10_braz intraduisibilité du mot saudade

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texto sobre a particularidade da palavra "saudade" e problemas de transposição de conceitos "idiomáticos" de uma língua para outra

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  • BRAZ Adelino, Lintraduisible en question: ltude de la saudade, RiLUnE, n. 4, 2006, p. 101-121.

    Adelino Braz

    Lintraduisible en question: ltude de la saudade

    ANS LA TRADUCTION DU POME Message de Fernando Pessoa, le traducteur Patrick Quillier souligne les difficults que la traduction de la saudade pose dans le passage la langue

    franaise: Il fut longuement dbattu pour savoir sil ne convenait pas de crer en franais un nologisme, par ladoption de ce vocable si important dans la culture portugaise 1. Lidentit culturelle portugaise se fonde depuis longtemps sur la prmisse suivante: la saudade est une ralit culturelle et un fait linguistique qui lui est propre et qui ne trouve dans aucune autre culture dautre quivalent. Or, une telle affirmation demande justification dans la mesure o ce qui est en jeu ici cest prcisment la question de la transposition dune telle ralit dans une autre culture qui ne lui est pas propre.

    Bien que ce terme puisse dsigner la mme chose que les termes qui le traduisent, constituant un point commun avec chacun de ces concepts, il faut reconnatre quil ne signifie pas la mme chose. Sa complexit smantique ayant exig la fixation dun seul mot dans la langue source, lacte de traduction se confronte une polysmie telle que le concept de saudade devient insaisissable dans la langue cible puisquil signifie toujours plus que ce quil dsigne. partir de cette intransposabilit, la question se pose de savoir comment rendre sans perte ce qui ne peut tre saisi en entier. La vise de notre recherche consiste dpasser ce paradoxe en montrant quen tant que telle, la

    1Message, in Pomes sotriques, 2004, trad. Franaise par Chandeigne, M. A. A Cmara Manuel. et P. Quillier, Paris: Christian Bourgois, p.79.

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    difficult est mal pose. En effet, il ne sagit pas de se demander comment penser la saudade pour quelle puisse tre traduite dans la langue cible, mais bien plutt comment penser la traduction pour quelle puisse rendre la saudade en tant quexprience. Lenjeu de cette tude rside donc dans une rflexion mthodologique sur lacte mme de traduction et vise comprendre comment celle-ci peut lgitimer la notion mme dintraduisible.

    I. Complexit tymologique et richesse smantique de la saudade.

    Dans lapproche de la notion de saudade, il convient de distinguer deux aspects du concept de langue: dune part, un aspect abstrait qui conoit la langue comme un systme de signes dont il faut tudier lvolution, la syntaxe et la smantique; dautre part, un aspect social et culturel de la langue dans la mesure o le terme mme de langue comporte un jugement, manifeste une motion ou une opinion (Fishman 1971: p. 35). A partir de cette articulation, il devient ncessaire de considrer en premier lieu la langue comme un concept linguistique afin de pouvoir par la suite le considrer comme un concept didactique et envisager les problmes que la saudade pose en termes de traductologie. Cest pourquoi notre rflexion doit se porter sur ltude lexicale du terme. Relativement notre objet de recherche, cette approche se rvle dautant plus dcisive que ltymologie de la saudade est un objet de controverse, exprimant par l tout son mystre et toute sa complexit de sens. A ce sujet, diverses interprtations sopposent, manifestant davantage une richesse dinfluences et de croisements culturels quune tentative dtablir une certitude philologique.

    La premire hypothse tymologique de la notion consiste admettre que le mot de saudade nest que la corruption de soidade, driv de soido. Signalons toutefois quil existe ici une confusion de deux vocables tymologiques diffrents: bien que les deux termes se constituent partir de solus seul, unique, isol, solitaire, le premier terme est driv du latin solitate et le second de solitudine. Cette confusion sexplique par la convergence de sentiments entre ces deux racines, savoir lexprience de la solitude. Cela ne saurait suffire toutefois pour comprendre le processus historique et philologique qui rend compte de la cration de la forme saudade. Afin de lever cette difficult, il est pertinent de reprendre ltymologie latine solus, partir de laquelle se dveloppe toutes les diffrentes formes graphiques. Cette racine commune, selon le philosophe portugais Joaquim de Carvalho, exprime lide de la solitude mais elle se dcline en deux significations distinctes: sur le plan extrieur, le terme gnrique solus renvoie une

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    solitude physique, solitas; sur le plan psychologique, cest bien une solitude intrieure dont il sagit, solitudine, savoir dun exil par rapport soi, un sentiment de manque et dabsence, une me dpossde de son tre (Carvalho 1958: p. 336). Lintrt dune telle position est de nous faire comprendre que les trois variantes graphiques prsentes dans la posie archaque portugaise, soedade, soidade et suidade, ne sont que lexpression dune mme exprience, celle de la solitude physique et spirituelle.

    Cependant, cette analyse ne saurait expliquer le passage de la diphtongue oi de soidade la diphtongue au inhrente notre terme, ni la chute du / l / intervocalique dans le passage de solus saudade. Cest ici que simpose une nouvelle hypothse formule par Gonalves Viana (Antunes 1983: p. 28) et reprise par la philologue portugaise Carolina Michalis de Vasconcelos. Le passage de solitate saudade ne correspond gure aux transformations morphologiques courantes en portugais puisque la transformation du oi en au augmente la sonorit mlancolique du vocable, ainsi que sa signification. Afin de rsoudre cette nigme, la philologue introduit deux influences distinctes dont la relation fixe dfinitvement la forme de saudade: dune part, le verbe saudar de salutare venir prsenter ses hommages avec le substantif saude-salute qui renvoie lide de saluer; dautre part, le substantif salutate qui dsigne le salut au sens biblique (De Vasconcelos 1990: p. 78). La substitution de oi par au est symptomatique dune valeur positive de la saudade en ce quelle conjugue la solitude, lexil accompagn de lespoir dune rconciliation, le vide et la rpltion: cest un dsir de retrouver ceux quon aime et par suite de se retrouver. Ltat de privation, de manque, est la fois la promesse de retrouver sa sant et doeuvrer ainsi son salut. Notons que le terme lui-mme na pas toujours la mme prononciation: la pronociation portugaise sdade la place de soudade (lire / sowdade), est diffrente de celle du Brsil saudade (lire / sawdadi), avec accentuation paroxytone. Cest donc une dynamique qui se joue dans cette double appartenance lide de solitude et de salut, la premire ntant que le sentiment qui pousse tendre vers la ralisation de la seconde. Deux autres interprtations mritent cependant dtre explicites, ceci afin de souligner la diversit des horizons culturels qui se croisent dans les significations de la saudade. La premire est loeuvre de Joo Ribeiro qui montre que la difficult phontique du mot lui-mme ne peut tre comprise qu partir de son tymologie arabe, sada qui dsigne une profonde tristesse, celle dun coeur profondment bless. Par exemple, en perdant un tre aim, la saudade est ce qui nous tue Qualatni as-sudid; le verbe arabe saudana dsigne ainsi ce qui rend triste, ce qui rend notre me

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    douloureuse (Ribeiro 1927: p. 201). La seconde interprtation, prsente par Adolfo de Castro (Lorenzana 1953: p. 159), fait driver la saudade de ceudda, forme berbre pour dsigner Cepta, lancienne forteresse dAfrique du Nord conquise aux maures par les portugais. La ceudda serait alors ce mal du pays, le sentiment dexil prouv par les soldats portugais situs dans cette rgion.

    Cette diversit tymologique qui saffirme comme diversit culturelle nest pas anodine: elle permet de situer sur le plan gographique, lespace dans lequel ce sentiment de tristesse et de joie sest enracin. Bien plus, cest lhistoire de ces croisements culturels qui a cr une prdisposition lexprience de la saudade. Cela implique une relation entre la langue et la culture car toute langue, prcise Louis Porcher, vhicule avec elle une culture dont elle est la fois la produtrice et le produit2. Il existe donc un espace de la saudade dans lequel la culture est elle-mme constitutive du vocabulaire et rciproquement. Ce point est tudi par Alfredo Antunes qui suggre une double influence culturelle. Dabord, cet espace exprimerait la spiritualit des peuples celtiques. Rappelons cet effet, que les celtes sont prsents sur la Pninsule Ibrique ds le IXme sicle avant J. C., et de faon plus importante partir du VIme sicle avant J. C. (Antunes 1983: p. 43). Ce facteur historique est dimportance car il rend raison de deux composantes de la saudade: le sentiment de la terre, la communaut avec la nature, et lexprience de lexil, le sentiment dabsence. Le paysage dans la culture celtique est transfigur par ce sentiment dappartenance et de fusion entre lhomme et la nature, et loin de sa terre, lhomme devient un nomade spirituel. Peuple loin de chez soi, confront la mer et ses mystres, les celtes sont habits par ce dsir de limpossible et de linfini. Ensuite, cet espace de la saudade devient plus spcifiquement celui du Portugal et de la Galice qui partagent des structures thniques et psychologiques. Dans ces deux cultures, nous retrouvons lemploi de saudade, ce qui rvle une exprience identique: celle du fini qui se confronte linfini, et cela partir de sa situation gographique. Peuples situs face la mer et la fin de la terre, finistre, la mer est pour eux la marque de leur finitude et une invitation au voyage, linfini. Plus prs de nous, au XXme sicle, ces deux rgions sont deux foyers importants dmigration. Pour fuir la pauvret et lmigration, il nexiste pas dautre choix que lexil, lexprience dramatique dtre tranger au dehors et de se rveler tranger au dedans. La saudade senracine par consquent, dans cette 2 Porcher L., Le Franais langue trangre, mergence et enseignement dune discipline, d. CNDP, Hachette ducation, 1995, p. 53.

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    exprience de sortie de soi, de lexil par rapport soi, cristallisant du mme coup le dsir du retour. Cest prcisment partir de cette diversit que se construit toute la complexit smantique de la saudade.

    Lanalyse lexicale et lvolution de la graphie du terme nous indique la dynamique qui se joue dans la saudade, prise entre la solitude physique et la solitude spirituelle, entre la salutation adresse ceux qui nous manquent et le salut promis par le retour chez soi. Ces prcisions nous conduisent prsent porter notre rflexion sur ltude smantique de la notion dont la complexit se manifeste ds les crits potiques du XIIIme sicle. Dans une ballade adresse Maria Paes Ribeiro par le troubadour Dom Sancho I en 1200 (De Vasconcelos 1990: p. 43), la saudade sinscrit dans un mouvement de dsir qui nat de la reprsentation favorable dun objet aim. Cette attirance sexprime alors comme bienveillance (cuidado) envers lobjet de notre dsir mais se dcline galement en manque et en souffrance lorsque lobjet aim est absent, ce qui produit alors une dualit entre deux sentiments, une altrit au sein du sujet: ce manque conduit aussi bien un tat de passivit du sujet, prt mourir damour, qu un tat dactivit dans lequel le souvenir de la bien-aime et la promesse dun amour combl, lui donne courage et esprance. Cette premire articulation de la saudade qui se manifeste dans le dsir se conjugue avec lexprience de celui qui est en exil, qui ressent les saudades de sa terre. Ce deuxime point est explicit par Garcia Mendes dans Cancioneiro da Biblioteca Nacional, datant de 1239 (Antunes 1983: p. 31). Faire lexprience de lexil ne peut se comprendre quen rvlant la duplicit de sentiments que celle-ci produit chez le sujet. Labsence de la terre natale est dabord une privation, celle de son foyer et des gens aims, privation qui donne lieu un sentiment de tristesse. Toutefois, lloignement physique saccorde avec son contraire, la promesse du retour qui donne du coup sens cette tristesse, la transfigure tel point quelle devient effort, mouvement de dpassement de soi-mme.

    II. La saudade comme tension entre contraires

    Cest partir de ces deux composantes, savoir le dsir et lexprience de lexil, que se construit le sentiment de la saudade, la conscience saudosa qui traverse tout le lyrisme portugais. La complexit dune telle notion requiert une analyse conceptuelle afin de rendre raison de sa nature et de ses enjeux. Le premier lment dont il faut tenir compte dans notre recherche cest le rapport de la saudade la temporalit. Dans la Mythologie de la saudade, Eduardo Loureno reprend ce point en suggrant que la saudade, la nostalgie ou la mlancolie sont des

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    modalits, des modulations de notre rapport dtre de mmoire et de sensibilit au temps (Loureno 1997: p. 12). Il ne sagit pas ici de comprendre la temporalit au sens dun temps objectif, un temps irrversible constitu par un antrieur et un postrieur, mais bien plutt une dure, le temps de la conscience qui permet la fois son retournement et sa suspension. Dans ces conditions, la temporalit de la saudade nest jamais neutre, elle est au contraire rduite la subjectivit, des tats de conscience capables de retenir, dtendre, de faire retour sur les instants. Cette dure fait surgir la prsence partir de la distance, elle rend prsent ce qui nest plus en dissociant la prsence du moment, en llargissant au pass et lavenir. Pour autant, la saudade nest pas une simple manifestation mmoriale: cest une manire dtre prsent dans le pass, ou dtre pass dans le prsent (Loureno 1997: p. 43), ce qui implique que la saudade est la conscience qui nous fait sortir du moment, de soi-mme et de notre finitude. Enigmatique, elle participe la fois de la mlancolie en ce quelle se rfre un pass rvolu, et de la nostalgie dans la mesure o elle rappelle ce pass, travers un lieu et un contexte dtermins, prolongeant un moment pass dans le temps jusqu le faire advenir prsent. La saudade devient alors ce sentiment qui, de faon paradoxale, fait demeurer ce qui nest plus, suggre Fernando Pessoa dans son pome intitul Natal (Nol):

    Natal...na provncia neva. / Nos lares aconchegados, / Un sentimento conserva / Os sentimentos passados. / Corao oposto ao mundo, / Como a famlia verdade! / Meu pensemento profundo, / Stou s e sonho saudade. / E como branca de graa / A paisagem que no sei, / Vista de trs da vidraa, / Do lar que nunca terei. (Pessoa 1965: p. 148)

    (NolNeige sur la province / dans les foyers pleins de tendresse, / Un sentiment conserve / Les sentiments passs. / Cur qui soppose au monde entier, / Quelle vrit, la famille! / Profonde est ma pense, / Cest pourquoi jai de la saudade. / Et comme elle est blanche de charme / La vue du paysage que jignore, / Telle quelle se montre dans la vitre / De ce foyer que je naurai jamais) (Pessoa 2001: p. 577).

    La solitude est renforce ici par le contraste entre la permanence dun lment, Neige sur la Province, et le sentiment de ntre plus le mme, ce qui donne lieu deux tats opposs. Lun appartenant un idal que lon pleure, celui dune harmonie affective, les foyers pleins de tendresse, lautre inscrit dans le prsent qui nexprime que souffrance et rsignation, ce foyer que je naurai jamais. Comme ce paysage enneig, la saudade est blanche de charme, monde que le pote contemple, la fois dsir et distant, mais auquel il ne peut

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    participer. Ceci suppose que cette saudade, inscrite dans la dure, se rvle dabord comme ce qui est prouv par le sujet: ce nest pas le sujet qui dcide de la contempler, cest la saudade qui prend possession de lui, lhabite, en niant ce prsent, toujours dcevant au regard de lidal avec lequel il se confronte. Le langage portugais utilise lexpression avoir des saudades (ter saudades) dont lobjet peut tre une personne aime, un lieu, un tat comme lenfance: jai du pass, souligne Pessoa dans sa correspondance, seulement des saudades de personnes disparues, que jai aimes; ce nest pas la saudade du temps dans lequel je les ai aimes, mais la saudade mme de ces personnes (Pessoa 2001: p. 1825). Toutefois, cet avoir nest en aucun cas une possession mais une invasion dans laquelle ce qui est passager devient ternel. Ce sentiment qui prend possession du sujet et qui sjourne en lui est dcrit pour la premire fois par Dom Duarte (1391-1438) dans Leal Conselheiro (Le conseiller fidle). Cette analyse prend place dans sa propre exprience de la mlancolie et se prsente sous une forme autobiographique dans laquelle il sagit moins den dfinir lessence que de dcrire son processus et ses effets. Le fait que cette description soit inscrite dans le chapitre intitul Du dgot, de la peine, du dplaisir, de lennui et de la saudade (Dom Duarte 1954: p. 151), nest pas anodin: dans ce sentiment, le souvenir agrable se mle un grand dgot, qui souvent finit en tristesse. La source de cet tat affectif ne rside pas dans le refus ou dans la ngation dun bien, mais dans labsence de celui-ci, dans une privation. Cest pourquoi, ce sentiment qui relve du cur et non de la raison, se manifeste sous les modalits du dplaisir (desprazer) et de la nause (nojo), dans la mesure o pour ce roi-philosophe cest une passion qui se complat dans la souffrance et qui par suite est prouve comme faute lgard de Dieu: exprience qui rend tranger soi-mme et dont il nexiste aucun quivalent soit en latin, soit dans une autre langue reconnat lauteur (Dom Duarte 1954: p. 151).

    Selon nos analyses prcdentes, force est de reconnatre que cette exprience de la temporalit sprouve chez le sujet sous la forme dune tension entre contraires. Cette dualit nest pourtant pas nouvelle dans lhistoire de la pense. Platon dans Philbe (35 a), montre comment le dsir au sens dpithumia produit chez le sujet une tension entre termes opposs: comment celui qui prouve un tat de manque, savoir un vide, peut-il dsirer le contraire de ce quil prouve, la rpltion? Simplement parce quil sagit de deux facults diffrentes qui sont luvre dans chacun de ces tats: cest le corps qui ressent le manque mais cest bien lme qui dsire, autrement dit, cest lme elle-mme qui se met en mouvement pour se reprsenter et acqurir lobjet de son

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    dsir. Cependant, ce qui est spcifique la saudade, cest lide que cette tension de contraires sinscrit dans lme seule: en aucun cas, la saudade nappartient une exprience physique. Cest sur ce point quinsiste Dom Francisco Manuel de Mello au XVIIe sicle, en prcisant quil sagit bien dune passion de lme subtile et qui de faon quivoque sprouve, nous laissant indistinctement sentir la douleur et la satisfaction: He hum mal de que se gosta, e hum bem que se padece (Cest un mal que lon aime, et un bien dont on souffre) (De Mello 1660: p. 224). La contemplation dun bien perdu qui nous apporte joie mais qui ne fait que renforcer son dsir et la tristesse de sa perte. Ce couple joie / souffrance sarticule sur le couple prsence / absence de lautre, ce qui provoque la saudade de lautre, ce sentiment de brler dans le temps sans nous consumer (Loureno 1997: p. 45). En rendant labsent prsent, le sujet exprime par l son dsir dternit qui se conjugue avec la conscience du devenir Cest parce que les choses sinscrivent dans la finitude, que leur perte est transcende par le dsir dtre jamais. Cela signifie par consquent que cette absence de lautre nest en ralit quune absence soi-mme, au sein de laquelle cest la saudade elle-mme qui compose. Ecrire un discours dont nous ne sommes pas lauteur mais lacteur, cest ce qui se rvle dans ce vers de Cames:

    Mas na minha alma triste e saudosa / a saudade escreve, e eu traslado (Antunes 1983: p. 85).

    (Mais en mon me triste et habite par la saudade / la saudade crit, et je retranscris)

    En prenant possession de soi, la saudade se manifeste comme la conscience vcue de notre difficult tre, faire concider notre existence avec notre essence. La rversibilit du temps et la dualit psychique qui la caractrisent, nous introduisent la question ontologique du mme et de lautre. En effet, la singularit de la saudade est de rvler , selon lexpression de Platon dans Le Sophiste, un non-tre qui est3. Avoir saudades dun tre aim qui est absent, ou dun lieu dont on est loign, revient construire une image certes favorable, mais qui en aucun cas ne concide avec le modle. En ce sens, lobjet de la saudade se prsente toujours nous sous la forme dun eikon4, savoir

    3 Platon, Le Sophiste ou de ltre, 240 b, 1993, trad. N. Cordero, Paris: Gf-Flammarion, pp. 132-133. 4 Eikn drive de oika, verbe dfectif dont le sens est celui de sembler, de paratre. Il ne faut pas cependant confondre ce terme avec edolon, image qui opre par structure dabsence et qui tend se faire passer pour le modle.

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    limage qui opre par structure de renvoi par rapport au modle. Cette image relve dun smanein qui ne veut pas encore dire signifier, mais faire signe la manire de la trace immdiatement lisible sur le sol, laisse par lanimal. La saudade ne prend tout son sens que dans la conscience de cette distance avec le modle, et plus prcisment avec le dsir de sa possession. Cest pourquoi, elle inscrit le sujet dans un non-tre dans la mesure o le souvenir, limage nest quune reprsentation du modle, un manque dtre, qui prend toutefois possession du sujet et qui manifeste cette distance comme tre. Il ne sagit pas ici dune altrit absolue, dun tre qui serait toujours autre, mais dune altrit qui conjugue le mme et lautre, autrement dit, la saudade fait surgir un autre qui est. Cest prcisment cette altrit qui est luvre chez Pessoa. La saudade est le regret du pass rellement vcu, de celui qui aurait pu tre et qui nest pas, comme dans ce pome intitul Eu olho com saudade..., (Plein de saudade):

    Eu olho com saudade este futuro / Em que serei mais novo que depois, / E essa saudade, com que me sinto dois, / Cerca-me como um mar ou como um

    muro5.

    (Plein de saudade je regarde ce futur / O je serai plus jeune enfin que par la suite, / Alors cette saudade, o je me ressens deux, / Mencercle comme un ocan ou comme un mur) (Pessoa 2001: p. 1020)

    Pessoa met ici en oeuvre la dynamique entre les trois lments conceptuels de notre analyse, savoir la temporalit, la tension entre contraires et laltrit ontologique. La saudade se rvle ici comme dure, tat de conscience capable de projeter dans lavenir une image, un tre qui nest pas regret, abolissant ainsi la chronologie du temps pour mieux faire retour vers lternit, plus jeune. Cette image dun nouvel tre ou dun tre dsir qui nest pas soi, concilie de faon paradoxale la joie de simaginer, de se projeter idalement, et la conscience malheureuse de ce quon est pas. Cette tension sjourne dans le sujet et rvle ainsi une altrit entre cette image, un non-tre qui est, et cette ralit, un tre qui nest pas, et qui fait que je me ressens deux. Cet tat qui simpose soi et qui prend possession de soi nous fait prendre conscience de notre finitude devant linfini, un ocan, et de limpasse vers laquelle nous mne la saudade, mur, puisque le sujet ne peut surmonter cette altrit qui le spare de lui-mme: le pote apparat comme un sujet bris, un tre distant de lui-mme.

    5 Poemas de Fernando Pessoa 1921-1930, 2001, d. Ivo Castro, Lisboa: Imprensa nacional, Casa da Moeda, p. 66.

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    A ce point de notre rflexion, lanalyse smantique et conceptuelle du terme saudade nous conduit au constat suivant: en tant que signal, la saudade communique un tat de conscience, dlaboration de la pense qui renvoie au dsir et lexil. Toutefois, le mot ici na pas uniquement une fonction communicationnelle. Bien au contraire, il est symptomatique dun mode dtre la temporalit et soi, sous la forme dune tension de sentiments. Autrement dit, la complexit du mot senracine dans sa fonction symbolique, la fonction qui sert aux partenaires de la situation communicative laisser des traces de leur tre et de leurs appartenances. Du coup, ce qui est en jeu dans notre recherche, cest le statut mme de la culture et plus rigoureusement ce quil y a de symptomatique sur le plan culturel dans le mot mme de saudade, ce qui donne lieu lalternative suivante: soit, il sagit dune culture transculturelle et qui sexprime dans la littrature sous la forme dune culture cultive, lensemble de savoirs qui dpasse la seule particularit de cette culture; soit, il sagit dune culture anthropologique, mineure au sens o elle serait transversale, commune au plus grand nombre des membres dun groupe, tacite et implicite, autrement dit acquise de manire inconsciente et non volontaire. La question qui se pose alors est savoir sil faut considrer la saudade comme un universel ou comme un singulier. Sur le plan de la traductologie, cela revient savoir si la saudade a une ralit au-del de sa propre culture, qui supposerait une exprience universalisable et par consquent une harmonie prtablie panlinguistique (Ladmiral 1998: p. 21), auquel cas traduire serait exprimer en deux langues-cultures distinctes, le mme univers, et constituer des identits smantiques; ou bien, si ce terme renvoie une ralit sans quivalent, une singularit culturelle mettant en jeu une certaine vision du monde qui correspond un dcoupage particulier du rel. Dans ce dernier cas, la saudade appartiendrait au domaine de lintraduisible. Par consquent, il est prsent ncessaire dinterroger les quivalences du mot lui-mme afin de rendre compte de la possibilit dune identit smantique.

    III. Lintraduisible et sa justification

    Rappelons en premier lieu que traduire revient, selon lexpression de Jean-Ren Ladmiral, tablir une mdiation interlinguistique (Ladmiral 1979: p. 11), permettant de transmettre de linformation entre locuteurs de langues diffrentes. Prcisons toutefois que cette information porte moins sur la langue que sur le message. En effet, traduire consiste remplacer un message ou une partie du message, nonc dans une langue par un message quivalent dans une autre

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    langue, ce qui suppose quelle opre sur des messages et quelle met en cause des langues. Cette traduction interlinguale qui soccupe dinterprter des signes linguistiques au moyen dune autre langue (Jakobson 1978: p. 79), est une transmission de sens, dans la mesure o elle est tenue de rendre plus clair le sens de loriginal dans la langue cible. Ce passage entre la langue source et la langue cible, qui doit nous faire dispenser de la lecture de langue source, se fonde ainsi sur deux axiomes corrlatifs: dune part, il sagit de traduire luvre en assimilant toutes les trangets lexicales ou syntactiques de loriginal de faon ce que le texte produit puisse lui-mme se prsenter comme uvre littraire de la langue cible; dautre part, la traduction doit offrir un texte que lauteur lui-mme aurait pu reconnatre comme sien. Cela revient privilgier la langue cible et dfinir la traduction comme un fait interne la langue de destination: cest pourquoi, dveloppe Umberto Eco, cette dernire doit rsoudre en son sein, et en fonction du contexte, les problmes smantiques et syntaxiques poss par le texte originaire, respectant par l le gnie de la langue de destination6.

    A partir de cette dfinition de dpart, il convient danalyser si le terme de saudade peut se prsenter comme objet de cette transmission de sens dans une langue cible. Cependant, avant de traiter des diffrents quivalents que lon attribue la saudade, il convient de partir ici dun double constat: dabord, la position dj ancienne, selon laquelle la raret du sentiment de saudade explique son intraduisibilit. En effet, ds 1600, Dom Duarte Nunes Leo suggre que ce mot dsigne un sentiment qui ne peut jamais tre bien traduit, mme en multipliant les mots7. Le pote et diplomate Antnio de Sousa de Macedo ajoute mme en 1631 que cet affect intrieur est une force damour qui se conjugue avec une multiplicit de concepts et qui par suite, ne peut tre nomme dans aucune autre langue8. Ensuite, si complexe que soit le contenu du signifi de ce mot, du point de vue de ce quil dsigne, il nest pas moins le signifi dun seul mot en portugais, et il faut donc reconnatre quil est saisi par le sujet de langue maternelle portugaise comme comportant une unit interne, une signification unique et constante, un invariant smantique. Or, afin de faire apparatre cet unit de signification, il convient de suivre les indications de Saussure, de comprendre ce qui

    6 Eco U., A la recherche de la langue parfaite, 1994, Paris: Seuil, p. 391-392. 7 Nunes de Leo D., Origem da lngua portuguesa, Lisboa, 1606, 4me d. par J. P. Machado, p.309. 8 Sousa de Macedo A., Flores de Espanha e Excelencia de Portugal, 1631, XIII, XV.

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    spare des mots qui tentent de la dsigner dans une autre langue, et en premier lieu en prenant des mots qui existent dj dans la langue source: dans lintrieur dune mme langue, tous les mots qui expriment des ides voisines se limitent rciproquement, et la valeur de nimporte quel terme est dtermine par ce qui lentoure9.

    Le terme mlancolie (melancolia) est compos, selon tymologie grecque, de mlas sombre, noir et de kholia, tir lui-mme de khol bile et de kholos amertume, ressentiment, colre. Il sensuit que ce terme soppose dabord leuphorie, car il tmoigne dune tristesse provoque par la perte dun objet. Lanalyse mene par Freud dans son article Deuil et mlancolie, rvle toute la complexit de ce sentiment, en montrant que la mlancolie est une raction la perte dun objet aim, sans que lobjet soit ncessairement mort: cest dabord une perte en tant quobjet damour (Freud 1968: p. 145). La difficult est que cette perte de lobjet est soustraite la conscience elle-mme car le mlancolique sait quil a perdu, sans savoir ce quil a perdu en cette personne. Du coup, cette raction a pour consquence de produire une inhibition du sujet, qui se manifeste la fois comme nigme pour lui-mme en ce quil ne connat pas lobjet de sa perte, et comme diminution extraordinaire du sentiment destime de soi. la diffrence du deuil dans lequel le monde devient pauvre et vide, dans la mlancolie, cest un immense appauvrissement du moi (Freud 1968: p. 150) que subit le sujet. Cela produit alors un tre bris dans la mesure o le sujet ressent une aversion morale envers son propre moi. Ce mouvement centripte se caractrise alors par une suspension de lintrt pour le monde extrieur et par une diminution de son activit. Le point commun avec la saudade rside dans ce mouvement dintriorisation, de recentrement sur le sujet, mais la diffrence de la mlancolie, la saudade ddouble cette passivit dune activit. En effet, parce quelle est habite par le dsir dun objet, la saudade est en mme temps une force qui tend nous faire agir afin dacqurir ou de retrouver lobjet du dsir. Comme le signale avec beaucoup de justesse Alfredo Antunes, la mlancolie est une saudade sans dsir (Antunes 1983: p. 207).

    Si nous dplaons prsent notre rflexion vers la nostalgie (nostalgia), il convient dinsister sur les ides de lexil et de lespace, en considrant le grec nostos retour et algos mal, souffrance. Nostos est le nom driv de nesthai revenir, retourner chez soi qui contient une racine indo-europenne dont le premier sens est celui de retour

    9 Saussure F., Cours de linguistique gnrale, , d. Payot, 1973, p.160.

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    heureux, salut. La nostalgie implique donc labsence de sa terre natale ou sa patrie, opposant ainsi un espace statique, immobile et un sujet itinrant, loin de chez soi. Cest sur ce point quil est possible dtablir une quivalence entre les termes nostalgie, saudade et le terme suisse almanique Heimweh qui expriment le mal du pays, autrement dit lexprience de lexil et du dracinement. Hors de chez soi, le sujet est toujours tranger et cest pourquoi seul le retour parmi les siens peut dissiper cette nostalgie. Or, ce qui est singulier avec la saudade, cest prcisment que celle-ci ne cesse pas avec le retour car elle sinscrit galement dans la distance temporelle qui change le lieu dorigine, ou bien plutt qui transforme le regard du sujet sur son lieu dorigine. Dans la saudade, ce sentiment dtre tranger sjourne dans lme car tout voyage est dfinitif, tout retour impossible, comme le montre Fernando Pessoa dans L-bas, je ne sais o ...:

    Partir! / Nunca voltarei, / Nunca voltarei porque nunca se volta. / O lugar a que se volta sempre outro, / A gare a que se volta outra. / J no est a mesma gente, nem a mesma luz, nem a mesma filosofia (Pessoa 1965: p. 418).

    (Partir! / je ne reviendrai jamais, / Je ne reviendrai jamais car on ne revient jamais. / Le lieu o lon revient est toujours un autre, / La gare o lon revient est toujours une autre. / On ny trouve plus les mmes gens, ni la mme lumire, ni la mme philosophie.) (Pessoa 2001: p. 510).

    Lexprience de lexil est intriorise tel point que le sujet est expuls jamais de son lieu de naissance, de son enfance, de sa terre. Le dracinement est donc double: il se joue aussi bien sur le plan extrieur travers le devenir des choses qui les rend sans cesse changeantes, que sur le plan intrieur, o le sujet nest jamais le mme en des temps diffrents. Toutefois, la saudade ne se dcline jamais en angoisse (angusta) ni en ennui (aborrecimento). Dans langoisse, le sujet rduit un prsent oppressant, est confront une situation de danger, un vide temporel qui rend son prsent sans dimensions, sans paisseur. Langoisse est ainsi la peur de linstant comme le souligne Vladimir Janklvitch. En effet, elle se rapporte ce qui est sans paisseur, ni contenu, ni intervalle de dure: cest lhorreur dinaugurer ce qui est nouveau et en mme temps le dsir intimid dintense curiosit Cest pourquoi, langoisse est prisonnire de linstant. Ce non-tre absolu ne se confond gure avec la saudade dans la mesure o cette dernire maintient toujours une rfrence ltre. En elle, se manifeste un non-tre qui est, autrement dit, une reprsentation dun tre qui est absent mais bien dtermin dans la conscience, alors que dans langoisse ce non-tre devient une altrit radicale. De mme, ce qui spare la

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    saudade de lennui cest ce trop plein de ralit qui dans lennui, exclut le dsir et rduit le sujet linaction: sans objet de dsir, il nexiste plus de mouvement pour sortir de linstant pour se dpasser. Lennui est coexistensif lintervalle. Alors que dans langoisse, le sujet est confront un tat de tension strile mais lancinante, lennui au contraire est dtente et relchement de tous les ressorts. Cest une morne incuriosit, une vaine dtresse, exprimant le plus indtermin des sentiments: Lennui pur, cest le sentiment qui nest aucun sentiment, mais qui est la possibilit de tous les sentiments (Janklvitch 1998: p. 863-875). Dans la saudade, cest bien la prsence dune absence qui du coup se manifeste comme objet de dsir. Dans la mesure o elle concentre en elle une tension vers un objet dsir mais absent, la saudade est conjugue toujours la tristesse de la privation et la joie du souvenir, celle de pouvoir encore dsirer et esprer. Cest sa duplicit qui en constitue sa dynamique: celle de regretter ce quon na plus mais que lon dsire toujours. En ce sens, la saudade se rfre un lment dtermin, un objet pour le sujet, ce qui la diffrencie ainsi de lennui travers lequel le sujet se confronte son propre nant.

    Cette analyse des termes par lesquels la saudade est parfois traduite, nous conduit au constat suivant: si ces termes existent dj dans la langue source et que, malgr tout, le portugais conserve ce signifiant, cela revient admettre que ces termes ne sont que des ides voisines. Il sagit en effet, dun signifi complexe, ayant une existence en soi, ce qui implique que la pleine concordance avec ces diffrents termes est impossible. Chacun de ces signifiants est susceptible, dans certains contextes prcis, de se prsenter comme quivalent, mais il est certain que cette quivalence nest pas tablie sur la base totale du signifi du terme portugais. Cette quivalence nest possible qu condition de privilgier, parmi les diffrents concepts qui composent ce signifi en soi, le seul trait smantique commun entre les deux signifiants. Cela indique que le signifi complexe de la saudade ne se laisse pas rduire au seul concept qui se manifeste dans ce trait smantique commun. Par consquent, cette mise en quivalence suppose, comme le montre Maurice Pergnier, la slection dun trait smantique parmi tous ceux qui constituent le signifi global de ce mot et llimination simultane des autres (Pergnier 1993: p. 34). Cette mise en quivalence revient certes oprer une rduction du signifi, mais elle permet du mme coup de dfinir de faon ngative, autrement dit par diffrences et oppositions, aussi bien linvariant smantique lintrieur de la langue que la complexit de ses signifis de la saudade.

    Lintrt de confronter la saudade avec un terme qui en tant que tel nexiste pas dans la langue source consiste se demander si deux

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    noncs peuvent revtir un mme sens culturel, sils sont symptomatiques dun mme dire, expression dune mme exprience au monde, ou bien si ce dire est radicalement htrogne dune langue culture une autre. Du coup, la question qui se pose est de savoir comment est-il possible de constituer la traduisibilit du signe, si jamais celui-ci se caractrise dabord par son intransposabilit ? En suivant les indications de la philologue portugaise Carolina Michalis de Vasconcelos, tout porterait croire que la position selon laquelle le vocable portugais ne trouve aucun quivalent dans dautres langues, est une erreur (De Vasconcelos 1990: p. 45). ce titre, lauteur signale une srie de correspondances sur le plan du signifi avec certains termes quil convient de reprendre et danalyser afin de savoir si cette transposabilit est pleinement justifie. La saudade est dabord mise en relation avec le terme catalan aoranza, driv du verbe aorar trouver moins, dont le signifi sexprime dans ce vers de Ausias March:

    Qui si no es foll damadana si menyor / essent absent saquella que m fa viure? (De Vasoncelos 1990: p. 47).

    (Qui, moins dtre fou me demande si je mennuie / tant loign de celle qui me fait vivre?)

    Le terme aoranza rvle une relation du je au temps et plus prcisment la conscience dune privation dans le prsent, de ce qui nous appartenait dans un temps pass. Comme dans la saudade, le prsent est ainsi la conscience dune perte et dun devenir au sein duquel le je dans le temps nest jamais identique et de ce fait, ne parvient jamais ltre. Sur ce point, Pinharando Gomes dveloppe lide que cette exprience est leffet psychologique dune cause chronologique o la mmoire contemple laction mme du temps qui nous rend distant de notre pass et par suite de nous-mmes (Antunes 1983: p. 203). Ce qui la distingue toutefois de la saudade, cest le fait que ni le dsir ni lespoir ne sont capables de remdier cette perte. Le signifi du terme portugais maintient cette tension entre contraires qui peut se transformer en effort de dpassement de soi, mettant ainsi sur un mme pied dgalit le joie du souvenir et la tristesse de la perte. En Galice, il existe galement un terme qui est en correspondance avec notre objet de rflexion. Le terme morria driv du verbe populaire morrer comme dans lexpression morrer de m morra (mourir de mauvaise mort), dsigne une mort de lme. la diffrence de la nostalgie et de laoranza qui renvoient une altrit exprime, respectivement travers lespace et le temps, la morria se prsente comme un sentiment de prsence, celle dune mort qui, en sinsinuant progressivement dans

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    lme, nous invite retourner la terre, lieu dorigine. Ce retour lorigine, dj explicite dans la culture celtique, nest pas sans rappeler la parole dAnaximandre: Ce dont la gnration procde pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous leffet de la corruption, selon la ncessit10. Lme aspire mourir petit feu, afin de se confondre nouveau avec sa terre, son principe de gnration. La terre est ainsi transcende sous la figure de la cration, faisant de lhomme de Galice un fils de la terre. Ce qui distingue ce sentiment de la saudade, cest cette rduction la seule dimension de lespace. Dans la saudade, le mal de labsence transfigure aussi bien lespace de la terre que celui de la mer, en prenant en compte galement la temporalit. Ce qui montre que le signifi de ce dernier est polysmique puisquen tant que signe, il dsigne une multiplicit de notions diffrentes.

    Daprs cette analyse, force est de constater quil existe bien une slection des signifis dans le passage du terme portugais aux langues voisines. Or, il en est de mme avec certains termes de langue radicalement distincts. Bien que Carolina Michalis de Vasconcelos affirme une pleine concordance entre la saudade et le terme allemand Sehnsucht (De Vasoncelos 1990: p. 48), il est utile den montrer certaines discordances. Le terme allemand marque un rapport la transcendance, quil soit religieux, mystique ou bien mtaphysique. Ce qui se joue dans ce signifi, cest dabord une relation un temps futur qui engendre un tat de tension. En effet, il sagit de retrouver un prsent perdu, un idal reprsent par limagination mais qui nest pas encore vcu. Cest une activit, relevant de la volont, qui aspire vers un horizon inconnu, dont le sujet ne connat pas la cause, mais dont il prouve la ncessit. ce titre, Jean-Ren Ladmiral dans sa traduction de louvrage de Freud Le malaise dans la civilisation utilise le nologisme la dsirance pour rendre le terme Sehnsucht, dans la mesure o ce nouvel quivalent est bien du franais possible (Ladmiral 1991: p. 29). Or, la saudade joue pleinement avec la rversibilit du temps: elle est la fois le dsir dun pass et celui dun futur, la recherche dun infini dans linstant ce qui rend le prsent lui-mme paradoxal. Prise entre la conscience de ce qui nest plus et de ce qui nest pas encore, la saudade se constitue dans une multiplicit dobjets et de dimensions du temps, et sprouve toujours comme sentiment (Botelho et Braz 1986: p. 447) et non comme un acte de la volont. Toutefois, cette conscience de soi natteint pas ce degr dangoisse indfini et de dgot intime qui se manifeste dans le spleen. Ce dernier est dabord la conscience de soi excessive dont la lucidit

    10 Les coles prsocratiques, d. tablie par J. P. Dumont, Gallimard 1991, p. 47.

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    produit un sentiment complexe daboulie, un tre au monde stagnant et insaisissable, que Baudelaire et Pessoa11 ont exprim: ce nest que lorsque vient la nuit que jprouve dune certaine faon, non pas de la joie, mais une sorte de rpit12, crit le pote portugais. La saudade correspond plutt cette aspiration vers linfini, un tat certes contradictoire mais qui se manifeste comme un tre au monde dynamique et tendu vers un idal. Enfin, partir des doinas, chants mlancoliques roumains, Antonio Sergio dduit quil existe une correspondance entre la saudade et le terme doru. Ce terme qui semble venir du mot latin desiderium exprime le regret dun bien perdu, le chagrin que cause une absence ainsi que lesprance de le retrouver. Cest un sentiment qui lui aussi manifeste une tension entre contraires puisquil est la fois doux et cruel, cest un dsir ml de regret. Toutefois, il lui manque la dimension ontologique du terme portugais qui fait perdurer cette tension mme dans le retour et les retrouvailles (Botelho et Braz 1986: p. 61).

    Par consquent, ltude de ces quivalences nous montre que les diffrents termes, dans leur rapport la saudade dsignent certes la mme chose mais ne signifient pas la mme chose. Il est intressant de prciser la distinction entre signification et dsignation, formule par Maurice Pergnier: dans le premier cas, il sagit de la valeur quacquiert le signe par les rapports et les diffrences avec les autres termes de la langue et qui se manifeste dans lintrieur du signifi comme un invariant syntaxique; dans le second cas, cela concerne un rapport symbolique tabli entre un signe et un des concepts (Pergnier 1993: p. 102). Cela revient donc poser, poursuit lauteur, que dans tout acte de traduction (comme dans tout acte de formulation linguistique), on changera de signification alors mme que le passage dun signifi un autre aura manifest la possibilit de rendre deux signes quivalents au niveau du dsign (Pergnier 1993: p. 113). Tous les termes considrs comme quivalents de la saudade ont en commun, au-del de leurs diffrences intrinsques, dtre saisis comme remplissant la mme fonction: voquer un objet de dsir dont la privation au prsent transforme ltat du sujet. Toutefois, la traduction conduit des modalits distinctes de ce signifi, dont lunit et la diversit luvre dans la langue source se rvlent intransposables dans une langue cible. 11 Sur ce point voir Lutaud C., Baudelaire, Pessoa: spleen, cit, modernit, Le spleen du pote, Autour de Fernando Pessoa, sous la direction de Ins Oseki-Dpr, d. Ellipses, 1997, p. 17-30. 12 Pessoa F, Livre de lintranquillit, fragment 35, 1992, sous la direction de R. Brechon et A. Prado Coelho, Paris: Christian Bourgois, vol. I, p. 74.

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    Ce qui se perd dans ce passage, cest la valeur unifiante, la signification de la saudade, dans la mesure o le traducteur est contraint demployer dautres signes qui, bien que susceptibles de renvoyer aux mmes choses, transportent avec eux leur propre signification et reconstruisent lunivers du vouloir-dire selon dautres critres danalyse (Pergnier 1993: p. 113).

    A partir de cette position, il convient de formuler deux

    consquences majeures, relatives la pratique de la traduction et lexprience au monde. Sur le premier point, traduire la saudade par les diffrents termes tudis suggre que la traduction privilgie la langue cible, autrement dit, elle se donne pour vise dexprimer le contenu comme sil tait pens dans la langue cible: traduire, cest alors ramener lautre au mme, tenter de supprimer ltranget culturelle. Dans ces conditions, la saudade est transpose au mieux dans la langue cible, soit par quivalence, qui dcrit le contenu dune ralit non linguistique donne mais sans recours des analogies linguistiques, soit par adaptation qui rend une situation inconnue dans la langue cible au moyen de la rfrence une situation analogue. Toutefois, en montrant que le champ smantique de la saudade ne trouve dans aucun de ces termes une pleine concordance, sa traduction devient la fois une exigence et un problme: une exigence puisquil sagit de transmettre une ralit dans une culture qui nest pas celle de la langue source, et un problme car cette transposibilit parat impossible. Ce qui suggre du coup, comme le montre Georges Mounin dans Les problmes thoriques de la traduction, que tout systme linguistique renferme une analyse du monde extrieur qui lui est propre, et qui diffre de celle dautres langues ou dautres tapes de la mme langue (Mounin 1963: p. 72). Chaque langue structure la ralit sa faon et tablit par l son propre monde, autrement dit, labore des lments de la ralit qui lui sont particuliers, ce qui aboutit lide selon laquelle les termes, dans la traduction, noccupent pas la mme surface, ni les mmes subdivisions de la ralit. Contre une harmonie prtablie panlinguistique, il faut donc admettre avec Benveniste que nous pensons un univers que notre langue a dabord model (Mounin 1963: p. 49), et cest prcisment ce que nous rvle la saudade. Chaque culture devient ainsi la manifestation dun certain tre au monde, model par la langue, qui correspond des diffrents modes de lexprience.

    La seconde consquence consiste montrer que lacte de traduire revient faire le deuil de loriginal, puisquil nest gure possible de dmontrer la pleine concordance traductionnelle entre la saudade et ses quivalents. travers ce deuil de loriginal, cest galement le deuil du

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    cosmopolitisme qui se joue, celui de constituer, selon Paul Ricoeur la bibliothque totale qui serait, par cumulation, le Livre, le rseau infiniment ramifi des traductions de toutes les uvres dans toutes les langues (Ricoeur 2004: p. 17). Traduire nest en aucun cas un gain sans perte, et cest justement cette reprsentation de la traduction dont il faut faire le deuil, afin de confrer luniversel son vritable sens. En effet, considrer luniversel selon la logique qui ramne sans cesse lautre au mme, cest toujours affirmer la primaut dune langue et oublier laltrit qui nous habite dans notre tre au monde: Pareille universalit effaant sa propre histoire, conclut Ricoeur, ferait de tous des trangers soi-mme, des apatrides du langage, des exils qui auraient renonc la qute de lasile dune langue daccueil (Ricoeur 2004: p. 18).

    Braz, Adelino (Universit de Paris I, Panthon-Sorbonne)13

    13 Adelino Braz est Docteur en Philosophie de luniversit de Paris I Panthon-Sorbonne. Il est lauteur de Droit et thique chez Kant, lide dune destination communautaire de lexistence (Paris, Publications de la Sorbonne, 2005). Il est actuellement rattach lunit de recherche NoSoPhi (Normes, Socit, Philosophie) Paris I.

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