1 au bout du petit matin… - wordpress.com · 2014. 12. 15. · aimé césaire, cahier d’un...
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Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
Code couleurs, p. 54 1
Au bout du petit matin… 1
Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les 2
hannetons1 de l’espérance. Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon2. Puis je me tournais vers des 3
paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves 4
d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les monstres et j’entendais monter de l’autre côté 5
du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à 6
hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force 7
putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien3. 8
9
[[Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de 10
petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette 11
ville sinistrement échouées. 12
13
Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare4 sur la blessure des eaux ; les martyrs qui 14
ne témoignent pas ; les fleurs de sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de 15
perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; 16
une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes, 17
18
l’affreuse inanité5 de notre raison d’être. 19
20
Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son 21
grandiose avenir – les volcans éclateront, [[les raz de marée souffleront la balle aux volcans surpassés,]] l’eau 22
1 Insecte coléoptère d'assez grosse taille, généralement brun roux, aux antennes frangées. Personne d'aspect lourd et
maladroit, stupidement agitée, irréfléchie ou de comportement nuisible. 2 Jeune moine ; novice. 3 Relatif aux rapports sexuels, à l'amour physique. Qui a rapport aux maladies sexuellement transmissibles, aux maladies
vénériennes. Affection, chancre, contamination, dartre, infection, virus vénérien(ne) ; thérapeutique vénérienne. 4 Orthographe ancienne de « escarre ». Croûte noirâtre et dure qui se forme sur un revêtement cutané ou muqueux
ayant subi une ulcération, une mortification. 5 Caractère de ce qui est vide, sans réalité, sans intérêt. Caractère de ce qui est inutile, futile, vain. Empr. au lat. inanitas
« vide »
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nue emportera les taches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux 23
marins – la plage des songes et l’insensé réveil. 24
25
Au bout du petit matin, cette ville plate — étalée, trébuchée de son bon sens, inerte, essoufflée sous son 26
fardeau géométrique de croix éternellement recommençante, indocile à son sort, muette, contrariée de toutes 27
façons, incapable de croître selon le suc de cette terre, embarrassée, rognée, réduite, en rupture de faune et 28
de flore. 29
30
Au bout du petit matin, cette ville plate — étalée … 31
Et dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri comme cette ville 32
à côté de son mouvement, de son sens, sans inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu 33
l’entendre crier parce qu’on le sent sien lui seul ; parce qu’on le sent habiter en elle dans quelque refuge 34
profond d’ombre et d’orgueil, dans cette ville inerte, cette foule à côté de son cri de faim, de misère, de 35
révolte, de haine, cette foule si étrangement bavarde et muette. 36
37
Dans cette ville inerte, cette étrange foule qui ne s’entasse pas, ne se mêle pas : habile à découvrir le 38
point de désencastration, de fuite, d’esquive. Cette foule qui ne sait pas faire foule, cette foule, on s’en rend 39
compte, si parfaitement seule sous ce soleil, à la façon dont une femme, toute on eût cru [[[à la cadence 40
lyrique de ses fesses]]]6 [à sa cadence lyrique], interpelle brusquement une pluie hypothétique et lui intime 41
l’ordre de ne pas tomber ; ou à un signe rapide de croix sans mobile visible ; ou à l’animalité subitement grave 42
d’une paysanne, urinant debout, les jambes écartées, roides. 43
44
Dans cette ville inerte, cette foule désolée sous le soleil, ne participant à rien de ce qui s’exprime, 45
s’affirme, se libère au grand jour de cette terre sienne. Ni à l’impératrice Joséphine des Français rêvant très 46
haut au-dessus de la négraille. Ni au libérateur figé dans sa libération de pierre blanchie. Ni au conquistador. 47
Ni à ce mépris, ni à cette liberté, ni à cette audace. 48
49
Au bout du petit matin, cette ville inerte et ses au-delà [[d’éléphantiasis]], de lèpres, de consomption, 50
de famines, de peurs tapies dans les ravins, de peurs juchées dans les arbres, de peurs creusées dans le sol, de 51
peurs en dérive dans le ciel, de peurs amoncelées et ses fumerolles d’angoisse[[, peurs étalées et ses 52
6 Supprimé pour les éditions de Présence africaine.
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respirations de rivières]]. 53
54
Au bout du petit matin, le morne7 oublié, oublieux de sauter. 55
56
Au bout du petit matin, le morne au sabot inquiet et docile — son sang impaludé8 met en déroute le 57
soleil de ses pouls surchauffés. 58
59
Au bout du petit matin, l’incendie contenu du morne, comme un sanglot que l’on a bâillonné au bord 60
de son éclatement sanguinaire, en quête d’une ignition qui se dérobe et se méconnaît. 61
62
Au bout du petit matin, le morne accroupi devant la boulimie aux aguets de foudre et de moulins, 63
lentement vomissant ses fatigues d’hommes, le morne seul et son sang répandu, le morne et ses pansements 64
d’ombre, le morne et ses rigoles de peur, le morne et ses grandes mains de vent. 65
66
Au bout du petit matin, le morne famélique et nul ne sait mieux que ce morne bâtard pourquoi le 67
suicidé s’est étouffé avec complicité de son hypoglosse9 en retournant sa langue pour l’avaler ; pourquoi une 68
femme semble faire la planche à la rivière Capot (son corps lumineusement obscur s’organise docilement au 69
commandement du nombril) mais elle n’est qu’un paquet d’eau sonore. 70
71
Et ni l’instituteur dans sa classe, ni le prêtre au catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon 72
somnolent, malgré leur manière si énergique à tous deux de tambouriner son crâne tondu, car c’est dans les 73
marais de la faim que s’est enlisée sa voix d’inanition, un mot-un-seul-mot et je-vous-en-tiens-quitte-de-la-74
reine- Blanche-de-Castille, un-mot-un-seul-mot, voyez- vous- ce- petit- sauvage- qui- ne- sait-pas- un- seul- des- 75
dix- commandements- de-Dieu) 76
car sa voix s’oublie dans les marais de la faim, 77
et il n’y a rien, rien à tirer vraiment de ce petit vaurien, 78
qu’une faim qui ne sait plus grimper aux agrès10 de sa voix 79
7 Colline. 8 Atteint de paludisme. 9 Nerf crânien moteur ayant son origine dans le bulbe, qui innerve les muscles de la langue [et commande sa motricité]. 10 Matériel mobile nécessaire à la manœuvre d'un navire : voiles, vergues, cordages, câbles, etc.
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une faim lourde et veule, 80
une faim ensevelie au plus profond de la Faim de ce morne famélique. 81
82
Au bout du petit matin, l’échouage hétéroclite, les puanteurs exacerbées de la corruption, les sodomies 83
monstrueuses de l’hostie et du victimaire11, les coltis12 infranchissables du préjugé et de la sottise, les 84
prostitutions, les hypocrisies, les lubricités, les trahisons, les mensonges, les faux, les concussions13 — 85
l’essoufflement des lâchetés insuffisantes, l’enthousiasme sans ahan14 aux poussis15 surnuméraires, les avidités, 86
les hystéries, les perversions, les arlequinades de la misère, les estropiements, les prurits16, les urticaires, les 87
hamacs tièdes de la dégénérescence. Ici la parade des risibles et scrofuleux17 bubons18, les poutures19 de 88
microbes très étranges, les poisons sans alexitère20 connu, les sanies21 de plaies antiques, les fermentations 89
imprévisibles d’espèces putrescibles. 90
91
Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafong22 crevé, 92
11 Ministre des autels qui préparait ce qui était nécessaire pour le sacrifice et qui frappait la victime sur ordre du
sacrificateur. 12 « Couple d'un navire qui est situé le plus à l'avant. Il termine ce qu'on appelle la maîtresse partie du navire. » (Gruss,
1952) 13 Malversation d'un fonctionnaire qui ordonne de percevoir ou perçoit sciemment des fonds par abus de l'autorité que
lui donne sa charge. 14 Effort physique très pénible où l'être semble s'essouffler. Cris d'essoufflement accompagnant cet effort. 15 Marques d’approbation. 16 Sensation de démangeaison cutanée due à une maladie de la peau (eczéma, parasitose, prurigo), une affection
générale ou un trouble fonctionnel des nerfs de la peau qui déclenche un réflexe de grattage plus ou moins vif. 17 Scrofule : Toute infection chronique banale de la peau et des muqueuses (otites, rhinites, etc.) ou inflammation des
ganglions et des articulations. Lésions diverses manifestant cette affection. 18 Tuméfaction d'un ganglion lymphatique. Bubon chancrelleux, scrofuleux, syphilitique; bubon de la peste… 19 Nourriture pour animaux sous forme de poudre utilisée pour l'engraissement, obtenue en broyant des céréales. 20 Contrepoison, antidote. 21 Matière purulente d'odeur fétide, plus ou moins mêlée de sang, produite par des ulcères non soignés et des plaies
infectées. 22 ou « balafon » : instrument à percussion africain, formé de lames de bois dur juxtaposées, montées sur des calebasses
creuses faisant caisse de résonance, et que l'on frappe à l'aide d'un maillet garni de caoutchouc.
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le bulbe tératique23 de la nuit, germé de nos bassesses et de nos renoncements… 94
95
Et nos gestes imbéciles et fous pour faire revivre l’éclaboussement d’or des instants favorisés, le cordon 96
ombilical restitué à sa splendeur fragile, le pain, et le vin de la complicité, le pain, le vin, le sang des 97
épousailles véridiques. 98
99
Et cette joie ancienne m’apportant la connaissance de ma présente misère, 100
une route bossuée qui pique une tête dans un creux où elle éparpille quelque cases ; une route infatigable qui 101
charge à fond de train un morne en haut duquel elle s’enlise brutalement dans une mare de maisons 102
pataudes, une route follement montant, témérairement descendante, et la carcasse de bois comiquement 103
juchée sur de minuscules pattes de ciment que j’appelle « notre maison », sa coiffure de tôle ondulant au 104
soleil comme un peau qui sèche, la salle à manger, le plancher grossier où luisent de têtes de clous, les solives 105
de sapin et d’ombre qui courent au plafond, les chaises de paille fantomales, la lumière grise de la lampe, 106
celle vernissée et rapide des cancrelats qui bourdonne à faire mal … 107
108
Au bout du petit matin, ce plus essentiel pays restitué à ma gourmandise, non de diffuse tendresse, 109
mais la tourmentée concentration sensuelle du gras téton des mornes avec l’accidentel palmier comme son 110
germe durci, la jouissance saccadée des torrents [[au[t]our du clitoris volcanique des rochers]] et depuis 111
Trinité jusqu’à Grand-Rivière, la grand’lèche hystérique de la mer. 112
113
Et le temps passait vite, très vite. 114
Passés août où les manguiers pavoisent de toutes leurs lunules24, septembre l’accoucheur de cyclones, 115
octobre le flambeur de cannes, novembre qui ronronne aux distilleries, c’était Noël qui commençait. 116
Il s’était annoncé d’abord Noël par un picotement de désirs, une soif de tendresses neuves, un 117
bourgeonnement de rêves imprécis, puis il s’était envolé tout à coup dans le froufrou violet de ses grandes 118
23 de τέρας, téras, chose monstrueuse. Le terme est utilisé également dans le vocabulaire médical : « un tératome, selon
Wikipédia, est un type de tumeur formée par des cellules germinales pluripotentes ». 24 Ce qui a la forme d'un croissant, d'une demi-lune ou parfois d'une lune entière. Les manguiers portent leurs fruits
d’avril à septembre.
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ailes de joie, et alors c’était parmi le bourg sa vertigineuse retombée qui éclatait la vie des cases comme une 119
grenade trop mûre. 120
Noël n’était comme toutes les fêtes. Il n’aimait pas à courir les rues, à danser sur les places publiques, 121
à s’installer sur les chevaux des bois, à profiter de la cohue pour pincer les femmes, à lancer des feux d’artifice 122
au front des tamariniers. Il avait l’agoraphobie, Noël. Ce qu’il lui fallait c’était toute une journée d’affairement, 123
d’apprêts, de cuisinages, de nettoyages, d’inquiétudes, 124
de-peur-que-ça-ne-suffise-pas, 125
de-peur-que-ça-ne-manque, 126
de-peur-qu’on-ne-s’embête, 127
puis le soir une petite église pas intimidante, qui se laissât emplir bienveillamment par les rires, les chuchotis, 128
les confidences, les déclarations amoureuses, les médisances et la cacophonie gutturale d’un chantre bien 129
d’attaque et aussi de gais copains et de franches luronnes et des cases aux entrailles riches en succulences, et 130
pas regardantes, et l’on s’y parque une vingtaine, et la rue est déserte, et le bourg n’est plus qu’un bouquet de 131
chants, et l’on est bien à l’intérieur, et l’on en mange du bon, et l’on en boit du réjouissant et il y a du boudin, 132
celui étroit de deux doigts qui s’enroule en volubile, celui large et trapu, le bénin à goût de serpolet, le violent 133
à incandescence pimentée, et du café brûlant et de l’anis sucré et du punch au lait, et le soleil liquide des 134
rhums, et toutes sortes de bonnes choses qui vous imposent autoritairement les muqueuses ou vous les 135
fondent en subtilités, ou vous les distillent en ravissements, ou vous les tissent de fragrances, et l’on rit, et l’on 136
chante, et les refrains fusent à perte de vue comme des cocotiers : 137
138
ALLÉLUIA25 139
KYRIE ELEISON26… LEISON… LEISON, 140
CHRISTE ELEISON… LEISON… LEISON. 141
Et ne sont pas seulement les bouches qui chantent, mais les mains, mais les pieds, mais les fesses, 142
mais les sexes, et la créature toute entière qui se liquéfie en sons, voix et rythme. 143
Arrivée au sommet de son ascension, la joie crève comme un nuage. Les chants ne s’arrêtent pas, mais 144
ils roulent maintenant inquiets et lourds par les vallées de la peur, les tunnels de l’angoisse et les feux de 145
l’enfer. 146
25 Cri, chant d'allégresse particulièrement fréquent dans la liturgie pascale. Expression verbale de joie. 26 Invocation commençant par les paroles grecques kyrie eleison : « seigneur prends pitié ».
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Et chacun se met à tirer par la queue le diable le plus proche, jusqu’à ce que la peur s’abolisse 147
insensiblement dans les fines sablures du rêve, et l’on vit comme dans un rêve véritablement, et l’on boit et 148
l’on crie et l’on chante comme dans un rêve, et l’on somnole aussi comme dans un rêve, avec des paupières 149
en pétales de rose, et le jour vient velouté comme une sapotille27, et l’odeur de purin des cacaoyers, et les 150
dindons, qui égrènent leurs pustules rouges au soleil, et l’obsession des cloches, et la pluie, 151
les cloches… la pluie… 152
qui tintent, tintent, tintent… 153
154
Au bout du petit matin, cette ville plate — étalée … 155
Elle rampe sur les mains sans jamais aucune envie de vriller le ciel d’une stature de protestation. Les 156
dos des maisons ont peur du ciel truffé de feu, leurs pieds des noyades du sol. Elles ont opté de se poser 157
superficielles entre les surprises et les perfidies. Et pourtant elle avance la ville. Même qu’elle paît tous les 158
jours plus outre sa marée de corridors carrelés de persiennes pudibondes, de cours gluantes, de peintures qui 159
dégoulinent. Et de petits scandales étouffés, de petites hontes tues, de petites haines immenses pétrissent en 160
bosses et creux les rues étroites où le ruisseau grimace longitudinalement parmi l’étron… 161
162
Au bout du petit matin, la vie prostrée, on ne sait où dépêcher ses rêves avortés, le fleuve de vie 163
désespérément torpide28 dans son lit, sans turgescence ni dépression, incertain de fluer29, lamentablement 164
vide, la lourde impartialité de l’ennui, répartissant l’ombre sur toutes choses égales, l’air stagnant sans une 165
trouée d’oiseau clair. 166
167
Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une 168
maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six 169
frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fin de mois et mon père fantasque 170
grignoté d’une [[ vieille vieille ]] [seule] [seule]30 misère, je n’ai jamais su laquelle, qu’une imprévisible 171
27 Fruit du sapotier, de la taille d'un citron et recouvert d'une écorce grise ou brune, dont la chair jaune orangé rappelle
celle de l'abricot. 28 Dans un état de torpeur : Engourdissement général, physique et psychique, qui tient en état de semi-conscience, de
somnolence, et prédispose à l'assoupissement. 29 Couler. 30 Une fois « seule » à partir de Bordas.
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sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les 172
jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces 173
jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d’une Singer et que 174
ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit. 175
176
Au bout du petit matin, au-delà de mon père, de ma mère, la case gerçant d’ampoules, comme un 177
pêcher tourmenté de la cloque, et le toit aminci, rapiécé de morceaux de bidon de pétrole, et ça fait des 178
marais de rouillure dans la [[chair]] pâte grise sordide empuantie de la paille, et quand le vent siffle, ces 179
disparates font bizarre le bruit, comme un crépitement de friture d’abord, puis comme un tison que l’on 180
plonge dans l’eau avec la fumée des brindilles qui s’envole… Et le lit de planches d’où s’est levée ma race, 181
tout entière ma race de [[ ce ]] lit de planches, avec ses pattes de caisses de Kérosine31, comme s’il avait 182
l’éléphantiasis32 le lit, et sa peau de cabri, et ses feuilles de banane séchées, et ses haillons, une nostalgie de 183
matelas le lit de ma grand-mère (au-dessus du lit, dans un pot plein d’huile un lumignon dont la flamme 184
danse comme un gros ravet33… sur le pot en lettres d’or : MERCI). 185
31 Le kérosine ou kérosène est un mélange d'hydrocarbures obtenu par raffinage du pétrole. Les bidons étaient
récupérés, ici comme pieds de lit. 32 L'éléphantiasis, ou filariose lymphatique, désigne une maladie dont les symptômes sont une augmentation du volume
considérable d'un membre ou d'une partie du corps causée par un œdème. 33 Définition de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : RAVET, s. m. insecte des pays chauds de l'Amérique, il est de
la grosseur & à - peu - près de la figure & de la couleur des hannetons, mais plus écrasé, plat, mollasse, dégoûtant,
exhalant une mauvaise odeur. La femelle du ravet étant féconde, pond & dépose sur tout ce qu'elle rencontre une
espece d'oeuf de couleur brune, gros comme une petite feve, un peu applati, & s'ouvrant par le côté en deux parties,
l'intérieur de cet oeuf est partagé transversalement par des petites logettes, renfermant une substance gluante dans
laquelle se forment les embryons, qui, lorsqu'ils ont acquis des forces suffisantes, ouvrent l'oeuf & s'échappent avec une
extrème vivacité. Les ravets étant parvenus à leur grosseur parfaite changent de peau & prenent des aîles; dans cet état
ils sont d'un blanc d'ivoire qui brunit dans l'espace de cinq à six heures, & l'insecte reprend sa premiere couleur.
On rencontre assez souvent une autre espece de ravets, qu'on nomme kakerlats; ceux - ci sont beaucoup plus gros que
les précédens, leur couleur est d'un vilain gris, ils sont hideux à voir, volent pesamment & répandent une odeur très -
forte & très dégoûtante.
Ces insectes se trouvent en grand nombre dans les maisons, ils se fourrent par tout, dans les jointures des maisons,
derriere les meubles, & même dans les armoires où ils rongent, gâtent & infectent tout ce qu'ils touchent.
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186
Et une honte, cette rue Paille, 187
un appendice dégoûtant comme les parties honteuses du bourg qui étend à gauche et à droite, tout au long 188
de la route coloniale, la houle grise de ses toits « d’essentes34 ». Ici il n’y a que des toits de paille que l’embrun 189
a brunis et que le vent épile. 190
Tout le monde la méprise la rue Paille. C’est là que la jeunesse du bourg se débauche. C’est là surtout 191
que la mer déverse ses immondices, ses chats morts et ses chiens crevés. Car la rue débouche sur la plage, et 192
la plage ne suffit pas à la rage écumante de la mer. 193
Une [[misère]] détresse cette plage elle aussi, avec son tas d’ordures pourrissant, ses croupes furtives 194
qui se soulagent, et le sable est noir, funèbre, on n’a jamais vu un sable si noir, et l’écume glisse dessus en 195
glapissant, et la mer la frappe à grands coups de boxe, ou plutôt la mer est un gros chien qui lèche et 196
[[mordille]] mord la plage aux jarrets, et à force de la [[mordiller]] mordre elle finira par la dévorer, bien sûr, 197
la plage et la rue Paille avec. 198
199
Au bout du petit matin, le vent de jadis qui s’élève, des fidélités trahies, du devoir incertain qui se 200
dérobe et cet autre petit matin d’Europe…]] 201
202
Partir. 203
[Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serai 204
un homme-juif 205
un homme-cafre35 206
un homme-hindou-de-Calcutta 207
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas 208
l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de 209
coups, le tuer — parfaitement le tuer — sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuse à 210
Il y a encore d'autres petits ravets qui ne sont guere plus gros que des mouches à miel, ils ont les aîles pointues par leurs
extrémités, un peu transparentes & d'une couleur olivâtre: cette espece est fort commune à la côte de Guinée d'où elle a
été transportée en Amérique par les vaisseaux qui font la traite des negres. M. le Romain. 34 Planchettes utilisées dans la couverture d'un toit. 35 « Habitant de la Cafrerie (partie de l'Afrique australe) ou qui en est originaire. Empr. à l'ar. ka ̄fir « incroyant », appliqué
par les Arabes aux non-musulmans, et en particulier à la tribu des Cafres. » (Wikipédia)
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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présenter à personne 211
un homme juif 212
un homme-pogrom 213
un chiot 214
un mendigot 215
mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait dans sa 216
soupière un crâne de Hottentot36 ? 217
218
Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je 219
dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté 220
de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux 221
fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour 222
décourageur les mineurs. 223
224
Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre. 225
226
Et vous fantômes montez bleus de chimie37 d’une forêt de bêtes traquées de machines tordues d’un 227
jujubier38 de chairs pourries d’un panier d’huîtres d’yeux d’un lacis de lanières découpées dans le beau sisal39 228 36 Pasteur nomade d’Afrique australe. 37 « De tous les pigments bleus, le bleu outremer a connu une histoire particulièrement riche et mouvementée. Jusqu’au
premier quart du XIXe siècle, on extrayait à grands frais le pigment d’une pierre semi-précieuse, le lapis-lazuli, ou pierre
d’azur. Importée d’Afghanistan et nécessitant un long et difficile procédé d’extraction, le pigment était principalement
destiné à la peinture de scènes religieuses dans les enluminures du Moyen-Âge et les peintures à partir du XVIe siècle.
La Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale ouvrit en 1824 un concours pour la synthèse d’un bleu
outremer à moindre coût, gagné par Jean-Baptiste Guimet en 1828. L’origine de la couleur n’a été complètement
élucidée que vers 1970, car, contrairement aux autres pigments minéraux qui doivent leur coloration à un élément
métallique, c’est le radical anion trisulfure qui explique la couleur du bleu outremer. Rarement sagacité des chimistes
aura été mise autant à rude épreuve aussi bien pour comprendre l’origine de la couleur que pour réaliser la synthèse. »,
dans http://www.cnrs.fr/chimie2011/spip.php?article109 38 Les jujubiers sont des petits arbres, souvent épineux, qui produisent des fruits comestibles, les jujubes. 39 Le sisal (Agave sisalana) est une plante originaire du Yucatán (Mexique) où on la trouve également sous l'appellation
de henequén. Sisal est également le nom de la fibre extraite des feuilles de cette plante. Très résistante, cette fibre sert à
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d’une peau] d’homme 229
230
[[J’ai]] [j’aurais] des mots assez vastes pour vous contenir 231
232
et toi terre tendue 233
terre saoule 234
terre grand sexe levé vers le soleil 235
[[terre grande matrice girant au vertige ses bariolures de sperme]]40 236
terre grand délire de la mentule41 de Dieu 237
terre sauvage montée des resserres de la mer avec dans la bouche une touffe de cécropies42 238
terre dont je ne puis comparer la face houleuse qu’à la forêt vierge et folle que je souhaiterais pouvoir en 239
guise de visage montrer aux yeux indéchiffreurs des hommes 240
il me suffirait d’une gorgée de ton lait jiculi pour qu’un toi je découvre toujours à même distance de mirage — 241
[[mille fois plus merveilleuse que tu n’es]], mille fois plus natale et dorée d’un soleil que n’entame nul prisme 242
— la terre où tout est libre et fraternel, ma terre 243
244
[[Partir. Mon cœur bruissait de générosités emphatiques. 245
Partir … j’arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon43 entre dans la 246
composition de ma chair : « J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ». 247
Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : 248
« Embrassez-moi sans crainte … Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai ». 249
Et je lui dirais encore : 250
« Ma bouche sera la bouche des [[misères]] malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles 251
qui [[pourrissent]] s’affaissent au cachot du désespoir. » 252
la fabrication de cordage, de tissus grossiers et de tapis. C'est à partir du port de Sisal qu'étaient expédiées les fibres
dans le monde entier. 40 Chez Brentano’s et Bordas, pas chez Présence africaine. 41 Membre viril. 42 Coulequin, est un arbre fruitier lactifère de la famille des Cecropiaceae , ou des Urticaceae, appellé aussi « cécropie »
ou « bois trompette » ; Papillon, cécropie, hyalophora cecropia. 43 Un limon est une formation sédimentaire dont les grains sont de taille intermédiaire entre les argiles et les sables.
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253
Et venant je me dirais à moi même : 254
« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du 255
spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium44, car un 256
homme qui crie n’est pas un ours qui danse… » 257
258
Et voici que je suis venu ! 259
De nouveau cette vie clopinante devant moi, non pas cette vie, cette mort, cette mort sans sens ni piété, 260
cette mort où la grandeur piteusement échoue, l’éclatante petitesse de cette mort, cette mort qui clopine de 261
petitesses en petitesses ; ces pelletées de petites avidités sur le conquistador ; ces pelletées de petits larbins 262
sur le grand sauvage ; ces pelletées de petites âmes sur le Caraïbe aux trois âmes45, 263
et toutes ces morts futiles 264
absurdités sous l’éclaboussement de ma conscience ouverte 265
tragiques futilités éclairées de cette seule noctiluque46 266
et moi seul, brusque scène de ce petit matin 267
où fait le beau l’apocalypse des monstres47 268
puis, chavirée, se tait 269
chaude élection de cendres, de ruines et d’affaissements 270
271
— Encore une objection ! une seule, mais de grâce une seule : je n’ai pas le droit de calculer la vie à 272
44 Plateau situé devant la scène d'un théâtre antique. 45 « anigi », esprit animal, force vitale et mortelle ; « iuani », entité immatérielle qui s’en va au ciel après la mort ;
« afurugu », corps astral. Voir : Ruy Coelho, « Le concept de l'âme chez les Caraïbes noirs », Journal de la Société des
Américanistes, tome 41, n° 1, 1952. p. 22.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1952_num_41_1_2395 46 Adj ; [animaux] qui émettent dans l'obscurité une lueur phosphorescente ; Subst. fém. Protozoaire vivant dans la mer
et se présentant sous la forme d'une petite sphère molle. 47 Dans l'Apocalypse selon saint Jean, la « bête de l'Apocalypse » est un monstre à sept têtes et dix cornes, qui représente
un système politique dont le pouvoir, conféré par Satan, s'étend sur tous les hommes qui y adhèrent en recevant la
marque de la bête.
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mon seul empan48 fuligineux49 ; de me réduire à ce petit rien ellipsoïdal qui tremble à quatre doigts au-dessus 273
de la ligne, moi homme d’ainsi bouleverser la création, que je me comprenne entre latitude et longitude ! 274
275
Au bout du petit matin, 276
la mâle soif et l’entêté désir, 277
me voici divisé des oasis fraîches de la fraternité 278
ce rien pudique frise d’échardes dures 279
cet horizon trop sûr tressaille comme un geôlier. 280
281
Ton dernier triomphe, corbeau tenace de la Trahison. 282
283
Ce qui est à moi, ces quelques milliers de mortiférés qui tournent en rond dans la calebasse50 d’une île 284
et ce qui est à moi aussi, l’archipel arqué comme le désir inquiet de se nier, on dirait une anxiété maternelle 285
pour protéger la ténuité plus délicate qui sépare l’une de l’autre Amérique ; et ses flancs qui sécrètent pour 286
l’Europe la bonne liqueur d’un Gulf Stream, et l’un des deux versants d’incandescence entre quoi l’Équateur 287
funambule vers l’Afrique. Et mon île non-clôture, sa claire audace debout à l’arrière de cette polynésie51, 288
devant elle, la Guadeloupe fendue en deux de sa raie dorsale et de même misère que nous, Haïti où la 289
négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité et la comique petite queue 290
de la Floride où d’un nègre s’achève la strangulation, et l’Afrique gigantesquement chenillant jusqu’au pied 291
hispanique de l’Europe, sa nudité où la Mort fauche à larges andains52. 292
293
Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool 294
et New York et San Francisco 295
48 Ancienne mesure de longueur correspondant à l'intervalle compris entre l'extrémité du pouce et celle du petit doigt
dans leur plus grand écart. 49 Noirâtre comme la suie. 50 Fruit du calebassier dont l'écorce, séchée, sert de récipient, d'objet de décoration. Tête (populaire). 51 Dans le sens de plusieurs îles, d’un archipel. 52 Coup de faux d'un faucheur à chaque enjambée ; Étendue de pré qu'un faucheur, à chaque enjambée, peut faucher
d'un seul coup de faux ; Quantité d'herbe, de foin, de blé, etc. qu'un faucheur abat à chaque coup de faux ; Rangée
d'herbe ainsi fauchée faite sur toute la largeur ou la longueur du pré.
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pas un bout de ce monde qui ne porte mon empreinte digitale et mon calcanéum53 sur le dos des gratte-ciel et 296
ma crasse dans le scintillement des gemmes ! 297
Qui peut se vanter d’avoir mieux que moi ? 298
Virginie. Tennessee. Géorgie. Alabama 299
Putréfactions monstrueuses de révoltes inopérantes, 300
marais [[de rhum et]] de sang putrides 301
trompettes absurdement bouchées 302
Terres rouges, terres sanguines, terres consanguines. 303
304
Ce qui est à moi aussi : une petite cellule dans le Jura, 305
une petite cellule, la neige la double de barreaux blancs 306
la neige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une prison 307
308
Ce qui est à moi 309
c’est un homme seul emprisonné de blanc 310
c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche 311
(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE) 312
c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche 313
c’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc 314
c’est un moricaud vieux dressé contre les eaux du ciel 315
La mort décrit un cercle brillant au-dessus de cet homme 316
la mort étoile doucement au-dessus de sa tête 317
la mort souffle, folle, dans la cannaie mûre de ses bras 318
la mort galope dans la prison comme un cheval blanc 319
la mort luit dans l’ombre comme des yeux de chat 320
la mort hoquette comme l’eau sous les Cayes 54 321
la mort est un oiseau blessé 322
la mort décroît 323
53 Os du talon. Le plus volumineux des os du tarse, situé au-dessous de l'astragale et en arrière du cuboïde. 54 Terme de géographie. Dans la mer des Antilles, îles basses, rochers, bancs formés de vase, de corail et de madrépores.
Les Cayes est aussi le nom d’une ville du sud de Haïti.
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la mort vacille 324
la mort est un patyura ombrageux 325
la mort expire dans une blanche mare de silence. 326
327
Gonflements de nuits aux quatre coins de ce petit matin 328
soubresauts de mort figée 329
destin tenace 330
cris debout de terre muette 331
la splendeur de ce sang n’éclatera-t-elle point ? ]]55 332
333
[[O terre almée retroussant tes aumusses56 mugissantes 334
flammes inaperçues où j’allume dès aujourd’hui mes grands écobuages]] 335
336
Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette. 337
Qu’importe ? 338
339
Nous dirions. Chanterions. Hurlerions. 340
Voix pleine, voix large, tu serais notre bien, notre pointe en avant. 341
342
Des mots ? 343
Ah oui, des mots ! 344
Raison, je te sacre vent du soir. 345
Bouche de l’ordre ton nom ? 346
Il m’est corolle du fouet. 347
Beauté je t’appelle pétition de la pierre. 348
Mais ah ! la rauque contrebande de mon rire 349
55 À partir de ce vers l’ordre du texte est différent chez Brentano’s, Bordas, et Présence africaine. Je continue à noter en
bleu clair le texte écrit pour l’édition Brentano’s ; et en rose, celui de l’édition Bordas ; mais en suivant l’ordre de
Présence africaine. 56 Coiffure de fourrure devenue simple ornement ecclésiastique et qui est portée par les chanoines et les chantres sur le
bras gauche lorsqu'ils vont à l'office (l'aumusse est un signe de la dignité ecclésiastique).
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Ah ! Mon trésor de salpêtre ! 350
[[Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, 351
nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace 352
353
Trésor, comptons : 354
la folie qui se souvient 355
la folie qui hurle 356
la folie qui voit 357
la folie qui se déchaîne]] 358
359
[[Assez de ce goût de cadavre fade, 360
Ni naufrageurs. Ni nettoyeurs de tranchée. Ni hyènes. Ni chacals.]] 361
[Et vous savez le reste 362
363
Que 2 et 2 font 5 364
Que la forêt miaule 365
Que l’arbre tire les marrons du feu 366
Que le ciel se lisse la barbe 367
Et cetera et cetera… 368
369
Qui et quels sommes nous ? Admirable question !]] 370
[[[Haïsseurs. Bâtisseurs. Traîtres. Hougans57. Hougans surtout. Car nous voulons tous les démons 371
Ceux d’hier ceux d’aujourd’hui 372
Ceux du carcan ceux de la houe 373
Ceux de l’interdiction, de la prohibition, du marronnage 374
375
et nous n’avons garde d’oublier ceux du négrier…]] 376
[Donc nous chantons.] 377
378
[Holà Pitié hyène — long cercle autour de ma pourriture 379 57 Chef spirituel de la religion vaudou.
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on ne nous a point fait d’injustice. Et au matin de mourir nous savons des hymnes à chanter en prison.] 380
381
[à force de regarder les arbres je suis devenu un arbre 382
et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de longs trous à serpents de larges sacs à venin de hautes 383
villes d’ossements 384
385
à force de penser au Congo 386
je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves 387
où le fouet claque comme un grand étendard 388
l’étendard du prophète 389
où l’eau fait 390
likouala-likouala58 391
où l’éclair de la colère lance sa hache verdâtre et force les sangliers de la putréfaction dans la belle orée 392
violente des narines.] 393
394
[[Oh ! je ne suis pas à plaindre 395
Oh ! je ne veux pas d’aumône 396
ô vous hommes de bonne conscience 397
qui n’avez jamais assassiné personne 398
jamais fait de mauvais coups et dont les rêves ne sont habités par nul fantôme]] 399
400
[[[inutile de durcir sur notre passage vos faces de tréponème pâle59 401
inutile d’apitoyer pour nous l’indépendance de vos sourires de kystes suppurants]]] 402
403
[Au bout du petit matin le soleil qui toussote et crache ses poumons 404
405
Au bout du petit matin 406
58 La Likouala-Mossaka est une rivière de République du Congo, affluent du Congo, dont le bassin recouvre une grande
partie du département de la Likouala et de la Cuvette. La Likouala aux herbes est un cours d'eau du Nord de la
République du Congo, qui se jette dans la Sangha peu avant son confluent avec le Congo. (Wikipédia) 59 Le Treponema pallidum ou tréponème pâle est la bactérie responsable de la syphilis chez l'Homme. (Wikipédia)
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un petit train de sable 407
un petit train de mousseline 408
un petit train de grains de maïs 409
410
Au bout du petit matin 411
un grand galop de pollen 412
un grand galop d’un petit train de petites filles 413
[un grand galop de spermatozoïdes] 414
un grand galop de colibris60 415
un grand galop de dagues pour défoncer la poitrine de la terre 416
417
douaniers anges qui montez aux portes de l’écume la garde des prohibitions 418
419
Je [[sais]] [déclare] mes crimes et qu’il n’y a rien à dire pour ma défense. 420
Danses. Idoles. Relaps61. Moi aussi. 421
422
J’ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes 423
424
J’ai porté des plumes de perroquet des dépouilles de chat musqué62 425
J’ai lassé la patience des missionnaires 426
insulté les bienfaiteurs de l’humanité. 427
Défié Tyr. Défié Sidon63. 428
60 Oiseau de l'ordre des Passereaux, vivant dans les régions tropicales, remarquable par sa petite taille et son plumage
coloré. 61 Celui, (celle) qui est retombé(e) dans l'hérésie après l'avoir abjurée. 62 « Civette ou anciennement chat musqué sont des noms vernaculaires qui désignent en français de nombreuses
espèces de petits mammifères du sous-ordre des Feliformia, principalement de la famille des Viviridés. Les civettes
partagent plusieurs caractéristiques communes à la majorité des espèces. L'odeur de la civette provient de la civettone,
substance contenue dans un liquide blanc produit par les glandes anales de tous les Viverridae. Ce liquide possède à
l'état brut une odeur très forte, avec des relents d'excréments, mais une fois dilué, il dégage une odeur de musc et de
fleur. » (Wikipédia)
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Adoré le Zambèze64. 429
L’étendue de ma perversité me confond. 430
431
Mais pourquoi brousse impénétrable encore cacher le vif zéro de ma mendicité et par un souci de noblesse 432
apprise ne pas entonner l’horrible bond de ma laideur pahouine ?65] 433
434
[[Gloire ! hélix anthélix66 par vos vallées et par vos monts, insurgés contre leur paisible nourriture de runes67 435
les animaux de gel — l’ours brun le renard bleu — détalent, chansons.]] 436
437
voum rooh oh 438
voum rooh oh 439
à charmer les serpents à conjurer les morts 440
voum rooh oh 441
à contraindre la pluie à contrarier les raz de marée 442
voum rooh oh 443
à empêcher que ne tourne l’ombre 444
voum rooh oh 445
que mes cieux à moi s’ouvrent 446
63 Tyr (Şūr en arabe) se situe dans la Phénicie méridionale, à un peu plus de 70 km au sud de Beyrouth (appelée Béryte
ou Bérytos dans l'antiquité) et à 35 km au sud de Sidon (Saida en arabe). (Wikipédia).
Tyr avait été conquise par le roi babylonien, Nabuchodonosor II. 64 Le Zambèze (également orthographié Zambèse au XIXe siècle) est un fleuve d’Afrique australe, le 4e fleuve du
continent par la longueur, après le Nil, le Congo et le Niger.
Long de 2 750 kilomètres, il prend sa source en Zambie, fait une courte incursion en Angola, revient en Zambie dont il
délimite la frontière avec la Namibie puis avec le Zimbabwe et traverse le Mozambique où il se jette dans l'océan Indien.
(Wikipédia) 65 Les Pahouins constituent un peuple présent dans plusieurs pays d'Afrique centrale, tels que le Gabon, le Cameroun, la
Guinée équatoriale ou la République du Congo. Toutefois le terme sert le plus souvent à désigner les Fangs du Gabon.
(Wikipédia) 66 Hélix : Repli entourant le pavillon de l'oreille. Anthélix : Partie un peu plus creuse de l'oreille délimitée par l'hélix. 67 Caractères du plus ancien système d'écriture des langues germaniques orientales et septentrionales, auxquels étaient
attribuées certaines vertus magiques.
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447
— moi sur une route, enfant, mâchant une racine de canne à sucre 448
— traîné homme sur une route sanglante une corde au cou 449
— debout au milieu d’un cirque immense, sur mon front noir une couronne de daturas68 450
451
[voum rooh 452
le ruisseau de minuit devenir en un rugissement de la bête blessée qu’avive le sel de quel orage le 453
fleuve de midi fouillant ses cicatrices] 454
455
voum rooh 456
s’envoler 457
plus haut que le frisson plus haut que les sorcières 458
vers d’autres étoiles exaltation féroce de forêts et de montagnes déracinées à l’heure où nul n’y pense 459
les îles liées pour mille ans ! 460
461
voum rooh oh 462
pour que revienne le temps de la promission 463
et l’oiseau qui savait mon nom 464
et la femme qui avait mille noms 465
de fontaine de soleil et de pleurs 466
et ses cheveux d’alevin69 467
et ses pas mes climats 468
et ses yeux mes saisons 469
et les jours sans nuisance 470
et les nuits sans offense 471
et les étoiles de confidence 472
et le vent de connivence 473
474
68 Plante toxique à fleurs blanches et odoriférantes. 69 Menu poisson servant à peupler les étangs, les rivières. Larve de poisson. Il est dit « vésiculé » tant qu'il possède son
sac vitellin.
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Mais qui tourne ma voix ? qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge mille crocs de bambou. Mille 475
épieux d’oursin. C’est toi sale bout de monde. Sale bout de petit matin. C’est toi sale haine. C’est toi poids de 476
l’insulte et cent ans de coups de fouets. C’est toi cent ans de ma patience, cent ans de mes soins juste à ne pas 477
mourir. 478
rooh oh 479
480
[[Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés 481
d’embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux ; les descentes d’épaves dans 482
les nuits foudroyées d’odeurs fauves. 483
484
Qu’y puis-je ? 485
486
Il faut bien commencer. 487
488
Commencer quoi ? 489
490
La seule chose au monde qu’il vaille la peine de commencer : 491
492
La Fin du monde parbleu ! 493
494
Tourte70 495
ô tourte de l’effroyable automne 496
où poussent l’acier neuf et le béton vivace 497
tourte ô tourte 498
où l’air se rouille en grandes plaques d’allégresse mauvaise 499
où l’eau sanieuse71 balafre les grandes jours solaires 500
501
70 « Nom spécifique, pour certains auteurs, d'un pigeon, dit vulgairement tourte et tourterelle de la Caroline ; c'est la
colombe carolinienne (Amérique) de certains auteurs, la colombe marginée de Latham, LEGOARANT. » (Littré) 71 Sanie : Matière purulente d'odeur fétide, plus ou moins mêlée de sang, produite par des ulcères non soignés et des
plaies infectées.
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je vous hais.]] 502
503
[[[Le moulin lent broie la canne 504
le bœuf trop lent n’avale pas le moulin 505
506
[[Est-ce suffisamment absurde ?]] 507
508
Les pieds nus se plantent dans l’asphalte 509
l’asphalte trop doux n’allume pas en pinède 510
la forêt des pieds nus. 511
512
En vérité, c’est à n’y rien comprendre.]]]72 513
514
[[On voit encore des madras aux reins des femmes, des anneaux à leurs oreilles, des sourires à leurs bouches, 515
des enfants à leurs mamelles, et j’en passe : 516
ASSEZ DE CE SCANDALE ! ]] 517
518
[[[Alors voilà les cavaliers de l’Apocalypse 519
520
Alors voilà sans pompe les entrepreneurs de pompes funèbres 521
522
sans jugement les hommes du jugement dernier.]]] 523
524
[[[flics et flicaillons]]] 525
[[[verbalisez]]] [Alors voilà] [[[la grande trahison]]] [loufoque] [[[le grand défi]]] [mabraque 73 ] [[et 526
[[l’impulsion satanique 527
et l’insolente dérive nostalgique de lunes rousses, de feux verts, de fièvres jaunes…]] 528
529
En vain dans la tiédeur de votre gorge mûrissez-vous vingt fois la même pauvre consolation que nous sommes 530
72 Repris chez Brentano’s et Bordas, sauf : « Est-ce suffisamment absurde ? » 73 Néologisme, probablement. Ou mot valise : « macabre »+ « braque » (un peu fou).
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des marmonneurs de mots. 531
532
[En vain : quand passe dans le ciel floche 533
la fulgurante sentence poétique 534
ô niais 535
votre fébrile sidération et vos occlusions d’yeux, et vos paralysies 536
et vos contractures 537
et vos pouls en galop 538
539
vous ont lumineusement démentis !] 540
541
[[Des mots [!] ? quand nous manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire, 542
quand nous forçons de fumantes portes, des mots, ah oui, des mots[,] ! mais des mots de sang frais, des mots 543
qui sont des raz de marée et des érésipèles74 et des paludismes, et des laves et des feux de brousse, et des 544
flambées de chair, et des flambées de villes… 545
546
Sachez-le bien : 547
je ne joue jamais si ce n’est à l’an mil 548
je ne joue jamais si ce n’est à la Grande Peur 549
550
Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous. 551
552
Parfois on me voit d’un grand geste du cerveau, happer un nuage trop rouge, ou une caresse de pluie, ou un 553
prélude du vent, 554
ne vous tranquillisez pas outre mesure : 555
556
Je force la membrane vitelline75 qui me sépare de moi-même, 557
Je force les grandes eaux qui me ceinturent de sang 558
74 Ou érysipèle. Dermite streptococcique aiguë caractérisée par la présence d'une plaque rouge et œdématiée limitée par
un bourrelet périphérique qui en constitue la zone de croissance. 75 Membrane épaisse, transparente qui enveloppe l'ovule des animaux, ici l’embryon.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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559
C’est moi, rien que moi 560
qui arrête ma place 561
sur le dernier train de la dernière vague du dernier raz de marée. 562
563
C’est moi, rien que moi 564
qui prends langue avec la dernière angoisse 565
566
C’est moi oh ! rien que moi 567
qui m’assure au chalumeau les premières gouttes de lait virginal ! ]] 568
569
[[[Vous m’avez parfois rencontré sous la lune, efflanqué, un grand aboi de chien maraudeur. 570
Il n’y a pas eu d’avertissement des ions76 de la lumière cendrée, mais simplement un grand flairement, et un 571
grand feulement s’est durci dans l’épaisseur de l’air. Et vous avez été soudainement pris dans un liquide filet 572
de redditions sommaires, de montées de fusées non éclairantes, de feux de peloton, d’écoulements de 573
styrax… Et vous avez tremblé inénarrablement. 574
575
Donc notre enfer vous prendra au collet. 576
Notre enfer fera ployer vos maigres ossatures. 577
Vos grâces de tétras lyrure77 n’exorciseront rien. 578
579
Il suffit. Je ne vous aurai point oubliés. 580
581
Je suis un cadavre, yeux clos, qui tape du morse frénétique sur le toit mince de la Mort. 582
583
Je suis un cadavre qui exubère de la rive dormante de ses membres 584
un cri d’acier confondu. 585
586
76 Atome ou groupe d'atomes électriquement chargé(s) par suite de l'augmentation ou de la diminution numérique des
électrons. 77 « Tétras-lyre ». Oiseau au plumage noir, brun et blanc chez le mâle, brun et beige chez la femelle, à la queue fourchue.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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Vous 587
ô vous qui vous bouchez les oreilles 588
c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez demain 589
jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourire, 590
591
pour vous qui un matin entasserez dans votre besace mes mots et prendrez à l’heure où sommeillent les 592
enfants de la peur, 593
594
l’oblique chemin des fuites et des monstres.]]] 595
596
[[Au bout du petit matin — qui tire ses petites langues et lèche avec application chaque fruit et chaque minute 597
— l’été — je vois passer par chaque pore de l’air de longues aiguilles qui sont des poissons très violents 598
à travers une tabagie de fenêtres et une fumée de dentelles des oiseaux qui parlent en défaisant leur gilet 599
écarlate. 600
Puis la Lumière en éphèbe. Puis le Noir en taureau. Guerriers. 601
Ils échangent un long regard d’amants brefs et se tuent dans une dernière passe de la muleta.]] 602
603
[[Et maintenant un dernier zut : 604
au soleil (il ne suffit pas à soûler ma tête trop forte) 605
à la nuit farineuse avec les pondaisons d’or des lucioles incertaines 606
à la chevelure qui tremble tout au haut de la falaise, 607
le vent y saute en inconstantes cavaleries salées 608
je lis bien à mon pouls que l’exotisme n’est pas provende78 pour moi. 609
610
Au sortir de l’Europe toute révulsée de cris 611
les courants silencieux de la désespérance 612
au sortir de l’Europe peureuse qui se reprend et fière se surestime 613
je veux cet égoïsme beau et qui s’aventure 614
et mon labour me remémore d’une implacable étrave79. 615
78 Provision de vivres. Capital ou pension accordés par les tribunaux à titre d'indemnité. Subsistance, nourriture pour les
animaux.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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616
Que de sang dans ma mémoire ! 617
Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de 618
nénuphars. 619
Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes. 620
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres ! 621
622
et mitraille de barils de rhum génialement arrosant 623
nos révoltes ignobles, pâmoisons d’yeux doux 624
d’avoir lampé la liberté féroce 625
626
(les nègres-sont-tous-les-mêmes,—je-vous—le—dis 627
les vices—tous—les—vices, c’est—moi—qui—vous—le—dis 628
l’odeur—du-nègre, ça—fait—pousser—la—canne 629
rappelez—vous—-le—vieux-dicton : 630
battre—un—nègre, c’est le nourrir) 631
632
autour des rocking-chairs méditant la volupté des rigoises80 … 633
je tourne, inapaisée pouliche 634
635
Ou bien tout simplement comme on nous aime ! 636
Obscènes gaiement, très doudous de jazz sur leur excès d’ennui. 637
Je sais le tracking81, le Lindy-hop82 et les claquettes. 638
79 Forte pièce (de bois ou de métal) qui termine la coque vers l'avant en formant la proue d'un navire. 80 « Le fouet donnait donc déjà lieu à un certain nombre d'applications variées d'un usage journalier. Dans certains cas, il
était remplacé soit par la rigoise, ou grosse cravache en nerf de bœuf, soit par des coups de lianes ou branches souples
et pliantes comme de la baleine... » : Pierre de Vaissière, Saint-Domingue. La société et la vie créoles sous l'ancien régime
(1629-1789). Librairie académique Perrin, 1909, p. 190. 81 ? je n’ai pas trouvé, pour le moment, de définition fiable de cette danse. To track, qui signifie « pister », peut être une
allusion à la poursuite des esclaves fugitifs.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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Pour les bonnes bouches la sourdine de nos plaintes enrobées de oua-oua83. Attendez… 639
Tout est dans l’ordre. Mon bon ange broute du néon. J’avale des baguettes. Ma dignité se vautre dans les 640
dégobillements… 641
642
Soleil, Ange Soleil, Ange frisé du Soleil. 643
Pour un bond par delà la nage verdâtre et douce des eaux de l’abjection ! 644
645
Mais je me suis adressé au mauvais sorcier. Sur cette terre exorcisée, larguée à la dérive de sa précieuse 646
intention maléfique, cette voix qui crie, lentement enrouée, vainement, vainement enrouée, et il n’y a que les 647
fientes accumulées de nos mensonges – et qui ne répondent pas ! 648
649
Quelle folie le merveilleux entrechat par moi rêvé au dessus de la bassesse ! 650
Parbleu les Blancs sont de grands guerriers 651
hosannah pour le maître et pour le châtre-nègre ! 652
Victoire ! Victoire, vous dis-je : les vaincus sont contents ! 653
Joyeuses puanteurs et chants de boue ! 654
655
Par une inattendue et bienfaisante révolution intérieure, j’honore maintenant mes laideurs 656
repoussantes. 657
658
À la Saint-Jean-Baptiste, dès que tombent les premières ombres sur le bourg du Gros-Morne, des 659
82 Le Lindy Hop (ou Jitterbug) est une danse de rue qui s'est développée dans la communauté noire-américaine de
Harlem (New York) vers la fin des années 1920, en parallèle avec le jazz et plus particulièrement le swing. (Wikipédia) 83 « Wah-wah est une onomatopée décrivant le son d'une altération de résonance des notes musicales pour en étendre
l'expressivité, les faisant sonner comme une voix humaine prononçant la syllabe « Oua », imitant ainsi des pleurs ou des
ricanements. […] Wah-wah est le nom d'une sourdine en métal utilisée par les trompettistes ou trombonistes
principalement, pour modifier le timbre de leur instrument. Cette sourdine s'adapte hermétiquement au pavillon et est
percée d'un trou central dans lequel coulisse un petit tube cylindrique terminé par un pavillon. Le son change suivant la
position du tube. En agissant sur l'ouverture du tube avec la main pendant le jeu, on obtient l'effet wah-wah. Par
extension, ce terme désigne aussi le style des musiciens qui emploient ce procédé, surtout mis en valeur chez Duke
Ellington durant la période jungle. » (Wikipédia)
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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centaines de maquignons se réunissent dans la rue « DE PROFUNDIS », dont le nom a du moins la franchise 660
d’avertir d’une ruée des bas-fonds de la Mort. Et c’est de la Mort véritablement, de ses mille mesquines formes 661
locales (fringales inassouvies d’herbe de Para84 et rond asservissement des distilleries) que surgit vers la 662
grand’vie déclose l’étonnante cavalerie des rosses impétueuses. Et quels galops ! quels hennissements ! 663
quelles sincères urines ! quelles fientes mirobolantes ! « un beau cheval difficile au montoir85 » — « Une altière 664
jument sensible à la molette ! » — « Un intrépide poulain vaillamment jointé ! » 665
Et le malin compère dont le gilet se barre d’une fière chaîne de montre, refile au lieu de pleines 666
mamelles, d’ardeurs juvéniles, de rotondités authentiques, ou les boursouflures régulières de guêpes 667
complaisantes, ou les obscènes morsures du gingembre, ou la bienfaisante circulation d’un décalitre d’eau 668
sucrée. 669
670
Je refuse de me donner mes boursouflures comme d’authentiques gloires. 671
Et je ris de mes anciennes imaginations puériles. 672
Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey86, ni princes de Ghana87 avec huit cents 673
84 Plante fourragère. 85 Grosse pierre, billot de bois qui permettait au cavalier de monter plus aisément à cheval. 86 « Le Royaume de Dahomey ou Royaume du Danhomè en langue fon est un ancien royaume africain situé dans le sud-
ouest de l'actuel Bénin entre le XVIIe siècle et la fin du XIXe siècle. Le Danhomè se développe sur le plateau d'Abomey au
début des années 1600 et devient une puissance régionale au XVIIe siècle en conquérant des villes clés sur la côte
Atlantique, en particulier le port de Ouidah. Pendant la majeure partie des XVIIIe et XIXe siècles, le royaume du
Danhomè […] devient un lieu majeur de la traite des esclaves atlantique, fournissant peut-être jusqu'à 20 % des esclaves
en Europe et en Amérique. En 1894, le royaume est intégré à l'Afrique-Occidentale française comme colonie du
Dahomey. Le pays devient indépendant en 1960 en tant que République du Dahomey, avant de devenir République
populaire du Bénin en 1975, puis République du Bénin en 1990. » (Wikipédia)
Notons que le roi Behanzin, qui avait résisté à la colonisation française, fut exilé à la Martinique, en 1894, après sa
reddition, avec ses quatre épouses, ses enfants et sa suite. Son fils Ouanilo fréquentera le lycée de Saint-Pierre. 87 L'empire du Ghana, qui a existé de 300 environ à 1240, fut le premier des trois grands empires marquant la période
impériale ouest-africaine. Il connut son apogée au Xe siècle, et s'étendait alors dans une région qui englobait une partie
des actuels Mauritanie et Mali. (Wikipédia)
« D'après Ibn Hawqal, qui visita l'empire du Ghana en 977 après J.C., le roi du Ghana était le plus riche du monde grâce
à son or. Le roi était si riche que chacun de ses chevaux portait des habits d'or pesant 15 kg, comme le rapportait El-
Idrisi en 1154 après J.C.. Mahmud Kati écrivait dans son livre " Tarikh assudan " en 1519 que le roi avait des milliers
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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chameaux, ni docteurs à Tombouctou88 Askia le Grand89 étant roi, ni architectes de Djenné90, ni Mahdis91, ni 674
de chevaux qui ne dormaient que sur des tapis, attachés par des cordes en soie. Chaque cheval avait trois intendants
personnels et était surveillé comme s'il était lui-même roi. On disait également que le roi pouvait inviter des dizaines de
milliers de convives lors de dîners publics. » http://www.soninkara.com/histoire-geographie/histoire/histoire-de-lempire-
du-wagadu.html 88 Ville du nord du Mali actuel. « Dotée de la prestigieuse université coranique de Sankoré et d'autres medersa,
Tombouctou était aux XVe et XVIe siècles une capitale intellectuelle et spirituelle et un centre de propagation de l'islam
en Afrique. Ses trois grandes mosquées (Djingareyber, Sankoré et Sidi Yahia) témoignent de son âge d'or. »
http://whc.unesco.org/fr/list/119/
« Tombouctou est prise par Sonni Ali Ber, l'empereur songhaï, en 1458. La ville construit sa prospérité sur les échanges
commerciaux, dont l'esclavage, entre la zone soudanaise du Sahel africain et le Maghreb. Elle connaît son apogée au
XVIe siècle, jusqu'à la chute en 1590 de l'Empire songhaï, la ville passe alors sous domination saadienne de Marrakech.
[…] Sa richesse décline lorsque les Européens ouvrent la voie maritime pour le commerce entre l'Afrique du Nord et
l'Afrique noire. […] En 1760, les Touaregs chassent les derniers Marocains de la ville. » (Wikipédia) 89 Mohammed Touré, dit Askia Mohammed, fonda la dynastie des Askia qui régna sur l’empire des Songhaï, à partir de
1493. 90 « Djenné, chef lieu du Cercle du même nom, située à 130 km au sud-ouest de Mopti (la capitale régionale) et à
environ 570 km au nord-est de Bamako (la capitale nationale), est l’une des villes les plus anciennes d’Afrique
subsaharienne.
Le bien culturel dénommé « Villes anciennes de Djenné » est un bien en série composé de quatre sites archéologiques
Djenné Djeno, Hambarkétolo, Kaniana et Tonomba, et du tissu ancien de la ville actuelle de Djenné couvrant une
superficie de 48,5 ha et divisé en dix quartiers. Le bien est un ensemble qui a longtemps symbolisé la ville africaine par
excellence. Il est aussi particulièrement représentatif de l’architecture islamique en Afrique subsaharienne.
Le bien est caractérisé par un usage intensif et remarquable de la terre particulièrement dans son architecture. La
mosquée exceptionnelle, de grande valeur monumentale et religieuse, en est un exemple éloquent. La ville est célèbre
pour ses constructions civiles dont le style est marqué par la hauteur et les contreforts, ainsi que pour ses maisons
monumentales, d’un style élégant et aux façades soigneusement composées.
Des fouilles effectuées en 1977, 1981, 1996 et 1997, ont révélé une passionnante page de l’histoire de l’humanité
remontant au 3ème siècle avant Jésus Christ. Elles ont mis au jour un ensemble archéologique qui témoigne d’une
structure urbaine préislamique riche de ses constructions circulaires ou rectangulaires en djenné ferey, et de nombreux
vestiges archéologiques (jarres funéraires, poteries, meules, scories de métal, etc.). »
http://whc.unesco.org/fr/list/116/ 91 « El Mahdi (arabe : mahdīy, ّمَھْهديي), « personne guidée (par Dieu). » (Wikipédia)
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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guerriers. Nous ne nous sentons pas sous l’aisselle la démangeaison de ceux qui tinrent jadis la lance. Et 675
puisque j’ai juré de ne rien celer de notre histoire, (moi qui n’admire rien tant que le mouton broutant son 676
ombre d’après-midi), je veux avouer que nous fûmes de tout temps d’assez piètres laveurs de vaisselle, des 677
cireurs de chaussures sans envergure, mettons les choses au mieux, d’assez consciencieux sorciers, et le seul 678
indiscutable record que nous ayons battu est celui d’endurance à la chicotte92… 679
Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l’humanité 680
s’arrêtent aux portes de la négrerie ; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de 681
cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments 682
et l’on nous vendait sur les places et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher 683
que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes.]] 684
685
[[[Le négrier ! proclame mon sûr et ténébreux instinct 686
les voiles de noirs nuages, la polymature de forêts sombres et des dures magnificences des Calebars, insigne 687
souvenir à la proue blanchoyant – ce squelette.]]]93 688
689
[Nous vomissure de négrier 690
Nous vénerie des Calebars94 691
quoi ? Se boucher les oreilles ? 692
Nous, soûlés à crever de roulis, de risées, de brume humée ! 693
Pardon tourbillon partenaire !] 694
695
[[J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquètements des mourants, le bruit d’un 696
qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… 697
des ricanements de fouet… des farfouillis de vermine parmi des lassitudes… 698
699
Rien ne put nous insurger jamais vers quelque noble aventure désespérée. 700
92 Fouet à lanières nouées. 93 Repris chez Brentano’s et Bordas, et pas chez Présence africaine où il est remplacé par la strophe suivante. 94 « Calabar est la capitale et principale ville de l'État de Cross River, au sud est du Nigeria. La ville, qui existe depuis plus
de 2000 ans, est découverte par les navigateurs européens dès le XVe siècle. […] Par son port ont transité environ 30 %
des 2 500 000 d'esclaves partis d'Afrique pour le nouveau monde entre le XVIIe siècle et XIXe siècle. » (Wikipédia)
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. 701
Je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries 702
Je défie le craniomètre95. Homo sum etc. 703
Et qu’ils servent et trahissent et meurent 704
705
Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. C’était écrit dans la forme de leur bassin. 706
707
Et moi, et moi, 708
moi qui chantais le poing dur 709
Il faut savoir jusqu’où je poussai la lâcheté. 710
Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre. 711
C’était un nègre grand comme un pongo96 qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. Il 712
essayait d’abandonner sur ce banc crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses mains tremblantes de 713
boxeur affamé. 714
Et tout l’avait laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se 715
décolorait sous l’action d’une inlassable mégie97. Et le mégissier était là Misère. Un gros oreillard subit dont les 716
coups de griffes sur ce visage s’étaient cicatrisés en îlots scabieux98. Ou plutôt, c’était un ouvrier infatigable, la 717
Misère travaillant à quelque cartouche99 hideux100. On voyait très bien comment le pouce industrieux et 718
malveillant avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé la 719
démesure de la lippe101, et par un chef-d’œuvre caricatural, raboté, poli, verni la plus minuscule mignonne 720
petite oreille de la création. 721
95 La craniologie, qui reposait sur la craniométrie, se proposait de déterminer les caractères morphologiques et les
dispositions morales ou intellectuelle d'un individu à partir de la configuration de son crâne. 96 Grand singe d'Afrique, chimpanzé ou gorille. Nom scientifique de l'orang-outang. Sous-espèce de l'orang-outang. 97 Ou « mégissage » : le fait de tanner (une peau) au moyen d'un bain spécial, afin d'obtenir un cuir très souple. 98 Qui a rapport à la gale; qui a les caractères de la gale. 99 Ornement en forme de carte aux bords enroulés dont le champ porte des armoiries, une inscription. Encadrement
elliptique portant les noms et les attributs des souverains ou des divinités égyptiens. 100 Orthographe rectifiée : il ne peut s’agir ici que d’ « un cartouche », et non d’ « une cartouche ». 101 Lèvre inférieure, épaisse et proéminente.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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C’était un nègre dégingandé102 sans rythme ni mesure. 722
[[Un nègre à la voix embrumée d’alcool et de misère]] 723
Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente. 724
Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée 725
de ses souliers. 726
La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever. 727
Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardé d’un fard de poussière et de chassie103 mêlées. 728
Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement solide des mâchoires et les pommettes d’une vieille 729
joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait affolé le 730
cœur, voûté le dos [[, recroquevillé les doigts]]. 731
Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un 732
nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. 733
Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant. 734
[[Moi je me tournai, mes yeux proclamant que je n’avais rien de commun avec ce singe.]] 735
Il était COMIQUE ET LAID, 736
COMIQUE ET LAID pour sûr. 737
J’arborai un grand sourire complice… 738
Ma lâcheté retrouvée ! 739
Je salue les trois siècles qui soutiennent mes droits civiques et mon sang minimisé. 740
Mon héroïsme, quelle farce ! 741
Cette ville est à ma taille. 742
Et mon âme est couchée. Comme cette ville dans la crasse et dans la boue couchée. 743
Cette ville, ma face de boue. 744
[[[L’eau du baptême sur mon front se sèche.]]] 745
Je réclame pour ma face la louange éclatante du crachat !… 746
747
Alors, nous étant tels, à nous l’élan viril, le genou vainqueur, les plaines à grosses mottes de l’avenir ! 748
Tiens, je préfère avouer que j’ai généreusement déliré, mon cœur dans ma cervelle ainsi qu’un genou ivre. 749
750
102 Se laissant aller maladroitement, notamment en raison de sa grande taille étirée, manquant de tenue. 103 Humeur onctueuse et jaunâtre sécrétée sur le bord des paupières.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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Mon étoile maintenant, le menfenil104 funèbre. 751
752
Et sur ce rêve ancien mes cruautés cannibales. 753
Les balles [[[sont]]] dans la bouche salive épaisse 754
Notre cœur de quotidienne bassesse éclate 755
les continents rompent la frêle attache des isthmes 756
des terres sautent suivant la division fatale des fleuves 757
et le morne qui depuis des siècles retient son cri au dedans de lui-même, c’est lui qui à son tour écartèle le 758
silence 759
et ce peuple vaillance rebondissante ! 760
[[et toutes nos misères, mais niées, mais dépassées !]] 761
et nos membres vainement disjoints par les plus raffinés supplices, et la vie plus impétueuse jaillissant de ce 762
fumier — comme le corossollier105 imprévu de la décomposition des fruits du jacquier106 ! 763
764
Sur ce rêve vieux en moi mes cruautés cannibales 765
766
Je me cachais derrière une vanité stupide 767
le destin m’appelait j’étais caché derrière 768
et voici l’homme par terre ! Sa très fragile défense dispersée, 769
Ses maximes sacrées foulées aux pieds, ses déclamations pédantesques rendant du vent par chaque blessure. 770
Voici l’homme par terre 771
et son âme est comme nue 772
et le destin triomphe qui contemple se muer 773
104 « Menfenil », ou « mansefenil », ou « malfini » : oiseau de proie des Antilles. 105 « Le corossolier, Annona muricata est un petit arbre de la famille des Annonaceae, originaire du nord de l'Amérique
du Sud, cultivé dans les régions tropicales pour son fruit comestible, nommé corossol. » (Wikipédia) 106 « Le jacquier, ou jaquier, Artocarpus heterophyllus est un arbre de la famille des Moraceae, originaire d’Inde et du
Bangladesh (ou il est surnommé le ‘fruit du pauvre’), cultivé et introduit dans la plupart des régions tropicales, en
particulier pour ses fruits comestibles. C’est une espèce proche de l’arbre à pain, avec lequel il ne doit pas être
confondu. » (Wikipédia)
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
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en l’ancestral bourbier cette âme qui le défiait. 774
775
Je dis que cela est bien ainsi. 776
Mon dos exploitera victorieusement la chalasie107 des fibres. 777
Je pavoiserai de reconnaissance mon obséquiosité naturelle 778
Et rendra des points à mon enthousiasme le boniment galonné d’argent du postillon de la Havane, lyrique 779
babouin entremetteur des splendeurs de la servitude. 780
781
Je dis que cela est bien ainsi. 782
Je vis pour le plus plat de mon âme. 783
Pour le plus terne de ma chair ! 784
785
Tiède petit matin de chaleur et de peur ancestrales je tremble maintenant du commun tremblement 786
que notre sang docile chante dans le madrépore108. 787
788
Et ces têtards en moi éclos de mon ascendance prodigieuse ! 789
790
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole 791
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité 792
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel 793
mais il savent en ses moindres recoins le pays de souffrance 794
ceux qui n’ont connu de voyages que de déracinements 795
ceux qui se sont assouplis aux agenouillements 796
ceux qu’on domestiqua et christianisa 797
ceux qu’on inocula d’abâtardissement 798
tam-tams de mains vides 799
tam-tams inanes109 de plaies sonores 800
107 Relâchement. 108 Sorte de corail. Genre d'Anthozoaires des mers chaudes à polypier calcaire perforé généralement dressé et très
ramifié. 109 Sans valeur, sans intérêt, vide.
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tam-tams burlesques de trahison tabide110 801
802
Tiède petit matin de chaleurs et de peurs ancestrales 803
par-dessus bord mes richesses pérégrines111 804
par-dessus bord mes faussetés authentiques 805
806
Mais quel étrange orgueil tout soudain m’illumine ?]] 807
808
[vienne le colibri112 809
vienne l’épervier 810
vienne le bris de l’horizon 811
vienne le cynocéphale113 812
vienne le lotus114 porteur du monde 813
vienne de dauphins une insurrection perlière brisant la coquille de la mer 814
vienne un plongeon d’îles 815
vienne la disparition des jours de chair morte dans la chaux vive des rapaces 816
viennent les ovaires de l’eau où le futur agite ses petites têtes 817
viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages du corps à l’heure où à l’auberge écliptique se 818
rencontrent ma lune et ton soleil 819
820 110 Qui est d'une maigreur excessive, ou atteint de marasme. 111 Qui concerne l'étranger libre, lequel ne jouissait ni du droit de cité ni du droit latin. Voyageur, nomade, étranger. 112 Oiseau de l'ordre des Passereaux, vivant dans les régions tropicales, remarquable par sa petite taille et son plumage
coloré. 113 Singe de haute taille, à tête ressemblant à celle du chien par un museau allongé tronqué à l'extrémité, des crêtes
sourcilières très développées et un front effacé, qui était très connu dans l'Antiquité et dont les Égyptiens firent un
animal sacré. 114 Plante aquatique d'Afrique et d'Asie orientale dont les racines sont fixées dans la vase et dont les fleurs, grandes, aux
nombreux pétales de couleur rose, blanche ou violacée, s'épanouissent au dessus de l'eau. Lotus désigne différentes
espèces de la famille des Nymphéacées.
Dans la mythologie égyptienne hermopolitaine, le dieu solaire émerge d’une fleur de lotus : Conférences de Christiane
Zivie-Coche, École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, tome 114, 2005-2005. p. 127-137.
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[[il y a les souris qui à les ouïr s’agitent dans le vagin de ma voisine]] 821
il y a sous la réserve de ma luette une bauge de sangliers 822
[il y a mon sexe qui est un poisson en fermentation dans des berges à pollen] 823
il y a tes yeux qui sont sous la pierre grise du jour un conglomérat frémissant de coccinelles 824
il y a dans le regard du désordre cette hirondelle de menthe et de genêt qui fond pour toujours renaître dans 825
le raz de marée de ta lumière 826
(Calme et berce ô ma parole l’enfant qui ne sait pas que la carte du printemps est toujours à refaire) 827
les herbes balanceront pour le bétail vaisseau doux de l’espoir 828
le long geste d’alcool de la houle 829
les étoiles du chaton de leur bague jamais vue 830
couperont les tuyaux de l’orgue de verre du soir 831
puis répandront sur l’extrémité riche de ma fatigue 832
des zinnias115 833
des coryanthes116 834
et toi veuille astre de ton lumineux fondement tirer lémurien117 du sperme insondable de l’homme 835
la forme non osée 836
que le ventre tremblant de la femme porte tel un minerai !] 837
838
[[ô lumière amicale 839
ô fraîche source de la lumière 840 115 Plante originaire d'Amérique, de la famille des Composées, caractérisée par une tige épaisse et raide, par des feuilles
opposées et entières, par des fleurs en capitules solitaires, aux coloris variés et éclatants, et qui est cultivée pour
l'ornementation. 116 « Coryanthes est un genre d'orchidées épiphytes tropicales. Ce genre est nommé d'après ses fleurs en forme de
casque, son nom vient du grec korys (casque) et anthos (fleur). Les Coryanthes sont pollinisées uniquement par des
abeilles mâles qui sont attirées par le fort parfum du fluide que sécrète la fleur, et qui est contenu dans la lèvre qui a la
forme d'un seau. »
http://www.unamourdorchidee.com/fiches/fiche_coryanthes.html 117 Le lémure désigne le spectre d'un mort qui, la nuit, tourmente les vivants. Le nom « lémurien » : sous-ordre des
Mammifères primates qui vivent dans les arbres et offrent de nombreuses ressemblances avec les singes. Le CNRLT
précise : « Att. ds Ac. 1878 et 1932. Étymol . e t His t . 1804 (A. G. Desmarest ds Nouv. dict. d'hist. nat., XXIV, 9). Du lat.
sc. lemur, nom donné par Linné au maki (parce qu'il sort la nuit comme un lémure); suff. -ien*. »
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841
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole 842
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité 843
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel 844
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre 845
gibbosité118 d’autant plus bienfaisant que la terre déserte 846
davantage la terre 847
silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre 848
ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour 849
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre 850
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale 851
852
elle plonge dans la chair rouge du sol 853
elle plonge dans la chair ardente du ciel 854
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience. 855
856
Eia119 pour le kaïlcédrat120 royal ! 857
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé 858
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré 859
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté 860
861
mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose 862
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose 863
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde 864
véritablement les fils aînés du monde 865
poreux à tous les souffles du monde 866
aire fraternelle de tous les souffles du monde 867
118 Difformité causée par une déviation de l'épine dorsale ou une saillie anormale de la cage thoracique, provoquant une
bosse. Bosse, excroissance sur les organes d'un végétal. Ce qui fait saillie; déformation en relief. 119 Interjection empruntée au théâtre grec (εἶα). On la trouve, par exemple dans La Paix, d’Aristophane. 120 Ou « caïlcédrat ». Grand arbre de la savane africaine, de la famille des Méliacées. Symbole de force.
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lit sans drain de toutes les eaux du monde 868
étincelle du feu sacré du monde 869
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde ! 870
871
Tiède petit matin de vertus ancestrales 872
Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil 873
874
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile 875
l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile 876
ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe ! 877
878
Eia parfait cercle du monde et close concordance ! 879
880
Écoutez le monde blanc 881
horriblement las de son effort immense 882
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures 883
ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique 884
écoute ses victoires proditoires121 trompeter ses défaites 885
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement 886
887
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! 888
889
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé 890
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré 891
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté 892
Eia pour la joie 893
Eia pour l’amour 894
Eia pour la douleur aux pis de larmes réincarnées 895
896
Et voici au bout de ce petit matin ma prière virile 897 121 Déloyal, qui marque la trahison.
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que je n’entende ni les rires ni les cris, 898
les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle, 899
900
[donnez-moi le courage du martyr] 901
donnez-moi la foi sauvage du sorcier 902
donnez à mes mains puissance de modeler 903
donnez à mon âme la trempe122 de l’épée 904
je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue 905
et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère, ni un fils, 906
mais le père, mais le frère, mais le fils, 907
ni un mari, 908
mais l’amant de cet unique peuple. 909
Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie 910
comme le poing à l’allongée du bras ! 911
Faites-moi commissaire de son sang 912
faites-moi dépositaire de son ressentiment 913
faites de moi un homme de terminaison 914
faites de moi un homme d’initiation 915
faites de moi un homme de recueillement 916
mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement 917
918
faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes123 919
920
voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme. 921
922
Mais le[s] faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine 923
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine 924
122 Traitement thermique qui consiste à plonger dans un bain froid un métal, un alliage porté à haute température pour
conserver à température ambiante une modification de la structure moléculaire obtenue à chaud et augmenter ainsi la
dureté des aciers ou la malléabilité du bronze, des alliages d'or. 123 Exécuteur, maître des hautes, des basses œuvres : bourreau. L’adjectif postposé change le terme en son contraire.
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car pour me cantonner en cette unique race 925
vous savez pourtant mon amour [catholique124] [tyrannique] 926
vous savez que ce n’est que ce n’est point par haine des autres races 927
que je m’exige bêcheur de cette unique race 928
que ce que ce que je veux 929
c’est pour la faim universelle 930
pour la soif universelle 931
932
la sommer libre enfin 933
934
de produire de son intimité close 935
la succulence de fruits. 936
937
[[Car cet arbre de négritude que je dis kaïlcédrat125 de patience, n’est plus souvent pour mon inquiétude que 938
papayer tendre 939
sa tête encore chauve 940
et le voici élu par toutes les flèches du carbet 941
son lait s’écoule par mille blessures 942
son cœur d’arbre n’a plus la force d’envoyer aux extrémités 943
le sang ferme qui le défendait contre l’aridité du sable. 944
945
Vous savez que ma révolte ne veut que conjurer cet impur symbole.]] 946
947
Et voyez l’arbre de nos mains ! 948
il tourne pour tous, les blessures incises en son tronc 949
pour tous le sol travaille 950
et griserie vers les branches de précipitation parfumée ! 951
952
124 Du grec ancien « katholikós » (« général, universel »), supprimé chez Brentano’s et remplacé par « tyrannique » chez
Bordas. 125 Ou caïlcédrat. Grand arbre de la savane africaine, de la famille des Méliacées. Symbole de force.
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Mais avant d’aborder aux futurs vergers 953
donnez-moi de les mériter sur leur ceinture de mer 954
donnez-moi mon cœur en attendant le sol 955
donnez-moi sur l’océan stérile 956
mais où caresse la main la promesse de l’amure126 957
donnez-moi sur cet océan divers 958
l’obstination de la fière pirogue 959
et sa vigueur marine. 960
961
La voici avancer par escalades et retombées sur le flot pulvérisé 962
la voici danser la danse sacrée devant la grisaille du bourg 963
[la voici barrir d’un lambi vertigineux 964
voici galoper le lambi jusqu’à l’indécision des mornes]127 965
et voici par vingt fois d’un labour vigoureux la pagaie forcer l’eau 966
la pirogue se cabre sous l’assaut de la lame, dévie un instant, tente de fuir, mais la caresse rude de la pagaie la 967
vire, alors elle fonce, un frémissement parcourt l’échine de la vague, 968
la mer bave et gronde 969
la pirogue comme un traîneau file sur le sable. 970
971
Au bout de ce petit matin, ma prière virile : 972
973
donnez-moi les muscles de cette pirogue sur la mer démontée et l’allégresse convaincante du lambi de la 974
bonne nouvelle ! 975
976
Tenez je ne suis plus qu’un homme (aucune dégradation, aucun crachat ne le conturbe128), 977
je ne suis plus qu’un homme qui accepte n’ayant plus de colère 978
(il n’a plus dans le cœur que de l’amour immense, et qui brûle)129 979
126 Cordage servant à fixer une voile du côté d'où vient le vent. Direction d'un navire à voiles par rapport au vent d'après
son amure. 127 Vers absents chez Brentano’s. 128 Conturber : Troubler, bouleverser. Ébranler (un adversaire, un ennemi).
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980
J’accepte… j’accepte… entièrement, sans réserve… 981
982
ma race qu’aucune ablution d’hysope130 et de lys mêlés ne pourrait purifier 983
ma race rongée de macules131 984
ma race raisin mûr pour pieds ivres 985
ma reine des crachats et de lèpres 986
ma reine des fouets et des scrofules132 987
ma reine des squames133 et des chloasmes134 988
(oh ces reines que j’aimais jadis aux jardins printaniers et lointains avec derrière l’illumination de toutes les 989
bougies de marronniers !). 990
J’accepte. J’accepte. 991
et le nègre fustigé qui dit : « Pardon mon maître » 992
et les vingt-neuf coups de fouet légal 993
et le cachot de quatre pieds de haut 994
et le carcan135 à branches 995
et le jarret coupé à mon audace marronne 996
et la fleur de lys qui flue du fer rouge sur le gras de mon épaule 997
et la niche de Monsieur VAULTIER MAYENCOURT, où j’aboyai six mois de caniche 998
et Monsieur BRAFIN 999
et Monsieur de FOURNIOL 1000
129 L’ajout de Bordas, repris par Présence africaine, supprime la forme de l’alexandrin. 130 Plante dicotylédone (Labiées), à feuillage persistant et à fleurs bleues, poussant dans les régions méditerranéennes et
utilisée en infusion pour ses propriétés stimulantes, pectorales et stomachiques. 131 Salissure, tache. Tache cutanée rouge et plane provoquée par un érythème ou une anomalie de la pigmentation de la
peau. 132 Scrofule : Toute infection chronique banale de la peau et des muqueuses (otites, rhinites, etc.) ou inflammation des
ganglions et des articulations. Lésions diverses manifestant cette affection. 133 « Squasmes » corrigé. Lamelle, lambeau épidermique qui se détache de la peau. 134 « Taches hépatiques », selon Littré. Masque de grossesse. 135 Collier de fer.
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et Monsieur de la MAHAUDIÈRE 1001
et le pian136 1002
[[l’éléphantiasis]] 1003
le molosse137 1004
le suicide 1005
la promiscuité 1006
le brodequin138 1007
le cep139 1008
le chevalet140 1009
la cippe141 1010
le frontal142]] 1011
1012
Tenez, suis-je assez humble ? Ai-je assez de cals aux genoux ? De muscles au reins ? 1013
Ramper dans les boues. S’arc-bouter dans le gras de la boue. Porter. 1014
Sol de boue. Horizon de boue. Ciel de boue. 1015
Morts de boue, ô noms à réchauffer dans la paume d’un souffle fiévreux ! 1016
1017
Siméon Piquine, qui ne s’était jamais connu ni père ni mère ; qu’aucune mairie n’avait jamais connu et 1018
qui toute une vie s’en était allé — cherchant son nom 1019
1020 136 Maladie tropicale, infectieuse et contagieuse, provoquée par un tréponème et caractérisée essentiellement par des
manifestations cutanées de nature éruptive. 137 Gros chien de garde. 138 Supplice des brodequins. Question que l'on donnait en serrant fortement les jambes et les pieds de l'accusé entre des
planches. 139 Pièce de bois qui servait d'entrave. Chaînes destinées à retenir un prisonnier. 140 Instrument de torture ou de supplice sur lequel on asseyait la victime. 141 Colonne tronquée, stèle quadrangulaire sur laquelle figurait souvent une inscription. Instrument de torture composé
de deux pièces de bois écartées sur lesquelles on attachait celui qu’on voulait punir, avant de refermer violemment la
machine. 142 Instrument de torture, fait d'une corde à plusieurs nœuds, dont on serrait le front de la personne à laquelle on
voulait arracher quelque aveu.
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Grandvorka — celui-là je sais seulement qu’il est mort, broyé par un soir de récolte, c’était paraît-il son 1021
travail de jeter du sable sous les roues de la locomotive en marche, pour lui permettre, aux mauvais endroits, 1022
d’avancer. 1023
1024
Michel qui m’écrivait signant d’un nom étrange. Michel Deveine adresse Quartier Abandonné et vous 1025
leurs frères vivants 1026
1027
Exélie Vêté Congolo Lemké Boussolongo quel guérisseur de ses lèvres épaisses sucerait tout au fond de 1028
la plaie béante le tenace secret du venin ? quel précautionneux sorcier déferait à vos chevilles la tiédeur 1029
visqueuse des mortels anneaux ? 1030
1031
Présences je ne ferai pas avec le monde ma paix sur votre dos. 1032
1033
Îles cicatrices des eaux 1034
Îles évidences de blessures 1035
Îles miettes 1036
Îles informes 1037
1038
Îles mauvais papier déchiré sur les eaux 1039
Îles tronçons côte à côte fichés sur l’épée flambée du Soleil 1040
1041
Raison rétive tu ne m’empêcheras pas de lancer absurde sur les eaux au gré des courants de ma soif votre 1042
forme, îles difformes, 1043
votre fin, mon défi. 1044
1045
Îles annelées, unique carène143 belle 1046
Et je te caresse de mes mains d’océan. Et je te vire de mes paroles alizées. Et je te lèche de mes langues 1047
d’algues. 1048
Et je te cingle hors-flibuste 1049
1050 143 Partie immergée de la coque d'un bateau lorsqu'il est chargé.
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O mort ton palud144 pâteux ! 1051
Naufrage ton enfer de débris ! j’accepte ! 1052
1053
Au bout du petit matin, flaques perdues, parfums errants, ouragans échoués, coques démâtées, vieilles plaies, 1054
os pourris, buées, volcans enchaînés, morts mal racinés, crier amer. J’accepte ! 1055
1056
[[Et mon originale géographie aussi ; la carte du monde faite à mon usage, non pas teinte aux arbitraires 1057
couleurs des savants, mais à la géométrie de mon sang répandu, j’accepte 1058
1059
et la détermination de ma biologie, non prisonnière d’un angle facial, d’une forme de cheveux, d’un nez 1060
suffisamment aplati, d’un teint suffisamment mélanien, et la négritude, non plus un indice céphalique, ou un 1061
plasma145, ou un soma146, mais mesurée au compas de la souffrance 1062
1063
et le nègre chaque jour plus bas, plus lâche, plus stérile, moins profond, plus répandu au dehors, plus séparé 1064
de soi-même, plus rusé avec soi-même, moins immédiat avec soi-même 1065
1066
j’accepte, j’accepte tout cela 1067
1068
et loin de la mer de palais qui déferle sous la syzygie147 suppurante des ampoules, merveilleusement couché le 1069
corps de mon pays dans le désespoir de mes bras, ses os ébranlés et, dans ses veines, le sang qui hésite 1070
comme la goutte de lait végétal à la pointe blessée du bulbe… Et voici soudain que force et vie m’assaillent 1071
comme un taureau [[[et je renouvelle ONAN qui confia son sperme à la terre féconde]]] et l’onde de vie 1072
circonvient la papille du morne, et voilà toutes les veines et veinules qui s’affairent au sang neuf et l’énorme 1073
144 Marais. Paludisme : Maladie parasitaire, endémique dans certaines régions chaudes et marécageuses, due à des
hématozoaires inoculés dans le sang par la piqûre de moustiques (anophèles) et qui se manifeste par des accès de fièvre
intermittents. Voir le sang impaludé du morne. 145 Partie liquide de certains tissus tels que le sang ou la lymphe. 146 Ensemble des cellules de l'organisme, à l'exclusion des cellules reproductrices. 147 Conjonction ou opposition de la Lune avec le Soleil, correspondant aux périodes de nouvelle ou de pleine lune.
« Dans la gnose, couple issu des déterminations successives et personnelles de l'essence divine, se déroulant deux par
deux, chaque éon masculin ayant à côté de lui un éon féminin » (Littré).
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poumon des cyclones qui respire et le feu thésaurisé de volcans et le gigantesque pouls sismique qui bat 1074
maintenant la mesure d’un corps vivant en mon ferme embrassement148. 1075
1076
Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant 1077
dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit 1078
et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique. 1079
Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences, 1080
car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie que nous n’avons rien à faire au monde 1081
que nous parasitons le monde 1082
qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde 1083
1084
mais l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer 1085
et il reste à l’homme de conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur 1086
et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force 1087
et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour 1088
de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule 1089
et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite. 1090
1091
Je tiens maintenant le sens de l’ordalie149 : mon pays est la « lance de nuit » de mes ancêtres Bambaras150. 1092
Elle se ratatine et sa pointe fuit désespérément vers le manche si c’est de sang de poulet qu’on l’arrose et elle 1093
dit que c’est du sang d’homme qu’il faut à son tempérament, de la graisse, du foie, du cœur d’homme, non du 1094
sang de poulet. 1095
1096
Et je cherche pour mon pays non des cœurs de datte, mais des cœurs d’homme qui c’est pour [sic] entrer aux 1097
villes d’argent par la grand’porte trapézoïdale, qu’ils battent le sang viril, et mes yeux balayent mes kilomètres 1098
carrés de terre paternelle et je dénombre les plaies avec une sorte d’allégresse et je les entasse l’une sur l’autre 1099
148 « embrasement », dans l’édition de Présence africaine, est certainement une coquille. 149 Épreuve judiciaire employée au Moyen Âge pour établir l'innocence ou la culpabilité de l'accusé. Jugement de Dieu.
Ordalie par l'eau, par le feu... 150 « Les Bambaras sont un peuple mandingue de l'Afrique de l'Ouest sahélienne, établi principalement au Mali. Ils
formaient le ‘Royaume bambara de Ségou’ d’Afrique de l'Ouest. » (Wikipédia)
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comme rares espèces, et mon compte s’allonge toujours d’imprévus monnayages de la bassesse. 1100
1101
Et voici ceux qui ne se consolent point de n’être pas faits à la ressemblance de Dieu mais du diable, ceux qui 1102
considèrent que l’on est nègre comme commis de seconde classe : en attendant mieux et avec possibilité de 1103
monter plus haut ; ceux qui battent la chamade devant soi-même, ceux qui vivent dans un cul de basse fosse 1104
de soi-même ; ceux qui se drapent de pseudomorphose151 fière ; ceux qui disent à l’Europe : « Voyez, je sais 1105
comme vous faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent 1106
de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c’est le soleil qui m’a brûlé ». 1107
1108
Et il y a le maquereau152 nègre, l’askari153 nègre, et tous les zèbres se secouent à leur manière pour faire 1109
tomber leurs zébrures en une rosée de lait frais. 1110
1111
Et au milieu de tout cela je dis hurrah ! mon grand-père meurt, je dis hurrah ! 1112
la vieille négritude progressivement se cadavérise. 1113
Il n’y a pas à dire : c’était un bon nègre. 1114
Les Blancs disent que c’était un bon nègre, un vrai bon nègre, le bon nègre à son bon maître. 1115
1116
Je dis hurrah ! 1117
C’était un très bon nègre. 1118
La misère lui avait blessé poitrine et dos et on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait sur lui 1119
qu’on ne prend pas au collet ; qu’il n’avait pas puissance sur son propre destin ; qu’un Seigneur méchant avait 1120
de toute éternité écrit des lois d’interdiction en sa nature pelvienne154 ; et d’être le bon nègre ; de croire 1121
honnêtement à son indignité, sans curiosité perverse de vérifier jamais les hiéroglyphes fatidiques. 1122
151 Pseudomorphisme : Phénomène de transformation d'un minéral en un autre, qui conserve la même forme
extérieure. Synonyme : épigénie ; Pseudomorphe : Qui a pris une forme cristalline propre à un autre minéral. 152 Homme qui débauche et prostitue les femmes et qui reçoit d'elles l'argent qu'elles tirent de la prostitution. 153 « Askari est un mot arabe, turc (asker), somali, perse et swahili signifiant « soldat » (arabe : ععسسككرريي ‘askarī). Le terme
était couramment employé afin de désigner les troupes indigènes des empires coloniaux européens (en premier lieu
l'empire colonial allemand) en Afrique de l'Est et au Moyen-Orient. Il peut également être utilisé pour la police, la
gendarmerie et les forces de sécurité. » (Wikipédia) 154 Pelvis, terme d’anatomie : bassin.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
Code couleurs, p. 54 48
1123
C’était un très bon nègre 1124
Et il ne lui venait pas à l’idée qu’il pourrait houer, fouir, couper tout, tout autre chose vraiment que la canne 1125
insipide 1126
[[soit sa vertu prostituée aux triomphes parégoriques155 du tafia 1127
soit sa misère qui halète dans le ventre visiblement creux du tam-tam 1128
soit l’impatience butyreuse156 du colon qui attend pour l’âcre toussotement de la distillerie le doux julep157 1129
d’une fraîche mâchée ? de nègre.]] 1130
1131
C’était un très bon nègre. 1132
Et on lui jetait des pierres, des bouts de ferraille, des tessons de bouteille, mais ni ces pierres, ni cette ferraille, 1133
ni ces bouteilles… 1134
O quiètes années de Dieu sur cette motte terraquée158 ! 1135
1136
Et le fouet disputa au bombillement159 des mouches la rosée sucrée de nos plaies. 1137
1138
Je dis hurrah ! La vieille négritude progressivement se cadavérise 1139
l’horizon se défait, recule et s’élargit 1140
et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d’un signe 1141
le négrier craque de toute part… Son ventre se convulse et résonne… L’affreux ténia160 de sa cargaison ronge 1142
les boyaux fétides de l’étrange nourrisson des mers ! 1143
1144
155 Qui calment la douleur. 156 Qui a l’apparence ou les propriétés du beurre. 157 Préparation pharmaceutique, à base d'eau distillée, d'eau de fleur d'oranger, de sirop, de gomme arabique, etc.,
servant d'excipient à certaines substances médicamenteuses. Mint-julep. Boisson anglo-saxonne à base de feuilles de
menthe écrasées. 158 Composé de terre et d'eau. 159 Bourdonnement. 160 Ver plat et segmenté de l'ordre des Cestodes, qui vit en parasite dans l'intestin de l'homme et de certains
mammifères.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
Code couleurs, p. 54 49
Et ni l’allégresse des voiles gonflées comme une poche de doublons161 rebondie, ni les tours joués à la sottise 1145
dangereuse des frégates policières ne l’empêchent d’entendre la menace de ses grondements intestins. 1146
1147
En vain pour s’en distraire le capitaine pend à sa grand’vergue162 le nègre le plus braillard ou le jette à la mer, 1148
ou le livre à l’appétit des molosses 1149
1150
La négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté 1151
1152
Et elle est debout la négraille 1153
1154
la négraille assise 1155
inattendument debout 1156
debout dans la cale 1157
debout dans les cabines 1158
debout sur le pont 1159
debout dans le vent 1160
debout sous le soleil 1161
debout dans le sang 1162
debout 1163
et 1164
libre 1165
1166
debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite 1167
et la voici : 1168
plus inattendument debout 1169
debout dans les cordages 1170
debout à la barre 1171
debout à la boussole 1172
161 Monnaie d'or espagnole. 162 Espar, généralement cylindrique, effilé aux extrémités, disposé à diverses hauteurs sur les mâts et destiné à porter, à
tendre la voile qui y est fixée et à faciliter son orientation par rapport au vent. Grand-vergue (portant la grand-voile).
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debout à la carte 1173
debout sous les étoiles 1174
debout 1175
et 1176
libre 1177
1178
et le navire lustral163 s’avancer impavide sur les eaux écroulées. 1179
1180
Et maintenant pourrissent nos flocs164 d’ignominie !]] 1181
1182
par la mer cliquetante de midi 1183
par le soleil bourgeonnant de minuit 1184
écoute épervier qui tiens les clefs de l’orient 1185
1186
par le jour désarmé 1187
par le jet de pierre de la pluie 1188
écoute squale qui veille sur l’occident 1189
1190
écoutez chien blanc du nord, serpent noir du midi 1191
qui achevez le ceinturon du ciel 1192
il y a encore une mer à traverser 1193
oh encore une mer à traverser 1194
pour que j’invente mes poumons 1195
pour que le prince se taise 1196
pour que la reine me baise 1197
encore un vieillard à assassiner 1198
un fou à délivrer 1199
pour que mon âme luise aboie luise 1200
163 Qui purifie. 164 S'emploie pour noter un bruit semblable au bruit de la chute d'un corps solide dans un corps plus ou moins liquide,
ou d'un corps plus ou moins liquide sur un corps solide.
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Code couleurs, p. 54 51
aboie aboie aboie 1201
mon âme (ha ha ha) 1202
et que hulule la chouette mon bel ange curieux. 1203
Le maître des rires ? C’est moi 1204
Le maître du silence formidable ? C’est moi 1205
Le maître de l’espoir et du désespoir ? 1206
Le maître de la paresse ? Le maître des danses ? 1207
C’est moi ! 1208
1209
et pour ce, Seigneur aux dents blanches 1210
les hommes au cou frêle 1211
reçois et perçois fatal calme triangulaire 1212
1213
[[à moi mes danses 1214
mes danses de mauvais nègre 1215
à moi mes danses 1216
la danse brise-carcan 1217
la danse saute-prison 1218
la danse il-est-beau-et-bon-et-légitime-d’être-nègre 1219
1220
À moi mes danses et saute le soleil sur la raquette de mes mains 1221
Mais non l’inégal soleil ne me suffit plus 1222
enroule-toi, vent, autour de ma nouvelle croissance 1223
pose-toi sur mes doigts mesurés 1224
Je te livre ma conscience et son rythme de chair 1225
Je te livre les feux où brasille ma faiblesse 1226
Je te livre le chain-gang165 1227
165 « Un chain gang est un groupe de prisonniers enchaînés ensemble et contraints d'effectuer des travaux pénibles,
consistant par exemple à casser des rochers, généralement le long des routes et voies ferrées en construction. Ce
système a principalement été utilisé aux États-Unis où, en 1955, il a été abandonné dans tous les États à l'exception de
l'Arizona. » (Wikipédia)
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Je te livre le marais 1228
Je te livre l’in-tourist166 du circuit triangulaire 1229
Dévore vent 1230
Je te livre mes paroles abruptes 1231
Dévore et enroule-toi 1232
Et t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson 1233
Embrasse-moi jusqu’au nous furieux 1234
Embrasse, embrasse NOUS 1235
Mais nous ayant également mordus ! 1236
Jusqu’au sang de notre sang mordus ! 1237
Embrasse, ma pureté ne se lie qu’à ta pureté 1238
1239
Mais alors embrasse ! 1240
Comme un champ de justes filaos167 1241
le soir 1242
nos multicolores puretés. 1243
Et lie, lie-moi sans remords 1244
lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse 1245
lie ma noire vibration au nombril même du monde 1246
Lie, lie-moi, fraternité âpre 1247
Puis, m’étranglant de ton lasso d’étoiles 1248
monte, Colombe 1249
monte 1250
monte 1251
monte 1252
166 « Intourist est une agence de voyage créée le 12 avril 1929 en Union soviétique. À l'époque de sa création,
l'URSS fonctionnait selon un système d'économie planifiée et centralisée, et Intourist était alors en situation de
monopole : c'était donc le seul interlocuteur pour quiconque souhaitait voyager dans les républiques soviétiques. »
(Wikipédia) 167 Arbre aux rameaux filiformes, d'origine tropicale, croissant en terrain humide et que l'on cultive pour son bois utilisé
en menuiserie.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
Code couleurs, p. 54 53
Je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée blanche 1253
Monte lécheur de ciel 1254
Et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune 1255
c’est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition !]]1256
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal : transcription Kora Véron
Code couleurs, p. 54 54
1257
Code des couleurs :
J’ai transcrit en vert foncé ce qui correspond au texte dactylographié de l’édition de 1939, en vert clair, les
parties ajoutées manuellement à ce texte avant la parution, les passages oranges entre crochets correspondant
à ce qui a été supprimé de ce tapuscrit pour l’édition dans la revue Volontés.
J’ai transcrit en bleu foncé le texte de « En guise de manifeste littéraire » ; en bleu clair ce qui a été ajouté dans
l’édition Brentano’s ; en rose dans l’édition Bordas ; en violet dans l’édition Présence africaine. Le texte en
marron indique ce qui a été supprimé pour cette édition.
Le système de crochets de couleurs permet de savoir quels passages étaient présents dans chaque édition. Par
exemple : [[[à la cadence lyrique de ses fesses]]]
La transcription indique que le texte était présent en 1939 (crochets verts), présent chez Brentano’s (crochets
bleu clair), présents chez Bordas (crochets roses), mais supprimés en 1956, texte marron, ou il a été remplacé
par [à sa cadence lyrique], en violet.
Ce qui n’a pas été modifié pour l’édition « définitive » reste donc dans sa couleur d’origine.
Merci de me signaler mes inévitables étourderies.