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1,00 € Numéros précédents 2,00 € L’O S S E RVATORE ROMANO EDITION HEBDOMADAIRE Unicuique suum EN LANGUE FRANÇAISE Non praevalebunt LXXI e année, numéro 24 (3.637) Cité du Vatican mardi 16 juin 2020 Protéger les migrants et faire cesser les violences en Libye Angelus du 14 juin page 3 DANS CE NUMÉRO Page 2: Audience générale du 10 juin et appel. Page 3: Angelus du 14 juin. Page 4: Solennité du Corpus Domini. Page 5: Message vidéo à Scholas Occurrentes. Pages 6 et 7: Message pour la journée mondiale des pauvres. 6 e sommet UE-UA . Pages 8 et 9: Le récit: Entretien d’Andrea Monda avec Renzo Piano; La tragique expérience dans les camps d’extermination, par Liliana Segre. Page 10: Repartir des blessu- res, par Andrea Monda; La pitié niée, par Daniele Mencarelli. Le rôle important des radios communautaires africaines. Page 11: Informations. Page 12: Le contentieux au sujet des eaux du Nil, par Giulio Albanese.

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L’O S S E RVATOR E ROMANOEDITION HEBDOMADAIRE

Unicuique suum

EN LANGUE FRANÇAISENon praevalebunt

LXXIe année, numéro 24 (3.637) Cité du Vatican mardi 16 juin 2020

Protéger les migrantset faire cesser les violences en Libye

Angelus du 14 juinpage 3

DANS CE NUMÉROPage 2: Audience générale du 10 juin et appel. Page 3: Angelus du14 juin. Page 4: Solennité du Corpus Domini. Page 5: Message vidéo àScholas Occurrentes. Pages 6 et 7: Message pour la journée mondialedes pauvres. 6e sommet UE-UA . Pages 8 et 9: Le récit: Entretiend’Andrea Monda avec Renzo Piano; La tragique expérience dans lescamps d’extermination, par Liliana Segre. Page 10: Repartir des blessu-res, par Andrea Monda; La pitié niée, par Daniele Mencarelli. Le rôleimportant des radios communautaires africaines. Page 11: Informations.Page 12: Le contentieux au sujet des eaux du Nil, par Giulio Albanese.

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page 2 L’OSSERVATORE ROMANO mardi 16 juin 2020, numéro 24

Audience générale du 10 juin

Quand la prière est une lutte contre DieuLecture: Gn 32,25-30

Chers frères et sœurs, bonjour !Nous poursuivons notre catéchèse sur lethème de la prière. Le livre de la Genèse, àtravers les épisodes d’hommes et de femmesd’époques lointaines, nous raconte des histoi-res dans lesquelles nous pouvons voir le refletde notre vie. Dans le cycle des patriarches,nous trouvons également celle d’un hommequi avait fait de la ruse son plus grand atout:Jacob. Le récit biblique nous parle du difficilerapport que Jacob avait avec son frère, Esaü.Dès leur enfance, il régnait entre eux une riva-lité qui ne sera jamais surmontée par la suite.Jacob était le second, — ils étaient jumeaux —mais au moyen la tromperie, il réussit à souti-rer de son père Isaac la bénédiction et le dondu droit d’aînesse (cf. Gn 25, 19-34). Ce n’estque la première d’une longue série de rusesdont cet homme sans scrupule est capable. Lenom de «Jacob» signifie également quelqu’unqui agit avec habileté.

Contraint à fuir loin de son frère, dans savie, il semble réussir dans chacune de ses en-treprises. Il est habile dans les affaires: ils’enrichit beaucoup, devenant propriétaired’un troupeau immense. Avec ténacité et pa-tience, il réussit à épouser la plus belle des fil-les de Laban, dont il était véritablementamoureux. Jacob — pourrions-nous dire à tra-vers un langage moderne — est un «self mademan», avec la ruse, l’habileté, il réussit à con-quérir tout ce qu’il désire. Mais il lui manquequelque chose. Il lui manque la relation vi-vante avec ses racines.

Et un jour, il ressent la nostalgie de sa mai-son, de son antique patrie, où vivait encoreEsaü, le frère avec lequel il avait toujours eude très mauvais rapports. Jacob part et ac-complit un long voyage avec une caravanecomposée d’une foule de personnes et d’ani-maux, jusqu’à ce qu’il arrive à la dernière éta-pe, le gué du Yabboq. Ici, le livre de la Ge-nèse nous offre une page mémorable (cf. 32,23-33). Il raconte que le patriarche, après avoirfait traverser le gué à tout son peuple et toutson bétail — qui était nombreux —, demeureseul sur la rive étrangère. Et il pense: que luiréserve le lendemain? Quelle attitude aura sonfrère Esaü a qui il avait volé le droit d’aînes-se? L’esprit de Jacob est un tourbillon dep ensées. Et tandis que le soir tombe, soudain,un inconnu le saisit et commence à lutter con-tre lui. Le Catéchisme explique: «La traditionspirituelle de l’Eglise a retenu de ce récit lesymbole de la prière comme combat de la foiet victoire de la persévérance» (CEC, n. 2673).

Jacob lutta toute la nuit, sansjamais lâcher prise, contre son ad-versaire. A la fin, il est vaincu,frappé par son rival au nerf scia-tique, et à partir de ce jour, ilboitera toute sa vie. Ce mysté-rieux combattant demande sonnom au patriarche et lui dit: «Onne t'appellera plus Jacob, maisIsraël, car tu as été fort contreDieu et contre tous les hommeset tu l'as emporté» (v. 29). Com-me pour dire: tu ne seras jamaisl’homme qui marche ainsi, maisdroit. Il lui change son nom, illui change sa vie, il change sonattitude; tu t’appeleras Israël.Alors, Jacob demande aussi àl’autre: «Révèle-moi ton nom».Ce dernier ne le lui dit pas, maisen revanche le bénit. Et Jacobcomprend qu’il a rencontré Dieu«face à face» (cf. vv. 30-31).

Lutter contre Dieu: une méta-phore de la prière. D’autres fois,Jacob s’était révélé capable dedialoguer avec Dieu, de le sentircomme une présence amie et pro-che. Mais cette nuit-là, à traversune lutte qui dure longtemps etqui le fait presque succomber, lepatriarche ressort changé. Chan-gement de nom, changement demode de vie et changement depersonnalité: il sort changé. Pourune fois, il n’est plus maître de lasituation — sa ruse ne sert pas —,il n’est plus l’homme stratège etcalculateur; Dieu le ramène à savérité de mortel qui tremble etqui a peur, parce que Jacob avaitpeur dans la lutte. Pour une fois,Jacob n’a rien d’autre à présenter à Dieu quesa fragilité et son impuissance, même ses pé-chés. Et c’est ce Jacob qui reçoit de Dieu labénédiction, avec laquelle il entre en boitantdans la terre promise: vulnérable, et remis encause, mais le cœur nouveau. Une fois j’ai en-tendu dire par une personne âgée — un hom-me bon, un bon chrétien, mais un pécheurqui avait beaucoup de confiance en Dieu — ildisait: «Dieu m’aidera; il ne me laissera passeul. J’entrerai au paradis, en boitant maisj’entrerai». Auparavant, il était sûr de lui, ilcomptait sur sa ruse. C’était un homme im-perméable à la grâce, réfractaire à la miséri-corde; il ne savait pas ce qu’était la miséricor-de. «Je suis ici, c’est moi qui commande!», ilconsidérait qu’il n’avait pas besoin de miséri-

corde. Mais Dieu a sauvé ce qui était perdu.Il lui a fait comprendre qu’il était limité, qu’ilétait un pécheur qui avait besoin de miséri-corde et il le sauva.

Nous avons tous un rendez-vous dans lanuit avec Dieu, dans la nuit de notre vie, dansles si nombreuses nuits de notre vie: dans lesmoments obscurs, dans les moments de pé-ché, dans les moments de désorientation. Là,il y a toujours un rendez-vous avec Dieu, tou-jours. Il nous surprendra au moment où nousne l’attendons pas, au moment où nous reste-rons véritablement seuls. Dans cette mêmenuit, en combattant contre l’inconnu, nousprendrons conscience d’être uniquement depauvres hommes — je me permets de dire«pauvres gens» — mais, précisément alors, aumoment où nous nous sentons de «pauvresgens», nous ne devrons pas craindre: parcequ’à ce moment, Dieu nous donnera un nou-veau nom, qui contient le sens de toute notrevie; il changera notre cœur et il nous donnerala bénédiction réservée à qui s’est laissé chan-ger par Lui. C’est une belle invitation à selaisser changer par Dieu. Lui sait commentfaire, parce qu’il connaît chacun d’entre nous.«Seigneur, tu me connais», chacun de nouspeut le dire. «Seigneur, Tu me connais. Chan-ge-moi».

A l’issue de l’audience générale, le Saint-Père asalué les fidèles francophones:

Je suis heureux de saluer les personnes delangue française. Que le Seigneur vous com-ble de son esprit de force pour que vous sa-chiez combattre le bon combat de votre foi etqu’il vous accorde sa bénédiction qui voustransforme en des créatures nouvelles. A tous,je donne ma bénédiction!

Le 12 juin, journée mondiale contre l’exploitation du travail des mineurs

Protéger les enfants, avenir de l’humanité

A l’issue de l’audience générale, le Pape a lancé l’appel suivant:

Vendredi prochain, 12 juin, sera célébrée la journée mondiale contre l’exploitation du travaildes mineurs, un phénomène qui prive les petits garçons et filles de leur enfance et qui met endanger leur développement intégral. Dans la situation actuelle d’urgence sanitaire, dans diverspays, de nombreux enfants et jeunes sont contraints d’accomplir des travaux inadaptés à leurâge, pour aider leurs familles qui vivent dans des conditions d’extrême pauvreté. Dans de nom-breux cas, il s’agit de formes d’esclavage et de réclusion, entraînant des souffrances physiqueset psychologiques. Nous sommes tous responsables de cela.

Je fais appel aux institutions afin qu’elles accomplissent tous les efforts possibles pour proté-ger les mineurs, en comblant les lacunes économiques et sociales qui sont à la base de la dyna-mique perverse dans laquelle ils sont malheureusement impliqués. Les enfants sont l’avenir dela famille humaine: c’est à nous tous que revient le devoir de favoriser leur croissance, leur san-té et leur sérénité!

Lutte de Jacob contre l'Ange (détail), fresque d’Eugène Delacroixà l’église Saint-Sulpice, Paris

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numéro 24, mardi 16 juin 2020 L’OSSERVATORE ROMANO page 3

Angelus du 14 juin

Protéger les migrantset faire cesser les violences en Libye

Chers frères et sœurs, bonjour!On célèbre aujourd’hui, en Italie et dansd’autres pays, la solennité du Corps et duSang du Christ, le Corpus Domini. Dans ladeuxième lecture de la liturgie d’a u j o u rd ’hui,saint Paul réveille notre foi dans ce mystère decommunion (cf. 1 Co 10, 16-17). Il soulignedeux effets du calice partagé et du pain rom-pu: l’effet mystique et l’effet c o m m u n a u t a i re .

Au début, l’apôtre dit: «La coupe de béné-diction que nous bénissons, n’est-elle pascommunion au sang du Christ? Le pain quenous rompons, n’est-il pas communion aucorps du Christ?» (v. 16). Ces mots exprimentl’effet mystique ou pourrait-on dire, l’effet spi-rituel de l’Eucharistie: celui-ci concernel’union avec le Christ, qui s’offre pour le salutde tous dans le pain et le vin. Jésus est pré-sent dans le sacrement de l’Eucharistie pourêtre notre nourriture, pour être assimilé et de-

venir en nous cette force rénovatrice qui re-donne de l’énergie et redonne l’envie de se re-mettre en chemin, après chaque halte ou aprèschaque chute. Mais cela requiert notre assenti-ment, notre disponibilité à nous laisser trans-former nous-mêmes, ainsi que notre façon depenser et d’agir; sinon les célébrations eucha-ristiques auxquelles nous participons se rédui-sent à des rites vides et formels. Très souvent,on va à la Messe, mais parce que l’on doit yaller, comme un acte social, respectueux, maissocial. Mais le mystère est une autre chose:c’est Jésus présent qui vient pour nousn o u r r i r.

Le deuxième effet est c o m m u n a u t a i re et il estexprimé par saint Paul avec ces mots:«Puisqu’il y a un seul pain, la multitude quenous sommes est un seul corps» (v. 17). Ils’agit de la communion réciproque de ceuxqui participent à l’Eucharistie, au point de de-

ce qui est plus fondamental c’est que l’Eucha-ristie fait l’Eglise et lui permet d’être sa mission,avant même de l’accomplir. Voilà le mystèrede la communion, de l’Eucharistie: recevoirJésus pour qu’il nous transforme de l’intérieuret recevoir Jésus pour qu’il fasse de nousl’unité et non la division.

Que la Sainte Vierge nous aide à toujoursaccueillir avec émerveillement et gratitude legrand don que Jésus nous a fait en nous lais-sant le sacrement de son Corps et de sonS a n g.

A l’issue de l’Angelus, le Pape a ajouté lesparoles suivantes:

Chers frères et sœurs, je suis avec une grandeappréhension et également avec douleur la si-tuation dramatique en Libye. Ces derniersjours, elle a été présente dans ma prière. S’ilvous plaît, j’exhorte les organismes internatio-naux, et ceux qui ont des responsabilités poli-tiques et militaires à relancer avec convictionet de manière résolue la recherche d’un che-min vers la cessation des violences, qui con-duise à la paix, à la stabilité et à l’unité dupays. Je prie également pour les milliers demigrants, de réfugiés, de demandeurs d’asileet de personnes déplacées à l’intérieur de laLibye. La situation sanitaire a aggravé leursconditions déjà précaires, les rendant plus vul-nérables à des formes d’exploitation et de vio-lence. Il y a de la cruauté. J’invite la commu-nauté internationale, je vous en prie, à pren-dre soin de leur condition, en trouvant desparcours et en fournissant des moyens pourleur assurer la protection dont ils ont besoin,une condition digne et un avenir d’esp érance.Frères et sœurs, nous en avons tous la respo-nsabilité, personne ne peut se sentir dispensé.Prions tous en silence pour la Libye.

C’est aujourd’hui la journée mondiale desdonneurs de sang. C’est une occasion pour in-citer la société à être solidaire et sensible àceux qui en ont besoin. Je salue les bénévolesprésents et j’exprime ma satisfaction à tousceux qui accomplissent cet acte simple maistrès important d’aide au prochain: donner sons a n g.

Je vous salue tous, fidèles romains et pèle-rins. Je vous souhaite, ainsi qu’à ceux qui sontreliés par les médias, un bon dimanche. S’ilvous plaît, n’oubliez pas de prier pour moi.Bon déjeuner et au revoir.

venir un seul corps entre eux, com-me le pain que l’on rompt et quel’on distribue est unique. Noussommes une communauté, nourrispar le corps et par le sang duChrist. La communion au corps duChrist est un signe concret d’unité,de communion, de partage. On nepeut pas participer à l’Eucharistiesans s’engager dans une fraternitéréciproque, qui soit sincère. Mais leSeigneur sait bien que nos seulesforces humaines ne suffisent pas àcela. Et il sait même que parmi sesdisciples il y aura toujours la tenta-tion de la rivalité, de l’envie, despréjugés, de la division… Nousconnaissons tous ces choses. C’estégalement pour cela qu’il nous alaissé le sacrement de sa Présenceréelle, concrète et permanente, defaçon à ce qu’en restant unis à Lui,nous puissions toujours recevoir ledon de l’amour fraternel. «Demeu-rez dans mon amour» (Jn 15, 9), adit Jésus; et c’est possible grâce àl’Eucharistie. Demeurer dans l’ami-tié, dans l’a m o u r.

Ce double fruit de l’Eucharistie:le premier, l’union avec le Christ, etle second, la communion entre tousceux qui se nourrissent de Lui, gé-nère et renouvelle constamment lacommunauté chrétienne. C’estl’Eglise qui fait l’Eucharistie, mais

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page 4 L’OSSERVATORE ROMANO mardi 16 juin 2020, numéro 24

Solennité du Corps et du Sang du Christ

Aux côtés de qui a faimde nourriture et de dignité

Au j o u rd ’hui, il est urgent de donner vie à de«vraies chaînes de solidarité» pour prendre «soinde celui qui a faim de nourriture et de dignité,de celui qui ne travaille pas et peine à aller del’avant». C’est ce qu’a affirmé le Pape Françoisdans l’homélie de la Messe célébrée dans labasilique vaticane dans la matinée du dimanche14 juin, solennité du Corps et du Sang duChrist.

«Souviens-toi de la longue marche que tu asfaite; le Seigneur ton Dieu te l’a imposée»(Dt 8, 2). Souviens-toi: avec cette invitation deMoïse s’est ouverte aujourd’hui la Parole deDieu. Peu de temps après, Moïse réaffirmait:«n’oublie pas le Seigneur ton Dieu»(cf. v. 14). L’Ecriture nous a été donnée pourvaincre l’oubli de Dieu. Il est si importantd’en faire mémoire quand nous prions, com-me l’enseigne un Psaume qui dit: «Je me sou-viens des exploits du Seigneur, je rappelle tamerveille de jadis» (76, 12). Aussi, les merveil-les et les prodiges que le Seigneur a accomplisdans notre propre vie.

Il est essentiel de se souvenir du bien reçu:sans en faire mémoire, nous devenons étran-gers à nous-mêmes, «passants» de l’existence;sans mémoire nous nous déracinons du terrainqui nous nourrit et nous nous laissons empor-ter comme des feuilles par le vent. Faire mé-moire au contraire est se renouer aux liensplus forts, c’est faire partie d’une histoire, c’estrespirer avec un peuple. La mémoire n’est pasune chose privée, c’est la vie qui nous unit àDieu et aux autres. Pour cela, dans la Bible,la mémoire du Seigneur sera transmise de gé-nération en génération, sera racontée de pèreen fils, comme le dit ce beau passage: «De-main, quand ton fils te demandera: “Quelssont donc ces édits, ces décrets et ces ordon-nances que le Seigneur notre Dieu vous ap re s c r i t s ? ”, alors tu diras à ton fils: “Nousétions esclaves — toute l’histoire de l’esclavage— et sous nos yeux, le Seigneur a accomplides signes et des prodiges”» (Dt 6, 20-22). Tutransmettras la mémoire à ton fils.

Mais il y a un problème: si la chaîne detransmission des souvenirs s’interrompt? Etpuis, comment peut-on se souvenir de cequ’on a seulement entendu dire, sans en avoirfait l’expérience? Dieu sait combien notre mé-moire est difficile, combien elle est fragile, etpour nous il a accompli une chose inouïe: ilnous laissé un mémorial. Il ne nous a pas lais-sé seulement des paroles, parce qu’il est faciled’oublier ce qu’on lit. Il ne nous a pas laisséseulement des signes, parce qu’on peut aussioublier ce qu’on voit. Il nous a donné uneNourriture, et il est difficile d’oublier une sa-veur. Il nous a laissé un Pain dans lequel Ilest là, vivant et vrai, avec toute la saveur deson amour. En le recevant nous pouvons dire:«C’est le Seigneur, il se souvient de moi!».C’est pourquoi Jésus nous a demandé: «Faitescela en mémoire de moi» (1 Co 11, 24). Fa i t e s :l’Eucharistie n’est pas un simple souvenir,c’est un fait: c’est la Pâque du Seigneur quirevit pour nous. Dans la Messe, la mort et larésurrection de Jésus sont devant nous. Fa i t e scela en mémoire de moi: réunissez-vous et com-me communauté, comme peuple, comme fa-mille, célébrez l’Eucharistie pour vous rappe-ler de moi. Nous ne pouvons pas nous enpasser, c’est le mémorial de Dieu. Et il guéritnotre mémoire blessée.

Il guérit avant tout notre mémoire orpheline.Nous vivons dans une époque de tant de casd’orphelins. Il guérit la mémoire orpheline.Beaucoup ont la mémoire marquée par le

manque d’affection et par lesdéceptions brûlantes, reçuesde celui qui aurait dû donnerde l’amour et qui au contrairea rendu le cœur orphelin. Ouvoudrait retourner en arrièreet changer le passé, mais onne peut pas. Mais Dieu peutguérir ces blessures, en met-tant dans notre mémoire unamour plus grand: le sien.L’Eucharistie nous apportel’amour fidèle du Père, quiguérit notre état d’orphelins.Elle nous donne l’amour deJésus, qui a transformé un sé-pulcre de point d’arrivée enpoint de départ et de la mê-me manière elle peut boule-verser nos vies. Elle nousremplit de l’amour de l’EspritSaint, qui console, parce qu’ilne nous laisse jamais seuls, etsoigne les blessures.

Avec l’Eucharistie le Sei-gneur guérit aussi notre mé-moire négative, cette négativitéqui vient si souvent dans no-tre cœur. Le Seigneur guéritcette mémoire négative, quifait toujours ressortir les cho-ses qui ne vont pas et laissedans notre tête la triste idéeque nous ne sommes bons àrien, que nous ne faisons quedes erreurs, que nous sommes«mauvais». Jésus vient nousdire que ce n’est pas le cas. Ilest content de se faire intimeà nous et, chaque fois quenous le recevons, il nous rap-pelle que nous sommes pré-cieux: nous sommes des invités attendus à sonbanquet, les convives qu’il désire. Et pas seu-lement parce qu’il est généreux, mais parcequ’il est vraiment amoureux de nous: il voit etaime le beau et le bon que nous sommes. LeSeigneur sait que le mal et les péchés ne sontpas notre identité; ce sont des maladies, desinfections. Et il vient pour les soigner avecl’Eucharistie, qui contient les anticorps pournotre mémoire malade de négativité. Avec Jé-sus nous pouvons nous immuniser contre latristesse. Nous aurons toujours devant nosyeux nos chutes, nos fatigues, les problèmes àla maison et au travail, les rêves non réalisés.Mais leur poids ne nous écrasera pas parceque, plus en profondeur, il y a Jésus qui nousencourage avec son amour. Voici la force del’Eucharistie, qui nous transforme en p o r t e u rsde Dieu: porteurs de joie et non de négativité.Nous pouvons nous demander, nous qui al-lons à la Messe, qu’apportons-nous au mon-de? Nous faisons la communion et ensuitenous continuons à nous plaindre, à critiqueret à pleurer? Mais cela n’améliore rien, tandisque la joie du Seigneur change la vie.

Enfin, l’Eucharistie guérit notre mémoire fer-mée. Les blessures que nous gardons à l’inté-rieur ne nous créent pas des problèmes seule-ment à nous, mais aussi aux autres. Elles nousrendent peureux et suspicieux: au début fer-més, à la longue cyniques et indifférents. Ellesnous amènent à réagir envers les autres avecdétachement et arrogance, en nous leurrantque de cette manière nous pouvons contrôlerles situations. Mais c’est un mensonge: seull’amour guérit à la racine la peur et libère desfermetures qui emprisonnent. Jésus fait ainsi,

en venant à notre rencontre avec douceur,dans la fragilité désarmante de l’Hostie; Jésusfait ainsi, Pain rompu pour briser les rempartsde nos égoïsmes; Jésus fait ainsi, lui qui sedonne pour nous dire que c’est seulement ennous ouvrant que nous nous libérons des blo-cages intérieurs, des paralysies du cœur. LeSeigneur, en s’offrant à nous tout simplementcomme le pain, nous invite aussi à ne pas gas-piller la vie en suivant mille choses inutilesqui créent des dépendances et laissent un videà l’intérieur. L’Eucharistie éteint en nous lafaim des choses et allume le désir de servir.Elle nous relève de notre confortable sédenta-rité, elle nous rappelle que nous ne sommespas seulement des bouches à nourrir, maisaussi ses mains pour nourrir le prochain. Ilest urgent maintenant de prendre soin de ce-lui qui a faim de nourriture et de dignité, decelui qui ne travaille pas et peine à aller del’avant. Et le faire d’une manière concrète,comme concret est le Pain que Jésus nousdonne. Il faut une proximité réelle, il faut devraies chaînes de solidarité. Jésus dans l’Eucha-ristie se fait proche de nous: ne laissons passeul celui qui nous est proche!

Chers frères et sœurs, continuons à célébrerle Mémorial qui guérit notre mémoire — rap-pelons-nous: guérir la mémoire, la mémoireest la mémoire du cœur —, ce mémorial est: laMesse. Elle est le trésor à mettre à la premièreplace dans l’Eglise et dans la vie. Et au mêmemoment redécouvrons l’adoration, qui pour-suit en nous l’œuvre de la Messe. Cela nousfait du bien, nous guérit à l’intérieur. Surtoutmaintenant, nous en avons vraiment besoin.

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numéro 24, mardi 16 juin 2020 L’OSSERVATORE ROMANO page 5

Message vidéo à Scholas Occurrentes pour la rencontre à l’occasion de la journée mondiale de l’e n v i ro n n e m e n t

Gratuité, sens et beautésont l’avenir de l’humanité

«Gratuité, sens et beauté»: tels sont les troismots-clés indiqués par le Pape François auxmilliers de jeunes de 170 pays du monde qui,avec leurs parents et leurs enseignants, ontparticipé à la rencontre en ligne qui s’est dérouléevendredi 5 juin, à l’occasion de la journéemondiale de l’e n v i ro n n e m e n t :

Chers frères et sœurs de Scholas,A u j o u rd ’hui, après toutes ces années où nousavons partagé la question qui nous constitue,c’est une grande joie de pouvoir vous appeler«communauté», communauté d’amis, commu-nauté de frère, de sœurs.

Je me souviens encore des débuts: deuxenseignants, deux professeurs, au milieu d’unecrise, avec un brin de folie et un peu d’intui-tion. C’était une chose qui n’était pas pro-grammée, une chose vécue à mesure qu’elleavançait.

Alors qu’à cette époque la crise quittait uneterre de violence, cette éducation a réuni lesjeunes en engendrant du sens et en engen-drant donc la beauté.

Je conserve dans mon cœur trois images dece chemin, trois images qui ont guidé troisans de réflexion et de rencontre: «le Fou» deLa Strada de Fellini, La vocation de saint Mat-thieu du Caravage et L’idiot de Dostoïevski.

Le Sens, le Fou, l’Appel, Matthieu et laBeauté.

Les trois histoires sont l’histoire d’une crise.Et dans toutes les trois, la responsabilité

humaine est donc mise en jeu. A l’origine, cri-se signifie «rupture», «coupure» «ouvertu-re » … «danger», mais également «opportuni-té».

Quand les racines ont besoin de place pourcontinuer à grandir, le vase finit par se casser.

Le fait est que la vie est plus grande quenotre propre vie et donc qu’elle se brise. Maisc’est la vie! Elle grandit, elle se casse.

Pauvre humanité sans crise! Toute parfaite,toute ordonnée, toute amidonnée. La pauvre.Réfléchissons-y, une telle humanité serait unehumanité malade, très malade. Grâce à Dieuce n’est pas le cas.

Ce serait une humanité endormie.D’autre part, étant donné que la crise nous

anime en nous appelant à sortir, le danger seprésente quand on ne nous apprend pas ànous mettre en relation avec cette ouverture.C’est pourquoi les crises, sans un bon accom-pagnement, sont dangereuses, car on peutperdre l’orientation. Et le conseil des sages,même pour les petites crises personnelles, ma-trimoniales, sociales, est: «Ne rentre pas seuldans la crise, vas-y accompagné».

Là, dans la crise, la peur nous saisit, nousnous refermons en tant qu’individus, ou nouscommençons à répéter ce qui convient à bienpeu, en nous vidant de sens, en cachant notreappel, en perdant la beauté. C’est ce qui arri-ve quand on traverse une crise tout seul, sansréserves.

Cette beauté qui, comme le disait Dostoïev-ski, sauvera le monde.

Scholas est née d’une crise, mais elle n’apas levé les poings pour lutter contre la cultu-re, elle n’a pas non plus baissé les bras pourse résigner et n’est pas sortie en pleurant: quelmalheur, quelle époque terrible! Elle est sortieen écoutant le cœur des jeunes, pour cultiver

de nouvelle réalités: «Cela ne fonctionne pas?Allons chercher ailleurs».

Scholas apparaît à travers les fissures dumonde, pas avec la tête, mais avec tout lecorps, pour voir si de l’extérieur arrive uneautre réponse.

Et cela est éduquer.L’éducation écoute, ou alors elle n’éduque

pas. Si elle n’écoute pas, elle n’éduque pas.L’éducation crée une culture, ou alors elle

n’éduque pas.L’éducation nous enseigne à célébrer, ou

alors elle n’éduque pas.Quelqu’un pourrait me dire: «Mais com-

ment, éduquer ce n’est pas savoir des cho-ses?». Non. Cela est savoir. Eduquer c’estécouter, créer la culture, célébrer.

C’est ainsi qu’a grandi Scholas.Pas même ces deux fous, les pères fonda-

teurs — pouvons-nous dire d’eux en riant — nepouvaient imaginer que cette expérience édu-

ture a démontré avoir perdu sa vitalité, je dé-sire célébrer le fait que Scholas, comme unecommunauté qui éduque, comme une institu-tion qui grandit, ouvre les portes de l’universi-té du Sens. Car éduquer c’est rechercher lesens des choses. C’est enseigner à rechercherle sens des choses.

En unissant le rêve des enfants et des jeu-nes à l’expérience des adultes et des person-nes âgées. Cette rencontre doit toujours avoirlieu, autrement il n’y a pas d’humanité, parcequ’il n’y a pas de racines, il n’y a pas d’his-toire, il n’y a pas de promesse, il n’y a pas decroissance, il n’y a pas de prophétie.

Des étudiants de tous les horizons, langueset croyances; car personne ne reste en dehorsquand ce que l’on enseigne n’est pas une cho-se, mais la Vie.

La même vie qui nous engendre et engen-drera toujours d’autres mondes.

Des mondes différents, uniques, comme lesont aussi les nôtres.

cative dans le diocèse de Buenos Aires auraitgrandi après vingt ans comme une nouvelleculture, «habitant poétiquement cette terre»,comme nous l’enseignait Hölderlin, en écou-tant, en créant et en célébrant la vie. Cettenouvelle culture, en habitant poétiquementcette terre.

En harmonisant le langage de la penséeavec les sentiments et les actions. C’est ce quevous m’avez entendu dire plusieurs fois: lelangage de la tête, du cœur et des mains, syn-c h ro n i s é s .

Tête, cœur et mains qui grandissent harmo-nieusement.

Dans Scholas, j’ai vu des professeurs et desétudiants japonais danser avec des Colom-biens. C’est impossible? Je l’ai vu.

J’ai vu des jeunes Israéliens jouer avec desjeunes Palestiniens. Je les ai vus.

Et des étudiants de Haïti réfléchir avecceux de Dubaï.

Et des enfants du Mozambique dessineravec ceux du Portugal.

J’ai vu, entre l’Orient et l’Occident, un oli-vier créer la Culture de la Rencontre.

C’est pourquoi, dans cette nouvelle criseque l’humanité affronte aujourd’hui, où la cul-

Dans nos plus profondes souffrances, joies,désirs et nostalgies.

Des mondes de gratitude, de sens et deb eauté.

L’Idiot, la vocation de Caravage, et le foude La Strada…

N’oubliez jamais ces trois derniers mots:gratitude, sens et beauté. Ils peuvent voussembler inutiles, surtout aujourd’hui. Qui est-ce qui commence à créer une société en re-cherchant la gratitude, le sens et la beauté?Cela ne produit pas, ne produit pas. C’estpourtant de cette chose qui semble inutile quedépend l’humanité tout entière, l’a v e n i r.

Allez de l’avant, prenez cette mystique quinous a été donnée, que personne n’a inventée,et les premiers à être surpris seront ces deuxfous qui l’ont fondée. C’est pour cela qu’ilsl’offrent, qu’ils la donnent, parce qu’elle n’estpas à eux. C’est quelque chose qui leur est ar-rivé comme un don. Allez de l’avant en se-mant et en recueillant, avec le sourire, en pre-nant des risques, mais tous ensemble et envous tenant toujours par la main pour sur-monter chaque crise.

Que Dieu vous bénisse et s’il vous plaît,n’oubliez pas de prier pour moi. Merci.

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numéro 24, mardi 16 juin 2020 L’OSSERVATORE ROMANO pages 6/7

Message pour la journée mondiale des pauvres

Tendre la main pour répondre au crides plus indigents

«Le temps consacré à la prière ne peut jamais devenirun alibi pour négliger le prochain en difficulté. Lecontraire est vrai... la prière atteint son but» quand elleest accompagnée par le service aux pauvres. C’est cequ’écrit le Pape François dans le message pour la IVe

édition de la journée mondiale des pauvres — qu’il ainstituée en 2016 avec la lettre apostolique « M i s e r i c o rd i aet misera» en conclusion du jubilé de la miséricorde —qui sera célébrée le 15 novembre prochain, 23e dimanchedu temps ordinaire.

«Tends ta main au pauvre» (Si 7, 32)«Tends ta main au pauvre» (Si 7, 32). La sagesse an-tique a fait de ces mots comme un code sacré à suivredans la vie. Ils résonnent encore aujourd’hui, avectout leur poids de signification, pour nous aider, nousaussi, à concentrer notre regard sur l’essentiel et àsurmonter les barrières de l’indifférence. La pauvretéprend toujours des visages différents qui demandentune attention à chaque condition particulière: danschacune d’elles, nous pouvons rencontrer le SeigneurJésus qui a révélé sa présence dans ses frères les plusfaibles (cf. Mt 25, 40).

1. Prenons entre les mains le texte du Livre de BenS i ra , un des livres de l’Ancien Testament. Nous ytrouvons les paroles d’un maître de sagesse qui a vécuenviron deux cents ans avant le Christ. Il était en re-cherche de la sagesse, celle qui rend les hommes meil-leurs et capables de scruter à fond les événements dela vie. Il le faisait à un moment de dure épreuve pourle peuple d’Israël, un temps de douleur, de deuil etde misère, à cause de la domination de puissancesétrangères. Etant un homme de grande foi, enracinédans les traditions des pères, sa première pensée étaitde s’adresser à Dieu pour lui demander le don de lasagesse. Et l’aide du Seigneur ne lui manqua pas.

Dès les premières pages, le Livre de Ben Sira donnedes conseils sur de nombreuses situations concrètesde la vie, et la pauvreté en est une. Il insiste sur lefait que, dans le besoin, il faut avoir confiance enDieu: «Ne t’agite pas à l’heure de l’adversité. Atta-che-toi au Seigneur, ne l’abandonne pas, afin d’ê t recomblé dans tes derniers jours. Toutes les adversités,accepte-les; dans les revers de ta pauvre vie, sois pa-tient; car l’or est vérifié par le feu, et les hommesagréables à Dieu par le creuset de l’humiliation. Dansles maladies comme dans le dénuement, aie foi en lui.Mets ta confiance en lui, et il te viendra en aide;rends tes chemins droits, et mets en lui ton espérance.Vous qui craignez le Seigneur, comptez sur sa miséri-corde, ne vous écartez pas du chemin, de peur detomber» (2, 2-7).

2. Page après page, nous découvrons un précieuxrecueil de suggestions sur la façon d’agir à la lum i è red’une relation intime avec Dieu, créateur et amant desa création, juste et providentiel envers tous ses en-fants. La référence constante à Dieu, cependant,n’empêche pas de regarder l’homme concret, bien aucontraire, les deux choses sont étroitement liées.

Ceci est clairement démontré par l’extrait bibliquedont le titre de ce Message est tiré (cf. 7, 29-36). La

prière à Dieu et la solidarité avec les pauvres et lessouffrants sont inséparables. Pour célébrer un cultequi soit agréable au Seigneur, il est nécessaire de re-connaître que toute personne, même la plus indigenteet la plus méprisée, porte l’image de Dieu impriméeen elle. De cette attention découle le don de la béné-diction divine, attirée par la générosité pratiquée àl’égard du pauvre. Par conséquent, le temps consacréà la prière ne peut jamais devenir un alibi pour négli-ger le prochain en difficulté. Le contraire est vrai: labénédiction du Seigneur descend sur nous et la prièreatteint son but quand elles sont accompagnées par leservice aux pauvres.

3. Cet antique enseignement est combien actuelpour chacun de nous! En effet, la parole de Dieu dé-passe l’espace, le temps, les religions et les cultures.La générosité qui soutient le faible, console l’affligé,apaise les souffrances, restitue la dignité à ceux quien sont privés, est en fait la condition d’une vie plei-nement humaine. Le choix de consacrer une attentionaux pauvres, à leurs nombreux et divers besoins, nepeut être conditionné seulement par le temps disponi-ble ou par des intérêts privés, ni par des projets pas-toraux ou sociaux désincarnés. On ne peut étouffer laforce de la grâce de Dieu par la tendance narcissiquede toujours se mettre à la première place.

Avoir le regard tourné vers le pauvre est difficile,mais plus que jamais nécessaire pour donner à notrevie personnelle et sociale la bonne direction. Il nes’agit pas d’exprimer beaucoup de paroles, mais plu-tôt d’engager concrètement la vie, animée par la cha-rité divine. Chaque année, avec la journée mondialedes pauvres, je reviens sur cette réalité fondamentalepour la vie de l’Eglise, parce que les pauvres sont etseront toujours avec nous (cf. Jn 12, 8) pour nous ai-der à accueillir la présence du Christ dans l’espace duquotidien.

4. Chaque rencontre avec une personne en situa-tion de pauvreté nous provoque et nous interroge.Comment pouvons-nous contribuer à éliminer ou dumoins, à soulager sa marginalisation et sa souffrance?Comment pouvons-nous l’aider dans sa pauvreté spi-rituelle? La communauté chrétienne est appelée às’impliquer dans cette expérience de partage, sachantqu’il ne lui est pas permis de la déléguer à qui que cesoit. Et pour être un soutien aux pauvres, il est fon-damental de vivre personnellement la pauvreté évan-gélique. Nous ne pouvons pas nous sentir «bien»quand un membre de la famille humaine est reléguédans les coulisses et devient une ombre. Le cri silen-cieux des nombreux pauvres doit trouver le peuple deDieu en première ligne, toujours et partout, afin deleur donner une voix, de les défendre et de se solida-riser avec eux devant tant d’hypocrisie et devant tantde promesses non tenues, pour les inviter à participerà la vie de la communauté.

Il est vrai que l’Eglise n’a pas de solutions globalesà proposer, mais elle offre, avec la grâce du Christ,son témoignage et ses gestes de partage. Elle se senten outre le devoir de présenter les instances de ceuxqui n’ont pas le nécessaire pour vivre. Rappeler àtous la grande valeur du bien commun est, pour lepeuple chrétien, un engagement de vie qui se réalisedans la tentative de n’oublier aucun de ceux dontl’humanité est violée dans ses besoins fondamentaux.

5. Tendre la main fait découvrir, avant tout à celuiqui le fait, qu’existe en nous la capacité d’accomplirdes gestes qui donnent un sens à la vie. Que demains tendues pouvons-nous voir tous les jours! Mal-heureusement, il arrive de plus en plus souvent que lahâte entraîne dans un tourbillon d’indifférence, aupoint que l’on ne sait plus reconnaître tout le bienqui se fait quotidiennement, en silence et avec grandegénérosité. C’est souvent lorsque surviennent des évé-nements qui bouleversent le cours de notre vie que

nos yeux deviennent capables de voir la bonté dessaints «de la porte d’à côté», «de ceux qui viventproches de nous et sont un reflet de la présence deDieu» (Exhort. ap. Gaudete et exultate, n. 7), maisdont personne ne parle. Les mauvaises nouvellesabondent sur les pages des journaux, sur les sites in-ternet et sur les écrans de télévision, au point de lais-ser croire que le mal règne en maître. Pourtant il n’enest pas ainsi. Certes, la méchanceté et la violence,l’abus et la corruption ne manquent pas, mais la vieest tissée d’actes de respect et de générosité qui, nonseulement compensent le mal, mais poussent à allerau-delà et à être remplis d’esp érance.

6. Tendre la main est un signe: un signe qui rap-pelle immédiatement la proximité, la solidarité,l’amour. En ces mois où le monde entier a été sub-mergé par un virus qui a apporté douleur et mort, dé-tresse et égarement, combien de mains tendues nousavons pu voir! La main tendue du médecin qui sesoucie de chaque patient en essayant de trouver lebon remède. La main tendue de l’infirmière et de l’in-firmier qui, bien au-delà de leurs horaires de travail,sont restés pour soigner les malades. La main tenduede ceux qui travaillent dans l’administration et procu-rent les moyens de sauver le plus de vies possibles.La main tendue du pharmacien exposé à tant de de-mandes dans un contact risqué avec les gens. La maintendue du prêtre qui bénit avec le déchirement aucœur. La main tendue du bénévole qui secourt ceuxqui vivent dans la rue et qui, en plus de ne pas avoirun toit, n’ont rien à manger. La main tendue deshommes et des femmes qui travaillent pour offrir desservices essentiels et la sécurité. Et combien d’a u t re smains tendues que nous pourrions décrire jusqu’à encomposer une litanie des œuvres de bien. Toutes cesmains ont défié la contagion et la peur pour apportersoutien et consolation.

7. Cette pandémie est arrivée à l’improviste et nousa pris au dépourvu, laissant un grand sentiment dedésorientation et d’impuissance. Cependant, la maintendue aux pauvres ne vient pas à l’improviste. Elletémoigne de la manière dont on se prépare à recon-naître le pauvre afin de le soutenir dans les temps denécessité. On n’improvise pas les instruments de mi-séricorde. Un entraînement quotidien est nécessaire, àpartir d’une prise de conscience que nous, les pre-miers, avons combien besoin d’une main tendue versnous.

Ce moment que nous vivons a mis en crise beau-coup de certitudes. Nous nous sentons plus pauvreset plus faibles parce que nous avons fait l’exp ériencede la limite et de la restriction de la liberté. La pertedu travail, des relations affectives les plus c h è re s ,comme l’absence des relations interpersonnelles habi-tuelles, a tout d’un coup ouvert des horizons quenous n’étions plus habitués à observer. Nos richessesspirituelles et matérielles ont été remises en questionet nous avons découvert que nous avions peur. Enfer-més dans le silence de nos maisons, nous avons redé-couvert l’importance de la simplicité et d’avoir le re-

gard fixé sur l’essentiel. Nous avons mûri l’exigenced’une nouvelle fraternité, capable d’entraide et d’esti-me réciproque. C’est un temps favorable pour «re-prendre conscience que nous avons besoin les uns desautres, que nous avons une responsabilité vis-à-vis desautres et du monde […]. Depuis trop longtemps, dé-jà, nous avons été dans la dégradation morale, ennous moquant de l’éthique, de la bonté, de la foi, del’honnêteté. […] Cette destruction de tout fondementde la vie sociale finit par nous opposer les uns auxautres, chacun cherchant à préserver ses propres inté-rêts; elle provoque l’émergence de nouvelles formesde violence et de cruauté, et empêche le développe-ment d’une vraie culture de protection de l’e n v i ro n n e -ment» (Lett. enc. Laudato Si’, n. 229). En somme, lesgraves crises économiques, financières et politiques necesseront pas tant que nous laisserons en état de veil-le la responsabilité que chacun doit sentir envers leprochain et chaque personne.

8. «Tends la main au pauvre», est donc une invita-tion à la responsabilité comme engagement direct dequiconque se sent participant du même sort. C’estune incitation à prendre en charge le poids des plusfaibles, comme le rappelle saint Paul: «Mettez-vous,par amour au service les uns des autres. Car toute laLoi est accomplie dans l’unique parole que voici: Tuaimeras ton prochain comme toi-même. (…) Portez lesfardeaux des uns les autres» (Ga 5, 13-14; 6,2). L’apô-tre enseigne que la liberté qui nous a été donnée parla mort et la résurrection de Jésus Christ est pourchacun de nous une responsabilité pour se mettre auservice des autres, surtout des plus faibles. Il ne s’agitpas d’une exhortation facultative, mais d’une condi-tion de l’authenticité de la foi que nous professons.

Le Livre de Ben Sira vient une fois de plus à notreaide: il suggère des actions concrètes pour soutenirles plus faibles et il utilise également quelques imagessuggestives. Tout d’abord, il prend en considérationla faiblesse de ceux qui sont tristes: «Ne te détournepas ceux qui pleurent» (7, 34). La période de la pan-démie nous a obligés à un isolement forcé, nous em-pêchant même de pouvoir consoler et d’être prèsd’amis et de connaissances affligés par la perte deleurs proches. Et l’auteur sacré affirme encore: «N’hé-site pas à visiter un malade» (7, 35). Nous avons faitl’expérience de l’impossibilité d’être aux côtés deceux qui souffrent, et en même temps, nous avonspris conscience de la fragilité de notre existence. Ensomme, la Parole de Dieu ne nous laisse jamais tran-quilles, elle continue à nous stimuler au bien.

9. «Tends la main au pauvre» fait ressortir, par con-traste, l’attitude de ceux qui tiennent leurs mainsdans leurs poches et ne se laissent pas émouvoir parla pauvreté, dont ils sont souvent complices. L’indif-férence et le cynisme sont leur nourriture quotidien-ne. Quelle différence par rapport aux mains généreu-ses que nous avons décrites! Il y a, en effet, desmains tendues qui touchent rapidement le clavierd’un ordinateur pour déplacer des sommes d’a rg e n td’une partie du monde à l’autre, décrétant la richesse

des oligarchies et la misère de multitudes ou la faillitede nations entières. Il y a des mains tendues pour ac-cumuler de l’argent par la vente d’armes que d’a u t re smains, même celles d’enfants, utiliseront pour semerla mort et la pauvreté. Il y a des mains tendues qui,dans l’ombre, échangent des doses de mort pours’enrichir et vivre dans le luxe et le désordre éphé-mère. Il y a des mains tendues qui, en sous-main,échangent des faveurs illégales contre un gain facileet corrompu. Et il y a aussi des mains tendues deceux qui, dans l’hypocrisie bienveillante, établissentdes lois qu’eux-mêmes n’observent pas.

Dans ce panorama, «les exclus continuent à atten-dre. Pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclutles autres, ou pour pouvoir s’enthousiasmer avec cetidéal égoïste, on a développé une mondialisation del’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nousdevenons incapables d’éprouver de la compassion de-vant le cri de douleur des autres, nous ne pleuronsplus devant le drame des autres, leur prêter attentionne nous intéresse pas, comme si tout nous était uneresponsabilité étrangère qui n’est pas de notre res-sort» (Exhort. ap. Evangelii gaudium, n. 54). Nous nepourrons pas être heureux tant que ces mains qui sè-ment la mort ne seront pas transformées en instru-ments de justice et de paix pour le monde entier.

10. «Quoi que tu fasses, souviens-toi que ta vie aune fin» (Si 7, 36). C’est l’expression par laquelle leLivre de Ben Sira conclut sa réflexion. Le texte se prê-te à une double interprétation. La première fait res-sortir que nous devons toujours garder à l’esprit la finde notre existence. Se souvenir du destin communpeut aider à mener une vie sous le signe de l’atten-tion à ceux qui sont les plus pauvres et qui n’ont paseu les mêmes possibilités que nous. Il y a aussi unedeuxième interprétation, qui souligne plutôt le butvers lequel chacun tend. C’est la fin de notre vie quidemande un projet à réaliser et un chemin à accom-

plir sans se lasser. Or, le but de chacune de nos ac-tions ne peut être autre que l’amour. Tel est le butvers lequel nous nous dirigeons, et rien ne doit nousen détourner. Cet amour est partage, dévouement etservice, mais il commence par la découverte que noussommes les premiers aimés et éveillés à l’amour. Cettefin apparaît au moment où l’enfant rencontre le souri-re de sa mère et se sent aimé par le fait même d’exis-ter. Même un sourire que nous partageons avec lepauvre est source d’amour et permet de vivre dans lajoie. Que la main tendue, alors, puisse toujourss’enrichir du sourire de celui qui ne fait pas peser saprésence et l’aide qu’il offre, mais ne se réjouit que devivre à la manière des disciples du Christ.

Que sur ce chemin quotidien de rencontre avec lespauvres nous accompagne la Mère de Dieu, qui plusque tout autre est la Mère des pauvres. La ViergeMarie connaît de près les difficultés et les souffrancesde ceux qui sont marginalisés, parce qu’elle-mêmes’est trouvée à donner naissance au Fils de Dieu dansune étable. Sous la menace d’Hérode, avec Josephson époux et l’Enfant-Jésus, ils se sont enfuis dans unautre pays, et la condition de réfugié a marqué, pen-dant quelques années, la Sainte-Famille. Puisse laprière à la Mère des pauvres rassembler ses enfantsfavoris et tous ceux qui les servent au nom du Christ.Que la prière transforme la main tendue en uneétreinte de partage et de fraternité retrouvée.

Donné à Rome, Saint-Jean-de-Latran,le 13 juin 2020,

mémoire liturgique de saint Antoine de Padoue,huitième année de mon Pontificat.

En vue du 6e sommet entre l’Union européenne et l’Union africaine

Au nom du partage

Le cardinal Jean-Claude Hollerich S.J. et le cardi-nal Philippe Nakellentuba Ouédraogo, respective-ment archevêque de Luxembourg, président de laCOMECE et archevêque de Ouagadougou, prési-dent du SCEAM, ont exprimé leurs vives inquiétu-des quant aux conséquences que subissent actuelle-ment de nombreuses personnes, familles et com-munautés, en particulier celles qui se trouvent dansdes situations de détresse, de vulnérabilité et defaiblesse tant en Afrique qu’en Europe, frappéestoutes deux par la pandémie du covid-19.

Dans une contribution conjointe préparée parleurs secrétariats basés à Bruxelles et à Accra pourle 6e sommet UE-UA d’octobre 2020, la COMECE etle SCEAM encouragent les décideurs politiques eu-ropéens et africains à concentrer leurs travaux pré-paratoires sur les principes de «la dignité humaine,la solidarité, l’option préférentielle pour les pau-vres, la destination universelle des biens, la promo-tion du développement humain intégral, la gestionresponsable de toute la création, ainsi que la pour-suite du bien commun».

«Nous sommes fermement convaincus quel’Afrique et l’Europe pourraient devenir les mo-teurs d’une relance de la coopération multilatéra-le», affirment les deux présidents en préambule dudocument. Commentant le lancement de la contri-bution commune, le cardinal Hollerich rappelle lesracines communes et la proximité géographique del’Europe et de l’Afrique, soulignant «la responsabi-lité de l’Europe de partager la paix et la prospéritéavec ses voisins».

Le document, intitulé «La justice doit fleurir etla paix s’épanouir pour toujours» propose une sé-rie de recommandations avec des dispositions spé-cifiques; celles-ci visent à remodeler les relationspolitiques et économiques intercontinentales afind’établir un partenariat juste et responsable axé surles citoyens. A cet égard, les évêques européens et

africains appellent à un partenariat pour le déve-loppement humain intégral, l’écologie intégrale, lasécurité humaine et la paix, ainsi que pour le dé-placement des personnes.

Les évêques recommandent l’instauration de po-litiques qui permettront un partenariat plus équita-ble entre l’Europe et l’Afrique. Dans le domainede l’investissement, ils proposent de «promouvoirl’investissement durable en tant qu’outil permet-tant de supprimer les obstacles persistants à l’accèséquitable aux services sociaux de base et de favori-ser le développement humain en reflétant les be-soins locaux, en créant des emplois décents et enoffrant un accès impartial aux entrepreneurs desdeux continents».

Dans le domaine de l’éducation, ils proposentde «soutenir la création d’écoles et d’établisse-ments de santé dans les zones rurales, dotés d’ins-tallations et de personnel modernes et fonction-nels». Il faut aussi «promouvoir l’application desnouvelles technologies pour surmonter la fractureentre les zones rurales et urbaines».

Dans le domaine de l’exploitation des ressourcesnaturelles, «promouvoir la préservation de la bio-diversité, améliorer la gestion des océans et investirdans des technologies vertes innovantes, tout ensoutenant les efforts visant à améliorer la résilienceet l’adaptation au climat».

La paix sur le continent africain est aussi unequestion cruciale, c’est pourquoi les évêques atti-rent l’attention sur la nécessité d’une «approcheintégrale, donnant la priorité à la promotion de lasécurité des personnes et des biens, des familles etdes communautés, en intensifiant les efforts deprévention et de consolidation de la paix; à cetégard, en prévoyant la possibilité de promouvoirdes actions à un stade précoce, où les prémissesd’un éventuel conflit violent peuvent être transfor-mées».

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numéro 24, mardi 16 juin 2020 L’OSSERVATORE ROMANO pages 8/9

Entretien avec Renzo Piano

Il ne s’agit pas seulement de construiremais d’ajouter de la poésie

ANDREA MONDA

Le message du Pape François pour la journée mon-diale des communications sociales est centré sur lethème de la narration, sur la nécessité, propre àl’homme qui est un «être narrateur», de raconter deshistoires, parce que c’est le récit de bonnes histoiresqui permet de respirer plus librement dans un mondeétouffé par les bavardages et les fake news. Nousavons adressée la provocation contenue dans ce mes-sage à une série d’artistes qui, grâce à leur œu v recréatrice, sont engagés à rendre le monde plus beauet humain et beaucoup d’entre eux ont réagi en réflé-chissant «en dialogue» avec le texte du Pape. Nousproposons ici à nos lecteurs un entretien avec l’a rc h i -tecte italien, Renzo Piano.

Avez-vous été frappé par ce message du Pape entièrementcentré sur le récit?

Oui, car raconter est quelque chose qui, je crois,fait partie de notre humanité, comme rechercher, ex-plorer, chercher à savoir. On ne peut rien y faire:nous sommes nés avec cette espérance du savoir etc’est ce qui fait de nous tous des scientifiques poten-tiels. Certains prennent la voie de l’art, d’autres de laphilosophie, d’autres encore de la science, mais nouscherchons tous à comprendre le mystère. Je connaisbeaucoup de scientifiques, comme par exemple les as-trophysiciens qui travaillent au CERN de Genève etqui, de fait, ne font rien d’autre qu’enquêter sur lemystère de l’univers dans les dimensions de l’infini-ment grand et de l’infiniment petit. Mais les voiessont en effet nombreuses et variées, c’est de là quenaît le récit, qui est lié au langage qui a pour effetqu’un poète dit ce qu’il doit dire avec la poésie, quel’écrivain le dit en écrivant et que l’architecte le dit enconstruisant. Construire des abris pour les hommes,c’est ce que font les architectes, en répondant à l’ins-tinct proprement humain de construire. Rechercher,connaître, construire, c’est à ces instincts que se reliel’instinct de la narration qui est un peu transversal àtous les autres qui ont besoin d’un récit. La narrationest l’instrument dans lequel tous les autres peuvent seretrouver. Sans narration, il n’y aurait pas de science,il n’y aurait pas d’échange. C’est un thème fascinant.

Oscar Wilde disait que le sculpteur pense en marbre.Vous le faites en «construisant des abris». Comment est-il arrivé, à un certain moment de votre vie, que vous ayezsuivi l’instinct de construction?

Je suis un enfant de la guerre, je suis le «fils d’unorage» comme le disait mon ami auteur-compositeurFabrizio De André. Quand j’étais petit, je devaisavoir six ou sept ans, je suivais mon père sur leschantiers. C’était un petit entrepreneur qui avait unepetite entreprise de dix ou quinze ouvriers et j’y allaisvolontiers, il m’y amenait souvent et là-bas j’observaisla vie du chantier qui, à cet âge, m’apparaissait com-me magique; parce que tu vois des choses inanimées,des tas de briques, des tas de sable et ensuite il sepasse quelque chose de miraculeux et tout se trans-

forme. Aux yeux d’un enfant de sept ans cela est mi-raculeux, je dirais de manière naïve, mais ensuite, engrandissant, tu t’aperçois que construire est toujoursune pure magie. Tu grandis, tu vas à l’école, tu étu-dies pour devenir architecte et très vite tu comprendsqu’il ne s’agit pas seulement de construire, il s’y ajou-te toujours un peu de magie. Construire des maisonsest déjà très beau, mais il est encore plus beau deconstruire des lieux où les gens se rencontrent, desédifices pour la communauté et c’est un peu ce quim’est arrivé, moi qui ai pratiquement toujours cons-truit des bibliothèques, des musées, des salles de con-cert ou des universités. Cela ajoute une dimension so-ciale et donc éthique au travail de l’architecte: tuconstruis quelque chose pour changer le monde, pourfaire en sorte que les gens se rencontrent et, en serencontrant, puissent parler, se connaître, connaître...on en revient toujours là. C’est pour cela que je dis

elle contient en elle les traits d’un récit, précisémentd’une narration. C’est-à-dire qu’elle raconte d’une fa-çon ou d’une autre l’histoire de cette famille, de cettepersonne, de ses ambitions. Même dans la maison laplus modeste, d’une certaine façon il y a toujours celaà l’intérieur. Et c’est là que l’habitation devient inté-ressante. L’architecture, celle qui est pleinement hu-maine, est celle qui se met au service d’un récit.

Le Pape parle d’une narration humaine qui doit parlerde nous et de la beauté qui nous habite...

Exactement, c’est ce dont je suis en train de parler.Un architecte est bien évidemment un constructeur,mais il est dans le même temps une personne qui,d’un point de vue humaniste, appartient au monde,qui a son éthique, qui exerce une activité pour laquel-le il a besoin de parler avec des gens, de les connaî-

de nous contenter de ce que nous avons reçu et cher-cher à bien l’utiliser. En faisant bien attention à nepas nous confondre l’un avec l’autre, je le dis tou-jours à tout le monde: «Tu sais bien écrire, fais-le àtravers l’écriture; tu sais rechercher, fais-le à travers lare c h e rc h e » .

Il existe cependant également le côté négatif de la narra-tion, le Pape en parle lui aussi dans son message, quandil réfléchit sur les risques de la communication...

Il existe sans aucun doute un aspect négatif, jep ense aux informations, aux news. Oui, il y a aussi

l’architecture qui veut persuader, manipuler, une ar-chitecture qui devient rhétorique. Je me souviens dece que me disait Norberto Bobbio sur le fait qu’il y abeaucoup de gens qui passent leur existence à persua-der les autres de leurs idées, au lieu de la consacrer àavoir des idées justes. Et il s’agit des narrateurs mala-des, ils ne sont pas mauvais (il y a aussi ceux qui sontmauvais et qui racontent une histoire délibérémentfausse pour extorquer ou pour séduire) parce que cet-te forme de maladie dont parle Bobbio est innocente,bien que très diffuse, une maladie apparentée au nar-cissisme.

Le Pape, en parlant récemment à propos d’éducation, aégalement dit que le signe d’un bon système éducatif ests’il est capable de créer des poètes, qu’en pensez-vous?

C’est très intéressant. C’est en mieux dit ce que j’aidit auparavant. Si tu n’es pas capable, comme cinéas-te, comme écrivain, comme scientifique, si tu n’es pascapable de tout traduire en poésie, et donc de tou-cher au niveau émotif celui qui t’écoute, le messagene réussit pas à passer, il te glisse entre les doigts, ilest intéressant, mais il ne touche pas le cœur. Il nepénètre pas profondément, il ne fait pas naître cettevibration intérieure. La dimension de la poésie estfondamentale. Cela me fait venir une autre chose àl’esprit: tous les grands scientifiques que je connaissont des personnes qui vont aussi loin que possible etqui ensuite s’arrêtent toujours face à un mystère. Etcomme ce sont des gens, des hommes et des femmesintelligents, ils restent en suspension. Il y a toujoursun moment où cela arrive. Dans ce sens, nous som-mes tous égaux. Ensuite, il y a celui qui le nie, celuiqui ne le nie pas, il y a celui qui l’accepte au derniermoment. Mais nous, les êtres humains, nous sommestous rassemblés par cette conscience d’un mystère quinous domine, qui nous dépasse. Cela aussi a un rap-port avec la poésie.

La tragique expérience dans les camps d’extermination

Dire l’indicibleLILIANA SEGRE

Toute forme de communication correcte et effi-cace doit en effet s’efforcer d’unir récit et mé-moire, c’est-à-dire vérité des faits et fonction

sociale de la narration, sa fixation dans la conscienceindividuelle et collective. Un discours certainementd’une valeur générale et même universelle, et pour-tant d’autant plus urgent pour nous rescapés de laShoah. Pour nous, il est en vérité difficile de raconter«de bonnes histoires», parce que la nôtre non seule-ment est triste, mais elle raconte même le «mal abso-lu», de par sa nature incompréhensible et indicible.

Comment donc «raconter» ce qui est indicible?Comment «fixer» dans les esprits et dans les cœursquelque chose qui échappe, fuit précisément à la lo-gique et au sens commun?

Une difficulté aiguë que nous avons vécue sur no-tre chair au cours et après l’expérience dans les campsd’extermination. Même de nombreuses décennies plustard, il est difficile de rationaliser, raconter, expliquer,rendre crédible. Pourtant, précisément les témoins di-

rects, sans doute plus que d’autres agents de l’infor-mation et de la connaissance, ont le devoir et la res-ponsabilité de tenter de dire l’indicible. Et ils peuventle faire précisément en raison de l’autorité qui leurvient de l’expérience directe, du fait d’être une preuvevivante de ce qui semble impossible à se dire et às’e x p l i q u e r.

Certes, il restera toujours un écart entre la parole etla réalité, entre le dire et l’indicible, un écart que l’ex-périence directe ne pourra sans doute pas même ja-mais combler, d’autant plus à une époque où il n’yaura plus de témoins. Et si cela aussi est un problèmede toutes les époques historiques, l’unicité de laShoah rend d’autant plus nécessaire que fonctionnea u j o u rd ’hui un système intégré de la mémoire, faitd’écoles, d’universités, de formations, de centres derecherche, de moyens de communication, de familles,de sociétés dans leur ensemble. Comment l’a écritPrimo Levi dans l’appendice à Si c’est un homme:«Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas êtrecompris, et même ne doit pas être compris dans lamesure où comprendre, c’est presque justifier». Il

puis les origines, notre récit est menacé: le mal s’insi-nue dans l'histoire»; lorsque celui-ci est absolutisé, lamenace qui pèse sur le récit le rend presque impossi-ble.

Il faut ajouter à cela qu’au mal des choses s’unittrop souvent le mal des discours; comme on le dit en-core dans le document, en effet, «la falsification de-vient de plus en plus sophistiquée, atteignant des ni-veaux exponentiels (le deepfake)». D’où, à nouveau,l’appel à chaque agent de la parole afin qu’il agisseselon la vérité, la clarté et la responsabilité.

La «bonne histoire» est véritablement bonne si elleest authentique, rigoureuse, compréhensible. S’il estcertainement vrai que «rappeler signifie en fait repor-ter au cœur, “é c r i re ” sur le cœur», cela doit toujoursêtre l’effort de tout témoin et de tout écrivain et com-municateur: exprimer un discours de vérité qui con-duise cette vérité directement au cœur de celui quil’écoute. Et pas seulement comme information, maiscomme activation et stimulation de sa sensibilitéd’être humain, parce qu’il est tout aussi indubitableque la «narration entre dans la vie de celui qui l'écou-te et la transforme». Et transformer la vie des person-nes ne peut que signifier en promouvoir l’humanité,la connaissance, l’esprit et les œu v re s .

édifices à construire seulement avec la technique, cesont des lieux humains, il y a quelque chose de plus.

Revenons aux simples habitations, aux maisons. De fait,chaque habitation révèle une histoire, presque comme une«peau» de celui qui l’habite. Nous, les êtres humains,nous avons une peau, ensuite nous avons des vêtementsqui révèlent déjà quelque chose de nous, de ce que nouspensons et, enfin, il y a la troisième peau qui est la mai-son dans laquelle nous habitons. Même dans les maisonsprivées, il y a toujours une histoire, une identité, un ré c i t . . .

Oui, c’est pour cette raison que le message du Pa-pe me plaît. Car l’architecture répond sans aucundoute aux besoins pratiques d’une personne, d’unefamille, d’une communauté, mais elle n’a pas seule-ment une fonction pratique, elle est toujours aussiliée aux aspirations, aux désirs et aux rêves des per-sonnes et des peuples. Pensons à la dimension popu-laire: il y a toujours besoin de lieux où l’on se senteunis, où l’on puisse partager des valeurs. Pour les in-dividus, même la plus modeste petite maison, une ca-bane, répond à la fonction d’abriter, de protéger, mais

tre, de les comprendre. A la fin, il apporte lui aussiun récit et un message, de même qu’un poète, unécrivain... et tous ces messages, pour qu’ils puissentêtre significatifs, doivent être poétiques, poétiques ausens profond du terme, c’est-à-dire qu’ils doiventavoir les caractères de la beauté. Par beauté, nous en-tendons naturellement celle qui est juste, celle dontparle le Pape, également liée au sens du juste et dubon, pensons au Kalòs kai agathòs des Grecs et no-tons que dans tout le bassin méditerranéen le motbeau est associé à ce qui est bon: dans le sud de l’Ita-lie, on dit aussi d’un plat de pâtes qu’il est «beau».C’est la même chose en Afrique, il n’existe pas demot qui indique uniquement une belle chose, unebelle chose est aussi bonne. Dans cette logique, labeauté est nécessaire. Si cette beauté n’est pas présen-te lorsque vous écrivez votre journal, dans ce que jecherche à construire dans mon espace, dans ce quedit le poète, s’il n’y a pas cette beauté, le message dela narration ne passe pas. Il y a une belle scène dansle film Le facteur, avec Massimo Troisi, quand Neru-da-Noiret récite l’Ode à la mer et que le facteur luidit: «Qu’est-ce que c’est?». Et Neruda répond: «C’estune métaphore poétique». Alors le facteur lui deman-de: «Mais peux-tu me l’expliquer?». Et celui-ci luidit: «Mais je suis un poète et ce que je dois dire, je ledis avec la poésie, je n’ai pas d’autre façon de led i re » .

Et c’est là que réapparaît le thème du langage.

Je suis architecte, je ne peux pas faire passer monmessage à travers les mots, en me mettant à écrire (ceque je ne pense même pas à faire): ce n’est pas monlangage, ce serait un échec. Ce que j’ai à dire, je l’aiconstruit en faisant Beaubourg à Paris, en construi-sant le siège du «The New York Times», en construi-sant un hôpital en Grèce et ainsi de suite... Il existeune connexion entre ma narration et le talent que lePère éternel m’a donné et dont tous, de manière dif-férente, nous avons été dotés et dont nous devrionsêtre reconnaissants. Peut-être devrions-nous essayer

qu’il y a quelque chose de plus, passeulement une dimension éthique,mais aussi une dimension poétique.Il doit y avoir le kalòs, cette chosegratuite et inutile qu’est la beauté,sans laquelle rien n’a cependant desens. Une bibliothèque sert à conser-ver les livres, mais elle ne peut pasêtre laide, elle ne peut pas manquerde cette magie de la lumière, de labeauté. En tant qu’architecte, tu estoi aussi un narrateur, tu construisdes lieux qui permettent la narra-tion; tu n’es pas un musicien, maistu es un luthier, tu construis un lieuoù la musique peut s’animer, se dé-velopper. Les lieux qu’un architecteconstruit sont des lieux qui ont unetrès grande dimension humaniste:une bibliothèque, le lieu où passe lesavoir, la connaissance, ou bien uneécole ou un hôpital, ne sont pas des

une utilisation malade des news, unusage instrumental, et c’est la tragédiedes fake news. L’usage que l’on fait desmots, de la narration pour séduire oupour convaincre, en allant même jus-qu’à créer une fausse narration.

Peut-il exister une architecture malade?

Elle pourrait exister. C’est le casd’une architecture agressive, qui n’ac-cueille pas, qui ne laisse pas place, quis’impose d’une certaine manière, c’est

C i - c o n t re : Renzo Piano (foto Stefano Goldberg);page de gauche: au centre: le siège du New YorkTi m e s ; en bas: le centre Beaubourg à Paris

voulait dire que «compren-dre» signifie de façon litté-rale prendre sous un uniqueregard, également circons-crire, et même limiter, car lepassage à la simplification,à la relativisation, voire à lanégation, peut être bref.Mais Primo Levi ajoutaitégalement: «Si comprendreest impossible, connaître estnécessaire, parce que ce quiest arrivé peut recommen-cer, les consciences peuventà nouveau être déviées etobscurcies». Donc, jamais«compréhension», mais tou-jours «connaissance», com-me pratique et expériencediffuse, participée, partagée,civile. Du reste, le docu-ment du Pape François af-firme lui aussi: «Mais, de-Pierres ou pavés d’achoppement dans les rues de Rome rappelant les victimes de la Shoah

Liliana Segre

e ré c i tE M O T D E L’ANNÉEl

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page 10 L’OSSERVATORE ROMANO mardi 16 juin 2020, numéro 24

Repartir des blessuresANDREA MONDA

Le sang appelle le sang. C’est ce que l’ondit quand on veut indiquer la spirale dela violence et de la haine, une «lo-

gique» fondée sur les instincts qui devientsouvent implacable, impossible à déraciner,interrompre, renverser. Mais la même expres-sion peut se lire d’une autre façon, opposée: situ vois un homme en sang, cette vision te rap-pelle ton sang à toi, elle te touche au plusprofond, tu peux éprouver de la compassion,t’émouvoir et porter secours. C’est le rappel àla pitié dont parle Daniele Mencarelli dans sabrève réflexion publiée sur cette page, c’est la«logique», plus grande, de la miséricorde, quitrouve son expression la plus réussie dans laparabole du bon samaritain. Tout part desblessures qui saignent encore, du fait de se re-connaître blessés, tous blessés en tant qu’hom-mes. «L’existence», écrit le poète françaisGeorge Bataille, «ne se trouve pas là où leshommes se considèrent de façon isolée, ellecommence avec les conversations, le rire par-tagé, l’amitié [...]. Dans la mesure où les exis-tences apparaissent parfaites et accomplies, el-les demeurent séparées, fermées sur elles-mê-mes. Elles ne s’ouvrent qu’à travers la blessu-re, qui est en elles, du non-accomplissementde l’ê t re » .

Se reconnaître blessés signifie admettre etaccepter sa propre incomplétude. Le Pape asouvent indiqué le chrétien comme un hommeà la «pensée incomplète», pour éviter tout ris-que de fermeture idéologique. Marco Bracco-ni en a parlé en comparant le geste du Papequi est allé à pied via del Corso prier pour àl’irruption de la vie dans les limites rigides del’exactitude, cette exactitude qui est «l’exactopposé de la spiritualité, un schéma de per-fection géométrique qui réduit tout à unemultiplication, même ce qui est humain et de

par sa nature est imperfection, et si nous vou-lons excédent». Sa réflexion est critique nonpas à l’égard de la technologie, mais précisé-ment l’idéologie technologique, bien représen-tée par l’ordinateur qui, même au niveau duson, transmet l’idée de complétude, un termequi vient de cum et p u t a re , couper, rendre net,pour dire «confronter (ou comparer) pour ti-rer la somme nette». Tout est net, propre etefficace dans une vision idéologique mais laréalité n’est pas ainsi, elle est toujours con-crète, complexe, sale et imparfaite, et précisé-ment pour cela toujours «supérieure à l’idée».Il faut alors repartir de la réalité de la vie etde ses blessures (des «fissures» et des crisesdont parle le Pape dans le message vidéo àScholas Occurentes que nous publions danscette édition), enfin de ce sang qui nous rendf r è re s .

C’est le chemin de l’Eglise qui repart duChrist ressuscité, qui montre ses blessures auxOnze (non plus Douze, l’Eglise est blesséedepuis le début) et fait comprendre que lesblessures sont des fissures, des ouvertures à

travers lesquelles peut souffler le vent de l’es-pérance. «Le Christ, mon espérance, est res-suscité!» a rappelé le Pape le jour de Pâques.«Il ne s’agit pas d’une formule magique, quifait s’évanouir les problèmes. Non, la résurrec-tion du Christ n’est pas cela. Elle est au con-traire la victoire de l’amour sur la racine dumal, une victoire qui n’enjambe pas la souf-france et la mort, mais les traverse en ouvrantune route dans l’abîme, transformant le malen bien: marque exclusive de la puissance deDieu. Le Ressuscité est le Crucifié, [...] dansson corps glorieux il porte, indélébiles, lesplaies: blessures devenues fissures d’esp érance.Nous tournons notre regard vers lui pourqu’il guérisse les blessures de l’humanité acca-blée».

La pitié niée

DANIELE MENCARELLI

Une autre vidéo provenant des Etats-Unis met en scène tout l’inutilité durecours à la violence, et la claire néga-

tion de l’instant de bien qui devrait toujoursanimer nos gestes. Au cours d’une manifesta-tion à Buffalo en mémoire de George Floyd,l’Afro-américain tué par la police à Minnea-polis, et qui a déclenché dans le monde entierun chœur unanime de protestations, un hom-

me âgé de 75 ans a été poussé au sol par deuxagents et est tombé, heurtant violemment latête. Il est à présent dans un état grave.

Cette scène nous consterne et doit être en-tièrement racontée.

Un homme désarmé, sans aucun doute âgé,s’approche d’un groupe de policiers en tenueanti-émeutes, et, après un bref conciliabule estbrusquement écarté, geste qui entraîne sa chu-te violente. Les agents étaient sur le point dedisperser la foule de manifestants qui protes-taient sur la place centrale de Niagara Square.

La scène continue.Le vieillard reste à terre, au-dessous de lui,

à la hauteur de la nuque, une flaque de sangcommence à s’écouler, son corps est rigide,immobile. Les deux policiers qui l’ont poussédemeurent pendant un instant surpris. Puis ilsdécident de poursuivre leur parcours commesi de rien n’était, sans prêter aucun secours.

C’est à cet instant que la scène devient em-blématique.

Regardez-la, s’il vous plaît.L’un des deux agents, en passant à côté de

l’homme, a un mouvement de pitié. Il se pen-che sur lui, tend le bras dans l’intention deporter secours. Un autre policier, à côté delui, le tire par l’épaule et l’éloigne, l’obligeantà poursuivre son parcours préétabli.

A cet instant, dans ces deux policiers, c’esttoute notre histoire qui se déroule. L’instinctde bien, de compassion, et sa négation brû-lante et inhumaine.

D’un côté, un homme qui ne réussit pas àretenir un mouvement instinctif de pitié, quiarrête son chemin face au mal qui frappe sonsemblable, de l’autre, un homme qui obéit àl’ordre du monde qui veut ignorer ce mal, quiplus est, procuré.

C’est une scène rapide, mais absolue, mé-morable, digne d’un poème homérique.

La pitié niée. L’homme qui ne peut vivrecomplètement sa nature faillible, certes, maisprête à s’agenouiller face à la douleur de sonpro chain.

Ces policiers ont été à présent suspendus,et des mesures disciplinaires seront bientôtprises à leur encontre. Ils auront l’occasion derevoir la scène, de regarder ce qu’ils ont fait etde prendre leurs responsabilités. Et de se re-pentir, demander pardon.

Cette espérance est d’autant plus forte pourle policier imperméable à la douleur del’homme à terre. Que la nuit de sa consciencele porte à une lumière de pitié nouvelle, et depardon, envers lui-même.

Le rôle important des radios communautaires africaines

Fréquences de foi en temps de pandémie

«Nous avons pris des accords avec des prêtresafin que chaque jour, la Messe soit retransmise àtrois horaires différents» tout au long de la jour-née, tandis que les célébrations du dimanche se-ront retransmises à 7h00, 9h00 et 11h00. C’estainsi que le père Emile Vangah, directeur généralde la Radio nationale catholique de Côte d’Ivoi-re (Rnc), a retenu, parmi les indications de laconférence épiscopale de Côte d’Ivoire, cellesconcernant la possibilité pour les fidèles de pou-voir participer de chez eux aux célébrations reli-gieuses après les limites de la part du gouverne-ment imposées par la pandémie du coronavirus.La radio propose en outre à ses auditeurs, avecd’autres radios locales, l’écoute de témoignages

bie (ZCCB). Une facilité d’utilisation dont témoi-gne l’ampleur croissante de programmes concer-nant des thèmes comme la religion, l’e n v i ro n n e -ment, la santé, l’éducation et l’économie dans lesradios dites «communautaires», dont une grandepartie sont animées et soutenues par les Egliseslocales qui, depuis leur naissance dans les annéessoixante du siècle dernier à aujourd’hui, ont atti-ré un public toujours plus grand, en renforçantdans le même temps chez les auditeurs la cons-cience de leur rôle de citoyens et en créant lesprésupposés pour des actions communes dans ledomaine de l’éthique personnelle et sociale.

SUITE À LA PA G E 11spirituels, de méditations, et dela récitation du chapelet.

C’est précisément en cestemps dramatiques de pandé-mie, qu’un instrument commela radio acquiert encore plusd’importance. Une source d’in-formation dont l’utilisationcroît de jour en jour, un mo-yen d’évangélisation puissantpour le développement socialet religieux de toute la société.

«Grâce à sa facilité d’utilisa-tion, elle est en mesure d’at-teindre un public toujours plusvaste, permettant de partagerles diversités de la société», aaffirmé le père Winfield Kun-da, directeur du bureau descommunications sociales de laconférence épiscopale de Zam-

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numéro 24, mardi 16 juin 2020 L’OSSERVATORE ROMANO page 11

Collège épiscopalNominations

Le Saint-Père a nommé:

5 juin

le père JORGE ESTEBAN GONZÁLEZ,recteur de la cathédrale et pro-vicai-re général de l’archidiocèse de LaPlata (Argentine): évêque auxiliairede l’archidiocèse métropolitain deLa Plata (Argentine), lui assignantle siège titulaire d’Alesa.

Né à La Plata (Argentine), le 20juin 1966, il a été ordonné prêtrepour le clergé de La Plata le 7 dé-cembre 1992.

6 juin

le père LUIS MANUEL LÓPEZ AL FA -R O, vicaire général du diocèse deSan Cristóbal de Las Casas(Mexique): évêque auxiliaire dudiocèse de San Cristóbal de LasCasas (Mexique), lui assignant lesiège titulaire de Garba.

Né à Mexico (Mexique) le 21juin 1963, il a été ordonné prêtre le15 août 1991.

8 juin

S.Exc. Mgr JESÚS FERNÁNDEZGONZÁLEZ, jusqu’à présent évêquetitulaire de Rotdon et auxiliaire deSaint-Jacques de Compostelle (Es-pagne): évêque d’Astorga (Espa-gne).

Né à Selga de Ordás, diocèse deLeón (Espagne), le 15 septembre1955, il a été ordonné prêtre le 29juin 1980, et incardiné dans sondiocèse d’origine. Le 10 décembre2013 il a été élu évêque titulaire deRotdon et auxiliaire de Saint-Jac-ques de Compostelle. Il a reçu l’or-dination épiscopale le 8 février2014. Au sein de la conférence épis-copale, il est président de la sous-commission chargée de l’action cari-tative et sociale.

Démission

Le Saint-Père a accepté la démis-sion de:

6 juin

S.Exc. Mgr JEROME DHAS VARU-VEL, S.D.B., qui avait demandé à êtrerelevé de la charge pastorale du dio-cèse de Kuzhithurai (Inde).

Audiencesp ontificales

Les radios communautaires en Afrique

Si leurs dénominations sont di-verses — radio éducative, radio agri-cole, radio rurale, radio communau-taire, radio libre — leur objectif estle même: faire arriver leur voix à unensemble d’auditeurs limité à unterritoire ou une région s’étendantsur une surface moyenne, notam-ment grâce au soutien de projetsélaborés par des organisations inter-nationales, des fondations, des ONGet des communautés religieuses. Unobjectif significatif si l’on considèreque le panorama radiophonique ducontinent est représenté essentielle-ment par les radios d’Etat, qui se li-mitent souvent à transmettre lesbulletins d’information provenantdes anciennes puissances colonisa-trices. En outre, étant donné le tauxd’analphabétisme particulièrementélevé et la faible couverture du ré-seau électrique qui excluent une lar-ge partie de la population de l’accèsà la presse, à la télévision et à inter-net, les radios communautaires ontacquis sur le continent une impor-tance immense dans la circulationdes informations par rapport auxautre médias. Comme cela est le casdu reste au Burkina Faso où, grâceà un projet de Signis, un organismequi regroupe des institutions catho-liques et des associations d’agentsde la communication provenant detoutes les régions du monde, il a étépossible de réaliser un système sa-tellitaire qui permet aux 14 radioslocales diocésaines d’interagir entreelles, en recevant et en partageantdes émissions à partir d’une stationcentrale établie dans la capitaleO uagadougou.

Depuis un an et demi, au Kenya,est active en revanche Radio Oso-tua, qui transmet également en lan-gues swahili et masai dans le dio-cèse de Ngong, et qui fait partie duprogramme pour les communica-tions sociales de la conférence épis-copale locale. Ce dernier prévoit lanaissance de vingt radios catholi-ques dans autant de diocèses d’icila fin 2020. La radio, dont le nomsignifie «paix» et est utilisé égale-ment pour indiquer l’Ancien et leNouveau Testament, est devenue aufil du temps un formidable véhiculed’évangélisation, surtout au sein dela communauté masai, contribuantà donner aux auditeurs une plusgrande «éducation spirituelle et ma-térielle, en expliquant l’imp ortancede se concentrer sur les thèmes éthi-ques et de lutter contre toute formede corruption, rivalités ethniques,égoïsme et avidité. En aidant doncla communauté tout entière à vivreen véritables frères et sœurs à l’ima-ge de Dieu, a expliqué l’évêque deNgong, Mgr John Oballa Owaa.

Des exemples significatifs de lafaçon dont le monde radiophoniqueafricain est en train de devenir unlieu «où toutes les voix peuventparler, être représentées et écou-tées», a ajouté le père Kunda. «Sielles sont bien utilisées, les stationsde radios peuvent servir les commu-nautés en offrant une ample variétéde programmes, de points de vue etde contenus, reflétant ainsi l’h é t é ro -généité du public» et contribuantau développement et à la sauvegar-de de la dignité humaine. Un

«point de rencontre, donc, dans le-quel partager également les valeursévangéliques avec un public plusample, pas nécessairement catho-lique, et trouver des voies de colla-boration pour le bien commun.Toutefois, tout cela ne serait paspossible sans le sacrifice quotidiende ceux qui prêtent leur service éga-lement dans des conditions diffici-les. «Nous savons que la situationfinancière de nombreuses stationsde radio est négative — a précisé leprêtre — en particulier celles com-munautaires. Ces personnes, quiconsacrent du temps à l’éducation,au divertissement et à l’informationà travers la radio, ont un grand mé-rite, en particulier parce que leurtravail va au-delà de la rémunéra-tion économique». Une situationque les autorités gouvernementalesont affrontée à travers des subven-tions et des contributions, en l’ab-sence d’une véritable législation quiréglemente le secteur. C’est pour-quoi le père Kunda a souhaité desnormes spécifiques, qui prévoient lasponsorisation de programmes et lapossibilité pour les radios d’utiliserles messages publicitaires.

SUITE DE LA PA G E 10

Le Saint-Père a reçu en audien-ce:

6 juin

Leurs Eminences MM. les cardi-naux:

— MARC OU E L L E T, préfet de laCongrégation pour les évêques;

— ANGELO BA G N A S C O, admi-nistrateur apostolique de Gênes(Italie), président du Conseil desconférences épiscopales d’Europ e(C.C.E.E.).

M. VALENTI JUNYENT TORRAS,maire de Manresa (Espagne),avec sa suite.

8 juin

Leurs Eminences MM. les cardi-naux:

— LUIS FRANCISCO LADARIAFERRER, préfet de la Congréga-tion pour la doctrine de la foi;

— ANGELO COMASTRI, a rc h i -prêtre de la basilique papaleSaint-Pierre au Vatican; vicairegénéral de Sa Sainteté pour laCité du Vatican;

Leurs Excellences NN.SS.:— ANDREA BELLANDI, arche-

vêque de Salerno-Campagna-Acerno (Italie);

— IGNAZIO SANNA, a rc h e v ê q u eémérite d’Oristano; président del’Académie pontificale de théo-logie.

M. PAOLO RUFFINI, préfet du di-castère pour la communication.

Le Pape François institue le fonds Jésus Divin travailleur

Une alliance pour Rome

Le Pape François a institué dansson diocèse de Rome le fonds JésusDivin travailleur pour «rappeler ladignité du travailleur» et soutenirles personnes frappées en cette pé-riode de crise du covid-19. Dansune lettre adressée au cardinal-vicai-re Angelo De Donatis, en date du 8juin, le Pape annonce qu’il a allouéune somme initiale d’un milliond’euros en faveur de la Caritas dio-césaine. Le Pape exprime le vœu«que cela puisse devenir l’o ccasiond’une véritable alliance pour Rome,dans laquelle chacun se sente prota-goniste de la renaissance de notrecommunauté après la crise». Danssa lettre, François avertit que lesconséquences du coronavirus «nonseulement sèment la douleur et lapréoccupation, mais minent le tissusocial de notre ville». Il observe lesnombreux «signes de vitalité» of-ferts par l’Eglise et toutes les réali-tés civiles de l’Urbs face à la crisequi persiste. Il s’agit de manifesta-tions de solidarité et de communionqui ne sont pas «seulement le fruitde l’émotion»: en réalité, «les ci-toyens romains ont un désir decommunauté et de participation, etils nous demandent d’œu v re rensemble, unis, pour le bien com-mun».

François se dit donc convaincuque «les institutions et tous ceuxqui représentent la société civile etle monde du travail» ont le devoird’«écouter cette requête» et de «latransformer en politiques et actionsconcrètes pour le bien de la ville»,un effort dans lequel tous sont«unis avant tout pour affronter lessouffrances de ceux qui sont le plus

marginalisés». Pour sa part, l’Eglisede Rome «est présente et accompa-gne par sa charité les faibles, et estprête à collaborer avec les institu-tions de la ville et avec toutes lesstructures sociales et économiques».Le Pape se préoccupe surtout de«la dignité des personnes les plusfrappées par les effets de la pandé-mie, surtout celles qui risquentd’être exclues de la protection del’Etat et qui ont besoin d’un soutienqui les accompagnent, jusqu’à cequ’elles puissent être à nouveau au-tonomes». Sa pensée va «aux nom-breux travailleurs journaliers et oc-casionnels, avec des contrats à ter-mes non renouvelés, ceux payés àl’heure, aux stagiaires, aux travail-leurs domestiques, aux petits entre-preneurs, aux travailleurs autono-mes, en particulier ceux des secteursles plus frappés», dont un grandnombre «sont pères et mères de fa-milles qui luttent avec difficultépour donner à manger à leurs en-fants et leur garantir le minimumn é c e s s a i re » .

Dans ce sens, le fonds instituépar l’Evêque de Rome veut être«un signe capable de solliciter tou-tes les personnes de bonne volontéet offrir un geste concret d’inclusionsurtout à l’égard de ceux qui sont àla recherche de réconfort, d’esp é-rance, et de reconnaissance de leursdroits». D’où l’appel aux institu-tions, aux prêtres et à «nos con-citoyens» à une «solidarité “d’à cô-té” pour partager de façon généreu-se ce qu’ils ont à disposition en cet-te période si extraordinaire et char-gée de besoins».

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numéro 24, mardi 16 juin 2020 L’OSSERVATORE ROMANO page 12

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Réalisation du Grand Ethiopian Renaissance Dam, le plus grand barrage d'Afrique

Le contentieux au sujet des eaux du NilGIULIO ALBANESE

Le 13 août 1995, à l’occasion du Ve Sto ck-holm Water Symposium, en Suède,Ismail Serageldin, alors vice-président

de la Banque mondiale, affirma que «si lesguerres de ce siècle ont été combattues pourles gisements de pétrole, celles du siècle pro-chain seront combattues pour le contrôle del’eau». Loin de vouloir être des oiseaux demauvaise augure, il faut reconnaître que l’onconstate aujourd’hui, dans le périmètre de no-tre univers mondialisé, de nombreux signesqui concordent avec les prévisions d’IsmailSerageldin. Par ailleurs, l’eau est un biencommun des peuples, une ressource primor-diale et toujours plus précieuse, au pointd’être considérée comme un bien de consom-mation et, pour cette raison, sujette aux loisdu marché.

En effet, de grands intérêts économiquessont en jeu autour de l’eau, au point que l’onfait référence à celle-ci comme à «l’or bleu» etque pour celle-ci on en arrive désormais à me-ner d’âpres confrontations qui, dans certainscas, peuvent engendrer de véritables hostilités.C’est ce que sait très bien Ismail Serageldin,un personnage de très grande envergure cul-turelle — fondateur de la Nouvelle biblio-thèque d’Alexandrie en 2002 — né en Egypte,dans la ville de Gizeh traversée par le fleuvedu Nil. Depuis l’époque des pharaons, seseaux et le limon, déposé après les inonda-tions, ont été pour son pays une grande res-source et une importante source de subsistan-ce pour les populations qui vivent le long deses rives.

Le fait est qu’a u j o u rd ’hui cette extraordinai-re ressource hydrique représente l’objet d’uncontentieux lié à la réalisation d’un barragesur le Nil bleu. Il s’agit d’un projet, à unephase très avancée, poursuivi par l’Ethiopiequi, en 2011, a commencé a construire leGrand Ethiopian Renaissance Dam ( G e rd ) ,dont le barrage, quand il sera terminé, auraune capacité totale de 74 milliards de mètrescubes d’eau. La centrale devrait être en mesu-re de produire plus de 6.000 mégawattsd’électricité, l’équivalent de six réacteurs nu-cléaires. Ce sera la digue hydroélectrique laplus importante de tout le continent africain.

En ce qui concerne ce projet, il existe de-puis longtemps une divergence d’opinions en-tre le gouvernement d’Addis Abeba et celuidu Caire. Le premier soutient que cette œu v ren’aura aucun effet négatif sur l’Egypte et quela réalisation du projet est indispensable pourle développement économique de son pays.Pour leur part, les autorités égyptiennes sou-tiennent que, une fois que le Gerd entrera enfonction, une importante réduction du débitdes eaux du Nil aura lieu. Dans cette contro-verse s’insère également le gouvernement sou-danais qui, bien qu’il comprenne les préoccu-pations égyptiennes, considère également lesfuturs bénéfices de la construction dubarrage.

En revenant en arrière dans le temps, il estimportant de rappeler que la réglementationsur la gestion des eaux du Nil fut l’objet dedeux traités différents. Le premier remonte à1929 et fut signé par l’Egypte et par la GrandeBretagne (pour le compte du Soudan qui fai-sait alors partie de ses colonies). L’entente re-connaissait à l’Egypte et au Soudan un droit

historique et naturel à l’utilisation des eauxdu fleuve. Successivement, à la suite de l’indé-pendance du Soudan, un deuxième traité futsigné en 1959, toujours en vigueur, qui assigneà l’Egypte 75% des eaux du fleuve, en laissantau Soudan la partie restante. Il est clair quecette entente, telle qu’elle a été conçue il y aplus de soixante ans, n’est pas appréciée parles pays en amont, y compris l’Ethiopie, dansla mesure où ils en sont exclus.

Il est bon de préciser que le Nil, avec ses6.671 kilomètres de longueur, selon les don-nées récentes, est le deuxième cours d’eau dela planète, après l’Amazone, et son bassin hy-drographique de 3.254.555 km2 concerne onzepays: Burundi, Egypte, Erythrée, Ethiopie,Kenya, République démocratique du Congo,Rwanda, Ouganda, Soudan, Soudan du Sudet Tanzanie. Il faut noter qu’il s’agit de paysqui dépendent beaucoup de l’agriculture etqui s’appuient toujours plus sur les eaux dubassin du Nil, dans un contexte marqué pardes sécheresses récurrentes dues au réchauffe-ment climatique, qui frappe durement toutel’Afrique subsaharienne depuis 2000.

Il faut également préciser qu’il y a deuxfleuves Nil et que ce n’est qu’à Khartoum, auSoudan, qu’ils deviennent un unique grandcours d’eau. Le bassin hydrographique estdonc constitué par la conjonction des deux af-fluents principaux: le Nil Blanc, qui a sa sour-ce dans le Lac Victoria, et le Nil Bleu, quinaît dans le Lac Tana, en Ethiopie.

Ce dernier alimente 85% du débit du fleu-ve, dans la mesure où la plus grande partiedes eaux du Nil Blanc se perdent dans lesmarais ou s’évaporent dans les zones aridestraversées. Si l’on considère les effets du ré-chauffement mondial et la pression démogra-phqiue croissante — on calcule que, d’ici vingtans, la population de la zone du Nil passerades 400 millions de personnes actuellement àenviron 700 millions — le bassin du Nil estdestiné à s’appauvrir considérablement. Il estdonc évident que la coexistence n’est pas faci-le quand autant d’intérêts sont en jeu et celuidu Gerd est assurément important.

L’Ethiopie, d’après diverses sources journa-listiques, serait disposée à permettre, aprèsl’édification du barrage, que continue às’écouler en aval un débit d’eau équivalent à35 milliards de mètres cubes, alors que l’Egyp-te en prétendrait 40 (le débit annuel du NilBleu est de 49 milliards de mètres cubes). Les

négociations entre les parties ont subi denombreux arrêts et précisément le 31 marsdernier, le premier ministre soudanais, Abdal-la Hamdok, a demandé une reprise des collo-ques trilatéraux sur le barrage entre Soudan,Egypte et Ethiopie. Les Etats-Unis, ainsi quela Banque mondiale, ont proposé leur dispo-nibilité pour servir de médiateurs, conscientsque le temps presse et que ce projet cyclopéendevrait être complètement opératif en 2022.

Il ne fait aucun doute que pour le gouver-nement d’Addis Abeba ce barrage est vrai-ment important, dans la mesure où, une foisterminé, il permettra à l’Ethiopie de devenir lepremier exportateur d’énergie électriqued’Afrique, outre à créer les conditions pourune importante industrialisation du pays. Enrevanche, le gouvernement égyptien craintnon seulement une pénurie de l’a p p ro v i s i o n -nement hydrique pour satisfaire de manièreadaptée ses besoins agricoles, mais égalementune réduction du niveau de l’eau au-dessusdu barrage d’Assouan quand le Gerd com-mencera son activité à plein régime.

Il faut noter que tout récemment, YasserAbbas, ministre soudanais pour l’irrigation etpour les ressources hydriques, a rapporté quebien que son gouvernement attende une repri-se des négociations sur le barrage à Washing-ton, il a exclu la possibilité que son gouverne-ment puisse jouer le rôle de négociateur entreles parties, en ce qui concerne la dispute entrel’Egypte et l’Ethiopie. Yasser Abbas a ex-pliqué que, puisque le Soudan doit défendreses propres intérêts, il ne pourra pas être neu-tre ou agir comme médiateur entre les deuxautres parties. Entre temps, le débat est tou-jours plus vif au niveau continental, dans lescercles de la société civile et en particulierparmi les écologistes, sur le modèle de déve-loppement à adopter en Afrique, en ce quiconcerne la construction des barrages. Auxbienfaits dérivant des infrastructures et de lacréation de postes de travail, s’opposent lesimpacts négatifs sur l’environnement, ainsique l’opacité à propos des coûts. Dans le casdu Gerd, la dépense initialement prévue étaitde 3,4 milliards d’euros, mais la somme estdestinée à augmenter. Le souhait est que lesnégociations entre les parties sur le grand bar-rage puissent se conclure de manière positive,mettant fin à un conflit diplomatique qui ris-que de devenir dangereux pour la stabilité etla paix d’une aussi vaste région de l’Afrique.