16819117 moeurs et coutumes d algerie 1853

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  • MURS ET COUTUMES

    DE LALGRIETELL KABYLIE SAHARA

    PAR

    LE GNRAL DAUMASConseiller dtat, Directeur des affaires de lAlgrie

    PARIS

    LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie

    RUE PIERRE-SARRAZIN, N 14

    1853

  • Livre numris en mode texte par :Alain Spenatto.

    1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC.

    Dautres livres peuvent tre consultsou tlchargs sur le site :

    http://www.algerie-ancienne.com

    Ce site est consacr lhistoire de lAlgrie.Il propose des livres anciens,

    (du 14e au 20e sicle), tlcharger gratuitement ou lire sur

    place.

  • AVANT-PROPOS. Appeler lintrt sur un pays auquel la France est attache par les plus nobles et les plus prcieux liens, faire connatre un peuple dont les murs dis-paratront, peut-tre un jour, au milieu des ntres, mais en laissant, dans notre mmoire, de vifs et pro-fonds souvenirs, voil ce que jai entrepris. Je ne me atte pas davoir les forces ncessaires pour accom-plir cette tche, laquelle ne suf rait pas dailleurs la vie dun seul homme ; je souhaite seulement que des documents runis, avec peine, par des interroga-tions patientes, dans le courant dune existence ac-tive et laborieuse, deviennent, entre des mains plus habiles que les miennes, les matriaux dun di ce lev notre grandeur nationale.

    Gnral E. DAUMAS

  • LE TELL

  • LE TELL

    I.

    Des races qui peuplent lAlgrie.

    Les habitants de lAlgrie se divisent en deux races distinctes, la race arabe et la race kabyle. Lune et lautre suivent le culte mahomtan ; mais leurs murs, la constitution de leur socit, aussi bien que leur origine et leur langue, en forment deux grandes divisions distinctes, que nous nous proposons dexa-miner ds prsent. Cette tude nous mettra en me-sure de mieux nous rendre compte de laccord quon a voulu tablir entre les institutions et les coutumes des habitants. Elle aura aussi lavantage doffrir la d nition de beaucoup de ternies que nous emploie-rons par la suite, et sur le sens desquels il importe dtre x pralablement. La race arabe doit attirer dabord notre attention, comme tant la fois la plus nombreuse et celle que les relations plus suivies nous ont permis de mieux connatre dans ses dtails.

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    Il nexiste point de document historique qui nous permette dapprcier les transformations de la socit arabe, avant dtre arriv son tat actuel. Tout nous porte croire que tel que nous lobser-vons aujourdhui, cet tat est voisin de sa forme pri-mitive : ce sont donc les faits actuels que nous nous bornerons constater. Une partie de la population arabe sest xe dans les villes. Ces musulmans, auxquels nous donnons le nom de Maures, sont compris sous la dnomination gnrique de Hadar. Nous ne nous occuperons point de cette faible minorit, qui vit aujourdhui dans un milieu qui nest pas exclusivement le sien, et qui ny a point form socit part, ayant droit une admi-nistration particulire. Les Arabes dont nous parlerons ici, sont ceux qui vivent sous la tente ou sous le chaume, et que lon dsigne sous le nom gnrique de Hall-El-Bada. Ils habitent une tendue de pays immense, que la nature a divis en deux zones trs-distinctes. La premire comprend un pays fertile en grains et dune culture facile, qui stend entre les hautes chanes de monta-gnes et la muer. Les hauts plateaux forment la seconde, qui est pauvre en crales. Nous disons ds prsent que la premire de ces zones est occupe par les Ara-bes cultivateurs, et la seconde par les Arabes pasteurs ou Rehhala. Nous aurons bientt loccasion de nous

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    occuper sparment de chacune de ces divisions, et de constater les diffrences pour la plupart locales, par lesquelles elles se distinguent. On peut dj, daprs ce qui vient dtre dit, se rendre compte dune faon gnrale de la division que nous venons de rappeler et dont la nature du sol a t la cause principale. Il est ncessaire dexaminer maintenant, avant daller plus loin, la nature des divisions intrieures dues des in uences morales ; dexaminer, en un mot, la socit que le caractre arabe et la religion musul-mane ont dveloppe en Algrie. La socit arabe repose sur trois caractres g-nraux, qui se trouvent jusque dans ses plus petites divisions. Ce sont : 1 Lin uence de la consanguinit. 2 La forme aristocratique du gouvernement. 3 Linstabilit des centres de population, ou, si lon veut, la rpugnance des Arabes se er dune faon permanente sur un point donn du sol. Le premier de ces principes drive de linterpr-tation que les Arabes ont adopte de la loi de Mo-hammed. Le second rsulte la fois des prceptes religieux et des habitudes nationales ; le troisime de ces principes en n est tranger la religion et ne tient absolument quau caractre du peuple arabe, des raisons tires de la culture et de la nature du pas que ce peuple habite.

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    Quelle que soit, du reste, dans ces bases de la socit, la part qui revient la croyance ou aux ha-bitudes, leur existence une fois admise, et on ne sau-rait la nier, lexplication des phnomnes de la vie arabe devient aise. Cest ce que nous allons essayer de dmontrer, en exposant la fois la naissance, la formation de la tribu arabe et ses divisions actuelles. Un coup dil jet sur le Koran suf t pour faire comprendre que son esprit est minemment favora-ble lautorit du pre de famille, et quil a d, sinon tablir, au moins consacrer les habitudes de la vie pa-triarcale chez les Arabes. Non-seulement la parent est plus tendue chez les musulmans que chez nous, puisquelle comprend, par exemple, les sueurs et frres de lait, mais elle est encore tablie sur des ba-ses plus solides. On comprend, en remontant vers le pass, que, par ces liens de la consanguinit, tous les descendants dune mme famille se trouvaient troi-tement unis et soumis lautorit dun seul, par droit naturel. Quelquefois par laction seule du temps, cet-te runion grandissait, se multipliait et formait une petite nation part. Dautres fois, quand une pareille famille tait puissante par ses richesses, ou illustre par ses faits darmes, la protection quelle tait en mesure daccorder ceux qui voulaient en partager le sort, attirait elle dautres familles dune parent plus

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    loigne ou mme trangres, mais qui bientt par des alliances venaient se rattacher la famille princi-pale. Ce sont de pareilles agglomrations de familles ou dindividus, formes des poques recules sous le nom dun chef commun, qui, aprs avoir travers des sicles, ont form la tribu arabe. Il ne faut donc point tre surpris de trouver chez elle ce quailleurs on ne rencontre que dans les grands tats : une his-toire nationale vivant dans les traditions, des allian-ces xes, des antipathies incessantes, en n une ligne de politique trace et un; grande intelligence des in-trts gnraux. Cest, comme nous lavons dit, la runion de familles qui se croient gnralement issues dune souche commune, qui forme la tribu arabe. Ce qui distingue cette petite socit, cest lesprit de soli-darit et dunion contre les voisins, qui de son ber-ceau a pass ses derniers descendants, et que, la tradition et lorgueil, aussi bien que le souvenir des prils prouvs en commun, tendent encore forti- er. Comme on le voit, le principe de lin uence de la consanguinit, a non-seulement contribu puis-samment former la tribu, mais cest encore lui qui lempche principalement de se dissoudre. Ceci paratra encore plus vrai, si on considre la forme du gouvernement de ces tribus, que nous exa-minerons bientt et o la noblesse joue un si grand

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    rle. Ainsi toutes les familles nobles dune tribu se regardent comme unies, plus particulirement par les liens du sang, alors mme qu des poques trs-re-cules elles auraient eu des souches distinctes. Nous aurons bientt loccasion de parler en dtail de la noblesse chez les Arabes. Le sort des tribus a t extrmement variable ; quelques-unes sont entirement teintes, dautres sont extrmement rduites , dautres encore sont restes puissantes et nombreuses. On peut dire que le nombre des individus formant une tribu, varie de cinq cents , quarante mille; il est, en tout cas, fort infrieur au chiffre de la population, que les terres occupes par la tribu pourraient nourrir. Il nest point dif cile de se rendre compte de cette ingalit de po-pulation dans les tribus ; leur genre de vie les sou-met mille vicissitudes, et nous avons vu nous-m-mes, en peu dannes, plusieurs exemples de tribus qui, nagure puissantes et nombreuses, sont teintes aujourdhui. Quel que soit du reste le chiffre de la population dune tribu et son tat de fortune, nous le regarderons toujours comme unit politique et administrative. Ce principe entranera pour vous deux consquen-ces, dont lune est relative aux hommes et lautre au territoire, savoir : La tribu sera administre par des hommes tirs de son sein, et elle aura, en second lieu,

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    un droit exclusif sur sou territoire, sauf les rserves dont il sera question plus tard. Cest cette dernire consquence admise dj par le fait, qui constitue aujourdhui la garantie la plus prcieuse de lordre public, puisquelle nous permet, en tout droit, de rendre la tribu responsable des actes commis sur son territoire en temps de paix, et lorsque les cou-pables ne se trouvent pas entre les mains de la jus-tice. Les tribus sont divises en un plus ou moins grand nombre de fractions, selon leur importance. Les noms donns ces diffrentes fractions sont trs-variables en arabe : on les appelle ordinairement Kasma, Farka ou Rouabaa, Fekhad, ou Khoms, etc. Nous allons examiner ces diffrentes divisions. A cet effet, nous reconstituerons la tribu en prenant pour point de dpart, sa division la plus restreinte, ou, si lon veut, son premier lment. Nous croyons utile de dire en mme temps un mot des chefs de ces fractions, a n de nous rendre compte de la limite laquelle ltat intervient pour imposer un agent, qui veille aux intrts gnraux. De mme que la tribu est un lment politique et administratif dans le gouvernement, de mme le douar est llment de famille dans la tribu. Tout chef de famille, propritaire de terres qui runit autour de sa tente, celles de ses enfants, de ses proches parents

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    ou allis, de ses fermiers, forme ainsi un Douar (rond de tentes), dont il est le chef naturel, dont il est le reprsentant ou Chkh dans la tribu, et qui porte son nom. Lautorit de ce Chkh, comme on le comprend dj, est indpendante de toute dlgation extrieu-re ; ni ltat ni la tribu ne peuvent intervenir dans sa nomination, si on peut appeler ainsi lacte qui, dun consentement tacite mais unanime, confre lauto-rit un seul. Les besoins de la vie nomade, aussi bien que les prceptes religieux, expliquent du reste la formation du Douar et sa constitution. Le dsir de scurit pour les individus, la garde des richesses et des troupeaux ont port les hommes dune mme souche, se runir, voyager ensemble, se sou-mettre une autorit non conteste. Lhistoire de tous les peuples nomades nous offre des faits ana-logues. Divers Douars runis, forment un centre de population qui reoit le nom de Farka, etc. Cette runion a principalement lieu, lorsque les chefs de Douar reconnaissent une parent entre eux ; elle prend souvent un nom propre sous lequel sont d-signs tous les individus qui la composent, et agit ordinairement de concert. Les chefs des Douar se runissent en assemble (Djema) pour discuter les mesures communes et veiller aux intrts de leurs familles ; ils forment une sorte daristocratie

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    qui a ses chefs (El-Kebar). Bientt encore lhomme le plus incluent ou le plus illustre parmi ces grands devient dun commun accord le chef de la Farka. En gnral, le chef dune Farka ne doit son lvation qu la con ance gnrale quil inspire. Cest la runion de plusieurs Farka, en nombre trs-variable, qui forme les grandes tribus; les peti-tes tribus, au contraire, ne sont souvent constitues que par la runion des Douar. La nomination du chef dune tribu, si faible quelle soit, ou du chef dune Farka dans une tribu puissante, nest plus abandonne au chou seul des membres de la runion. Ltat intervient ici, nomme ce chef qui reoit le nom de Kad, et en fait le repr-sentant de ses intrts. Les familles que leur in uence autorise aspi-rer lemploi de Kad pour lun de leurs membres, sont parfaitement connues dans les tribus, qui regar-deraient comme une humiliation dtre gouvernes par un homme dont lorigine ne serait pas illustre. Ce trait peut donner une ide du caractre essentiel-lement aristocratique des Arabes. Aprs avoir examin la formation dune tribu et ses divisions intrieures, il convient dtudier la manire dont la proprit territoriale y est rpartie. Les dtails relatifs la distribution du sol, dont nous allons nous occuper ne sont pas, en gnral,

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    applicables aux hauts plateaux habits par les Ara-bes pasteurs. Nous ferons, dans un paragraphe par-ticulier, ressortir les diffrences qui existent, sous ce rapport, entre eux et les Arabes cultivateurs. Le territoire occup par une tribu est nettement dlimit et exclusivement partag entre ses enfants. Nous avons dj insist sur ce point important du droit exclusif dune tribu sur son territoire; la suite nous apprendra la nature des exceptions que souffre ce principe. Contrairement ce qui a lieu dans la province de Constantine, la tribu est propritaire du sol quelle cultive, au moins en trs-grande partie : on peut rencontrer trois catgories parmi les terres, qui sont la proprit relle de la tribu.

    1 Une partie des terres appartient quelques grandes familles, et ne passe jamais ltat de pro-prit commune. 2 Les bois et les terres laisss en friche sont ltat de proprit commune et utiliss comme tels par les membres de la Farka ou de la division de la tribu laquelle ils appartiennent. 3 Les terres ensemences dune Farka, sont considres jusque aprs la rcolte comme sa pro-prit particulire. Nous ayons dit quentre les terres apparte-nant en toute proprit la tribu, son territoire en

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    renfermait souvent dautres, sur lesquelles elle navait aucun droit. Ces dernires sont de deux es-pces diffrentes : elles appartiennent on au gou-vernement, on des corporations religieuses ap-peles Zaouas, et dont nous ferons connatre la nature. Les terres du gouvernement sont, en gnral, bien connues des tribus ; elles comprennent la gran-de partie des forts, et une grande quantit de terres labourables. Elles se sont accrues, des biens de la Mecque et Mdine, qui, par suite de nouvelles dispo-sitions sont rentres dans le domaine de ltat. Il est inutile dexaminer en dtail les causes qui ont rendu ltat propritaire dimmeubles aussi considrables; nous dirons seulement que les plus importantes sont les donations, les con scations et les successions tombes en dshrence. En n une partie du sol appartient des congr-gations religieuses, dont la constitution sera expose quand nous parlerons de la noblesse militaire et re-ligieuse. Nous nous bornerons faire remarquer ici que le territoire de ces Zaouas forme une circons-cription distincte dans la tribu, qui, pendant long-temps, na point t soumise au pavement des im-pts. Bien que ltendue du pays occup par une tribu soit en gnral hors de rapport avec le nombre de

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    ses habitants, on rencontre cependant des, Douars qui ne possdent aucune partie du sol en propre. Les Douars, dsigns sous le nom de Keta (pice, mor-ceau), ne comptent pas dune faon xe, dans telle on telle division de la tribu. Chaque anne ils passent un march avec un Farka, louent sur son territoire la quantit de terres ncessaire leur subsistance, et se considrent, pour ce temps, comme membres de la fraction de tribu, avec laquelle ils ont trait. Ces Douars, dont la composition est moins xe que cel-le des Douars de propritaires, se recrutent dans la classe des fermiers, qui, ayant acquis quelque fortune, dsirent mener une vie plus indpendante. Ces fer-miers mmes se dsignent ordinairement sous le nom de Khamms (de Khoms, cinquime), parce quils ont droit au cinquime de la rcolte, semences prleves. Les renseignements que nous venons de donner sur la constitution dune tribu, seraient fort incom-plets, si nous ny ajoutions point des dtails sur les hommes qui la composent et surtout sur ceux qui la commandent et la dirigent. Cest ce que nous allons faire en parlant des diffrentes classes de la socit et de la noblesse chez les Arabes. Il est bien rare quune socit puisse subsister longtemps sans faire natre dans son sein des clas-ses distinctes, jouissant de privilgies, soit mat-riels, soit moraux. Au premier abord, on pourrait tre

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    tent de supposer que, chez un peuple dun carac-tre trs-indpendant, ces divisions seraient moins tranches ; mais les faits prouvent que, rapporte aux Arabes, cette supposition serait trs-inexacte. Chez eux, en effet, cette distinction des classes est profondment grave dans les esprits, bien que nous ne nous en rendions pas toujours exactement compte. Accoutums, comme nous le sommes, discerner, le plus souvent des signes extrieurs, les classes de notre socit les unes des autres, nous sommes ports regarder comme gaux entre eux, des hommes dont le costume est assez uniforme et dont les relations rciproques nous offrent le spec-tacle dune familiarit trangre nos murs. Les habitudes de la vie de famille et les circonstances o se trouve le pays expliquent cette apparence dga-lit. Quant au fond, ici comme ailleurs, le serviteur nest point lgal du matre, lhomme du peuple ne pse pas plans la balance autant que lhomme que sa position ou sa famille appellent jouer un rle principal. Le peuple arabe a non-seulement ses chefs mi-litaires, mais il a encore ses chefs religieux. Cha-cun peut juger sa manire le degr de dlit et de soumission que les Arabes ont montr pour les hommes in uents de lordre spirituel ou temporel ; amis nul ne saurait rvoquer en doute, que ce sont

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    ces chefs qui tiennent le l de la politique dans les tribus. Cest donc de laristocratie militaire et re-ligieuse que nous croyons devoir nous occuper en premier lieu. Il existe chez eux trois sortes de noblesse : 1 La noblesse dorigine. 2 La noblesse temporelle ou militaire. 3 La noblesse religieuse. Examinons en quelques lignes ces diffrents or-dres : 1 On appelle noble dorigine (Chrif) tout mu-sulman qui peut, au moyen de titres en rgle, prouver quil descend de Fathma-Zohra, lle du prophte et de Sidi-Ali-Abi-Thaleb, oncle de ce dernier. On peut dire que cest Mohammed lui-mme qui a fond cet-te sorte de noblesse, trs-considre chez les Arabes. Il prescrit, en effet, dans plusieurs passages du Ko-ran, aux peuples qui ont embrass sa foi, de tmoi-gner les plus grands gards, aux hommes issus de son sang, en annonant quils seront les plus fermes soutiens et les puri cateurs futurs de la loi musul-mane. Les Arabes montrent, en gnral, une grande dfrence pour les Cheurfa (pluriel de chrifs) et leur donnent le litre de Sidi (mon seigneur). Toutefois, comme leur nombre est trs-considrable, au point de former des Farkas particuliers dans certaines tri-bus, les marques extrieures de respect quon leur

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    tmoigne, varient avec les lieux. Le Chrif est sujet aux lois, mais il a dans les pays musulmans le droit dinvoquer la juridiction de ses pairs. Cest ainsi quAbd-el-Kader stait rserve le droit de les juger lui-mme. Les Cheurfas jouissent de prrogatives plutt morales que matrielles, et leur in uence ne doit pas se mesurer sur les honneurs quon leur rend. 2 Les membres de la noblesse militaire, chez les Arabes, portent le nom de Djouads. Ce sont les descendants des familles anciennes et illustres dans le pays, ou bien encore les rejetons dune tribu c-lbre, les Korache, dont Mohammed et sa famille faisaient partie. Dans ce dernier cas, ils se dsignent par le nom de Douaouda et reprsentent une nobles-se suprieure aux Djouad ordinaires. La plus grande partie des Djouad tire son origi-ne des Mehhal, conqurants venus de lest la suite des compagnons du Prophte. Quoi quil en soit, les Djouad constituent llment militaire dans la socit arabe. Ce sont eux qui, accom-pagns de leur clientle, mnent les Arabes au com-bat. Par le fait, ces derniers sont presque leurs sujets. Lhomme du peuple a beaucoup souffrir des injustices et des spoliations des Djouad ; ceux-ci cherchent faire oublier ces mauvais traitements et maintenir leur in uence, en accordant gnreusement

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    lhospitalit et leur protection ceux qui la rcla-ment. Du reste, lhabitude qui fait endurer les plus grands maux, a fortement riv la chane qui unit aux Djouad lhomme du peuple. Ces Chkh, car cest le nom que les Arabes leur doivent, quels que soient leur ge et leur position, runissent deux traits saillants du caractre national : lavidit du gain et un certain amour du faste, quoiquau premier abord ces deux penchants semblent opposs. 3 La noblesse religieuse mrite, plus encore que la noblesse militaire, dtre tudie avec soin, car son in uence sur les peuples est encore plus puissante, quoiquelle ne soit pas base sur les mmes fonde-ments. Les membres de cette noblesse sappellent ma-rabouts. Le marabout est lhomme spcialement vou lobservance des prceptes du Koran; cest lui, qui, aux yeux des Arabes, conserve intacte la foi musulmane ; il est lhomme que les prires ont le plus rapproch de la divinit. Aussi ses paroles deviennent des oracles auxquels la superstition or-donne dobir et qui rglent la fois les discus-sions prives et les questions dun intrt gnral. Cest ainsi que les marabouts ont souvent em-pch leffusion du sang en rconciliant des tribus ennemies ; cest ainsi que leur protection (Aannaya) a souvent suf pour garantir de toute atteinte les

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    voyageurs ou les caravanes. Bien des fois encore ils ont, le Koran en mains, prch la guerre contre les in dles. Ces exemples suf sent pour dmontrer lue leur in uence stend sur les questions religieu-ses et politiques ; elle est, dailleurs, dautant mieux assure, que lexercice du culte, lexplication des li-vres saints, la conscration de toutes choses, mettent les marabouts en relation continuelle et intime avec les musulmans. Il faut remonter trs-haut dans no-tre histoire pour retrouver le temps o nos vques jouaient le rle de marabouts, et o leur in uence spirituelle et temporelle tait assez grande pour allu-mer aussi une guerre sainte, en entranant les croiss vers la Palestine.

    Un des caractres principaux de la noblesse re-ligieuse est, quelle est hrditaire comme les pr-cdentes. Les premiers marabouts taient en gnral des hommes rigoureux observateurs du Koran, qui passaient pour avoir donn des preuves de leur nature suprieure en produisant des miracles. Tels sont Mou-ley-Thayeb, Mohammed-ben-Aassa, Hhasnaouy, Abd-el-Kader mort Baghdad, etc., etc., en lhon-neur desquels ou retrouve en Algrie une foule de chapelles. Cest ordinairement autour de ces Zaouas (chapelles), que les marabouts runissent une sorte de Douar qui prend le nom de Zaoua, prcd du

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    mot Sidi. Une partie des terres voisines provenant en gnral des donations pieuses, est cultive par les hommes de la Zaoua et sert les nourrir. De larges offrandes, des provisions de toute espce, sont offer-tes aux marabouts et ceux qui, vivant prs de lui, tudient la loi; quelquefois mme, par suite dan-ciennes obligations que la religion prescrit dobser-ver, les voisins de la Zaoua lui payent lachour ou la dme; toutefois ce tribut na jamais eu de caractre obligatoire devant la justice. Les Zaoua sont commandes par lhomme le plus in uent de la famille des marabouts ; lexer-cice de lhospitalit envers tous les voyageurs et les trangers musulmans, est un des premiers devoirs de sa position ; les criminels mme doivent trouver un abri chez lui : cest ainsi que quelques chapelles (que nous appelons vulgairement marabouts) sont un asile inviolable aux yeux des Arabes. Du reste, Ces congrgations religieuses sont tel-lement nombreuses dans quelques tribus, telles que les Hachem, par exemple, quelles y forment des di-visions ou Farka particuliers. Les marabouts ne se livrent ordinairement aucun travail manuel ; ils se vouent dans lintrieur des Zaouas linstruction dun certain nombre dhom-mes ou denfants, qui leur ont t con s par les tribus. Ces disciples ou desservants de marabouts prennent

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    le nom de Tolba (de Taleb, Lettr). Ces Tolba tu-dient la religion dans le Koran, et les diverses bran-ches de connaissances exiges par leur tat. Ils ont le droit de consacrer les mariages, de prononcer les divorces, etc., etc., et, ce titre, ils jouissent dune certaine considration. Toutefois il arrive rarement, de nos jours, qu lextinction dune famille de ma-rabouts, un de ces Tolba monte dun degr et de-vienne marabout sa place dans la Zaoua ; le plus souvent ils aspirent devenir soit matres dcole dans les villes, soit assesseurs du Kady, soit mme Kady ; dautres fois encore ils ne suivent aucune de ces carrires, et vivent du produit des terres affectes lentretien du marabout de leur ordre. On commettrait une grande erreur en tirant de ce qui prcde , la consquence que tous les Cheurfa, Djouad ou Marabout occupent une position leve dans la socit arabe ; on en voit, au contraire, jour-nellement occups tous les mtiers. Mais, si tous les membres de ces classes ne jouissent point dune part gale de considration et din uence, on peut af rmer au moins que la puissance et lautorit ne se trouvent que chez elles. Les classes infrieures, celles qui constituent la masse du peuple, noffrent pas beaucoup prs chez les Arabes, la mme varit que chez nous. On ne trouve, en effet, au-dessous de laristocratie, que les propritaires

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    fonciers, les fermiers et domestiques ou manuvres. Chez les tribus des Arabes pasteurs, o, de trs-rares exceptions prs, la proprit ne consiste quen troupeaux, cette uniformit est plus grande encore. (Nous devons encore rpter ici que nous faisons abstraction entire des habitants musulmans des vil-les). Peut-tre serait-il convenable de dire quel est ltat de lesclavage chez les Arabes ; mais il serait trop long de donner cet gard des renseignements suf sants. Nous nous bornerons dire que lesprit du Koran autorise lesclavage, mais en tablissant des dispositions qui paraissent avoir rendu trs-tolrable la position des esclaves. Les lois relatives aux rela-tions entre le matre et lesclave sont conues dans un but tout paternel, et elles ont pour rsultat de faire de lesclave une partie intgrante de la famille. La lacune qui frappe le plus dans la socit ara-be, tient labsence complte des marchands et des ouvriers proprement dits. On peut dire que lindus-trie est presque nulle dans les tribus chez les hom-mes, et celle des femmes ne stend gure au del de la confection des objets ncessaires lhabillement. Autant les Arabes aiment se livrer ni petit com-merce, autant ils prouvent de rpugnance satta-cher aux grands travaux de lindustrie, et ce nest que grce bien des efforts et une grande tnacit,

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    quAbd-el-Kader tait parvenu fonder quelques usines. Les habitants des villes supplent cette insuf sance de lindustrie chez les tribus, ce qui donne naissance au principal commerce qui a lieu aujourdhui : lchange des produits manufacturs contre ceux du sol et des troupeaux. Nous avons dj eu occasion de dire que lAl-grie pouvait tre regarde comme forme de deux zones distinctes et renfermant des hommes dont la manire de vivre ntait point la mme ; la premire de ces zones porte le nom de Tell, et comprend le terrain, en gnral, fertile que la nature a born au nord par la mer et au sud par les hautes montagnes et les plateaux-. Les tribus qui habitent cette contre la dsignent sous lappellation gnrique de Tellia ; sa population consiste soit en Arabes cultivateurs, soit en Kabyles, dont nous parlerons plus tard. Les Arabes du Tell, selon quils sont plus ou moins xes sur le sol, cest--dire selon quils habi-tent des villages, des gourbis, (les fermes on quils vivent seulement sous la tente, sont dsigns par les appellations de hal-el-gueraba (pluriel de gourbi), harl-el-haouach (pluriel de haouch), hal-bit-et-char (les gens de la maison de poil). Les tribus de cette rgion sont propritaires dun sol fertile en crales, plus propre la culture qu lentretien de troupeaux nombreux. Aussi les terres y sont-elles divises dune

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    faon assez rgulire et y forment-elles une grande partie de la richesse des tribus. Dans le Tell, les trou-peaux consistent en bufs et en moutons : ils for-ment la fortune mobilire. Nous venons de jeter mi coup dil sur les ha-bitants de cette partie de lAlgrie qui nous est sou-mise et quon nomme le Tell. Pour complter la description du vaste ensemble de nos possessions, nous avons encore parler de la Kabylie et du Sahara : cest ce que nous ferons plus loin, en consacrant chacune de ces contres une srie de chapitres, o nous retracerons les murs, le caractre et les habitudes de leurs populations.

  • II.

    La Mtidja, chant des Arabes sur la fertilit et la dvastation de cette plaine en octobre 1839.

    Aux portes dAlger, stend sur un arc de cercle de trente lieues, du Chenoua ( louest), au Corso ( lest), une plaine qui spare le Sahel de lAtlas ; cette plaine est la Mtidja que les Arabes ont appe-le la Mre du pauvre. En 1839, les tribus qui occupaient cette plaine en furent expulses par la force des armes, lors de lenvahissement et de lincendie de la Mtidja par les kalifas dAbd-el-Kader. Le chant populaire qui va suivre, fut compos cette occasion, cest ladieu adress avec larmes cette Mre du pauvre, cette ennemie de la faim. Nous ne donnons pas le chant tout entier, nous faisons seulement un extrait des strophes qui se rap-portent particulirement la fcondit de cette terre bnie de Dieu, au dire de ses anciens possesseurs et que quelques hommes pourtant ont maudite.

  • 26 LE TELL

    Cest un cloaque et non un jardin, cest lem-pire ou rgne la vre, a-t-on crit, la fatalit nous y pousse, non pour y vivre, mais pour y vgter, bien mieux, pour y mourir! Aprs les millions dpenss, pour les desschements, viendront les millions pour les plantations, et puis, en n de compte, le sacri ce dune gnration entire. A ces accusations vont rpondre les stances d-soles des malheureux exils ; mais, lappui de lloquence du dsespoir vient aussi lloquence des chiffres : en 1822, nous devrions le savoir, la Mtidja approvisionnait Alger et nourrissait cent cinquante mille laboureurs; et nous ne comptons pas le surcrot priodique de populations, quamenaient certaines poques les migrations des Sahariens dans le Tell pour les achats de grains. Ce chiffre de cent cinquante mille tait rduit quatre-vingt mille quand nous arrivmes, nais quelle tait la cause de cette rduction ? Est-ce la strilit subite de la terre qui avait chass le laboureur ? tait-ce la transformation de plaines arroses en marais miasmatiques, en foyers de pestilence ? Nullement : ctait le sc puisant des Turcs. Comme toujours, luvre de Dieu ft reste bienfaisante et nourricire, si lhomme ne lavait dessche et tarie. Aux impts on avait ajout les, impts, et les plus pauvres des enfants de cette ennemie de la faim, avaient gagn la

  • LA MTIDJA 27

    montagne : le bl y est plus rare, mais celui lui la sem peut du moins en nourrir sa famille. Certes, ce nest pas une plaine ftide, ce nest pas des marais Pontins quon adresse, en parlant, ces plaintes et ces lamentations, ce dulcia linquimus arva. Dj dailleurs, la vraisemblance de la tradition arabe sur le chiffre de la population et sur la ferti-lit de la terre, est con rme par des faits actuels; plusieurs de nos tablissements, en tte desquels je placerai Bouffarik, Beni-Mered, larba des Beni-Moussa, Rovigo, le Foudouch si dcri nagure, le village du Fort de leau et dix autres que je pour-rais nommer, tous ces centres, maintenant prospres, protestent contre les accusations des ennemis de la colonie. Peut-tre un jour aussi la posie du nouveau peuple viendra-t-elle continuer la posie des habi-tants primitifs, et llgie arabe rpondra lglo-gue dun pote franais qui prendra pour pigraphe : Deus nobis hc otia fecif.

    La Mtidja.

    Je commence cette histoire, O vous qui comprenez, moi ! Que nest-il arriv dans ce monde Et dans cette vilaine poque ! O vous qui comprenez, moi ! Les rvolutions ont augment ;

  • 28 LE TELL

    Le trouble a prcd la misre, Et puis ils se sont mls.

    Des malheurs de la Mtidja, La nouvelle est venue vite Mer dbordant avec ses ots Et se noyant dans elle-mme.

    Lorsque les signes en ont paru Dmnagez, partez, Nous criait-t-on de tous cts ; Peut-tre respirerez-vous.

    Nous ne pouvons nous en aller, Nous ne pouvons quitter notre pays ; Ses biens, nous ne les trouverons nulle part, Ils nous rendaient prospres.

    La Mtidja commence bourdonner ; Les Goums ne font quy voltiger ; La Razzia parait dans la soire, Et tout le monde fuit avec ses biens.

    La poudre parle, les femmes gmissent, Les chevaux pitinent, les enfants pleurent, Lincendie dtruit, consume, Et la fume fait vers le ciel des vtements. Les cratures ont beau se plaindre, Leur rempart nest plus quune ruine ; Lamiti est sortie du cur Et les frres mme ont d se sparer.

    O es-tu, belle Mtidja, Toi quon nommait la mre du pauvre ? Tes troupeaux se comparaient des degrs On les voyait d ler vers le soir.

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    Tes moutons taient nombreux, Ils faisaient des btes de choix ; On nen voyait point de maigres Ils taient tous bien portants.

    Tes vaches bramaient En foltrant dans les prairies; Elles paissaient aussi dans les sentiers Et revenaient toujours en paix.

    Oui, leur vue plaisait, Quand leur lait tombait ; Pour qui venait les voir, Ctait une bndiction.

    Dans les montagnes nous les avons tranes, Ce ntait pas l leur table Nous les avons vues mettre bas, Leurs mamelles sen er et leurs petits mourir. Nos fermes taient pourvues de tout, Nous avions mme du super u, Nos cours samollissaient De ces biens abondants.

    Mais chassons ces souvenirs ! Notre pays, ne lavons-nous pas quitt, Poursuivis par les Arabes de trahison, Qui sont la cause de nos chagrins ? Nous navions fait de tort personne ; On sest mis nous rendre nus.

    O es-tu, la chrie du malheureux ? On prfrait ton sjour celui des villes les plus belles. Tes biens coulaient comme des rivires. Et ton orgueil consistait A nourrir qui avait faim.

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    Tous ceux dont 1esprit tait dans la peine Et tous ceux que la misre forait la nudit, Tous tont habite avec bonheur. On vantait ta clmence, ta douceur ; Ta scurit datait des temps anciens. Un an chez toi, et lon tait rassasi. Ah ! quand jy pense, mes pleurs coulent Et forment un voile mes paupires.

    O es-tu, clbre Mtidja ? Toi qui redressais les choses tortueuses Et qui contenais de si beaux troupeaux. Tes biens sont devenus peu nombreux.

    O sont tes chevaux blancs Habitus aux exercices ? Leurs bouches taient tendres Et leur vue rjouissait le cur.

    O sont tes chevaux gris ? Leurs hennissements sentendaient de loin ; Le bruit de leurs triers faisait tressaillir ; Dans leurs foules ils se dpassaient.

    O sont tes chevaux verts Comme une eau qui tombe en cascade ? Leurs tresses taient ondoyantes Les riches seuls les montaient.

    O sont tes chevaux rouges Rputs pour leur vitesse ? Celui qui savait les faire courir Semblait voler comme lpervier.

    O sont tes chevaux noirs ? Ctait la nuit sans lune et sans toiles.

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    Chez toi les juments russissaient Et les mules devenaient belles.

    O sont aussi tes chameaux robustes, Qui pouvaient porter les fardeaux ? Nous nous reposions sur tes richesses Le temps nous a trahis, Et les Arabes nous ont tout pris.

    Ils nous accusaient, dans leurs ruses, Davoir frquent les chrtiens ; Ils se disaient, eux, les guerriers de lIslamisme, Et dpouillaient des musulmans !

    Ils ne nous ont rien laiss ! Patience ! ils rendront ce quils ont mang. Dieu les rencontrera un jour ; Ils se lveront, leur tour, misrables.

    O es-tu, charmante Mtidja, Toi la meilleure des plaines ? De la mer allez la Medjana, Vantez-nous Fas et Baghdad, Citez mme la Syrie fertile ; Suivant nous elle est prfrable. Celui qui lhabitait, ou y passait, Voyait augmenter ses richesses ; Ctait un vritable paradis ; On ny connaissait plus le chagrin, On y trouvait un commandement svre, Et le vol en tait banni. O vous qui mettez du noir vos yeux, Avez-vous remarqu quelle est tendre comme une mre Qui tend son sein ses enfants ; Ils ttent et savourent le bon got,

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    Elle sattendrit pour eux dans son foie Et, semblable une pluie dhiver, Ses trsors coulent en averses.

    Mezeghenna(1) ntait belle que par elle, Elle y tait la gne et la misre. De son ct, Alger nous tait prospre Chaque jour, nous nous y rendions en trottant, Et, chaque jour, nous y portions nos produits ; Les uns allaient, les autres revenaient, On y courait de loin, de prs, Et notre heure tait bien belle alors, Nous tions bien vtus et glori ant Dieu !

    Oui, les gens de la Mtidja taient accomplis en toutes choses Ils aimaient la musique, Ils aimaient la vrit, Ils aimaient les grandeurs. Dans ces temps fortuns, Nous ne parlions que de noces, Et ne pensions qu commercer. Nous cultivions nos terres ; On nous voyait dans les cafs, Et nous aimions les chansons. Ne dites pas que jai menti ; Ce qui prcde est une chose sre.

    Mais le temps a fait banqueroute, Les misres se sont accumules Et la Mtidja nest plus quun champ de mort Qui attend le jour de la rsurrection !____________________ (1) Alger

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    La Mtidja renfermait des biens nombreux, On la nommait lennemie de la faim. Sa terre, belle et tendre, Pouvait produire deux moissons.

    Lami du jardinage En tirait des produits abondants ; Il voyageait dans les marchs, Et vendait deux fois par jour.

    Elle contenait des eurs douces Dont labeille se nourrissait, Et les abeilles y taient si nombreuses Que leur vue rjouissait.

    Ses eurs souriaient dun sourire Qui bannissait les chagrins du cur, Et leur odeur plaisait encore Aprs que lil sen tait rassasi.

    On y trouvait des eurs rouges Voisines des eurs jaunes, Et des narcisses ouverts Avec des yeux tout gris.

    On y voyait des eurs bleues Causer avec des eurs blanches Et sa campagne tait couverte Dune herbe tendre et verte, Qui, le matin, semblait verser des pleurs.

    Nous avons quitt nos demeures, Nous avons quitt notre pays. La force du sabre tait sur nous, Nous avons d marcher vers le sud.

    O mon Dieu ! vous qui savez,

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    Dites-moi si nos pays se paci eront, Si les vents tourneront, Si nos frres se runiront. La prosprit de la Mtidja est passe Il ny reste plus dhabitants, Elle est devenue laide, couverte de pierres, On ny voit plus que des marais, La disette y rgne en tous temps, Personne ny trouve plus rien gagner, Son sol est couvert dherbes sauvages, Et celui qui y marche aujourdhui Risque de tomber chaque instant.

    La Mtidja se repeuplera-t-elle ? Reviendrons-nous nos usages ? Habiterons nous, comme par le pass, Nos fermes bien cultives ? Nest-il pas temps de pardonner Aux musulmans amaigris ?

    Le peuple, comme autrefois, se rjouira-t-il De ces troupeaux qui faisaient son bonheur ? Et celui qui chrit lagriculture, Pourra-t-il encore employer ses bufs A tracer de droits sillons ?

    Rcolera-t-il de lorge et du bl, Richesses de tout pays ? Quelles taient belles nos moissons Avec leurs pis levs !

    O faiseur de lombre des feuilles ! Accomplis au plus vite nos dsirs. Car notre religion disparat Comme un soleil qui-va se coucher.

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    Ainsi que notre Prophte bien-aim, Je mappelle Mohammed ; Mon pre tait marabout Et se nommait Sidi-Dif-Allah ; Nous sommes les anneaux dune chane Qui tait faite avec de lor.

  • III

    De la civilit purile et honnte chez les Arabes.

    Le mot salamalek, que nous avons pris aux Ara-bes, suf t montrer combien les musulmans tiennent aux formules durbanit, de quel prix ils estiment cette monnaie courante de la politesse qui, suivant le mot dun gentilhomme franais, est celle qui cote le moins et rapporte le plus. Personne, en effet, mieux quun Arabe, ne sait entourer son abord de ces caresses de langage qui facilitent laccs et prparent un accueil gracieux et favorable ; personne ne sait mieux se conformer aux exigences respectives des positions sociales, en trai-tant chacun suivant son rang. On vous donne ce quon vous doit et rien de plus, mais rien de moins. Tout est gradu, tout aussi est, en quelque sorte, rglement et fait lobjet dune thorie traditionnelle dont les prceptes sont rpts avec soin par les p-res et pratiqus par les enfants avec lattention quils

  • LA CIVILIT PURILE ET HONNTE. 37

    accordent respectueusement toutes les leons de la sagesse des anctres. Il est sans doute inutile de dduire tout au long le prologue du code de la politesse, ces litanies in-terminables de formules toujours les mmes que les gaux se renvoient mutuellement et imperturbable-ment lorsquils se rencontrent :

    Jusqu midi. Bonjour. Que ton jour soit heureux.

    Depuis midi. Bonsoir. Que ton soir soit heureux !

    A toute heure. Sois le bienvenu Sois sur les compliments Comment va ton temps ? Comment es-tu ? Comment es-tu fait ? Les enfants vont bien?

    Il est une nuance moins marque, moins con-nue, quon ne saisit pas tout dabord, quand on na pas une grande habitude des usages arabes. Je veux parler du dtour au moyen duquel les Arabes sin-forment de ltat de la femme de leur interlocuteur. La nommer, fut-elle la mort, serait une haute in-convenance, aussi lintrt quon veut lui tmoigner

  • 38 LE TELL.

    se manifeste par des dsignations indirectes, par des allusions.

    Comment vont les enfants dAdam ? Comment va la tente ? Comment va ta famille ? Comment vont tes gens ? Comment va laeule ?

    Toute dsignation trop claire veillerait la jalou-sie ; il a donc vu ma femme, il la connat donc, quil sinquite delle ? Dans la conversation, les formules pieuses, le nom du prophte surtout, interviennent frquem-ment ; mais il peut se trouver parmi ceux que lon salue des gens dune religion trangre, et par con-squent ennemie ; pour ne pas blesser ces personnes, quaprs tout il faut mnager, par des souhaits aux-quels elles naccorderaient aucune valeur, pour ne pas, dun autre ct, compromettre des mots sacrs en compagnie din dles, la formule est plus vague, plus gnrale. On dit par exemple :

    Salam la hali. Salut mes gens.

    Toutefois vous trouverez de nombreux fanati-ques dont la conscience farouche et timore ne sac-commode pas dun pareil compromis, et qui se croi-raient damns sils ntablissaient lias une sparation bien marque entre eux-mmes et des mcrants.

  • LA CIVILIT PURILE ET HONNTE. 39

    Ceux-l, quand ils entrent dans une runion o se trouvent des chrtiens ou des juifs, ne manquent jamais de dire :

    Salam la hhal esalam. (Salut aux gens du salut !) Salam la men tabaa el-hhouda (Salut ceux qui suivent la religion !)

    On comprend nanmoins que dans les pays sou-mis notre domination, la prudence fait taire le fana-tisme, et quon ne se hasarde pas froisser des gens qui pourraient faire payer assez chrement une impo-litesse. Quand on aborde un isralite, un membre de cette population si longtemps et si rudement asservie et perscute par les sectateurs de lislam, un lapid, en un mot, pour employer leur propre expression, si on consent lui adresser la parole le premier, si lon croit devoir tre gracieux avec lui, on lui dit :

    Allah yachek. (Que Dieu te fasse vivre !) Allah yaounck. (Que Dieu te soit en aide !)

    Et ce simple mot qui est une politesse excep-tionnelle accorde un juif, serait une insulte pour un musulman. Ltiquette of cielle est rigoureuse, chaque si-gne en est not scrupuleusement. Linfrieur salue son suprieur en lui baisant la main sil le rencontre pied, le genou sil le Trouve cheval.

  • 40 LE TELL.

    Les marabouts et les tolbas, les hommes de la religion , quelque titre quils lui appartiennent, sa-vent concilier la ert quau fond du cur ils ont pour la saintet de leur caractre, lorgueil de leur caste avec leur pieuse humilit. Ils retirent vivement la main, mais ne la dro-bent au baiser quaprs que le simple dle sest mis en posture de le donner. Ils se prtent une respectueuse accolade et se laissent ef eurer des lvres, la tte ou lpaule. Cest une caresse qui ne se sent pas de la superbe des sa-lutations quexigent les puissants de ce monde. Quand un infrieur cheval aperoit sur sa route un homme tout fait considrable, il met pied terre de loin pour lui embrasser le genou. Deux gaux sembrassent sur la gure, ou sils ne sont pas lis se touchent lgrement la main droi-te et chacun se baise ensuite lindex. Quand passe un chef, tout le monde se lve et salue en se croisant les mains sur la poitrine. Ctait le signe de respect que lon accordait lmir Abd-el-Kader. En outre, dans les grandes occasions, une entre triomphale, le retour dune heureuse et longue exp-dition, ce que nous appellerions en n une crmonie publique, dans tout ce qui est prtexte fantasia, les femmes et les jeunes lles poussent avec ensemble

  • LA CIVILIT PURILE ET HONNTE. 41

    des cris de joie sur un ton aigu qui ne manque pas dun certain charme. Un Arabe ne passera jamais devant une runion de ses gaux ou suprieurs sans dire: Ealam ou Alikoum. (Que le salut soit sur vous !) On lui rpond toujours : Alikoum Ealam. (Sur vous soit le salut.) Ces mots sont prononcs dune voit grave et solennelle qui fait contraste avec notre habitude de nous aborder en riant. Demander quelquun de ses nouvelles dun ton lger, presque narquois, le saluer ltourdie, pren-dre une attitude qui ne soit pas en harmonie avec cette srieuse parole : Que le salut (de Dieu) soit sur vous, parait aux Arabes la chose la plus choquante du monde ; ils ne tarissent pas en reproches sur cette faon dagir : Cest donc bien risible, disent-ils, de deman-der son parent ou son ami : comment vous portez-vous ? En t, lon ne peut saluer un suprieur le cha-peau de paille (medol) sur la tte. Quand on passe rapidement devant des tran-gers quon veut saluer, on met la main sur le cur. Quelquefois une conversation sur la pair, la guerre, etc., est soudainement interrompue par un retour subit, voici les formules avec lesquelles on saborde :

  • 42 LE TELL.

    Comment es-tu ? Comment va ton temps ? Ta tente va bien ?

    Et, aprs avoir puis ce vocabulaire, on reprend la conversation au point peu prs o elle tait reste. Ces alternatives de causeries avec intermdes de politesses se renouvellent diverses reprises et se multiplient en raison de lamiti quon porte linter-locuteur ou de la longueur du temps de labsence. Quand un ternument se produit devant vous, dites :

    Nedjak Allah. (Que Dieu vous sauve.)

    et lon vous rpondra :

    Rahmek Allah. (Que Dieu vous donne sa misricorde.)

    Lructation nest pas une grossiret ; elle est permise connue chez les anciens Espagnols, qui sans doute la domination arabe avait laiss ce souvenir. Quand arrive, ce qui chez nous serait un grave accident, ce qui chez eut nest quun indice de pros-prit, de large satisfaction, dapptit, lauteur dit avec sang-Froid :

    Lhamdoullah. (Je remercie Dieu.)

    Sous-entendez : Qui ma donn assez de bien pour remplir mou ventre.

  • LA CIVILIT PURILE ET HONNTE. 43

    Allah iaatik-saha. (Que Dieu te donne la sant.)

    lui est-il rpondu sur le mme ton calme. Avant de manger on invoque Dieu, voici la for-mule employe pour cette invocation.

    Au nom de Dieu, O mon Dieu, bnissez ce que vous nous donnez manger, et quand ce sera consomm, reproduisez-le. Cest de la main droite quon doit se servir pour manger et pour boire, et non de la main gauche, car le dmon mange et boit de la main gauche. Un homme bien lev ne boit pas en restant de-bout, il faut quil soit assis. Quand une personne boit devant vous, noubliez pas de lui dire aprs quelle a ni :

    Saha (la sant) (sous-entendu Dieu te donne). on vous rpondra : Allah iselmek. (Dieu te sauve.) Il ne faut boire quune fois, et la n du repas. La boisson nest pas faite pour augmenter, entrete-nir ou faire revenir lapptit. Ds quon a soif on est rassasi ; lon boit et le repas est termin. A table on ne doit pas se servir dun couteau. On se lave les mains avant de manger, on se les lave encore aprs le repas ; on se rince la bouche avec soin, sinon on passe pour un homme mal lev. Le Prophte a recommand de ne pas souf er sur la nourriture.

  • 44 LE TELL.

    Il est de trs-mauvais ton de sobserver en man-geant. De la part du matre de la tente, remarquer la lenteur ou la promptitude avec laquelle mangent ses htes, est une inconvenance qui peut lui attirer des rpliques un peu vives, et des railleries qui ne man-quent pas de porter coup. A voir lacharnement avec lequel tu dchires et fais disparatre ce mouton, on dirait que de son vi-vant il ta donn des coups de cornes, disait un pauvre diable de noble origine, mais devenu pauvre, un chef puissant qui le rgalait. A voir tes mnagements et ta lenteur, on dirait que sa mre ta servi de nourrice, rpondit lArabe, regardant un dner reproch comme une injure. Celui qui reoit ne doit pas rester debout, il faut quil donne lexemple en sasseyant le premier. Lhte que vous recevez ne savisera jamais de donner des ordres vos domestiques. On vite scrupuleusement de cracher dans les lieux propres. Un homme qui a ce que nous appelons de la tenue, qui est soign dans sa mise, et qui tient se conformer aux prceptes de la bonne compagnie, et chez les Arabes, la bonne compagnie est celle qui shonore dtre pieuse jusque dans les plus petits d-tails, coupe ses moustaches hauteur de la lvre su-prieure, et ne laisse que les coins.

  • LA CIVILIT PURILE ET HONNTE. 45

    On vite ainsi de salir ses vtements en man-geant. Un homme comme il faut fait raser ses cheveux souvent, une fois par semaine ; il fait soigneusement rafrachir sa barbe, qui est taille en pointe, et ne n-glige jamais de se couper les ongles. Un Arabe entre dans une compagnie, salue, par-le son tour, et sen va sans rien dire. Il ne fait dadieu que lorsquil est sur le point dentreprendre un voyage. Les seuls Arabes qui drogent cette coutume sont ceux-l qui nous connaissent; ils ont, dans no-tre frquentation, contract lhabitude dadresser des adieux aprs une visite, une rencontre, mais il ne faut pas regarder comme impoli celui qui nglige de le faire. Quand un Arabe se met en voyage, et-il omis des choses importantes, ne le rappelez jamais : ce serait, daprs ses ides, lui porter malheur. A propos de voyage, je dirai que lmir Abd-el-Kader ne contrevenait jamais lusage universel, qui veut que lorsquon va monter cheval pour une longue excursion, la femme, une ngresse ou bien un domestique jette un peu deau sur la croupe et les pieds de la monture. Cest un souhait la fois et un heureux prsage. Quelquefois, cest le cafetier qui jette du caf sur les pieds des chevaux.

  • 46 LE TELL.

    A ce mme ordre dides appartient la supersti-tion qui fait quon regarde une averse au dpart com-me de bon augure. Leau est toujours la bienvenue dans un pays o souvent elle manque. De l aussi ce souhait frquent : Chabirek Khodeur, que ton pe-ron soit vert. On ladresse aux hommes du pouvoir ; cest leur dire : prospre et sois propice comme leau est propice la moisson et aux troupeaux. On sait de combien de circonstances minutieu-ses, insigni antes pour nous, les Arabes font des pronostics infaillibles de bonheur et de malheur; je ne parlerai point de ces prjugs superstitieux, jen ai dj signal quelques-uns ailleurs. Mais ce que, sous peine de lasser la patience la plus indulgente, il serait impossible de drouler tout au long, cest la kyrielle des remerciements, des sou-haits, des prires et des sollicitations que prodigue ce peuple souple, liant, abondant en amabilits ver-beuses, lorsquil veut en venir ses ns, demander un service, implorer une grce, solliciter une faveur, carter une importunit sans blesser limportun. Ainsi veut-on se dbarrasser, avec politesse, dun demandeur fatigant, et sans quil puisse rpli-quer un seul mot, on lcoute avec attention, puis on lui rpond en mettant en avant le nom de Dieu :____________________ Va-ten, il ny aura que du bien, Dieu te lapportera. (Idjiblek eurby.)

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    Un bon musulman ne saurait douter de la muni- cence de Dieu. Quand il aura tir de vous ce quil voulait, si les positions respectives changent, sil na plus besoin de vous, si les rles sont intervertis , lhomme na-gure humblement pressant vous rpondra brive-ment par le vieux dicton :

    Cest mon cheval qui te connat Moi je ne te connais plus. Mais, en attendant, quil soit vis--vis dun ami, lun chef, dun sultan, ou dun protecteur quelcon-que mnager, lArabe saura, si lon veut tolrer lexpression, amadouer son homme. Jamais les pa-roles mielleuses ne lui manqueront. Ne faut-il pas, en bon et franc Arabe, mettre en pratique le sage proverbe des aeux :

    Baise le chien sur la bouche jusqu ce que tu en aies obtenu ce que tu veux. Ils sont nombreux les baisers donner au chien, les compliments faire au corbeau qui tient un fro-mage, et je sais plus de cent phrases diffrentes de-puis : Que Dieu augmente ton bien, Jusqu :

    Que ton ventre nait jamais faim, mettre en regard de notre ternel et monotone : Dieu vous assiste et Dieu vous le rende.

  • 48 LE TELL.

    Que Dieu te sauve Que Dieu te rcompense avec du bien ! Que Dieu te couvre ! Que Dieu se rappelle tes parents! Que Dieu te fasse gagner ! Que Dieu te fasse mourir avec le tmoignage et beaucoup de bien ! Que Dieu te fasse mourir sur un lit de soumission ! Que Dieu te rende comme un poisson savonn, quon prend, mais qui schappe ! Que celle qui ta fait en fasse encore cent ! Dieu te lappor-tera. Dieu nous louvrira cette porte. Par la gure de Dieu ! Je suis entr chez toi par Dieu ! Monseigneur, je suis ton serviteur, Monseigneur, je suis ton chien. Monseigneur, fais-moi cette grce et cette grce sera dans ma tte. Par ton amour-propre et lamour-propre vaut cent. Ah monseigneur ! que Dieu te compte parmi les amis du Pro-phte ! Que Dieu te fasse mourir dans la guerre sainte! Il faut que tu penses moi, je suis nomm avec toi et avec Dieu, je suis une plume de tes ailes. Tu es le couteau et moi la chair, tranche comme tu voudras. Je nai que toi et Dieu ! Jai patient, mais le sabre est arriv jusqu los.

    On pousse la politesse plus loin encore; on ne sen tient pas aux paroles, et lon sait atter par des actes. Dans une course de chevaux, un kad et un puis-

  • LA CIVILIT PURILE ET HONNTE. 49

    sant aga se trouvaient en prsence ; le kad t tous ses efforts pour se laisser battre, il y russit. Qui-conque connat lamour-propre dun Arabe pour la rputation de son cheval, apprciera la grandeur de son sacri ce. La course nie, laga dit au kad : Ton che-val est excellent, tu las retenu, ce nest pas possi-ble autrement. Ah ! monseigneur, rpondit le kad avec un air de bonhomie, jamais, dans mon pays, le cheval dun kad na battu celui dun aga. Entre Arabes, ces gracieusets se payent de la mme monnaie, cest--dire avec des paroles; niais quand elles nous sont adresses nous autres chr-tiens, nous ne nous y attendons gure, et pouvons nous y laisser prendre, tandis que, non-seulement nous ne devrions pas faire un grand fond sur ces com-pliments, nais nous devrions les regarder comme un avertissement de m ance. Il faut nous rappeler lintolrance ombrageuse de ce peuple, o la premire loi religieuse est la re-commandation de la guerre sainte, et cest la conti-nuer pour son compte personnel, cette guerre qui est lentre la plus sre du paradis, que de lutter priv-ment contre un chrtien avec toutes les armes que Dieu fournit. Que sera-ce donc si lintrt sen mle et vient lappui de la pit ? Il existe bien quelques exceptions, mais elles sont

  • 50 LE TELL.

    rares, et le mieux, en d nitive, est de se tenir tou-jours sur ses gardes. Je nai parl jusqu ce moment que des pro-testations et des compliments ; chez un peuple qui en est aussi prodigue, ce sont des paroles de peu de valeur. En est-il de mme des serments Jusqu quel point engagent-ils celui qui les pro-nonce ?

    Par Dieu le puissant. Par la bndiction de Dieu. Par lentourage de Dieu. Par la tte du Prophte de Dieu. Par la croyance de Dieu. Que ma religion soit un pch ! Que je ne sois pas un musulman ! Que le Prophte ne me pardonne pas ! Que Dieu me maudisse comme ma femme ! Que Dieu vide ma selle ! Que Dieu me laisse entre deux cavaleries ! Que je devienne amoureux de ma sur sur le tombeau du Prophte ! Que Dieu menterre droit comme un juif ! Que je tmoigne avec mes pieds ! Que Dieu me fasse porter une casquette Par Dieu qui ne dort ni ne rve. Que Dieu me fasse perdre le tmoignage au moment de ma mort ! Demain, jour du jugement, Dieu kadi et les anges seront t-moins. Par le serment de Dieu et celui de Brahim (Abraham), le chri de Dieu.

  • LA CIVILIT PURILE ET HONNTE. 51

    Par notre seigneur Hamet ben Youceuf, matre de Milianah qui a un lion pour cheval et un serpent pour bride.

    Un Arabe prudent et qui garde une arrire-pen-se, vitera de prononcer ces paroles sacramentelles devant des tmoins. Appel devant la justice o les caractres religieux et civils sont confondus, il serait forc de sexcuter ou bien il faudrait recourir la ressource de se faire relever par quelque Taleub. Il est, il est vrai, facile den trouver qui ne soient pas trs-scrupuleux et qui vous indiquent un biais, mais il en cote toujours quelque prsent. Malgr la propension des Arabes aux compli-ments, aux atteries de tout genre toute occasion, il serait maladroit, en entrant dais une tente de van-ter un cavalier, un enfant, un cheval, en disant seu-lement : Oh ! quel beau cheval, quel bel enfant, quel admirable cavalier ! sans ajouter :

    Que Dieu les prserve de tout malheur ! Que Dieu allonge son existence ! Allah itoueul aamrou, etc.

    On serait sans cela considr comme un envieux, qui cherche porter la perturbation et le malheur dans la famille, jeter un sort, lancer le mauvais il : AAN. Quand on se doute quun AAN a t jet sur un homme ou sur un animal, on va trouver des tolbas

  • 52 LE TELL.

    ou des femmes qui passent pour savoir en dbarras-ser au moyen de certaines pratiques, ou bien encore de quelque paroles sacramentelles. Laan est un acte denvie secrte et invincible et peut-tre jet par un ami tout comme par un en-nemi. De mme encore il faut faire intervenir le none de Dieu toutes les fois que vous parlez de lavenir ; ainsi, ne dites jamais devant des Arabes : demain il fera beau temps, demain je ferai ceci ou cela, sans ajouter : An cha Allah. (Sil plait Dieu.) Cette omission suf rait vous dconsidrer, car personne ne peut connatre lavenir qui est tout en-tier dans les mains de Dieu. En un mot jamais un Arabe nentreprend une course, une chasse, ne procde un acte quelcon-que, le plus ordinaire mme, sans prononcer. Besem Allah ! (Au nom de Dieu !) Ce perptuel retour vers Dieu donne, si je ne me trompe, aux phrases les plus banales du dialogue arabe, un ton touchant, un accent pntr qui est plus remarquable encore dans certaines circonstances so-lennelles. Ainsi, lorsquon aborde une personne dont le deuil tout rcent a t caus par la mort dun homme, les phrases les plus usuelles sont :

  • LA CIVILIT PURILE ET HONNTE. 53

    largis ton intrieur, nous devons tous mourir. Dieu seul est ternel. La mort est une contribution frappe sur nos ttes, nous de-vons tous lacquitter, il ny a l ni faveur ni injustice. Si Dieu navait pas invent la mort, nous ne tarderions pas nous dvorer les uns les autres. Ds le jour o il tait dans le ventre de sa mre, sa mort tait crite chez Dieu. Il avait ni son temps.

    Les compliments de dolance pour la mort dune femme sont les suivants :

    Tiens ton me, Dieu remplace les pertes. Nous ne sommes que de la poterie, et le potier fait ce quil veut. Ctait crit chez Dieu, ctait tout ce quelle avait vivre. Remercie Dieu : elle ta laiss tes enfants dj grands.

    On cherche consoler un bless par des phrases du genre de celle-ci :

    Tu es bien heureux, Dieu taccorde une blessure dans la guer-re sainte : il ta marqu pour ne pas toublier. A un malade on dit : Ne te chagrine pas, les jours de la maladie seront compts chez Dieu. Comment vas-tu ? la maladie, cest de lor : ce ne sera rien, Dieu te gurira. Courage, tiens ton me, ta couleur est bonne: sil plait Dieu, bientt tu seras debout.

    La compassion que lon tmoigne un cama-rade qui a reu la bastonnade ne va pas sans un

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    peu de raillerie, et lon glisse toujours quelque gaillar-dise dans les paroles quon lui adresse; ainsi :

    Patience, la trique est faite pour les hommes et non pour les femmes. Souviens-toi que les hommes sont faits pour la trique, pour lamour, pour la misre, pour le chagrin, pour toute espce dacci-dent. Quimporte ? cela ne doit pas les empcher, la vingt-quatrime nuit du mois, lheure o rgne la plus profonde obscurit, quand les chiens sont endormis, dentrer chez leurs matresses, alertes et ers, quand bien mme leau tomberait du ciel comme une corde : cest cela quon reconnat les jeunes gens.

    En n quand un homme a fait une perte dargent, quun esclave lui a t enlev, la politesse comman-de de lui dire :

    Ne te chagrine pas, Dieu ten apportera un plus luisant.Dieu te couvrira de tes pertes. Si Dieu allonge ton existence, tes richesses saugmenteront.

    Comme pour les salutations, les souhaits, les adieux, il est certaines formules arrtes pour les f-licitations. Pour un succs de guerre :

    Remercions Dieu pour la victoire, quil fasse triompher notre seigneur et le rende toujours victorieux ! Que Dieu rende notre seigneur un chagrin pour ses enne-mis ! Que Dieu rende notre seigneur une pine dans lil de son ennemi !

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    Que Dieu fasse triompher les soldats de Mohammed !

    Pour un mariage : Que Dieu vous accorde des temps heureux et prolonge votre existence ! Dieu fasse quelle remplisse ta tente ! En n pour la naissance dun enfant mle : Que lenfant vous soit heureux ! Comme je lai dit en commenant, les rgles de la politesse, de ltiquette sont invariablement xes ; le code des relations sociales est connu de tous, du dernier paysan, comme du plus illustre den-tre les Djouad : il en rsulte cette vritable dignit de manires que personne ne refuse aux Arabes ; il en rsulte aussi un niveau gnral durbanit que per-sonne ne dpasse gure, au-dessous duquel il est peu de gens qui se tiennent. Tandis que chez nous il y a des gens bien ou mal levs, de bon au de mauvais ton, les Arabes, sous ce rapport, se ressemblent tous ; chacun deux tient son rang et conserve ce respect de lui-mme qui est recommand par ce proverbe :

    Ne jouez pas avec les chiens, ils se diraient vos cousins. Cette dignit de manires nest pas seulement extrieure ; elle provient dune autre source encore que des prceptes dont ils sont imbus. Quand vous voyez un Arabe de la plus basse classe, de la plus in nie position se prsenter avec

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    assurance, tte haute, et le regard g dans les yeux de celui quil aborde, ft-il sultan, pacha, kalifa, soyez convaincu quil ny a pas l seulement de la vanit personnelle ; il y a cette ert lgitime en quelque sorte de lhomme qui croit en Dieu et qui le sait au-dessus de nous gale distance du puissant et du faible, et regardant du mme il le cdre et lhysope. Cette assurance est remarquable dans nos as-sembles. Dans nos nombreuses runions, un Arabe isol mest jamais intimid ; jamais lembarras ne lui fait commettre une gaucherie ; jamais sa position de vaincu, de dpendant ne le trouble et ne lhumi-lie. Il y a, au contraire, toujours une arrire-pense bien dissimule de ddain. Soumis et suppliant, il est toujours, dans son esprit, suprieur vous de toute la distance qui spare le sectateur du Prophte de ladorateur du morceau de bois. En dehors mme de cet orgueil de croyant, il est un autre sentiment qui lanime et qui est minem-ment philosophique et religieux. Certes, il ne mconnat ni la splendeur de la ri-chesse, ni la grandeur de la puissance, ni les agr-ments du luxe et du faste ; mais, en entrant dans les palais de nos rois, en contemplant les merveilles ta-les ses yeux, en comparaissant devant ces hommes quentourent tous les prestiges, il se dit Dabord :

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    Dieu, qui dispose de tout sur la terre aussi bien que dans le ciel, pouvait me combler, moi, de toutes ces faveurs. Jaurais lou Dieu ; je dois le louer en-core, car ma part est la meilleure. Ils ont leur paradis sur cette terre qui est une auberge o lhomme entre et do lhomme disparat en quelques heures. Moi, le paradis mattend aprs ma mort, et le paradis, cest lternit. Malheureusement pour eux, cette croyance ferme, invincible, toujours prsente, ne se joint pas une pense de solidarit. Ils ont la foi, non la charit. Ils sont partout, en haut comme en bas, profond-ment gostes. Deux causes ont produit cet gosme si fatal aux musulmans. La premire est la conviction qutre malheureux sur la terre, cest tre dshrit de Dieu ; cest, sinon avoir mrit son infortune, au moins tre hors dtat den sortir par soi-mme ou par ses sem-blables. Tous les efforts pour empcher son bras de sappesantir sont de vaines tentatives contre Dieu. Une commisration trop vive est une rcrimination contre sa volont. Lanarchie est venue en aide ce fatalisme. Cha-cun tait en danger, chacun dut songer soi. Cet tat moral peut se reprsenter par un dicton r-pandu dans toutes les contres que nous dominons :

    El habouba djat Fel Belad

  • 58 LE TELL.

    La peste est arrive dans le pays ;O mon Dieu, fais quelle pargne ma tribu !

    La peste est arrive dans ta tribu ;O mon Dieu, fais quelle pargne mon douar !

    La peste est arrive dans ton douar !O mon Dieu, fais quelle pargne ma tente !

    La peste est dans ta tente !O mon Dieu, fais quelle pargne ma tte !

    Il nest pas besoin de tirer des inductions et de chercher au fond de semblables paroles. Cest une confession nave et complte ; cest la nature prise sur le fait.

  • IV.

    La chasse en Afrique.

    On raconte quun chkh arabe tait assis au mi-lieu dun groupe nombreux quand un homme, qui venait de perdre son ne, se prsenta lui, deman-dant si quelquun avait vu lanimal gar. Le chkh se tourna aussitt vers ceux qui lentouraient et leur adressa ces paroles : En est-il un parmi vous qui le plaisir de la chasse soit inconnu ? qui nait jamais poursuivi le gibier au risque de se tuer ou de se blesser en tom-bant de cheval ; qui, sans crainte de dchirer ses v-tements ou sa peau, ne se soit jamais jet, pour at-teindre la bte fauve, dans des broussailles hrisses dpines ? En est-il un parmi vous qui nait jamais senti le bonheur de retrouver, le dsespoir de quitter une femme bien-aime ? Un des auditeurs repartit : Moi, je nai jamais rien fait, ni rien prouv de ce que tu dis l. Le chkh alors regarda le matre de lne. Voici dit-il, la bte que tu cherches, emmne-la !

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    Les Arabes disent, en effet : Celui qui na jamais chass, ni aim, ni tressailli au son de la musique, ni recherch le parfum des eurs, celui-l nest pas un homme, cest un ne. Chez les Arabes, la guerre est avant tout une lut-te dagilit et de ruse; aussi, la chasse est le premier des passe-temps. La poursuite des btes sauvages enseigne la poursuite des hommes. Un pote a fait de cet art lloge suivant :

    La chasse dgage lesprit des soucis dont il est em-barrass ; elle ajoute la vigueur de lintelligence, elle amne la joie, dissipe les chagrins, et frappe dinutilit lart des mdecins en entretenant une perptuelle sant dans le corps. Elle forme les bons cavaliers, car elle enseigne mon-ter vite en selle, mettre promptement pied terre, lancer un cheval travers prcipices et rochers, franchir pierres et buissons au galop, courir sans sarrter, quand mme une partie du harnachement viendrait se perdre ou se briser. Lhomme qui sadonne la chasse fait chaque jour des progrs dans le courage ; il apprend le mpris des acci-dents. Pour se livrer son plaisir favori, il sloigne des gens pervers. Il droute le mensonge et la calomnie ; il chappe la corruption du vice ; il saffranchit de ces funestes in uen-ces qui donnent nos barbes des teintes grises, et font peser sur nous avant le temps le poids des annes. Les jours de la chasse ne comptent point parmi les jours de la vie.

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    Dans le Sahara, la chasse est lunique occupa-tion des chefs et des gens riches. Quand arrive la saison des pluies, les habitants de cette contre se transportent tour tour au bord des petits lacs for-ms par les eaux du ciel. Aussitt que le gibier vient leur manquer sur un point, ils donnent un nouveau foyer leur vie errante. Une lgende connue de tous les Arabes prouve avec quelle force la passion de la chasse peut sem-parer dune me africaine. Un homme de grande tente avait tir sur une ga-zelle et lavait manque ; dans un moment de co-lre, il t serment de napprocher aucun aliment de sa bouche avant davoir mang le foie de cet animal. A deux reprises encore, il fait feu sur lit gazelle et ne latteint pas; pendant tout le jour, il nen conti-nue pas moins sa poursuite. La nuit venue, ses forces labandonnent ; mais, dle son serment, il ne prend aucune nourriture. Ses serviteurs continrent alors la chasse, et cette chasse dure encore trois jours. En n, la gazelle est tue, et on apporte son foie lArabe mourant, qui approche de ses lvres un morceau de cette chair, puis rend le dernier soupir. Les Arabes chassent pied et cheval. Un ca-valier qui veut poursuivre le livre, doit prendre avec lui un lvrier. Les lvriers sappellent slougui, ils tirent leur nom de Slougua, lieu o ils sont ns,

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    assure-t-on, de laccouplement des louves avec les chiens(1). Le slougui mle vit vingt ans environ et la fe-melle douze. Les slougui capables de prendre une gazelle la course sont fort rares ; la plupart dentre eux ne chassent ni le livre ni la gazelle, lors mme que ces animaux viennent passer auprs deux. Lobjet ha-bituel de leur poursuite cest le bekeur-el-ouhach (antilope), que dordinaire ils atteignent au jarret et jettent terre. On prtend que cet animal, en essayant de se relever, retombe sur la tte et se tue. Quelque-fois, le slougui saisit le bekeur-el-ouhach au col et le tient jusqu larrive des chasseurs. Nombre dArabes poursuivent le bekeur-el-ouhach cheval et le frappent par derrire avec une lance. Cest cheval aussi que dhabitude on court la gazelle ; mais on emploie toujours contre elle, le fusil. Les gazelles vivent en troupeau ; on vise, au milieu de ses compagnes ; la bte que lon veut frap-per, et on la tire sans arrter un instant le cheval que lon a lanc au galop. Un proverbe arabe dit : Plus oublieux que la gazelle. Ce joli animal, en effet, qui a dj de la____________________ (1). Ce croisement nest pas impossible ; Buffon, aprs lavoir ni, le constate sur des documents dune incontesta-ble authenticit.

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    femme le doux et mystrieux regard, semble en avoir aussi la cervelle lgre. La gazelle, quand on la manque, court un peu plus loin, et puis sar-rte, insouciante du plomb qui, au bout dun instant, vient la chercher encore. Quelques Arabes lancent contre elle le faucon quils dressent la frapper aux yeux. Cest surtout chez les Arabes du pays dEs-choul que ce genre de chasse est en vigueur. Jai rencontr l une petite tribu appele la tribu des Es-Lib, qui ne vivait que des produits de la chas-se. Les tentes y taient faites en peaux de gazelles et de bekeur-el-ouhach, les vtements ny taient pour la plus grande part que des dpouilles de btes fauves. Un des membres de cette peuplade chas-seresse me dit quil sortait dhabitude avec un ne charg de sel. Toutes les fois quil abattait une ga-zelle, il lgorgeait, lui fendait le ventre, frottait ses entrailles avec du sel, puis la laissait scher sur un buisson. Il revenait ensuite sur ses pas et rapportait sa famille les cadavres quil avait ainsi prpars ; car, dans ce pars, il nexiste aucun annal carnas-sier qui dispute le gibier au chasseur. Les Es-Lib sont tellement habitus se nourrir de chair que leurs enfants jetrent des biscuits que je leur avais donns. Ils ne simaginaient point que ce ft chose bonne manger.

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    On pratique souvent la chasse lafft contre le mle et la femelle du bekeur-el-ouhach. Quand la chaleur a dessch les lacs du dsert, on creuse un trou auprs des sources o viennent boire ces ani-maux, qui trouvent la mort au moment o ils se d-saltrent. Une des chasses qui exigent le plus dintrpidit est celle du lerouy, animal qui ressemble la gazelle, mais plus grande quelle, sans atteindre toutefois la taille du bekeur-el-ouhach. Le lerouy, quon appelle aussi tis-el-djebel (bouc de montagne), se tient au milieu des rochers et des prcipices, cest l quil faut le poursuivre pied travers mille prils. Com-me les animaux de cette famille courent trs-mal, un chien ordinaire les prend facilement aussitt quils descendent en plaine. Mais ils ont, ce que lon af- rme, un privilge singulier. Un lerouy poursuivi par des chasseurs se jette dans un prcipice profond de cent coudes, et tombe sur la tte sans se maire aucun mal. On constate lge de la bte par les bourrelets de ses cornes ; chaque bourrelet indique une anne. Le lerouy et la gazelle ont deux dents incisives; ils nont pas les dents (roba) situes entre les incisives et les canines. Si la chasse au lerouy est le triomphe du piton, la chasse lautruche est le triomphe du cavalier. Par ces journes de sirocco, o une sorte de sommeil

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    brlant semble peser sur toute la nature, o lon croi-rait que tout tre anim doit tre condamn au repos, dintrpides chasseurs montent cheval. On sait que lautruche, de tous les animaux le moins fertile en ruses, ne fait jamais de dtour ; mais, con ante en sa seule agilit, chappe par une course droite et ra-pide comme celle dun trait. Cinq cavaliers se pos-tent des intervalles dune lieue sur la ligne quelle doit parcourir : chacun fournit son relais. Quand lun sarrte, lautre slance au galop sur les traces de lanimal, qui se trouve ainsi ne pas avoir un moment de relche et lutter toujours avec des chevaux frais. Aussi, le chasseur qui part le dernier est ncessaire-ment le vainqueur de lautruche. Cette victoire nest pas sans danger. Lautruche en tombant inspire au cheval, par le mouvement de ses ailes, une terreur qui est souvent fatale au cavalier. On ne met aux chevaux qui doivent fournir ces ardentes courses quune seule housse et une selle dune extrme lgret. Quelques cavaliers nem-ploient mme que des triers de bois et un mors trs-lger, galement attach par une simple celle. Le chasseur porte avec lui une petite outre remplie deau ; il humecte le mors dheure en heure pour maintenir dans un tat de fracheur la bouche du cheval. Cette course cinq cavaliers nest pas, du reste,

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    la seule manire de chasser lautruche. Quelquefois ; un Arabe, qui connat fond les habitudes de ce gi-bier, va se poster seul prs dun endroit o lautru-che passe dordinaire, prs dun col de montagne, par exemple, et aussitt quil aperoit lanimal, se livre au galop sa poursuite. Il est rare que ce chas-seur russisse, car peu de chevaux peuvent atteindre lautruche ; jai possd toutefois une jument qui ex-cellait dans cette chasse. Quoique le cheval soit habituellement employ contre lautruche, dans cette chasse comme dans toutes les autres, il nest pas cependant pour lhom-me un indispensable compagnon. La ruse se charge parfois elle seule de combattre lautruche. A lpo-que de la ponte, des chasseurs pratiquent des trous auprs des nids, sy blottissent et tuent la mre au moment o elle vient visiter ses ufs. En n, les Ara-bes ont recours aussi des dguisements. Quelques-uns dentre eux se revtent dune peau dautruche et approchent ainsi de lanimal quils veulent tuer. Des chasseur, ainsi dguiss, ont t, dit-on, plus dune fois atteints par leurs compagnons. Quand une autruche a eu une jambe brise par, un coup de feu, elle ne peut plus, comme les autres bipdes, sauter sur une seule jambe. Cela ce quil ny a pas de moelle dans ses os, et que des os sans Moelle ne peuvent gurir lorsquils ont t fracturs.

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    Les Arabes af rment que lautruche est sourde et que lodorat chez elle remplace loue. Lhyne est un animal fort, dont les mchoi-res sont dangereuses, mais lche et fuyant le grand jour. Elle habite ordinairement des excavations que lon trouve dans les ravins ou dans les rochers. Elle ne marche Habituellement que la nuit, re-cherche les Charognes, les cadavres et commet de tels dgts dans les cimetires, que les Arabes, pour sy opposer, ont soin denterrer trs-profondment leurs morts. Dans certains pays mme, on construit deux ca-ses pour un seul cadavre, qui est alors contenu dans la case infrieure. En gnral, elle nattaque pas les troupeaux; ce-pendant, la nuit, autour des tribus, elle enlve quel-quefois des chiens de garde. Les Arabes en font peu de cas, ils samusent la chasser cheval et la font prendre par leurs lvriers, sans lui faire les honneurs des coups de fusil. Quand on a bien reconnu la tanire dans laquelle elle se tient, il nest pas rare de trouver des Arabes qui la mprisent assez pour y pntrer hardiment, aprs en avoir toutefois trs-soigneusement bouch lentre avec leur burnous, de manire empcher le moindre jour dy entrer. Arrivs l, ils sen approchent

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    en lui parlant avec nergie, sen emparent , la billon-nent sans quelle oppose la moindre rsistance, tant elle est devenue craintive, et puis la font sortir grands coups de bton. La peau dun animal aussi lche est peu esti-me. Dans beaucoup de tentes, on ne la laisserait point entrer; elle ne peut que porter malheur. Les Arabes du peuple mangent la chair de lhy-ne qui, du reste, nest pas bonne. Ils se garderaient bien de toucher la tte et surtout la cervelle. Ils croient que ce contact suf rait les rendre fous. Laissons de ce ct cet ignoble animal, et maintenant arrivons la chasse qui vraiment est digne daiguillonner des intelligences, dembraser des mes guerrires. Le chasseur arabe sattaque au lion. Il a, dans cette audacieuse entreprise, dautant plus de mrite que le lion est, en Afrique, un tre redoutable, sur lequel existe un nombre de myst-rieuses et terribles lgendes, dont une superstition pouvante protge la formidable majest. Avec cet esprit observateur qui leur est trs-distinctif, les Ara-bes ont fait sur le lion une srie de remarques dignes dtre recueillies et conserves. Pendant le jour, le lion cherche rarement atta-quer lhomme ; dordinaire mme si quelque voya-geur passe auprs de lui, il dtourne la tte et fait

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    semblant de ne pas lapercevoir. Cependant, si quel-que imprudent, ctoyant un buisson o il est couch, scrie tout coup : Il est l (ra hena) , le lion slance sur celui qui vient de troubler son repos. Avec la nuit, lhumeur du lion change complte-ment. Quand le soleil est couch, il est dangereux de se hasarder dans les pays boiss, accidents, sauva-ges ; cest l que le lion tend ses embuscades, quon le rencontre sur les sentiers quil coupe en les bar-rant de son corps. Voici, suivant les Arabes, quelques-uns des dra-mes nocturnes qui se passent alors habituellement. Si lhomme isol, courrier, voyageur, porteur de lettres, qui vient rencontrer le lion, a le cur solidement tremp, il marche droit lanimal en brandissant son sabre on son fusil, mais en se gardant de tirer ou de frapper. Il se borne crier O le voleur, le coupeur de routes, le ls de celle qui n a jamais dit non ! Crois-tu meffrayer ? Tu ne sais donc pas que je suis un tel, ls, dun tel ? lve-toi et laisse-moi continuer ma roule. Le lion attend que lhomme se soit approch de lui, puis il sen va se coucher encore mille pas plus loin. Cest toute une srie deffrayantes preuves que le voyageur est oblig de supporter. Toutes les fois quil a quitt le sentier, le lion disparat, mais pour un moment seulement ; bientt on le voit reparatre,

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    et, dans toutes ses manuvres, il est accompagn dun terrible bruit. Il casse dans la fort dinnom-brables branches avec sa queue, il rugit, il hurle, il grogne, lance des bouffes dune haleine empeste, il joue avec lobjet de ses multiples et bizarres atta-ques quil tient continuellement suspendu entre la crainte et lesprance, comme le chat avec la souris. Si celui qui est engag dans cette lutte ne sent pas son courage faiblir, sil parvient, suivant lexpres-sion arabe, bien tenir son me, le lion le quitte et sen va chercher fortune ailleurs. Si le lion, au contraire, saperoit quil a affaire un homme dont la contenance est effraye, dont la voix est tremblante, qui na pas os articuler une menace, il redouble, pour leffrayer davantage en-core, le mange que nous avons dcrit. Il sappro-che de sa victime, la pousse avec son paule hors du sentier, quil intercepte chaque instant, sen amuse en n de toute manire, jusqu ce quil nisse par la dvorer moiti vanouie. Rien dincroyable, du reste, dans le phnom-ne que tous les Arabes ont constat. Lascendant du courage sur les animaux est un fait incontestable. Suivant les Arabes, quelques-uns de ces voleurs de profession, qui marchent la nuit arms jusquaux dents, au lieu de redouter le lion, lui crient, quand ils le rencontrent :

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    Je ne suis pas ton affaire. Je suis un voleur comme toi ; passe ton chemin, ou, si tu veux, allons voler ensemble. On ajoute que quelquefois le lion les suit et va tenter un coup sur le douar o ils dirigent leurs pas. On prtend que cette bonne amiti entre les lions et les voleurs se manifeste Souvent dune manire assez frappante. On aurait vu des voleurs, aux heures de leurs repas, traiter les lions comme des chiens, en leur jetant, une certaine distance, les pieds et les entrailles des animaux dont ils se nourrissaient. Des femmes arabes auraient aussi employ avec succs lintrpidit contre le lion. Elles lauraient poursuivi au moment o il emportait des brebis et lui auraient fait lcher sa prise en lui donnant des coups de bton, accompagn de ces paroles : Voleur, ls de voleur. La honte, disent les Arabes, semparait alors du lion qui sloignait au plus vite. Ce dernier trait prouve que le lion chez les Arabes est une sorte de crature part, tenant le milieu entre lHomme et lanimal, une crature qui, en raison de sa force, leur parait doue dune particulire intelligence. La l-gende suivante, destine expliquer comment le lion laisse chapper le mouton plus facilement que toutes ses autres proies, continue cette opinion.

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    En numrant ce que ses forces lui permettaient de faire, le lion dit un jour : An cha Allah, sil plait Dieu, jenlverai, sans me gner, le cheval. An cha Allah, jemporterai, quand je voudrai, la gnisse, et son poids ne mempchera pas de courir.Quand il en vint la brebis, il la crut tellement au-dessous de lui quil ngligea cette religieuse formu-le : sil plait Dieu ; et Dieu le condamna pour le punir ne pouvoir jamais que la traner. Il y a plusieurs manires de chasser le lion. Quand un lion parat dans une tribu, des signes de toute nature rvlent sa prsence. Dabord ce sont des rugissements dont la terre mme semble trem-bler ; puis ce sont de continuels dgts, de perptuels accidents. Une gnisse, un poulain sont enlevs, un homme mme disparat ; lalarme se rpand sous toutes les tentes, les femmes tremblent pour leurs biens et pour leurs enfants : de tous les cts ce sont des plaintes. Les chasseurs dcrtent la mort de cet incommode voisin. On fait une publication dans les marchs pour qu tel jour et telle heure, cavaliers et fantassins, tous les hommes en tat de chasser, soient runis en armes un endroit dsign. On a reconnu davance le fourr o le lion se retire pendant la journe ; on se met en marche, les fantassins sont en tte.

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    Quand ils arrivent une cinquantaine de pas du buisson o ils doivent rencontrer lennemi, ils sar-rtent, ils sattendent, se runissent et se forment sur trois rangs de profondeur, le deuxime rang prt entrer dans les intervalles du premier, si un secours est ncessaire ; le troisime rang, bien serr bien uni, compos dexcellents tireurs qui forment une invin-cible rserve. Alors commence un trange spectacle, le pre-mier rang se met a injurier le lion et mme envoyer quelques balles dans sa retraite pour le dcider sor-tir ; Le voil donc celui qui se croit le plus brave, il na pas su se montrer devant les hommes ; ce nest pas lui, ce nest pas le lion ; ce nest quun lche vo-leur : que Dieu le maudisse ! Le lion, que lon aperoit quelquefois pendant quon le traite ainsi, regarde tranquillement de tous les cts, baille, stire et semble insensible tout ce qui se passe autour de lui. Cependant, quelques balles isoles le frappent ; alors, il vient, magni que daudace et de courage, se placer devant le buisson qui le contenait. On se tait. Le lion rugit, roule des yeux amboyants, se recule, se recouche, se relve, fait craquer avec son corps et sa queue tous les branchages qui lentourent. Le premier rang dcharge ses armes, le lion s-

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    lance et vient tomber le plus souvent sous le feu du deuxime rang qui est entr dans les intervalles du premier. Ce moment est critique, car le lion ne cesse la lutte que lorsquune balle la frapp la tte ou au cur. Il nest pas rare de le voir continuer combat-tre avec dix ou douze balles travers le corps ; cest dire que les fantassins ne labattent jamais sans avoir des hommes tus ou blesss. Les cavaliers qui ont accompagn cette infan-terie nont rien faire tant que leur ennemi ne quit-te pas les pays accidents ; leur rle commence si, comme cela a lieu quelquefois dans les pripties de la lutte, les hommes pied parviennent rejeter le lion sur un plateau on dans la plaine. Alors sengage un nouveau genre de combat qui a aussi son intrt et son originalit ; chaque cavalier, suivant son agilit et sa hardiesse, lance son cheval fond de train, tire sur le lion comme sur une cible une courte distance, tourne sa monture ds que son coup est parti, et va plus loin charger son arme pour recommencer aussitt. Le lion, attaqu de tous les cts, bless cha-que instant, fait face partout ; il se jette en avant, fuit, revient et ne succombe quaprs une lutte glo-rieuse, mais que sa dfaite doit fatalement termi-ner, car contre des cavaliers et des chevaux arabes tout succs lui est impossible. Il na que trois bonds

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    terribles, sa course ensuite manque dagilit. Un cheval ordinaire le distance sans peine ; il faut avoir vu un pareil combat pour sen faire une ide. Cha-que cavalier lance une imprcation, les paroles se croisent, les burnous se relvent, la poudre tonne; on se presse, on svite, le lion rugit, les balles sif ent, cest vraiment mouvant. Malgr tout ce tumulte, les accidents sont fort rares. Les chasseurs nont gure redouter quune chute qui les jetterait sous la griffe de leur ennemi, ou, msaventure plus frquente, une balle amie mais imprudente. On connat maintenant la forme la plus pittores-que, la plus guerrire que puisse prendre la chasse au lion. Cette chasse se fait encore par dautres proc-ds qui, peut-tre mme, ont quelque chose de plus sr et de plus promptement ef cace. Les Arabes ont remarqu que le lendemai