. Sil est lincarnation de la praxis, il faut pourtant gale-ment admettre, selon C. Lefort, que le proltariat est alin , donc aumoins partiellement mystifi quant son tre (au point dailleurs desuivre massivement des organisations qui, rformistes ou staliniennes,prtendent le reprsenter). Raison pour laquelle C. Lefort est amen poser quest intenable l ouvririsme 35 , lequel suppose que le prol-tariat nonce sa position rvolutionnaire sans mdiation, cest--diresans recours une autre voix que la sienne. Le proltariat, autrementdit, nest jamais immdiatement identifiable la praxis. En mmetemps, toute organisation et toute thorie extrieures lui ne peuventque nier la praxis en tant quelles en font un objet. Il faut ainsi, selonC. Lefort, chercher une voie entre ces deux cueils, soit louvrirismeet lobjectivisme. Cest le sens de sa thse suivant laquelle le rle rvo-lutionnaire du proltariat apparat travers une certaine interprtationde son exprience qui ne se confond pas entirement avec une auto-interprtation. Cette interprtation doit tre mene en commun par lesintellectuels rvolutionnaires et le proltariat. Cest en cela que con-siste essentiellement le rle de ces intellectuels : faire enqute auprsdu proltariat et chercher comprendre avec celui-ci le sens de sonexprience. videmment, admet C. Lefort, le danger dobjectivation dela classe dans un tel processus est invitable. Cest pourquoi il importede prciser les conditions de ladite enqute. Ainsi, indique C. Lefort,celle-ci ne doit pas se pencher sur les opinions du proltariat, maisplutt sur ses attitudes . Les opinions nonces par les proltaires,en effet, outre le fait quelles subissent la pression constante de lido-logie dominante, dforment toujours, de par leur tre mme, lexp-rience proltarienne, dans la mesure o elles ne sont pas partages parlensemble des proltaires et se situent donc distance deux. Aussi,dans ces conditions, faut-il rejeter lenqute mene par questionnaire,qui, en plus d tre une gne pour le sujet interrog , peut aussi dterminer une rponse artificielle . Cest pourquoi on pourrait tretent de mener lenqute auprs des proltaires en recueillant des

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    33. C. Lefort, Rflexions sociologiques sur Machiavel et Marx : la politique et lerel , p. 293-295.

    34. C. Lefort, Rflexions sociologiques sur Machiavel et Marx : la politique et lerel , p. 311.

    35. C. Lefort, Lexprience proltarienne , p. 79.

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  • tmoignages. Cependant, ces tmoignages sont, par dfinition, tou-jours limits en nombre et pourraient ainsi aboutir des conceptionsqui ne seraient pas partages par tous ; en outre, ils imposent gale-ment une dformation lexprience qui ne contient pas en elle-mme le besoin de prendre tmoin : cest un fait que raconternest pas agir et suppose mme une rupture avec laction qui en trans-forme le sens 36 . Ni le recueil des opinions ni les tmoignages nepeuvent donc aboutir une description satisfaisante de lexprienceproltarienne. Aussi se pose la question : o trouver exactement lesattitudes qui dessinent les contours de lexprience proltarienne sielles sont toujours dformes par les opinions ou les tmoignages ?Ne faudrait-il pas, en fait, conclure que lexprience proltarienne estintrouvable, au sens o tout ce qui est cens lexprimer la dformefatalement, se situe distance delle et, en somme, trahit la praxis enlobjectivant ? Pour viter une telle objectivation, il ne resterait plusds lors aux intellectuels rvolutionnaires qu se fondre parmi lesproltaires. Cest ce que C. Lefort en vient noncer : Le prolta-riat concret nest pas un objet de connaissance ; il travaille, lutte, setransforme ; on ne peut en dfinitive le rejoindre thoriquement maisseulement pratiquement en participant son histoire 37. Encorequune telle manire de faire reviendrait non seulement abolir lacatgorie dintellectuels rvolutionnaires mais aussi nier carrmentle fait que les proltaires sont alins, quils ne sont pas immdiate-ment lincarnation de la praxis, leur exprience devant tre rflchiepour prendre son sens.

    On le constate, le marxisme de C. Lefort est bel et bien prisdans cette sorte doscillation que dcrivait Merleau-Ponty : sonmarxisme est conu comme lexpression de lexprience proltarienne,laquelle a cependant besoin dtre rflchie distance, puisquelle nestpas elle-mme immdiatement sa propre thorie, ce qui aboutit uneforme dobjectivisme ; cet objectivisme est inacceptable, puisquilreprsente une trahison de la notion mme de praxis, do la ncessitde se fondre dans le proltariat ; laquelle ncessit est son tour inac-ceptable, puisque le proltariat est alin et nest pas immdiatement lelieu de la fusion entre thorie et pratique. Cette oscillation est suscepti-ble de rendre compte dun parcours qui, autrement, pourrait semblererratique. En 1958, aprs avoir rompu avec le groupe Socialisme ouBarbarie, C. Lefort sengage dans Information et Luttes ouvrires,groupe qui se propose de donner la parole directement aux proltaires 38.

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    36. C. Lefort, Lexprience proltarienne , p. 89, 96, 90.37. C. Lefort, Lexprience proltarienne , p. 91.38. Notre tche consistait distribuer un bulletin aussi non programmatique que

    possible. Nous tentions dabord de donner une voix aux ouvriers et de les aider coordonner leurs expressions dans lindustrie qui rsultaient des tentatives deluttes autonomes. (Ma traduction). Texte anglais : Our task was to distribute a

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  • Mais deux ans aprs, il quitte cette organisation et nhsite pas conclurequil est de lessence mme de la conception de Marx dtre non seule-ment mise durement lpreuve par lexigence de laction , mais demener fatalement un ralisme du dirigeant tend[ant] se substituer[] au ralisme suppos de la classe 39 . Le spontanisme conduisantainsi inluctablement lobjectivisme et celui-ci tant, par dfinition,ngation de la praxis, cest en dfinitive le marxisme lui-mme quil fautabandonner. La dgradation idologique du marxisme 40 , son associa-tion lobjectivisme, tait invitable ds le dpart, conclut ainsiC. Lefort.

    Mais abandonner le marxisme au profit de quoi ? Et aban-donner est-il un mot appropri ? Il faut revenir dabord Merleau-Ponty pour saisir en quoi les dplacements conceptuels quil opreaprs la rupture avec le marxisme reprennent pourtant des prmissesessentielles qui appartiennent ce dernier. Les premiers fondements dece qui deviendra le projet lefortien de restauration de la philosophiepolitique sont chercher ici.

    DE LA DIALECTIQUE DLOCALISE L ONTOLOGIE NOUVELLE

    La manire dont Merleau-Ponty et C. Lefort justifient leur loigne-ment du marxisme est fonde sur le recours des formules trs appa-rentes : le premier signale que la difficult du marxisme tient cequil prcipit[e] dans un fait historique, la naissance et la croissancedu proltariat, la signification totale de lhistoire , ce qui revient croire que le proltariat [est] lui seul, la dialectique 41 ; le secondexplique quil est dnu de sens de comprimer lHistoire dans leslimites dune classe et de faire de celle-ci lagent dun accomplisse-ment de la socit 42 . Or, fait remarquable, le rapport au politiquequil sagit dtablir par del le marxisme est labor dans des termesqui se recoupent galement troitement. Si Merleau-Ponty rcusedsormais lidentification entre la dialectique et le proltariat, il insiste

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    bulletin as unprogrammatic as possible attempting primarily to give workers avoice and to aid in coordinating experiences in industry that is, those expe-riences resulting from attempts at autonomous struggles ( An Interview withClaude Lefort , p. 178).

    39. C. Lefort, Rflexions sociologiques sur Machiavel et Marx : la politique et lerel , p. 329-330.

    40. C. Lefort, La dgradation idologique du marxisme , lments dune critiquede la bureaucratie, p. 308 et s.

    41. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 276.42. C. Lefort, Prface , lments dune critique de la bureaucratie, p. 10. Voir ga-

    lement, La dgradation idologique du marxisme , p. 317-318.

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  • fortement sur le fait que la premire ne perd aucunement son sens : cequi [] est caduc, ce nest pas la dialectique, cest la prtention de laterminer dans une fin de lhistoire ou dans une rvolution perma-nente 43 . Plus encore : sa dsintrication davec la praxis prolta-rienne semble ouvrir la dialectique un espace et un avenir pour ainsidire illimits. Le nouveau libralisme que dfend Merleau-Ponty la fin des Aventures est en effet fond sur la reconnaissance quil ny apas de solution dfinitive aux problmes du vivre-ensemble etquen consquence, les luttes politiques ou le conflit sont indpas-sables. Il ny a ds lors de progrs possible, crit Merleau-Ponty,que par une action qui soit consciente et se confronte avec le juge-ment dune opposition , que par une constante action de harcle-ment 44 qui soit lexpression dune virt sans aucune rsignation 45 .Or une telle libert sauvage est, pourrait-on dire, littralement sans lieu , en ce sens non seulement que la libert, linvention sontminoritaires, sont opposition et ainsi, se trouvent tantt ici, tanttl mais aussi en ce sens quen elles, lhomme est cach, biencach et est appel le demeurer, cest--dire que sous les masques,il ny a pas de visages , quil ny a nul homme historique prt mettre un terme lhistoire 46. L tonnement devant le monde,l interrogation permanente , la notion dune gnalogie du vrai ,qui dfinissent la dialectique, demeurent donc au centre de la rflexion,mme sils nont plus de lieu, mme sils ne sincarnent plus dans uneclasse en particulier. C. Lefort, de son ct, affirme de mme, aprsavoir rcus le rle rvolutionnaire du proltariat, que ce qui demeurede la pense et de laction rvolutionnaires est la critique des struc-tures de pouvoir et de lalination quelles impliquent, tous lesniveaux et dans tous les champs de lactivit sociale , afin de faireressortir les formes de contestation de lordre tabli qui manifestentla crativit des hommes . Pas plus que chez Merleau-Ponty, cetteactivit contestataire ne peut tre localise dans une classe en parti-culier : si C. Lefort souligne quune telle revendication sexprimesous sa forme la plus complte dans le cadre de la production indus-trielle , il ajoute que lalination qui caractrise les rapports de pro-duction rgne aussi dans tous les autres secteurs de la vie sociale, et[que] nous devons la dtecter partout, et partout clairer les formes dersistance auxquelles les hommes recourent spontanment 47 .

    Cette dlocalisation de la dialectique na rien voir, cest dumoins la thse que je cherche dfendre ici, avec un dsir passager dene pas jeter le bb avec leau du bain et de conserver, au moins

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    43. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 276-277.44. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 303-305.45. M. Merleau-Ponty, Prface , Signes, p. 47.46. M. Merleau-Ponty, Prface , Signes, p. 45.47. C. Lefort, La dgradation idologique du marxisme , p. 321-322.

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  • pour un temps, la rhtorique rvolutionnaire avant de passer autrechose. Tout au contraire, cette notion dune dialectique dlocalise est au cur de lontologie qua cherch laborer Merleau-Ponty dansses derniers crits, ontologie que C. Lefort a longuement commenteet qui participe de la gense de ce quil en viendra se dsigner chezlui comme philosophie politique 48.

    Commenons par examiner les crits de Merleau-Ponty propos dece quil nomme l ontologie nouvelle 49 et de ce qui lannonce. Aucuninterprte na systmatiquement cherch mettre en vidence la signi-fication politique de cette ontologie. Pourtant, Merleau-Ponty lui-mme, au moment o il sengageait dans son laboration, soulignait que comme toute philosophie, celle quil faut chercher inspirerait unepolitique. [] La philosophie politique viendra avec le reste 50. Sansdcrire tous les tenants et aboutissants de cette ontologie, il importe demettre en vidence un de ses traits qui non seulement tmoigne de lacontinuit de lattachement de Merleau-Ponty la dialectique maisaussi joue un rle dcisif, par del les transformations quil lui ferasubir, dans le travail de C. Lefort partir du dbut des annes 1960.Ce trait concerne les rapports susceptibles de stablir entre ce queMerleau-Ponty nomme la philosophie et la non-philosophie .

    Le cours inaugural au Collge de France annonce un certain nom-bre de thmes qui seront labors tant dans Les aventures de la dialec-tique que dans Le visible et linvisible. Merleau-Ponty y insiste sur lefait quon ne saurait oublier la leon de Marx quand vient le momentde dfinir la philosophie : la notion de praxis a fait perdre une fois pourtoutes la philosophie son pouvoir dexhaustion . Dans la mesureo la rationalit est passe du concept au cur mme de la praxis interhumaine , la philosophie ne peut viter dsormais desinstaller dans les faits historiques voire de vi[vre] en eux 51 .Certes, comme on y a prcdemment insist, Marx est revenu uneconception qui la amen considrer la praxis distance, sur un modeobjectiviste. Mais, insiste Merleau-Ponty, cela ne doit pas empcher derelever que cette union de la philosophie et de lhistoire ou de lanon-philosophie quavait cherche Marx, revit [] dans des re-cherches plus spciales et plus rcentes . Ces recherches ont pourobjet le langage, plus prcisment la thorie du signe telle que la lin-guistique llabore . Lintrt de ces recherches tient principalement,souligne Merleau-Ponty, ce quelles retrouvent lintuition dont taitporteuse la notion de praxis et que les aventures de la dialectique

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    48. C. Lefort, Sur une colonne absente. crits autour de Merleau-Ponty, Paris, Galli-mard, 1978.

    49. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 222.50. Entrevue du 17 fvrier 1958 avec Madeleine Chapsal, Les crivains en personne,

    Paris, Union gnrale dditions, 1973, p. 210-211.51. M. Merleau-Ponty, loge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1953, p. 81-82.

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  • marxiste ont fait perdre de vue. La thorie du signe de Ferdinand deSaussure a en effet ceci de propre quelle passe outre lalternativedes choses et des consciences ou au dualisme sujet-objet. Cest ceque montre la manire dont la gense du sens y est envisage. Seloncette thorie, on ne saurait croire que le sens soit port par un sujet con-sidr indpendamment du systme de signes que constitue le langage :car si, dans lacte de parler, [] le sujet atteste son autonomie, []il est au mme moment et sans contradiction tourn vers la commu-naut linguistique et tributaire de la langue . Mais, ensuite, pas plus,bien sr, ne saurait-on envisager que le langage, considr indpen-damment des sujets qui le parlent, puisse tre lorigine du sens,puisque seuls ces sujets sont porteurs dune intention. Aussi faut-ilconclure que le sens ou la rationalit sengendre lintersection du lan-gage et des sujets parlants, au moment o le sujet parlant sappropriele langage. Ce moment peut tre galement dcrit comme celui o semanifeste la prsence de lindividu linstitution et de linstitution lindividu 52 . Prsence doit sentendre ici au sens fort : puisque,comme on la dit, le sujet est tributaire du langage et que le langagelest tout autant de lintention du sujet, il est en fait impossible de dis-tinguer dans lexpression ce qui appartient en propre au sujet parlant etau langage institu. En dautres mots, la gense du sens doit tre pen-se comme le rsultat dun entremlement inextricable entre les sujetsparlants et le langage institu : Dans ce circuit, nulle rupture, impos-sible de dire quici finit la nature et commence lhomme ou lexpres-sion 53 . ce point quil faudrait parler dune Parole et dun Penser que nous navons pas, qui nous ont , mme sils ontbesoin pour exister de nous et de nos conversations infinies 54 . Or,soutient Merleau-Ponty, tous les systmes symboliques , dont le lan-gage nest quun cas, sont apprhender dans ces termes : Cest cetitre, crit-il, quexistent les formes et les processus historiques, lesclasses, les poques [] : elles sont dans un espace social, culturel ousymbolique qui nest pas moins rel que lespace physique []. Carun sens trane non seulement dans le langage, ou dans les institutionspolitiques ou religieuses, mais dans les modes de la parent, de loutil-lage, du paysage, de la production, en gnral dans tous les modes delchange humain 55 . Aussi peut-on dire que si cette thorie du signeet des systmes symboliques esquisse une nouvelle philosophie delhistoire , cest dabord en ce quelle parat russir l o le marxismechouait, cest--dire quelle ralise le vritable sens de la notion depraxis en concevant que la rationalit nat dans la contingence ou dans la logique vcue plutt qu distance de lexprience. Le

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    52. M. Merleau-Ponty, loge de la philosophie, p. 86-87 (italiques dans le texte).53. M. Merleau-Ponty, Lil et lesprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 87.54. M. Merleau-Ponty, Prface , Signes, p. 27.55. M. Merleau-Ponty, loge de la philosophie, p. 89-90.

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  • sens, en dautres mots, est auto-constitu[] et na son sige nullepart ailleurs que dans le tissu social-historique, dans lactivit sym-bolique anonyme qui lui donne consistance 56.

    Que le modle de la praxis ne soit nullement abandonn parMerleau-Ponty est encore dmontr par la manire dont il envisage lesrapports entre la philosophie et les autres systmes symboliques. Si lapremire constitue comme les seconds une architecture de signes quidoit tre situe parmi les modes dchange qui font la vie historique etsociale , elle conserve une spcificit en ceci quelle cherche, en sins-tall[ant] au centre de lhistoire et [de] la vie, au point o elles sontavnement, sens naissant , substitu[er] [] au symbolisme tacite dela vie un symbolisme conscient et au sens latent un sens manifeste .Autrement dit, la philosophie na dautre fonction que de rflchir sur lesens tel quil est gnr dans la contingence, partout et nulle part en par-ticulier, et de le rvl[er] lui-mme 57 . Mais, ce faisant, nest-il pasvrai que le philosophe se place distance, comme lindique dailleurslopinion commune selon laquelle il manque toujours la prsence duphilosophe dans le monde quelque chose de massif et de charnel ?Nest-il pas vrai, pour reprendre linterrogation formule au mmemoment propos du marxisme, que le philosophe risque constammentdobjectiver la gense du sens ? Pas ncessairement, rpond Merleau-Ponty, puisquen ralit les traits du philosophe se trouvent en touthomme, chacun cont[enant] silencieusement les paradoxes de la philo-sophie 58 . La philosophie, en somme, nest pas distance, puisquelleest prsente mme chez le non-philosophe. La non-philosophie elle-mme, travers ses diffrentes manifestations politique, art, etc. ,ne contient-elle pas son propre principe dautocritique et dauto-interrogation ? Ce qui, il est vrai, peut faire croire que tout homme estimmdiatement un philosophe. Or, ce nest manifestement pas le cas :car si on peut distinguer des moments particuliers o les hommes sont tonnamment sensibles lironie philosophique 59 , cest bien quilsne sont pas en tout temps des philosophes. Ceci nous ramne finalementau point de dpart : si la philosophie et la non-philosophie ne se con-fondent pas, qui saurait dire ce qui les spare exactement et ce qui fait laspcificit de la philosophie ?

    On le voit, loscillation propre au marxisme, entre la tentativede se fondre dans la praxis dun ct et lobjectivisme de lautre, estreconduite ici, mme si la praxis, considre comme activit ano-nyme , na rien voir avec une classe en particulier. La philosophieest tantt conue comme devant simmerger dans les systmes sym-boliques, qui sont les lieux o le sens fuse de partout, et tantt conue

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    56. M. Merleau-Ponty, loge de la philosophie, p. 88, 91.57. M. Merleau-Ponty, loge de la philosophie, p. 90-92.58. M. Merleau-Ponty, loge de la philosophie, p. 95, 100.59. M. Merleau-Ponty, loge de la philosophie, p. 97.

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  • comme devant se situer, en raction, dans une distance leur gard,puisquelle ne saurait simplement se confondre avec ce qui nest paselle, avec la non-philosophie (ce qui voudrait dire sa dissolution). Ducaractre intenable tant de lune que de lautre postures rsulte uneoscillation dont on ne saurait apercevoir le terme.

    Cette oscillation est reconduite telle quelle quand, de cette thorie dusigne, Merleau-Ponty cherchera tirer formellement une nouvelleontologie. Il serait certes hasardeux de tenter de dire en quelques motsce que celle-ci recouvre, mais il reste quun passage de Le visible et lin-visible (quaime citer C. Lefort, soulignons-le) permet dindiquer sonsens : Ltre est ce qui exige de nous cration pour que nous en ayonslexprience 60. Ce passage laisse avant tout entendre que le rapportsusceptible de stablir avec ltre doit tre compris trs exactementcomme le rapport que les sujets entretiennent avec le langage et lesautres systmes symboliques. Cest ce quindique Merleau-Ponty dansune note de travail de Le visible et linvisible : Le langage nous a et []ce nest pas nous qui avons le langage. [] Cest ltre qui parle en nouset non nous qui parlons de ltre 61. Dun ct, ltre sollicite 62 notreperception, notre vision, notre expression afin de se manifester. Enmme temps, de lautre ct, rpondre cet appel veut dire que nousfaisons de notre corps, de nos sens, de nos capacits dexpression, les lieux o ltre peut se retourner sur lui-mme pour rvler son mys-tre 63 . Un tel rapport ltre, Merleau-Ponty y insiste, selon lequel onne saurait dire, pas plus que dans le cas du langage, ce qui lui appartienten propre et ce qui appartient qui le peroit, le voit ou lexprime, estfond sur une interrogation constamment reprendre, ce point quilfaudrait dire que cette dernire dcrit notre rapport ultime ltre etconstitue un vritable organe ontologique 64 . En effet, ltre se d-voile toujours dans l anonymat , cest--dire une intersubjectivit irrductible une srie de sujets disposs dans un espace objectif, detelle sorte quil se dvoile en mme temps quil se voile, cest--direquil se manifeste comme une prsence (ou un visible ) qui est aus-sitt redouble dune certaine absence (ou dun invisible 65 ). Cequi se phnomnalise nest ainsi jamais, souligne Merleau-Ponty, un

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    60. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 251 (italiques dans le texte).61. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 247.62. M. Merleau-Ponty, Le langage indirect et les voix du silence , p. 71.63. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 179-180.64. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 162.65. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 183. Je ne peux, en effet, percevoir

    les faces des choses qui me demeurent absentes (ainsi, toutes les faces duncube, comme le veut le clbre exemple) que parce que, littralement, autrui (relou virtuel) les peroit ma place ou pour moi (voir M. Merleau-Ponty, Leprimat de la perception et ses consquences philosophiques , Bulletin de laSocit franaise de philosophie, Sance du 22 mars 1947, p. 123-124).

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  • tre plat , cest--dire jamais un morceau dtre absolument dur,inscable, offert tout nu une vision qui ne pourrait tre que totale ounulle , mais plutt une sorte de coupe dans ltre laissant le visibletotal [] toujours derrire 66 . Aussi doit-on dire que ltre ne se mani-feste jamais autrement quen clat[ant] originairement en diffrentesdirections, dans une sorte de non-concidence ou de diffrencia-tion 67 . Raison pour laquelle ce que Merleau-Ponty en vient nommerla chair des choses est, en tant qu tre de porosit ou de pr-gnance 68 , indissociable dune sorte de miraculeuse multiplication dusensible 69 et, par l, constamment palper, cest--dire interroger,comme si la nature tait toujours pour nous au premier jour 70 . tre-au-monde, autrement dit, percevoir les choses, les voir, les exprimer,cest donc, pour lessentiel, sans cesse les interroger.

    Si cest bien ainsi que les choses se passent selon Merleau-Ponty,il nous faut ds lors tirer cette conclusion au sujet de son ontologie : cequi se prsente comme non-philosophie, cest--dire le simple faitdtre dans le monde, de percevoir les choses, de les voir et de lesexprimer (que ce soit dans le langage, la littrature, la peinture ou lac-tion politique, en somme partout o il y a exprience ou cration),devient, au fond, impossible distinguer de la philosophie, puisquecelle-ci nest rien dautre quune interrogation systmatique ou pure (dixit C. Lefort 71) de ce qui est ; bref, rien dautre que la remmoration de cet tre-l , de cet tre qui est indfiniment enmouvement parce quil est impossible de dire son sens dernier.Puisque la philosophie ne peut que chercher senfonc[er] dans lesensible, dans le temps, dans lhistoire, vers leurs jointures , parce quecest l que linterrogation et le sens sengendrent, il ne faudrait pashsiter dire qu en un sens, le plus haut point de la philosophie nestpeut-tre que de retrouver ces truismes : le penser pense, la paroleparle, le regard regarde 72 . Ds lors, lapprentissage de la philosophiene devrait-il pas, logiquement, revenir un apprentissage du silence,cest--dire un effacement devant lactivit symbolique anonyme ?Cest un fait, crit Merleau-Ponty, que si le philosophe parle, []cest une faiblesse en lui, et une faiblesse inexplicable : il devrait setaire, concider en silence, et rejoindre dans ltre une philosophie quiy est dj faite. Tout se passe au contraire comme sil voulait mettre en

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    66. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 175, 180.67. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 165.68. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 195.69. M. Merleau-Ponty, Prface , Signes, p. 23.70. M. Merleau-Ponty, Le concept de nature , Rsums de cours (Collge de

    France, 1952-1960), Paris, Gallimard, 1968, p. 94.71. C. Lefort, Lide dtre brut et desprit sauvage , Sur une colonne absente,

    p. 20.72. M. Merleau-Ponty, Prface , Signes, p. 30-31.

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  • mots un certain silence en lui quil coute. Son uvre entire est ceteffort absurde 73 . Absurde en effet, car la philosophie apparat super-flue si la non-philosophie est dj interrogation de ltre, si la premirese ralise au mieux dans la seconde. Mais puisque, dabord, un tel dis-persement de la philosophie partout reviendrait ne plus la situer nulle part 74 , autrement dit reviendrait labolir, et puisque, ensuite,le silence ne saurait tre nonc par le philosophe sans tre aussitttrahi par lui (le philosophe crivait pour dire son contact avec ltre ;il ne la pas dit, et ne saurait le dire, puisque cest du silence 75 ), lephilosophe doit continuer de parler et dcrire sur des expriences qui,en principe, nont pourtant pas le moins du monde besoin de lui pourtre ce quelles sont. La non-philosophie tant interrogation de ltre,la philosophie conserve son sens seulement en autant quelle redoublecette interrogation dune autre, sans quon ne puisse ds lors dire sicest la non-philosophie qui ralise la philosophie ou plutt, si cestcelle-ci qui, en interrogeant, se fond en celle-l 76.

    On aura reconnu l loscillation dont il tait question dans la cri-tique du marxisme : ou lon se fond avec lexprience ou lon se situe distance delle alors que toutes les prmisses du raisonnement mon-trent quon ne devrait pas le faire. Les deux positions tant galementintenables ou absurdes , ne reste-t-il alors qu supposer que laphilosophie peut se tenir dans un sorte de demi-silence ? Ce seraitl une solution dont on ne voit gure non seulement ce quelle pour-rait exactement signifier mais aussi en quoi elle permettrait de rsoudrela difficult autrement quen usant de ce quil est arriv Merleau-Ponty de dcrire comme une mauvaise ambiguit 77 .

    INTERROGATION DE LA LOI ET PHILOSOPHIE POLITIQUE

    Lontologie nouvelle merleau-pontyenne se trouve, du moins cestla thse quil sagit de dmontrer, au cur du travail de C. Lefort aprssa rupture avec le marxisme et ce, mme si celui-ci lui apportera des

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    73. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 166 (mes italiques).74. M. Merleau-Ponty, Partout et nulle part , Signes, p. 158 et s.75. M. Merleau-Ponty, Le visible et linvisible, p. 166.76. C. Lefort, commentant Le visible et linvisible, indique quau fond linterroga-

    tion philosophique nest quun certain mode de linterrogation qui habite le lan-gage tout entier ( Prface , Sur une colonne absente, p. XXIII).

    77. M. Merleau-Ponty, Prface , Signes, p. 31. Sur la mauvaise ambigut , voirla discussion qui suit la confrence de M. Merleau-Ponty, Lhomme et ladver-sit , La connaissance de lhomme au XXe sicle. Textes des confrences et desentretiens organiss par les Rencontres internationales de Genve 1951,Neuchtel, ditions de la Baconnire, 1952, p. 218 et s.

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  • complments qui en modifieront certains paramtres. Raison pourlaquelle, comme on cherche aussi le montrer, la philosophie politique laquelle arrive C. Lefort est prise son tour dans loscillation entrela tentation dune fusion avec lexprience et celle dune prise de dis-tance son gard.

    Que C. Lefort reprenne lessentiel de lontologie merleau-pon-tyenne est attest dabord par les crits quil lui consacre et o ilaffirme son tour que ltre est ce qui se rvle nous par une inter-rogation qui doit tre considre interminable 78. Mais plus encore,C. Lefort dispose lontologie merleau-pontyenne au cur de son pro-pre travail en associant l institution [symbolique] du social l in-terrogation qui l habite 79 : si lespace social est un espace sym-bolique , crit-il, cest que la fondation du social, et linstitutioncontinue de lidentit de son espace, est insparable dune perte de latotalit et, par consquent, dune impossibilit pour la socit de parven[ir] jamais la concidence avec elle-mme 80 . Il y a, ensomme, un tre du social 81 qui participe de la chair telle que ladcrit lontologie de Merleau-Ponty, ce qui fait dailleurs quon pour-rait en parler comme dune chair du social 82 .

    Cela tant dit, il ne faut pas manquer de percevoir un ajout ou uncomplment essentiel que propose C. Lefort lontologie merleau-pontyenne et qui nous fait pntrer au cur mme de ce quil entendpar philosophie politique. Ce complment sappuie sur le constat quelontologie merleau-pontyenne fait essentiellement de ltre le fruitdune auto-gense : Penser la chair suppose que lon pense unegense qui se confond avec une ontognse, plus prcisment, que lonpense quelque chose comme un mouvement dauto-engendrement 83 .

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    78. C. Lefort, Lide dtre brut et desprit sauvage , p. 39-40 : Tel est enfin lemystre du visible : il est ce qui est, ce qui simplement est [] et ce qui najamais fini de snoncer, dadvenir, ltre absent, ltre latent, que lvnementdsigne, profre, tre qui souvre, tre-Histoire. Linterrogation, ajouteC. Lefort, est un discours dernier, indpassable, son terme tant indfinimentdiffr ( Prface , Les formes de lhistoire, p. 13).

    79. C. Lefort, Droits de lhomme et politique , Linvention dmocratique, p. 82.80. C. Lefort et Marcel Gauchet, Sur la dmocratie : le politique et linstitution du

    social , Textures, nos 2-3, 1971, p. 18 (italiques dans le texte). Prcisons que cetarticle a t crit par M. Gauchet partir dun cours donn par C. Lefort lUniversit de Caen en 1966.

    81. C. Lefort, Esquisse dune gense de lidologie dans les socits modernes ,Les formes de lhistoire, p. 513.

    82. C. Lefort, La question de la dmocratie , p. 23 et Tocqueville : dmocratie etart dcrire , crire. lpreuve du politique, Paris, Calmann-Lvy, 1992, p. 55.Merleau-Ponty parlait pour sa part dune chair de lhistoire ( Prface ,Signes, p. 28).

    83. Ma traduction du texte anglais suivant : to think flesh, we have to think a gene-sis that is a self-genesis, more precisely, to think something as a movement of

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  • Une telle auto-gense signifie deux choses. Dabord, tous les tantssont penser, selon Merleau-Ponty, essentiellement partir du dedans que constitue ltre, qui na donc rien dextrieur lui, quina pas de dehors , de telle sorte que tout merge par une sorte de retournement de ltre sur lui-mme. Ensuite, ltre ou la chair est,pourrait-on dire, un Tout-gal , en ce sens que linterrogation etlinstitution symbolique se dploient partout et nulle part ou an-archiquement . Or, pour C. Lefort, un tel modle, sil a la vertu deplacer linterrogation au cur du rapport que nous entretenons avecltre, a le dfaut de ne pas prendre en compte la question del Autre ou de la Loi 84 . Ces termes, bien sr, ont une connotationpsychanalytique. la diffrence de Merleau-Ponty, qui est conduit poser une sorte de symtrie entre les sujets qui interrogent ltre, lapsychanalyse met laccent sur l a-symtrie , tout sujet tant initi aumonde par un Autre : par-del la relation fusionnelle originelle avec lafigure de la mre, lenfant est confront la mdiation dun tiers, cest--dire avec la figure du pre, qui seul uvre sa pleine inscription dansle monde en opposant lInterdit ou la Loi son dsir. Or, selonC. Lefort, cest sur une mdiation apparente que repose linstitutionsymbolique du social 85. Celle-ci, soutient-il, ne repose pas entirementsur elle-mme ou, dit autrement, ne doit pas tre comprise simplementcomme un fait social 86 . Il y a, en effet, quelque chose comme unAutre ou un dehors 87 lespace social qui seul est mme de per-mettre son institution : la question mtasociologique des fonde-ments de la vie humaine, cest--dire la question des dfinitions durel et de limaginaire, du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste

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    self-begetting , C. Lefort, Flesh and Otherness , dans Ontology and Alterity inMerleau-Ponty, sous la dir. de Galen A. Johnson et Michael B. Smith, Evanston,Northwestern University Press, 1990, p. 5 ( ma connaissance, ce texte nest paruquen anglais).

    84. C. Lefort, Flesh and Otherness , dans Ontology and Alterity in Merleau-Ponty,p. 6, 11-12.

    85. Comme le relve M. Abensour, C. Lefort entretient un rapport complexe lapsychanalyse qui se tient lcart des facilits et des platitudes de la psychanalyseapplique la chose politique (M. Abensour, Rflexions sur les deux interpr-tations du totalitarisme chez C. Lefort , dans La dmocratie luvre. Autour deClaude Lefort, sous la dir. de Claude Habib et Claude Mouchard, Paris, Esprit,1993, p. 122). Voir notamment, parmi plusieurs textes qui font rfrence la psy-chanalyse : C. Lefort, Limage du corps et le totalitarisme , Linvention dmo-cratique, p. 159-176 et C. Lefort (avec Franois Roustang), Le mythe de lUndans le fantasme et la ralit politique , Psychanalystes, no 9, 1983.

    86. C. Lefort, Esquisse dune gense de lidologie dans les socits modernes ,p. 506. Cest une illusion de croire que linstitution du social peut rendre rai-son delle-mme (p. 511).

    87. C. Lefort, Esquisse dune gense de lidologie dans les socits modernes ,p. 506 et Permanence du thologico-politique , Essais sur le politique, p. 265.

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  • et de linjuste, du naturel et du surnaturel, du normal et de lanormal gouverne ou rgit chaque poque le discours des hommes 88 . Cettequestion, il faut le relever, nest pas pose du dedans de lespacesocial, comme si celui-ci pouvait exister pralablement linterrogation ;au contraire, cest le fait de poser de telles questions et dy rpondre quiinstitue symboliquement lespace social. En ce sens, une telle interroga-tion constitue une condition transcendantale ou a priori de lexistencedes socits : cest parce quil est ouvert cette interrogation que lesocial est donation et institution continue de lui-mme 89 . Si ltre dusocial est bien essentiellement interrogatif , linterrogation dont il estici question nest pas dploye an-archiquement ; elle se prsenteplutt comme interrogation de ce que C. Lefort nomme la Loi , cest--dire de ce qui nonce pour lhumanit ce qui est permis et inter-dit parce que bien ou mal , juste ou injuste , etc.

    Une telle conception de linstitution symbolique du social et delinterrogation qui la fonde nous dporte du terrain dlimit par laphnomnologie et lontologie merleau-pontyennes celui scrut his-toriquement par la tradition de la philosophie politique. Aristote nesoutenait-il pas en effet quil ny a [] quune chose qui soit propreaux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aientla perception du bien, du mal, du juste, de linjuste et des autres(notions de ce genre) ? Or, poursuivait-il, avoir de telles [notions] encommun , cest ce qui fait une famille et une cit 90 . Cependant,alors que les Anciens supposaient que les dfinitions du bien, dujuste, etc. existaient en quelque sorte par nature (les religions mono-thistes en faisant de leur ct lapanage de Dieu), C. Lefort insiste surle fait que le propre de la modernit est dempcher que le dehors de lespace social puisse tre figur tel un lieu autre 91 positivementidentifiable : la Loi, en somme, ne peut plus tre considre comme Loinaturelle ou divine. Cela, Machiavel a t lun des premiers le penserexplicitement ; cest donc dans son sillage que le projet lefortien derestauration de la philosophie politique prendra forme 92.

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    88. C. Lefort, Permanence du thologico-politique , p. 258 et Esquisse dunegense de lidologie dans les socits modernes , p. 501. La question des fonde-ments est toujours hors [des] prises de lhumanit (p. 502) ; lhumanit setrouve prise dans une ouverture quelle ne fait pas (C. Lefort, Permanence duthologico-politique , p. 263).

    89. C. Lefort et M. Gauchet, Sur la dmocratie : le politique et linstitution dusocial , p. 13.

    90. Aristote, Les Politiques 1253a (traduction de Pierre Pellegrin, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 92).

    91. C. Lefort, Esquisse dune gense de lidologie dans les socits modernes ,p. 512.

    92. Si Le travail de luvre Machiavel est paru en 1972 (Paris, Gallimard), C. Lefortsest intress Machiavel bien avant : au moins ds 1959, selon une note de Levisible et linvisible (p. 253) ; voir aussi Machiavel jug par la tradition classique ,

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  • La proccupation principale de lauteur du Prince et des Discourssur la dcade de Tite-Live est au point de dpart, selon C. Lefort, indu-bitablement la question de la Loi, la question des fondements et dela fondation . Quoique ces deux termes soient souvent confondus,on gagnerait les distinguer : il y aurait assum[er] le risque dune fondation incessante parce qu il ny a jamais de fondementen soi . Autrement dit, cest parce quon ne pourrait plus identifier defondements derniers, relevant dun ordre extra-mondain ou mta-physique une Loi localise en Dieu, dans la Nature ou le Cosmos ,que se laisse[rait] entrevoir le besoin d une laboration dont ni lehasard ni une ncessit dessence ne permet de rendre compte , ce quidfinirait prcisment la fondation 93. Tout, crit C. Lefort, se joue dansla modernit partir de rien et en vue de rien partir de rien quisoit une rfrence extra-mondaine et en vue daucune finalit quipuisse tre garantie par la Nature ou par Dieu. Ceci revient dire quetout se joue pour la gloire mondaine, dans le suspens de la mort ,cest--dire que tout repose sur l hrosme de ceux qui vivent dansce monde 94. Cest prcisment du fait que la Loi est absente quelle estprsente au cur de lespace social, cest--dire quelle devient lobjetdune qute qui apparat interminable, puisquon ne peut esprer laclore en nonant une fois pour toutes les critres du bien et du mal, dujuste et de linjuste, etc. Le propre de la socit moderne est en ce sens,dtre en qute de son fondement 95 .

    Ce qui prcde permet de comprendre que cette socit paraisse divise originairement . Cet nonc doit sentendre trois niveaux. Ilny a, crit dabord C. Lefort, d espace-monde de la politique quedans le morcellement ; plus prcisment, cet espace-monde ne se cons-titue ou ne sinstitue que par une division du dedans et du dehors ,cest--dire de ltre-peuple [] et du monde du dehors 96 . En effet,tout rcit cherchant noncer la Loi, sil prtend ncessairement incar-ner luniversel, est forcment induit une logique de morcellement,puisque, par dfinition, les rfrents symboliques qui sont mobilissrenvoient une histoire, des traditions, etc., particulires. La Cit deRome, par exemple, telle que nous la montre Machiavel, est comme ces auteurs qui, tels Tite-Live, Plutarque et la plupart des historiens cen-surent les signes du discours de lAutre [] pour entretenir leur propregloire , cest--dire quelle se pose comme porteuse dune identit

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    Archives europennes de sociologie, 1, 1960, p. 159-169 (il sagit dune recensionde louvrage de Leo Strauss : Thoughts on Machiavelli, Glencoe, The Free Press,1958) et Rflexions sociologiques sur Machiavel et Marx (paru en 1960).

    93. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 435, 511.94. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 555-556 ; voir galement : Philo-

    sophe ? , crire, p. 345.95. C. Lefort, Permanence du thologico-politique , p. 270.96. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 550, 579, 551.

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  • qui exclut 97. La Rpublique, entendue tymologiquement comme Respublica, cest--dire comme chose mise en partage parmi le peuple,ne peut donc jamais tre une Rpublique universelle ou, plus pr-cisment, du fait mme de prtendre avoir vocation universelle, elleinduit au morcellement, un espace-monde de la politique la foistoujours un dans sa vise mais morcel dans sa ralit.

    Or, poursuit C. Lefort, cette division entre un dedans et un dehors est indissociable de la division interne de lespace social, dela division sociale . Il dcoule, en effet, de limpossibilit denappeler des fondements derniers et de labsence dun point de vue de survol qui permettrait de trancher dfinitivement entre les noncsqui prtendent en dire le sens, que la Loi gnre un espace de laLoi 98 , un espace de dbats, de conflits interminables. Aussi la Loiapparat-elle lenjeu du conflit de classes, lesquelles naissent prcis-ment dans une telle confrontation. En mme temps et inversement, laLoi snonce du fait mme quil y a conflit ou division sociale : lesdpossds et les opprims sont les vritables gardiens de la Loi,puisque ce sont eux, qui lon fait tort, qui sont pousss poser laquestion de ce qui est juste, lgitime, etc. Pour C. Lefort, ce ne sontdonc pas les philosophes qui sont les gardiens de la Loi, de la Justicepar exemple, dont ils auraient dcouvert le sens en sortant de la caverneou du monde rgi par la doxa pour dcouvrir le ciel pur des Ides mais,au contraire de ce que pensait Platon, essentiellement les non-philosophes, qui par l se rapproprient et ralisent cette tche tradi-tionnellement rserve aux philosophes, du moins en autant quils sin-surgent contre lordre rgnant. Tel serait, selon C. Lefort, le sens dufameux propos qui ouvre le chapitre IX du Prince, suivant lequel entoute cit on trouve ces deux humeurs diffrentes, do il se fait que lepeuple dsire ne pas tre command ni opprim par les grands, alorsque les grands dsirent commander et opprimer le peuple 99 .Lexprience dont sont lobjet les institutions sur lesquelles reposentles Cits est toujours clive, indiquerait par l Machiavel : dun ct, semanifeste le dsir dinterroger le sens des institutions, ce qui revient se dprendre de la Loi sur laquelle elles reposent, ne pas treopprim par ce quelle nonce ; de lautre, se manifeste le dsir detenir les institutions pour bien fondes, ce qui revient chercher inscrire chacun dans lordre que prescrit la Loi et ainsi commanderou opprimer . Comme les grands est le nom du dsir dopprimer,le peuple est celui du dsir de ne pas tre opprim, donc dinter-roger : les classes nexistent ainsi que dans leur affrontement

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    97. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 544, 552, 561. Il ne faut pas con-fondre laltrit dont il est ici question avec lAutre que constitue la Loi.

    98. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 485.99. Nicolas Machiavel, Le Prince, traduction de Grald Allard, Sainte-Foy, Le Grif-

    fon dArgile, 1984, p. 39.

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  • autour de cet enjeu que constitue pour les uns loppression, pour lesautres le refus de loppression 100 . Ses intrts ne souffr[ant] au-cune dfinition en termes positifs , le peuple nexiste quen autantquil se manifeste soit comme refus du commandement et de lop-pression , soit comme alli dun prince qui, dtenteur de la virt, estassez habile pour gagner son amiti : Par un dtour, que Hegelnommera plus tard ruse de la raison, le dsir du peuple rejoint donccelui du prince. Certes, dira-t-on, ce faisant, le peuple se prpare une oppression dun nouveau genre 101 . Mais, comme le prince nepeut pas seulement feindre de dfendre le peuple contre les grands,autrement dit comme il ne peut pas le tromper en permanence (mmesil lui arrive de le faire), il se place dans la situation inconfortable oil doit apparatre comme le garant symbolique ou le tiers agent de laloi 102 , par les assurances quil donne que lon peut lgitimementinterroger celle-ci, tout en devant viter que ne seffondre complte-ment lordre que dfinissent les institutions. Ainsi dnu de toutancrage mtaphysique, le pouvoir apparat dsormais pris dans un rap-port social dont il ne matrise pas les coordonnes : il y a une inscu-rit qui mine la position du Prince 103 parce quil dpend entire-ment de la reprsentation que les hommes [] composent de lui 104.Entre le pouvoir, les grands et le peuple samorce ainsi une dynamiquefonde sur les alliances et les conflits, sur un flux de [] dsirs quine peuvent jamais steindre tout fait lun lautre , lequel dfinit lemode dtre au monde propre la modernit 105.

    Ce mode dtre au monde, on laura compris, est par dfinitionfond sur une historicit radicale. Parce quelle est cette socit sansfondement, et par l mme oblige de constamment se fonder et se re-fonder, la socit moderne apparat finalement divise originairementdavec elle-mme dans le temps, elle est prise dans la diffrencetemporelle 106 . Autrement dit, pas plus quelle ne peut sempcherdnoncer la Loi, elle ne peut sempcher de dissoudre constammentles repres de la certitude quelle pose mesure, cest--direquelle souvre tendanciellement un dbat et lnonc de nouvelles

    36 GILLES LABELLE

    100. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 385 (le concept de peuplerecouvre une opposition , p. 382).

    101. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 383-384.102. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 578.103. C. Lefort et M. Gauchet, Sur la dmocratie : le politique et linstitution du

    social , p. 15.104. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 380. La pire chose qui puisse ainsi

    arriver un prince, qui ne se soutient en dernire instance que dune cristallisa-tion de lopinion , cest de susciter contre lui la haine et le mpris du peu-ple, disait dj Merleau-Ponty ( Note sur Machiavel , Signes, p. 269).

    105. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 382.106. C. Lefort, Le travail de luvre Machiavel, p. 556. Sur le motif de la re-fondation,

    voir p. 435, 500.

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  • dfinitions du juste, de linjuste, etc. 107. Comme le dit Michelet dansune formule frappante, lhumanit apparat dans les temps modernescomme son uvre elle-mme mme si cet nonc, prciseC. Lefort, ne doit pas sentendre en un sens humaniste , puisquelhumanit demeure insaisissable hors du mouvement de son engen-drement , lequel suppose que linstitution sociale [] est toujoursen dfaut, ou dirait-on aussi bien, [qu]il y a un excs de linstituantsur linstitu 108 .

    La dmocratie moderne nest rien dautre, selon C. Lefort, que lergime qui assume au mieux la triple division originaire la divisionentre le dedans et le dehors ; la division sociale ; la division dans letemps constitutive de la modernit, puisque le geste inaugural sur lequel elle repose consiste prcisment en la reconnaissance de lalgitimit du conflit ou de la division dans tout le tissu social. De sarflexion sur Machiavel, C. Lefort est donc conduit llaborationdune philosophie politique qui emprunte la voie classique dune clas-sification de diffrents rgimes . Par l il faut entendre, comme chezles Anciens, une comparaison raisonne de diffrentes manires dtredans le monde qui va bien au-del de ltude des institutions politiquesau sens troit (mme si cette dimension nest pas nglige) : comme lapoliteia telle que Platon ou Aristote ont cherch la circonscrire, lergime au sens o lentend C. Lefort repose sur une logique qui, par del le discours explicite o nous lapprhendons tout dabord,est celle dune rponse articule linterrogation ouverte par lavne-ment, et dans lavnement du social comme tel 109 .

    La logique propre la dmocratie est fonde sur deux traitsessentiels : dans la mesure o elle sappuie sur une nouvelle dtermi-nation-figuration du lieu du pouvoir qui en fait un lieu vide 110 , cequi revient accepter tacitement quil y a une division constitutive delespace social, la dmocratie moderne fait de la Loi un enjeu et induitainsi concevoir lespace social comme tant fond sur une sorte din-terrogation permanente. Ces formules, et particulirement celle qui faitdu pouvoir un lieu vide , pourraient donner naissance des malen-tendus. Que veut dire C. Lefort ? Aucunement, comme on pourraitdabord le croire, que personne nexerce le pouvoir en dmocratie ; enun certain sens, la formule veut mme dire exactement le contraire.Sappuyant sur le fait que le lieu du pouvoir est reprsent dans ladmocratie comme lenjeu dune comptition entre individus dont au-cun ne le possde de droit, la formule signale que pareille comptition,

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    107. C. Lefort, Permanence du thologico-politique ? , p. 268.108. C. Lefort, Prface , Jules Michelet, La Cit des vivants et des morts. Prfaces

    et introductions, Paris, Belin, 2002, p. 20, 59.109. C. Lefort et M. Gauchet, Sur la dmocratie : le politique et linstitution du

    social , p. 8-9 (italiques dans le texte).110. C. Lefort, Permanence du thologico-politique , p. 265.

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  • bien quelle soit formellement rgle par le suffrage universel, nentend pas moins faire apparatre lexercice du pouvoir comme relevantsimplement du fait, cest--dire, en dernire instance, comme relevantsoit de la ruse, soit de la capacit persuader, soit mme de lutilisa-tion, dans des circonstances qui sy prtent, de lintimidation ou de laforce (en somme, ce que Machiavel nommait la virt). La mme choseapparat, et peut-tre encore plus clairement, quand lexercice du pou-voir en dmocratie est compris dans sa dimension administrative oubureaucratique. En dautres mots, lexercice du pouvoir dmocratiqueapparat comme lapanage de simples mortels 111 qui nentretien-nent aucun rapport pri