1.1 construire)de)nouvelles)connaissances)dans)une)société

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ECE 1 Camille Vernet Nicolas Danglade 20172018 1 Chapitre 13. Histoire de la pensée sociologique 1. Le 19 ième siècle : changement social et prémisses de la sociologie 1.1 Construire de nouvelles connaissances dans une société nouvelle Document : La gestation de la sociologie au cours du 19 ème siècle La sociologie moderne se met en place à la fin du 19 ème siècle. Elle se dote alors d’un ensemble de caractéristiques théoriques, méthodologiques, institutionnelles qui lui confèrent le statut de discipline scientifique et la distinguent, en droit si ce n’est toujours en fait de la philosophie sociale ou de l’essayisme littéraire. L’acquisition de ce statut résulte cependant d’un lent travail historique qui s’accomplit pour l’essentiel tout au long du siècle. Certes, les grands penseurs de la philosophie des Lumières, Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau, vont nourrir la réflexion sociologique naissante. Mais plus encore peutêtre est ce dans les traits nouveaux de la civilisation qui s’ébauche au sortir du 18 ème siècle que s’enracine la sociologie moderne. Les débuts du 19 ème siècle sont marqués par le poids de deux révolutions sur lesquelles s’est achevé le siècle précédent : la révolution industrielle et la révolution française. Evènements de nature et de niveau différents dont le point commun est peutêtre le sentiment de rupture qu’ils engendrent : la constitution de nouveaux bassins industriels, le développement du machinisme moderne, le bouleversement des rapports entre villes et campagnes, le surgissement d’un prolétariat s’entassant dans les faubourgs urbains créent des problèmes neufs. Il ne s’agit plus de situations que la pensée traditionnelle puisse inscrire dans l’ordre naturel des choses mais de problèmes sociaux au sens moderne du terme : l’entassement, la promiscuité, la délinquance, la prostitution, l’alcoolisme, la morbidité précoce apparaissent liés à une organisation sociale déterminée et requièrent par là même une intervention nouvelle de la société sur ellemême. Mais ces effets du développement industriel que le 19 ème siècle ne cessera d’interroger, peuvent sembler tout autant résulter de la Révolution française et de la destruction des structures et des pouvoirs garantissant l’équilibre social traditionnel. Le sentiment de rupture ainsi engendré se manifestera dans la pensée du 19 ème par des oppositions en forme de dichotomies ; opérant à divers niveaux des variations sur la thématique de l’ancien et du nouveau elles constitueront pour certaines d’entre elles le noyau d’idées élémentaires caractéristiques de la sociologie moderne. Davantage encore, peutêtre, ce sentiment génère un nouveau souci de connaissance. Il est sans doutes rapide de dire « à problèmes nouveaux, méthodes nouvelles ». Et pourtant le 19 ème siècle voit naître l’enquête sociale. Celleci se détache du mémoire de voyage que pouvaient pratiquer les esprits éclairés des siècles précédents. Au détail pittoresque ou à la digression philosophique elle tend à substituer la description minutieuse et le recensement détaillé. Parler de la société n’est plus seulement affaire d’idées. Mais accumuler des faits ne suffit pas à leur donner sens. Le souci de connaissance que manifeste l’enquête sociale est d’autant plus ambigu que ses liens avec le pouvoir sont multiples. Que peutêtre alors une science de la société ? Ne doitelle pas être du même type que les sciences de la nature ? Mais peuton se contenter de décrire le réel lorsque celuici prend le visage révoltant de la détresse humaine ? La société est fille de l’histoire et les hommes en sont les acteurs ; vouloir la penser n’estce pas vouloir saisir le sens et les enjeux de son devenir ? La pensée sociale du 19 ème siècle va aborder indirectement ces questions qui constitueront l’une des dimensions épistémologiques fondamentales de la sociologie moderne. A travers les balbutiements d’une connaissance malhabile à associer les idées aux faits, souvent prompte à déraper dans la dénonciation et le combat ou à se satisfaire de construction plus rhétoriques que théoriques, se travaille ainsi, tout au long du siècle, le terrain sur lequel s’établira la sociologie. JeanMichel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013 Document 2 La révolution industrielle qui commence par gagner l’Angleterre à la fin du 18 ième siècle est révélatrice d’un mouvement émancipateur, celui des hommes contre la nature. Ce volontarisme économique a des conséquences multiples. L’industrialisation et l’urbanisation diluent les liens sociaux traditionnels et bouleversent tant les techniques que les mœurs. Avec l’émergence du prolétariat – classe nouvelle, mouvante et parfois rebelle – surviennent des problèmes inédits : conditions de travail difficiles,

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ECE  1  Camille  Vernet    Nicolas  Danglade  2017-­‐2018  

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Chapitre  13.  Histoire  de  la  pensée  sociologique    

 1. Le  19ième  siècle  :  changement  social  et  prémisses  de  la  sociologie    

 1.1 Construire  de  nouvelles  connaissances  dans  une  société  nouvelle    

 Document  :  La  gestation  de  la  sociologie  au  cours  du  19ème  siècle  

La   sociologie   moderne   se   met   en   place   à   la   fin   du   19ème   siècle.   Elle   se   dote   alors   d’un   ensemble   de  caractéristiques   théoriques,  méthodologiques,   institutionnelles   qui   lui   confèrent   le   statut   de   discipline  scientifique   et   la   distinguent,   en   droit   si   ce   n’est   toujours   en   fait   de   la   philosophie   sociale   ou   de  l’essayisme  littéraire.    L’acquisition  de  ce  statut  résulte  cependant  d’un   lent   travail  historique  qui  s’accomplit  pour   l’essentiel  tout   au   long   du   siècle.   Certes,   les   grands   penseurs   de   la   philosophie   des   Lumières,   Hobbes,   Locke,  Montesquieu,  Rousseau,  vont  nourrir  la  réflexion  sociologique  naissante.  Mais  plus  encore  peut-­‐être  est-­‐ce   dans   les   traits   nouveaux   de   la   civilisation   qui   s’ébauche   au   sortir   du   18ème   siècle   que   s’enracine   la  sociologie  moderne.    Les  débuts  du  19ème  siècle  sont  marqués  par   le  poids  de  deux  révolutions  sur   lesquelles  s’est  achevé  le  siècle  précédent  :  la  révolution  industrielle  et  la  révolution  française.  Evènements  de  nature  et  de  niveau  différents  dont  le  point  commun  est  peut-­‐être  le  sentiment  de  rupture  qu’ils  engendrent  :  la  constitution  de   nouveaux   bassins   industriels,   le   développement   du   machinisme   moderne,   le   bouleversement   des  rapports   entre   villes   et   campagnes,   le   surgissement   d’un   prolétariat   s’entassant   dans   les   faubourgs  urbains   créent   des   problèmes   neufs.   Il   ne   s’agit   plus   de   situations   que   la   pensée   traditionnelle   puisse  inscrire   dans   l’ordre   naturel   des   choses   mais   de   problèmes   sociaux   au   sens   moderne   du   terme  :  l’entassement,   la   promiscuité,   la   délinquance,   la   prostitution,   l’alcoolisme,   la   morbidité   précoce  apparaissent   liés   à   une   organisation   sociale   déterminée   et   requièrent   par   là   même   une   intervention  nouvelle  de  la  société  sur  elle-­‐même.  Mais  ces  effets  du  développement  industriel  que  le  19ème  siècle  ne  cessera  d’interroger,  peuvent  sembler  tout  autant  résulter  de  la  Révolution  française  et  de  la  destruction  des  structures  et  des  pouvoirs  garantissant  l’équilibre  social  traditionnel.    Le  sentiment  de  rupture  ainsi  engendré  se  manifestera  dans  la  pensée  du  19ème  par  des  oppositions  en  forme   de   dichotomies  ;   opérant   à   divers   niveaux   des   variations   sur   la   thématique   de   l’ancien   et   du  nouveau  elles  constitueront  pour  certaines  d’entre  elles   le  noyau  d’idées  élémentaires  caractéristiques  de   la   sociologie   moderne.   Davantage   encore,   peut-­‐être,   ce   sentiment   génère   un   nouveau   souci   de  connaissance.   Il   est   sans   doutes   rapide   de   dire   «  à   problèmes   nouveaux,   méthodes   nouvelles  ».   Et  pourtant   le   19ème   siècle   voit   naître   l’enquête   sociale.   Celle-­‐ci   se   détache   du   mémoire   de   voyage   que  pouvaient  pratiquer   les  esprits  éclairés  des  siècles  précédents.  Au  détail  pittoresque  ou  à   la  digression  philosophique   elle   tend   à   substituer   la   description  minutieuse   et   le   recensement   détaillé.   Parler   de   la  société  n’est  plus  seulement  affaire  d’idées.  Mais  accumuler  des  faits  ne  suffit  pas  à  leur  donner  sens.  Le  souci   de   connaissance   que  manifeste   l’enquête   sociale   est   d’autant   plus   ambigu   que   ses   liens   avec   le  pouvoir  sont  multiples.  Que  peut-­‐être  alors  une  science  de  la  société  ?  Ne  doit-­‐elle  pas  être  du  même  type  que   les   sciences   de   la   nature  ?   Mais   peut-­‐on   se   contenter   de   décrire   le   réel   lorsque   celui-­‐ci   prend   le  visage   révoltant   de   la   détresse   humaine  ?   La   société   est   fille   de   l’histoire   et   les   hommes   en   sont   les  acteurs  ;   vouloir   la   penser   n’est-­‐ce   pas   vouloir   saisir   le   sens   et   les   enjeux   de   son   devenir  ?   La   pensée  sociale  du  19ème   siècle   va   aborder   indirectement   ces  questions  qui   constitueront   l’une  des  dimensions  épistémologiques   fondamentales   de   la   sociologie   moderne.   A   travers   les   balbutiements   d’une  connaissance  malhabile  à  associer  les  idées  aux  faits,  souvent  prompte  à  déraper  dans  la  dénonciation  et  le   combat  ou  à   se   satisfaire  de  construction  plus   rhétoriques  que   théoriques,   se   travaille  ainsi,   tout  au  long  du  siècle,  le  terrain  sur  lequel  s’établira  la  sociologie.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013    

Document  2  La  révolution   industrielle  qui  commence  par  gagner   l’Angleterre  à   la   fin  du  18ième  siècle  est  révélatrice  d’un  mouvement  émancipateur,  celui  des  hommes  contre   la  nature.  Ce  volontarisme  économique  a  des  conséquences   multiples.   L’industrialisation   et   l’urbanisation   diluent   les   liens   sociaux   traditionnels   et  bouleversent   tant   les   techniques   que   les   mœurs.   Avec   l’émergence   du   prolétariat   –   classe   nouvelle,  mouvante   et   parfois   rebelle   –   surviennent   des   problèmes   inédits  :   conditions   de   travail   difficiles,  

ECE  1  Camille  Vernet    Nicolas  Danglade  2017-­‐2018  

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promiscuité   et   manque   d’hygiène,   alcoolisme,   prostitution,   délinquance,   concubinage   et   naissances  illégitimes  …  afin  de  remédier  à  ce  que  l’on  nomme  au  19ième  siècle  la  «  question  sociale  »,  de  contribuer  à  l’augmentation   de   «  l’utilité   et   du   bien-­‐être  »   mais   aussi   de   mieux   contrôler   un   pan   de   la   société   qui  semble   leur   échapper,   les   classes   dirigeantes   et   les   autorités   politiques   s’emploient   à   une   meilleure  connaissance   de   ce  monde   nouveau.   Les   administrations   et   autres   sociétés   savantes  multiplient   alors  observations  de  terrain  et  enquêtes.  (…)  La  «  statistique  morale  »  se  développe  également.  La  criminalité,  expression   manifeste   du   «  dérèglement   social  »,   est   le   premier   objet   qui   donne   lieu   à   production   de  séries   statistiques   annuelles.   Rapidement,   le   champ   d’investigation   s’étend   vers   la   démographie,  l’industrie,   l’éducation,   la  nutrition  …  En  Angleterre,  au  début  des  années  1830  est   fondée   la  Statistical  Society  of  London.  En  France,  l’on  crée  le  Bureau  de  la  statistique  générale  (1834).  Cette  mesure  des  faits  sociaux   s’enrichit   sur   le   plan   scientifique   en   s’attachant   les   travaux   de  mathématiciens   brillants   tel   le  belge  Adolphe  Quételet.  Ce  dernier  énonce  une  théorie  normative  du  «  juste  milieu  »  ou  plus  exactement  de   «  l’homme   moyen  ».   Est   normal   ce   qui   correspond   à   la   moyenne.   Tel   est   l’axiome   qu’entend  promouvoir  Quételet  lorsque  à  l’aide  de  l’outil  statistique  ,  ce  dernier  part  à  la  recherche  des  normes  et  des  façons  d’être  non  pathologiques.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.57-­‐59  

 Document  :  Enquêtes  sociales  et  recueils  statistiques  au  19ème  siècle  

Le  19ème   siècle  voit   la  mise  en  place  progressive,   tâtonnante  mais   irrépressible,  d’un  puissant   appareil  d’observation   du   social,   que   le   20ème   siècle   n’aura   plus   qu’à   rationaliser   et   à   systématiser.   Pour   la  première   fois   peut-­‐être   s’opère   une   convergence   inédite   et   féconde   entre   des   intérêts   étatiques   de  contrôle  social,  des  préoccupation  humanistes  et  hygiénistes  d’aide  aux  populations  les  plus  déshéritées  et  un  souci  scientifique  d’application  aux  faits  humains  des  méthodes  mathématiques  éprouvées  dans  les  sciences   de   la   nature.   Rien   cependant   de   systématique   dans   cette   rencontre,  mais   plutôt   l’impression  d’un   bouillonnement   et   d’un   foisonnement   extraordinaires,   mobilisant   de   multiples   acteurs.  Administrations,   bureaux   d’assistance,   sociétés   savantes   lancent   des   enquêtes   en   s’appuyant   sur   tous  ceux   que   leur   position   met   en   situation   d’observation   privilégiée  :   médecins,   prêtres,   magistrats,  enseignants…   (…)   Par   delà   cette   diversité   des   acteurs   sollicités   (…)   se  mettent   en   place   de   véritables  institutions  de  recueil  d’informations  :   si   les  premiers  grands  recensements  apparaissent  au  18ème   (…),  c’est   au   début   du   19ème   que   s’instituent   les   premières   procédures   de   collecte   et   de   publications  périodiques.  Concernant  d’abord   les  données  démographiques  globales  –  mariages,  naissances,  décès  –  l’entreprise  gagne  les  divers  secteurs  de  la  vie  sociale  et  crée  (…)  la  statistique  industrielle,  la  statistique  agricole,  la  statistique  criminelle,  la  statistique  scolaire…  A  côté  ou  en  marge  de  ces  entreprises  officielles  se  développent  des  sociétés  savantes  (…).  Elles  publient  régulièrement  des  enquêtes  et  comptes  rendus,  que  la  presse  à  son  tour  commente.    A   bien   des   égards,   cette   époque   est  marquée   par   une   foi   scientiste   dans   les   vertus   de   la  mesure,   que  confortent  le  développement  des  méthodes  statistiques  (…).  Peut-­‐on  dès  lors  dire  qu’à  travers  l’enquête  sociale  –  entendue  au  sens  large  que  lui  donne  le  19ème  siècle  –  s’élaborent  les  premières  formes  d’une  connaissance  proprement  sociologique  ?  Comme  le  souligne  R.  E.  Kent   (ndlr  :   historien  de   la   sociologie   anglais),   beaucoup  des   enquêtes   empiriques  produites  durant  cette  période  vont  au  delà  de   la   simple  biographie  descriptive.  S’inaugurent   très   tôt  des   techniques  de  recueil  d’information  (questionnaires,  guides  d’entretien)  et  d’analyse  statistique  des  données  (calcul  de  moyenne   et   de   pourcentages,   tabulation   croisée)   qui   anticipent   très   clairement   les   méthodes   de   la  sociologie  empirique  du  20ème  siècle.  Bien  plus,  à  côté  de  l’approche  quantitative  des  phénomènes,  tout  un  courant  d’exploration  sociale  va  privilégier   l’étude  qualitative,   fondée  sur   l’observation   in  situ.  Cela  donnera  lieu  à  des  descriptions  souvent  aigües,  telle  celle  des  ouvriers  du  textile  de  Mulhouse  visités  par  Villermé  :«  Il   y  a  parmi  eux  une  multitude  de   femmes  pâles,  maigres,  marchant  pieds  nus  au  milieu  de   la  boue,   et   qui,   faute   de   parapluie   portent   renversé   sur   la   tête   lorsqu’il   pleut,   leur   tablier   ou   leur   jupon   de  dessus,  pour  se  préserver  la  figure  ou  le  cou,  et  un  nombre  encore  plus  considérable  de  jeunes  enfants,  non  moins  pâles,  non  moins  hâves,  couverts  de  haillons  tout  gras  de  l’huile  des  métiers  tombée  sur  eux  pendant  qu’ils   travaillent   (R.   Villermé,   Tableau   de   l’état   physique   et   moral   des   ouvriers   employés   dans   les  manufactures  de  coton,  de  laine  et  de  soie,  1840).  (…)   Ce   courant   ne   peut   que   renforcer   l’idée   que   se   constituent   ainsi   les   prémices   d’une   connaissance  scientifique  du  social.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013  

ECE  1  Camille  Vernet    Nicolas  Danglade  2017-­‐2018  

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Document  :  rechercher  le  principe  organisateur  de  la  société  Enquêtes   sociales   et   recensements   statistiques   procèdent   au   19ème   siècle   d’un  même   souci  :   connaître  pour  agir.  Les  bouleversement  sociaux  et  politiques  causés  par  la  révolution  industrielle  et  l’émergence  de   nouvelles   couches   sociales,   l’urgence   et   la   violence   des   problèmes  posés   lient   étroitement   désir   de  connaissance  et  volonté  d’intervention.  Mais  cette  dernière  fait  basculer  dans  le  champ  du  politique  :  les  fais   mis   au   jours   servent   d’arguments   pour   l’élaboration   de   lois   de   protection   sociale   ou   pour   la  condamnation   sans   appel   du   système   socio-­‐économique.   Il   ne   s’agit   plus   alors   d’accumuler   des  informations,  mais  de   saisir   le  principe   régissant   l’organisation  de   la   société.  Une   telle  entreprise  peut  avoir   des   fortunes   diverses.   La  multiplication   des   courants   socialistes,   anarchistes   et   réformateurs   au  cours  du  19ème  siècle  en  porte  témoignage.  Elle  a  cependant  un  tout  autre  intérêt  :  celui  d’associer  dans  une  unité  nouvelle   les  préoccupations   et   le  désir  de   connaissance  du   temps  aux  grands  modèles  de   la  philosophie  politique  et  de  la  philosophie  de  l’histoire.    Ainsi  s’esquisse  une  autre  voie  dans   la  construction  d’une  connaissance  du  social.  L’accent  n’y  est  plus  mis  sur   l’accumulation  de  données  empiriques  et   le  dégagement  de  régularités  statistiques,  mais  sur   la  mise   en   évidence   d’un   principe   organisateur.   Tocqueville   et   Marx,   qu’il   est   d’usage   d’opposer,  représentent  tous  deux  exemplairement  cette  voie.  

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013    

1.2 Auguste  Comte  :  «  savoir  pour  prévoir,  prévoir  pour  pouvoir  »      

Document  :  Auguste  Comte  et  la  loi  des  trois  états  A.Comte  est   l’inventeur  du  néologisme  sociologie.  La  sociologie,  ou  «  physique  sociale  »  est   la  «  dernière  des  sciences  »  car  son  objet  est  le  plus  complexe  de  toutes  les  sciences.  L’objet  de  la  sociologie  possède  en  effet  à  la  fois  une  dimension  statique  (l’ordre  social)  et  une  dimension  dynamique  (le  changement  social).  Il  faut  donc  expliquer  de  manière  objective  à  la  fois  ce  qui  fait  tenir  la  société  et  ce  qui  est  en  changement.  Ce   que   les   physiciens   sont   capables   de   faire   concernant   la   nature,   les   sociologues   peuvent   le   faire  concernant  la  société  :  produire  un  savoir  objectif  et  universel  sur  l’ordre  et  le  changement  social.  Pour  Comte,   au   cours   de   l’histoire,   les   sociétés   font   évoluer   les   manières   dont   elles   conçoivent   leur  fonctionnement.  Il  distingue  alors  trois  états  de  cette  conscience  de  la  société  sur  elle-­‐même.  Il  existe  un  premier  état  durant  lequel,   la  société  se  comprend  elle-­‐même  à  travers  la  connaissance  religieuse,  c’est  l’état   théologique.   Dans   un   second   temps,   la   société   se   comprend   elle-­‐même   à   partir   de   croyances  métaphysiques   (qui   s’appuient   sur   le   raisonnement).   Puis   dans   un   troisième   temps,   la   société   se  comprend  elle-­‐même  à  partir  de  croyances  scientifiques,  c’est  l’état  positif.  Elle  atteint  une  connaissance  rationnelle  d’elle-­‐même   (qui   s’appuie   sur   le   raisonnement  et   l’expérience),   ce  qui   la   conduit   à  pouvoir  éliminer   les  problèmes   sociaux   et   à   assurer   le   progrès   social.   L’état   théologique   correspond  à   l’ancien  régime,   l’état   métaphysique   correspond   au   siècle   des   Lumières   et   l’état   positif   est   celui   de   la   société  moderne.   Pour   Comte,   il   existe   donc   une   loi   des   trois   états   selon   laquelle   le   changement   social   est   le  passage  du  stade  théologique  au  stade  métaphysique  (les  philosophes  remplacent  les  hommes  d’église)  et  du  stade  métaphysique  au  stade  positif  (les  scientifiques  remplacent  les  philosophes).  Mais  les  travaux  de   Comte   souffrent   de   nombreuses   faiblesses   méthodologiques   (pas   de   validation   empirique  notamment).        

Les 3 états L’état théologique L’état métaphysique L’état positif Comment la société se conçoit elle-même ?

à travers la connaissance religieuse

à travers les croyances métaphysiques

à travers les connaissances scientifiques

------------> SENS DE L’HISTOIRE ------------>  

Document  :  Sociologie,  ordre  et  progrès  De  manière  à  résoudre  la  crise  sociale,  Comte  ne  milite  pas,  contrairement  aux  contre-­‐révolutionnaires,  en  faveur  d’un  retour  de  l’histoire  sur  elle-­‐même.  A  l’inverse  des  socialistes  également,  il  ne  cherche  pas  plus   à   transformer   le  monde  par   une   quelconque   action   révolutionnaire.   C’est   un   nouvel   ordre   social,  basé   non   sur   «  les   croyances   théologiques  »  mais   sur   les   acquis   de   la   philosophie   positive   que   Comte  appelle  de  ses  vœux.  Ce  positivisme  se  décline  en  deux  règles  élémentaires  :  observer  les  faits  à  l’écart  de  tout   jugement  de  valeur  et  énoncer  des   lois.  «  Savoir  pour  prévoir,  prévoir  pour  pouvoir  »  est   la   formule  qui   résume   le   mieux   l’esprit   philosophique   positiviste.   En   vertu   de   ces   préceptes,   Comte   rejette  

ECE  1  Camille  Vernet    Nicolas  Danglade  2017-­‐2018  

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l’économie  politique  classique  qu’il  considère  trop  abstraite.  Comte  est  persuadé  qu’en  combinant  ordre  et  progrès,  le  positivisme  dépasse  la  théologie  et  la  révolution.  Son  secret  ?  L’érection  d’une  société  unie,  d’une   religion   de   l’humanité   qui   consolide   et   améliore   les   fondements   de   la   société   (c’est-­‐à-­‐dire   la  religion,   la   famille,   le   langage  …).  Ainsi   se   trouve  définie   la  mission  de   la   sociologie,   discipline  qui   tire  partie   des   acquis   de   la   méthode   scientifique   pour   s’appliquer   à   l’observation   et   à   l’énoncé   de   lois  relatives  aux  phénomènes  sociaux.  Inspiré  par  la  biologie  moderne  naissante,  mais  conscient  des  limites  de  l’analogie,  Comte  compare  l’objet  de  la  sociologie,  la  société,  à  un  corps  où  les  efforts  sont  coordonnés  afin   de   réaliser   un   but   unique.   Le   tout   l’emporte   donc   sur   la   partie  :   la   société   est   nécessairement  première,  elle  est   l’alpha  et   l’oméga  du  social  :  «  La  société  se  compose  de  familles  et  non  d’individus.  (…)  Une  société  n’est  donc  pas  plus  décomposable  en  individus  qu’une  surface  géométrique  ne  l’est  en  lignes  ou  une  ligne  en  points  ».  (…)  En  fondant  à  sa  manière  la  sociologie,  le  tour  de  force  de  Comte  est  d’opérer  une  réconciliation   entre   deux   traditions   que   tout   oppose  :   d’une   part,   les   nostalgiques   de   la   communauté  perdue   (à   la   façon   de   de  Maistre   ou   de   de   Bonald),   d’autre   part,   les   tenants   de   l’idée   de   raison   et   de  progrès.    Michel  Lallement,  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber,  coll.  Circa,  Nathan,  2003  (2ème  éd)  

 Document  :  l’instauration  d’une  physique  sociale  

«  L’orientation  de  l’ouvrage  est,  fondamentalement,  pratique.  Il  s’agit  de  réorganiser  la  société,  de  la  faire  sortir  de  l’état  de  crise  où  elle  se  trouve.  Face  à  cette  dernière,  «  à  l’anarchie  qui  envahit  de  jour  en  jour  la  société  »,   les   solutions   antagoniques   du   retour   à   l’âge   théologique   et   du   libéralisme   moderne   sont  également   pernicieuses,   en   ce   qu’elles   n’adoptent   pas   une   «  direction   organique  »   pour   résoudre   le  problème.   «  La   destination   de   la   société   parvenue   à   sa  maturité   n’est   point   d’habiter   à   tout   jamais   la  vieille   et   chétive   masure   qu’elle   bâtit   dans   son   enfance,   comme   le   pensent   les   rois  ;   ni   de   vivre  éternellement  sans  abri  après  l’avoir  quittée  comme  le  pensent  les  peuples  ;  mais,  à  l’aide  de  l’expérience  qu’elle  a  acquise,  de  se  construire  avec  tous  les  matériaux  qu’elle  a  amassés,  l’édifice  le  mieux  approprié  à   ses   besoins   et   à   ses   jouissances.   Telle   est   la   grande   et   noble   entreprise   réservée   à   la   génération  actuelle  ».  (…)  Peuvent  se  mettre  en  place  les  grandes  lignes  de  la  pensée  de  Comte  :    

-­‐ cette  réforme  ne  doit  plus  être  l’affaire  des  légistes,  mais  celle  des  savants  :  «  les  savants  doivent  aujourd’hui  élever  la  politique  au  rang  des  sciences  de  l’observation  »  ;    

-­‐ elle  doit  s’appuyer  sur  l’état  atteint  par  l’esprit  dans  son  évolution  nécessaire,  l’état  de  la  science  positive,  qui  succède  à  ceux  de  la  pensée  théologique  et  de  la  métaphysique  ;    

-­‐ elle  doit  enfin,  par  l’instauration  d’une  physique  sociale,  répondre  à  la  question  suivante  ;  «  quel  est,  d‘après  l’observation  du  passé,  le  système  social  destiné  à  s’établir  aujourd’hui  par  la  marché  de  la  civilisation  ?  »  Source  :  Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013,  P20-­‐22  

 Document  :  le  positivisme  

La  science  sociale  ainsi  conçue  est  une  science  théorique.  Sa  place  dans  l’architecture  des  disciplines  lui  permet   d’adopter   une   méthode   déductive,   fondée   sur   la   double   loi   de   l’ordre,   inhérente   aux   corps  organisés,   et   de   l’évolution   nécessaire   aussi   bien   de   l’esprit   que   de   la   civilisation   humaine,   en   un  mot  l’Humanité.   Ce   ne   sont   donc   pas   des   connaissances   nouvelles   qu’apporte   Come   mais   une   mise   en  construction  conceptuelle  et  théorique  des  grandes  étapes  de  l’histoire  de  l’humanité.  Si  la  sociologie  est  par  ailleurs   conçue  comme  une  science  positive  de   faits  et  d’observations,   ces  derniers  ne  contribuent  qu’à  remplir   le  cadre  préalablement  dessiné.  Dans   la  deuxième  partie  du  19ième  siècle,  d’autres  auteurs  partageront  avec  Comte  le  souci  d’élaborer  une  sociologie  scientifique.  Ils  exprimeront  notamment  cette  conviction  positiviste   que,   le   premier,   il   a   avait   su   formuler  :   se   défaire   de   l’illusion  de   toute   causalité  métaphysique  et  de  tout  appel  à  une  essence  des  choses,  s’en  tenir  exclusivement  aux  faits  constatés  et  aux  régularités  observées.    

Source  :  Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013,  P20-­‐22                

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1.3 Alexis  de  Tocqueville  :  «  la  passion  principale  qui  agite  les  hommes  dans  ces  temps-­‐là,  c’est  l’amour  de  cette  égalité  »  

 Document  :  une  science  politique  nouvelle  pour  un  monde  nouveau  

«  Il  faut  une  science  politique  nouvelle  à  un  monde  tout  nouveau  »  «  L’organisation  et  l’établissement  de  la  démocratie  parmi  les  chrétiens  est  le  grand  problème  politique  de   notre   temps.   Les   Américains   ne   résolvent   point   ce   problème,   mais   ils   fournissent   d’utiles  enseignements  à  ceux  qui  veulent  les  résoudre  ».  La  démocratie  ou  l’égalité  de  conditions,  qui  constitue  le  principe  vers  lequel  tendent,  dans  les  affres  des  révolutions,   les   sociétés  modernes,   a   d’abord   pu   s’établir   et   «  se   développer   paisiblement  »   aux   Etats-­‐Unis  où  elle  apparaît  comme  «  le  fait  générateur  dont  chaque  fait  particulier  semble  descendre  ».  Etudier  l’Amérique   c’est   donc   étudier   la   démocratie   en   acte,   non   dans   un   quelconque   souci   de   panégyrique,  comme   le   rappelle   Tocqueville   à   la   fin   de   son   introduction,   mais   afin   d’en   «  discerner   clairement   les  conséquences  naturelles  ».  Penser   l’organisation  sociale  à  partir  de   l’organisation  politique  et   ramener  cette  dernière  à  un  principe  unique  renoue  avec  la  problématique  de  Montesquieu.  En  revanche,  saisir  ce  principe  comme  l’enjeu  décisif  du  moment  historique  actuel,  prendre  pour  terrain  non  plus  les  sociétés  antiques  ou  historiques,  mais  une  société  moderne,  y  séjourner  un  an  (1831)  afin  d’y  observer  in  situ  le  développement  acte  du  principe,  autant  de  traits  d’une  démarché  de  connaissance  neuve  ».    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013,  p.15    

Document  :  Tocqueville  et  la  loi  d’égalisation  des  conditions    Pour   Alexis   de   Tocqueville   (1805-­‐1859),   les   sociétés   modernes   sont   caractérisées   par   une   marche  inéluctable  vers  la  démocratie.  La  démocratie  ne  s’entend  pas  uniquement  dans  un  sens  politique,  mais  elle   est   avant   tout   sociale  :   la   démocratie,   c’est   l’égalité   des   droits   et   la   mobilité   sociale.   La   société  moderne   est   donc   régit   par   le   principe   d’égalisation   des   conditions.   La   mobilité   sociale   fait   que   des  individus  même  inégaux  en  termes  de  résultat  (riches  vs  pauvres)  se  considèrent  comme  des  égaux  car  ils   savent   que   les   positions   sociales   sont   ouvertes   à   tous   (et   donc  qu’un  pauvre  peut   devenir   riche,   et  inversement).  En  termes  de  méthodologie,  le  travail  de  Tocqueville  est  lui-­‐même  intéressant.  Il  part  aux  Etats-­‐Unis  car  il  considère  que  la  démocratie  y  est  plus  avancée  qu’en  Europe.  Il  y  récolte  des  données  en  menant  des  enquêtes  orales.  Pour  Tocqueville,   les   actions  des   individus  peuvent   se   comprendre  parce  qu’elles  correspondent  au  nouveau  monde  qui  apparaît.  Par  exemple,  les  individus  cherchent  à  améliorer  leurs   situations   individuelles   en   travaillant   (comportement   individuel)   car   cela   leur   permet   de   gravir  l’échelle   sociale   (principe   d’égalisation   des   conditions).   C’est   donc   bien   l’existence   d’un   principe  d’égalisation  des  conditions  qui  permet  de  rendre  compte  des  comportements  des  individus.  Ce  principe  d’égalisation  des  conditions  conduit   les   individus  à  «  s’isoler  de  la  masse  de  ses  semblables  de  telle  sorte  que,  après  s’être  créé  une  petite  société  à  son  usage,  il  abandonne  volontiers  la  grande  société  à  elle-­‐même  ».  La  société  moderne  est  donc  constituée  d’individus  qui  agissent  selon  leurs  propres  intérêts  et  délaissent  peu  à  peu  l’espace  public  pour  se  centrer  sur  leurs  préoccupations  personnelles  et  immédiates.  Le  thème  abordé   par   Tocqueville   est   donc   celui   de   l’individualisme   sociologique   (à   ne   pas   confondre   avec  l’individualisme  méthodologique)  qui  est  l’élément  fondateur    des  sociétés  modernes.    

Document  :  Le  phénomène  spécifique  des  systèmes  démocratiques,  la  liberté  ou  l’égalité  ?  Si  l'on  veut  y  faire  attention,  on  verra  qu'il  se  rencontre  dans  chaque  siècle  un  fait  singulier  et  dominant  auquel   les  autres  se  rattachent;  ce   fait  donne  presque   toujours  naissance  à  une  pensée  mère,  ou  à  une  passion  principale  qui  finit  ensuite  par  attirer  à  elle  et  par  entraîner  dans  son  cours  tous  les  sentiments  et   toutes   les   idées.  C'est  comme   le  grand   fleuve  vers   lequel  chacun  des  ruisseaux  environnants  semble  courir.  La  liberté  s'est  manifestée  aux  hommes  dans  différents  temps  et  sous  différentes  formes  ;  elle  ne  s’est   point   attachée   exclusivement   à   un   état   social,   et   on   la   rencontre   autre   part   que   dans   les  démocraties.   Elle   ne   saurait   donc   former   le   caractère   distinctif   des   siècles   démocratiques.   Le   fait  particulier  et  dominant  qui  singularise  ces  siècles,  c’est  l’égalité  des  conditions  ;  la  passion  principale  qui  agite  les  hommes  dans  ces  temps-­‐là,  c’est  l’amour  de  cette  égalité.  Ne  demandez  point  quel  charme  singulier  trouvent  les  hommes  des  âges  démocratiques  à  vivre  égaux,  ni  les  raisons  particulières  qu’ils  peuvent  avoir  de  s’attacher  si  obstinément  à  l’égalité  plutôt  qu’aux  autres  biens  que   la  société   leur  présente   :   l’égalité   forme  le  caractère  distinctif  de   l’époque  où  ils  vivent   ;  cela  seul  suffit  pour  expliquer  qu’ils  la  préfèrent  à  tout  le  reste.  

A.  de  Tocqueville,  De  la  Démocratie  en  Amérique,  Tome  II,  Deuxième  partie,  Chapitre  1,  1840  

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Document  :  Les  domaines  de  l’égalité  des  conditions  Quand   le   pouvoir   royal,   appuyé   sur   l'aristocratie,   gouvernait   paisiblement   les   peuples   de   l'Europe,   la  société,   au   milieu   de   ses   misères,   jouissait   de   plusieurs   genres   de   bonheur,   qu'on   peut   difficilement  concevoir  et  apprécier  de  nos  jours.  […]  Placés  à  une  distance  immense  du  peuple,  les  nobles  prenaient  cependant  au  sort  du  peuple  cette  espèce  d'intérêt  bienveillant  et  tranquille  que  le  pasteur  accorde  à  son  troupeau  ;  et,  sans  voir  dans  le  pauvre  leur  égal,  ils  veillaient  sur  sa  destinée,  comme  sur  un  dépôt  remis  par  la  Providence  entre  leurs  mains.  N'ayant  point  conçu  l'idée  d'un  autre  état  social  que  le  sien,  n'imaginant  pas  qu'il  pût  jamais  s'égaler  à  ses  chefs,   le  peuple   recevait   leurs  bienfaits  et  ne  discutait  point   leurs  droits.   Il   les  aimait   lorsqu'ils  étaient  cléments   et   justes,   et   se   soumettait   sans   peine   et   sans   bassesse   à   leurs   rigueurs,   comme   à   des  maux  inévitables  que  lui  envoyait  le  bras  de  Dieu.  L'usage  et  les  moeurs  avaient  d'ailleurs  établi  des  bornes  à  la  tyrannie  et  fondé  une  sorte  de  droit  au  milieu  même  de  la  force.  Le  noble  n'ayant  point  la  pensée  qu'on  voulût  lui  arracher  des  privilèges  qu'il  croyait   légitimes  ;   le  serf  regardant  son  infériorité  comme  un  effet  de  l'ordre  immuable  de  la  nature,  on  conçoit  qu'il  pût  s'établir  une   sorte   de   bienveillance   réciproque   entre   ces   deux   classes   si   différemment   partagées   du   sort.   On  voyait  alors  dans  la  société,  de  l'inégalité,  des  misères,  mais  les  âmes  n'y  étaient  pas  dégradées.  D'un  côté  étaient   les   biens,   la   force,   les   loisirs,   et   avec   eux   les   recherches   de   luxe,   les   raffinements   du   goût,   les  plaisirs  de   l'esprit,   le   culte  des  arts   ;  de   l'autre,   le   travail,   la  grossièreté  et   l'ignorance.  Mais  au  sein  de  cette  foule  ignorante  et  grossière,  on  rencontrait  des  passions  énergiques,  des  sentiments  généreux,  des  croyances  profondes  et  de  sauvages  vertus.  Le  corps  social  ainsi  organisé  pouvait  avoir  de  la  stabilité,  de  la  puissance,  et  surtout  de  la  gloire.  Mais  voici  les  rangs  qui  se  confondent  ;  les  barrières  élevées  entre  les  hommes  s'abaissent  ;  on  divise  les  domaines,   le   pouvoir   se   partage,   les   lumières   se   répandent,   les   intelligences   s'égalisent   ;   l'état   social  devient  démocratique,   et   l'empire  de   la  démocratie   s'établit   enfin  paisiblement  dans   les   institutions  et  dans  les  mœurs.  […]  Chacun  ayant  des  droits,  et  s'étant  assuré  de  conserver  ses  droits,  il  s'établirait  entre  toutes   les   classes   une   mâle   confiance,   et   une   sorte   de   condescendance   réciproque,   aussi   éloignée   de  l'orgueil  que  de  la  bassesse.  Instruit  de  ses  vrais  intérêts,  le  peuple  comprendrait  que,  pour  profiter  des  biens  de  la  société,  il  faut  se  soumettre  à  ses  charges.  L'association  libre  des  citoyens  pourrait  remplacer  alors  la  puissance  individuelle  des  nobles,  et   l'État  serait  à   l'abri  de  la  tyrannie  et  de  la   licence  [c'est-­‐à-­‐dire  du  non  respect  de  règles].  Je   comprends   que   dans   un   État   démocratique,   constitué   de   cette   manière,   la   société   ne   sera   point  immobile  ;  mais  les  mouvements  du  corps  social  pourront  y  être  réglés  et  progressifs  ;  si  l'on  y  rencontre  moins   d'éclat   qu'au   sein   d'une   aristocratie,   on   y   trouvera  moins   de  misères   ;   les   jouissances   y   seront  moins   extrêmes   et   le   bien-­‐être   plus   général   ;   les   sciences  moins   grandes   et   l'ignorance   plus   rare   ;   les  sentiments  moins  énergiques  et   les  habitudes  plus  douces;  on  y  remarquera  plus  de  vices  et  moins  de  crimes.  À  défaut  de  l'enthousiasme  et  de  l'ardeur  des  croyances,  les  lumières  et  l'expérience  obtiendront  quelquefois   des   citoyens   de   grands   sacrifices   ;   chaque   homme   étant   également   faible   sentira   un   égal  besoin  de  ses  semblables  ;  et  connaissant  qu'il  ne  peut  obtenir  leur  appui  qu'à  la  condition  de  leur  prêter  son  concours,  il  découvrira  sans  peine  que  pour  lui  l'intérêt  particulier  se  confond  avec  l'intérêt  général.  La  nation  prise  en  corps  sera  moins  brillante,  moins  glorieuse,  moins   forte  peut-­‐être   ;  mais   la  majorité  des   citoyens   y   jouira   d'un   sort   plus   prospère,   et   le   peuple   s'y  montrera   paisible,   non   qu'il   désespère  d'être  mieux,  mais  parce  qu'il  sait  être  bien.    

A.  de  Tocqueville,  De  la  Démocratie  en  Amérique,  Tome  I,  Introduction,  1835         Société  aristocratique  (France)   Société  démocratique  (Etats-­‐Unis)  Objectifs  centraux  

La  société  d’Ancien  Régime  se  donne  l’objectif  d’accroître  la  puissance  et  la  ……….  C’est  pourquoi  elle  est  cloisonnée  en  différents  ordres  :  ………,  ……………et  …………………….  

La  société  américaine  entend  éviter  la  ………...  et  procurer  le  …………………….  .  C’est  pourquoi  elle   se   caractérise   par   une   passion   pour  l’égalité.  

1er  critère  :  Comment  

sont  attribués  les  droits  individuels  

Les   positions   sont   déterminées   dès   la  ……………...   La   noblesse   et   le   clergé  bénéficient   de   ………………..   et   d’une  ………………………  particulière.  

Les   citoyens   américains   sont   soumis   aux  mêmes………………..   .   C’est   ce  qu’on  appelle  «  l’égalité  des  …………………  ».  

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2ème  critère  :  Comment  accède  t’on  au  bien  être  matériel  ?  

La  société  d’Ancien  Régime  se  caractérise  par  une  forte  ………  sociale  qui  mène  à  la  reproduction   des   …………….   et   de   la  …………….  sociale.  

Les  citoyens  américains  ont   la  possibilité  de  prétendre   au   bien-­‐être   qui   correspond   à  leurs  ……………  dans  la  mesure  où  ils  ont  des  ………………   équivalentes   de   réussir   :  l’hérédité  ne  détermine  pas  leur  statut.  C’est  ce  qu’on  appelle  «  l’égalité  des  chances  ».  

3ème  critère  :  Comment  les  individus  se  représentent-­‐

ils  les  rapports  sociaux  ?  

Les   rapports   sociaux   reposent   sur   la  croyance   en   la   …………………..   de   la  domination   des   uns   sur   les   autres.   Les  nobles  se  comportaient  en  ……………………,  et  le  Tiers-­‐Etat  en  ………………………..  .  

Les   rapports   sociaux   reposent   sur   la  croyance   en   l’……………des   citoyens.   Aucun  n’est  jugé  naturellement  comme    supérieur  à  l’autre,   ce   qui   conduit   à   l’……………….  démocratique   et   à   «   l’égalité   de  ……………………………».  

 Document  :  Le  risque  de  despotisme  démocratique  

   

Document  :  La  méthodologie  de  Tocqueville  Le   raisonnement  de  Tocqueville   consiste   (…)   à   rendre   intelligible   un   comportement   social   à   partir   du  principe   d’organisation   du   système   considéré.   Malgré   l’usage   du   terme   de   cause   et   le   projet   de   cette  partie   de   mettre   en   évidence   l’influence   de   la   démocratie   sur   les   mœurs   entendues   au   sens   large,   le  comportement   ne   se   laisse   pas   déduire   du   principe  ;   il   est   reconstruit   dans   sa   logique   interne   et  exemplifié   au   moyen   d’anecdotes   typiques.   Par   delà   la   thèse   proprement   sociopolitique   de   l’auteur  s’esquisse   ainsi   un   mode   d’interprétation   du   social   qui,   dans   la   tradition   ultérieure,   sera   celui   de   la  sociologie  compréhensive.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013                  

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1.4   Karl   Marx  :   «  L’histoire   de   toute   société   jusqu’à   nos   jours,   c’est   l’histoire   de   la   lutte   des  classes  »  

 Document  :  le  prima  de  l’économique    

«  Dans   la   production   sociale   de   leur   existence,   les   hommes   entrent   en   des   rapports   déterminés,  nécessaires,  indépendants  de  leur  volonté  qui  correspondent  à  un  degré  de  développement  déterminé  de  leurs   forces   productives  matérielles.   L’ensemble   de   ces   rapports   de   production   constitue   la   structure  économique  de   la  société,   la  base  concrète  sur  quoi   s’élève  une  superstructure   juridique  et  politique  à  laquelle   correspondent   des   formes   de   conscience   déterminées.   Le   mode   de   production   de   la   vie  matérielle   conditionne   le   processus   de   vie   social,   politique   et   intellectuel   en   général.   Ce   n’est   pas   la  conscience  des  hommes  qui  détermine   leur  être  ;   c’est   inversement   leur  être  social  qui  détermine   leur  conscience.   A   un   certain   stade   de   leur   développement,   les   forces   productives   matérielles   entrent   en  contradiction   avec   les   rapports   de   production   existants   ou,   ce   qui   n’en   est   que   l’expression   juridique,  avec   les   rapports   de   propriété   au   sein   desquelles   elles   s’étaient   mues   jusqu’alors.   De   formes   de  développement   des   forces   productives   qu’ils   étaient,   ces   rapports   en   deviennent   des   entraves.   Alors  s’ouvre  une  époque  de  révolution  sociale  ».    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013,  p.17-­‐18    

Document  :  Marx,  lois  du  capitalisme  et  lutte  des  classes  Pour  Karl  Marx  (1818-­‐1883),  les  sociétés  modernes  sont  avant  tout  des  sociétés  capitalistes,  c’est-­‐à-­‐dire  des   sociétés   caractérisées   par   un   certain   état   des   rapports   sociaux   de   production   et   des   forces  productives.   La   société   capitaliste   fonctionne   en   s’appuyant   sur   l’exploitation   des   prolétaires.   Ceux-­‐ci  produisent   une   plus   value   qui   est   accaparée   par   les   capitalistes   car   seuls   ces   derniers   possèdent   le  capital  et  peuvent  acheter  le  travail  des  autres.  Pour  Marx,  l’homme  devient  étranger  à  lui-­‐même  :  il  perd  le   sens   de   son   travail   et   de   la   richesse   qu’il   crée.   En   utilisant   l’argent   pour   échanger   les   biens   et   les  services,  les  conditions  de  l’exploitation  disparaissent  :  le  prolétaire  est  payé  pour  son  travail,  mais  il  ne  voit  plus  que  son  travail  produit  une  plus  value  qui  se  trouve  dans  la  marchandise  qu’il  fabrique  mais  qui  est   vendue   par   le   capitaliste.   Pour  Marx,   les  membres   de   la   classe   ouvrière   sont   exploités,  mais   ne   le  savent  pas.   Il   existe  donc  une   classe   en   soi   (les  prolétaires   sont   exploités)  mais  pas   encore  une   classe  pour   soi   (les   prolétaires   ne   s’opposent   pas   à   leurs   exploiteurs).   C’est   le   travail   de   dévoilement  scientifique   qui   permet   de   faire   apparaître   cette   exploitation,   et   c’est   le   travail   de   pédagogie   du  scientifique   qui   permet   de   faire   prendre   conscience   de   l’exploitation   (passage   de   la   classe   en   soi   à   la  classe   pour   soi).   C’est   pourquoi   on   peut   distinguer   un  Marx   «  savant  »   (lorsqu’il   rédige   le   Capital   par  exemple)  et  un  Marx  «  politique  »  (lorsqu’il  rédige  le  Manifeste  du  Parti  Communiste).  Le  capitalisme  est  marqué  par  trois  lois  (baisse  tendancielle  du  taux  de  profit  /  salarisation  /  paupérisation)  qui  expliquent  la  pauvreté  des  classes  laborieuses  et  donc  qui  expliquent  la  «  question  sociale  ».  Les  «  lois  »  mises  à  jour  par  le  savant  sont  des  lois  propres  à  l’économie  capitaliste,  elles  ne  sont  donc  pas  universelles,  mais  elles  dépendent  d’un  contexte  historique.  Marx   impose  en  sociologie   la   lecture  de   la  stratification  sociale  en  termes  de  classes  sociales.  Le  thème  abordé  par  Marx  est  celui  du  conflit  social  et  du  changement  social.  En  termes  de  démarche,  il  se  rapproche  du  holisme  méthodologique.      

Document  :  les  classes  sociales  chez  Marx  Au  cœur  de  la  tension  qui  anime  toute  l’œuvre  de  Marx,  une  interrogation  :  est-­‐ce  l’histoire  qui  façonne  les  hommes  ou  ces  derniers,  par  leur  lutte,  contribuent-­‐ils  à  forger  eux-­‐mêmes  leur  destin  ?  En  acceptant  également  la  seconde  branche  de  l’alternative,  Marx  est  logiquement  conduit  à  réfléchir  sur  la  question  des  classes  sociales.    «  L’histoire  de  toute  société  jusqu’à  nos  jours,  c’est  l’histoire  de  la  lutte  des  classes.  Homme  libre  et  esclave,  patricien  et  plébéin,  baron  et  serf,  maître  de  jurande  et  compagnon,  en  un  mot  :  oppresseurs  et  opprimés,  se  sont  trouvés  en  constante  opposition  ;  ils  ont  mené  une  lutte  sans  répit,  tantôt  déguisée,  tantôt  ouverte,  qui  chaque  fois  finissait  soit  par  une  transformation  révolutionnaire  de  la  société  tout  entière,  soit  par  la  ruine  des  diverses  classes  en  lutte  »  (1848).    Marx   recense   (…)   trois   critères   déterminants   dans   la   définition  d’une   classe   sociale  :   la   place   dans   les  rapports  de  production,  la  participation  aux  antagonismes  sociaux  (qui  se  manifeste  dans  la  lutte  pour  le  pouvoir   politique),   et   la   conscience   de   classe.   Ce   dernier   éclôt   sous   la   pression   de   deux   facteurs  :   le  dépassement   progressif   de   la   concurrence   entre   ouvriers   d’une   part,   l’organisation   autonome   et  indépendante   de   la   classe   ouvrière   d’autre   part.   Par   ailleurs,   empruntant   au   langage   hégélien,   Marx  

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distingue  la  classe  en  soi  (ensemble  d’individus  possédant  des  intérêts  objectifs  de  classe  communs  mais  n’en  n’ayant  pas  conscience)  et  la  classe  pour  soi  (groupe  doté  d’une  conscience  de  lui-­‐même).  (…)  Sur  le  long  terme,   l’histoire  travaille  au  fractionnement  binaire  de  la  société.  (…)  Dans  Le  Manifeste  (1848),   il  reconnaît   d’abord   le   rôle   révolutionnaire   de   la   bourgeoisie   qui   «  a   noyé   les   frissons   sacrés   de   l’extase  religieuse,   l’enthousiasme  chevaleresque  de   la  mentalité  petite-­‐bourgeoise  dans   les  eaux  glacées  du  calcul  égoïste.   Elle   a   fait   de   la   dignité   personnelle   une   simple   valeur   d’échange   …   En   un   mot,   à   la   place   de  l’exploitation   que   masquaient   les   illusions   religieuses   et   politiques,   elle   a   mis   une   exploitation   ouverte,  directe,   brutale  ».   Agents   fanatiques   de   l’accumulation,   les   capitalistes   ne   cessent   d’accentuer  l’exploitation  des  salariés,  de  concentrer  toujours  plus  les  moyens  de  production  jusqu’à  devenir  –  par  le  jeu  des  contradictions  internes  au  capitalisme  –  leurs  propres  fossoyeurs.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.86-­‐89  

 Document  :  Le  matérialisme  historique  de  Karl  Marx  

Dans   le   même   mouvement   conceptuel,   Marx   fournit   le   principe   de   ce   que   l’on   peut   appeler   une  architectonique  et  une  dynamique  du  social.  La  société  est  composée  de  trois  étages  :  une  infrastructure  économique,  une  superstructure  juridique  et  politique,  des  formes  de  conscience  sociale.  Entre  ces  trois  étages   la  détermination  s’effectue  du  bas  vers   le  haut.  Le  principe  d’organisation  d’une  société  donnée  réside  donc  dans  son  organisation  économique,  son  mode  de  production  qui  conditionne  l’ensemble  de  la  vie  sociale.  Mais  ce  mode  de  production  est   lui  même  une  structure  dynamique  associant  des   forces  productives  et  des  rapports  de  production,  c’est-­‐à-­‐dire  des  rapports  entre  les  hommes  et  les  moyens  de  travail  d’une  part,  entre  les  hommes  entre  eux  de  l’autre.  Les  forces  productives  sont  donc  susceptibles  de  se  développer,  de  se  multiplier,  de  se  complexifier  au  fur  et  à  mesure  du  développement  économique.  A   l’inverse   les   rapports   de   production   tendent   à   s’inscrire   dans   des   rapports   juridiques   qui   les   figent  d’autant  plus  qu’ils  sont  la  base  des  rapports  de  classe  :  la  manufacture  du  16ème  siècle,  en  rassemblant  en  un   même   lieu   de   multiples   ouvriers,   va   rationaliser   le   processus   de   production   en   introduisant   une  division  des  tâches,  et,  par  conséquent,  accroître  très  fortement  leur  productivité.  Mais  le  développement  d’une   telle   forme   de   production   suppose   des   ouvriers   libres   de   s’embaucher.   Elle   entre   donc   en  contradiction   avec   les   rapports   féodaux   qui   attachent   le   paysan   à   la   terre   et   les   législations   des  corporations  qui  lient  l’ouvrier  à  son  métier.  Cette  contradiction  est  le  fondement  même  de  la  révolution  industrielle,  qui  n’est  rien  d’autre  que  la  substitution  d’un  mode  production  et  d’une  société  capitalistes  à  un  mode  de  production  et  une  société  de  type  féodal.    Au  cœur  de  cette  exposition  aussi  bien  qu’en  celui  des  diverses  analyses  concrètes  de  Marx,  à  quelque  niveau   qu’elles   se   déploient,   la   notion   de   contradiction   renvoie   à   une   approche   dialectique   des  phénomènes.   Ceux-­‐ci   sont   analysés   non   comme   des   structures   fixes   ou   comme   les   effets   de   lois  physiques   mais   comme   les   moments   de   processus   en   devenir,   dont   il   importe   de   saisir   l’essence.  L’histoire   non   plus   comme   horizon,   cadre   ou   fin   de   l’activité   humaine   mais   comme   dimension  constitutive  du  social,  fait  ainsi  son  entrée  dans  la  pensée  sociologique  naissante.    Les   grands  problèmes  posés  depuis   le  début  des   années  1830   s’éclairent   alors  d’un   jour  nouveau.   Les  faits  rapportés  par  les  enquêtes  ouvrières  sur  le  dénuement  des  couches  populaires  trouve  une  théorie  susceptible  d’en  dégager  le  principe  :  les  nouveaux  rapports  de  production  capitalistes  exigent  une  main  d’œuvre  abondante  et  non  qualifiée  dont   le  développement  du  machinisme  abaisse  même  les  seuils  de  mobilisation  de   la   capacité  physique  ;   femmes  et  enfants  peuvent  prendre   le   chemin  de   la  mine  et  des  grandes  fabriques  de  textile.  La  misère  ouvrière  n’est  ni  un  accident  ni  l’effet  temporaire  d’une  mutation  économique   nécessaire.   Elle   est   inscrite   au   plus   profond   du   fonctionnement   capitaliste  :   contraint  d’investir   toujours   plus   dans   les  machines,   chaque   entrepreneur   n’assure   son   profit   qu’en   accroissant  parallèlement   la   part   de   plus-­‐value   qu’il   retire   du   travail   ouvrier.   La   baisse   tendancielle   des   taux   de  profit,  l’exploitation  croissante  de  la  classe  ouvrière,  la  prolétarisation  continue  de  la  petite  bourgeoisie  sont  autant  de  contradictions  insurmontables  vouant  le  capitalisme  à  sa  ruine  et  à  son  dépassement  par  un  nouveau  mode  de  production.    On   conçoit   alors   combien   l’analyse   proprement   économique   du   capitalisme,   l’étude   sociopolitique   des  conflits   de   classe   qui   émaillèrent   le   siècle   et   l’engagement   politique   au   sein   du  mouvement   socialiste  naissant   purent   se   conjoindre   en   une   théorie   unique   que   Marx   et   Engels   appelèrent   matérialisme  historique.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013    

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 CHANGEMENT SOCIAL (SENS DE L’HISTOIRE)

Mode de

production Communisme

primitif Société antique Société féodale Société

capitaliste Communisme

moderne Classe

dominante

Société sans

classe

Patriciens (Hommes

libres)

Seigneur Bourgeois Société sans

classe Classe

dominée

Plébéiens (esclaves)

Serf Prolétaire

                 

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2. Les  pères  fondateurs  de  la  sociologie      

2.1 Emile   Durkheim  :   «     Il   faut   étudier   les   faits   sociaux   du   dehors,   comme   des   choses  extérieures  ».    

 Document  :  le  contexte  socio-­‐historique  

Le   contenu   de   l’œuvre   de   Durkheim   est   inséparable   du   cadre   socio-­‐historique   qui   l’a   vu   naître,   celui  d’une  IIIième  République  qui  cherche  non  seulement  à  surmonter  ses  incertitudes  politiques  (obsession  de   l’unité   nationale,   crise   du   boulangisme,   …)   mais   aussi   à   résoudre   la   «  question   sociale  »   de   façon  pacifique   et   juridique.   Face   à   un   mouvement   ouvrier   qui   n’a   jamais   été   aussi   puissant   et   uni,   les  républicains  choisissent  d’intégrer  la  classe  ouvrière  grâce  à  de  nouvelles  lois  sur  les  risques  sociaux,  de  valoriser   l’école   comme  canal  de   socialisation.   Le   jeune  Durkheim  est  d’abord   sensible,   il   est   vrai,   à   la  question   de   l’unité   nationale.   Mais   à   son   retour   d’Allemagne   en   1886,   (…)   c’est   le   problème   de  l’intégration  de  l’individu  à  la  société  qui  prend  définitivement  le  pas  dans  l’ordre  de  ses  préoccupations.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.139  

 2.1.1 Les   règles   de   la   méthode   sociologique   (1895)  :   faire   de   la   sociologie   une   science  

explicative    

Document  :  La  démarche  de  Durkheim,  le  holisme  méthodologique  Durkheim   se   demande   comment   étudier   la   société   sans   porter   de   jugement   de   valeur,   c’est-­‐à-­‐dire  comment  avoir  un  discours  objectif  sur  la  société.  Puisque  le  sociologue  est  lui-­‐même  un  membre  de  la  société,  comment  faire  en  sorte  que  son  savoir  soit  objectif  ?  La  réponse  de  Durkheim  consiste  à  s’appuyer  sur  une  méthodologie  holiste,  car  :  «  la  société  n’est  pas  une  simple  somme  d’individus,  mais  le  système  formé  par  leur  association  représente  une  réalité  spécifique  qui  a  ses  caractères  propres  ».  Cela   signifie  par   exemple,   que   certaines   caractéristiques  d’un  groupe   social  préexistent   aux   individus  :  une  langue,  des  valeurs,  des  normes  sociales  préexistent  avant  la  naissance  de  telle  ou  telle  personne,  et  continuent   d’exister   après   le   décès   de   ces  mêmes   personnes.   Elles   préexistent   donc   aux   individus   qui  sont  membres   du   groupe   social.   En   ce   sens,   on   peut   dire   en   suivant   Durkheim   que   la   société   est   une  «  réalité  spécifique  qui  a  ses  caractères  propres  ».    Le  rôle  du  sociologue  consiste  donc  à  mettre  à   jour  ces  caractéristiques,  que  Durkheim  va  appeler  des  «  faits   sociaux  »  :   «  Les   faits   sociaux   consistent   en   des   manières   d’agir,   de   penser   et   de   sentir   qui  représentent   cette   remarquable   propriété   qu’elles   existent   en   dehors   des   consciences   individuelles.   Non  seulement  ces  types  de  pensée  sont  extérieurs  à  l’individu,  mais  ils  sont  doués  d’une  puissance  impérative  et  coercitive  en  vertu  de  laquelle  ils  s’imposent  à  lui.  (…)  Il  faut  étudier  les  faits  sociaux  du  dehors,  comme  des  choses  extérieures  ».    Quelques  commentaires  sur  cet  extrait  :       -­‐  comment  ces  faits  sociaux  s’imposent-­‐ils  aux  individus  ?  Par  la  socialisation  ;     -­‐   Les   faits   sociaux   sont   dotés   d’une   puissance   coercitive  ?   Que   je   le   veuille   ou   non,  ma   langue  maternelle  est   le   français  ;   l’apprentissage  de   la   langue  s’est   imposé  à  moins  de  manière  «  coercitive  »,  c’est-­‐à-­‐dire  sans  que  j’en  ai  le  choix  ;     -­‐   Les   faits   sociaux   sont   des   choses   extérieures   aux   individus  ?   La   société   à   ses   caractéristiques  propres  –  et  ce  sont  ces  caractéristiques  que  le  sociologue  doit  étudier.  Définir   la   sociologie   comme   l’étude   des   faits   sociaux   permet   à   Durkheim   d’affirmer   que   la   démarche  sociologique   est   objective   car   elle   consiste   à   ne   pas   se   pencher   sur   les   individus   de   «  l’intérieur  »   (en  s’intéressant   aux   justifications  de   leurs   actes)  mais  de   «  l’extérieur  »   (en   s’intéressant   à   ce  qu’il   y   a  de  social  dans  chaque  comportement  individuel).      

Document  :  La  constitution  de  la  sociologie  comme  science  Avec   Durkheim   apparaît   dans   la   tradition   française   une   nouvelle   figure   du   sociologue  :   celle   du  normalien,  philosophe,  chef  d’école,  soucieux  d’une  unité  interne  et  raisonnée  entre  les  idées  et  les  faits.  Les   spéculations   d’une   pensée   purement   déductives   sont   autant   rejetées   que   les   fascinations   d’un  empirisme  puérile.   L’incessante   exigence  d’une   construction   rigoureuse  de   l’objet   et   d’une   soumission  des   théories   à   l’impératif   de   la   preuve   parcourt   toute   l’œuvre   et   constitue   la   base   d’un   engagement  

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militant  de  type  nouveau  consacré  à  la  constitution  de  la  sociologie  comme  science.  (…)  Dans  tous  (les)  domaines,  il  a  multiplié  les  études  concrètes  et  les  analyses.  L’essentiel,  cependant,  du  point  de  vue  de  la  construction   de   la   sociologie,   réside   dans   deux   points  :   d’une   part,   dans   le   projet   obstinément   et  systématiquement  conduit  d’inscription  de   la   sociologie  au  sein  du  rationalisme  expérimental  ;  d’autre  part   dans   l’activité   opiniâtre   de   rassemblement   et   de   structuration   d’un   milieu   de   recherche   et   de  réflexion  autour  de  ce  projet.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013    

Document  :  Les  règles  de  la  méthode  sociologique  Les   Règles   de   la   Méthode   Sociologique   (1895)   réalisent   un   travail   de   fondation   épistémologique,  consistant  à  étendre  au  champ  des  phénomènes  sociaux,   la   loi  de   la  causalité  à   l’œuvre  dans   les  autres  domaines  du  réel.  Cette  extension  est-­‐elle  légitime  ?  Les  phénomènes  sociaux  peuvent-­‐ils  s’y  soumettre  ?  selon   quelles   modalités  ?   En   répondant   à   ces   diverses   question   Durkheim   met   en   place   (…)   un  programme  de  recherche,  c’est-­‐à-­‐dire  un  ensemble  cohérent  et  ouvert  de  postulats  et  de  procédures.    Le   texte   des  Règles   établit   en   premier   lieu   la   spécificité   et   l’autonomie   du   social   comme   domaine   de  connaissance  :   les   phénomènes   sociaux   ne   se   réduisent   pas   à   des   idées,   des   représentations,   des  sentiments.   Ils   sont   extérieurs   aux   individus,   et   s’imposent   à   eux,  même   lorsqu’ils   semblent   être   aussi  intimes   que   le   sentiment   du   respect   ou   de   la   piété.   De   tels   phénomènes,   bien   loin   de   nous   être  immédiatement  connus,  sont  en  réalité  opaques.  La  familiarité  qu’ils  présentent  à  nos  yeux  est  source  de  prénotions,   d’idées   fausse.   Aussi,   «  la   première   règle   et   la   plus   fondamentale,   est   de   considérer   les   faits  sociaux  comme  des  choses  ».    Souvent  mal  comprise,  cette  règle,  considérée  comme  l’acte  de  naissance  de  l’objectivisme  en  sociologie,  ne   postule   aucune   nature   particulière   des   faits   sociaux.   Elle   se   contente   de   définir   une   approche,   une  posture  de  recherche.  Le  sociologue  doit  être   face  aux  phénomènes  sociaux  comme   le  physicien   face  à  ceux  de  la  nature  :    «  Il  nous  faut  considérer  les  phénomènes  sociaux  en  eux-­‐mêmes,  détachés  des  sujets  conscients  qui  se  les  

représentent  ;  il  faut  les  étudier  du  dehors  comme  des  choses  extérieures  ».  Ainsi  construit  en  dehors  de  toute  spéculation,  l’objet  du  sociologue  doit  être  soumis  aux  mêmes  normes  que   celui   des   autres   sciences  :   au   primat   de   l’analyse   causale   sur   l’analyse   fonctionnelle   et   à   la  construction   expérimentale   des   lois  ;   comme   la   sociologie   ne   peut   pas   procéder   par   expérimentation  directe   –   les   faits   sociaux   ne   sont   pas   reproductibles   en   laboratoire   –   elle   doit   procéder   par  «  expérimentation  indirecte  »,  c’est-­‐à-­‐dire  par  comparaison.  Sur  quoi  doivent  porter   les  comparaisons  ?  sur  les  variations  réciproques  (ndlr  concomitantes)  des  divers  facteurs  étudiés  :  si  un  phénomène  B  (par  exemple   l’accroissement  du   taux  de   suicide)  varie   comme  un  phénomène  A   (par  exemple   le  poids  des  protestants   dans   la   population   globale),   c’est   qu’entre  A   et   B   existe   un   rapport   de   causalité,   direct   ou  indirect,   qu’il   appartient   au   sociologue   de   mettre   à   jour.   La   voie   est   ainsi   tracée   à   l’élaboration   de  véritables   lois   sociologiques  :   «  la   concomitance   constante   est  donc,  par   elle-­‐même  une   loi,   quel  que   soit  l’état  des  phénomènes  restés  en  dehors  de  la  comparaison.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013    

Document  :  les  règles  de  la  méthode  sociologique  Pour  respecter  les  canons  de  la  scientificité,   il   faut  d’abord  «  traiter  les  faits  sociaux  comme  des  choses  ».  (…)  Durkheim  veut  dire  que,   tout  comme   le  physicien  ou   le  biologiste  observent  «  de  l’extérieur  »   leurs  objets  d’étude,  le  sociologue  doit  savoir  se  mettre  à  distance  des  faits  sociaux  qu’il  analyse.  Cette  posture  est   d’autant   plus   difficile   à   adopter   que   nous   vivons   dans   le   monde   social   que   nous   étudions.   Nous  croyons  le  connaître  et  pouvoir  deviner  ses  ressorts  cachés.  Il  faut  en  fait  se  défier  de  ces  impressions  et  «  écarter  systématiquement  les  prénotions  ».  Autrement  dit,  il  s’agit  de  se  défaire  de  nos  préjugés,  de  nous  affranchir  des  fausses  évidences  que  nous  procure  notre  expérience  sensible,  il  faut,  en  bref,  refuser  de  considérer   le   social   comme   transparent   et   immédiatement   intelligible.  De  même  que   le   physicien  doit  substituer  à  l’impression  de  chaleur  une  mesure  exacte  grâce  au  thermomètre,  le  sociologue  doit  s’armer  pour  appréhender  l’objet  de  ses  recherches  et  être  aussi  objectif  que  possible.    Afin  de  construire  son  objet  d’étude,  il  faut,  seconde  règle,  isoler  et  définir  finement  la  catégorie  des  faits  que  l’on  se  propose  d’étudier.  A  la  façon  de  la  biologie  médicale,  Durkheim  distingue  alors  «  le  normal  »  et  «  le  pathologique  ».  Le  normal  correspond  à   la  moyenne.  (…)  En  vertu  d’une  telle  définition,  et  aussi  choquant  que  cela  puisse  paraître,  le  crime  est  un  fait  social  normal.  (…)    

ECE  1  Camille  Vernet    Nicolas  Danglade  2017-­‐2018  

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Il   faut   enfin,   autre   précepte   méthodologique   d’importance,   expliquer   les   faits   sociaux   par   des   faits  sociaux  antérieurs.  Pour  ce  faire,  le  sociologue  doit  privilégier  la  méthode  des  variations  concomitantes  (comparaison  des  variations  respectives  des  variables  étudiées).    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.145-­‐146  

 2.1.2 De   la   division  du   travail   social   (1893)  :   chercher   le   principe   générateur   des   sociétés  

modernes      

Document  :  à  l’origine  de  la  société  moderne,  la  division  du  travail  social  Dans  De  la  division  du  travail  social  (1893),   la  thèse  massive  soutenue  par  Durkheim  est  que  la  division  du   travail  a  d’abord  pour   fonction  de  produire  de   la  solidarité  sociale.  Cette  assertion  n’est  pas  neutre  dans  le  contexte  intellectuel  où  évolue  Durkheim.  En  effet,  prendre  une  telle  position,  c’est  s’opposer  aux  thèses  qui  analysent  la  division  du  travail  comme  facteur  de  désordre.  Mais  c’est  prendre  le  contre-­‐pied  également   des   thèses   qui   réduisent   la   division   du   travail   à   une   source   de   progrès   économique   (les  économistes  classiques)  ou  encore  celles  qui  analysent  cette  division  comme  un  simple  moyen  pour  les  hommes   de   vivre   sans   contraintes   en   société,   le   lien   social   se   réduisant   dans   cette   perspective   à  l’échange   économique   (Spencer).   Pour   Durkheim,   le   progrès   de   l’industrie   (…)   et   les   services  économiques  que  peut  rendre  la  division  du  travail  sont  peu  de  choses  à  côté  de  l’effet  moral  que  produit  cette  dernière.  La  division  du  travail  engendre  une  intégration  du  corps  social,  elle  permet  de  répondre  aux  besoins  d’ordre  et  d’harmonie.  Elle  est,  de   ce   fait,  un   facteur  premier  de   cohésion  et  de   solidarité.  Pour  mener  sa  démonstration  en  toute  rigueur,  Durkheim  prend  le  droit  comme  indicateur  de  l’évolution  des   sociétés.   Aux   yeux   de   Durkheim,   le   droit   est   en   effet   un   phénomène   extérieur   et   objectivé   qui  présente   l’avantage   de   reproduire   fidèlement   les   diverses   formes   de   solidarité   sociale.   (…)   Pour  Durkheim,  il  existe  une  sorte  de  loi  de  gravitation  du  monde  social  qui  conduit  la  solidarité  mécanique  à  se   raréfier   au   profit   d’une   solidarité   organique   toujours   croissante.   Comment   rendre   compte   dans   ce  cadre   de   l’essor   de   la   division   du   travail  ?   Certainement   pas,   affirme   Durkheim,   aux   moyens   des  explications   fournies  par   les  économistes  classiques.  Ces  derniers  croient  que   la  recherche  de  bonheur  passe  par   l’obtention  de  davantage  de  richesses,   la  richesse  étant  atteinte  avec  d’autant  plus  de  facilité  que   la   division   du   travail   est   effective.   (…)   Pour   Durkheim,   c’est   l’augmentation   du   volume   et   de   la  densité   matérielle   et   morale   des   sociétés   qui   sont   déterminants.   L’accroissement   démographique,   la  coexistence  d’individus  toujours  plus  nombreux  sur  une  même  surface  géographique  et  la  multiplication  des  communications  sociales  ont  en  effet  pour  conséquence  de  susciter  une   lutte  pour   la  vie.   (…)  Pour  survivre,   les   hommes   doivent   créer   une   nouvelle   forme   de   solidarité   en   démultipliant   les   rôles   et   en  divisant   le   travail.   Durkheim   est   conscient   de   l’existence   de   formes   de   division   du   travail   qui   ne  produisent  pas  de  solidarité  sociale.  Tel  est  le  cas  en  situation  d’anomie.  (…)  La  rupture  anomique  se  fait  jours  dès  que  l’on  brise  la  conscience  commune  des  individus  (…).  Dans  tous  les  cas,  (…)  pour  remédier  aux   troubles   du   corps   social,   c’est   bien   une   articulation   entre   individualisme   et   solidarité   qu’il   s’agira  d’inventer.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologique.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.86-­‐89  

 Document  :  solidarité  mécanique  et  solidarité  organique  

La   solidarité   mécanique   est   dominée   par   la   primauté   de   la   conscience   collective   définie   comme   «  l’ensemble  des  croyances  et  de  sentiments  communs  à  la  moyenne  des  membres  d’une  même  société  ».  Dans  les   sociétés   à   solidarité  mécanique,   les   individus   ont   des   pratiques   similaires   et   partagent   les  mêmes  valeurs,   croyances   et   sentiments.   Dans   ce   type   de   société,   la   conscience   collective   est  maximale   et   la  conscience   individuelle   réduite   à   presque   rien.   La   solidarité   est  maintenue   par   la   sanction   pénale   qui  exprime   la   réaction   de   la   collectivité   contre   quiconque   offense   les   sentiments   collectifs.   L’individu   est  donc  soumis  à  une  forte  pression  du  groupe  et  ne  peut  développer  une  personnalité  propre.    La   solidarité   organique   repose   sur   la   division   du   travail   qui   rend   les   hommes   économiquement  dépendants  les  uns  des  autres.  La  conscience  collective  devient  plus  indéterminée  et  laisse  plus  de  place  aux   variations   individuelles.   [...]   Cependant,   si   la   conscience   collective   s’altère,   les   individus   restent  soumis  à  des  systèmes  de  normes  et  valeurs  communes  dans  chacun  des  groupes  particuliers  auxquels  ils  appartiennent.  Simplement,  ces  règles  n’ont  pas  la  même  force  et  n’exercent  pas  la  même  contrainte  que  celles  nées  de  la  conscience  collective.    

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Source  :  H  Mendras,  J  Etienne  (dir.),  Les  grands  auteurs  de  la  sociologie,  Hatier,  coll.  Initial,  1996.      

Document  :  la  solidarité  organique  D’une  part,  chacun  dépend  d’autant  plus  étroitement  de  la  société  que  le  travail  est  plus  divisé,  et,  d’autre  part,   l’activité   de   chacun   est   d’autant   plus   personnelle   qu’elle   est   plus   spécialisée.   Sans   doute,   si  circonscrite   qu’elle   soit,   elle   n’est   jamais   complètement   originale   ;   même   dans   l’exercice   de   notre  profession,   nous   nous   conformons   à   des   usages,   à   des   pratiques   qui   nous   sont   communes   avec   toute  notre  corporation.  Mais,  même  dans  ce  cas,   le   joug  que  nous  subissons  est  autrement  moins   lourd  que  quand  la  société  tout  entière  pèse  sur  nous,  et  il  laisse  bien  plus  de  place  au  libre  jeu  de  notre  initiative.  Ici   donc,   l’individualité  du   tout   s’accroît   en  même   temps  que   celle  des  parties   ;   la   société  devient  plus  capable   de   se   mouvoir   avec   ensemble,   en   même   temps   que   chacun   de   ses   éléments   a   plus   de  mouvements  propres.  Cette   solidarité   ressemble  à   celle  que   l’on  observe   chez   les   animaux   supérieurs.  Chaque  organe,  en  effet,  y  a  sa  physionomie  spéciale,  son  autonomie,  et  pourtant  l’unité  de  l’organisme  est   d’autant   plus   grande   que   cette   individuation   des   parties   est   plus   marquée.   En   raison   de   cette  analogie,  nous  proposons  d’appeler  organique  la  solidarité  qui  est  due  à  la  division  du  travail.    

Source  :  E  Durkheim,  De  la  division  du  travail  social,  PUF  1991  (1893).      

Document  :  Quand  la  division  du  travail  ne  produit  pas  de  solidarité  Si   la   division   du   travail   ne   produit   pas   la   solidarité,   il   y   a   un   état   d’anomie.   Les   relations   entre   les  différents  organes  de  la  société  doivent  être  réglementées.  Il  faut  que  chacun  soit  constamment  averti  du  besoin  qu’il  a  des  autres  afin  que  soit  conservé  un  vif  sentiment  de  mutuelle  dépendance.  Or  la  division  du   travail   pousse   à   une   «  individuation  »   croissante,   elle   tend   à   alléger,   sans   être   capable   de   les  remplacer,   les   règles   juridiques   et   morales   qui   encadraient   l’ancien   système.   Il   s’agit   du   principal  problème   de   la   modernité.   (…)   Dans   les   sociétés   à   forte   division   du   travail,   le   lien   social   n’est   plus  mécanique,  il  ne  découle  plus  de  la  proximité  naturelle  des  individus  propres  aux  sociétés  peu  divisées,  c’est  donc  à  la  société  de  le  produire.    «  Nous  pouvons  donc  dire  d’une  manière  générale  que  la  caractéristique  des  règles  morales  est  qu’elles  énoncent  les  conditions  fondamentales  de  la  solidarité  sociale.  Le  droit  et  la  morale,  c’est  l’ensemble  des  liens  qui  nous  attache  les  uns  aux  autres  et  à  la  société,  qui  font  de  la  masse  des  individus  un  agrégat  et  un  tout  cohérent.  Est  moral,  peut-­‐on  dire,  ce  qui  est  source  de  solidarité,  tout  ce  qui  forme  l’homme  à  compter  avec  autrui,  à  régler  ses  mouvements  sur  autre  chose  que  les  impulsions  de  son  égoïsme,  et  la  moralité  est  

d’autant  plus  solide  que  ses  liens  sont  plus  nombreux  et  forts  »  (…)    

«  Ce  qu’il  faut,  c’est  faire  cesser  cette  anomie  (…)  Nous  ne  souffrons  pas  parce  que  nous  ne  savons  plus  sur  quelle  notion  théorique  appuyer  la  morale  que  nous  pratiquions  jusqu’ici  ;  mais  parce  que,  dans  certaines  de  ces  parties,  cette  morale  est  irrémédiablement  ébranlée,  et  que  celle  qui  nous  est  nécessaire  n’est  qu’en  train  

de  se  former.  (…)  Notre  anxiété  ne  vient  pas  de  ce  que  la  critique  des  savants  a  ruiné  l’explication  traditionnelle  qu’on  nous  donnait  de  nos  devoirs  et,  par  conséquence,  ce  n’est  pas  un  nouveau  système  

philosophique  qui  pourra  jamais  le  dissiper  ;  mais,  c’est  que,  certains  de  ces  devoirs  n’étant  plus  fondés  dans  la  réalité  des  choses,  il  en  résulte  un  relâchement  qui  ne  pourra  prendre  fin  qu’à  mesure  qu’une  nouvelle  discipline  s’établira  et  se  consolidera.  En  un  mot  notre  premier  devoir  actuellement  est  de  nous  faire  une  

morale.  (E.  Durkheim,  De  la  division  du  travail  social,  1893)     Combattre   la   tendance  à   l’anomie  qui   résulte  de  cette  «  individuation  »  exagérée,   c’est   le  projet  politique  de  Durkheim.   Il  préconise  ce  que   l’on  pourrait  appeler  des  «  arrangements   institutionnels  »   -­‐  c’est-­‐à-­‐dire   des   actions   volontaires   de   la   société   sur   elle-­‐même   –   selon   trois   axes   principaux  :   1)   un  système   de   valeur   rigoureux  :   une   morale   laïque   et   républicaine   remplaçant   l’ancienne   morale  religieuse  ;   2)   une   socialisation   renforcée   (éducation   scolaire)   car   les   instances   traditionnelles   se  révèlent   soit   insuffisantes   (familles),   soit   inadaptées   (église)  ;   et   3)   des   structures   professionnelles  fortement  intégratrices  (les  corporations)  pour  encadrer  les  individus.    Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  collection  U,  Armand  Colin,  2005  (2ème  

édition)          

 

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Synthèse  :  Solidarité  mécanique/solidarité  organique   SOLIDARITE MECANIQUE SOLIDARITE ORGANIQUE Quels sont les types de groupes sociaux concernés ?

GROUPES REDUITS Communautés de taille réduite fondées sur

l’ordre social traditionnel Exemples : clan, famille, village...

GROUPES LARGES Grandes société modernes fondées sur la

division du travail Exemples: société française actuelle

A quoi les individus sont-ils surtout attachés ?

ATTACHEMENT A LA COUTUME Liens du sang, lien du sol, sentiment de

sacré Exemples: mêmes comportements,

croyances...

ATTACHEMENT A LA LIBERTE INDIVIDUELLE ET A L’UTILITE

Je suis libre mais j’ai besoin des autres Exemple : polythéisme des valeurs, des

croyances

Quel est le poids de la conscience individuelle et de la conscience collective ?

COMMUNAUTARISME L’individu n’est qu’un agent du groupe

auquel il appartient. La conscience collective l’emporte sur la conscience

individuelle, il y a un “attachement général et indéterminé de l’individu au groupe”.

INDIVIDUALISME La conscience collective se relâche au

profit d’une conscience individuelle plus autonome. L’individu se différencie de la

communauté : il est l’acteur de ses propres actions et relations. Il se crée ses propres

réseaux sociaux.

Comment s’acquiert la cohésion sociale ?

La solidarité est automatique dés la naissance PAR RESSEMBLANCE

Puisque chaque individu se conforme très tôt aux normes et valeurs dominantes, la

solidarité est acquise d’emblée : poids de la tradition.

La solidarité s’acquiert PAR LA DIVISION DU TRAVAIL

Dans la divisions sociale du travail se créent des complémentarités entre des

individus : des individus spécialisés vont forcément échanger avec d’autres

individus spécialisés d’où des interdépendances multiples.

Comment est préservée la cohésion sociale par le droit ?

PAR LE DROIT REPRESSIF (exemple : droit pénal)

Dans une société à solidarité mécanique, la contrainte sociale est très forte et

l’attachement à la tradition très ancrée. La déviance est par conséquent peu tolérée.

Tout manquement à la norme s’accompagne d’une réaction passionnée et

donc de sanctions violentes. La peine infligée est le moyen par lequel les

membres du groupe se vengent de l’outrage fait à la morale ou à la conscience

collective Exemple : ne pas porter atteinte à un lieu

sacré

PAR LE DROIT RESTITUTIF (exemple : droit commercial)

Dans une société à solidarité organique, l’individualisme est la norme. Les

individus agissent plus librement, ce qui peut donner lieu à des problèmes. (la

liberté des uns s’arrêtent là où commence celle des autres)

La peine infligée vise à donner réparation (financière principalement) et donne donc

lieu à une réaction raisonnée. L’objectif est de remettre en état ce qui a pu être dérangé pour que le corps social poursuive son bon

fonctionnement.

Conclusion La solidarité mécanique est une forme d’interdépendance (propre aux communautés traditionnelles), mettant en jeu des individus fortement influencés par la conscience collective et aux tâches faiblement différenciées.

La solidarité organique est une forme d’interdépendance (propre aux sociétés modernes), mettant en jeu des individus faiblement influencés par la conscience collective, et aux tâches fortement différenciées.

           

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2.1.3 Le  Suicide  (1897)  :  un  fait  social  (extérieur  aux  individus  qui  s’impose  à  eux)    

Document  :  la  méthode  sociologique,  l’exemple  du  Suicide  (1897)  A  quoi  cela  sert-­‐il  d’étudier  des  faits  sociaux  ?  L’idée  de  Durkheim  est  qu’il  est  possible  d’expliquer  un  fait  social   à   partir   d’un   autre   fait   social.   Il   est   donc   possible   d’établir   une   causalité   entre   les   deux   faits  sociaux.   Par   exemple,   établir   une   relation   entre   le   fait   social   «  suicide  »   et   le   fait   social   «  intégration  sociale  ».  Commence  alors  un  travail  de  méthode  :  comment  faire  apparaître  cette  causalité  ?    La  réponse  de  Durkheim  repose,  d’une  part,  sur  la  fabrication  d’une  théorie  explicative,  et  d’autre  part,  sur   l’utilisation  de  données   statistiques  pour   réaliser   la   validation   empirique  de   cette   théorie   (ce  qu’il  appelle  les  «  variations  concomitantes  »).  La  méthode  de  Durkheim  est  donc  une  méthode  hypothético-­‐déductive.    Dans  le  cas  de  l’étude  du  Suicide  (1897),  Durkheim  établit  une  relation  hypothétique  entre  l’intégration  de   l’individu  et   le  suicide.  Lorsque   l’intégration  (et   le  contrôle  social)  sont   trop   faibles  ou  trop   forts,   le  risque  de  suicide  varie  (et  donc  le  taux  de  suicide  varie).  Durkheim  distingue  ainsi  un  suicide  anomique  et  un  suicide  égoïste  provenant  d’une  intégration  et  d’un  contrôle  social  trop  faible    (par  ex  :  les  suicides  des   entrepreneurs   en   période   de   hausse   du   chômage),   et   un   suicide   altruiste   et   un   suicide   fataliste  provenant  d’une  intégration  et  d’un  contrôle  social  cette  fois-­‐ci  trop  fort  (ex  :  le  suicide  des  kamikazes).  Il  utilise   alors   des   éléments   statistiques   pour   corroborer   son   travail   théorique  :   il   associe   certaines  variables  (âge,  genre,  lieux  par  exemples)  avec  des  niveaux  d’intégration  et  valide  son  modèle  théorique.  Il   découle   alors   de   son   travail   empirique   une   analyse   dans   le   temps   du   suicide  :   il   existe   un   taux   de  suicide  «  normal  »  (le  taux  de  suicide  est  relativement  stable  dans  le  temps)  qui  se  met  à  varier  lorsque  les   conditions   de   l’intégration   des   individus   changent,   par   exemple,   lorsque   le   chômage   augmente,   le  niveau  d’intégration  baisse,  le  taux  de  suicide  augmente.  Pour   Durkheim,   il   ne   faut   pas   se   pencher   sur   les   caractéristiques   «  individuelles  »   du   suicide  :   on  n’apprend  rien  sur  la  société  en  se  penchant  sur  les  motifs  individuels  du  suicide  (on  se  doute  bien  que  les  individus  qui  se  suicident  ont  toujours  des  raisons  personnelles  de  le  faire  –  en  ce  sens  il  n’y  a  pas  de  différence  entre  un  «  suicidé  »  en  2007  lorsque  le  chômage  est  à  8%  et  un  «  suicidé  »  de  2013  lorsque  le  chômage  est  à  12%).  Par  contre,  on  apprend  sur  la  société  à  considérer  le  suicide  comme  un  fait  social,  et  on  peut  expliquer  pourquoi  le  taux  de  suicide  varie  lorsque  les  conditions  d’intégration  varient.    

Document  :  Le  Suicide  (1897)  L’apport  de  Durkheim,  malgré   l’hostilité  généralisée  qui   accompagna   la   sortie  des  Règles,   n’aurait  déjà  pas  été  mince,  s’il  s’était  contenté  de  ce  travail  de  clarification  et  d’épuration  épistémologiques.  Mais  avec  Le   Suicide,   il   a   donné,   de   façon   presque   simultanée,   une   éclatante   démonstration   de   la   porté   et   de   la  fiabilité  du  rationalisme  expérimental  appliqué  à  la  sociologie.    Il  y  avait,  dans  le  choix  du  thème,  une  provocation  évidente  :  le  suicide  n’est-­‐il  pas  l’acte  le  plus  intime,  le  moins   social   qui   soit,   celui   où   l’individu   se   retrouve   seul,   face   à   sa   conscience  ?   Un   tel   acte   pouvait  facilement  être  le  cheval  de  bataille  de  tous  ceux  qui,  à  l’époque,  récusaient  la  possibilité  d’une  sociologie  scientifique   au   nom   de   l’individu,   et   pourfendaient,   à   la   suite   de   Gabriel   Tarde,   le   programme  durkheimien.   Mais   il   devenait   par   là-­‐même   l’objet   rêvé   d’une   mise   à   l’épreuve   du   postulat   de   la  réductibilité  des  phénomènes  sociaux  au  principe  de  causalité.    Le  Suicide  est  l’un  des  textes  paradigmatiques  de  la  sociologie  moderne.  (…)  Il  constitue  la  mise  en  œuvre  première   et   exemplaire   d’un   mode   d’intelligibilité   déterminé  :   celui   de   l’analyse   causale.   Nous  retiendrons  deux  points  afin  de  faire  ressentir  la  nouveauté  de  la  démarche  durkheimienne  :  

- Durkheim   inaugure   son   texte   par   deux   développements.   Le   premier   consiste   à   passer   du   sens  flou   assigné   au   mot   suicide   à   une   définition   rigoureuse  ;   le   second,   à   mettre   en   évidence   la  pertinence   d’une   approche   sociologique   au  moyen   d’une   étude   détaillée   des   tables   de   suicide  fournies   par   les   statistiques   officielles.   Il   apparaît   que   le   nombre   absolu   des   suicides   est  remarquablement  constant  pour  une  société  donnée  ;  qu’il  varie  par  sauts,  à  l’occasion  de  crises  sociales.  Si,  allant  plus  loin,  on  établit  des  taux  de  suicide,  on  constate  que  ceux-­‐ci,  constants  au  sein  d’une  même  société,  peuvent  varier  du  simple  au  triple  d’une  société  à  l’autre  !  Transformé  en  une  quantité  déterminée  le  suicide  manifeste  donc  des  propriétés  particulières,  irréductibles  à  une   simple   somme  de   comportements   aléatoires  :   les   données   statistiques   ne   sont   plus   ici   des  illustrations  au  service  d’une  thèse,  mais   le  matériau  travaillé  où  s’élaborent  simultanément   les  hypothèses  et  leurs  vérification.    

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- Les  diverses  variations  des  taux  de  suicide  –  selon  le  pays,  selon  la  région,  selon  la  saison,  selon  le  sexe,  selon  la  confession  religieuse,  etc.  –  autorisent  la  construction  d’explications  particulières  et  l’élaboration,   à   partir   de   celles-­‐ci   d’une   théorie.   A   chaque   fois,   la   variation   constatée   doit   être  interrogée  afin  que  soit  mise  en  évidence  la  relation  de  causalité  qu’elle  implique.  Les  protestants  se   suicident   davantage  que   les   catholiques.   Est-­‐ce  parce  que   leur  doctrine   est   en   ce   point   plus  permissive  ?  Non.  Ils  ont  également  un  niveau  d’instruction  supérieur  aux  catholiques,  serait-­‐ce  là   la   cause  ?  Non,   il   faut   remonter   à   ce   qui,   structurellement,   distingue   le   protestantisme   du  catholicisme  :   dans  un   cas   les   croyances   traditionnelles   et   la   cohésion   sont   fortes,   dans   l’autre,  l’encouragement   au   libre   examen   et   l’individualisme   émoussent   cette   cohésion.   La   cause   du  facteur  B  (taux  de  suicide  plus  élevé)  peut  être  recherchée  dans  le  facteur  A  (niveau  d’intégration  plus  faible).  On  établit  ainsi  une  relation  qui,  comparée  à  d’autres  du  même  type,  est  susceptible  de  produire  une  explication  générale  :  une  étude  détaillée  des  statistiques  révèle  que  les  hommes  mariés  se  suicident  beaucoup  moins  que  les  célibataires  et  les  veufs  ;  dans  les  sociétés  politiques,  les   périodes   de   crise   sont   liées   à   une   chute   du   taux   de   suicide,   comme   si   l’effervescence   et   la  mobilisation   qu’elles   suscitent   protégeaient   de   la   mort   volontaire.   Dans   chacun   de   ces   cas,   le  suicide   varie   en   raison   inverse   du   degré   d’intégration   des   groupes   sociaux   dont   fait   partie  l’individu.  On  a  donc  affaire  à  une  variété  spécifique  de  suicide,  que  Durkheim  appellera  suicide  égoïste,  pour  le  distinguer  des  deux  autres  formes  que  la  même  méthode  mettra  en  évidence  :  le  suicide  altruiste  et  le  suicide  anomique.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013    

2.1.4 Le  rôle  du  sociologue      Document  :  «  Il  ne  faut  pas  que  dans  le  conférencier  d’aujourd’hui,  on  soupçonne  le  candidat  de  

demain  »  La  mission  fondamentale  que  Durkheim  assigne  à  la  sociologie  est  de  donner  à  la  société  une  plus  grande  conscience   d’elle-­‐même   et   de   son   unité,   renforcer   et   rendre   plus   visibles   les   liens   qui   rattachent   les  individus  entre  eux  afin  de  parer  à  l’égoïsme  qui  les  guette.  Autrement  dit,  il  s’agit  de  prévenir  le  risque  de   désagrégation   et   d’anomie   que   la   société,   comprise   comme   un   tout,   encourt.   Durkheim  :   «  C’est   la  sociologie  qui  fera  comprendre  à  l’individu  ce  que  c’est  que  la  société,  comme  elle  le  complète  et  combien  il  est  peu  de  chose  réduit  à  ses   seules   forces.  Elle   lui  apprendra  qu’il  n’est  pas  un  empire  au  sein  d’un  autre  empire,  mais  l’organe  d’un  autre  organisme  ».  Si  le  volontarisme  de  Durkheim  trouve  sa  source  dans  son  ambition  de   faire   reconnaître   la   sociologie   comme  une  science  positive  autonome,   il   a  également  pour  origine  le  sens  de  l’engagement  au  service  de  la  société  qui  correspond  à  l’esprit  des  républicains  de  la  fin  du  19ième  siècle.  Durkheim  fonde  la  sociologie  dans  ce  contexte  politique  très  particulier  qu’est  la  IIIième  république.  (…)  Durkheim  n’a  pas  cherché  à  dissimuler  cet  engagement.  Durkheim  :  «  Mais  de  ce  que  nous  nous  proposons  avant   tout  d’étudier   la   réalité,   il   ne   s’ensuit  pas  que  nous   renoncions  à   l’améliorer  :   nous  estimerions  que  nos  recherches  ne  méritent  pas  une  heure  de  peine  si  elles  ne  devaient  avoir  qu’un  intérêt  spéculatif.  Si  nous  séparons  avec  soin   les  problèmes  théoriques  des  problèmes  pratiques,  ce  n’est  pas  pour  négliger   ces   derniers  :   c’est,   au   contraire,   pour   nous   mettre   en   état   de   mieux   les   résoudre.  »   Quelques  années   après,   il   définira   de  manière   encore  plus   explicite   la  mission   éducatrice   du   sociologue  :  «  Nous  devons  être  avant  tout  des  conseilleurs,  des  éducateurs.  Nous  sommes  faits  pour  aider  nos  contemporains  à  se  reconnaître  dans  leurs  idées  et  dans  leurs  sentiments  beaucoup  plutôt  que  pour  les  gouverner.  (…)  Il  ne  faut  pas  que  dans  le  conférencier  d’aujourd’hui,  on  soupçonne  le  candidat  de  demain.  »    

Source  :  Serge  Paugam,  La  Pratique  de  la  sociologie,  Puf,  2007    

Document  :  l’influence  de  Durkheim  Durkheim  donne  naissance  à  l’école  de  sociologie  française.  Il  permet  le  développement  de  la  sociologie  dans  les  universités,  crée  une  revue  universitaire  (L’Année  sociologique)  et  forme  des  étudiants  (Mauss,  Halbwachs,  Simiand,  Bouglé).  Mais  l’école  Durkheimienne  décline  après  sa  mort.  Pourtant  son  influence  en  sociologie  est  très  importante  :     -­‐   Il   adopte   une   méthode   scientifique   hypothético-­‐déductive   qui   s’appuie   sur   l’élaboration   de  relations   hypothétiques   entre   variables   (les   faits   sociaux)   et   la   validation   empirique   (méthode  expérimentale)  ;  cette  méthode  scientifique  est  celle  qui  caractérise  toutes  les  sciences  (on  l’a  déjà  vu  en  science  économique)  ;  la  sociologie  n’a  donc  pas  une  méthode  qui  lui  serait  propre  et  la  distinguerait  des  autres  (c’est  une  science  «  comme  les  autres  »)  ;  

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  -­‐   Il  distingue   le  savoir  du  sociologue  du  savoir  ordinaire  :   la  sociologie  consiste  à  s’éloigner  des  savoirs   spontanés   (les   prénotions)  ;   la   science   est   en   rupture   avec   la   connaissance   ordinaire,   le   sens  commun.  Pour  M.Berthelot  (historien  des  sciences  sociales),  Durkheim  introduit  une  véritable  «  rupture  épistémique  »,  c’est-­‐à-­‐dire  une  rupture  dans  la  manière  de  constituer  un  savoir  sur  la  société  ;       -­‐  Il  s’appuie  sur  une  démarche  holiste  et  des  enquêtes  quantitatives.                

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2.2 Max  Weber  :  comprendre  pour  expliquer  les  phénomènes  sociaux      

Document    Auteur  classique  de  la  tradition  sociologique,  Weber  peut  être  considéré  à  l’égal  de  Durkheim  comme  le  fondateur   d’un   courant   fécond   et   toujours   vivace.   (…)   L’originalité  majeure   de  Weber   réside   dans   un  parti   pris   résolument   antitéléologique.   Selon   Weber,   l’histoire   est   indéterminée.   Pour   décrypter   le  monde  social,  il  importe  de  comprendre  aussi  l’action  des  hommes  du  point  de  vue  du  sens  et  des  valeurs  et  non  simplement  à  partir  de  seules  causes  et  contraintes  extérieures.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.189  

 2.2.1 La  sociologie  :  comprendre  pour  expliquer      

Document    :  la  méthode  compréhensive    «  Comprendre   par   interprétation   l’activité   sociale  »,   telle   doit   être   la   première   démarche   sociologique.  Cette  logique  du  comprendre,  Weber,  n’en  est  pas  à  proprement  parler  le  père.  Elle  a  été  formulée  par  un  philosophe  allemande  W.Dilthey.  (…)  Dilthey  opère  une  distinction  entre  les  méthodes  des  sciences  de  la  nature  de  celles  des  sciences  de  l’esprit.  Le  propre  des  sciences  de  l’homme  par  rapport    aux  sciences  de  la   nature   est   d’être   confrontées   à   des   êtres   de   conscience   qui   agissent   en   fonction   de   valeurs,   de  croyances,  de  représentations,  de  calculs  rationnels  et  qui  ne  se  bornent  pas  à  réagir  aux  stimulations  de  l’environnement.  Au  regard  des  sciences  de   la  nature  et   loin  de   toute   tentation  positiviste,   les  sciences  humaines  doivent,  conclut  Dilthey,  adopter  une  démarche  spécifique  :  la  méthode  compréhensive.  Cette  dernière   vise   à   reconstruire   le   sens   que   les   individus   assignent   à   leurs   actions.   Aussi,   note   Weber,  lorsque  le  sociologue  emprunte  la  méthode  compréhensive,  il  ne  considère  pas  les  phénomènes  sociaux  comme   la   simple   expression   de   causes   extérieures   qui   s’imposent   aux   hommes.   Contrairement   à  Durkheim,  Weber  ne  substantialise  pas  la  société  pour  l’ériger  en  une  réalité  supérieure.  L’action  sociale  est  le  produit  des  décisions  prises  par  des  individus  qui  donnent  eux-­‐mêmes  un  sens  à  leur  action.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.185-­‐186  

 Document  :  Weber  et  la  querelle  des  méthodes  

Dans   la   controverse  qui  oppose,   chez   les  économistes,  partisans  de   l’école  historique  et   théoriciens  de  l’école  marginaliste,  Weber  renvoie  dos  à  dos  les  deux  argumentaires.  Aux  premiers,  il  oppose  une  fin  de  non-­‐recevoir  à   toute  tentation  eschatologique  (celle  qui  vise  à  penser  que   l’histoire  a  un  sens  qui  est  à  découvrir),   fut-­‐elle  nourrie  de  multiples  travaux  empiriques.  Aux  seconds,  Weber   fait  grâce  de   l’intérêt  d’une   formalisation  abstraite  qui  peut  aider   le   savant  à  mieux   comprendre   le  monde.  Mais   il   reproche  aux   économistes  marginalistes   de   succomber,   eux   aussi,   à   l’illusion  métaphysique   qui   consiste   à   tirer  toute   la   richesse   du   réel   de   l’aridité   des   concepts.   Dans   ce   débat   toujours   actuel,   Weber   refuse   de  trancher  sur  le  bien  fondé  d’une  méthode  scientifique  contre  une  autre.  Le  monde  social  n’est  pas  soumis  aux  lois  du  déterminisme  et,  de  surcroît,  il  est  complexe.  Il  est  impossible  par  conséquent  de  l’embrasser  entièrement.  C’est  pourquoi,  s’il  reconnaît  volontiers  l’importance  de  la  formalisation,  Weber  lui  adjoint  la   nécessité   du   travail   de   terrain.   Sans   pratique,   une   pure   réflexion   théorique   et   épistémologique  deviendrait  vite  stérile.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.184  

 Document  :  l’analyse  causale  

Dans   la   sociologie  wébérienne,   le   complément   logique   et   nécessaire   à   la  démarche   compréhensive   est  l’analyse  causale.  Restituer  le  sens  immanent  à  une  action  ne  saurait  suffire.  (…)  Il   importe  de  mettre  à  jour   des   enchaînements   entre   les   phénomènes.   (…)   A   suivre   ces   enchaînements,   l’on   s’aperçoit   vite  qu’aucun  individu  n’est  maître  des  conséquences  provoquées  par  ses  actions.  (…)  Si  les  activités  sociales  sont   chargées   de   sens   pour   les   individus,   le   déploiement   de   celles-­‐ci   ne   se   fait   pas   sans   heurts   ni  contradictions.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.185-­‐186  

 

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Document  :  définir  l’activité  sociale  «  Nous  appelons  sociologie  (au  sens  où  nous  entendons  ici  ce  terme  utilisé  avec  beaucoup  d’équivoques)  une  science   qui   se   propose   de   comprendre   par   l’interprétation   l’activité   sociale   et   par   là   d’expliquer  causalement   son   déroulement   et   ses   effets.  Nous   entendons   par   ‘activité’,   un   comportement   humain   (peu  importe   qu’il   s’agisse   d’un   acte   extérieur   ou   intime,   d’une   omission   ou   d’une   tolérance)   quand   et   pour  autant  que  l’agent  ou  les  agents  lui  communiquent  un  sens  subjectif.  Et  par   ‘activité  sociale’,   l’activité  qui,  d’après  son  sens  visé  par  l’agent  ou  les  agents,  se  rapporte  au  comportement  par  rapport  auquel  s’oriente  son  déroulement.  »  (Max  Weber,  Economie  et  société,  1920)  C’est   par   cette   définition   que  Weber   attaque   le   chapitre   consacré   aux   «  concepts   fondamentaux   de   la  sociologie’  qui  ouvre  sa  principale  œuvre  sociologique.  Ces  quelques  lignes  ont  autant  d’importance,  par  ce  qu’elles  résument  et  par  ce  qu’elles  impliquent,  pour  la  construction  de  la  sociologie,  que  la  fameuse  Règle  de  Durkheim  rappelée  plus  haut.  Elles  définissent  à  la  fois  un  objet  et  une  méthode  :  le  premier  est  l’activité  sociale,  la  seconde  la  compréhension.    Là   où   Durkheim   aurait   parlé   de   ‘faits   sociaux’,   Weber   parle   d’‘activité   sociale’.   Qu’implique   cette  différence  ?  la  mise  en  œuvre  d’un  point  de  vue  et  d’un  mode  d’approche  radicalement  différents.  Weber  sélectionne  comme  seul  objet  de  la  sociologie,  les  comportements  à  la  fois  doués  de  sens  et  orientés  vers  autrui.   Cette   définition   restrictive   exclut   certains   comportements   qui,   apparemment   sembleraient  relever   de   la   sociologie  :   la   contemplation,   la   prière   solitaire,   le   choc   de   deux   cyclistes,   l’ouverture  simultanée  des  parapluies  dans  une  foule  lorsque  la  pluie  commence  à  tomber…  Ces  divers  exemples  pris  un  peu  plus  loin  par  Weber  manifestent  l’absence  de  l’un  ou  de  l’autre  critère.  Surtout,  ils  permettent  de  préciser  le  sens  de  la  construction  d’objet  résultant  de  leur  mise  en  œuvre  :  «  La  collision  entre  deux  cyclistes,  par  exemple,  est  un  simple  événement,  au  même  titre  qu’un  phénomène  de  la  nature.  Serait  une  activité  sociale  la  tentative  d’éviter  l’autre  et  les  injures,  la  bagarre  ou  l’arrangement  à  l’amiable  qui  suivrait  la  collision.  »  La  simple  collision  est  un  phénomène  physique.  Qu’elle  mette  en  jeu  des  objets  naturels  ou  des  produits  de   l’industrie   humaine   ne   change   en   rien   la   nature   de   l’événement.   Il   suffit   d’appliquer   les   lois   de   la  mécanique   pour   en   rendre   compte  :   en   procédant   ainsi,   on   explique   causalement   le   fait.   A   l’inverse,  injures,  bagarre,  arrangement  à  l’amiable  sont  des  comportements  dotés  d’un  sens  pour  les  acteurs  de  la  situation.  Ils  ne  sont  pas  déductibles  de  lois  générales,  ils  ne  se  réduisent  pas  à  des  rapports  de  cause  à  effet,  mais  expriment  une  intentionnalité  consciente  :  pour  en  rendre  compte,  il  faut  les  comprendre.    Dans  la  mesure  où  l’activité  humaine  n’est  pas  réductible  à  des  rapports  de  cause  à  effet,  mais  manifeste  l’intentionnalité  des  acteurs,  le  sens  qu’ils  donnent  à  leurs  actions,  elle  requiert  une  autre  méthode  que  celle  en  œuvre  dans  les  sciences  de  la  nature,  précisément  celle  de  la  compréhension  par  interprétation.  Ainsi  construction  de  l’objet  et  détermination  de  la  méthode  sont  liées  de  façon  interne.  

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013    

 Document  :  l’étape  de  compréhension  et  l’idéal-­‐type  

Il  y  a  deux  temps  dans  le  travail  sociologique  :  un  temps  de  la  compréhension  qui  porte  sur  les  motifs  des  actions  individuelles,  et  un  temps  de  l’explication  qui  porte  sur  le  lien  entre  ces  actions  et  le  résultat  final  dont  on  cherche  à  rendre  compte.  Le  temps  de  la  compréhension  consiste  à  «  classer  »  les  actions  individuelles  dans  différentes  rubriques.  M.Weber  donne  le  nom  d’idéal-­‐type  à  ces  rubriques.  L’idéal  type  permet  de  simplifier  une  réalité  qui  est  trop   complexe   pour   être   saisie   d’un   seul   coup.   La   conséquence   de   cette   construction   d’idéal-­‐type  :   le  chercheur  construit   son  objet  d’étude.  Cet  objet  n’existe  pas  en   tant  que   tel,  mais   résulte  du   travail  de  construction  du  chercheur.    On   voit   là   une   différence   avec  Durkheim  :   pour   ce   dernier,   la   société   «  préexiste  »   aux   individus,  mais  aussi  au  chercheur.  Ce  dernier  se  penche  alors  sur  des  indicateurs  qui  rendent  compte  des  faits  sociaux.  Durkheim  adopte  une  lecture  «  réaliste  »  des  phénomènes  sociaux.  Le  travail  du  sociologue  consiste  pour  lui   à   savoir   appréhender   correctement   (ie   scientifiquement)   ces   faits   sociaux   en   s’écartant   des  prénotions  (savoir  ordinaire).    M.Weber   adopte   quant   à   lui   un   autre   point   de   départ  :   il   considère   qu’un   objet   scientifique   existe  uniquement   à   partir   du  moment   où   le   scientifique   le   «  construit  ».   L’approche   de  Weber   est   qualifiée  d’approche  «  nominaliste  ».  La  «  réalité  »  ne  fournit  pas  spontanément  au  chercheur  ce  dont  il  a  besoin  ;  ce  dernier  au  contraire  doit  «  sélectionner  »  des  éléments  importants.    

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Par  exemple,  dans  son  étude  sur   le  développement  du  capitalisme  («  L’éthique  protestante  et  l’esprit  du  capitalisme  »,  1904),  Max  Weber  définit   l’idéal   type  de   l’esprit  capitaliste  qui  consiste  notamment  dans  l’accumulation   du   capital   plutôt   que   la   consommation   des   profits   réalisés   (les   profits   réalisés   sont  épargnés   puis   réinvestis   dans   l’activité   de   production).   C’est   le   chercheur   qui   considère   que   la  caractéristique  principale  de  l’esprit  capitaliste  renvoie  à  ce  comportement  d’accumulation.    Le  premier  temps  de  la  «  compréhension  »  doit  permettre  au  sociologue  de  rendre  compte  du  «  sens  »  de  l’action  donné  par  l’individu  ;  ie  de  l’intentionnalité  de  son  action.  L’action  peut  prendre  plusieurs  sens.  Weber  distingue   l’action   rationnelle   en   finalité.   Il   s’agit   d’utiliser   au  mieux  des  moyens  pour   atteindre  une  fin  –  c’est  le  cas  de  l’esprit  capitaliste.  Le  capitaliste  chercher  à  développer  son  activité  (finalité)  et  cela   passe   par   l’investissement   et   donc   la   mobilisation   de   l’épargne   (moyens).   L’action   peut   être  rationnelle  en  valeur.  Il  s’agit  d’agir  de  manière  cohérente  avec  des  valeurs.  L’action  peut  être  affective.  Il  s’agit  d’agir  en   fonction  d’un  sentiment.  L’action  peut  être   traditionnelle,   le  motif  de   l’action  consiste  à  suivre   une   tradition.   Ces   quatre   idéaux   types   de   l’action   individuelle   sont   en   quelque   sorte   des  «  caricatures  »,   et  une  action   individuelle  menée  dans   la  «  réalité  »  peut   très  bien   renvoyer  à  plusieurs  idéaux-­‐types   en   même   temps.   Pour   M.Weber,   la   société   moderne   est   une   société   dans   laquelle   se  développent  les  actions  rationnelles  en  finalité.  Il  parle  de  processus  de  rationalisation.      

Document  :  l’idéal  type  Pour  analyser  les  actions  sociales,  le  sociologue  peut  créer  des  catégories,  des  tableaux  de  pensée  qui  ne  sont  pas  des   représentations   exactes  du  monde  mais  qui,   pour   les  besoins  de   la   recherche  accentuent  délibérément   certains   traits.  L’idéal   type   (ideal  bild)  ne   reflète  pas   le   réel  mais   facilite   l’analyse  de   ses  composantes.  Cette  image  mentale  est  un  moyen  d’élaborer  des  hypothèses,  de  clarifier  le  langage.  C’est  un  outil  de  recherche  purement   logique,  non  une  fin  en  soi.  Ainsi  n’existe-­‐t-­‐il  pas  de  bureaucratie  pure  mais   le   concept   idéal   typique   de   bureaucratie   permet   de   cerner   les   tendances   propres   à   cette   forme  d’organisation.  De  la  même  façon,  l’homo  oeconomicus  ou  le  modèle  du  marché  de  concurrence  pure  et  parfaite   dont   se   servent   certains   économistes   pour   étudier   la   régulation   marchande   ne   peuvent   être  tenus  pour  des  descriptions  de  l’univers  économique  réel.  Weber  insiste  bien  sur  le  fait  que  l’idéal  type  n’a  pas  pour  seul  usage  l’analyse  du  contenu  et  de  l’orientation  des  formes  sociales.  Il  sert  également  à  déceler  des  causalités.  C’est  en  effet  en  comparant   la  réalité  d’un  phénomène  et   la   logique  de  son  idéal  type  que  le  chercheur  pointe  et  valide  la  cohérence  d’un  phénomène,  qu’il  repère  les  causes  extérieures  qui  agissent  sur  ce  dernier.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.190  

 Document  :  l’idéal-­‐type  

La   recherche  des   causalités   («  l’explication  »)   passe   chez  Weber  par   une  démarche   compréhensive.   La  compréhension  consiste  d’abord  à  retrouver  le  sens  subjectif,   immédiat,  que  les  acteurs  donnent  à  leur  action.   Mais   elle   est   aussi   un   procédé   analytique   et   théorique   d’interprétation   du   sens   subjectif.  Comprendre  chez  Weber,  ce  n’est  pas  seulement  se  mettre  à  la  place  de  l’acteur,  mobiliser  de  l’empathie,  réaliser   une   saisie   immédiate,   introspective,   du   sens   subjectif.   C’est   construire   objectivement   des  modèles   d’analyse,   des   outils   conceptuels   qui   ne   s’arrêtent   pas   à   la   description   du   réel   mais   en  permettent  l’analyse.  

«  Plus  que  tout  autre,  Weber  a  souligné  que  les  schèmes  signifiants  élaborés  par  la  sociologie  sont  des  artefacts  théoriques,  ‘étrangers  à  la  réalité’,  selon  sa  propre  terminologie.  (…)  Le  constructivisme  délibéré  de  la  méthodologie  wébérienne  suffit  en  vérité  à  interdire  d’entendre  la  compréhension  à  laquelle  invite  sa  sociologie  dans  le  sens  d’une  démarche  introspective  ou  d’une  phénoménologie  du  vécu.  (C.  Colliot-­‐Thélène,  

Max  Weber  et  l’histoire,  PUF,  1990)  L’idéal-­‐type   est   une   parfaite   illustration   de   la   démarche   prônée   par   Weber.   C’est   une   reconstitution  stylisée   d’une   réalité   dont   l’observateur   a   isolé   les   traits   jugés   les   plus   significatifs.   Il   s’agit   donc   d’un  outil   théorique   forgé   par   l’observateur,   un   modèle   d’intelligibilité.   L’homo   oeconomicus   ou   la  bureaucratie  sont  des  idéaux-­‐types,  il  s’agit  de  forme  pure  dont  on  ne  rencontre  jamais  aucun  exemplaire  dans   la   réalité,   mais   qui   permettent   de   cerner   les   tendances   propres   à   une   catégorie   d’acteur   ou  d’organisation  sociale.    «  Elle  (ndlr  :   la  théorie  de  l’économie)  nous  présente  en  effet,  un  tableau  idéal  des  évènements  qui  ont  lieu  sur   le   marché   des   biens,   dans   le   cas   d’une   société   organisée   selon   le   principe   de   l’échange,   de   la   libre  concurrence  et  d’une  activité  strictement  rationnelle.  (…)  Cette  construction  a  le  caractère  d’une  utopie  que  

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l’on  obtient  en  accentuant  par  la  pensée  des  éléments  déterminés  de  la  réalité.  (…)  Il  (ndlr  :  l’idéal-­‐type)  est  donc   l’idée   de   l’organisation   moderne   en   une   économie   de   l’échange   (…).   (…)   on   forme   le   concept  d’économie   urbaine   non   pas   en   établissant   une   moyenne   des   principes   économiques   qui   ont   existé  effectivement   dans   la   totalité   des   villes   examinées,   mais   justement   en   construisant   un   idéal-­‐type   en  accentuant  unilatéralement  un  ou  plusieurs  points  de  vue  et  en  enchaînant  une  multitude  de  phénomènes  donnés  isolément,  diffus  et  discrets,  que  l’on  trouve  tantôt  en  grand  nombre,  tantôt  en  petit  nombre,  et  par  endroits  pas  du  tout,  qu’on  ordonne  selon  les  précédents  points  de  vue  choisis  unilatéralement  pour  former  un  tableau  de  pensée  homogène.  On  ne  trouvera  nulle  part  empiriquement  un  pareil  tableau  dans  sa  pureté  conceptuelle  :   il   est   une   utopie.   Le   travail   historique   aura   pour   tâche   de   déterminer   dans   chaque   cas  particulier  combien  la  réalité  se  rapproche  ou  s’écarte  de  ce  tableau  idéal  (…).  Appliqué  avec  prudence,  ce  concept   rend   le   service   spécifique  qu’on   en  attend  au  profit   de   la   recherche   et   de   la   clarté.   (Max  Weber,  Essai  sur  la  théorie  de  la  science,  1918)  Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  collection  U,  Armand  Colin,  2005  (2ème  

édition)  Document  :  l’étape  d’explication  

Une   fois   que   ce   travail   de   compréhension   a   été   réalisé,   le   sociologue   propose   l’explication   d’un  phénomène,  c’est-­‐à-­‐dire  qu’il  met  en  relation  les  comportements  individuels  (dont  il  a  rendu  compte)  et  le   phénomène   global.   Pour  Weber,   expliquer   un   phénomène   c’est   toujours   rendre   compte   des   actions  individuelles  qui  en  sont  à  l’origine  ;  et  rendre  compte  d’une  action,  c’est  toujours  la  «  comprendre  ».  Par  exemple,  pour  expliquer  le  développement  du  capitalisme  à  partir  du  XVIIième  siècle,  Weber  s’appuie  sur  l’étude  des  comportements  individuels  et  constate  que  les  protestants  ont  une  éthique  religieuse  qui  les  poussent   à   adopter   des   pratiques   favorisant   l’accumulation   du   capital   et   donc   le   capitalisme.   Le  phénomène   global   (l’essor   du   capitalisme)   s’explique   donc   par   la   compréhension   des   actions  individuelles  (éthique  protestante  et  actions  rationnelles  en  valeur).    En   résumé,   la   définition   de   la   sociologie   selon   M.Weber   (Economie   et   société,   1920)   est   la   suivante  :  «  Nous  appelons  sociologie  une  science  qui  se  propose  de  comprendre  par  interprétation  l’activité  sociale,  et  par-­‐là   d’en   expliquer   causalement   son   déroulement   et   ses   effets.   Nous   entendons   par   activité,   un  comportement  humain,  quand  et  pour  autant  que  l’agent  ou  les  agents,  lui  communiquent  un  sens  subjectif.  Et   par   l’activité   sociale,   l’activité   qui,   d’après   le   sens   visé   par   l’agent   ou   les   agents,   se   rapporte   au  comportement  d’autrui  par  rapport  auquel  s’oriente  son  déroulement  ».      2.2.2 Le  principe  générateur  de  la  société  moderne  :  la  rationalisation  des  activités    

 Document    :  penser  le  monde  moderne  

A   travers   les   vastes   études   comparatives  qu’il  mène   sur   l’histoire  des   religions,   le   droit,   l’organisation  économique,  les  formes  de  pouvoir  ….  Weber  poursuit  une  seule  et  même  interrogation  :  comprendre  la  nature  du  monde  moderne.  (…)  Durant  les  années  1890-­‐1920,  le  dynamisme  économique  de  l’Allemagne  est  exceptionnel.  L’économie  capitaliste  s’impose  rapidement.  Elle  emporte  avec  elle   la  construction  de  grands  centres  industriels  ainsi  que  la  mise  en  place  de  concentrations  ouvrières  et  urbaines.  Le  calcul,  la  gestion  et  l’organisation  rationnelle  de  la  production  prennent  le  pas  sur  les  techniques  traditionnelles.  Plus   généralement,   l’économie   marchande   bouleverse   l’ensemble   des   relations   sociales.  Industrialisation,   essor   de   l’Etat   et   laicisation   des  mentalités,   l’Allemagne   du   tournant   du   siècle   vit   en  raccourci  des  mutations  que  connaissent  alors  toutes  les  sociétés  de  l’occident  moderne.  C’est  un  ordre  social  nouveau,  en  rupture  avec  toutes  les  sociétés  traditionnelles  que  Weber  cherche  à  interpréter.  (…)  Un   des   pans  majeurs   des   recherches   de  Weber   porte-­‐t-­‐il   sur   l’analyse   des   attitudes   religieuses,   leurs  rapports   avec   les   comportements   économiques   et   leur   déclin   au   profit   de   «  l’esprit   rationnel  ».   (…)  Weber   montre   comment   en   s’hypertrophiant,   le   principe   de   rationalité   régit   à   notre   époque   les  différentes   sphères   de   l’activité   sociale   en   opposition   aux   logiques   qui   gouvernent   les   sociétés  traditionnelles.   Calcul   et   choix   stratégiques,   autonomisation   des   fonctions,   universalisation   et  formalisation  des  activités  sociales  (ie  dépersonnalisation  des  rapports  sociaux),  tels  sont  les  critères  de  la   rationalisation   du   monde.   La   plupart   des   sphères   de   l’activité   sociales   sont   concernées   par   ce  processus.  L’économie  moderne  est   considérée   comme  rationnelle  en   ce  qu’elle   est   commandée  par   la  gestion  et  l’organisation  la  plus  efficiente.  (…)  Quelle  est  la  signification  exacte  de  cette  rationalisation  ?  (…)  Le  principe  général  est  que  l’ensemble  des  activités  sociales  se  dégage  de  l’emprise  de  la  tradition  ou  du  sacré  pour  se  définir  en  fonction  d’une  logique  propre  de  l’efficacité  et  du  calcul.  (…)  Weber  utilise  la  belle   formule   de   «  désenchantement  du  monde  »   pour   désigner   ce   processus   de   rationalisation   et   pour  

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traduire  dans  le  même  temps  le  bannissement  des  valeurs  suprêmes  les  plus  sublimes  de  la  vie  publique.  (…)  Ce  mouvement  ne  laisse  (cependant)  pas  présager  pour  autant  la  mort  de  la  religion.  Weber  constate  en   fait   une   autonomisation   croissante   de   la   sphère   et   de   l’expérience   religieuse   en   corrélation   au  développement   de   l’esprit   scientifique   moderne.   Weber   perçoit   une   autre   manifestation   du  désenchantement   du  monde   dans   la   façon   dont   s’organisent   les   hommes.   Il   est   ainsi   un   des   premiers  sociologues  à  avoir  saisi   l’importance  du  phénomène  bureaucratique  dans   les  sociétés  modernes.  Pour  lui,  l’administration  bureaucratique  représente  le  type  pur  de  la  domination  rationnelle  légale  

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.195-­‐200  

Document  :  La  spécificité  du  monde  moderne  :  la  rationalisation  des  conduites  Selon   Weber,   le   processus   historique   qui   mène   à   la   modernité   est   une   forme   de   rationalisation   des  conduites,  qu’elles  soient  d’ordre  social,  politique,  religieux,  économique,   juridique,  artistique…  ainsi   la  rationalité  tend  à  s’imposer,  les  actions  rationnelles  en  finalité  tenant  une  part  toujours  croissante.    Toutes   les   institutions   (bureaucratie,   système   politique,   droit,   entreprise…)   et   toutes   les  œuvres   (art,  science,   idéologie)   bénéficient   de   ce   mouvement   irrésistible   qui   explique   le   changement   social   et  économique  spectaculaire  des  derniers  siècles.  Il  conduit  à  universaliser  et  dépersonnaliser  les  rapports  sociaux.    La   science   utilise   les  mathématiques   et   l’expérimentation.   L’économie  moderne   utilise   la   gestion   et   le  calcul   aux   fins   de   maximiser   la   production,   alors   que   les   sociétés   agraires   étaient   gouvernées   par   la  tradition  ;   ses  méthodes   nécessitent   «  la   séparation   du  ménage   et   de   l’entreprise  ».   L’art   lui-­‐même   est  touché  :   ainsi   depuis   la   Renaissance,   la   musique   tend   vers   des   méthodes   rationalisantes   (harmonie,  système  de  notation,  organisation  de  l’orchestre…).    Le  droit  est  gagné  par  le  principe  de  rationalité  quand  il  déduit  des  règles  à  partir  de  principes  de  base  universels.   Les   liens   de   fidélité   personnels   au   fondement   du   pouvoir   féodal   cèdent   la   place   à   la  bureaucratie.    

«  Le  bureaucrate,  le  bureaucrate  spécialisé  lui-­‐même,  est  sans  doute  un  phénomène  fort  ancien  dans  maintes  sociétés,  et  des  plus  différentes.  Mais  à  aucune  autre  époque,  ni  dans  aucune  autre  contrée,  on  n’aura  éprouvé  à  ce  point  combien  l’existence  sociale  toute  entière,  sous  ses  aspects  politiques,  éthiques,  économiques,  dépend  inévitablement,  totalement  d’une  organisation  de  bureaucrates  spécialisés  et  

compétents.  Les  tâches  majeures  de  la  vie  quotidienne  sont  entre  les  mains  de  bureaucrates  qualifiés  sur  le  plan  technique  et  commercial,  et  surtout  de  fonctionnaires  de  l’Etat  qualifiés  sur  le  plan  juridique.  »  (Max  

Weber,  L’éthique  protestante  et  l’esprit  du  capitalisme,  1905)    

Le  processus  de  rationalisation  se  traduit  principalement  par  un  recul  du  religieux  et  du  magique  dans  les   rapports   entre   les   individus   et   leur   environnement.   Les   formes   de   pensée   évoluent  :   recul   du  mystique  et  essor  de  la  raison.  Ce  processus  –  à  la  fois  triste  et  nécessaire  (aux  deux  sens  du  terme  :  utile  et   inéluctable)  –  est   superbement  nommé  par  Weber  «  désenchantement  du  monde  »  car   il   enlève  aux  évènements  leur  part  de  mystère,  marginalise  le  mythe  la  magie  et  la  transcendance.    «  Essayons  d’abord  de  voir  clairement  ce  que  signifie  en  pratique  cette  rationalisation  intellectualiste  que  nous  devons  à  la  science  et  à  la  technique  scientifique.  Signifierait-­‐elle  par  hasard  que  tous  ceux  qui  sont  assis  dans  cette  salle  possèdent  sur  leurs  conditions  de  vie  une  connaissance  supérieure  à  celle  qu’un  Indien  ou  un  Hottentot  peut  avoir  des  siennes  ?  Cela  est  peu  probable.  Celui  d’entre  nous  qui  prend  le  tramway  n’a  aucune  notion  du  mécanisme  qui  permet  à  la  machine  de  se  mettre  en  marche  (…).  Nous  n’avons  d’ailleurs  pas  besoin  de  le  savoir.  Il  nous  suffit  de  pouvoir  compter  sur  le  tramway  (…)  ;  mais  nous  ne  savons  pas  

comment  on  construit  une  telle  machine  en  état  de  rouler.  Le  sauvage  au  contraire  connaît  incomparablement  mieux  ses  outils.  Lorsqu’aujourd’hui  nous  dépensons  une  somme  d’argent,  je  parierais  que  chacun  ou  presque  de  mes  collègues  économistes  donnerait  une  réponse  différente  à  la  question  :  comment  se  fait-­‐il  qu’avec  la  même  somme  d’argent  on  peut  acheter  une  quantité  de  choses  tantôt  

considérable  tantôt  minime  ?  Mais  le  sauvage  sait  parfaitement  comment  s’y  prendre  pour  se  procurer  sa  nourriture  quotidienne  et  il  sait  quelles  sont  les  institutions  qui  l’y  aident.  L’intellectualisation  et  la  

rationalisation  croissante  ne  signifient  donc  nullement  une  connaissance  générale  croissante  des  conditions  dans  lesquelles  nous  vivons.  Elles  signifient  bien  plutôt  que  nous  savons  ou  que  nous  croyons  qu’à  chaque  instant  nous  pourrions,  pourvu  seulement  que  nous  le  voulions,  nous  prouver  qu’il  existe  en  principe  aucune  puissance  mystérieuse  et  imprévisible  qui  interfère  dans  le  cours  de  la  vie  ;  bref  que  nous  pouvons  maîtriser  toute  chose  par  la  prévision.  Mais  cela  revient  à  désenchanter  le  monde.  Il  ne  s’agit  plus  pour  nous,  comme  pour  le  sauvage  qui  croit  à  l’existence  de  ces  puissances,  de  faire  appel  à  des  moyens  magiques  en  vue  de  

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maîtriser  les  esprits  ou  de  les  implorer  mais  de  recourir  à  la  technique  et  à  la  prévision.  Telle  est  la  signification  essentielle  de  l’intellectualisation.  (Max  Weber,  Le  savant  et  le  politique,  1986)  (…)  

Nous   souffrons   d’une   perte   du   sens   que   conféraient   jadis   les   religions   à   l’existence   humaine   et   à   la  destinée  du  monde  :   l’homme,  de  plus  en  plus  rationnel,  ne  se   fait  plus  d’illusions,   il  peut  comprendre,  maîtriser,  prévoir.    Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  

édition)  Document  :  La  distinction  puissance  et  domination  

  Toutes   les  relations  sociales  ne  sont  pas  équilibrées.  Certains   individus  doivent  se  soumettre  et  obéir,   tandis   que   les   autres   peuvent   dominer   et   ordonner.   Ces   relations   d’infériorité   et   de   supériorité  peuvent   résulter  du  simple  usage  de   la   force  physique   (…)  ou  d’une  position   légitime   (…).  Cela  amène  Weber  à  distinguer  puissance  et  domination  :    

- Pouvoir  ou  puissance  :  «  chance  de  trouver  des  personnes  prêtes  à  obéir  »  ou  «  toute  chance  de  faire   triompher   au   sein   d’une   relation   sociale   sa   propre   volonté,  même   contre   des   résistances,  peu  importe  sur  quoi  repose  cette  chance  »  (M.  Weber,  Economie  et  société,  1920)  

- Domination  ou  autorité  :  «  La  chance  de  trouver  des  personnes  déterminables  prêtes  à  un  ordre  de   contenu   déterminé  ».   «  Tout   véritable   rapport   de   domination   comporte   un   minimum   de  volonté   d’obéir,   par   conséquent   un   intérêt,   extérieur   ou   intérieur,   à   obéir  »   (op.   cit.).   La  domination  est  donc  un  pouvoir  légitime,  c’est   l’obéissance  acceptée  qui   lui  confère  efficacité  et  pérennité.    

Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  édition)  

Document  :  La  bureaucratie     La  domination  légale  rationnelle  repose  sur  «  la  croyance  en  la  légalité  des  règlements  arrêtés  et  du  droit  de  donner  des  directives  qu’ont  ceux  qui  sont  appelés  à  exercer  la  domination  par  ces  moyens  ».  On  obéit  à  un  ordre  impersonnel,  objectif,  légalement  arrêté.       L’exemple   le   plus   pur   de   domination   légale   rationnelle   est   la   direction   administrative  bureaucratique.   La   bureaucratie   représente   le   type   pur   de   la   domination   légale.   Weber   la   considère  comme   la   forme   la   plus   juste   et   efficace   de   domination.   Sa   forme   canonique   se   trouve   dans   l’appareil  d’Etat,  mais  elle  tend  à  s’étendre  aux  entreprises,  aux  partis  politiques,  aux  syndicats.    

- les   fonctionnaires   sont   des   professionnels,   qualifiés,   recrutés   et   rémunérés   pour   exercer   des  fonctions  qui  relèvent  de  la  domination.  

- Chaque  fonctionnaire  occupe  un  emploi  dans  une  hiérarchie  de  statuts.  - Le  pouvoir  est  fondé  sur  la  compétence  et  non  sur  la  coutume  ou  la  force  - Le  fonctionnement  bureaucratique  est  réglementé  de  façon  impersonnelle.  Il  exclut  l’arbitraire,  le  

clientélisme,  ou  les  décisions  non  fondées  en  droit.  - Les  tâches  sont  divisées  en  fonctions  spécialisées  nettement  définies  - Le  commandement  et  le  contrôle  sont  assurés  par  une  hiérarchie  - Les   carrières   suivent   des   règles   objectives   (ancienneté,   qualification…)   qui   limitent   le  

favoritisme.    Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  

(2ème  édition)  Document  :  les  formes  de  la  domination  

Dans  la  réalité,  l’activité  se  rapproche  plus  ou  moins  de  l’un  de  ces  types  d’idéaux  ;  bien  souvent,  elle  les  combine.   Plus   encore,   Weber   constate   que   la   vie   sociale   est   faite   d’interactions,   qu’elle   déborde  d’oppositions,   de   conflits   et   de   compromis.   Au   cœur   de   relations   sociales   pétries   par   les   luttes,   le  sociologue   allemand   perçoit   en   fait   la   domination.   (…)   C’est   pourquoi   Weber   adjoint   à   chaque   type  d’activité   (traditionnelle,   affective   et   rationnelle)   un   type   de   domination   particulier.   Weber   définit   la  domination   comme   «  la   chance   de   trouver   une   personne   déterminée   à   obéir   à   un   ordre   de   contenu  déterminé  ».   Mais   tout   pouvoir   a   besoin   d’être   justifié.   La   domination   s’accompagne   nécessairement  d’une  forme  de  légitimité  dont  la  fonction  est  de  normaliser  ce  qui  est.  Cette  légitimité  n’est  en  fait  qu’une  croyance  sociale,   celle  qui  valide   le  pouvoir  détenu  par   le(s)  dominant(s).   le   sociologue  distingue   trois  formes  de  domination  et  de   légitimité   typiques  :   la  domination   traditionnelle   fonde  sa   légitimité  sur   le  caractère   sacré   de   la   tradition  ;   la   domination   charismatique   est   issue   d’une   personnalité   dotée   d’une  aura  exceptionnelle  ;   la  domination   légale  s’appuie  sur   le  pouvoir  d’un  droit  abstrait  et   impersonnel.   Il  

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est  lié  à  la  fonction  et  non  à  la  personne.  Le  pouvoir  dans  les  organisations  modernes  se  justifie  ainsi  par  la  compétence,  la  rationalité  des  choix  et  non  par  des  vertus  magiques  ou  un  droit  ancestral.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.191-­‐192  

 2.2.3 L’éthique  protestante  et  l’esprit  du  capitalisme      

Document  :  L’éthique  protestante  et  l’esprit  du  capitalisme  (1905)     L’œuvre  exemplaire  de  Weber,  où  s’éprouve  la  fécondité  et  la  fiabilité  de  l’approche  proposée  est  à   n’en   pas   douter   L’Ethique   protestante   et   l’Esprit   du   capitalisme,   qui   occupe   dans   la   tradition  sociologique  une  place  comparable  à  celle  du  Suicide.  (…)     La   détermination   de   l’esprit   du   capitalisme   aussi   bien   que   celle   de   l’éthique   protestante  procèdent,  par  appui  sur  certains  textes  ou  documents,  de   la  mise  en  évidence  d’un  sens  idéal-­‐typique,  c’est-­‐à-­‐dire  d’un  sens  reconstruit  par  le  chercheur  à  partir  de  la  constellation  de  significations  capables  d’exprimer  au  mieux  la  nature  singulière  des  ces  individualités  historiques  que  sont  le  protestantisme  et  le  capitalisme.       Mais   cela   ne   suffit   encore   pas  :   si   des   homologies   entre   idéaux-­‐types   ont   un   sens   pour   le  chercheur  et   suggèrent  des   relations  particulières,   toute  action  de   l’un  sur   l’autre  contredit   le  postulat  nominaliste.  Or  c’est  à  ce  niveau  que  Weber  est   le  moins  explicite.  L’essentiel  de   l’objectif  de   l’ouvrage  étant  de  construire  rigoureusement  les  deux  idéaux-­‐types  et  de  montrer  l’antériorité  de  l’un  sur  l’autre,  il  ne  développe  pas  une   thèse  qu’il   se   contente  d’illustrer  par  des   faits   typiques  :   le  passage  de   l’éthique  protestante   à   l’esprit   du   capitalisme   se   réalise   par   la   médiation   d’un   nouveau   comportement  économique,  d’une  nouvelle  rationalité  de  l’action  des  acteurs.  Le  protestantisme  n’a  pas  créé  l’esprit  du  capitalisme  ;  il  a  donné  à  des  agents  économiques,  confrontés  à  des  problèmes  économiques  un  support  idéologique,   leur   permettant   d’inscrire   leur   comportement   dans   une   rationalité   neuve.   L’essence   du  capitalisme,  l’idée  du  profit  comme  rentabilisation  de  chaque  élément  et  de  chaque  instant,  trouve  dans  l’ascétisme  protestant  une   justification  et  un  aliment.  Un  nouveau  comportement  économique  apparaît  alors,  et   il   suffit  qu’il  pénètre  un  secteur  économique   traditionnel   –  comme  celui  du   tissage  à  domicile  dont  Weber  développe  l’exemple  –  pour  qu’il  le  révolutionne  sans  que  la  structure  de  ce  dernier  ne  soit  dans   un   premier   temps   touchée.   Le   comportement   singulier   de   personnes   singulières,   reste   bien,   en  dernière  analyse,  l’élément  explicatif  ultime.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  Quadrige,  PUF,  2013    

Document  :  l’éthique  protestante  et  l’esprit  du  capitalisme  Lorsqu’il   réalise   son   étude,   Max   Weber   part   d’un   constat   fort   banal   à   son   époque.   Le   capitalisme  moderne  prend  naissance  au  XVIième  siècle  dans  les  pays  occidentaux  et  principalement  dans  les  pays  et  milieux   de   confession   protestante.   Il   vérifie   également,   en   cette   fin   de   XIXième   siècle,   que   dans   les  régions   allemandes   où   se   côtoient   catholiques   et   protestants,   ce   sont   ces   derniers   qui,   en   majorité,  détiennent  les  rênes  du  pouvoir  industriel  et  commercial.  (…)  Si  la  capitalisme  n’est  pas  apparu  plus  tôt  c’est   que   le   catholicisme  verrouillait   cette  possibilité.  Dans   cette   religion,   le   salut  passe   en   effet   par   la  seule   fidélité   à   l’Eglise   et   non   par   une   intense   activité   dans   le  monde   terrestre.   A   l’inverse,   remarque  Weber,  il  existe  une  relation  étroite  en  protestantisme  et  essor  du  capitalisme.  (…)  Pourquoi  un  tel  état  de   fait  ?   Parce   qu’à   la   suite   de   Luther,   le   protestantisme   ascétique   et   puritain   que   développe   Calvin  encourage  un  comportement  particulier.  La  profession  devient  un  devoir,  une  vocation,  une  épreuve  de  la  foi.  Tel  est  le  sens  du  terme  Beruf.  Ce  comportement  est  marqué  par  un  ensemble  de  valeurs  comme  le  goût  de  l’épargne,  l’abstinence  et  le  refus  du  luxe,  la  discipline  du  travail  et  la  conscience  professionnelle.  (…)   voilà   dont   tout   un   corps   de   valeurs,   de   règles   et   de   comportements,   bref,   un   ethos   nouveau   qui  conduit  une  élite  protestante  à  s’investir,  sur   le  mode  de  l’impératif  moral  dans   le  travail  et   l’industrie.  Cette   idée   particulière   en   vertu   de   laquelle   le   devoir   s’accomplit   dans   l’exercice   d’un   métier   est  caractéristique  de   l’éthique  sociale  de   la  civilisation  capitaliste.  En  un  certain  sens,  elle  en  est  même  le  fondement.   Mais   pourquoi   le   puritain   se   voulait-­‐il   économe  ?   (…)   Dans   la   logique   de   la   Réforme,   et  contrairement   à   la   logique   catholique,   l’individu   n’a   plus   à   répondre   de   ses   actes   devant   une   autorité  terrestre.   Il   se   retrouve   seul   face   à  Dieu.   En   cela   héritière   du   dogme   de   la   prédestination,   la   Réforme  énonce  de  surcroît  que  l’homme  a  un  devenir  qui  lui  préexiste  et  dont  il  ne  peut,  quoiqu’il  réalise  en  ce  monde,   modifier   la   trajectoire.   (…)   Dieu   seul   connaît   les   élus   (…).   Chez   le   croyant   naît   alors   une  interrogation  permanente  et  angoissée,  celle  de  son  devenir  postmortem.  Que  faire  dans  ces  conditions  ?  

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(…)   Parce   que   Dieu   n’agit   qu’à   travers   ceux   qu’il   a   élus,   la   réussite   professionnelle   a   valeur   de   signe  d’élection.   Aussi,   explique   Weber,   le   travail,   le   sens   de   l’épargne   …   sont-­‐ils   survalorisés   par   les  protestants,  non  pour  eux-­‐mêmes,  mais  comme  moyen  de  confirmer  par  la  réussite  sur  terre  l’existence  d’un  salut  tant  espéré.  (…)  Une  fois  mis  en  place  ce  système  socio-­‐économique  a  ensuite  pris  son  essor  indépendamment  de   l’éthique  puritaine.  Mieux  encore,   il  est  devenu  un  carcan  qui  gouverne  et  oriente  une  grande  partie  de  nos  pratiques  quotidienne.  Weber  résume  en  une  courte   formule  cette   intuition  :  «  le  puritain  voulait  absolument  être  besogneux  et  nous  sommes  forcés  de  l’être  ».    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.210-­‐213  

 2.2.4 Le  rôle  du  sociologue      

Document    :  distinguer  le  travail  du  savant  et  le  travail  du  politique  Weber  n’était  pas  qu’un  savant.  Très  jeune,  il  envisageait  de  faire  une  carrière  politique.  Cet  intérêt  pour  la  chose  publique   le  conduit  à   réfléchir  sur   les   rapports  entre  actions  scientifiques  et  politiques.   (…)   Il  plaide  en  faveur  d’une  nette  scission  entre  les  deux  types  d’activité  et  prend  soin  pour  ce  faire  de  séparer  science  et  opinion.  La  sociologie  n’a  pas  pour  but  de  réformer  la  société  ou  d’engendrer  une  quelconque  théorie  révolutionnaire.  La  «  neutralité  axiologique  »  dont  doit  faire  preuve  le  savant  signifie  que  celui-­‐ci  a   le   devoir   de   suspendre   ses   convictions   personnelles   lorsqu’il   porte   un   regard   critique   sur   les  événements.  Les  croyances  (jugements  de  valeur)  ne  doivent  donc  pas  entacher  les  hypothèses  de  travail  qui  sont  soumises  aux  faits  (jugements  de  fait).  En  distinguant  ainsi  normes  et  réalités,  Weber  veut  faire  explicitement   de   la   sociologie   une   «  science   des   réalités  ».   Weber   suggère   toute   l’importance   de  distinguer  «  rapport  aux  valeurs  »  (toute  activité,  à  commencer  par  la  pratique  scientifique,  entretient  des  rapports  à  des  valeurs  baigne  dans  une  histoire  à  laquelle  on  ne  peut  échapper)  et  «  jugement  de  valeur  »  (appréciation  qui  introduit  de  l’irrationalité  dans  la  pratique  scientifique).    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.184-­‐187  

 Document  :  la  neutralité  axiologique  

Pour  analyser  l’engagement  sociologique  de  Weber,  il  convient  de  lire  en  priorité  Le  savant  et  le  politique  (1919).  Weber  n’a  cessé  de  souligner  que  la  politique  ne  devait  pas  être  présente  dans  les  salles  de  cours  à   l’université   et   que   la   posture   du   savant   ne   pouvait   en   aucun   cas   se   confondre   avec   celle   de   l’acteur  politique.    Weber  :  «  on  ne  peut  pas  être  en  même  temps  homme  d’action  et  homme  d’études,  sans  porter  atteinte  à  la  dignité  de  l’un  et  de  l’autre  métier,  sans  manquer  à  la  vocation  de  l’un  et  de  l’autre.  »  L’action  du  savant  doit  être   rationnelle   par   rapport   à   un   but  :   celui   de   démontrer   la   vérité   à   partir   de   faits   et   d’arguments  reconnus   comme   scientifiquement   valables.   (…)   La   vocation   du   savant   s’inscrit   dans   le   processus  historique   de   rationalisation.   La   vérité   scientifique   à   laquelle   le   sociologue   –   comme   tout   homme   de  science   –   aspire   ne   peut   être   établie   qu’à   condition   de   reconnaître   à   la   fois   le   caractère   infini   de   la  connaissance  –  renvoyant  à   l’inachèvement  de  la  science  –  et  de  viser  l’objectivité  ou  l’objectivation,  ce  qui  implique  le  refus  de  jugements  de  valeur.  C’est  aussi  à  cette  condition  que  le  sociologie  peut  observer  avec   détachement   l’homme   politique   dont   la   vocation   est   précisément   d’agir   en   conformité   avec   des  croyances   et   des   valeurs.   Cette   distinction   qu’il   établit   entre   la   vocation   du   savant   et   la   vocation   du  politique  le  conduit  à  affirmer  que  la  science  doit  s’en  tenir  à  une  neutralité  axiologique  inflexible.    Mais  Weber  (…),  comme  Durkheim,  est  convaincu  de   l’utilité  de   la  sociologie.   (…)   Il  ne  revient  pas  à   la  science  de  dire  à  l’homme  de  volonté  ce  qu’il  doit  faire,  mais  elle  peut  l’aider  à  mieux  comprendre  le  sens  de  ses  choix  et  de  son  action.   (…)  De  ce  point  de  vue,   le  sociologue  est  pour  ainsi  dire  «  engagé  »  dans  l’action   chaque   fois   qu’il   contribue   à   dévoiler   la   réalité,   à   chasse   les   mythologies,   à   désenchanter   le  monde  et  à  donner  aux  acteurs  des  clés  de  compréhension  des  raisons  véritables  –  souvent  cachées  ou  inexpliquées  –  de  leurs  croyances  et  de  leurs  actes.  (…)  Il  convient  de  souligner  que  Durkheim  et  Weber  ont  affirmé  avec  force  le  caractère  scientifique  de  la  sociologie  en  insistant,  l’un  et  l’autre,  sur  les  règles  élémentaires  de  la  distanciation  à  l’égard  des  prénotions  et  de  la  neutralité  axiologique.  Cet  engagement  pour  cette  science  nouvelle  n’a  pas  éliminé  leur  volonté  de  participer  à  la  réflexion  politique,  d’apporter  leur  contribution  aux  débats  sociaux,  de  favoriser  une  meilleure  compréhension  des  défis  essentiels  de  la  société  moderne  pour  mieux  les  affronter.    

Source  :  Serge  Paugam,  La  Pratique  de  la  sociologie,  Puf,  2007    

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2.3 George  Simmel  :  le  dépassement  de  l’opposition  fait  social/action  sociale    

Document  :  dépasser  l’opposition  contrainte  /  action  individuelle  Outre  son  intérêt  pour  l’épistémologie  historique  qui  le  conduit  à  réfuter  toute  tentation  nomologique  à  énoncer  des   lois  de   l’histoire,  une  des   interrogations  centrales  de  Simmel  est   la  différenciation  sociale.  Dans   un   petit   article   de   1909   demeuré   célèbre   (Brucke  und  Tur),   il   livre   une   analyse   vitaliste   du   fait  social.  Pour  Simmel,  la  vie  sociale  est  un  mouvement  par  lequel  ne  cessent  de  se  remodeler  les  relations  entre   individus.  Ces  relations  sont,  à   l’image  du  pont  qui  relie  et  de   la  porte  qui  sépare,  empreintes  de  tendances  contradictoires  à  la  cohésion  et  à  la  dispersion.  Pour  analyser  ces  relations,  Simmel  avance  un  concept  directeur  :  celui  de  l’action  réciproque.  Par  là,   il  entent  tout  simplement  l’influence  que  chaque  individu   exerce   sur   autrui.   Cette   action   est   guidée   par   un   ensemble   de   motivations   diverses   (amour,  instincts  érotiques,  intérêts  pratiques,  foi  religieuse,  impératifs  de  survie  ou  d’agression,  plaisir  ludique,  travail,  …)  et  c’est   la  totalité  sans  cesse  mouvante  et  conflictuelle  de  ces  actions  qui  contribue  à  unifier  l’ensemble  des  individus  en  une  société  globale.  L’objet  de  Simmel  n’est  ni  l’individu,  ni  la  société  en  tant  que   tels.   Tout   son   intérêt   se   focalise   sur   l’interaction   créatrice   entre   ces   deux   pôles   extrêmes.  Contrairement  à  Durkheim,  Simmel  privilégie  donc  non  la  contrainte,  mais   le  devenir  de  la  société.  (…)  Simmel  n’ignore  cependant  pas  l’existence  de  structures  lourdes  qui  poussent  à  la  reproduction  sociale.  Il   leur  assigne  simplement  un  statut  comparable  à  ces  événements  microsociaux  de   la  vie  quotidienne,  ces   interactions   multiples   et   fugaces   (la   sociabilité)   qui   constituent   aussi   l’essence   des   relations  humaines.   En   opposition   au   contenu   d’une   action   (les  motivations   qui   guident   l’agir   humain),   Simmel  nomme   formes   sociales   le   produit   des   actions   réciproques.   La   mode   est   un   exemple   type   de   forme  sociale.   Expression   de   l’individualisme  moderne   sans   pour   autant   cesser   de   trahir   les   distinctions   de  classe,   elle   révèle   l’essence   dynamique   du   social.   Si   les   formes   sociales   (juridiques,   artistiques,  coutumières,  …)  sont  le  produit  de  l’homme  et  des  interactions  entre  les  hommes,  elles  sont  aussi,  pour  nombre   d’entre   elle,   en   voie   constante   d’objectivation.   Ce   processus   d’abstraction   leur   confère   une  logique  de  fonctionnement  autonome  qui  les  rend  étrangères  aux  sujets  qui  les  ont  engendrées.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologique.  Des  origines  à  Weber  »,  A.Colin,  4ième  édition,  2012,  p.122-­‐123  

 Document  :  une  sociologie  des  «  formes  sociales  »    

Simmel  définit   l’objet  de   la   sociologie  :   l’étude  des  actions   réciproques   (des   interactions  dira-­‐t-­‐on  plus  tard)  et  de  leurs  incarnations  dans  des  «  entités  qui  se  situent  et  se  développent  au  delà  de  l’individu  »,  entités  que  Simmel  appelle  par  ailleurs  des  «  formes  sociales  ».    Les   interactions   sont   la   trame   des   liens   sociaux.   Elles   peuvent   être   éphémères   comme   le   regard   des  autres  sur  mon  aspect  physique  qui  est  un  élément  constitutif  de  mon  action  ;  ou  durables,  comme   les  liens   interpersonnels   des  membres   d’une   organisation   (camaraderie,   jalousie,   clans,   alliances,   conflits,  compétition  pour   le  pouvoir,   le  prestige  out   toute   forme  d’ascendant   sur   autrui)  qui  déterminent  plus  son  efficacité  que  ses  règles  ou  son  organigramme  officiel.    «  La  socialisation  se  fait  et  se  défait  constamment,  et  elle  se  refait  à  nouveau  parmi  les  hommes  dans  un  

éternel  flux  et  bouillonnement  qui  lient  les  individus,  même  là  où  elle  n’aboutit  pas  à  des  formes  d’organisation  caractéristiques.  Les  hommes  se  regardent  les  uns  les  autres,  ils  se  jalousent  mutuellement,  ils  s’écrivent  des  lettres  et  déjeunent  ensemble,  ils  éprouvent  sympathie  et  antipathie  par-­‐delà  tout  intérêt  tangible.  De  même  la  reconnaissance  pour  un  acte  altruiste  crée  des  liens  indéfectibles  ;  l’un  demande  son  chemin  à  l’autre  ;  ils  s’habillent  et  se  parent  les  uns  pour  les  autres  :  ces  milliers  de  relations  de  personnes  à  personnes,  momentanées  ou  durables,  conscientes  ou  inconscientes,  superficielles  ou  riches  en  conséquences,  parmi  lesquelles  nous  avons  choisi  tout  à  fait  arbitrairement  les  exemples  cités,  nous  lient  constamment  les  uns  aux  autres.  C’est  en  cela  que  consistent  les  actions  réciproques  entre  les  éléments  qui  soutiennent  toute  la  fermeté  et  l’élasticité,  toute  la  multiplicité  et  toute  l’unicité  de  la  vie  en  société…  »  (G.  Simmel,  Sociologie  

et  épistémologie,  PUF,  1981)     Les   formes   sociales   résultent   des   actions   réciproques   des   individus,   de   l’interaction   entre  individus  et  société.  D’origines  individuelles,  elles  tendent  à  se  détacher  des  individus  qui  les  ont  créées  pour  ensuite  s’imposer  à  eux.  L’analyse  sociologique  doit   comprendre   leur  origine   individuelle   tout  en  expliquant   les   phénomènes   sociaux   qu’elles   peuvent   causer.   Les   exemples   choisis   par   Simmel   sont  volontairement  très  divers  comme  l’art,  la  religion,  la  mode…       Simmel   privilégie   ainsi   une   approche   individualiste   qui   consiste   à   expliquer   la   société   par   les  interactions  et  non  par  la  société  comme  un  tout  indépendant  de  ceux  qui  la  composent.  Cependant,  cet  

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interactionnisme  est  complexe  car,  nées  des  individus,  les  formes  sociales  acquièrent  une  autonomie  qui  les   fait   apparaître   à   la   fois   comme   le   produit   et   la   cause   des   actions   humaines.   Ainsi,   la   mode   est  l’expression  même  de  l’individualisme  moderne,  mais  elle  véhicule  aussi   les  distinctions  de  classe.  A  ce  titre,  malgré,  ou  peut-­‐être  à  cause  de,  son  côté  futile,  elle  révèle  selon  Simmel  mieux  que  d’autres  thèmes  l’essence  même  de  la  dynamique  du  social  «  Imitation  d’un  modèle  donné,  la  mode  satisfait  un  besoin  social,  elle  mène  l’individu  dans  la  voie  suivie  par  tous,  elle  indique  une  généralité  qui  réduit  le  comportement  de  chacun  à  un  pur  et  simple  exemple.  Cela  dit,  

elle  satisfait  tout  autant  le  besoin  de  distinction,  la  tendance  à  la  différenciation,  à  la  variété,  à  la  démarcation.  Et  elle  y  parvient  d’un  côté  par  le  changement  des  contenus  qui  imprime  à  la  mode  

d’aujourd’hui  sa  marque  individuelle  par  rapport  à  celle  d’hier  et  de  demain,  mais  de  l’autre,  encore  plus  énergiquement,  grâce  au  fait  que  les  modes  sont  toujours  des  modes  de  classe,  que  celles  de  la  couche  

supérieure  se  distinguent  de  celles  de  la  couche  inférieure  et  se  voient  abandonnées  pour  la  première  dès  que  la  seconde  commence  à  se  les  approprier.  La  mode  n’est  donc  jamais  qu’une  forme  de  vie  parmi  

beaucoup  d’autres,  qui  permet  de  conjoindre  en  un  même  agir  unitaire  la  tendance  à  l’égalisation  sociale  et  la  tendance  à  la  distinction  individuelle,  à  la  variation.  »  

Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  édition)  

 Document  :  Norbert  Elias  (1897-­‐1990)  et  l’analogie  du  jeu  d’échec  

On  ne  peut   dissocier   individu   et   société  «  le  concept  d’individu  se  réfère  à  des  hommes   interdépendants,  mais  au  singulier  ;  et  le  concept  de  société  à  des  hommes  interdépendants  mais  au  pluriel  ».  Pour  expliquer   les   situations  d’interactions,  Elias  utilise   l’analogie  du   jeu  d’échec  :   chaque  coup  réalisé  par   un   joueur   (l’individu   est   autonome)   entraîne   un   contre   coup   de   l’autre   joueur   (l’individu   est  contraint  par  son  environnement  social).  Elias  permet  donc  de  comprendre  que   les   individus  sont  à   la  fois  influencés/contraints  par  leur  environnement  (Société)  et  acteur  des  relations  qu’ils  ont  avec  autrui  (Individu).   Pour   comprendre   les   phénomènes   sociaux,   il   faut   se   situe   à   l’articulation   entre   Individu   et  Société  (plutôt  que  chercher  à  opposer  les  deux).                      

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3 Les  développements  de  la  sociologie  au  20ième  siècle      

3.1 Dans  la  continuité  du  holisme  méthodologique  :  le  fonctionnalisme  et  la  culturalisme      

Document  :  le  prolongement  d’une  tradition  durkheimienne  L’approche  par   les  causes  et   les  structures,  que  celles-­‐ci  soient  matérielles  et  concrètes  comme  dans   le  fonctionnalisme   ou   abstraites   et   formelles   comme   dans   le   structuralisme,   a   un   point   commun  :  l’objectivisme.  Les  faits  sociaux  peuvent  être  décrits  et  analysés  selon  des  procédures  positives,  sans  qu’il  soit   besoin   de   considérer   les  motifs   des   acteurs.   Cet   objectivisme   postule   l’existence   d’un   ordre   sous-­‐jacent   aux   phénomènes,   dont   la   mise   en   évidence   est   l’objectif   de   la   connaissance   sociologique.   Il   en  découle  que  le  sens,  envisagé  comme  valeurs,  visions  du  monde,  normes  et  règles  d’action  fait  partie  de  cet   ordre  préexistant  ;   les   acteurs   individuels   intériorisent  des   comportements   et   de   schèmes  d’action  définis   en  dehors   d’eux.   C’est   cette   position  que   rejettent,   dans   leur   ensemble,   les   divers   programmes  relevant,  en  opposition  à  l’objectivisme,  du  subjectivisme.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  collection  Quadrige,  PUF,  2013    

3.1.1 Le  culturalisme      

Document  :  Les  fondements  de  la  sociologie  culturaliste  L’université  américaine  de  Columbia  est  souvent  désignée  comme  le  foyer  intellectuel  à  partir  duquel  se  diffuse  à  partir  des  années  trente,  une  nouvelle  approche  sociologique  :  le  culturalisme.  (…)  Ces  analyses  s’entendent  pour  accorder  à  la  culture  le  statut  d’élément  explicatif  majeur  dans  le  fonctionnement  des  sociétés.   Sur   la   base   de   ce   simple   postulat,   plusieurs   sociologues   s’efforcent   de   rendre   compte   de   la  cohérence   des   sociétés   et   de   certains   segments   précis   en   son   sein   (villes,   bandes   de   jeunes),   d’autres  testent  le  rôle  des  médias  dans  la  formation  des  opinions  individuelles.    A.Kardiner   coule   le   culturalisme   dans   le   freudisme   et   définit   la   personnalité   comme   l’expression  socialisée   d’une   nature   humaine   universelle  modelée   par   des   valeurs,   des   normes,   des   institutions,   …  caractéristiques   d’une   culture   particulière.   Kardiner   estime   que   toute   société   possède   un   ensemble  d’institutions  pérennes  dont   la   fonction  est  de  socialiser   les   individus.  Sur  un  matériau   identique  pour  tous   les   hommes   (les   instincts),   ces   institutions   impriment   une   marque   spécifique,   celle   d’une  personnalité   commune   que   partagent   de   façon   exclusive   les   membres   d’une   société   donnée   et   sur  laquelle  viennent  se  greffer  des  variations  individuelles.  (…)  Michel  Lallement,  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber,  Armand  Colin,  4ème  édition,  2012    

Document  :  Mœurs  et  sexualité  en  Océanie  Chez  les  Arapesh,  aussi  bien  hommes  que  femmes,  nous  dirions  que  les  traits,  vus  sous   l’angle  familial,  nous  apparaissent   comme  maternels,   et  qu’ils   sont   féminins   si  on   les  envisage  du  point  de  vue  sexuel.  Garçons   et   filles   apprennent,   dès   le   jeune   âge,   à   acquérir   le   sens  de   la   solidarité,   à   éviter   les   attitudes  agressives,  à  porter  attention  aux  besoins  et  aux  désirs  d’autrui.  Ni   les  hommes  ni   les   femmes  n’ont   le  sentiment  que   la   sexualité  est  une   force  puissante  dont   ils   sont  esclaves.  Les  Mundugumor  se   sont,   au  contraire,   révélés  être,  à  quelque  sexe  qu’ils  appartiennent,  d’un   tempérament  brutal  et  agressif,  d’une  sexualité   exigeante  :   rien,   chez   eux,   de   tendre   et   de  maternel.   (…)  Ni   les  Arapesh,   ni   les  Mundugumor  n’ont  éprouvé  le  besoin  d’instituer  une  différence  entre  les  sexes.  L’idéal  arapesh  est  celui  d’un  homme  doux,  sensible,  marié  à  une  femme  également  douce  et  sensible.  Pour  les  mundugumor,  c’est  celui  d’un  homme  violent  et  agressif  marié  à  une  femme  tout  aussi  violente  et  agressive.  Les  Chambuli,  en  revanche,  nous  ont  donné  une  image  renversé  de  ce  qui  se  passe  dans  notre  société.  La  femme  y  est  le  partenaire  dominant  ;  elle  a  la  tête  froide,  et  c’est  elle  qui  mène  la  barque  ;  l’homme  est,  des  deux,  le  moins  capable  et  le  plus  émotif.  (…)  Si  certaines  attitudes,  que  nous  considérons  comme  traditionnellement  associées  au  tempérament   féminin,   telles   que   la  passivité,   la   sensibilité,   l’amour  des   enfants  peuvent   aisément   être  typiques   des   hommes   d’une   tribu,   et   dans   une   autre,   au   contraire,   être   rejetées   par   la   majorité   des  hommes  comme  des  femmes,  nous  n’avons  plus  aucune  raison  de  croire  qu’elles  soient  irrévocablement  déterminées  par  le  sexe  de  l’individu.    

Margaret  Mead,  Mœurs  et  sexualité  en  Océanie,  (1928-­‐1935)      

 

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Document  :  L’introduction  des  notions  de  statut  et  de  rôle  Un   statut   dans   l’abstrait,   est   une   position   particulière   dans   un   modèle   particulier  ;   il   est   ainsi  parfaitement   correct   de   dire   que   chaque   individu   possède   plusieurs   statuts   puisque   chaque   individu  dépend   de   plusieurs   modèles.   Cependant,   si   aucune   précision   n’est   donnée,   le   statut   d’un   individu  désigne  la  totalité  des  statuts  qu’il  occupe  et  représente  sa  position  par  rapport  à  la  société  globale.  (…)  Un  statut  dans  la  mesure  où  il  est  distinct  de  l’individu  qui  l’occupe,  n’est  qu’une  collection  de  droits  et  de  devoirs.  Ceux-­‐ci  ne  pouvant  s’exprimer  que  par  l’intermédiaire  des  individus,  il  est  extrêmement  difficile  de   maintenir   une   distinction   entre   les   statuts   et   les   individus   qui   les   détiennent   et   qui   assument   les  droits  et   les  devoirs    constitutifs  de  ce  statut.  La  relation  qu’il  existe  entre  un   individu  et   le  statut  qu’il  détient  est  quelque  peu  comparable  à  celle  qui  existe  entre   le  conducteur  d’une  automobile  et   la  place  réservée  au  conducteur  dans  le  véhicule.  Le  siège  du  conducteur  avec  son  volant,  son  accélérateur  et  les  autres   commandes,   est   une   constante,   les   possibilités   d’actions   de   commande   qu’il   représente   étant  permanentes  ;  le  conducteur,  par  contre,  peut  être  n’importe  quel  membre  de  la  famille  et  peut  exercer  ces  possibilités  de  la  meilleure  ou  de  la  pire  manière.    Un  rôle  représente  l’aspect  dynamique  du  statut.  L’individu  est  socialement  assigné  à  un  statut,  lui-­‐même  lié  à  d’autres  statuts.  Quand  il  met  en  œuvre  les  droits  et  les  devoirs  qui  constituent  le  statut,  il  remplit  un  rôle.  Le  rôle  et  le  statut  sont  parfaitement  inséparables  et  les  distinguer  n’a  qu’un  intérêt  théorique.  Il  n’est  pas  de  rôle  sans  statut  et  pas  de  statut  sans  rôle.  Comme  le  terme  de  statut,  celui  de  rôle  est  utilisé  sous   une   double   acceptation.   Chaque   individu   possède   une   série   de   rôle   découlant   des   modèles  différents  desquels  il  dépend  ;   il  a,  en  même  temps,  un  rôle  en  général,  qui  représente  la  totalité  de  ses  rôles  et  qui  détermine  ce  qu’il  fait  en  faveur  de  sa  société  et  ce  à  quoi  il  peut  s’attendre  de  la  part  de  cette  société.  (…)  Le   statut   et   le   rôle   traduisent   les   modèles   idéaux   régissant   la   vie   sociale   en   termes   individuels,   ils  deviennent  ainsi  des  guides  propres  à  organiser   les  attitudes  et   le  comportement  de   l’individu  de   telle  façon   qu’ils   puissent   être   compatible   avec   ceux   des   autres   individus   participant   à   l’application   d’un  même  modèle.  Ainsi,  dans  une  équipe  de  football,   la  position  d’arrière  n’a  de  sens  que  par  rapport  aux  autres  positions.  Du  point  de  vue  de  l’arrière  lui  même,  il  s’agit  d’une  entité  importante  et  distincte  qui  détermine  sa  place  dans   la   formation  et  son  action  dans   les  différents  matches.  Son  assignation  à  cette  place  limite  et,  du  même  coup,  définit  ses  activités  et  lui  impose  un  minimum  à  apprendre.  Tant  qu’il  n’y  a  pas  d’intervention  extérieure,  plus  les  membres  d’une  société  sont  étroitement  adaptés  à  leurs  statuts  et   à   leurs   rôles,   mieux   la   société   fonctionne.   (…)   La   formation   des   habitudes   et   des   attitudes   chez  l’individu  commence  à  la  naissance  et,  toute  choses  égales  d’ailleurs,  plus  l’entraînement  à  un  statut  peut  commencer  tôt,  plus  son  efficacité  peut  être  grande.    

R.  Linton,  De  l’homme,  Minuit,  1968  (édition  originale  :  1936)    

Document  :  les  approches  culturalistes  du  vote  Etroitement   associée   aux   analyses   sur   les   modes   de   socialisation   l’approche   culturaliste   s’impose  également  lorsque,  avec  la  propagande  de  guerre  puis  avec  le  développement  des  médias,  se  posent  des  questions  nouvelles  :  quel  est   l’impact  des  moyens  de  communication  de  masse  sur  les  comportements  individuels  ?   Les   journaux   ou   la   radio   sont-­‐ils   devenus  un  des  moyens  privilégiés   afin   de   transmettre,  pour  mieux  les   imposer,   les  valeurs  dominantes  ?  (…)  Les  travaux  empiriques   invalident  rapidement   la  thèse  d’une  manipulation  générale  gouvernée  par  une  espèce  de  démiurge  médiatique.  (…)  Dans  l’étude  qu’ils  mènent  à  l’aide  de  la  technique  des  panels  (série  d’entretiens  répétés  auprès  d’un  même  ensemble  d’individus)  lors  de  l’élection  présidentielle  de  1940,  Paul  Lazarsfeld,  Bernard  Berelson  et  Hazel  Gaudet  prouvent  que  les  opinions  sont  biens  moins  déterminés  par  la  propagande  médiatique  que  par  le  profil  social   des   électeurs   (The   people’s   choice,   1944).   Les   sociologues   livrent   un   second   résultat   plus  intéressant  encore.  Les  informations  n’atteignent  jamais  l’ensemble  de  la  population,  mais  sont  toujours  véhiculées   par   des   «  leaders   d’opinions  ».   Dans   les   groupes   primaires,   il   existe   des   individus   (20%  environ)   qui   servent   de   relais   entre   les   médias   et   des   électeurs   moins   réceptifs   qu’on   ne   pouvait   le  penser  a  priori.  Aux  côtés  de   la  communication  de  masse,   l’action  des  élites  aux  commandes  de   la  société  constitue  un  second   thème  d’investigation  directement   connecté   à   la  problématique   culturaliste.   Les   élites  ne   sont-­‐elles  pas  capables  en  effet  de  produire  et  de  gérer  une  culture  dominante  à  même  de   légitimer   l’ordre  social   en   vigueur  ?   (…)   La   thèse  d’une  manipulation  méconnue  de   ceux-­‐là   qui   la   subissent   au  premier  chef   connaît   un   succès   avec   les   travaux   de   Pierre   Bourdieu.   (…)   Bourdieu   est   fidèle   aux   intuitions  

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culturalistes.  La  domination  repose  bien  moins  sur  le  pouvoir  ou  l’influence  de  quelques-­‐uns  que  sur  le  jeu  diffus  d’une  violence  symbolique,  multiforme  et  méconnue.    

Source  :  Michel  Lallement  «  Histoire  des  idées  sociologiques.  De  Parsons  aux  contemporains  »,  A.Colin,  3ième  édition,  2011,  p.73-­‐74  

 Document  :  A.K.Cohen  (1955)  «  Delinquent  boys  »  

«  La  conduite  du  délinquant  est  normale,  par  rapport  aux  principes  de  sa  sous-­‐culture,  précisément  parce  qu’elle  est  anormale  selon  les  normes  de  la  culture  normale  ».  

 Document  :  La  logique  de  l’honneur  :  une  application  du  culturalisme  dans  la  sociologie  française     Philippe  d’Iribarne  (…)  s’intéresse  aux  racines  culturelles  des  conduites  économiques.  Il  compare  les   usines   d’un  même   groupe   industriel   dans   trois   pays   et  montre   comment   les   logiques   industrielles  sont  le  résultat  de  permanences  culturelles  :  en  France,  règne  une  logique  de  l’honneur  issue  de  l’Ancien-­‐Régime,   aux   Etats-­‐Unis,   une   culture   du   contrat,   de   l’échange   «  fair  »   entre   égaux,   aux   Pays-­‐Bas,   une  recherche  du  consensus  :    «  Ainsi  chacun  des  pays  où  nous  ont  porté  nos  pas  a-­‐t-­‐il  donné  jour  à  une  manière  bien  à  lui  de  faire  vivre  les  hommes   en   société.   Et   ces   différences,   auxquelles   les   entreprises   doivent   s’adapter,   sont   d’autant   plus  remarquables  que   les  Etats-­‐Unis,   les  Pays-­‐Bas   et   la  France  paraissent  à   l’échelle  de   la  planète,   relever  de  traditions  bien  proches.  (…)  La  vie  américaine  est  marquée  par  le  règne  du  contrat   .   (…)   La   gestion  hollandaise  utilise  un  esprit  de  conciliation  en  mettant  en  œuvre  de  multiples  procédures  de  contestation.  (…)  La  France  demeure  la  patrie  de  l’honneur,  des  rangs,  de  l’opposition  du  noble  et  du  vil,  des  ordres,  des  corps,  des   états,   qui   se  distinguent  autant  par   l’étendue  de   leurs  devoirs  que  par   celle  de   leurs  privilèges.  Personne   n’est   prêt   à   s’y   plier   à   la   loi   commune   mais   chacun   aura   à   cœur   d’être   à   la   hauteur   des  responsabilités  que  fixent  les  traditions  de  son  état.  Et  le  sens  de  l’honneur  interdit,  à  ceux  qui  ont  quelque  prétention,  de  défendre  leurs  intérêts  de  la  façon  mesquine  qui  sied  au  vulgaire.  »  (P.  d’Iribarne,  La  logique  de  l’honneur,  Seuil,  1989).       D’Iribarne  explique  aussi  cette  perspective  pour  expliquer  le  chômage  spécifique  à  la  France  (Le  chômage  paradoxal,  1990),  par  la  logique  statutaire  qui  interdit,  sous  peine  de  «  dérogeance  »,  -­‐  car  toute  déqualification  est  vécue  comme  un  déclassement  -­‐,  à  certains  travailleurs  d’accepter  des  emplois  qu’ils  seraient   susceptibles   d’occuper   s’ils   acceptaient   de   se   plier   à   une   logique   marchande.   Cette   thèse   a  suscité  de  nombreuses  critiques.    Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  

édition)    

3.1.2 Le  fonctionnalisme      

Document  :  Les  caractéristiques  du  fonctionnalisme  Dès  le  19ème  siècle,  l’appréhension  des  phénomènes  sociaux  a  été  marquée  par  une  intuition  forte  :  celle  de  leur  appartenance  à  la  société  comme  à  un  tout.  Cette  notion  recouvre  trois  idées  :    

- la  nécessité  d’opérer  une  distinction  entre  un  ensemble  et  ses  éléments  ;  - la   constitution   de   ces   éléments   comme   étant   non   seulement   des   parties   de   l’ensemble,   mais  

comme  contribuant  à  son  fonctionnement  ;  - l’irréductibilité  du  tout  à  la  somme  de  ses  parties,  ou,  en  d’autres  termes,  la  prééminence  du  tout  

sur  les  parties.    Appliquée  à  la  sociologie,  cette  conception  –  souvent  qualifiée  de  holiste  –  avait  pu  donner  lieu  à  diverses  dérives  organicistes  au  siècle  précédent.  Elle  va,  à  l’inverse,  dans  la  période  qui  nous  occupe,  révéler  que,  dès  lors  qu’elle  est  traitée  avec  rigueur,  elle  peut  constituer  un  cadre  d’analyse  particulièrement  fécond.  Sa  première  forme  est  le  fonctionnalisme,  qui  s’implantera  d’abord  en  anthropologie,  avant  de  gagner  la  sociologie.  Une  des  raisons  en  est  que  l’anthropologie  a  affaire  à  des  sociétés  de  dimensions  restreintes  qu’il  est  possible  de  considérer  dans  leur  totalité.    Soit   le   problème   suivant  :   dans   une   société,   il   arrive   souvent   que   l’on   repère   une   coutume   ou   une  institution   qui   apparaît   bizarre   et   anachronique   par   rapport   au   fonctionnement   actuelle   de   la   société  considérée.   L’anthropologie   classique   a   tendance   à   considérer   de   tels   phénomènes   comme   des  survivances,  des  résidus  ou  des  emprunts  à  d’autres  cultures.  Les  deux  premiers  termes  renvoient  à  une  conception  évolutionniste,   le  troisième  à  une  approche  diffusionniste.  Dans  les  deux  cas,   le  phénomène  

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est   isolé   de   son   environnement   actuel  :   «  Au   lieu   de   chercher   la   fonction   actuelle   d’un   fait   culturel,  l’observateur  se  contente  d’aboutir  à  une  entité  rigide  et  autonome.  »  (B.  Malinowski,  1944).  A   l’inverse  de   cette   attitude,  Bronislaw  Malinowski   (…)  avance   la   thèse  que   si  un   fait   culturel  persiste  c’est  parce  qu’il  remplit  une  fonction  dans  la  société  considérée.    Pour   asseoir   la   légitimité   de   cette   thèse,  Malinowski   élabore   une   théorie   de   la   culture   fondée   sur   les  notions  de  besoins  et  de  satisfaction  des  besoins.  Toute  société  manifeste  des  besoins  élémentaires,  liés  à  la  nature  biologique  de   l’homme,  et  des  besoins  dérivés   liés  à   sa  propre  exigence  de   survie  :  bien-­‐être  corporel,   sécurité,   santé…   appartiennent   à   la   première   catégorie  ;   production   économique,   règles  juridiques,   socialisation   de   la   nouvelle   génération,   définition   des   pouvoirs…   à   la   seconde.   Les   faits  culturels,  et  plus  précisément  les  institutions,  sont  des  réponses  à  ces  besoins.  Une  institution  se  définit  donc   par   sa   finalité   et   sa   fonction   actuelles.   «  Analyse   fonctionnelle   et   analyse   institutionnelle   sont  intimement  liées  ».    Le  fonctionnalisme  de  Malinowski  a  deux  aspects  :  d’une  part  il  développe  une  conception  théorique  de  la  société  et  de  la  culture  ;  d’autre  part  articulé  avec  cette  conception,  il  propose  un  programme  d’analyse  des  phénomènes  qui  peut  se  ramener  aux  deux  points  suivants  :    

- pour  tout  phénomène  X  étudié,  rechercher   l’institution  à   laquelle   il  se  rattache  :  «  Je  met  au  défi  quiconque  de  citer  un  objet,  une  activité,  un  symbole,  un  type  d’organisation  qui  ne  puisse  prendre  place   dans   une   institution   quelconque,   lors   même   que   certains   objets   relèvent   de   plusieurs  institutions  et  jouent  auprès  de  chacune  d’elles  un  rôle  déterminé.  (Malinowski,  1944)  

- rechercher   la   fonction   remplie   par   cette   institution   et   rendre   compte   de   X   à   partir   de   cette  dernière.    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  collection  Quadrige,  PUF,  2013    

Document  :  Le  fonctionnalisme  de  R.-­‐K  Merton  Les  trois  postulats  (ndlr  :  du  fonctionnalisme  de  Malinowski)  dénoncés  par  Merton  sont  ceux  de  «  l’unité  fonctionnelle   de   la   société  »,   «  du   fonctionnalisme  universel  »   et   «  de   la   nécessité  ».   Ces   trois   postulats  impliquent  qu’une  institution  donnée  exerce  une  fonction  par  rapport  à  la  société  toute  entière  (postulat  1),   qu’elle   est   toujours   positive   (postulat   2),   et   nécessaire   (postulat   3).   Or   cela   suppose   un   niveau  d’intégration  qui  le  plus  souvent  n’est  pas  réalisé  :  à  l’inverse  une  institution  ou  un  fait  culturel  peuvent  remplir  une  fonction  partielle  et  limitée  ;  ses  conséquences  peuvent  être  positives  pour  certains  secteurs  de  la  société  et  négatives  pour  d’autres  ;  la  fonction  enfin  peut  subsister  alors  que  l’institution  disparaît,  remplacée   par   une   autre.   Il   y   a   donc   une   souplesse   et   une   subtilité   dans   le  maniement   de   l’approche  fonctionnelle  (fonctionnalisme  de  Merton)  que  méconnait  totalement  le  fonctionnalisme  embourbé  dans  le  simplisme  de  la  relation  besoin  institution.    L’analyse  fonctionnelle  exige  pour  se  déployer  que  cette  subtilité  soit  explicitée  par  un  certain  nombre  de  concepts  (…)  :    

a) il  substitue  à  la  notion  de  besoin  (…)  celle  «  d’exigence  fonctionnelle  »,  pour  désigner,  de  la  façon  la  plus  neutre  possible,  les  problèmes  des  conditions  de  survie  d’un  système  ;    

b) il   indique  qu’une  même  «  exigence  fonctionnelle  »  peut  être  remplie  par  des   institutions  ou  des  faits  culturels  différents,  jouant  alors  le  rôle  «  d’équivalents  ou  de  substituts  fonctionnels  »  ;  

c) il  problématise  enfin  le  concept  de  fonction  en  opérant  une  double  distinction  ;    d) si   une   fonction   est   identifiée   à   partir   des   conséquences   résultant   de   la   mise   en   œuvre   d’une  

institution   ou   d’un   fait   standardisé   donné,   ces   conséquence   ne   sont   pas   forcément   et   de   façon  univoque   positives  :   elles   peuvent   être   positives   (ou   fonctionnelles)   par   rapport   à   un   sous-­‐système  donné  et  négatives  (ou  dysfonctionnelles)  par  rapport  à  un  autre.  Il  importe  donc,  pour  juger  de  la  fonctionnalité  de  cette  institution  ou  de  ce  fait,  d’établir  «  le  solde  net  du  faisceau  des  conséquences  »  ;  

e) une  conséquence  peut  être  voulue  –  par  le  législateur  ou  par  les  acteurs  –  et  renvoyer  ainsi  à  des  motifs   ou  à  des  buts   conscients  ;   elle  peut   également   être  non  voulue,  non-­‐désirée  ;   on  parlera  dans  le  premier  cas  de  «  fonctions  manifestes  »  et  dans  le  second  cas  de  «  fonctions  latentes  ».  

Ainsi   armée,   l’analyse   fonctionnelle   perd   son   arrière-­‐fond   dogmatique   et   tautologique   et   devient  l’instrument   d’analyse   du   mode   de   participation   d’un   fait   culturel   ou   d’une   institution   aux   diverses  structures  du  système  qui  l’implique.  Merton  en  donne  une  célèbre  illustration  en  analysant  la  machine  politique   américaine  :   malgré   les   condamnations   dont   elle   fait   souvent   l’objet   pour   ses   liens   avec   la  pègre,   sa   tolérance   envers   la   corruption,   la   toute   puissance   de   ses   boss,   sa   permanence   est   liée   aux  

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fonctions   latentes  qu’elle   remplit,  notamment,   à   travers   le   clientélisme  politique,  d’aide  et  d’assistance  concrète  aux  plus  démunis.    «  Dans   ce   combat   entre   des   structures   de   remplacement   pour   l’accomplissement   d’une   seule   et   même  fonction,  à  savoir  de  fournir  de  l’aide  et  du  soutien  à  ceux  qui  en  ont  besoin,  il  est  évident  que  le  politicien  de  quartier  est  mieux  intégré  dans  le  groupe  qu’il  sert  que  l’assistante  sociale,  impersonnelle,  professionnalisée,  socialement  distante  et  bridée  par  les  lois  ».    

Jean-­‐Michel  Berthelot,  La  construction  de  la  sociologie,  collection  Quadrige,  PUF,  2013    

Document  :  des  concepts  importantes  introduites  par  R.-­‐K.  Merton  «  Quand   les   hommes   considèrent   certaines   situations   comme   réelles,   elles   sont   réelles   dans   leurs  conséquences  »  écrivait  le  professeur  Thomas.  (…)  Les  hommes  réagissent  non  seulement  aux  caractères  objectifs  d’une  situation  mais  aussi,  et  parfois  surtout,  à  la  signification  qu’ils  donnent  à  cette  situation.  (…)  La  prédiction  créatrice  débute  par  une  définition  fausse  de  la  situation  provoquant  un  comportement  nouveau  qui  rend  vraie  la  conception,  fausse  à  l’origine.  (…)  Merton  propose  de  retraduire  la  notion  de  frustration   relative  à  partir  de   celle  empruntée  à   la  psychologie   sociale,  de  groupe  de   référence.   Selon  Merton,  la  frustration  relative  est  le  produit  d’une  contradiction,  celle  qui  conduit  un  individu  à  se  référer  à  un  groupe  auquel  il  n’appartient  pas  objectivement  et  qui  secrète  des  normes  contradictoires  à  celles  du  groupe  d’appartenance.  (…)  L’intérêt  d’une  telle  distinction  entre  groupe  d’appartenance  et  groupe  de  référence  a  été  notamment  éprouvé  dans  le  vif  des  débats  sur  l’embourgeoisement  de  la  classe  ouvrière.  (…)  Merton  s’approprie  le  concept  d’anomie  mais  en  l’inscrivant  sur  un  registre  plus  microsociologique.  Pour  ce   faire,  Merton  analyse   la  pratique  sociale  au  croisement  de  deux  éléments  déterminants  :  d’une  part,   les   objectifs   légitimes   proposés   par   les   sociétés   à   ses   membres,   d’autre   part,   la   définition   et   le  contrôle   des   moyens   «  légitimes  »   pour   atteindre   ces   buts.   Or,   les   deux   arguments   ne   coincident   pas  toujours.   Lorsque   la   conduite   des   individus   échappe   aux   prescriptions   institutionnelles   pour   se  concentrer,  quels  qu’en  soient  les  moyens,  sur  la  réalisation  des  objectifs,  il  y  a  dérapage  anomique.    Michel  Lallement,  Histoire  des  idées  sociologiques.  Des  origines  à  Weber,  Armand  Colin,  4ème  édition,  2012                

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3.2 Dans  la  continuité  de  l’individualisme  méthodologique      

3.2.1 La  théorie  du  choix  rationnel  appliquée  dans  le  champ  de  la  sociologie    

Document  :  Mancur  Olson  et  le  passager  clandestin  Le  sociologue  le  plus  proche  de  l’école  du  «  Public  Choice  »  est  sans  doute  Mancur  Olson  (1932-­‐1998)  :  il  explique  la  dynamique  sociale  à  partir  des  comportements  «  égoïstes  »  des  individus  qui  sont,  comme  sur  les  marchés  économiques,  à  la  recherche  d’un  gain  maximal.  Dans  La  logique  de  l’action  collective  (1966),  à  l’aide  du  paradigme  du  passager  clandestin  (Free  Rider),  il  expose  le  paradoxe  suivant  :  l’existence  d’une  communauté  latente  d’intérêts  ne  suffit  pas  à  provoquer  l’action  collective.  Le  paradoxe  provient  du  fait  que  l’action  collective  produit  un  bien  collectif  dont  peuvent  profiter  tous  les  individus,  y  compris  ceux  qui  n’y  ont  pas  pris  part  et  qui  on  voulu  ainsi  se  soustraire  du  coût  du  militantisme.  (…)  Dans   l’introduction  qu’il  consacre  à   la   traduction   française  du   livre  d’Olson,  Raymond  Boudon  propose  un  exemple  chiffré  simple.  Soient  10  propriétaires  d’un  bien  d’une  valeur  de  10  F,  chacun  étant  redevable  d’un   impôt   foncier  de  4  F.   Imaginons  qu’en   formant  un   lobby,   ces  dix  personnes  puissent   obtenir   une  réduction  de  50  %  du  taux  d’imposition.  Le  temps  passé  à  agir  pour  le   lobby  est  estimé  à  1  F  (coût),   le  gain   (2   F)   est   donc   largement   supérieur.   Mais   supposons   aussi   que   le   bénéfice   de   l’action   collective  diminue   avec   le   nombre   de   membres   actifs   (45   %   à   9,   40   %   à   8,   35   %   à   7,…   0   %   à   0).   Dans   cette  hypothèse,  il  est  toujours  plus  rentable  de  ne  pas  participer  :  à  9,  le  non  participant  gagne  45  %  de  4  F  =  1,80  F  alors  que   le  participant   touche1,8  –  1  =  0,80  F  ;   à  8,   il   gagne  40  %  de  4  F  =  1,60  F  alors  que   le  membre  actif  touche  0,60  F,…  Si  tous  les  acteurs  sont  rationnels,  aucun  ne  participe  et…  tous  payent  les  4  F  d’impôts.  Si  l’on  tient  compte  de  l’incertitude  inhérente  aux  résultats  de  l’action  collective  de  pression  sur   les   pouvoirs   publics,   le   phénomène   de   free  rider   est   encore   renforcés   car   les   gains   sont  probables  mais  les  coûts  sont  certains  (…).    Pour   contrecarrer   la   logique  du   free-­‐rider,   les  organisations   sont  obligées  de  produire,   en   sus  du  bien  collectif,   des   avantages   non   collectifs   pour   recruter   des   militants   et   compenser   le   coût   de   leur  militantisme.  Ces  avantages  sont  appelés  des  «  incitations  sélectives  ».    «  Seule   une   incitation   indépendante   et   «  sélective  »   peut   pousser   un   individu   raisonnable   dans   un   groupe  latent   à   agir   dans   l’intérêt   du   groupe.   Dans   de   telles   circonstances   une   action   de   groupe   ne   peut-­‐être  obtenue  que  grâce  à  une  incitation  qui  n’opère  pas  comme  dans  le  cas  du  bien  collectif  sur   le  groupe  tout  entier,   sans   discrimination   mais   plutôt   sélectivement   (…).   Ces   «  incitations   sélectives  »   peuvent   être   soit  négatives  soit  positives  en  ceci  qu’elles  peuvent  être  coercitives  (pénalisant  ceux  qui  refusent  de  supporter  une  part   fixée  des  coûts)  ou  encourageantes   (récompensant  ceux  qui  agissent  dans   l’intérêt  du  groupe).  »  (M.  Olson,  La  logique  de  l’action  collective,  1966)  La   forme   extrême   d’incitation   est   le   monopole   de   l’embauche   (closed   shop)   obtenu   par   certains  syndicats  :  l’adhésion  au  syndicat  est  une  condition  sine  qua  non  de  l’accès  à  l’emploi  (cas  fréquent  dans  les  entreprises  dites  «  syndiquées  »  aux  Etats-­‐Unis).  A  l’inverse,  Olson  explique  la  désyndicalisation  par  l’incapacité  des  syndicats  à  produire  des  incitations  sélectives.  (…)  Olson   explique   finalement   que   la   logique   de   l’action   collective   (…)   ne   peut   se   comprendre   sans   faire  référence  à  celle  des  actions   individuelles  :  ce  résultat  constitue   le  postulat  de  base  de   l’individualisme  méthodologique.    Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  

édition)    

Document  :  L’impérialisme  économique  de  Gary  Becker  Prix  Nobel  1992,  toute  son  œuvre  consiste  à  expliquer  les  comportements  au  moyen  du  seul  principe  de  rationalité   selon   lequel   toute   action   s’explique   par   la   comparaison   des   bénéfices   et   des   coûts   qu’ils  occasionnent.   La  discrimination   raciale   est   ainsi  une   situation  où  un  agent   (un  employeur  blanc…)  est  prêt  à  payer  pour  ne  pas  conclure  de  contrat  avec  un  autre  agent  (un  employé  noir…),  ce  qui  lui  procure,  de  son  point  de  vue,  un  bénéfice.  Dans  le  cas  du  crime,  l’agent  arbitre  entre  la  valeur  escomptée  du  butin  et  la  sanction  encourue.  G.  Becker  fonde  (aussi)  la  théorie  de  la  «  production  »  domestique,  où  il  analyse  la  famille  comme  une  «  entreprise  »  qui  produit  des  repas,  de  la  santé,  des  qualifications,  des  enfants,  de  l’estime  de  soi,  en  utilisant  à  la  fois  des  biens  de  marché  et  le  temps  de  travail  de  ses  membres  avec  leurs  savoir-­‐faire   respectifs.   Il   s’agit  d’expliquer  aussi  bien   la   formation  de   la   famille   (mariage  et  marché  du  mariage),   sa   dissolution   (divorce),   les   naissances   (équivalents   à   l’achats   de   biens   durables),   que   la  division  du  travail  entre  les  hommes  et  les  femmes.    

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De  façon  assez  déroutante  (car  il  l’applique  au  crime,  aux  sentiments  aux  passions…),  G.  Becker  utilise  la  formalisation  mathématique  de   la  microéconomie  néoclassique.  Dans   cette  optique   les   autres   sciences  sociales   deviennent   inutiles  :   la   société   étant   réduite   à   la   somme   des   comportements   des   agents  rationnels,  les  économistes  sont  les  seuls  à  pouvoir  les  expliquer.    Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  

édition)    Document  :  La  rationalité  limitée  de  March  et  Simon  :  une  critique  des  théories  du  choix  rationnel  

(TCR)  La  mouvance  individualiste  méthodologique  ne  se  réduit  pas  au  modèle  de  «  l’homme  économique  »  qui  n’accomplit  que  des  choix  optimaux.  Les  économistes  ont  été  amenés  à  introduire  les  notions  de  risque  et  d’incertitude,  dans  leurs  modèles.  Il  s’agit  alors  de  formaliser  des  situations,  où  l’acteur  ne  dispose  pas  de  toutes   les   informations.   C’est   à   cette   tâche   que   sont   attelés   deux   spécialistes   américains   des  organisations  :   James   G.  March   et   Herbert   A.   Simon,   pour   qui   les   acteurs   ne   peuvent   prétendre   à   des  choix  optimaux.    «  Parce  que  les  possibilités   intellectuelles  de   l’homme  sont   limitées  en  comparaison  avec   la  complexité  des  problèmes  auxquels  ont  à   faire   face   les   individus  et   les  organisations,   le  comportement  rationnel  s’appuie  sur   des   schémas   simplifiés   qui   prennent   en   considération   les   principaux   traits   d’un   problèmes   sans   en  restituer  toutes  les  caractéristiques.  (…)  (J.  March  et  H.  Simon,  Les  organisations,  1958)  L’acteur   social   ne   ressemble   ici   guère   à   l’image   qu’en   donne   le   l’Ecole   du   Public   Choice.   C’est   un   être  rationnel,  mais  cette  rationalité  ne  se  comprend  que  relativement  à  un  cadre  de  référence   limité.  Ainsi  donc,   l’homo   oeconomicus,   doté   d’une   rationalité   parfaite,   doté   d’une   rationalité   parfaite,   sélectionne  toujours  les  solutions  optimales,  tandis  que  l’homo  sociologicus  se  contente  de  solutions  satisfaisantes.    «  La   plupart   des   prises   de   décisions   humaines,   individuelles   ou   organisationnelles,   se   rapportent   à   la  découverte  et  à  la  sélection  de  choix  satisfaisants  ;  ce  n’est  que  dans  des  cas  exceptionnels  qu’elle  se  rapporte  à  la  découverte  et  à  la  sélection  de  choix  optimaux.  Rechercher  l’optimum  implique  des  processus  infiniment  plus  complexes  que  de  rechercher   la  satisfaction.  L’exploration  d’une  meule  de   foin  pour  y   trouver   la  plus  fine  aiguille  et  l’exploration  pour  en  trouver  une  assez  fine  pour  pouvoir  coudre  sont  d’ordre  différent.  »  (J.  March  et  H.  Simon,  Les  organisations,  1958)  Le   concept   de   «  rationnalité   limitée  »   constitue   aujourd’hui   une   pierre   angulaire   de   l’individualisme  méthodologique.  Il  sera  notamment  repris  par  l’analyse  stratégique  des  organisations.  Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  

édition)    

3.2.2 L’individualisme  méthodologique  chez  Raymond  Boudon      

Document  :  «  La  sociologie  ne  peut  davantage  ignorer  l’autonomie  humaine  que  la  mécanique  ne  peut  ignorer  la  

pesanteur  ».  Source  :  Raymond  Boudon  «  La  sociologie  comme  science  »,  La  découverte,  2010,  p.30  

 Document  :  L’IM  de  Raymond  Boudon  :  un  IM  nuancé  

Les  principales  lignes  de  l’individualisme  méthodologique  de  Raymond  Boudon  sont  les  suivantes  :  - Il   faut  analyser  les  phénomènes  sociaux  comme  la  somme  d’actions  individuelles  soumise  à  des  

contraintes  ;  - Les  acteurs  sociaux  sont  rationnels  dans  la  plupart  des  situations  ;  - Le   travail   sociologique   se   fait   via   la   construction   de  modèles,   de   schèmes   d’analyse,   d’idéaux-­‐

types.     Cet   ensemble   de   propositions   conduit   à   représenter   le   schéma   explicatif   de   tout   phénomène  social   selon   un  modèle   simple  :   tout   phénomène   (M)   est   le   produit   agrégé   du   comportement   (m)   des  individus  soumis  à  des  contraintes  de  situation  (S)  dépendant  de  variables  macro-­‐sociales  (M’)  :  

M  =  M  {m[S  (M’)]}  avec  :  M  :  Phénomène  analysé  ;   S  :   situation  de   l’acteur  ;  m  :   comportement  de   l’individu   représentatif  ;  M’  :  variables  macro-­‐sociales  influençant  la  situation  de  l’acteur  comme  la  meilleure  réussite  scolaire  des  enfants  des  catégories  supérieures.  

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Boudon  entend  montrer  que  l’homo  sociologicus,  n’est  entièrement  déterminé  ni  par  ses  rôles,  ni  par  les  structures   sociales  ;   il   possède   une  marge   d’autonomie,   une   latitude   stratégique   qu’il   utilise   dans   ses  interactions.   Il   reste   que   l’homo   sociologicus   de   Boudon   ne   se   résume   pas   à   l’homo   oeconomicus   des  néoclassiques.  Boudon  note  cinq  différences  essentielles  :  1)  il  ne  peut  suivre  des  valeurs  ou  des  normes  intériorisées  ;   2)   il   ne   peut   pas   discerner   le   meilleur   choix  ;   3)   ses   préférences   dépendent   de  l’environnement  et  de  son  histoire  ;  4)  sa  rationalité  est  limitée  ;  5)  il  doit  répondre  aux  attentes  sociales  liées  aux  rôles  qui  lui  sont  assignés.  (…)  Ce  sont  donc  les  phénomènes  sociaux  conçus  comme  l’agrégation  d’actions,  de  croyances  ou  d’attitudes  individuelles  qui  intéressent  Boudon.    Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  

édition)    

Document  :  IM  de  Boudon  versus  TCR  L’individualisme  méthodologique  désigne  un  paradigme  (…)  qui  se  définit  par  trois  postulats.    -­‐   Le   premier   pose   que   tout   phénomène   social   résulte   de   la   combinaison   d’actions,   de   croyances   ou  d’attitudes  individuelles  (P1  :  postulat  de  l’individualisme).  Il  s’en  suit  qu’un  moment  essentiel  de  toute  analyse  sociologique  consiste  à  «  comprendre  »   le  pourquoi  des  actions,  des  croyances  ou  des  attitudes  individuelles  responsables  du  phénomène  qu’on  cherche  à  expliquer.    -­‐  Selon  le  second  postulat,  «  comprendre  »  les  actions,  croyances  et  attitudes  de  l’acteur  individuel,  c’est  en  reconstruire  le  sens  qu’elles  ont  pour  lui,  ce  qui  –  en  principe  du  moins  –  est  toujours  possible  (P2  :  postulat  de  la  compréhension).    -­‐  Quant  au  troisième  postulat,  il  pose  que  l’acteur  adhère  à  une  croyance  ou  entreprend  une  action  parce  qu’elle  a  du  sens  pour  lui,  en  d’autres  termes  que  la  cause  principale  des  actions,  croyances,  etc.  du  sujet  réside  dans  le  sens  qu’il  leur  donne,  plus  précisément  dans  les  raisons  qu’il  a  de  les  adopter  (P3  :  postulat  de  la  rationalité).  Ce  dernier  postulat  exclut,  par  exemple,  qu’on  explique  les  croyances  magiques  par  la  ‘mentalité   primitive’,   la   ‘pensée   sauvage’   ou   la   ‘violence   symbolique’,   ces   notions   faisant   appel   à   des  mécanismes  opérant  à  l’insu  du  sujet,  à  l’instar  des  processus  chimiques  dont  il  est  le  siège.  Il  n’implique  pas  cependant  que  le  sujet  soit  clairement  conscient  du  sens  de  ses  actions  et  de  ses  croyances.  (…)  D’autres   ajoutent   la   restriction   que   le   sens   de   l’action   pour   l’acteur   réside   toujours   pour   lui   dans   les  conséquences  de  son  action  (P4  :  postulat  conséquentialiste).  (…)  D’autres   admettent   de   surcroît   que,   parmi   les   conséquences   de   son   action,   les   seules   qui   intéresse  l’acteur  sont  celles  qui  le  concerne  personnellement  (P5  :  postulat  de  l’égoïsme).  Plus  restrictivement  encore,  on  peut  admettre  que  toute  action  comporte  un  coût  et  un  bénéfice  et  que  l’acteur  se  décide  toujours  pour  la  ligne  d’action  qui  maximise  la  différence  entre  les  deux  (P6  :  postulat  du  Calcul  Coût-­‐Bénéfice)  Source  :  Raymond  Boudon,  «  Théorie  du  choix  rationnel  ou  individualisme  méthodologique  »,  Sociologie  

et  sociétés,  XXXIV,  n°1,  2002    

Document  :  Rationalité  instrumentale  et  rationalité  ordinaire  Pour  Boudon,  un  comportement  est  «  rationnel  »  à  partir  du  moment  où  un  individu  préfère  agir  d’une  certaine  manière   plutôt   qu’une   autre,   c’est-­‐à-­‐dire   qu’il   a   une   «  bonne   raison  »   d’agir   comme   il   fait.   Le  travail   du   sociologue   consiste   alors   à   établir   une   classification   de   ces   «  bonnes   raisons  »   d’agir.   La  question   qu’il   faut   se   poser   est   alors   de   savoir   comment   l’individu   fabrique   ses   croyances,   quelle   est  l’origine  de  ses  croyances  individuelles.  La  question  n’est  pas  ici  de  savoir  quel  moyen  un  individu  utilise  pour   atteindre   un   objectif  mais   de   savoir   pourquoi   il   sait   (il   croit)   que   ce  moyen   est   le  meilleur   pour  atteindre   un   résultat   donné   (et   donc   va   utiliser   ce   moyen   plutôt   qu’un   autre).   Dit   autrement,   la  rationalité  de  l’acteur  social  n’est  pas  instrumentale  (utiliser  au  mieux  ses  ressources)  mais  la  rationalité  est   davantage   cognitive   (élaborer   un   raisonnement   qui   justifie   une   action   plutôt   qu’une   autre).   Pour  obtenir   des   informations,   les   individus   utilisent   leurs   propres   expériences,  mais   tirent   également   des  conclusions  des  expériences  des  personnes  qu’ils  connaissent.  On  peut  illustrer  cela  à  partir  de  l’étude  du  phénomène  des  inégalités  scolaires.  On  sait  qu’il  existe  une  relation  entre  inégalités  scolaires  et  origine  sociale.  On  peut  alors  se  demander  quelle  conséquence  la  position  sociale  a  sur  les  inégalités  scolaires  ?  La   réponse   de   Boudon   est   la   suivante.   La   position   sociale   de   chaque   famille   conduit   à   obtenir   des  informations   sur   le   déroulement   des   études   en   fonction   des   filières,   l’insertion   dans   le   monde  professionnel   en   fonction  du  diplôme,  …  Dans   les  milieux  populaires,   l’observation  de   ces   expériences  conduit  à  établir  une  probabilité  d’échec  plutôt  élevée  à  la  poursuite  d’études  générales  et  longues,  et  à  méconnaître   le   rendement   économique   de   certains   parcours.   La   position   sociale   conduit   à   un   accès   à  

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l’information,  mais  cette  information  est  imparfaite  (incomplète)  et  cela  produit  un  biais  cognitif  :  dans  les  milieux   populaires,   l’acteur   social   surestime   les   risques   et   sous   estime   les   avantages   scolaires.   La  conséquence   de   ce   biais   cognitif   est   que   dans   les   milieux   populaires,   les   individus   ont   de   «  bonnes  raisons  »  de  faire  un  choix  d’orientation  «  prudent  »  :  c’est-­‐à-­‐dire  vers  une  filière  courte  et  peu  exigeante  (pour  arriver  au  bout).  Conclusion  de  Boudon  :  ce  sont  donc  les  conditions  d’élaboration  de  la  rationalité  ordinaire   qui   conduisent   les   individus   à   faire   des   choix.   La   position   sociale   a   un   impact   sur   les   choix  scolaires  et  donc  sur  les  inégalités  de  parcours  scolaires.  Cette  démarche  permet  selon  Boudon  d’éviter  deux  écueils  sociologiques  :   le  piège  de   l’homo  sociologicus  qui  «  confère  au  sujet  social  une  psychologie  plus  sommaire  que  celle  d’un  chat  »  et  celui  de  l’homo  oeconomicus  «  qui  fait  de  l’homme  presque  l’égal  de  Dieu  ».      

Document  :  Effets  d’agrégation  et  effets  pervers  ou  émergents  Pour   Boudon,   il   n’y   a   pas   «  d’effet   mécanique   du   développement   du   système   scolaire   sur   l’égalité   des  chances  scolaires  et,  par  voie  de  conséquence,  sur  la  mobilité  sociale  ».  On  retrouve  ici  le  paradoxe  formulé  par  Anderson  en  1961,  qui  met  en  évidence  la  relation  extrêmement  faible  entre  niveau  d’instruction  et  mobilité  :   Boudon   (1985)   écrit   «  l’éducation  serait  un  déterminant  mineur  de   la  mobilité  ».  Ce   paradoxe  bien  que  contre   intuitif  peut  être  aisément   illustré.  :  «  si  toutes  les  autres  données  restent  constantes,  un  fils  d’ouvrier  qui  accéderait  à  un  niveau  d’instruction  plus  élevé  aurait  des  chances  de  mobilité  sociale  plus  grandes.  Mais  la  proposition  reste-­‐t-­‐elle  vraie  à  partir  du  moment  où  augmente  le  niveau  d’instruction,  non  d’un   enfant   d’ouvrier   en   particulier,   mais   de   l’ensemble   de   ses   pairs  ?  ».   Ce   qui   est   rationnel   au   niveau  individuel  (souhaiter  poursuivre  ses  études  et  accéder  à  une  meilleure  position  sociale  que  celle  de  ses  parents)   peut   produire   des   effets   inattendus,   pervers,   au   niveau   collectif.   Si   tous   les   élèves   et   les  étudiants   se   comportent  ainsi,   les   inégalités  ne   se   réduiront  pas.  Elles  n’auront  été  que   translatées.  La  demande   scolaire   (le   fait   qu’un   nombre   plus   important   d’élèves   accèdent   à   un   certain   niveau  d’enseignement)   est   présentée   comme   «  inflationniste  ».   Plus   les   détenteurs   d’un   diplôme   sont  nombreux,  moins  celui-­‐ci  a  de  valeur  relative.  Contrairement  à  la  théorie  de  Bourdieu  et  Passeron  selon  laquelle   l’école  apparaît   comme  une   instance  de   reproduction  et  de   légitimation  des   inégalités,   il  n’y  a  pas   de   responsabilité   propre   au   système   d’enseignement.   Les   inégalités   chez   Boudon   (tant   en   ce   qui  concerne   la   carrière   scolaire  que   le   statut   social)   trouvent   leur   source  dans   les  décisions   individuelles  (plus  précisément  dans  les  suites  de  décisions  au  cours  de  la  scolarité)  des  acteurs  et  dans  l’agrégation  de  ces  décisions  qui  peuvent  produire  des  effets  non  souhaités.    

Source  :  Céline  Béraud  et  Baptiste  Coulmont,  Les  courants  contemporains  de  la  sociologie,  Collection  Licence,  PUF,  2008  

 3.3 Dans   la   continuité   du   relationnisme   méthodologique  :   Interactionnisme   symbolique   et  

ethnométhodologie      

3.3.1 L’interactionnisme  symbolique      

Document  :  L’interactionnisme  symbolique  C’est   à   Herbert   Blumer,   qui   a   été   l’élève   puis   le   successeur   de   G.-­‐H.  Mead   sur   sa   chaire,   que   l’on   doit  l’expression  «  interactionnisme  symbolique  »,  tout  comme  les  fondements  théoriques  de  ce  paradigme  :    «  Primo,   les  humains  agissent  à   l’égard  des  choses  en  fonction  de  l’image  qu’ils  s’en  font  :  objets  physiques  comme  des  arbres  ou  des  chaises  ;  autres  humains  tels  qu’une  mère  ou  un  vendeur  ;  catégories  d’humains  tels   qu’amis   ou   ennemis  ;   institutions   tels   qu’école   ou   gouvernement  ;   idéaux   tels   qu’indépendance   ou  honnêteté  ;  activités  des  autres,  leurs  désirs  et  leurs  ordres  ;  enfin  les  situations  dans  lesquelles  il  se  trouvent.     Secundo,  les  choses  prennent  un  sens  du  fait  de  l’interaction  avec  autrui.     Tertio,  ces  sens  sont  manipulés  et  modifiés  par  l’interprétation  que  l’acteur  leur  donne.  »     L’école  interactionniste  reprend  explicitement  l’héritage  de  G.H.  Mead  qui,  dans  L’esprit,  le  soi  et  la   société   (1934),   défend   l’hypothèse   que   la   société   se   construit   et   se   conçoit   comme   un   «  effet  émergent  »   résultant   des   échanges   interindividuels.   L’école   se   manifeste   aussi   par   sa   prédilection,  héritée   de   la   première  Ecole   de   Chicago,   pour   les   enquêtes   de   terrain   sur   les   petites   communautés   et  l’usage  des  méthodes  qualitatives  (biographies,  immersions,  entretiens,  observation  participante,  …).    (…)   L’interaction   (et   a   fortiori   l’individu)   constitue   l’atome   logique   de   l’activité   sociale   et   doit   rester  l’objet   principal   de   l’analyse   sociologique.   Aussi   n’existerait-­‐il   pas   de   faits   sociaux   extérieurs   aux  

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individus.  En  cela,   les   interactionnistes   symboliques   (…)   s’opposent  à   la   conception  durkheimienne  du  social  et  de  l’acteur  :    «  L’interactionnisme   symbolique   prend   le   contre-­‐pied   de   la   conception   durkheimienne   de   l’acteur.  Durkheim,  s’il  reconnaît  la  capacité  qu’a  l’acteur  de  décrire  les  faits  sociaux  qui  l’entourent,  considère  que  ses  descriptions  sont  trop  vagues,  trop  ambigües  pour  que  le  chercheur  puisse  en  faire  un  usage  scientifique,  ces   manifestations   subjectives   ne   relevant   d’ailleurs   pas   du   domaine   de   la   sociologie.   A   l’inverse,  l’interactionnisme  symbolique  soutient  que  la  conception  que  les  acteurs  se  font  du  monde  social  constitue,  en  dernière  analyse,  l’objet  essentiel  de  la  recherche  sociologique.  »  

source  :  Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  édition)  

 Document  :  Howard  Becker  et  la  théorie  de  l’étiquetage  

Les   groupes   sociaux   créent   la   déviance   en   instituant   des   normes   dont   la   transgression   constitue   la  déviance,  en  appliquant  ces  normes  à  certains  individus  et  en  les  étiquetant  comme  déviants.  De  ce  point  de  vue,  la  déviance  n’est  pas  une  qualité  de  l’acte  commis  par  une  personne  mais  plutôt  une  conséquence  de  l’application,  par  les  autres  de  normes  et  de  sanctions  à  un  ‘transgresseur’.  Le  déviant  est  celui  auquel  cette   étiquette   a   été   appliquée   avec   succès   et   le   comportement   déviant   est   celui   auquel   la   collectivité  attache  cette  étiquette.  (…)  Je   considèrerai   la  déviance   comme   le  produit  d’une   transaction  effectuée  entre  un  groupe   social   et  un  individu  qui,  aux  yeux  du  groupe,  a  transgressé  une  norme.  Je  m’intéresserai  moins  aux  caractéristiques  personnelles   et   sociales   des   déviants   qu’au   processus   au   terme   duquel   ils   sont   considérés   comme  étrangers  au  groupe,  ainsi  qu’à  leurs  réactions  à  ce  jugement.    

H.S.  Becker,  Outsiders,  Etude  de  sociologie  de  la  déviance,  1963,  Métailié,  1985      

Document  :  Le  rôle  des  entrepreneurs  de  morale  Les   normes   sont   le   produit   de   l’initiative   de   certains   individus,   et   nous   pouvons   considérer   ceux   qui  prennent   de   telles   initiatives   comme   des   entrepreneurs   de   morale.   Deux   types   d’entrepreneurs  retiendront  notre  attention  :  ceux  qui  créent  les  normes  et  ceux  qui  les  font  appliquer.  Le  prototype  du  créateur   de   norme   (…),   c’est   l’individu   qui   entreprend   une   croisade   pour   la   réforme  des  mœurs.   Il   se  préoccupe  du  contenu  des  lois.  Celles  qui  existent  ne  lui  donnent  pas  satisfaction  parce  qu’il  subsiste  telle  ou  telle  forme  de  mal  qui  le  choque  profondément.  Il  estime  que  le  monde  ne  peut  pas  être  en  ordre  tant  que  des  normes  n’auront  pas  été  instaurées  pour  l’amender.  Il  s’inspire  d’une  éthique  intransigeante  :  ce  qu’il  découvre  lui  paraît  mauvais  sans  réserves  ni  nuances,  et  tous  les  moyens  lui  semblent  justifiés  pour  l’éliminer.   La   comparaison   des   réformateurs   de   la   morale   avec   les   croisés   est   pertinente,   car   le  réformateur  typique  croit  avoir  une  mission  sacrée.  Les  prohibitionnistes  en  sont  un  excellent  exemple,  ainsi  que  tous  ceux  qui  veulent  supprimer  le  vice,  la  délinquance  sexuelle  ou  les  jeux  d’argent.  

H.S.  Becker,  Outsiders,  Etude  de  sociologie  de  la  déviance,  1963,  Métailié,  1985      

Document  :  L’étiquetage  Le  caractère  déviant  ou  non  d’un  acte  dépend  donc  de  la  manière  dont  les  autres  réagissent.  Vous  pouvez  commettre  un   inceste  clanique  et  n’avoir  à  subir  que  des  commérages  tant  que  personne  ne  porte  une  accusation  publique  ;  mais  si  cette  accusation  est  portée,  vous  serez  condamné  à  mort.  »  (…)    

Types  de  comportements  déviants   Obéissant à la norme Transgressant la norme

Perçu comme déviant Accusé à tort Pleinement déviant Non perçu comme déviant Conforme Secrètement déviant

La   déviance   –   au   sens   adopté   ici   d’action   publiquement   disqualifiée   –   est   toujours   le   résultat   des  initiatives  d’autrui.   (…)  Les  normes  ne  naissent  pas   spontanément.   (…)  Sans  ces   initiatives  destinées  à  instaurer  des  normes,   la  déviance,  qui  consiste  à  instaurer  une  norme,  n’existerait  pas  :  elle  est  donc  le  résultat  d’initiative  à  ce  niveau.    Mais  la  déviance  est  aussi  le  produit  d’initiative  à  un  autre  niveau.  (…)  Il  faut  découvrir  les  délinquants,  les  identifier,  les  appréhender  et  prouver  leur  culpabilité  (ou  bien  remarquer  qu’ils  sont  différents  et  les  stigmatiser   pour   cette   non-­‐conformité,   dans   le   cas   de   groupes   déviants,   qui,   comme   par   exemple   les  musiciens   de   danse,   restent   dans   la   légalité).   Cette   tâche   incombe   ordinairement   à   des   professionnels  

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spécialisés  dans   l’imposition  du  respect  des  normes  ;   ce   sont  eux  qui,   en   faisant  appliquer  des  normes  préexistantes,  créent  une  catégorie  spécifique  de  déviants,  d’étrangers  à  la  collectivité.    Il   est   significatif   que   la   plupart   des   recherches   et   des   spéculations   scientifiques   sur   la   déviance  s’intéressent   plus   aux   individus   qui   transgressent   les   normes   qu’à   ceux   qui   les   établissent   et   les   font  appliquer.   (…)   Nous   devons   considérer   la   déviance   et   les   déviants,   qui   incarnent   ce   concept   abstrait,  comme   un   résultat   du   processus   d’interaction   entre   des   individus   ou   des   groupes  :   les   uns,   en  poursuivant  la  satisfaction  de  leurs  propres  intérêts,  élaborent  et  font  appliquer  les  normes  sous  le  coup  desquelles  tombent   les  autres  qui,  en  poursuivant   la  satisfaction  de   leurs  propres   intérêts,  ont  commis  des  actes  que  l’on  qualifie  de  déviants.    

H.S.  Becker,  Outsiders,  Etude  de  sociologie  de  la  déviance,  1963,  Métailié,  1985      

Document  :  La  carrière  déviante  L’entrée  en  déviance  est  un  processus  qui  comporte  un  certain  nombre  d’étapes.  L’acte  délinquant   lui-­‐même  (prise  de  drogue  par  exemple)  en  est  seulement  la  première,  il  ne  garantit  en  aucune  façon  que  les  autres  soient   franchies.  Becker  montre  ainsi  (…)  qu’il  existe  des  «  carrières  déviantes  »  dont   la  dernière  étape   seulement   est   l’intégration   au   groupe   des   déviants   (ici   des   fumeurs   de   marijuana).   Ainsi,   la  sensation  de  «  planer  »,  qui  est  décrite  par  le  fumeur,  n’apparaît  qu’après  un  long  apprentissage  à  l’issue  duquel  il  adhère  au  groupe  déviant  en  même  temps  qu’il  parvient  (enfin  !)  à  reconnaître  la  nature  de  la  sensation  qu’il  «  doit  »  éprouver.  

Un   individu   ne   pourra   utiliser   la   marijuana   pour   le   plaisir   que   s’il   accomplit   un   processus  d’apprentissage   qui   le   conduit   à   se   représenter   la   drogue   comme  moyen   de   parvenir   à   cette   fin.   Nul   ne  devient  fumeur  s’il  n’a  appris  1)  à  fumer  la  drogue  d’une  manière  qui  produise  réellement  des  effets  ;  2)  à  reconnaître  les  effets  et  à  les  relier  à  l’usage  de  la  drogue  (en  d’autres  termes,  à   ‘planer’)  ;  et  3)  à  prendre  plaisir  aux  sensations  perçues.  (…)     Un  individu  n’adopte  un  mode  de  consommation  régulier  de  la  marijuana  que  s’il  a  appris  à  l’aimer,  mais   cette   condition  nécessaire  n’est  pas   suffisante  :   il   doit  aussi  maîtriser   les  puissants   contrôles   sociaux  qui  font  apparaître  son  usage  comme  immoral  ou  imprudent.       (…)  En  résumé,  un  individu  se  sent  libre  de  fumer  de  la  marijuana  dans  la  mesure  où  il  parvient  à  se  convaincre  que  les  conception  conventionnelles  de  cet  usage  ne  sont  que  des  idées  de  personnes  étrangères  et   ignorantes,  et  où  il   leur  substitue   le  point  de  vue   ‘de   l’intérieur’  acquis  par   l’expérience  de   la  drogue  en  compagnie  d’autres  fumeurs.    On  peut  en  déduire  le  schéma  type  d’une  carrière  délinquante  :    

- milieu  déstructuré,   faibles   ressources   scolaires,   aucune  perspective  d’insertion  professionnelle,  environnement   dominé   par   l’expérience   de   la   désinsertion   sociale   (repérée   par   le   niveau   de  revenu  du  quartier,  les  taux  de  chômage  et  la  délinquance…)  

- identification  à  un  groupe  marginal  et  assimilation  progressive  de  ses  normes  ;  - franchissement  gradué  des  étapes  qui  vont  d’une  déviance   isolée  à  des  actes  répétés  (prises  de  

drogue,   chapardages,   violences   verbales,   agressions   physiques,   guet   pour   protéger   les   plus  grands  qui  volent  ou  «  dealent  »,  …),  ces  étapes  constituent  autant  d’actes  à  caractère  initiatique  qui  attachent,  par  la  force  symbolique  du  rituel,  le  jeune  au  réseau  délinquant  ;    

- renforcement  de  l’étiquetage  stigmatisation  ;  - apprentissage  des  techniques  délinquantes  (du  guet  au  vol  de  mobylette,  de  la  consommation  au  

trafic  de  drogue,  du  vol  à  l’étalage  au  vol  à  main  armée…)  ;    - condamnation  pour  de  petits  délits  et  prestige  liés  à  ces  condamnations  ;    - enfermement   dans   l’identité   délinquante   après   le   passage   par   la   prison   qui   est   à   juste   titre  

considérée  comme  une  école  du  crime,  le  milieu  y  socialise  l’apprenti  délinquant  :  élargissement  du   réseau,   apprentissage   des   techniques   délictueuses,   intériorisation   des   normes  comportementales   internes  (notamment   la  violence)  et  externes  (relations  avec   les   institutions  spécialisées  :  policiers,  avocats,  magistrats,  surveillants,  éducateurs,  assistantes  sociales…)  ;  

- intensification   du  marquage   social   qui   interdit   la   découverte   d’un   emploi   sauf   par   le   biais   des  institutions  de  réinsertion  (un  extrait  de  casier  judiciaire  est  requis  à  l’embauche)  ;    

- condamnation  aggravée  dès  qu’il  y  a  récidive  ;  etc.    Outsiders   a   contribué   à   démystifier   la   déviance   en   la   considérant   avant   tout   comme   une   étiquette  imposée  par  les  croisés  de  la  morale.    Jean-­‐Pierre  Delas,  Bruno  Milly,  Histoire  des  pensées  sociologiques,  Collection  U,  Armand  Colin,  2003  (2ème  

édition)  

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Document  :  Erving  Goffman  (1922-­‐1982),  la  mise  en  scène  de  la  vie  quotidienne  (1971)  Goffman  est  un  analyste  de  dramaturgie  quotidienne.  Après  d’autres,  il  emprunte  le  modèle  théâtral  afin  de   disséquer   la   logique   des   jeux   de   rôle   qui   structurent   les   interactions   les   plus   banales.   A   ce   niveau,  celui   des   micro-­‐relations,   se   construit   aussi   un   ordre   social   que   l’on   peut   comparer   à   celui   de   la  circulation  routière.  Dans  ce  dernier  cas,  l’existence  de  règles  et  de  conventions  explique  la  faiblesse  des  collisions  entre  automobilistes.  De  même,  dans  les  relations  interindividuelles,  des  accords  de  cadre,  des  compromis   de   travail   (des   comportements   indulgents   face   à   des   gens   qui   rompent   l’ordre   social)  assurent   la   pérennité   et   la   fluidité   du   monde   social.   Ce   monde   possède   plus   exactement   une   double  caractéristique  :  il   est,   pour   emprunter   les   termes   d’un   spécialiste   de   Goffman   (Y.   Wilkin),   à   la   fois  vénérable  et  vulnérable.    Le  monde  social  est  vénérable.  A  la  suite  de  Simmel  et  surtout  de  Durkheim,  Goffman  pense  les  relations  entre   individus   sur   le   mode   du   sacré   et   du   rituel.   Etre   intégré   dans   l’ordre   social   signifie   en   effet  endosser  des  rôles  (sans  jamais  s’y  laisser  complètement  enfermer)  et  se  comporter  dans  la  vie  comme  on  joue  au  théâtre.  Or,  l’ensemble  des  relations  entre  acteurs  est  réglé  par  des  rites,  lesquels  ne  sont  plus  destinés   à   organiser   la   reconnaissance   des  Dieux.   Logés   au   cœur   des   interactions   quotidiennes,   ils   en  organisent   la   cohérence   et   rappellent   que   le   Moi   social   (Self)   peut   être   considéré   comme   un   lieu   de  sacralité   qu’on   ne   pourrait   violer   impunément.   Goffman   renforce   cette   intuition   par   un   recours   à  l’éthologie   animale.   Chaque   individu  possède  un   territoire,   une  niche   écologique,   un   espace  personnel  dont  la  légitimité  varie  en  fonction  de  justifications  locales.  Venir  s’asseoir  juste  à  côté  d’un  inconnu  (un  banc   dans   le   métro   par   exemple)   peut   être   vécu   par   ce   dernier   comme   une   intrusion   insupportable  quand,  en  période  de  faible  affluence,  la  place  ne  manque  pas  ailleurs.  Aux  heures  de  pointe,  en  revanche,  le  coude  à  coude  se  justifie  aisément  et  la  promiscuité  ne  pose  plus  problème.  Pour  garantir  son  espace  de  liberté,  l’individu  peut  encore,  en  d’autres  circonstances,  user  de  «  marqueurs  »,  objets  (tels  le  foulard  ostensiblement  posé  sur  le  fauteuil  de  cinéma,  l’armoire  qui  sépare  deux  bureaux…)  destinés  à  tracer,  à  la  façon  des  animaux,  les  limites  de  son  territoire.    Le  monde  social  est  également  vulnérable.  Goffman  partage  avec  Parsons  la  conviction  que  la  stabilité  du  monde   social   n’est   jamais   garantie.   Goffman   pense   plus   précisément   que   la   relation   sociale   de   base   –  l’interaction   –   est   toujours   vécue   sur   la   base   d’une   ambivalence   fondatrice  :   celle   du   pari   et   du   repli  sécuritaire.  L’interaction  est  un  pari  dans  la  mesure  où,  à  tout  moment,  l’individu  risque  de  perdre  la  face  en  réalisant  un  geste  inconvenant,  en  blessant  par  la  parole  son  interlocuteur…  C’est  pourquoi,  lorsqu’un  individu   est  mis   en   présence   d’autres   personnes,   celles-­‐ci   cherchent   à   obtenir   des   informations   à   son  sujet.  Ces  informations  (véhiculées  par  le  langage,  la  gestuelle…)  contribuent  à  définir  la  situation  et  elles  permettent   aux   autres   de   prévoir   ce   que   leur   partenaire   attend   d’eux   et,   corrélativement,   ce   qu’ils  peuvent  en  attendre.  Une  telle  incertitude  qualitative  explique  que  nous  n’atteignons  nos  buts  dans  la  vie  quotidienne  ni  au  moyen  de  calculs  statistiques,  ni  par  des  méthodes  scientifiques  :  nous  vivons  sur  des  hypothèses.   Chaque   participant   à   une   interaction   réprime   ses   sentiments   profonds   immédiats   pour  exprimer  une  vue  de  la  situation  qu’il  pense  acceptable,  au  moins  provisoirement,  par  ses  interlocuteurs.    Le  maintien  de  cet  accord  de  surface  se  trouve  facilité  par  le  fait  que  chacun  cache  ses  désirs  personnels  derrières  des  déclarations  qui  font  référence  à  des  valeurs  et  des  normes  auxquelles  toutes  les  personnes  présentes  se  sentent  tenues  de  rendre  hommage.  Ainsi  peuvent  s’opérer  les  replis  sécuritaires  :       Parce   que   ces   normes   son   innombrables   et   partout   présentes,   les   acteurs   vivent,   bien   plus   qu’on  pourrait  le  croire  dans  un  univers  moral.  Mais  dans  la  mesure  où  ils  sont  des  acteurs,  ce  qui  préoccupe  les  individus,   c’est  moins   la   question  morale   de   l’actualisation   de   ces   normes,   que   la   question   amorale   de   la  mise  au  point  d’une  impression  propre  à  faire  croire  qu’ils  sont  en  train  d’actualiser  ces  normes  (…)  ils  sont,  sous  ce  rapport,  des  boutiquiers  de  la  moralité  :  la  nécessité  et  l’intérêt  mêmes  de  sacrifier  aux  apparences  de  la  moralité  la  plus  irréprochable  à  laquelle  doit  se  soumettre  dans  son  intérêt  propre,  tout  individu  qui  veut  être  socialement  accepté,  lui  imposent  d’avoir  une  grande  expérience  de  la  mise  en  scène.  (E.  Goffman,  La  mise  en  scène  de  la  vie  quotidienne,  1971)  

Michel  Lallement,  Histoire  des  idées  sociologiques  de  Parsons  aux  contemporains,  collection  CIRCA,  Nathan,  2000  (2ème  édition)  

           

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3.3.2 L’ethnométhodologie      

Document  :  L’ethnométhodologie  Les   faits   sociaux   perdent   avec   l’ethnométhodologie   le   caractère   d’objectivité   que   la   tradition  sociologique   lui   accorde   généralement.   Ils   résultent   d’accomplissements   pratiques   réalisés   par   les  membres   en   situation.   Parmi   les   principaux   traits   de   caractéristiques   de   l’ethnométhodologie,   la  réflexivité   occupe   une   place   importante.   Garfinkel,   selon   une   expression   devenue   célèbre,   incite   les  sociologues  à  ne  pas  considérer  les  agents  sociaux  comme  des  «  idiots  culturels  »  qui  se  contenteraient  d’appliquer   mécaniquement   des   normes   sociales   préétablies.   Ils   disposent   d’une   certaine   réflexivité  dans  leurs  actions  quotidiennes.  Le  sociologue  doit  ainsi  non  pas  écarter  ce  savoir,  mais  le  décrire  pour  comprendre   ce   que   les   acteurs   font,   comment   ils   le   font   et   ce   à   quoi   ils   pensent   lorsqu’ils   le   font.   La  description   (accountability)   des   activités   sociales   quotidiennes   permet   de   comprendre   en   actes   la  rationalité   des   acteurs   en   situation.   C’est   la   raison   pour   laquelle   l’ethnométhodologie   accorde   une  importance   toute  particulière  à   l’étude  du   langage  et  des   conversations.  Les  arguments  échangés  dans  une   conversation,   quelle   qu’elle   soit,   ne   valent   qu’en   raison   de   leur   indexicalité,   ce   qui   signifie   qu’ils  doivent  être  rapportés  à  leur  contexte  d’énonciation.  Une  attention  est  ainsi  prêtée  au  langage  quotidien  et  aux  connaissances  requises  –  le  savoir  commun  –  par  les  interactants  pour  comprendre  mutuellement  ce  qu’ils  se  disent.  (…)  L’ethnométhodologie  se  propose  de  démystifier  certaines  manières  de  faire  de  la  sociologie  en  critiquant  avec   force   l’usage   de   données   décontextualisées   produit   notamment   par   la   recherche   d’indices  statistiques.  Elle  s’assigne  comme  projet  de  réhabiliter   la  connaissance  ordinaire  et  de  s’interroger  sur  les  mécanismes  qui  permettent  aux   individus  de  se   repérer  dans   le  monde  dans   lequel   ils  évoluent  :   il  s’agit   bien   à   ce   titre   d’une   sociologie   cognitive   qui   vise   à   renouveler   la   sociologie   de   la   connaissance.  Garfinkel  et  Cicourel  s’attachent  à  rendre  compte  des  procédés  interprétatifs  mis  en  œuvre  par  les  agents  comme   de   leurs   compétences   interactionnelles   qui   les   soutiennent   dans   leurs   actions   quotidienne.   Le  sociologue  se  voit  ainsi  attribué  un  nouveau  rôle  :  il  perd  irrémédiablement  la  position  de  surplomb  qui  est  habituellement   la   sienne   lorsqu’il   se  penche   sur   le   social,  pour   s’intéresser  au  plus  près  désormais  aux  logiques  qui  sous-­‐tendent  l’action  sociale.  Il  s’agit  alors  d’aborder  la  réalité  un  peu  à  la  manière  dont  l’individu  interprète  sur  le  moment  la  situation  qu’il  est  en  train  de  vivre.  La  distinction  entre  sociologie  profane   et   sociologie   professionnelle   perd   alors   beaucoup   de   son   intérêt  :   rejoignant   Schütz   pour  affirmer   que   le   savoir   du   sociologue   est   un   savoir   du   second   degré   (il   prend   appui   sur   le   savoir  ordinaire),   l’ethnométhodologie   considère  même  qu’il   n’a   pas  nécessairement   le   dernier  mot   sur   celui  des  acteurs.    

Philippe  Riutort,  Précis  de  sociologie,  Collection  Major,  PUF,  2007    

Document  :  Le  cas  Agnès  Garfinkel  consacre  le  chapitre  5  des  Studies  à  une  longue  analyse  du  cas  «  Agnès  »,  un  jeune  homme  qui  a  décidé  de  changer  de  sexe,  de  faire  valoir  son  droit  à  être  reconnu  comme  étant  réellement  une  femme  (la   femme   avec   les   attributs   habituels   de   la   féminité).   On   voit   bien   l’intérêt   que   ce   cas   présente   pour  Garfinkel  :  ayant  choisi  de  vivre  en  femme,  alors  qu’elle  a  été  élevée  e  garçon,  qu’elle  a  un  pénis  (qu’elle  fait   enlever   et   remplacer   par   un   vagin),   mais   aussi,   au   moment   où   Garfinkel   la   rencontre,   une  morphologie  féminine  normale,  Agnès  se  trouve  dans  la  situation  d’avoir  à  actualiser,  dans  les  détails  de  ses  activités,  interactions  et  conduites  quotidiennes,  les  attributs  culturels  de  la  femme  «  normale  ».  Elle  a   à   produire   son   «  être-­‐femme  »   en   tant   qu’accomplissement   pratique   continu,   ordonné   de   l’intérieur,  parfaitement   proportionnée   aux   circonstances   et   aux   occasions.   Du   fait   qu’elle   ne   peut   pas,   pour   se  conduire,   tabler,   comme   les   gens   «  normaux  »,   sur   une   maîtrise   pratique   routinisée   des   méthodes  d’accomplissement   de   sa   féminité,   elle   est   contrainte   de   contrôler   quasi   réflexivement   toutes   les  opérations  d’actualisation  des  attributs  de  la  femme  «  normale  ».  précisément  la  manière  dont  Agnès  s’y  prend   pour   «  manager  »   son   changement   de   sexe   (…)   révèle   à   elle-­‐même   et   à   Garfinkel   les  méthodes,  procédures,  opérations  par  le  biais  desquelles  la  sexualité  normale  est  produite  et  reconnue  dans  la  vie  quotidienne  à  travers  les  conduites,  les  conversations  et  toutes  sortes  d’interactions.    

Michel  Lallement,  Histoire  des  idées  sociologiques  de  Parsons  aux  contemporains,  collection  CIRCA,  Nathan,  2000  (2ème  édition)  

     

ECE  1  Camille  Vernet    Nicolas  Danglade  2017-­‐2018  

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Document  :  La  principale  critique  faite  à  l’ethnométhodologie  L’  «  orgie   de   subjectivisme  »   constitue,   selon   Lewis   Coser,   un   des   aspects   les   plus   critiquables   de  l’approche   ethnométhodologique.   Un   point   de   vue   que   rejoint   Pierre   Bourdieu   dans   une   conférence  prononcée  à  l’université  de  San  Diego  en  mars  1986  :    «  La  science  sociale,  en  anthropologie  comme  en  sociologie  ou  en  histoire,  oscille  entre  deux  points  de  vue  apparemment   incompatibles,   deux   perspectives   apparemment   inconciliables  :   l’objectivisme   et   le  subjectivisme,   ou,   si   l’on  préfère,   le   physicalisme   et   le   psychologisme   (…).  D’un   côté,   elle   peut   «  traiter   les  faits   sociaux   comme   des   choses  »,   selon   la   vieille  maxime   durkheimienne,   et   laisser   de   côté   tout   ce   qu’ils  doivent  au  fait  qu’ils  sont  des  objets  de  connaissance  –  ou  de  méconnaissance  –  dans  l’existence  sociale.  De  l’autre   côté,   elle  peut   réduire   le  monde   social   aux   représentations  que   s’en   font   les  agents,   la   tâche  de   la  science   sociale   consistant   alors   à   produire   un   «  compte   rendu   des   comptes   rendus  »   (account   of   the  accounts)  produits  par  les  sujets  sociaux.    

Pierre  Bourdieu,  Choses  dites,  Minuit,  1987    

3.4 Les  nouvelles  sociologies  françaises      

3.4.1 Le  constructivisme  structuraliste  de  Pierre  Bourdieu      

3.4.1.1 Les  concepts  de  la  sociologie  de  Pierre  Bourdieu      

Document  Pierre  Bourdieu  expliquait  à  propos  de  l’opposition  individu  /  société  «  elle  est  partout,  sert  de  sujet  de  dissertation,  mais  elle  ne  veut  strictement  rien  dire  dans   la  mesure  où  chaque   individu  est  une  société  devenue   individuelle,  une  société  qui   s’est   individualisée  par   le   fait  qu’elle  est  portée   sur  un  corps,  un  corps  qui  est  individuel  ».    

Source  :  Bernard  Lahire  La  culture  des  individus,  Dissonances  culturelles  et  distinction  de  soi,  La  découverte,  2006,  p.16  

 Document  :  Le  constructivisme  structuraliste  de  Pierre  Bourdieu  

Pierre   Bourdieu   définit   le   «  constructivisme   structuraliste  »   à   la   jonction   de   l’objectif   et   du   subjectif  :  «  Par   structuralisme   ou   structuraliste,   je   veux   dire   qu’il   existe,   dans   le   monde   social   lui-­‐même,   (…)   des  structures  objectives  indépendantes  de  la  conscience  et  de  la  volonté  des  agents,  qui  sont  capable  d’orienter  ou  de  contraindre   leurs  pratiques  ou   leurs  représentations.  Par  constructivisme,   je  veux  dire  qu’il   y  a  une  genèse   sociale  d’une  part  des   schèmes  de  perception,  de  pensée  et  d’action  qui   sont   constitutifs  de  ce  que  j’appelle  habitus,  et  d’autre  part  des  structures  sociales,  et  en  particulier  de  ce  que  j’appelle  des  champs.  »  (Pierre  Bourdieu,  Choses  dites,  Minuit,  1987)  Dans  cette  double  dimension,  objective  et  construite,  de  la  réalité  sociale,  une  certaine  primauté  continue  toutefois  à  être  accordée  aux  structures  objectives.  C’est  ce  qui  conduit  Pierre  Bourdieu  à  distinguer  deux  moments   de   l’investigation,   un   premier   moment   objectiviste   et   un   deuxième   moment   subjectiviste  :  «  d’un  côté,  les  structures  objectives  que  construit  le  sociologue  dans  le  moment  objectiviste,  en  écartant  les  représentations  subjectives  des  agents,  sont  le  fondement  des  représentations  subjectives  et  elles  constituent  les   contraintes   structurales   qui   pèsent   sur   les   interactions  ;   mais   d’un   autre   côté,   ces   représentations  doivent   être   retenues   si   l’on   veut   rendre   compte   notamment   des   luttes   quotidiennes,   individuelles   et  collectives,  qui  visent  à  transformer  ou  à  conserver  ces  structures.  »  (Pierre  Bourdieu,  Choses  dites,  Minuit,  1987)  (…)  Selon   Pierre   Bourdieu,   «  le   principe   de   l’action  historique,   celle   de   l’artiste,   du   savant   ou  du  gouvernant  comme  celle  de  l’ouvrier  ou  du  petit  fonctionnaire,  n’est  pas  un  sujet  qui  s’affronterait  à  la  société  comme  un  objet  constitué  dans  l’extériorité.  Il  ne  réside  ni  dans  la  conscience  ni  dans  les  choses  mais  dans  la  relation  entre   deux   états   du   social,   c’est-­‐à-­‐dire   l’histoire   objectivée   dans   les   choses,   sous   formes   d’institutions,   et  l’histoire   incarnée   dans   les   corps,   sous   la   forme   de   ce   systèmes   de   dispositions   durables   que   j’appelle  habitus  »  (P.  Bourdieu,  Leçon  sur  la  leçon,  Minuit,  1982).  C’est  donc  la  rencontre  de  l’habitus  et  du  champ,  de  «  l’histoire  faite  corps  »   et  de  «  l’histoire  faite  chose  »   qui   apparaît   comme   le  mécanisme  principal  de  production  du  monde  social.  Pierre  Bourdieu  a  spécifié  ici,  en  cherchant  à  le  rendre  opératoire  pour  des  travaux  empiriques,  le  double  mouvement  constructiviste  d’intériorisation  de  l’extérieur  et  d’extériorisation  de  l’intérieur.    

Philippe  Corcuff,  Les  nouvelles  sociologies,  collection  128,  Nathan,  1995  

ECE  1  Camille  Vernet    Nicolas  Danglade  2017-­‐2018  

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Document  :  L’habitus  L’habitus,   ce   sont   en   quelque   sorte   les   structures   sociales   de   notre   subjectivité,   qui   se   constituent  d’abord  au  travers  de  nos  premières  expériences  (habitus  primaire),  puis  de  notre  vie  d’adulte  (habitus  secondaire).  C’est  la  façon  dont  les  structures  sociales  s’impriment  dans  nos  corps  par  intériorisation  de  l’extériorité.   Pierre  Bourdieu  définit   alors   la   notion   (…)   comme  «  un  système  de  dispositions  durables  et  transposables  ».   Dispositions,   c’est-­‐à-­‐dire   des   inclinations   à   percevoir,   sentir   et   faire   d’une   certaine  manière,  intériorisées  et  incorporées,  le  plus  souvent  de  manière  non  consciente,  par  chaque  individu,  du  fait  de  ses  conditions  objectives  d’existence  et  de  sa  trajectoire  sociale.  Durables,  car  si  ces  dispositions  peuvent  se  modifier  au  cours  de  nos  expériences,  elles  sont  fortement  enracinées  en  nous  et  tendent  de  ce   fait   à   résister   au   changement   marquant   ainsi   une   certaine   continuité   dans   la   vie   d’une   personne.  Transposables,   car   des   dispositions   acquises   dans   le   cours   de   certaines   expériences   (familiales   par  exemple)   ont   des   effets   sur   d’autres   sphères   d’expérience   (professionnelles   par   exemple)  ;   c’est   un  premier  élément  d’unité  de  la  personne.  Enfin  système,  car  ces  dispositions  tendent  à  être  unifiées  entre  elles.  Mais  pour  Pierre  Bourdieu,  l’unité  et  la  continuité  de  la  personne  à  l’œuvre  tendanciellement  avec  celle  de  l’habitus  ne  sont  pas  en  général  celles  que  se  représente  consciemment  et  rétrospectivement  la  personne   elle-­‐même   –   ce   qu’il   appelle   «  l’illusion   biographique  »   -­‐   mais   une   unité   et   une   continuité  largement  non  conscientes  reconstruites  par  le  sociologue.  (…)  Unifiants,  les  habitus  individuels  sont  également  singuliers.  Car  il  y  a  des  classes  d’habitus  (des  habitus  proches,   en   termes   de   conditions   d’existence   et   de   trajectoire   du   groupe   social   d’appartenance,   par  exemple),   et   donc  des  habitus  de  classe,   chaque  habitus   individuel   combine  de  manière   spécifique  une  diversité   plus   ou  moins   grande   d’expériences   sociales.  Mais   cet   habitus   est-­‐il   seulement   reproducteur  des  structures  sociales  dont  il  est  le  produit  ?  L’habitus  est  constitué  de  «  principes  générateurs  »,  c’est-­‐à-­‐dire  qu’un  peu  à  la  manière  d’un  logiciel  d’ordinateur  (mais  un  logiciel  en  partie  autocorrectible),   il  est  amené   à   apporter   de   multiples   réponses   aux   diverses   situations   rencontrées,   à   partir   d’un   ensemble  limité   de   schémas   d’action   et   de   pensée.   Ainsi,   il   est   reproduit   quand   il   est   confronté   à   des   situations  habituelles  et  il  peut  être  conduit  à  innover  quand  il  se  retrouve  face  à  des  situations  inédites.    

Philippe  Corcuff,  Les  nouvelles  sociologies,  collection  128,  Nathan,  1995    

Document  :  L’habitus  et  le  sens  pratique  On   insiste   souvent   sur   la   double   nature   de   l’habitus,   à   la   fois   passif   et   actif.   Il   est   d’abord   un   produit  intériorisé,   fruit   de  «  l’immense   travail  préalable  »  de   la   socialisation,   qui   a   lieu   dans   l’enfance   surtout,  mais   également   tout   au   long   de   la   vie.   Les   individus   y   éprouvent   les   limites   entre   le   possible   et  l’impossible,   l’accessible   et   l’inaccessible,   le   convenable   et   ce   qui   ne   l’est   pas.   L’habitus   est   ensuite  producteur   de   pratiques   individuelles   et   collectives.   Les   expériences   ultérieures   sont   en   effet  appréhendées   à   travers   des   «  schèmes   de   perception,   de   pensée   et   d’action  »   déposés   en   chaque  organisme.  «  En   somme,   par   la   médiation   de   l’habitus,   le   dépôt   des   expériences   passées   se   convertit   en  disposition   pour   l’avenir  »   résume   François   Héran.   Si   l’habitus   met   en   lien   l’avant   et   l’après   en   tant  «  qu’activation   du   passif  »,   il   relie   également   le   dehors   et   le   dedans   puisqu’il   est   tout   à   la   fois  «  intériorisation  de  l’extériorité  »  et  «  extériorisation  de  l’intériorité  ».   Il  apparaît  ainsi  comme  un  concept  intermédiaire   (Héran,   1987).  Bourdieu   a  prétention,   par   le   biais   de   la  notion  d’habitus,   à   dépasser   les  grandes   oppositions   entre   l’individu   et   la   société,   la   liberté   et   le   déterminisme,   le   conscient   et  l’inconscient.  Ainsi,   l’habitus  est-­‐il  durable  mais  pas   immuable,  du  fait  des  situations  sociales  nouvelles  auxquelles   sont   confrontés   les   agents.   (…)   L’habitus   tient   une   place   importante   dans   la   théorie   de   la  reproduction  puisqu’il  va  engendrer  certaines  pratiques  conformément  à  des  dispositions  acquises  lors  de  la  socialisation  .  (…)  Il  s’agit  d’une  structure  cachée.  Les  individus  n’ont  pas  une  claire  conscience  de  son   influence.   L’habitus   fonctionne   ainsi   comme   une   «  seconde   nature  ».   Il   permet   à   ceux   qui   en   sont  dotés   d’évoluer   «  naturellement  »   dans   le   milieu   social   qui   est   le   leur.   Ils   parlent   et   se   comportent  physiquement  sans  avoir  besoin  de  faire  constamment  un  effort  pour  contrôler  et  ajuster  leurs  mots  et  leurs  gestes.  C’est  «  en  creux  »  que  l’on  fait  l’expérience  de  la  force  de  l’habitus,  lorsqu’on  est  plongé  dans  un  univers  social  qui  n’est  pas  le  sien  et  que  tout  devient  problématique.  (…)  L’habitus  rend  possible  «  un  rapport  pratique  à   la  pratique  »  que  Bourdieu  nomme  le  sens  pratique,  c’est-­‐à-­‐dire  un  schème  d’action  incorporé  qui  permet  d’agir  de  manière  «  spontané  »  et  adapté  à  une  situation  donnée.  (…)  La  réflexivité,  hors  période  de  crise  (c’est-­‐à-­‐dire  lorsque  les  routines  ne  permettent  plus  de  s’ajuster  convenablement  à  la  situation)  est  marginalisée.  Céline  Béraud  et  Baptiste  Coulmont,  Les  courants  contemporains  de  la  sociologie,  collection  Licence,  PUF,  

2008  

ECE  1  Camille  Vernet    Nicolas  Danglade  2017-­‐2018  

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Document  :  Les  champs  sociaux  Les   champs   constituent   la   face   extériorisation   de   l’intériorité   du   processus.   C’est   la   façon   dont   Pierre  Bourdieu  conçoit  les  institution,  non  comme  des  substances,  mais  de  manière  relationnelle,  comme  des  configurations   de   relations   entre   des   acteurs   individuels   et   collectifs   (Pierre   Bourdieu   parle   plutôt  d’agents,   pour   indiquer   que   ceux-­‐ci   sont   autant   agis,   de   l’intérieur   et   de   l’extérieur,   qu’ils   n’agissent  librement).  Le  champ  est  une  sphère  de   la  vie  sociale  qui  s’est  progressivement  autonomisée  à   travers  l’histoire  autour  de   relations   sociales,  d’enjeux  et  de   ressources  propres,  différents  de   ceux  des  autres  champs.  Les  gens  ne  courent  ainsi  pas  pour  les  mêmes  raisons  dans  le  champ  économique,  dans  le  champ  artistique,   dans   le   champ   journalistique,   dans   le   champ   politique   ou   dans   le   champ   sportif.   Chaque  champ  est  à  la  fois  un  champ  de  forces  –  il  est  marqué  par  une  distribution  inégale  des  ressources  et  donc  un   rapport   de   force   entre   dominants   et   dominés   –   et   un   champ   de   luttes   –   les   agents   sociaux   s’y  affrontent  pour  conserver  ou  transformer  ce  rapport  de  forces.  Pour  Pierre  Bourdieu,  la  définition  même  du  champ  et   la  délimitation  de  ses  frontières  (qui  a   le  droit  d’y  participer  ?,  etc.)  peut  être  aussi  en   jeu  dans  ces  luttes,  ce  qui  distingue  cette  notion  de  celle  habituellement  plus  fermée  de  «  système  ».  Chaque  champ   est  marqué   par   des   relations   de   concurrence   entre   ses   agents   (Pierre   Bourdieu   parle   aussi   de  marché),  même  si  la  participation  au  jeu  suppose  un  minimum  d’accord  sur  l’existence  du  champ.  Chaque  champ  est  caractérisé  par  des  mécanismes  spécifiques  de  capitalisation  des  ressources  légitimes  qui  lui  sont  propres.  Il  n’y  a  donc  pas  chez  Pierre  Bourdieu  une  seule  sorte  de  capital  comme  tendanciellement  chez  Marx  et   les  «  marxistes  »   (le  capital  économique),  mais  une  pluralité  de  capitaux  (capital  culturel,  capital  politique,   capital   social,   etc.).  On  n’a  donc  pas  une   représentation  unidimensionnelle   de   l’espace  social   –   comme   chez   les   «  marxistes  »   ou   l’ensemble   de   la   société   est   pensée   autour   d’une   vision  économique  du  capitalisme  –  mais  une  représentation  pluridimensionnelle  –  l’espace  social  est  composé  d’une  pluralité  de  champs  autonomes,  définissant  chacun  des  modes  spécifiques  de  domination.  On  n’est  donc   pas   face   à   un   capitalisme   (au   sens   économique)   caractérisé   par   une   forme   principale   et  déterminante   de   domination   («  l’exploitation   capitaliste  »),   mais   face   à   des   capitalisations   et   des  dominations  :  des  relations  dissymétriques  entre  individus  et  groupes  stabilisés  au  profit  des  mêmes,  et  dont   certaines   sont   transversales   aux   différents   champs   comme   la   domination   des   hommes   sur   les  femmes.  Ces  modes  de  capitalisation  sont  tout  à  la  fois  autonomes,  parfois  en  concurrence  (par  exemple,  le  conflit  classique  entre  les  détenteurs  du  capital  économique  et  du  capital  culturel,  hommes  d’affaires  et  «  intellectuels  »)  et  reliés  entre  eux  par  des   formes  diverses  d’imbrication  (certains  agents  cumulent  capitaux   économiques,   culturels   et   politiques,   alors   que   d’autres   sont   «  exclus  »   de   la   plupart   des  capitaux  légitimes).  Ce  que  Pierre  Bourdieu  appelle  champ  du  pouvoir  est  un  lieu  de  mise  en  rapport  de  champs  et  de  capitaux  divers  :  c’est  là  où  s’affrontent  les  dominants  des  différents  champs,  «  un  champ  de  lutte  pour  le  pouvoir  entre  détenteurs  de  pouvoirs  différents  ».    

Philippe  Corcuff,  Les  nouvelles  sociologies,  collection  128,  Nathan,  1995    

Document  :  La  violence  symbolique  Si  de   l’œuvre  de  Marx,   Pierre  Bourdieu   a  notamment   retenu  que   la   réalité   sociale   est   un   ensemble  de  rapports  de  force   entre  des   groupes   sociaux  historiquement   en   lutte   les  uns   avec   les   autres,   il   a,   entre  autres,   retenu   de   l’œuvre   de  Weber   que   la   réalité   sociale   est   aussi   un   ensemble   de   rapports   de   sens,  qu’elle   a   donc   une   dimension   symbolique.   Pour   lui,   les   représentations   et   le   langage   participent   à   la  construction  de  la  réalité  sociale,  même  si  bien  entendu  ils  ne  sont  pas  toute  la  réalité.  (…)  La  prise  en  compte  de  la  dimension  symbolique  de  la  réalité  sociale  a  des  conséquences  sur  la  manière  de  penser  les  rapports  de  domination  (de  dissymétrie  des  ressources)  entre  individus  et  groupes.  C’est  là  qu’intervient  la  notion  de  violence  symbolique.  Les  diverses  formes  de  domination,  à  moins  de  recourir  exclusivement   et   continument   à   la   force   armée   (qui   elle-­‐même   suppose   d’ailleurs   une   dimension  symbolique,  parce  qu’elle  est  perçue  et  parlée  d’une  certaine  façon),  doivent  être  légitimées,  reconnues  comme  légitimes,  c’est-­‐à-­‐dire  prendre  un  sens  positif  ou  en  tout  cas  devenir  «  naturelles  »,  de  sorte  que  les   dominés   eux-­‐mêmes   adhèrent   à   l’ordre   dominant,   tout   en  méconnaissant   ses   mécanismes   et   leur  caractère   arbitraire   (non   naturel,   non   nécessaire   donc   historique   et   transformable).   C’est   ce   double  processus  de  reconnaissance  et  de  méconnaissance  qui  constitue  le  principe  de  la  violence  symbolique,  et  donc   de   la   légitimation   des   diverses   dominations.   Par   exemple,   l’enseignant   de   français   qui   met  «  brillant  »   ou   «  lourd  »   dans   la   marge   de   ses   copies   fait   un   geste   renvoyant   tendanciellement   à   une  hiérarchie   sociale   (le   «  brillant  »   qualifiant   souvent   les   détenteurs   du   capital   culturel   légitime   et   le  «  lourd  »  ceux  qui  en  sont  exclus),  qui  sera  fréquemment  reconnu  par  l’élève  comme  un  jugement  sur  sa  compétence  personnelle  en  français  et  méconnu  comme  l’expression  d’une  domination  sociale.    

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Philippe  Corcuff,  Les  nouvelles  sociologies,  collection  128,  Nathan,  1995    

Document  :  dépasser  l’opposition  individu-­‐société  La  notion  d’habitus  permet  de  comprendre  que  les  comportements  individuels  ne  sont  jamais  «  innés  »  ou   «  naturels  »  :   tout   ce   qui   semble   évident   aux   individus   aussi   bien   dans   les  manières   de   faire   ou   de  penser  (les   individus  ont   le  sentiment  d’être  à   leur  place)  est   le  résultat  de   leur  socialisation.  L’habitus  fonctionne  comme  une  «  seconde  nature  ».  Mais  cette  socialisation  est  réalisée  dans  un  champ  social  qui  est  structuré  par  des  luttes  entre  dominants  et  dominés.  Ce  qui  veut  donc  dire  que  les  individus  ne  sont  pas  «  passifs  »  puisqu’ils  peuvent  agir  pour  changer  le  fonctionnement  du  champ.  Cependant  cette  action  des   dominés   est   rendu   difficile   car   le   champ   fonctionne   sur   la   violence   symbolique:   les   dominés   ne  connaissent   pas   les  mécanismes   de   la   domination   et   considèrent   comme   «  naturelles  »   leurs   positions  individuelles.  Lorsqu’un  groupe  domine  l’autre,   il   impose  des  représentations  sociales  qui  conduisent  à  masquer  les  mécanismes  de  cette  domination.  Le  sociologue  en  proposant  de  montrer  comment  un  champ  social  se  construit  a  donc  pour  conséquence  de   dévoiler   les   mécanismes   de   la   domination   et   de   permettre   aux   dominés   de   lutter   contre   cette  domination.    Le   travail   du   sociologue   consiste   donc   à  montrer   comment   fonctionne   un   champ   social  :   qui   sont   les  groupes   qui   s’opposent  ?   quels   sont   les   critères   valorisés  ?   comment   s’opère   la   légitimation   des  inégalités  ?  Le  travail  du  sociologue  est  donc  un  travail  de  «  dévoilement  »  de   la  réalité  sociale  et  de  ce  qui   la   structure   origine   des   inégalités.   La   sociologie   est   donc   nécessairement   «  critique  »   puisqu’elle  conduit  à  faire  apparaître  les  ressorts  de  la  domination  d’un  groupe  sur  un  autre.  Ainsi  pour  P.Bourdieu  :  «  Le  sociologue  est  celui  qui  s’efforce  de  dire  la  vérité  sur  les  luttes  qui  ont  pour  enjeu  la  vérité  ».      

3.4.1.2 L’école  et  la  reproduction  sociale      

Document  :  Les  Héritiers  (1964)  Dans  Les  Héritiers,   les   deux   auteurs   s’attachent   à   remettre   en   cause  deux   idées   reçues  :   il   y   aurait   des  élèves   doués   par   nature,   d’une   part,   et,   d’autre   part,   les   obstacles   de   type   économique   permettraient  d’expliquer  la  moindre  réussite  des  jeunes  gens  issus  de  milieux  populaires.  Le  plus  souvent,  les  succès  scolaires  sont  attribués  par  les  enseignants,  mais  également  par  les  étudiants  eux-­‐mêmes,  aux  aptitudes  innées  de   chacun  et   au  mérite   individuels   (donc   ils   sont  perçus   comme  échappant   aux  déterminismes  sociaux).  Les  enfants   issus  des  catégories  populaires  vivent   leur  échec  comme  un  «  destin  personnel  ».  (…)  Or,  selon  Bourdieu  et  Passeron,  l’origine  des  performances  scolaires  se  trouve  dans  le  milieu  familial.  Le  facteur  déterminant  n’est  pas  à  chercher  seulement  du  seul  côté  des  revenus,  mais  aussi  dans  l’inégal  accès  à   l’information  et  surtout  dans   les  «  déterminismes  »,   les  «  dispositions  héritées  »  qui  produisent  leurs  effets  tout  au  long  du  cursus  scolaire,  tout  particulièrement  lors  des  grands  tournants  d’orientation.  Certaines   formes  de  privilèges  apparaissent  de  manière  évidente  :  recommandations,  relations,  aide  au  travail  scolaire,  cours  particuliers,  …  Mais  c’est  surtout  la  transmission  de  «  l’héritage  culturel  »,  qui  fait  la  différence.  Dès  lors,  une  politique  d’allocation  de  bourses,  même  généreuse,  ne  peut  suffire  à  établir  une  pleine  égalité  des  chances  entre  étudiants.  La  culture  savante,   celle  qui  est  valorisée  à   l’école,   est   celle  que  détiennent  les  milieux  favorisés  :  la  culture  scolaire  est  une  «  culture  de  classe  ».  Il  y  a  là  une  affinité,  qui  constitue  un  important  atout  pour  les  jeunes  gens  dont  les  parents  en  sont  fortement  dotés.  Bourdieu  et  Passeron  évoquent   le  niveau  de   langue,   l’attitude  à   l’égard  du   savoir   et  des  pratiques   culturelles.   Si  pour  les  enfants  issus  de  milieux  populaires,  le  rapport  à  la  culture  scolaire  relève  de  l’acculturation,  ceux  des   classes  dominantes  peuvent   faire  preuve  de  dilettantisme.  Quant   aux   classes  moyennes,   elles   sont  caractérisées  par   leur  bonne  volonté  culturelle.  Or,   l’école   ignore  ces   inégalités   initiales.   (…)  C’est  ainsi  que  se  trouve  introduite  la  notion  de  «  culture  libre  »,  que  l’on  peut  définir  comme  la  culture  que  l’école  présuppose  et  exige  «  sans  jamais  la  délivrer  méthodiquement  ».  Non  seulement  les  inégalités  sociales  ne  sont   pas   prises   en   considération,   mais   les   enseignants   vont   jusqu’à   dévaloriser   la   culture   qu’ils  transmettent  lorsqu’ils  reprochent  «  à  un  travail  scolaire  d’être  trop  scolaire  ».    Dans  La  Reproduction   (1970),   le   concept   de   violence   symbolique   est   précisé.   La   domination   n’est   pas  perçue   comme   telle   par   les   individus,   qui   la   subissent.   Intériorisée,   elle   leur   semble   légitime,   et   ils  finissent  eux-­‐mêmes  par  prendre  part  à  leur  propre  relégation.  Bourdieu  et  Passeron  parlent  de  «  l’auto-­‐élimination  »   dans   le   système   scolaire   des   jeunes   issus   de   milieux   populaires.   Ces   derniers   se  

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dévalorisent  ;   ils   anticipent   leur   échec   et   ainsi   y   contribuent.   (…)  Même   ceux   qui   réussissent   font   des  choix  d’orientation  moins  prestigieux,  ils  limitent  leurs  ambitions.    Céline  Béraud  et  Baptiste  Coulmont,  Les  courants  contemporains  de  la  sociologie,  collection  Licence,  PUF,  

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3.4.1.3 Le  métier  de  sociologue      

Document  :    Le  métier  de  sociologue  (1968)  Dans   leur   ouvrage   Le  Métier   de   sociologue   (1968)   Bourdieu,   Passeron   et   Chamboredon   affirment   que  l’objectivité  du  sociologue  ne  va  pas  de  soi.  Le  sociologue  mène  un  travail  qui  vise  à  produire  un  savoir  objectif   sur   le   monde   social,   mais   cette   démarche   est   rendue   difficile   par   le   risque   permanent   de  succomber,   d’introduire   dans   le   raisonnement,   des   jugements   de   valeur.   Ce   qui   distingue   le   savoir  «  ordinaire  »   du   savoir   «  savant  »   c’est   justement   cette   capacité   à   s’extraire   d’une   manière   de   pensée  «  ordinaire  »  ;   capacité   qui   est   associée   à   une   pratique   professionnelle.   Le   travail   scientifique   du  sociologue  consiste  à  «  conquérir  »  un  savoir  objectif  contre  un  ensemble  de  pièges  qui  jalonnent  toutes  les   étapes   de   l’enquête   sociologique.   Ces   pièges   apparaissent   lorsque   le   sociologue   choisit   son   objet,  élabore  une  démarche  analytique,  met  en  place  des  enquêtes  et  enfin   lorsqu’il  utilise  ses   travaux  pour  participer  au  débat  public  et  à  la  vie  de  la  Cité.  Le  sociologue  doit  donc  réaliser  un  travail  sur  sa  propre  pratique   en   se   demandant   dans   quelle  mesure   il   réussit   à   donner   une   représentation   objective   de   la  réalité.      

Document  :  Bourdieu  :   «  En   fait,   la   sociologie   a   d’autant   plus   de   chance   de   décevoir   ou   de   contrarier   les   pouvoirs  qu’elle   remplit  mieux  sa   fonction  proprement  scientifique.  Cette   fonction  n’est  pas  de  servir  à  quelque  chose,   c’est-­‐à-­‐dire   à  quelqu’un.  Demander   à   la   sociologie  de   servir   à  quelque   chose,   c’est   toujours  une  manière  de   lui  demander  de  servir   le  pouvoir.  Alors  que  sa   fonction  scientifique  est  de  comprendre   le  monde  social,  à  commencer  par  les  pouvoirs.  Opération  qui  n’est  pas  neutre  socialement  et  qui  remplit  sans   aucun   doute   une   fonction   sociale.   Entre   autres   raisons   parce   qu’il   n’est   pas   de   pouvoir   qui   ne  doivent  une  part  de  son  efficacité  à  la  méconnaissance  des  mécanismes  qui  le  fondent.  »    

Source  :  ss  la  direction  de  B.Lahire  A  quoi  sert  la  sociologie  ?,  La  découverte,  2004    

Document  :  la  place  du  sociologue  dans  la  Cité  Pierre  Bourdieu  s’est  toujours  tenu  à  l’écart  de  la  politique,  il  n’a  jamais  cherché  à  commenter  l’actualité  et   les   décisions   proprement   dites.   Il   se   distingue   en   cela   nettement   de   Weber   et   d’Aron.   Même   au  moment  des  évènements  de  Mai  1968,   il  resta  en  retrait  alors  que  ses  écrits  sociologiques,  notamment  son  livre  Les  Héritiers,  publié  en  1964  en  collaboration  avec  Passeron,  contribuèrent  fortement  au  débat  social  et  politique  de  son  époque.  Il  s’en  tenait  à  une  distinction  ferme  entre  savant  et  politique.  Ce  n’est  vraiment   que   dans   la   dernière   partie   de   sa   carrière   (…)   qu’il   a   manifesté   de   façon   publique   son  engagement   politique   (…)   pour   apporter   à   un   public   très   large   des   clés   de   compréhension   du  monde  social   et   d’aider   ainsi,   non   pas   directement   les   politiques,   mais   les   gens   ordinaires   à   se   libérer   des  contraintes  de  domination.  Pierre  Bourdieu  est  bien  plus  un  «  intellectuel  spécifique  »  qu’un  «  intellectuel  universel  »   (distinction   introduite   par   M.Foucault).   Le   premier   correspond   à   la   figure   classique   de  l’intellectuel   engagé  dans   la   lignée  de  Zola,  de  Sartre.  Le   second  se   limite  à   son  champ  de   compétence  technique,   celui   qui   lui   est   socialement   reconnu,   pour   parler   avec   autorité   dans   le   domaine   politique.  Alors  que  le  premier,  au  nom  d’un  projet  philosophique  et  d’une  ambition  totalisante  s’accorde  le  droit  d’intervenir  sur  de  nombreux  sujets  d’actualité  en  fonction  d’une  compétence  sociale  qu’il  juge  générale,  le   second   refuse   d’être   présent   sur   tous   les   fronts   de   la   pensée,   juge   sévèrement   toutes   les   formes  d’essayisme  et   se  garde  d’aller  au-­‐delà  du  droit  que   lui   confèrent   la   spécificité  et   la   rationalité  de   leur  savoir.    La   recherche   de   Bourdieu   ne   débouche   pas   directement   sur   des   engagements   de   nature   politique,   au  sens  de  l’adhésion  à  un  parti,  et  ne  se  traduit  pas  non  plus  par  une  doctrine  à  vocation  prophétique.  En  revanche   le   métier   de   sociologue   reste   selon   lui   une   activité   éminemment   politique   –   «  un   sport   de  combat  »   -­‐   au   sens  où   il   appelle  une   remise  en  question  des  évidences  du   sens   commun.   Il   s’agit   alors  d’une   sociologie   «  libératrice  ».   Ainsi,   si   la   sociologie   n’a   pas   pour   finalité   l’action   politique,   elle   peut  fournir   des   armes   aux   acteurs   pour   lutter   contre   toutes   les   formes   de   domination.   Elle   peut   ainsi  permettre   de   lutter   contre   les   effets   d’imposition   des   normes   et   des   classements   fondé   sur   la  

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naturalisation  de  l’ordre  social.  Sans  le  savoir  sociologique,  les  classements  scolaires  ne  seraient  perçus  que  comme  le  reflet  des  seules  capacités  intellectuelles  des  élèves,  le  chômage  de  longue  durée  ne  serait  expliqué  que  par  la  paresse  des  individus,  la  domination  masculine  n’aurait  pas  d’autre  explication  que  la  simple   manifestation   d’une   supériorité   biologique,   …Par   le   dévoilement   des   ressorts   cachés   de   la  domination,   la   sociologie   telle   que   l’envisage  Bourdieu   apporte   des  moyens  mobilisables   dans   l’action  politique,   (…)   des   «  moyens   de   dominer   la   domination  ».   Cette   sociologie   porte   en   elle   une   critique  implicite  de  l’ordre  social  et  une  dénonciation  des  conservatismes.  Le  sociologue  engagé  selon  Bourdieu  n’a  donc  rien  avoir  avec  le  conseiller  du  prince.  (…)  La  sociologie  que  Bourdieu  a  su  développer  comporte  en  elle-­‐même  un  engagement  politique  fondé  sur  une  éthique  de  la  libération.  Il  s’agit  d’un  engagement  différent   de   celui   d’Aron.   Alors   que   le   dépassement   ultime   était   recherché   par   ce   dernier   dans   un  humanisme   fondé   sur   la   Raison,   il   s’exprime   chez   Bourdieu   dans   l’accomplissement   d’une   ambition  spécifique,  celle  de  rompre  avec  les  structures  mentales  et  les  structures  sociales  qui  assurent  la  force  de  la  violence  symbolique.  

Source  :  Serge  Paugam,  La  Pratique  de  la  sociologie,  Puf,  2007      

3.4.2 Bernard  Lahire  et  la  théorie  de  l’homme  pluriel      

Document  :  l’hétérogénéité  du  Moi  social  La  novation  de  la  période  contemporaine  (…)  vient  de  l’hétérogénéité  du  Moi  social.  L’individu  ne  peut  plus  être  réduit  à  la  simple  incarnation  des  mondes  dans  lesquels  il  a  été  socialisé  et  au  sein  desquels  il  évolue.   Il   faut  dès   lors  prendre  plus  que   jamais  au  sérieux   la   thèse  d’un  Moi  multiple,  hétérogène,   aux  facettes  multiples.  (…)  Comment  sociologiquement  rendre  compte  de  cette  identité  moderne  ?    Ainsi  que  le  suggère  Danilo  Martuccelli  (2005),  nous  disposons  aujourd’hui  de  trois  grandes  réponses  à  cette  question.  La  première  instruit  le  dossier  de  l’individu  à  partir  de  son  mode  de  fabrication  sociale  ou,  si   l’on   préfère,   de   sa   socialisation.   De   Durkheim   à   Bourdieu   en   passant   par   Parsons,   les   arguments  classiques  invitent  à  considérer  le  poids  des  normes  et  de  leur  incorporation  par  les  agents  sociaux.  Les  individus   ne   sont   jamais   pourtant   le   décalque   parfait   du   système   qui   les   produit.   La   sociologie  contemporaine   a   pris   pleinement   acte   du   caractère   parfois   contradictoire   et   toujours   diversifié   du  processus  de  socialisation.  Contradictoire  :  les  mondes  sociaux  que  les  individus  traversent  au  cours  de  leur  existence  sont  porteurs  de  valeurs  et  d’injonctions  parfois  difficilement  compatibles  entre  elles,   si  bien  qu’elles  peuvent  provoquer  ce  que  les  spécialistes  de  sociologie  clinique  nomment  les  névroses  de  classe,  à  savoir  une  honte  de  ses  origines  sociales,  et  plus  encore,  une  honte  de  la  honte  ainsi  éprouvée.  Diversifié  :   les   individus   ne   coulent   jamais   l’ensemble   de   leurs   pratiques   dans   une   matrice   de  comportements  unique  et  homogène.  D’une  situation  à  l’autre,  d’un  registre  d’action  à  l’autre,  d’un  âge  de  la   vie   à   l’autre   …,   les   façons   d’être   peuvent   varier   significativement.   (….)   Le   sociologue   peut   alors   se  donner  pour  mission  de  révéler  des  singularités  individuelles  que  donne  à  voir  la  pluralité  des  cultures,  qui  à  tous  les  étages  de  la  société,  informent  chacun  d’entre  nous.  C’est  le  travail  entrepris  par  Bernard  Lahire  par  exemple.    Source  :  Michel   Lallement   «  Histoire  des   idées   sociologiques.  De  Parsons   aux   contemporains  »,  A.Colin,  3ième  édition,  2011,  p.223-­‐224  

 Document  :  la  théorie  de  l’homme  pluriel    

L’habitus   des   individus   est   pluriel,   il   n’est   pas   homogène   comme   chez   Bourdieu   car   les   situations   de  socialisation   sont   de   plus   en   plus   nombreuses   à   la   fois   au   cours   du   temps,  mais   également   au  même  moment.  Certaines  pratiques  sont  mobilisées  selon  les  circonstances.  En  termes  de  pratiques  culturelles,  Lahire  est  conduit  à  remettre  en  cause  le  déterminisme  bourdieusien  entre  position  sociale  et  pratique  culturelle  (plus/moins)  légitime.  Les  individus  aux  pratiques  dissonantes  sont  donc  ceux  qui  mélangent  pratiques  légitimes  et  pratiques  illégitimes  dans  le  champ.  Pour   B.Lahire,   les   espaces   de   socialisation   des   individus   se   sont  multipliés,   et   l’habitus   individuel   est  devenu   «  pluriel  ».   La   conséquence   de   cet   habitus   pluriel   est   qu’en   fonction   des   situations   certains  comportements   sont   activés   plutôt   que   d’autres.   Dans   le   domaine   de   la   sociologie   de   la   culture,   cette  théorie   de   l’homme   pluriel   permet   de   comprendre   les   situations   de   dissonances   culturelles,   ie   les  situations  dans  lesquels  les  individus  appartenant  aux  classes  dominantes  adoptent  des  pratiques  «  non  légitimes  ».   Dans   le   cadre   bourdieusien,   les   différences   de   pratiques   culturelles   sont   particulièrement  marquées.  Pour  Lahire  au  contraire,  ce  qui  caractérise  les  membres  des  classes  dominantes  aujourd’hui  

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c’est  la  capacité  à  mobiliser  des  pratiques  différentes  (par  exemple  en  termes  de  lecture  ou  programme  télévisé)   tout   en   reconnaissant   la   hiérarchie   des   pratiques   culturelles.   Cette   approche   rejoint   celle   de  Peterson  sur  les  pratiques  omnivores.      

Document  :  combiner  dispositionnalisme  et  contextualisme  Tout   chercheur,   qui   s’efforce,   dans   des   recherches   empiriques   déterminées,   d’atteindre   le   point  d’équilibre  explicatif  entre,  d’une  part,   celle  des  propriétés  sociales  objectivées  des  contextes,   combine  inévitablement   un   dispositionnalisme   et   un   contextualisme.   Comprendre   les   pratiques   ou   les  comportements  (gestes,  attitudes,  paroles)  par  une  reconstruction  des  types  de  dispositions  mentales  et  comportementales   incorporées   dont   sont   porteurs   les   acteurs   (produit   de   l’intériorisation   des  expériences   sociales   passées)   et   des   caractéristiques   des   contextes   particuliers   (nature   du   groupe,   de  l’institution  ou  de  la  sphère  d’activité,  type  d’action  ou  de  relation)  dans  lesquels  ils  évoluent  est,  à  mon  sens,  la  voie  la  plus  juste,  la  plus  complexe  et  la  plus  rentable  scientifiquement  que  les  chercheurs  sont  en  mesure   de   mettre   en   œuvre.   (…)   Pour   résumer   la   démarche   scientifique   indissociablement  dispositionnaliste  et  contextualiste,  on  peut  énoncer  la  formule  suivante  :    Dispositions  +  Contexte  =  Pratiques  Les   pratiques   considérées   (qu’il   s’agisse   d’un   choix   alimentaire   ou   vestimentaire,   sportif   ou   politique,  d’un   comportement   scolaire   ou   économique,   sexuel   ou   culturel,   professionnel   ou   familial,   …)   ne   se  comprennent  donc  que  si  l’on  étudie,  d’une  part,  les  contraintes  contextuelles  qui  pèsent  sur  l’action  (ce  que   le   contexte   exige   ou   sollicite   de   la   part   des   acteurs)   et,   d’autre   part,   les   dispositions   socialement  constituées   à   partir   desquelles   les   acteurs   perçoivent   et   se   représentent   la   situation   et   sur   la   base  desquelles   ils   agissent   dans   cette   situation.   Dans   une   telle   formule,   on   se   rend   compte   que   si   les  pratiques  peuvent  s’observer  et  s’enregistrer  en   tant  que  réalités  présentes  et   si   les  contextes  d’action  sont   objectivables   par   le   chercheur   en   considérant   les   «  règles  »   de   leur   jeu,   les   spécificités   de   leur  fonctionnement,  la  nature  des  relations  qui  s’y  déploient  (…),  les  dispositions  en  revanche  ne  s’observent  pas  directement  et  renvoient  au  passé  des  acteurs  étudiés.  La  même  formule  peut  ainsi  être  présentée  de  la  manière  suivante  :  passé  incorporé  +  contexte  présent  =  pratiques  observables  Concernant   la   première   partie   de   la   formule   –   le   «  passé   incorporé   –   il   s’agit   de   tout   ce   que   l’acteur  importe  dans  la  scène  d’action,  de  tout  ce  qu’il  doit  à  l’ensemble  des  expériences  qu’il  a  vécues  et  qui  se  sont  cristallisées  en   lui   sous   la   forme  de  capacités  et  de  dispositions  à  agir,   à   sentir,   à   croire,  à  penser  plus   ou   moins   fortes   et   permanentes.   Les   chercheurs   qualifient   les   processus   de   fabrication   des  dispositions   et   des   compétences   (capacités)   de   processus   de   socialisation   et   parlent   d’expériences  socialisatrices   lorsqu’ils   veulent  mettre   l’accent   sur   ce   que   les   contextes   d’action   vécus   «  impriment  »  comme   changement,   modification,   transformation   sur   les   acteurs.   Le   passé   incorporé   n’est   donc   que  l’effet  de   la   fréquentation  passée  –  plus  ou  moins  précoce,  durable,  systématique  –  de  divers  contextes  d’action  (familial,  scolaire,  professionnel,  religieux,  politique,  culturel,  sportif,  …)    Produits   intériorisés   de   la   fréquentation   passée   de   contextes   d’action   +   contexte   présent   =   pratiques  observables  Cela  signifie  que  le  contexte  présent  de  l’action  peut  être  considéré  de  deux  points  de  vue  différents  :  en  tant   que   cadre   déclencheur   de   dispositions   incorporées,   ou   bien   en   tant   que   cadre   socialisateur   des  acteurs.  (…)  si  les  êtres  humains  n’étaient  pas  capables  –  biologiquement  –  de  «  mémorisation  »  (au  sens  d’incorporation   non   consciente   autant   que   de   mémorisation   par   effort   consciemment   accompli),   les  sciences   humaines   et   sociales,   n’auraient   besoin   que   d’un   programme   contextualiste   et   pourraient   se  contenter  d’être  des  sciences  des  contextes  sociaux.    

Source  :  Bernard  Lahire  Monde  pluriel,  Seuil,  2012,  p.20-­‐25    

Document  :  la  critique  des  approches  qui  ne  prennent  en  compte  qu’une  dimension  de  la  «  formule  »  

Malgré   l’évidence   dispositionnaliste,   certaines   théories   de   l’action   font   comme   si   les   acteurs   étaient  «  sans  passé  »,  totalement  amnésiques  et  entièrement  malléables  sous  l’effet  des  contraintes  qui  pèsent  sur   les   différents   contextes   d’action,   (…)   elles   contribuent   à   déséquilibrer   la   formule   scientifique   en  élidant  l’un  de  ses  termes  :  passé  incorporé  +  contexte  présent  =  pratiques.  (…)    Si  le  passé  incorporé  est  souvent  élidé,  dénié,  biffé  ou  marginalisé  par  une  partie  des  chercheurs,  on  peut  tout   aussi   bien   insister,   à   l’inverse,   sur   les   dérives   des   dispositionnalistes,   qui   tendent   à   négliger   la  spécificité   et   la   variation   des   contextes   d’action,   avec   tous   les   effets   de   transformation   des  comportements   que   cette   variation   implique.   C’est   le   cas   parfois   de   la   théorie   de   l’habitus   (et   de   la  

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reproduction)   qui   fait   de   celui-­‐ci   un   principe   de   conservation   et,   par   conséquent,   de   sélection   des  contextes  fréquentés,  de  mise  à  l’abri  des  crises  dispositionnelles,  en  oubliant  tous  les  contextes  qui  ne  sont  pas   toujours  soumis  au  «  choix  »  ou  au  «  désir  »  des  acteurs  mais  qui   s’imposent  à  eux  avec   force  contraintes.   (…)  Là   encore,   la   formule   scientifique   se  déséquilibre,   au  profit   cette   fois   des   expériences  socialisatrices  incorporées  :    Passé  incorporé  +  contexte  présent  =  pratiques  tout  se  passe  comme  si  tout  était  déjà  joué  pour  les  acteurs  avant  même  qu’ils  aient  eu  l’occasion  d’entrer  dans  les  différents  jeux  qui  se  présentent  à  eux.    

Source  :  Bernard  Lahire  Monde  pluriel,  Seuil,  2012,  p.36-­‐37    

Document  Plus   les   acteurs   ont   fréquenté   des   contextes   sociaux   (et   socialisateurs)   hétérogènes   et   plus   cette  fréquentation   a   été   précoce,   au   sein   de   la   configuration   familiale   (du   fait   notamment   des   différences  sociales  entre  ses  membres)  ou  du  fait  de  la  diversité  des  contextes  socialisateurs  (famille,  école,  crèche  …)   plus   ils   sont   porteurs   de   dispositions   hétérogènes   et   parfois   contradictoires.   Les   dispositions  n’agissent   pas   de   manière   permanente   mais   seulement   en   fonction   des   contextes   d’action   qui   se  présentent.  On  n’a  pas  affaire  alors  à  une  actualisation  systématique  des  mêmes  dispositions  mais  à  un  jeu  plus  complexe  d’activation  et  d’inhibition  des  différentes  dispositions  incorporées  (…).  L’idée  même  d’habitus   comme   principe   «  générateur   et   unificateur  »   des   comportements,   comme   «  formule  génératrice  des  pratiques  »,  permettant  de  penser  de  «  manière  unitaires  »  les  différentes  dimensions  de  la   pratique   d’un   individu   ou   d’une   classe   d’individus   donnés,   pose   problème   dans   la   mesure   où   elle  donne   l’impression   que   l’ensemble   des   dispositions   incorporées   par   une   personne   au   cours   de   son  existence   forme   un   tout,   un   système   complet   fonctionnant   «  comme   un   seul   homme  »   au   sein   duquel  l’ensemble  des  dispositions  sont  solidaires  les  unes  des  autres  et  se  fondent  sur  un  principe  unique.  La  réalité   des  patrimoines   individuels   de  dispositions   et   de   compétences,   quand  on   se  donne   la   peine  de  l’étudier  de  près   est   tout   autre  (…).   Les  dispositions   s’activent   ou   se  mettent   en   veille   en   fonction  des  contextes  qui  se  présentent  ;  les  dispositions  se  combinent  différemment  entre  elles  selon  les  contextes  de  pratique.    

Source  :  Bernard  Lahire  Monde  pluriel,  Seuil,  2012,  p.42    

Document  :  homme  pluriel  et  classes  sociales  Penser  que  construire  scientifiquement  une  sociologie  des  socialisations   individuelles  est   incompatible  avec  une   théorie   des   classes   sociales   serait   aussi   subtil   que  d’imaginer   que   l’étude  des   atomes  ou  des  molécules  implique  logiquement  la  négation  de  l’existence  des  corps  ou  des  planètes.  (…)  En  croisant  les  variables  «  niveau  de  diplôme  de   l’enquêté  »  ou  «  PCS  de   l’enquêté  »  avec   les  différents   indicateurs  des  consommations   culturelles   (présence   d’un   genre,   fréquence   d’un   type   de   sortie  …),   la   sociologie   de   la  consommation  culturelle  vérifie  assez  généralement  le  fait  de  l’inégale  probabilité  d’accès  à  (de  goût  et  d’intérêt  pour)   telle  ou   telle   catégorie  de  biens  ou  d’institutions   culturels.  Elle  établit   l’existence  d’une  correspondance   statistique   assez   forte   entre   la   hiérarchie   des   arts   et   la   hiérarchie   sociale   des  consommateurs.   Une   telle   lecture   de   la   réalité   des   pratiques   culturelles   n’est   évidemment   pas   en   soi  critiquable.  C’est  seulement  sa  routinisation  qui   fait  problème  en  ce  qu’elle  conduit  à  masquer  d’autres  lectures  possibles  des  mêmes  données  de  l’enquête.  

Source  :  Bernard  Lahire  La  culture  des  individus,  Dissonances  culturelles  et  distinction  de  soi,  La  découverte,  2006,  p.16  

 Document  :  la  démarche  scientifique  du  sociologue  

La  science,  écrivait  Durkheim,  commence  dès  que  le  savoir,  quel  qu’il  soit  est  recherché  pour  lui-­‐même.  Sans   doute,   le   savant   sait   bien   que   ses   découvertes   seront   vraisemblablement   susceptibles   d’être  utilisées.   Il  peut  même  se   faire  qu’il  dirige  de  préférence  ses  recherches  sur   tel  ou  tel  point  parce  qu’il  pressent  qu’elles  seront  ainsi  plus  profitables,  qu’elles  permettront  de  satisfaire  à  des  besoins  urgents.  Mais  en  tant  qu’il  se  livre  à  l’investigation  scientifique,  il  se  désintéresse  des  conséquences  pratiques.  Il  dit  ce  qui  est  ;  il  constate  ce  que  sont  les  choses,  et  il  s’en  tient  là.  Il  ne  se  préoccupe  pas  de  savoir  si  les  vérités   qu’il   découvre   seront   agréables   ou   déconcertantes,   s’il   est   bon,   que   les   rapports   qu’il   établit  restent  ce  qu’ils  sont,  ou  s’il  vaudrait  mieux  qu’ils  fussent  autrement.  Son  rôle  est  d’exprimer  le  réel,  non  de  le  juger.       Source  :  ss  la  direction  de  B.Lahire  A  quoi  sert  la  sociologie  ?  La  découverte,  2004    

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3.5 La  sociologie  des  réseaux  sociaux  :  Mark  Granovetter      

Document  :  Georg  Simmel,  fondateur  et  précurseur  de  la  sociologie  des  réseaux  sociaux  L’objet  fondamental  de  la  sociologie,  selon  Simmel,  doit  être  saisi  à  un  niveau  «  intermédiaire  »,  qui  n’est  ni   celui,  microsociologique,  de   l’individu,  ni   celui,  macrosociologique,  de   la   société  dans   son  ensemble,  mais  celui  que  l’on  pourrait  donc  qualifier  «  mésosociologique  »,  des  «  formes  sociales  »  qui  résultent  des  interactions  entre   les   individus.  Pour  Simmel  donc,   la   sociologie  est  «  la   science  des   formes  de   l’action  réciproque  »,  définition  que  Michel  Forsé  choisit  de  traduire  ainsi  :  «  Il  ne  veut  pas  dire  autre  chose,  dans  notre  vocabulaire  d’aujourd’hui,  qu’elle  est  la  science  des  structures  des  relations  sociales.  »  Ainsi  définie,  la  théorie  relationnelle  de  Simmel  présente  deux  caractéristiques  constitutives  que  l’on  va  de  fait  (…)  retrouver  dans  le  champ  de  l’analyse  des  réseaux  :  d’une  part,  la  sociologie  de  Simmel  est  une  sociologie  «  formaliste  »,  d’autre  part  elle  est  «  dualiste  ».  Elle  est  formaliste  au  sens  où,  pour  Simmel,  ce  n’est  pas   le  contenu  mais   la   forme  des   interactions  qui   importe,  et  qu’il  s’agit  de  prendre  pour  objet  si  l’on  veut  comprendre  l’émergence,  le  maintien,  les  enjeux  et  les  transformations  des  formes  sociales  :  il  lui  importe  plus  en  effet  de  savoir  si  une  interaction  est  réciproque,  égalitaire,  ou  non,  que  de  savoir  s’il  s’agit   d’amour,   d’amitié,   ou   de   transactions   marchandes.   On   pourrait   ajouter   que   la   sociologie  simmelienne   est   formaliste   dans   un   second   sens  :   s’il   est   possible   d’étudier   ces   formes   sociales,   c’est  parce   qu’elles   présentent   une   certaine   régularité   et   une   certaine   stabilité.   Dans   les   domaines   les   plus  divers  de  la  vie  sociale,  et  aux  époques  les  plus  différentes,  on  pourra  ainsi  retrouver  des  formes  ou  des  «  types  »   de   relations   sociales,   comme   la   domination,   la   compétition,   l’imitation,   le   conflit,   etc.   De   fait,  Simmel   affirme   explicitement   que   les   actions   réciproques   entre   individus   présentent   des   formes  invariantes,  constitutives  de  toute  vie  sociale,  dont  le  recensement  et  l’étude  doivent  permettre  de  fonder  ce  qu’il  appelle  une  «  géométrie  du  monde  social  ».  D’autre   part   la   sociologie   de   Simmel   est   «  dualiste  »,   au   sens   où   elle   ne   privilégie   pas   une   conception  exclusive   de   l’articulation   entre   l’individu   et   la   société,   mais,   délibérément,   affirme   la   possibilité  conjointe  de  deux  conceptions  souvent  considérées  comme  antagonistes  et  que  l’on  qualifiera  plus  tard  d’holiste   et   d’individualiste.   A   grands   traits,   l’approche   simmelienne   pourrait   être   décrite   comme  relevant  d’un   individualisme  méthodologique   complexe,   plus  proche   en   réalité  de   ce  que   l’on  pourrait  donc   appeler   un   «  dualisme   méthodologique  »  :   selon   lui,   en   effet,   d’un   côté   les   formes   sociales   sont  engendrées  par  les  interactions  entre  les  individus,  ce  qui  l’apparente  à  l’individualisme  méthodologique,  à  cette  nuance  près  que  ce  n’est  pas  la  compréhension  des  actions,  mais  des  interactions  individuelles  qui  doit  servir  de  méthode  à  l’interprétation  du  social  ;  mais,  en  même  temps,  il  ne  cesse  d’affirmer  que  les  formes   sociales   ainsi   engendrées   acquièrent  une   espèce  d’autonomie,   qui   fait   qu’à   la   fois,   elles   sont   le  produit  des  interactions  individuelles,  et  elles  en  constituent  le  cadre  et  contribuent  donc  en  retour  à  les  modeler.  Simmel,  de  ce  fait,  est  regardé  par  beaucoup  comme  l’inspirateur  principal  d’une  des  formules  fondatrice  de   l’analyse  des   réseaux   sociaux,   selon   laquelle   les   structures   émergent  des   interactions,   et  exercent  sur  elles  une  contrainte  formelle  qui  n’a  rien  d’un  déterminisme  mécanique.    

Pierre  Mercklé,  Sociologie  des  réseaux  sociaux,  collection  Repères,  La  Découverte,  2004    

Document  :  La  force  des  liens  faibles    Dans   son   article   fondateur,   Granovetter   part   d’une   définition   de   la   force   d’un   lien   comme   «  une  combinaison  (…)  de  la  quantité  de  temps,  de  l’intensité  émotionnelle,  de  l’intimité  (la  confiance  mutuelle)  et  des  services  réciproques  qui  caractérisent  ce  lien  ».  Après  avoir  démontré  que  les  liens  forts  ne  sont  jamais  des  «  ponts  »,  autrement  dit  qu’ils  ne  permettent  pas  de  relier  entre  eux  des  groupes  d’individus  autrement  disjoints,  il  en  déduit  qu’une  information  qui  ne  circulerait  que  par  des  liens  forts,  risquerait  fort  de   rester   circonscrites   à   l’intérieur  des   «  cliques1  »   restreintes,   et   qu’au   contraire   ce   sont   les   liens  faibles  qui  lui  permettent  de  circuler  dans  un  réseau  plus  vaste,  de  clique  en  clique.  Par  conséquent,  ce  sont   leurs   liens   faibles  qui  procurent   aux   individus  des   informations  qui  ne   sont  pas  disponibles  dans  leur   cercle   restreint  :   «  Les   individus   avec   lesquels   on   est   faiblement   lié   ont   plus   de   chance   d’évoluer  dans  des  cercles  différents  et  ont  donc  accès  à  des  informations  différentes  de  celles  que  l’on  reçoit  ».    Granovetter  ne  se  contente  pas  d’énoncer  les  principes  théoriques  qui  fondent  la  force  des  liens  faibles,  il  en   propose   une   vérification   empirique   en   l’appliquant   à   l’étude   du   processus   de   recherche   d’emploi.  L’échantillon  de  l’étude  est  composé  d’environ  300  cadres,  techniciens  et  gestionnaires  ayant  récemment  changé  d’emploi.   Premier   constat,   ces   salariés   américains   trouvent  plus   souvent   leur   emploi   par   leurs  relations   personnelles   que   par   n’importe   quel   autre   moyen  :   c’est   le   cas   de   56   %   des   personnes  interrogées   dans   cette   enquête.   Ensuite,   Granovetter   s’intéresse   à   la   fréquence   de   leurs   contacts   avec  

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l’individu  qui  leur  avait  donné  l’information  leur  ayant  permis  de  trouver  cet  emploi.  Or  il  apparaît  qu’à  la  question  «  combien  de  fois  avez-­‐vous  vu  le  contact  au  cours  de  la  période  où  il  a  fourni  l’information  pour   l’emploi  ?  »,   les  réponses  sont  :  souvent  (au  moins  deux   fois  par  semaine-­‐  pour  seulement  16,7  %  des  personnes  interrogées,  contre  occasionnellement  (moins  de  deux  fois  par  semaine)  pour  55,6  %  et  rarement   (une   fois   par   an   ou  moins)   pour   27,8  %   d’entre-­‐elles.   A   partir   de   ces   résultats,   et   de   ceux  obtenus   dans   d’autres   enquêtes,   Granovetter   concluait   que   les   liens   faibles,   souvent   dénoncé   comme  source   d’anomie   et   de   déclin   de   la   cohésion   sociale,   pouvaient   apparaître   au   contraire   comme   «  des  instruments  indispensables  aux  individus  pour  saisir  certaines  opportunités  qui  s’offrent  à  eux,  ainsi  que  pour   leur   intégration   au   sein   de   la   communauté  »,   alors   que   les   liens   forts   engendraient   de   la  fragmentation  sociale.    1Dans   la   théorie  des   graphes,   une   clique   représente  un  graphe  dont   tous   les   arcs   (relations)  possibles  sont  réalisés.  

Pierre  Mercklé,  Sociologie  des  réseaux  sociaux,  collection  Repères,  La  Découverte,  2004    

Document  :  les  réseaux  sociaux  Pour  Pierre  Mercklé  (sociologie  des  réseaux  sociaux,  ed.  La  Découverte),  l’analyse  en  termes  de  réseaux  sociaux  a  une  double  ambition  :  

- montrer   «  qu’il   existe   une   contrainte   qualifiée   de   «  faible  »   exercée   par   les   structures   sur   les  individus,  qui  laisse  les  individus  libres  de  leurs  actes  bien  que,  compte  tenu  de  cette  contrainte,  tout  ne  leur  est  pas  possible  ».    

- montrer  que   les  comportements  des  individus  en  interaction  affectent  les  structures  sociales.  Si  on   part   des   individus   pour   comprendre   des   phénomènes   sociaux,   ce   sont   des   individus   en  interaction  et  non  «  séparés  »  qui  nous  intéresse.  

Cette   double   ambition   (interactionnisme   structural)   conduit   à   vouloir   dépasser   le   clivage   individu   /  structures.   Pour   le   sociologue   américain   contemporain   Mark   Granovetter   («  Le   marché   autrement  »  2008)  :   «  Dès   le   départ,   la   plupart   des   auteurs   travaillant   sur   les   réseaux   sociaux   pensaient   que   l’intérêt  principal   de   cette   analyse   est   qu’elle   permet   de   relier   l’action   individuelle,   d’une   part,   et   des   structures  macrosociales,  d’autre  part  ».    Le  réseau  social  est  alors  une  interface  entre  individus  et  structure  qui  permet  d’expliquer  de  nombreux  phénomènes.   Puisque   les   individus   sont   en   interactions   avec   d’autres,   cela   implique   qu’ils   tissent   des  liens   sociaux.   Pour   Granovetter,   on   peut   être   amené   à   distinguer   des   liens   sociaux   faibles   et   forts   qui  dépendent   de   la   combinaison   des   facteurs   suivants  :   «  temps/intensité   émotionnelle/confiance  mutuelle/services  réciproques  »,  qui  existent  entre  plusieurs  personnes.    Chaque   individu   possède   des   liens   forts   (avec   des   proches)   et   faibles   (avec   des   connaissances   plus  éloignées).  Chaque   type  de   lien  possède  des  avantages  en   termes  de   réalisation  de  projets   individuels.  Les   liens   forts   s’accompagnent  de   confiance,   de   soutien.   Les   liens   faibles   sont  utiles  dans   l’accès   à  des  informations.   Granovetter   étudie   ainsi   l’accès   à   l’emploi   de   salariés   cadres   américains   de   la   région   de  Boston   (1974).   A   partir   d’une   enquête   quantitative   (un   questionnaire),   il   mesure   la   part   des   emplois  obtenus  grâce  aux  organismes  officiels  de  placement  (l’équivalent  de  pôle  emploi),  les  petites  annonces,  les   candidatures   spontanées   et   les   réseaux   de   connaissances.   Il   constate   alors   que   la   majorité   des  emplois  obtenus   l’est  par   le  biais  d’anciennes   connaissances  de   travail   ou  de  Faculté.   Ce   sont   les   liens  faibles   du   réseau   social   qui   permettent   à   la   majorité   des   cadres   d’obtenir   un   emploi.   Liens   sociaux  fournissent   donc   des   opportunités   aux   individus.   L’analyse   en   terme   de   réseau   social   permet   donc  d’expliquer  un  phénomène  social  :  la  mobilité  professionnelle  et  l’accès  à  l’emploi.  Il   est   possible   de   tirer   plusieurs   conséquences   importantes   des   travaux  de  Granovetter.  D’une  part,   le  marché   du   travail   ne   fonctionne   pas   de   manière   autonome,   il   est   «  encastré  »   dans   l’ensemble   des  réseaux   sociaux   des   individus   (les   explications   données   par   les   économistes   ne   suffisent   pas   car   elles  ignorent  certaines  dimensions  des  activités  humaines).  L’approche  sociologique  permet  donc  de  rendre  compte   de   phénomènes   jusque-­‐là   ignorés   par   l’approche   économique.   Granovetter   contribue   au  développement   de   la   «  nouvelle   sociologie   économique  ».   D’autre   part,   pour   comprendre   des  phénomènes  sociaux,   il  est   important  de  prendre  en  compte   les   interdépendances   individuelles,  plutôt  que  les  comportements  individuels  ou  bien  uniquement  l’influence  des  structures  sociales.  La  sociologie  culturo-­‐fonctionnaliste   conduit   à   conception   sur-­‐socialisée   de   l’homme  :   «  l’influence   sociale   est   ici   (…)  une   force  qui   s’insinue  dans   les  esprits   et   les   corps  des   individus   (comme  dans   le   film  «  La  nuit  des  morts  vivants  »)  ».  La  sociologie  qui  s’appuie  sur   la   théorie  du  choix  rationnel  conduit  à  une  conception  sous-­‐

ECE  1  Camille  Vernet    Nicolas  Danglade  2017-­‐2018  

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socialisée  de   l’homme  :  «  les  acteurs  ne  se  comportent  pas,  et  ne  prennent  pas  leurs  décisions,  comme  des  atomes  indépendants  de  tout  contexte  social  ».