134111122 dauphins et rationalite

Upload: idealizplus

Post on 29-Oct-2015

28 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    1/249

    COLE DES HAUTES TUDES EN SCIENCES SOCIALES

    COLE DOCTORALE CERVEAU, COGNITION ET COMPORTEMENT

    INSTITUT JEAN-NICOD

    LES ANIMAUX SONT-ILS RATIONNELS ?

    Doctorat nouveau rgime

    Philosophie

    Benoit Hardy-Valle

    Thse dirige par:

    Jolle PROUST, EHESS, Institut Jean-Nicod

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    2/249

    Aurlie, ltre rationnel par excellence

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    3/249

    ii

    RSUM / ABSTRACT

    Les animaux sont-ils rationnels ?

    Rsum (117 mots)

    Le point de vue adopt dans cette thse est que la question de larationalit animale concerne ltendue, dans le monde vivant, de larationalit conomique. Il est suggr de considrer les agents rationnelscomme des espces naturelles plutt que comme des catgories

    normatives. Un modle mcaniste de la comptence rationnelle estpropos, inspir des thories du contrle adaptatif, et contrast avec laconception standard, qui assimile la rationalit linterprtabilit. Onconclut que cette conception rencontre de nombreux problmes, et que laquestion de la rationalit animale touche la biologie comparative plusqu linterprtation psychologique. La catgorie des vertbrs estprsente comme tant une catgorie apte tre dote des propritstypiques des agents conomiques.

    Are animal rationals ?Abstract (117 words)

    The point of view adopted in this thesis is that the question of animalrationality must be addresed as a question of the extent, in the biological

    world, of economic rationality. It is suggested that rational agents shouldbe classified as natural kinds rather than normative kinds. A mechanisticmodel of rational competence is proposed, inspired from adaptive controltheories, and contrasted with the standard conception, which assimilaterationality with interpretability. It is concluded that the interpretivistconception encounters many problems, and that the question of animalrationality is a problem of comparative biology rather than psychologicalinterpretation. The vertebrate category is presented as a category that may

    be equipped with typical properties implemented by economic agents.

    Mots-cls : Rationalit, animaux, volution, conomie, dcision,naturalisation, biologie.

    Keywords : Rationality, animals, evolution, economics, decision,naturalisation, biology.

    Thse doctorale prpare lInstitut Jean-Nicod, 1bis avenue du Lowendal,

    Paris, sous la direction de Jolle Proust.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    4/249

    iii

    REMERCIEMENTS

    Je tiens remercier en tout premier lieu ma directrice, JolleProust, pour toutes les connaissances transmises, de mme que lesconseils et les encouragements. Ce fut un honneur dtre ltudiant dunephilosophe de cette envergure, aussi me faut-il le souligner (bien sr, toutnon-sens ou erreur mest entirement attribuable). Le lecteur nemanquera pas de voir combien les propos avancs ici sinspirent des siens.Jai tent autant que possible didentifier les passages o des idesproviennent de ses propres recherches; il est toutefois possible, vu la

    quantit, que certaines aient t oublies, et donc ces remerciements sontaussi des excuses pour ces potentielles omissions.

    Mes remerciements acadmiques se divisent de part et dautres delAtlantique. Montral, grce au support du Laboratoire dAnalyseCognitive de lInformation de lUniversit du Qubec Montral (UQAM)et de ses multiples activits de recherches, jai pu entreprendre des travauxqui ont fait progresser mes rflexions. Plus particulirement, lesprofesseurs Pierre Poirier et Serge Robert mont offert un supportindfectible depuis le dbut de mes tudes, me permettant de travailler surdes sujets stimulants tout en mescrimant mes premires publications.

    Grce Mathieu Marion jai pu avoir connaissance des approchescomputationnelles de la rationalit et je len remercie. Jean-Guy Meunieret Luc Faucher sont aussi des professeurs qui mont grandement influencet grce qui jai pu dvelopper plusieurs de mes ides. Je remerciegrandement les membres du groupe Approches Interdomaines de la

    Rationalit volutionniste qui, ces deux dernires annes, ont participaux rencontres et discussions portant sur des sujets aussi divers que lesneurosciences de la dcision, la thorie des jeux ou encore la rationalitcologique. Jai aussi eu la chance de discuter de la pratique scientifique etde questions de physique avec Vincent Bouchard (Oxford), David Cot etSylvie Brunet (Stanford), de thorie de linformation et de sciences sociales

    avec Jean Robillard (TELUQ) et Luciano Floridi (Oxford). Je remercieJean en particulier pour mavoir inclu dans lorganisation des sminairesCommunication Information et Cognition. Grce au projet McDonnell deneurophilosophie orchestr par luniversit Simon Fraser, jai pu

    bnficier dun sjour au California Institute of Technology et enrichir mesconnaissances la croise en philosophie des neurosciences. Je tiens donc manifester ma reconnaissance pour toutes ces personnes et institutions.Un remerciement doit aussi tre adress Nicolas Payette pour lesgraphiques du chapitre 3.

    Paris, jai eu la chance de travailler lInstitut Nicod, un des

    meilleurs institut de philosophie dEurope, de ctoyer des chercheurs de

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    5/249

    iv

    renomme internationale et de vivre dans une communautintellectuellement stimulante; je suis reconnaissant de cette opportunit,des ressources auxquelles nous avons accs. Mon passage a Paris fut uneexprience enrichissante autant sur le plan acadmique et social. Merci Benjamin Sylvand, Julien Dutant, Damin Justo, Dario Taraborelli,Jrme Dokic et tout les membres de linstitut avec qui jai eu la chancedchanger. Jespre que cette interaction pavera la voie de plus grandescollaborations entre le Qubec et la France.

    Il me faut aussi remercier le Conseil de Recherches en SciencesHumaines du Canada, le Fond Qubcois pour la Recherche en SciencesHumaines et le Laboratoire dAnalyse Cognitive de lInformation pour leursoutient financier.

    La pratique dune philosophie informe par les sciences ne pourraittre aussi aisment accessible de nos jours si des institutions, privescomme publiques, navaient pas procd linformatisation et ladiffusion en ligne de nombreux livres et articles; la plupart desconnaissances acquises au cours de la prparation de cette thse sonttributaires de cette diffusion. Je me dois dexprimer ma gratitude enversces institutions pour avoir permis une telle dmocratisation des ides.

    Dans un registre plus personnel, jadresserais des remerciements mes amis avec qui jai eu loccasion de discuter abondamment du contenu

    de cette thse, Jean-Frdric de Pasquale qui me fut une sourceinestimable de connaissances, que ce soit en philosophie, en informatiqueou en biologie, et Alexandre Brunet qui sest gnreusement offert pourrelire ma thse et discuter des ides avances ici. Merci mon frre Michelpour son aide pour des questions techniques et logicielles. Je ne sauraisremercier autant que je ne le pourrais mes parents pour leur supportindfectible, lencouragement et la curiosit intellectuelle quils monttransmis, de mme que pour leur support financier lorsque, comme disaitFerr, cette fameuse fin du mois [revenait] sept fois par semaine . Jaieu la chance davoir des parents qui valorisent la connaissance, la rflexionet les tudes, je leur dois donc normment. Milles mercis.

    Merci aussi tous mes amis que jai si peu vu dans les derniersmois, de mme que mon fils Raphal. Finalement, un dernierremerciement pour ma fiance, et bientt mon pouse, Aurlie, qui cettethse est ddie. Sa patience, sa prsence, son support et son aide pour lacorrection mont permis daccomplir ce travail. Merci de tout coeur.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    6/249

    v

    TABLES DES MATIRES

    RSUM / ABSTRACT ...........................................................................................II

    REMERCIEMENTS ............................................................................................... III

    LISTE DES FIGURES ..........................................................................................VIII

    INTRODUCTION..................................................................................................10

    1 QUELLE RATIONALIT POUR LES ANIMAUX ?............................................... 15

    1.1 La naturalisation dune question ................................................. 16

    1.1.1 Le gymnaste et le naturaliste ............................................... 161.1.2 Analyse smantique vs analyse conceptuelle...................... 171.1.3 Espces naturelle vs espces nominales .............................. 191.1.4 Espces naturelles et naturalisme, synthse....................... 21

    1.2 Varits de la rationalit...............................................................23

    1.2.1 Classification philosophique des concepts de rationalit ..241.2.2 Classification scientifique des concepts de rationalit.......271.2.3 Classification conomique des concepts de rationalit......30

    1.3 La rationalit conomique comme domaine danalyse appropri

    361.3.1 Pertinence conceptuelle.........................................................361.3.2 Pertinence pistmologique..................................................37

    2 LA NATURE DE LAGENT RATIONNEL CONOMIQUE..................................... 40

    2.1 Les espces despces................................................................... 40

    2.1.1 Les espces naturelles nomothtiques ................................ 402.1.2 Les espces naturelles historiques........................................422.1.3 Les espces normatives .........................................................46

    2.2 De quelle espce est lagent rationnel ? .......................................50

    2.2.1 La comptence et la performance rationnelle .................... 512.2.2 Lagent rationnel comme espce nomothtique..................522.2.3 Problmes pour la conception nomothtique......................562.2.4 Lagent rationnel comme espce normative ....................... 612.2.5 Problmes avec la conception normativiste........................66

    2.3 Lagent rationnel comme espce historique................................74

    2.3.1 Ergodicit et temporalit ......................................................752.3.2 Les systmes dynamiques.....................................................752.3.3 Les systmes non-ergodiques ............................................... 77

    2.3.4 systmes dynamiques et rationalit: synthse ..................78

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    7/249

    vi

    3 LINGNIRIE DE LA DCISION ....................................................................81

    3.1 La rationalit limite : compatible avec les normes ? ................823.1.1 Des agents plus ralistes .......................................................823.1.2 Le principe de sparation .....................................................843.1.3 Obligation ou description ? vers une troisime voie ..........85

    3.2 La conception ingnirique de la rationalit.............................. 88

    3.2.1 De la connaissance ingnirique......................................... 883.2.2 Explication et modle mcaniste .........................................923.2.3 Critique et dfense de lapproche ingnirique...................99

    3.3 Modles de la comptence rationnelle ......................................104

    3.3.1 Le contrle embarqu.......................................................... 1073.3.2 Le contrle optimisateur.................................................... 1103.3.3 Le contrle adaptatif ............................................................1133.3.4 Contrle et dynamique de population ................................1193.3.5 Rationalit limite et optimisation : conflit ? ................... 1263.3.6 Le contrle base de simulations ......................................128

    3.4 Synthse. Lagent rationnel, architecture de contrle..............136

    4 DE LA PSYCHOLOGIE ORDINAIRE LA BIOLOGIE COMPARATIVE ................. 139

    4.1 Linterprtivisme et sa mthode ................................................1404.1.1 Davidson : La rationalit comme interprtation.............1404.1.2 Psychologie ordinaire et interprtation de lanimal........1424.1.3 Interprter pour catgoriser .............................................. 1454.1.4 De linterprtation la biologie comparative................... 147

    4.2 Homologie et catgories biologiques.........................................149

    4.2.1 L homologie en biologie comparative............................... 1494.2.2 La reconstruction cladistique.............................................1504.2.3 Des homologies comme espces naturelles ....................... 154

    4.3 Homologie, mcanismes et adaptation ..................................... 1574.3.1 Lexplication homologique-mcaniste-adaptative........... 1584.3.2 Des homologie cognitives.................................................... 1594.3.3 De linterprtation larchitecture ....................................163

    5 LA RATIONALIT VERTBRE..................................................................... 165

    5.1 Hume et Mller ...........................................................................165

    5.2 Animalis economicus. Les performances rationnelles desanimaux......................................................................................................169

    5.2.1 Un animal peut-il prendre des dcisions ?........................ 170

    5.2.2 Des animaux maximisateurs dutilit................................ 172

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    8/249

    vii

    5.2.3 Rationalit stratgique et sociale animale........................ 1765.2.4 Utilit vs Aptitude ................................................................ 179

    5.3 La comptence rationnelle animale........................................... 185

    5.3.1 Les contrleurs embarqus.................................................1855.3.2 Contrle adaptatif et apprentissage..................................1885.3.3 Le contrle base de modles ............................................1965.3.4 Le contrle dans une dynamique de population ............. 203

    5.4 Synthse ...................................................................................... 206

    6 CONCLUSION. LCONOMIE DE LA NATURE................................................210

    INDEX .............................................................................................................. 217

    BIBLIOGRAPHIE ...............................................................................................219

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    9/249

    viii

    LISTE DES FIGURESFigure 1-1 Procdure de naturalisation....................................................................22Figure 1-2 Concepts philosophiques et scientifiques de rationalit........................29Figure 1-3 Le diamand de Nixon ..............................................................................30Figure 1-4 Typologie des concepts de rationalit ....................................................36Figure 2-1 Urne de Polya........................................................................................... 77Figure 3-1 Dcomposition mcaniste, d'aprs Craver (2001) ................................93Figure 3-3 Architecture minimale de contrle.......................................................108Figure 3-4 Distributions probabilistes....................................................................114Figure 3-5 Distribution gale de stratgies ........................................................... 124Figure 3-6 Distribution variable de stratgies...................................................... 124Figure 3-7 Contrle base de modles................................................................... 134Figure 4-1 Matrice de traits .....................................................................................151Figure 4-2 Cladogramme.........................................................................................151Figure 4-3 Cladogramme de traits......................................................................... 153Figure 4-4 Varits de fonctions des membres pentadactyles...............................155Figure 4-5 Dcomposition mcaniste de la mmoire spatiale (Craver 2002)..... 162Figure 5-1 Espace dtats de la navigation chez le homard HomanusAmericanus ...............................................................................................................172Figure 5-2 Algorithme simplifi de fourragement, daprs (McFarland, 1999)...174Figure 5-3 Stratgies d'histoires de vies................................................................. 184Figure 5-4 SHV et comportement........................................................................... 184Figure 5-5 Cladogramme des organismes dots d'un systme nerveux central . 186Figure 5-6 Voies dopaminergiques (copyleft : www.lecerveau.mcgill.ca)...........191Figure 5-7 Activits de neurones dopaminergiques, daprs (Schultz et al., 1997)

    .................................................................................................................................. 194Figure 5-8 Rseau de neurones, d'aprs(Rumelhart et al., 1986))....................... 198Figure 5-9 Rseau de neurons dot d'un modle interne (Rumelhart et al., 1986)

    .................................................................................................................................. 198Figure 5-10 Cerveau vertbr gnrique (Shimizu, 2004)....................................205Figure 5-11 Phylognie des rcepteurs de dopamine, (Le Crom et al., 2003)......206Figure 5-12 Mcanismes de lagentivit rationnelle..............................................207

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    10/249

    Si lhomme navait pas t son propre classificateur, il net jamais song fonder un ordre sparpour sy placer

    (Darwin, 2004[1871]: 128)

    Tu as agi comme agirait quelque autre animal dou de raison, la grue, par exemple, si,distribuant les noms suivant ton procd, elle opposait les grues comme une espce distincte lamultitude des animaux, et se faisait ainsi honneur elle-mme, tandis que, enveloppant tous les

    autres tres, y compris les hommes, dans une mme catgorie, elle les confondrait tous sous lenom de btes. Tchons donc de nous tenir dsormais en garde contre ces sortes derreurs.

    - Platon, Le Politique 263d

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    11/249

    INTRODUCTION

    Ltude psychologique du comportement rationnel nous rvle

    toutes sortes de discordances entre les thories de la rationalit, commepar exemple la thorie de la dcision, et le comportement rel des agentsrationnels. Les thories de la rationalit, semble-t-il, sont trs exigeantesquant ce que doit faire un agent rationnel.

    Des expriences montrent par exemple que lorsquon offre dessujets le choix entre deux options, A et B, la premire tant incertaine maistrs payante, la seconde tant moins payante mais assure, les sujetsprfrent systmatiquement la seconde, mme si en multipliant laprobabilit par lutilit des options, la premire savre plus intressante.Les sujets dmontrent une aversion au risque, ce qui tendrait montrer

    que les agents ne se conforment pas aux thories normatives.

    Dans une autre exprience, un sujet doit choisir rptition entreune option A et une option B, lesquelles ne sont pas galement payantes.Un agent parfaitement rationnel devrait systmatiquement choisir l'optionqui s'est rvle la plus payante, alors que dans les faits, les sujets vontapparier les probabilits: si A a t payante dans 70% des cas et B dans30%, les sujets ont tendance essayer A dans 70% des cas et B dans 30%,ce qui au final est moins payant que d'essayer A dans 100% des cas.

    Finalement, dans cette autre exprience, on offre aux sujets le choix

    entre deux options A et B, dont l'utilit subjective est identique: A est plusintressante mais n'est offerte qu'aprs un certain dlai, alors que B estmoins intressante mais est offerte immdiatement. Une troisime option,C, est encore moins intressante et offerte avec un plus grand dlai. Unagent parfaitement rationnel devrait tre indiffrent entre A et B, maisprfrer A C et B C. Lorsqu'on prsente aux sujets seulement lesoptions A et B, ils dnotent une lgre prfrence pour A; lorsque toutefoisils ont le choix entre A, B et C, on observe alors une forte prfrence pour

    A. Or les thories de la dcision rationnelle stipulent que que desprfrences entre deux options ne doivent pas tre influences par laprsence ou l'absence d'une troisime option.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    12/249

    11

    Ces rsultats ne sont pas en soi si surprenants : il nest pas

    inattendu que des agents rels ne se comportent pas comme le prdisentdes thories qui dcrivent des agents idaliss. Sauf que dans ce cas-ci, lespremiers sujets sont des rats, les seconds des singes et les troisimes destourneaux, et que les choix , si on se refuse utiliser cette expression,taient des quantits de nourriture ou des gouttes de jus.1

    Est-il vraiment justifi de dire que ces animaux ont pris desdcisions irrationnelles ? Pour poser un geste irrationnel, il faut bien tre,la plupart du temps, rationnel : un caillou ou une voiture ne peuvent pastre irrationnels parce quil ny a aucun sens dire quils sont rationnels. Ya-t-il toutefois un sens dire que des animaux sont rationnels ou

    irrationnels ? Notre attitude intuitive nous indique que non, quun animalsuit les instincts que lui dicte sa nature et que, sans capacits rflexives oulangagires, le comportement animal obit des principes rgls.

    Cette faon de penser saccorde tout--fait avec notre psychologie etnotre biologie ordinaire, savoir nos thories intuitives du mental et du

    vivant. On a alors affaire ce quon pourrait appeler, pour reprendre unedistinction de Sellars (Sellars, 1963) limage manifeste de lanimal. Orcette image manifeste peut gagner tre compare limage scientifiquede lanimal. Il se peut que, comme limage manifeste de la cognition ou dela physique, ltude systmatique de la ralit ne saccorde pas avec nos

    intuitions.Cette question intresse bien sr la philosophie. Trop souvent

    toutefois, les philosophes ont parl des animaux pour parler de lhumain.Divisant le monde vivant en deux grandes classes, nous et eux , laphilosophie sest contente de dfinir lanimal non humain par langative : par ce quil nest pas, ne fait pas ou ne dit pas, et sert ainsidexemple pour dfinir ce que nest pas un tre rationnel. On court alors lerisque dexpliciter non pas la nature de lanimal, mais de ce quon en dit, etde systmatiser nos prsuppos psychologiques et biologiques.

    Cette thse sintresse plutt limage scientifique de lanimal, ceque nous dit la biologie, les neurosciences et dautres domaines concernspar les animaux. Il est en effet philosophiquement important dedterminer ce quest un animal, ce que sont les animaux autres que ceuxde notre espce, et dans quelles mesure on peut dire ou non quils sontrationnels. La question, bien sr, nest pas nouvelle, et toutes lesrecherches en thologie cognitive et en psychologie compare nont pasmanqu de susciter lintrt des philosophes naturalistes : dans quelle

    1 (Glimcher et al., 2005; Kagel et al., 1995; Schuck-Paim et al., 2004)

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    13/249

    12

    mesure les animaux ont-ils des thories de lesprit , des concepts, unlangage, des croyances, etc. Ce ne sont toutefois pas ces questions quiseront abordes ici. Ces questions de psychologie animale sontintressantes en soi, mais dnotent un parti-pris pour une certaineconception de la rationalit et une certaine approche de la biologieanimale. En effet, ces questions touchent plus ce quon appelera la rationalit thorique ou la rationalit des penses ou des croyances. Ilsagit l dun certain type de rationalit et on ne peut affirmer a prioriquela rationalit se rduit penser rationnellement. Pour lconomiste, lagentrationnel nest pas celui qui pense rationnellement, mais qui dmontre desprfrences rationnelles : sil prfre A B, il choisira A B. Lentit quiest value par des critres de rationalit nest pas une pense, mais uncomportement. Le consommateur qui prfre acheter un item A un itemB parce que le premier est moins coteux dmontre une forme derationalit diffrente de la capacit articuler rationnellement despenses.

    Or si la question de la rationalit des penses animales estjustifiable, la question de la rationalit de laction lest aussi, et par actionnous entendrons ici des moyens comportementaux pour maximiserlutilit. De mme, plutt que de nous intresser en premier lapsychologie animale, nous nous intresserons plutt aux approchescologiques et volutionnistes du comportement animal pour dterminersi, et dans quels sens, des animaux sont conomiquement rationnels.

    Prcisons tout dabord ce quest un animal. Le concept quisapproche le plus de ce quon appelle usuellement un animal est le clade2mtazoaire (si lon exclut les ponges), constitu des organismeseucaryotes (dot dADN), multicellulaires, mobiles et htrotrophes (neproduisant pas leur propre nourriture). Lhtrotrophie les distingue desplantes : alors que ces dernires, en majorit, autotrophes, les mtazoairesdoivent rechercher leur source dnergie. Leur cologie les destine treprdateurs, parasites ou dtrivores. La question de la rationalit animale,telle quelle sera pose ici, doit tre lue comme signifiant quelles espcesanimales sont conomiquement rationnelles ?

    Pour ce faire, il faut toutefois trouver un point de dpart neutre. Onpourrait en effet compiler lensemble des recherches sur le comportementanimal, ou encore dfinir la rationalit humaine et voir si elle sappliqueaux animaux. Chaque point de dpart comporte ses problmes : dans lepremier cas, on ne sait pas trs bien quels critres nous permettraient de

    juger de la rationalit animale, alors que dans lautre, on suit unedmarche qui suppose dj quun agent rationnel est quelque chose qui se

    2 Nous renvoyon le lecteur au chapitre 4 pour une prsentation du concept de clade.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    14/249

    13

    mesure laune de la rationalit humaine. Notre approche sera pluttdiffrente.

    Avant de considrer quoi que ce soit sur ltendue de la rationalitconomique dans le monde vivant, nous nous intresserons plutt lanature de lagent rationnel. Cette nature, lconomie la dcrit en partie,mais ces descriptions ont rencontr certains problmes qui seront abords,entre autres celui de sappliquer difficilement notre espce. Outre ceproblme descriptif, ces thories, bien quelles dcrivent les contraintesque doit satisfaire un agent conomiquement rationnel, sont aussi muettesquant aux mcanismes de traitement de linformation par lesquels desagents atteignent leurs objectifs. Elles offrent cependant un vocabulaire etdes concepts assez prcis pour construire un modle gnral de lagent

    rationnel. Pour reprendre une mtaphore qui sera utilise plus loin,tudier la rationalit animale revient dcouper ltoffe ontologique de la

    biologie avec des ciseaux philosophiques de faon y regrouper seulementles agents rationnels; le problme crucial de cette entreprise est quelleimplique quon conoive aussi le patron de la dcoupe. Une fois celui-cidtermin, le dcoupage en suivra aisment les contours. Ce nest doncquune fois quon a statu sur la nature de lagent rationnel, sur le type derationalit implique, sur les comptences que doit possder un agentrationnel et sur la juste manire pour dterminer lextension de ce conceptquon peut alors poser la question de la rationalit animale. Il faut ainsispcifier la nature de ce concept dans lespace logique de nosconnaissances scientifiques et juger ce qui dtermine ce concept et ce quildtermine, au plan pistmologique, ontologique, conceptuel etscientifique. Aussi cette thse traitera-t-elle en grande partie dun agentrationnel, en proposera un modle gnral, labor partir de travaux enintelligence artificielle, en thorie du contrle et en conomie.

    La question de la rationalit animale se rsoud donc la questionde ltendue, dans le monde vivant, de la rationalit conomique, et quecette question relve en partie de la biologie comparative plutt que de noscapacits attribuer de lintentionalit, de lintelligence ou du mental.Prcisons quils sagit ici de philosophie des sciences, de lconomie et la

    biologie, plutt que de la philosophie de lesprit ou du langage.

    Au premier chapitre, nous ferons valoir avec plus de dtailslimportance de la rationalit conomique animale. Les autres concepts derationalit seront discuts, et la pertinence du concept conomique derationalit pour cette entreprise sera dtaille.

    Le second chapitre se penche sur lattitude ontologique approprie lgard des agents rationnels, et conclut quils doivent tre considrscomme une espce naturelle historique : ce ne sont ni des espcesnomothtiques (dcrites par des lois) ni des espces uniquement

    normative (dcrites par des normes humaines).

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    15/249

    14

    Le troisime chapitre propose, pour rgler diffrentes questions qui

    touchent laspect normatif du concept de rationalit, de considrer que larationalit est une notion ingnirique plutt que scientifique ouphilosophique (ce qui nempche pas bien sr les autres disciplines de syintresser). Nous prsenterons un modle mcaniste de la comptencerationnelle, inspir des thories du contrle adaptatif ainsi que de diversrsultats en intelligence artificielle.

    Le quatrime chapitre argumente leffet que la conceptioncouramment employe pour catgoriser les tres rationnels, soitlinterprtivisme, commet une erreur de raisonnement car il a recours uncritre homoplasique (similarit de fonction) pour individuer des traits,

    alors que la catgorisation en biologie est surtout homologique (similaritdanctre). Dterminer ce qui, dans le monde vivant, est dot dunecomptence rationnelle signifie quon identifie une classe de mcanismeshomologiques, et que ltendue des agents rationnels est une question de

    biologie comparative et non dinterprtabilit.

    Le cinquime chapitre propose de considrer que la classe desagents rationnels et le clade vertbr sont co-extensifs et constituent ainsiune espce naturelle, dot de prorprits scientifiquement pertinentes. Les

    vertbrs exhibent certaines proprits de surface, savoir desperformances de comportements maximisateurs dutilit, ainsi que le

    montre lcologie du comportement. Ces performances sexpliquent par unmcanisme sous-jacent, la comptence rationnelle, dont les composantesmcaniques sont des homologues dans tout le clade vertbr. Le rle dessystmes de neurones dopamingergiques sera discut cet gard.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    16/249

    15

    1 QUELLE RATIONALIT POUR LES ANIMAUX ?

    Non, les animaux ne sont pas rationnels. tre rationnel, peuimporte ce quon entend par l, nest pas une proprit constitutive duconcept ANIMAL3 et en cela le biologiste, le philosophe et le sens communsaccordent. Ils doivent toutefois prendre cette affirmation au pied de lalettre : il nest pas le cas que tous les animaux soient rationnels. Cela ne

    veut pas dire pour autant quaucun animal nest rationnel : il y a aprs toutau moins un animal rationnel connu, notre espce. Ce qui signifie que delanimalit on ne peut infrer la rationalit, et que la rponse la question les animaux sont-ils rationnels ? se rsoud en rpondant la question quels animaux sont rationnels ? . Mais comment rpondre cettequestion ?

    La premire partie de ce chapitre (1.1) rejette lide quune seuleanalyse smantique sera suffisante, et invite plutt rechercher o, danslameublement du monde, se trouvent les agents rationnels et quellesproprits objectives font quun agent est rationnel.

    Pour dterminer si certains animaux sont rationnels ou non, il fautbien sr dterminer ce que lon entend par rationalit . cette fin,diffrents concepts philosophiques et scientifiques de rationalit serontdiscuts et valus. Il sera propos que le sens de rationalit soitrestreint son sens conomique, selon lequel un agent rationnel maximise

    son utilit (section 1.2). La pertinence conceptuelle et pistmologique dece choix seront discuts (section 1.3).

    3 Conformment lusage en sciences cognitives, nous utiliserons les majuscules pour signifier quenous parlons du concept de X, non du mot x ou x lui-mme.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    17/249

    16

    1.1 LA NATURALISATION DUNE QUESTIONLa question de la rationalit animale, ainsi que nous entendons la

    reformuler, est une question qui touche ltude des proprits objectivesdes constituants du monde. Cette tude implique ladoption dune certaineattitude philosophique quon peut qualifier de naturaliste4 : la continuitentre la philosophie et la science. Au sens o il sera entendu ici, lenaturalisme signifiera lemploi critique des mthodes, thories et conceptsscientifiques, dans un processus que Goodman appelait quilibrerflchi (Goodman, 1984[1954]) : une dynamique dajustementrciproque entre des connaissances scientifiques et des problmesphilosophiques. Cet quilibre demande la fois un certain libralisme

    relativement aux concepts scientifiques le philosophe nest pas tenu,comme le dit Proust (1997: 344), dtre linterprte passif des thoriesempiriques en vigueur - et un certain conservatisme dans la mise jourdes concepts philosophiques: ceux-ci se trouvent en effet contraints par lesthories scientifiques lorsque les deux types de connaissances traitent dumme objet. Lune des contraintes qui sera souligne ici est de typeontologique : lorsque la science procde des catgorisations, une partiede cette tche consiste identifier des espces naturelles, soit descatgories dont on dit, comme le veut la formule, quelles dcoupent lanature ses articulations. Le philosophe qui entend alors fournir uneexplication naturaliste dun phnomne peut lchafauder laide de ces

    catgories.1.1.1 LE GYMNASTE ET LE NATURALISTE

    Dans le Criton, Platon se demande qui un gymnaste doit faireconfiance pour pour son rgime. Doit-il suivre lavis de chacun ? Non, dit-il, il faut qu'il fasse ses exercices, rgle son rgime, mange et boive surl'avis de celui-l seul qui prside la gymnastique et qui s'y connat, pluttque d'aprs l'opinion de tous les autres ensemble . Son matre de

    gymnastique est mieux plac pour le conseiller ce sujet, parce quilconnat aussi bien le gymnaste que la gymnastique. Le naturaliste, enphilosophie, opte pour la mme attitude lgard des concepts thoriques:plutt que de se fier uniquement au sens commun, il se fie aux disciplinesqui touchent ce concept. La coupure est toutefois moins radicale dans cecas-ci, car pour certains concepts, les spcialistes sont des philosophes.Mais avec le progrs des sciences, la perspective de concepts

    4 Voir (Dretske, 1981, 1988, 1995; Godfrey-Smith, 1996; Kornblith, 2002; Millikan, 1984, 2005;Papineau, 2003; Proust, 1997, 2003, 2005, 2006; Sterelny, 2003b; Walsh, 2001) pour dautresprojets de naturalisation de lesprit ou de la rationalit.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    18/249

    17

    exclusivementphilosophique est obsolte5. Ainsi, les tentatives danalysera priori la nature de lespace se sont rvles tre des checs :contrairement lintuition, la physique moderne nous enseigne que lastructure de lespace nest pas euclidienne. Cela ne signifie pas quil ny aitpas de questions philosophiquement pertinentes poser sur lespace.

    Nos intuitions linguistiques peuvent servir expliciter unedfinition usuelle dun terme, mais lusage correct dun terme devra aufinal tre en continuit ou du moins cohrent avec lusage scientifique.Toute mthode a priorine peut que renforcer ou clarifier des convictionsdj prsentes, une tche certes louable, mais sa capacit gnrer desnouvelles connaissances est limite. Quant elle, la philosophie nest pasune discipline dtache de la science, mais une activit qui salimente de la

    science tout en la nourrissant. Appliqu la question de la rationalitanimale, cela signifie que pour rpondre cette question, il faut sattendre employer les concepts et lontologie des sciences qui touchent auxanimaux et aux tre rationnels, les valuer ou les critiquer, dans uneperspective dquilibre rflchi.

    1.1.2 ANALYSE SMANTIQUE VS ANALYSE CONCEPTUELLEOn a cependant souvent prfr, la question de lextension de

    AGENT RATIONNEL, une approche par la smantique et les dfinitions quirgissent ce concept (et ses corrlats : CROYANCE, DSIR, ACTION, etc.) Dans

    aucun cas il nest question de sengager ontologiquement envers lexistencede certaines proprits causalement responsables des comptences ouperformances rationnelles6.

    Ainsi Davidson, dans son texteAnimaux Rationnels, prcise quil neveut pas dterminer si les dauphins, les singes ou les humains sont desanimaux rationnels, mais ce qui fait quun animal (ou quoi que ce soitdautre, si lon veut) est rationnel (1991 :63), ; dansRationality, Bennett, linstar dAristote, spcifie doffice quil entend par rationalit est ceque les humains possdent et qui les dmarque, relativement aux capacitsintellectuelles, de faon claire et importante des autres espces (Bennett,

    1971:5). Lanalyse smantique ne conduit pas ncessairement celui quilendosse faire des humains les seuls animaux rationnels; on pourrait,par le mme principe, arriver une thse oppose. Lanalyse smantiquene dtermine pas en elle-mme une rponse particulire, bien que des

    5 Tout comme la perspective de concepts scientifiques sans contenu philosophique est irrelle. Pourparaphraser Keynes, un scientifique qui se dit pratique , sans rflexion philosophique, estsouvent victime dun philosophe dcd.

    6 Une dfense de cette faon de faire est dveloppe dans (Jackson, 1998).

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    19/249

    18

    arguments comme ceux de Davidson et Bennett aient t courants parmiles analyses smantique de rationnel .

    Distinguons lanalyse smantique de lanalyse conceptuelle : lapremire analyse les infrences quun concept autorise (de CHIEN, dduireMAMMIFRE); la seconde est une analyse plus gnrale, qui consiste dcomposer, critiquer, et reformuler un concept, ce que Carnap appelaitlexplication :

    la tche qui consiste rendre plus exact un concept qui soitvague ou pas tout--fait exact dans son usage quotidien oudans un tat antrieur du dveloppement scientifique oulogique, ou encore le remplacer par un concept nouvellementconstruit qui soit plus exact. (1947: 8-9.)

    Lanalyse conceptuelle, mme pour les philosophes naturalistes,nest pas condamnable en soi, lorsquelle dbouche sur des nouvellesconnaissances. Le travail des philosophes des sciences apportent denombreuses clarifications aux thories scientifiques : ils soulvent deszones grises ou des incohrences, tentent de systmatiser et de critiquerdes intuitions rpandues, tablissent des liens entre diffrentes disciplines,et suggrent des rarrangements conceptuels, entre autres. Au bout ducompte, le travail demeure un travail danalyse conceptuelle. On peuttoutefois souligner certains problmes dans lanalyse conceptuelle lorsquele travail philosophique ne sintresse qu lintension des concepts, et nese penche pas sur leur rfrence, sur les objets, proprits et vnementsqui sont regroups ensemble par lanalyse du concept, de mme que ceuxque cette analyse exclut, surtout lorsquon dispose dune connaissancescientifique considrable sur le sujet. Prenons lexemple des motions : silest louable dexpliciter les diverses significations des motions, qui sontpour certains philosophes (Nussbaum, 1990) une sorte de jugement oudattitude propositionnelle, cette entreprise ne peut faire la sourde oreilleaux neuroscientifiques qui affirment que des motions primaires entrentdans le cours de nos penses sans pour autant tre dots de contenupropositionnel (Damasio, 1999). Ou bien ceux-ci se trompent, et neparlent pas rellement dmotions, ou bien ces philosophes ontintellectualis les motions et sont dans lerreur. Peu importe la positionquon prend, une analyse valable du concept MOTION ne peut fairelconomie de connaissances qui portent sur les motions en elles-mmeset qui peuvent ainsi seconder le travail dexplicitation et de clarificationphilosophique.

    Les mmes remarques sappliquent la question de la rationalitanimale. Lthologie, la neurobiologie, lconomie, la psychologiecomparative et la biologie volutionniste tant des sciences plutt jeunes,il est normal que les philosophes dantan naient pu faire appel desdonnes et concepts de ces sciences pour justifier leurs positions et enappellent plutt lintuition. Il y a certes quelques utilisations

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    20/249

    19

    anecdotiques du comportement animal (le chien de Chrysippe ou encoreles chevaux et les chiens chez Hume), mais aucune qui ne soit uneauthentique intervention de connaissances scientifiques dans la querelledes btes . Si on peut le comprendre pour les philosophes dautrefois, ilest en revanche moins comprhensible que de nombreux philosophescontemporains sen remettent leur thorie biologique intuitive(folkbiology), laquelle, on le sait, est minemment biaise et ne saccordepas toujours avec les catgories biologiques relles (Medin & Atran, 1999).

    1.1.3 ESPCES NATURELLE VS ESPCES NOMINALESQuand Davidson affirme qu tre un animal rationnel, cest

    prcisment avoir des attitudes propositionnelles (Davidson, 1991: 63),

    et que ce critre constitue une condition ncessaire et suffisante pour treun animal rationnel, nous nen savons pas plus sur les animaux, rationnelsou non, mais disposons plutt un mode demploi du langageintentionnel (Proust : 1997 :54). Cette mthode est moins susceptible denous apporter de nouvelles connaissances que de consolider desconnaissances ou croyances dj tablies7.

    Ontologiquement, le problme de lanalyse smantique est quelledbouche sur des espces nominales plutt que naturelles8, et que seulesles dernires sont mme de nous enseigner sur lameublement dumonde. Une espce nominale est une catgorie dentits dtermine par

    des dfinitions, des rgles, des conditions ncessaires et suffisantes ou plusgnralement par des essences nominales. La catgorie aristotlicienneOBJETS SUPRALUNAIRES, les objets situs au-del de la lune, est unecatgorie qui, si elle peut tre dcrite en conditions ncessaires etsuffisantes, constitue un ensemble htroclite de quasar, dtoiles, decomtes, etc. Cette catgorie est cre par une dfinition, mais ne peutsoutenir aucune induction scientifique. De mme, une catgorie commeJADE est une espce nominale : tous les chantillons de jade sont faitsdune pierre prcieuse verdtre mais cette catgorie nest pas une espcenaturelle: ce qu'on appelle jade est en fait une catgorie htrognecompose de deux types de minraux, la jadite [Na(Al, Fe)Si2O6] et la

    nphrite [Ca2(Mg,Fe)5Si8O22(OH)]. En gnral, outre les espces

    7 Voir (Peirce, 1877) pour une discussion clairante des diffrentes mthodes pour fixer lescroyances : la mthode de la tnacit, de lautorit, a prioriet scientifique.

    8 La notion despces et dessences naturelles ou relles, contrastes avec les espces et essencesnominales, a une longue histoire en philosophie, continuellement associe la question delinduction. Voir (Locke, [1689]2001; Mill, 1848; Whewell, [1860] 1971) pour les rfrencesclassiques, (Kripke, 1972; Putnam, 1975; Quine, 1969) pour la rintroduction du concept dans laphilosophie contemporaine et (Boyd, 1991, 1999b; Griffiths, 1994, 1997; Hacking, 1991; Riggs, 1996)pour des discussions rcentes.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    21/249

    20

    mathmatiques9, les espces nominales ne sont pas scientifiquementpertinentes.

    Une catgorie est pertinente si elle mne ce que Sperber et Wilsonappelle un effet cognitif positif 10: mener une vraie conclusion, rviserrationnellement des croyances, rpondre une question, etc. En science,les catgories ont des effets cognitifs positifs lorsquils soutiennent desinfrences faillibles mais informatives comme des inductions,gnralisations ou prdictions ou encore lorsquelles figurent dans desexplications. Dterminer ltendue dun concept en tentant de mettre

    jour les rgles dinfrences qui le gouverne ou encore des conditionsncessaires et suffisantes peut identifier une catgorie scientifiquementpertinente, mais offre moins de garantie cet effet quune rduction des

    espces naturelles.

    Les catgories scientiquement pertinentes sont des espces ditesnaturelles (natural kind). Une espce naturelle est une catgorie dentitsdont lhomognit ou la ressemblance ne provient pas dune dfinition,mais dune nature commune considre comme tant objective; elles sont form[e]s par la nature, non par de simples dfinitions 11. Cescatgories soutiennent des inductions en vertu de la possession dunensemble de proprits unies par des relations empiriques (causalementou par corrlation) plutt que logique.

    Les espces naturelles comportent des proprits de surfaces et unestructure sous-jacente, usuellement identifie par des dcouvertesscientifiques. Les proprits de surface des membres la classe sontexpliques par une structure sous-jacente qu'une thorie aura mis au jour.L'eau, par exemple, possde certaines proprits de surface par lesquellesnous l'identifions: son poids, son point d'bullition, sa liquidit temprature normale, etc. Ces proprits sont expliques par le fait quetout chantillon d'eau possde la mme structure molculaire, savoirH2O. La structure sous-jacente partage par chaque membre de lacatgorie EAU fait en sorte qu'un chantillon d'un liquide dot de cettestructure sera de l'eau. Si en revanche, un liquide ne possde pas cette

    structure, il ne peut tre considr comme de l'eau, mme s'il a les mmesproprits superficielles.

    9 TRIANGLE et TANGENTE, par exemple sont des espces mathmatiques qui supportent linduction :la somme des angles de tout triangle dans une gomtrie euclidienne sera de 180, une tangente netouche qu un point dun courbe.

    10 (Sperber & Wilson, 1989, 2004)

    11 La dfinition est de William Whewell ([1860] 1971, 290).

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    22/249

    21

    L'identification d'une espce naturelle circonscrit des corrlations

    de proprits projectibles (Goodman, 1984[1954]), cest--dire quellespermettent de faire des prdictions: ce qui sera dcouvert avec unchantillon d'eau E1 pourra tre gnralis l'ensemble des membres dela classe, et on est justifi de croire que le prochain chantillon d'eau E2 secomportera comme E1. La ressemblance superficielle dchantillon de

    jades, en revanche, ne s'explique pas par une structure sous-jacentecommune et donc on ne peut justifier des inductions propos deschantillons de jade. La rfrence de JADE est partielle, et ce concept estdonc aussi inutile en science que VLEUE (Goodman, Ibid.), cest--dire vert jusqu' un certain moment t et bleu ensuite .

    Le problme avec les espces nominales, c'est qu'elles risquentdtre identifies par des conditions qui ne sont, en fait, ni ncessaires nisuffisantes pour individuer une espce, comme Kripke et Putnam l'ontsoulign12. On peut trs bien faire rfrence X tout en se trompant propos de X, il demeure qu'on fait toujours rfrence la mme substance.Lorsquon a dcouvert que les baleines sont des mammifres et non despoissons, lnonc les baleines sont des poissons n'tait plus vrai, mais baleine et BALEINE rfre toujours aux baleines. De mme, si sur uneautre plante trouve un liquide dot des mmes proprits de surface quel'eau mais dont la structure molculaire est diffrente, alors ce liquide n'estpas de l'eau, mais quelque chose d'autre.

    La connaissance avance donc par la mise au jour des espcesnaturelles; si en plus elles peuvent tre dcrites par des conditionsncessaires et suffisantes, tant mieux; la rectitude dfinitionnelle nestcependant pas la premire vertu des concepts scientifiques, car on luiprfre souvent le potentiel inductif et explicatif. GNE est une espcenaturelle bien qu'on soit loin d'avoir une dfinition en termes deconditions ncessaires et suffisantes (Falk, 2000) : cette catgorie esttoutefois pertinente, parce qu'elle guide la recherche en biologie.

    1.1.4 ESPCES NATURELLES ET NATURALISME, SYNTHSELimportance des espces naturelles, pour le philosophe naturaliste,

    est quelles permettent de distinguer dune part, les catgories partirdesquelles des inductions pertinentes et des explications informativespourront tre produites et, dautre part, des catgories non pertinentes.Des concepts artificiels comme NON-CHAT ou OBJET DE PLUS DE 100 KILOS,nont pas de structures sous-jacentes qui puissent expliquer leur supposeunit. ce titre, elle ne figurent pas dans lontologie dune science mature.

    12 (Kripke, 1972; Putnam, 1975)

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    23/249

    22

    Notons au passage que certaines catgories peuvent tre des espcesnaturelles pour une science mais non pour une autre : ANIMAL DOMESTIQUEnest pas une espces naturelle de la biologie volutionniste, mais peutltre pour lanthropologie ou la sociologie : cette classe est unie par unprocessus de domestication humaine.

    Le naturalisme, le ralisme lgard des espces naturelles et laconception de lexplication telle que la voyait Carnap nous donnent uneprocdure pour analyser des concepts de faon scientifiquementpertinente. partir des proprits de surface dune catgorie, on peuttenter de dterminer si la catgorie :

    - est une espce naturelle (ex : EAU)

    - est un ensemble despces naturelles (ex : JADE)- est un ensemble despce naturelles et non naturelles (ex : les

    MOTIONS, selon Griffiths, qui sont en partie des espces sociales.)- est un ensemble despces non naturelles (ex : les DMONS)

    Ce quon peut reprsenter comme un algorithme :

    Figure 1-1 Procdure de naturalisation

    On sait alors si le concept de dpart est un concept intressant pourla connaissance, sil faut lliminer ou le scinder. Nous appliquerons cette

    faon de faire au concept dAGENT RATIONNEL. Quon ne stonne pas, donc,

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    24/249

    23

    de ne pas trouver dans ce travail des dfinitions en termes de conditionsncessaires et suffisantes : ce ne sont pas des traits distinctifs des espcesnaturelles, mais des espces nominales, produits de louvrage delentendement (Locke, [1689]2001) plutt que de la nature. Le propredes espces naturelles est plutt davoir un nombre inexhaustible deproprits qui se rvleront dans la recherche plutt quun nombre fixe deproprits dtermines par des dfinitions.

    EN RSUM : naturaliser la question de la rationalit animale signifierechercher lextension relle de la catgorie AGENT RATIONNEL. Lextensionde cette catgorie nest pertinente que si elle constitue une espce

    naturelle.

    1.2 VARITS DE LA RATIONALIT linverse de la mthodologie naturaliste ici, lanalyse smantique,

    elle, ne nous amne pas mieux comprendre les proprits objectives desentits tudies. Analyser le concept AGENT RATIONNEL pour le rendrelogiquement correct et cohrent avec le sens commun ne nous apprendrien sur la rationalit et son lien avec le monde vivant, mme si noustions effectivement les seuls animaux rationnels. Tout au plus, celapermet dexpliciter comment lhumain se reprsente sa rationalit ou celle

    des autres. Ce quil nous faut, pour une thorie naturalise de larationalit, cest une connaissance de lextension de ce concept, ce quelanalyse du sens commun peut difficilement garantir.

    O trouverons-nous ces espces naturelles qui nous permettrontdavoir une conception naturaliste de la rationalit (et par le fait mme deson extension) ? Ultimement, dans la biologie (neurobiologie etcladistique). La biologie nest toutefois pas une science des agentsrationnels; elle constituera plutt le point darrive de notre rflexion, ledomaine dans lequel nous tenterons dancrer les catgorie qui figurentdans les thories de la rationalit. Pour linstant, il importe de distinguer

    certains concepts de rationalit pour viter tout malentendu. Le problmeest que philosophes et scientifiques ne sentendent pas toujours sur lestypes de rationalit, aussi faudra-t-il diffrencier des classificationsphilosophiques, scientifiques et conomiques et y mettre un minimumdordre.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    25/249

    24

    1.2.1 CLASSIFICATION PHILOSOPHIQUE DES CONCEPTS DE RATIONALITLa rationalit se dit de plusieurs faons mais on peut, en

    philosophie, les rduire deux grandes catgories13. La rationalitpratique concerne les critres de rationalit des actions, des dcisions, desintentions ou des plans, alors que la rationalit thorique concerne lescritres de rationalit des propositions, des croyances, des penses, desinfrences et des raisonnements qui sont valus ainsi14. Dans le premiercas, les raisons de lagent rationnel sont des raisons dagir, dans le second,des raisons de croire15. Plus gnralement, on peut caractriser ces deuxordres dvaluation par ce quils maximisent : la rationalit pratique vise le

    bien, le bonheur ou la satisfaction des dsirs de lagent, ce quon peut

    rsumer par lutilit; la rationalit thorique, elle, maximise la vrit et lacohrence logique. Nous distinguerons ces deux concepts, en essayant derduire la confusion qui parfois assimile lun lautre.

    Notons que nous ne traiterons pas pour linstant de la rationalitlimite , procdurale ou cologique : ces concepts rfrent des modlesplus ralistes et descriptifs de rationalit pratique, et en cela sont des

    varits de la rationalit pratique.

    La rationalit thorique

    Un agent thoriquement rationnel, dans sa forme idale, a descroyances vraies et justifies, les revise en fonction des vidences et selonprescriptions du thorme de Bayes16, matrise les rgles dun langage quilui permet dexprimer et justifier ces croyances, les organisent en thoriessystmatiques, lesquelles sont values par leur adquation aux thoriesproduites par une communaut dexperts; partir de ces croyances, il peuten infrer dautres en suivant des rgles logiques ou mathmatiques.Lpistmologie, la logique ou la smantique sont des entreprises de

    13 Nous ignorerons cependant des conceptions qui lassimile la moralit.

    14 Voir Harman (1999, chapitre 1).

    15 (H. I. Brown, 1995: 745), dans le Oxford Companion to Philosophy : [La rationalit] est uneproprit que les agents cognitifs exhibent lorsquils adoptent des croyances sur la base de raisonsappropries

    16 Le thorme de Bayes stipule que la probabilit a posterioridune hypothse H, tant donn uneobservation O, est proportionnelle au produit de la probabilit de O tant donn H, multipli par laprobabilit a prioride H, divis par la probabilit de O :

    P ( H /O ) = P ( O /H) x P (H)P (O)

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    26/249

    25

    formalisation de la rationalit thorique, alors que lactivit scientifique etphilosophique est un exercice de cette rationalit.

    La question de la rationalit thorique animale ne se pose pas : il estclair quils nont pas de logiciens, de scientifiques ou de mathmaticiens niles structures sociales ncessaires au dveloppement des connaissances(universits, institut de recherches,e tc.), lesquelles fournissent les thoriesaptes justifier des croyances. Lastrologie et la numrologie sont dessystmes de croyances typiquement considres comme irrationnelles;

    bien sr les animaux ny adhrent pas, non parce quils sont rationnels cet gard, mais parce quils nont pas la possibilit dy adhrer ou non.Pour adhrer lastrologie, il faut pouvoir lire son horoscope dans le

    journal ou des livres ce sujet, consulter des astrologues, etc, quelque

    chose quaucun animal ne peut faire. La rationalit thorique est inhrenteaux activits humaines qui impliquent le langage, la science et latechnologie; elle est une rationalit essentiellement sociale (Goldman,1999), car les raisons de nos croyances tout comme nos croyances elle-mmes sont explicites par le langage. Nous dmontrons notre rationalitthorique par la lecture, lcriture, la discussion mais aussi et surtout parce que Brandom (Brandom, 1994) appelle la production et la demandede raisons : les agents thoriquement rationnels sont, en principe,capable doffrir des justifications pour leur croyances et dexiger des autresquils expriment des raisons pour les leurs.

    La rationalit pratique-thorique

    En revanche, la question de la rationalit pratique animale nest pasaussi simple. Sans avoir duniversits ou de logiciens, les animaux nonhumains posent, en un sens ordinaire, non philosophique, des actions. Ilchassent, fuient, se reproduisent, etc. On est en droit de se demander dansquelle mesure ces actions peuvent tre des actions rationnelles au sens olentend le philosophe, et si les animaux peuvent tre des agentsrationnels, donc si il y a une rationalit pratique animale. On ne peutcarter a prorila question, moins de rduire la rationalit pratique uneforme de rationalit thorique. Ce que fait par exemple Velleman

    (1989:10), qui soutient que:

    () la dliberation consiste en une introspection (self scrutiny)et les intentions en des croyances rflexives. Jenvisage derduire le raisonnement pratique une forme de raisonnementthorique, et les conclusions pratiques une sorte deconclusion thorique.

    Ce faisant, on rduit les raisons dagir aux raisons de croire et lathorie de laction la thorie de la connaissance; plus gnralement, on sur-intellectualise lesprit (Hurley, 2003). La rationalit pratique nestquune forme de rationalit thorique, dote dun contenu pratique.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    27/249

    26

    Dans cette faon de concevoir la rationalit pratique, agir de faon

    rationnelle signifie agir selon des croyances (et des dsirs) dontlagencement est conforme aux critres de rationalit thorique. Chaquedcision doit tre justifiable, ce qui implique quune dcision ne peut trerationnelle moins quon puisse reconstruire un argument dont laconclusion est une intention ou une croyance leffet que cette action doittre pose. On suppose alors que lagent a des croyances et dsir tels quilaurait pu dmontrer, par dduction, que son acte tait dsirable (D.Davidson, 1993a).

    Les consquences pour le domaine de la rationalit sont claires :cette notion sapplique uniquement des tres humains, capables de

    justifier leurs actes. Sans capacit dvoquer des croyances pour sejustifier, les animaux ne peuvent tre des agents rationnels. Qui plus est,pour pouvoir se justifier, il faut encore entretenir des attitudespropositionnelles, et cela ne peut se faire sans langage. Or cetteconception, que nous appellerons rationalit pratique-thorique, nest pasacceptable car elle gomme la diffrence entre la rationalit pratique etthorique, la rationalit thorique tant un ensemble de procdures dontlissue est une croyance (vraie, justifie, cohrente avec dautres, etc.),alors que la rationalit pratique mne une action, ou du moins lintention ou la planification dune action. La rduction de la rationalitthorique la rationalit pratique est une confusion des valeurs althique

    et pragmatique17

    .On pourrait cependant poser la question dune rationalit cognitive

    animale : la capacit reviser des croyances face des vidences, lapossession danticipations ou encore de mtacognition. On sait parexemple que la dtection de lincertitude est semblable chez les dauphins,les singes et les humains (Beran et al., 2006; J. D. Smith et al., 2003).Rien dans cette conception de la rationalit ne nous oblige considrerque la possession du langage ou dinstitutions intellectuelles estconstitutive de la rationalit individuelle. Aussi importante cette questionsoit-elle, nous nen traiterons pas ici, la question ayant t souvent

    aborde18

    , et lobjet de cette thse est dexplorer la possibilit dunerationalit du comportement plutt quune rationalit psychologique.videmment, ces deux projets sont complmentaires; les ides avancs ici

    visent participer un seul de ces projets.

    17 Voir (Doyle, 1992) pour limportance de la distinction en intelligence artificielle entre larationalit logique (thorique) et conomique (pratique).

    18 Voir par exemple (Proust, 1997, 2003, 2006).

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    28/249

    27

    Rationalits pratique et thorique

    Il faut donc diffrencier clairement la rationalit pratique de larationalit thorique. Harman (1999) distingue les deux par leurtraitement de larbitraire des choix et de la pense magique (wishfulthingking). Sil faut dcider de croire A ou B et quaucune informationnest disponible pour soutenir lun ou lautre (chaque croyance estquiprobable), adopter lun ou lautre est irrationnel, car alors la croyancenest pas justifie par des raisons. Tirer pile ou face pour savoir la vritde quelque chose est contraire la raison thorique. En revanche, dans uncontexte daction, lorsquon doit choisir entrefaire A ou B, chaque actionayant autant dutilit, il peut tre tout fait rationnel dopter

    arbitrairement pour lun ou lautre. Si le chemin A ou le chemin B vouspermette darriver votre travail dans le mme laps de temps, etreprsente pour vous la mme utilit, un choix arbitraire nest pasirrationnel. Ce qui serait irrationnel, ce serait de demeurer dans linaction,comme lne de Buridan, incapable de choisir entre un seau d'avoine et unseau d'eau, les deux tant galement dsirables. Quant la pensemagique , elle nest pas justifie dans un contexte thorique : laisser undsir influencer une croyance, comme croire que demain il fera beau caron dsire quil en soit ainsi, est thoriquement irrationnel; laisser un dsirinfluencer son action, comme un dsir de russir un examen qui amne tudier de faon approfondie, nest pas irrrationnel.

    De faon plus gnrale, lirrationalit thorique se manifeste danslenchanement des raisons, lorsque quelquun par exemple commet lesophisme de la ngation de lantcdent; lirrationalit pratique semanifeste dans lenchanement des raisons avec laction (allumer unecigarette alors quon veut arrter de fumer, par exemple), telle quil servle dans lakrasie. Dans un cas on choue maximiser la vrit, danslautre cas maximiser notre utilit.

    On peut donc distinguer assez clairement la rationalit thorique dela rationalit pratique, et la rationalit dite pratique-thorique est un

    confus mlange des deux notions. En soi, le concept de rationalitpratique est trop vague pour tre appliqu directement aux animaux. Nousproposons donc de le subdiviser, en faisant intervenir dautres concepts derationalit utiliss en science.

    1.2.2 CLASSIFICATION SCIENTIFIQUE DES CONCEPTS DE RATIONALITKacelnik (2005) rpertorie 3 concepts de rationalit en fonction de

    lusage qui est fait des thories de la rationalit en science. Cetteclassification recouvre partiellement celle des philosophes. La premirecatgorie est la B-rationalit (maximisation de laptitude, telles quon la

    retrouve en biologie), la E-rationalit (maximisation de lutilit, en

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    29/249

    28

    conomie), et la PP-rationalit (le concept de rationalit en philosophie etpsychologie, que nous appelons maximisation de la vrit ).

    La B-rationalit, qui na de la rationalit que le nom et le caractremaximisateur, fait rfrence tous les modles de gntique despopulations o on suppose que des agents maximisent leur propre valeurdaptitude.19 Ces modles postulent une fonction daptitude (fitness) optimiser et un agent qui la maximise. Il va de soi que, comme tous lesanimaux (mais aussi les plantes) sont des individus biologiques quimaximisent leur aptitude, cette conception est limine doffice: rduire larationalit de laction la seule maximisation de laptitude, dans lesprit dela sociobiologie de Wilson, est considr gnralement comme fallacieux :les organismes vivants sont plutt des excuteurs dadaptations (ils se

    comportement en fonction de leur dispositions adaptes) que desmaximisateurs daptitude (Tooby & Cosmides, 2005: 14).

    La PP-rationalit, en tant quelle porte sur la rationalit descroyances, regroupe la rationalit thorique au sens strict et la rationalitpratique-thorique, (voir fig. 1-2).

    Le concept de E-rationalit, ou de rationalit conomique,correspond en fait la branche de la rationalit pratique qui ne supposepas une capacit avoir des croyances justifie. La rationalit conomiqueest une forme de rationalit pratique pure : la simple maximisation de

    lutilit, ou encore la cohrence de laction avec les prfrences. Elle traitede la rationalit pratique telle quelle intervient dans la thorie de ladcision, des jeux ou du march. On peut ainsi accomoder les deuxschmes classificatoires et montrer lambivalence du concept de rationalit pratique-thorique :

    19 cf. (Grafen 1999)

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    30/249

    29

    Figure 1-2 Concepts philosophiques et scientifiques de rationalit

    Cette ambivalence devrait toutefois nous induire rejetter unconcept de rationalit de laction fond essentiellement sur la dlibration,car inclure un tel concepts dans nos classification introduit un problme

    que lintelligence artificielle et la logique non-monotone appelle lediamant de Nixon (Pearl, 1988). Ce problme survient lorsquon diposedinformations comme : Nixon est un Quaker, Nixon est un rpublicain, lesrpublicains ne sont pas pacifistes, les Quaker sont pacifistes.20 CommeNixon est un Quaker, on peut infrer quil est pacifiste; comme il estrpublicain, on peut infrer quil nest pas pacifiste; donc Nixon est lafois pacifiste et non pacifiste. De mme, en vertu des distinctionsproposes plus haut, entre la rationalit pratique et la rationalitthorique, un agent rationnel au sens de celui qui veut rduire larationalit pratique la rationalit thorique doit infrer quun agent estalors la fois PP-rationnel et non-PP-rationnel (fig. 1.3). On considre en

    gnral quil y a un problme de confusion dans les infrences. Une bonnefaon de rsoudre cette confusion est deffectuer une sparation claireentre rationalit pratique et rationalit thorique et dviter de considrerquune raison de croire est identique une raison dagir. On peut alorsutiliser un autre concept de rationalit pratique, plus prcis, celui derationalit conomique, qui connat trois principales espces.

    20 Candidat aux prsidentielles amricaines pour le parti rpublicain, lors de la guerre du Vietnam,Nixon avait fait savoir quil tait Quaker, pour dmontrer son pacifisme.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    31/249

    30

    Figure 1-3 Le diamand de Nixon

    1.2.3 CLASSIFICATION CONOMIQUE DES CONCEPTS DE RATIONALITLe concept de rationalit conomique peut tre scind en 3 espces,

    fonctions du nombre dagents impliqus : la rationalit paramtrique (unseul), stratgique (au moins 2) et sociale (un grand nombre). Chacun estformalis par des thories distinctes : la thorie des jeux, de la dcision etdu march.

    Rationalit paramtrique

    Selon la thorie de la dcision (Savage, 1954), la dcision rationnelleest celle qui maximise lesprance dutilit21 subjective attendue. Un agentrationnel a des prfrences entre certaines possibilits daction,prfrences qui doivent satisfaire un ensemble de conditions. Par exemple,lensemble des choix possibles doit tre partiellement ordonn par larelation binaire de prfrence faible22, p. Cette relation est rflexive, (ApB) antisymtrique (si Ap B et B p A, alors A=B)) et transitive (si Ap B et B

    p C, alors si Ap C). Il faut bien sr que chaque option soit comparable 2

    2. cela, il faut ajouter le principe de la chose sre ou encore axiomede substitution : A est prfr strictement B (Ap B) si et seulement si,

    21 Dans la psychologie hdoniste de Bentham et de Mill, lutilit tait un talon de mesure dubonheur global de lindividu, qui subsume en une dimension les varits de plaisirs et de douleurs.Lutilit est alors une valeur objective et thoriquement mesurable, ce que les conomistes appellentlutilit cardinale. la suite de Pareto (Pareto, [1909]1966), lconomie construit lutilit commeune relation formelle plutt que causale. Selon la thorie de lutilit ordinale, la dcisionconomique peut tre construite sans hypothses psychologiques sur lintensit ou le contenu dessensations ou perceptions. En effet, plutt que de supposer que toutes les choix de lagent peuventtre ordonns en fonction de leur propension objective maximiser le bien-tre de lagent, lathorie porte plutt sur larrangement prfrentiel de lagent. Cf (Savage, 1954).

    22 La prfrence est ditefaible car elle permet que deux options soient galement dsirables.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    32/249

    31

    advenant un vnement E, A est prfr B, et si E n'est pas le cas, A estprfr B. Lorsquil est sr quun vnement E adviendra peu importe lechoix, E ne doit pas modifier lutilit des choix possibles23.

    Selon le thorme de reprsentation de Savage, si les prfrencesdun agent se conforment aux axiomes de la thorie, on peut alorsrationaliser les prfrences de l'agent selon le principe de maximisation delutilit espre : un agent prfre A B si et seulement si l'espranced'utilit de A est suprieure B, l'esprance d'utilit tant un produit de laprobabilit et de l'utilit de la consquence de chaque acte possible.Dcider rationnellement signifie slectionner une action en raison duneprfrence pour la consquence compare de cette action. On dit alors decette option quelle domine les autres. Par exemple :

    !Soi!t la!cti!on! A! q!ui! peut a!v!oi!r! O com!m!e con!sq!uen!ce :

    !Soi!t U(!A!)! : ! luti!li!t subjective de A!

    !Soi!t P !(!C1, !A!)! : la! pr!oba!bi!li!t subjective de C1 si! A! est effectue

    !Alors U !( !A!) ! !x ! ! P !( !C1, !!A!) = l !e !s !p ! !r !a !n !c !e ! !d !utilit subjective !!a!tten !due de A!.

    ! Soi!t la!cti!on! B! q!ui! peut a!v!oi!r ! C2 com!m!e con!sq !uen!ce, U(B) et

    P !(!C2, ! B!) :Ap B [!U(!A!)! x! P!(C1,! A!)! ]! [U(!B!) ! x! P !(!C2,! B !)!]

    ! Une dcision rationnelle sera donc une dcision dominante : cellequi est prfre toutes les autres, mais pour laquelle aucune autre optionest prfre.

    Rationalit stratgique

    Lorsquun agent est dans une situation de dcision plusieurs, il se

    peut que lutilit dune dcision soit fonction de la dcision des autresagents. Laction rationnelle est alors dcrite par la thorie des jeux (TDJ ci-aprs), qui sappliquent aux situations o des agents maximisateursdutilit ont des intrts conflictuels24. Un jeu est constitu dun ensembledau moins 2 joueurs paramtriquement rationnels, qui doivent choisir

    23 Axiome crucial pour la cohrence interne de la thorie : voir Machina (1982).

    24 (Dutta, 1999; Giraud, 2000; Von Neumann & Morgenstern, 1953[1944]: 10).

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    33/249

    32

    entre diffrentes stratgies25; lutilit, pour le joueur, de chaque stratgiedpend de la structure du jeu (rgles, paiements, possibilit dactions) etde la stratgie de lautre joueur. La dcision stratgique est donc unedcision qui tient compte dun autre dcideur.

    Dans son acceptation standard, la rationalit stratgique demandeque les agents possdent des connaissances communes26 : uneconnaissance P est dite commune si et seulement si chacun sait que P,chacun sait que chacun sait que P, et ainsi de suite rcursivement adinfinitum. Les rgles du jeu, sa structure est les paiements sont desconnaissances communes, de mme que les postulats derationalit des

    joueurs. Ces derniers sont de deux types : les postulats quant aucomportement rationnel des joueurs (il prfrent les stratgies dont le

    paiement est suprieur et sont indiffrents entre des statgies paiementgal) et quant aux anticipations rationnelles (chaque joueur va anticiperque les autres joueurs agissent aussi en accord avec leur propres intrt).

    Une situation de thorie des jeux est donc une situation derationalit stratgique. Un agent stratgiquement rationnel opte pour lesmeilleures stratgies : parmi les fonctions qui apparient lensemble destats possibles du jeu lensemble des actions effectuables par lagent,celles qui garantissent la maximisation de lutilit tant donn uncomportement maximisateur chez dautres agents.

    Pour dduire la ou les solution(s) dun jeu, il faut gnrer lespacedes diffrentes paires de stratgies possibles pour les njoueurs selon lesrgles du jeu et assigner chaque n-tuple de stratgies une valeur. Lepremier theorme de Nash, gnralisant le thorme Minimax de vonNeumann aux jeux somme non-nulle27, stipule que tout jeu n joueurspouvant utiliser un nombre fini de stratgies pures aura au moins unquilibre (un n-tuple dtats do aucun des joueurs naura intrt dvier) (Nash, 1950:49). Il y aura donc toujours au moins une solutionrationnelle o les deux parties ne peuvent avoir mieux dans un jeu o leurs

    25 Une stratgie est une fonction qui apparie lensemble des tats possibles du jeu lensemble desactions effectuables par lagent. Une stratgie pure (ex : jouer A) est le choix dune action pour toutesituation; une stratgie mixte consiste varier probabilistiquement lutilisation de stratgies pures(ex : jouer A une fois sur 3, et B le reste du temps).

    26 Concept introduit par (D. K. Lewis, 1969). Il faut mentionner que les connaissances communes nesont pas des axiomes de la thorie mais plutt une composante de son interprtation standard.

    27 Dans un jeu somme nulle, lavantage dun joueur est ncessairement au dsavantage de lautre,alors que dans un jeu somme non nulle ce rapport est possible mais non ncessaire. Le thormeMinimax de von Neuman garantit que pour tout jeu somme nulle et deux joueurs qui ont faitleurs choix dans des ensembles finis de stratgies pures, il y aura au moins un quilibre enstratgies mixtes; le thorme de Nash tend ce rsultat tout jeu n joueurs somme non nulle etayant un nombre fini de stratgies pures.

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    34/249

    33

    intrts sont conflictuels. Par exemple, pour un jeu o les joueursAet Bont le choix entre les stratgies D ou N, selon les paiements suivants (onaura reconnu ici le dilemme du prisonnier28):

    A

    B D N

    D (2,2) (4,0)

    N (0,4) (3,3)

    La solution est la paire de stratgie (D,D) : la stratgie N peut treintressante pour un joueur, mais celui-ci court le risque que sonadversaire, ayant choisi D, sen tire bon compte et le laisse dans une

    situation pire. La solution optimale est donc de jouer D, quoi quiladvienne. La paire de stratgie (D,D) est lquilibre de Nash du jeu.

    Lessence de la rationalit stratgique est le principe de slectiondesstratgiesdominantes: lorsqu'une action, pour un agent, est d'uneutilit suprieure ses autres actions pour toutes les actions possibles deson opposant, elle est dite strictement dominante.

    La rationalit sociale

    Des agents seront socialement rationnels, au sens o nous

    lentendons, lorsque dans les changes ayant lieux entre eux on peutreconnatre un effet de march, soit la loi de loffre et la demande. Lemarch est ici un type de rseau dchange plutt quune conomie demarch : ce ne sont pas toutes les socits qui ont une conomie demarch, mais on retrouve des marchs dans toutes les socits, que ce soitla chine maoste ou lex-URSS. (Lindblom, 2001: 4). Ds que des genspaient frquemment dautres gens pour faire quelque chose (produire un

    bien ou un service quelconque), ces changes constituent un march29.

    Un march est une structure dallocation des ressources entrediffrents agents qui merge de linteraction entre ceux-ci. Il est constitu

    28 Dans un commissariat, on dtient deux personnes emprisonnes, suspectes d'avoir commis uncrime, dans des cellules spares d'o elles ne peuvent communiquer. Chacune est interrogesparment. En l'absence de preuves, la police recherche une confession et offre chacun le marchsuivant: si un prisonnier dnonce l'autre et que l'autre n'avoue pas, le premier sera libr alors quele second sera emprisonn pour 10 ans; si les deux prisonniers se dnoncent mutuellement, chacunsera emprisonn pour 5 ans; si aucun des deux prisonniers n'avoue, chacun sera emprisonn pour2 ans. Le dilemme du prisonnier est un scnario invent par le psychologue Alfred Tucker (Tucker,1950) pour prsenter une structure de jeu conue par Melvin Dresher et Merrill Flood (Flood,1958); voir (Poundstone, 1992). Il ne faut pas concevoir les stratgies optimales en termes de ce quedes personnes relles feraient, mais uniquement du point de vue formel.

    29 La TDJ a aussi produit de nombreuses formalisation des marchs, cf. (Giraud, 2000).

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    35/249

    34

    dchangeurs, qui sont producteurs et consommateurs (des rles quilspeuvent occuper tour tour) de commodits (argent, bien matriel,service, force de travail, capital) qui peuvent tre changes. Commechaque agent maximise son utilit, les producteurs dsirent vendre leurproduit au plus haut prix, et les consommateurs dsirent lacheter au plus

    bas prix. Lorsque la demande excde loffre, les prix auront tendances augmenter; lorque loffre excde la demande, les prix diminueront. Walras(1870) comparait un march au commissaire-priseur dune vente lenchre: intermdiaire entre loffre et la demande, celui-ci ajuste le prixde faon satisfaire les deux parties. Un march tendrait doncnormalement vers un certain tat dquilibre des prix, dit quilibre

    walrasien. Ce processus nest pas dirig par des organisations, firmes ouindividus : ce nest que par le libre jeu de la concurrence entre leschangeurs (la loi de loffre et la demande) que la valeur des bienssquilibrerait delle-mme, par un processus de ttonnementwalrasien.Dun point de vue global, selon la formule consacre dAdam Smith, tout sepasse comme sils taient conduits par une main invisible remplir unefin qui n'entre nullement dans [leurs] intentions (Smith, 1776 IV, ii).

    On peut reprsenter loffre et la demande pour une commoditcomme deux courbes, la premire ascendante et la seconde descendante.Lorsque la courbe descendante de la demande et la courbe ascendante deloffre se croise, un prix dquilibre est dtermin. Il ny a pas alors doffreou de demande excdentaires: si les producteurs et les consommateurssont des agents rationnels, ni lun ni lautre nont intrt changer le prixdemand ou offert. Cet quilibre gnral est un optimum de Pareto30. Unestructure dallocation des ressources est dite pareto-optimale sil ny aaucune autre structure qui procure chaque individu un niveau desatisfaction au moins quivalent et qui laugmente pour certains; on nepeut augmenter la satisfaction de certains individus sans en pnaliserdautres. Prenons le cas du dilemme du prisonnier : si les deux joueurs

    jouent N (ne pas inculper lautre), toute tentative damliorer son sort(choisir D, dnoncer) se solderait par un tort inflig lautre.

    Les thormes de Arrow et Debreu (Arrow & Debreu, 1954) ontdmontr quune conomie dchange, sous certaines conditions, pouvaitavoir un quilibre pareto-optimal. En situation de concurrence pure et

    30 Il a cependant certaines situations qui peuvent tre des optimums de Pareto sans pour autant tresouhaitable : une situation o un dictateur possde toutes les richesses est pareto-optimale, car onne pourrait enrichir un individu sans en appauvrir un autre (le dictateur). Dans bien des cas, il estprfrable de parler defficacit au sens de Pareto; mais comme ce concept a servi de repre dansles formulations de justice sociale, on peut ignorer les situations dviantes .

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    36/249

    35

    parfaite31 entre des agents rationnels au sens de Savage, une conomiedchange possde au moins un quilibre.

    De la sorte, les agents socialement ( transactionnellement pourrions-nous dire) rationnels sont des agents qui coordonnent leursmaximisation de lutilit de faon ce que les changes puissent satisfaireles deux parties sans quaucun ne puisse se tourner vers un autre changequi soit plus profitable pour une partie sans pnaliser dautres agents.

    La rationalit conomique, synthse

    Nous pouvons donc synthtiser le concept de rationalitconomique. Il se dcline en trois varits:

    - paramtrique : la slection de dcisions dominantes

    - stratgique : la slection de stratgies dominantes

    - sociale: lchange de commodits en fonction de loffre et lademande

    On peut rsumer la rationalit conomique en disant quelle

    consiste avoir des prfrences. Ces prfrence peuvent sexprimer danslaction individuelle (la rationalit paramtrique), dans linteractionstratgique (la rationalit stratgique) et dans des rseaux dchanges (larationalit sociale). Chaque ordre de rationalit est formalis par unethorie diffrente, savoir la thorie de la dcision, des jeux et du march.Cette notion de rationalit a certes le dfaut de ne pas recouvrirexactement ce que le sens commun entend par rationnel, mais ce dfautest largement compens par la prcision et lexactitude que nous fournit ceconcept. Dans ce qui suit, il est est propos de rduire la question de larationalit animale la question de ltendue de la rationalit conomiquedans la nature : quelles sont les espces qui peuvent tre dites

    maximisatrices dutilit ?

    EN RSUM. La philosophie, les sciences en gnral et lconomie enparticulier ont diffrents concepts de rationalit qui peuvent treregroups dans une typologie globale pourvu quon limine certainesconfusions, et quon distingue clairement la rationalit pratique de la

    31 Atomicit du march , homognit des biens, information parfaite, libre entre dans lemarch et mobilit des facteurs de production .

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    37/249

    36

    rationalit thorique. Les concepts peuvent tre reprsents par unetypologie comme celle-ci, o les concepts confus, non pertinents ou non

    tudis ici sont ombrags:

    Figure 1-4 Typologie des concepts de rationalit

    1.3 LA RATIONALIT CONOMIQUE COMME DOMAINE DANALYSEAPPROPRI

    Dans ce qui suit, moins dindication contraire, le terme rationalitsignifiera rationalit pratique ou encore rationalit conomique, E-rationalit, telle quelle est formalise par les thories prsentes dans ladernire section. Nous restreindrons la question de la rationalit animale la question de la rationalit conomique animale, une restrictionpertinente pour les raisons suivantes.

    1.3.1 PERTINENCE CONCEPTUELLEComme il a t affirm plus haut, nous ne rejettons pas doffice quil

    puisse y avoir une forme de rationalit thorique minimale, la rationalitcognitive, qui puisse sappliquer aux animaux, mais consacrons plutt leprsent travail la rationalit du comportement et de laction et sonarticulation avec les mcanismes de prise de dcisions.

    Une des avantages, du point de vue conceptuel, choisir un dessous-concepts de rationalit (PP, B et E) est que chacun deux est plus

    homogne que la catgorie AGENT RATIONNEL. En effet, les trois concepts de

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    38/249

    37

    rationalit identifis par Kacelnik constituent un ensemble htrogne, oon peut difficilement projeter les proprits dun des concepts aux autres.Un agent peut trs bien maximiser son aptitude sans pour autant chaquemoment maximiser son utilit ou la cohrence logique de ses croyances. Ilpeut maximiser son aptitude inclusive en aidant un proche parent mme sicela ne lui apparat pas utile. Ou encore, il peut tre adaptatif ou utiledagir en vertu de croyances fausses dans certains contextes (croire quil ya un danger alors quil ny en a pas); il peut tre adaptatif de transmettreun maximum de gnes, mais excessivement coteux en terme deffort,donc dsavantageux du point de vue de lutilit (comparer unereproduction moindre, mais moins coteuse). De mme, avoir descroyances vraies et cohrentes peut, dans certaines situations, tretellement difficile (valuer une par une la validit dune croyance, puis lacohrence de cette croyance avec chacune des autres) et coteux quil peutsavrer dsavantageux du point de vue de lutilit et laptitude. Commeultimement la question de la rationalit animale demande une possiblerduction des espces naturelles, ce projet peut difficilement succder sion ne choisit pas un de ces concepts. La seule proprit que ces conceptspartagent est dtre des concepts valuatifs, une proprit trop peuinformative, car ils la partagent aussi avec des concepts moraux ouesthtiques. Les agents B-rationnel, E-rationnel et PP-rationnel ont des airs de famille , mais rien de central ne les unit, rien qui ne permettedes inductions significatives dun type dagent lautre. Il est doncprfrable, lorsquon parle de rationalit, de sparer la question, et deconsidrer uniquement les classes homognes dagents rationnels, non paspar soucis de simplification, mais pour avoir en main une catgorie donton peut rechercher adquatement lextension. Dans le cas prsent,restreindre lanalyse aux agents E-rationnels nous vite de regrouperartificiellement des classes htrognes. Il ne sagit pas bien sr de la seulecatgorie possible, mais cest celle-ci qui sera analyse.

    1.3.2 PERTINENCE PISTMOLOGIQUEpistmologiquement, il y a de nombreuses raisons pour tudier la

    rationalit conomique et sa possible extension dans le monde animal.

    Tout dabord, la rationalit conomique est notre meilleure thoriede la rationalit pratique. Les concepts et thories conomiques de larationalitont permis la formalisation du concept de rationalit et ontdonn ses lettres de noblesse lconomie; le signe dune science matureest incontestablement la mathmatisation et la formalisation de cesprincipes et thories. En cela, la mathmatisation de lconomie a t aussiimportante que celle de la physique ou de la biologie. Pour tenter dtendrele concept un autre domaine, il faut une thorie acheve et des conceptsprcis, ce que lconomie possde. preuve, ce sont ces mmes modles derationalit qui ont t utiliss par la psychologie de la dcision, lconomieexprimentale et maintenant les neurosciences de la dcision (ou

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    39/249

    38

    neuroconomie) dans une perspective prdictive et descriptive. De plus,dans les sciences sociales intresses par un agent r a t i o n n e l (anthropologie, politique, droit), cest encore ces modles quon rfre.

    Ensuite, on ne peut manquer de noter la quantit de concepts, dethories et de mthodes computationnelles qui transitent entre la biologieet lconomique depuis 30 ans. Il a fallu que la thorie de l'volution etl'conomie atteignent un certain degr de maturit32 avant de pouvoirtablir un dialogue interdisciplinaire fructueux (Hammerstein, 1998:3),qui se manifeste aujourdhui dans lcologie du comportement ou encore lathorie volutionniste des jeux33. Ce rapprochement est une consquencelogique de certaines prmisses que partagent les deux sciences :

    - Raret : Lindividu conomique/biologique recherche des ressources

    limites.

    - Comptition : Les individus sont en comptition pour lobtention desressources limites.

    - Maximisation : Lindividu est reprsent comme maximisant unevaleur (utilit/aptitude) dans lobtention des ressources.

    - me rgen ce col l ec t ive : Les processus populationnels(march/volution) ne sont pas dirigs par des agents, mais rsultent

    de linteraction comptitive entre eux.

    Il a fallu cependant que les biologistes mettent au jour lesmcanismes de l'volution et que les conomistes dveloppement les basesmathmatiques de la thorie conomique pour que les deux sciences seretrouvent. Il nest pas question ici que dun simple ressemblancesuperficielle, mais de lutilisation des mmes modles mathmatiquesdans la description du comportement, en particulier de la thorie deloptimisation et la thorie des jeux. Cette dernire, par exemple, a tpremirement loutil dconomistes; elle a ensuite t utilise pourmodliser lvolution du comportement animal, en lui donnant une

    dimension temporelle, et cette modlisation a par la suite permis lamodlisation dinteractions dynamiques entre agents conomiques. Pourque les mmes modles transitent dune discipline lautre, il fallait quilsservent les mmes besoin prdictifs ou explicatifs. Ce qui estcomprhensible, tant donn que tous les deux tudient des agentsoptimisateurs.

    32 Tout comme la biologie, lconomie est devenue une science accomplie au cours du XXe sicle, lepremier prix Nobel dconomie datant de 1969.

    33 (Maynard Smith, 1982).

  • 7/14/2019 134111122 Dauphins Et Rationalite

    40/249

    39

    Lutilisation conjointe des mmes mthodes computationnelles

    (computational templates) est un trait marquant de lvolution rcente dessciences (Humphreys, 1995).