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Il n’existe pas encore en France de travaux universitaires consacrés à l’ensemble de cette œuvre romanesque. Matthieu Letourneux ouvre ici largement la voie en s’appuyant à la fois sur des réflexions de l’auteur et sur une analyse de ses livres, pour inscrire cette œuvre dans la grande tradition littéraire du roman d’aventures pour la jeunesse, tout en dégageant ce qui en fait la singularité et la modernité. * Matthieu Letourneux est Maître de conférences en lit- térature à l’Université de Paris X-Nanterre. Ses recherches portent sur les cultures populaires et de jeunesse. Il a participé, avec Pierre Brunel et Frédéric Mancier au Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui (Rocher, 1999), a édité Gustave Aimard, Emilio Salgari et Eugène Sue, et Le Coureur des bois de Gabriel Ferry (Phébus, 2009). Il a consacré une étude à la Poétique du roman d’aventures (PULIM, 2010) et une autre aux édi- tions Tallandier (avec J.-Y. Mollier, à paraître), auxquelles il a consacré un numéro de la revue Rocambole (2007). D ans Au pays de mes histoires, ouvrage tissé de nouvelles et d’anecdotes autobiographiques, Michael Morpurgo choisit d’intituler deux chapitres « Nous sommes ce que nous lisons » et « Nous sommes ce que nous écrivons », créant ainsi un effet de contraste, de décalage, dans l’inter- prétation de son travail d’écrivain. En effet, si le premier chapitre insiste sur l’influence de quelques grands auteurs sur sa vocation, et sur son style, le second oppose à cette idée celle d’un enracinement de l’écriture dans la connaissance du paysage, naturel en particulier, et dans la succession des expériences associées à celui-ci, contre- balançant en conclusion les remarques sur la lecture : « Ne faites pas semblant. Racontez votre histoire. Parlez avec votre propre voix. Nous sommes ce que nous écrivons, je pense, plus encore que ce que nous lisons ». Il n’y a évidemment contradiction qu’en apparence. Tout auteur réécrit dans ses œuvres les livres qu’il a lus, mais tout écrivain authentique parle de sa propre voix. Il y a cependant, dans cette façon dossier / N°250-LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS 103 Le Royaume de Kensuké, ill. F. Place, Gallimard Jeunesse Le réalisme romanesque de Michael Morpugo par Matthieu Letourneux* Au pays de mes histoires, ill. P. Bailey, Gallimard Jeunesse

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Il n’existe pas encore en Francede travaux universitaires consacrés à l’ensemble de cette œuvre romanesque.Matthieu Letourneux ouvre icilargement la voie en s’appuyantà la fois sur des réflexions de l’auteur et sur une analyse de ses livres, pour inscrire cetteœuvre dans la grande traditionlittéraire du roman d’aventurespour la jeunesse, tout en dégageant ce qui en fait la singularité et la modernité.

* Matthieu Letourneux est Maître de conférences en lit-

térature à l’Université de Paris X-Nanterre.

Ses recherches portent sur les cultures populaires et de

jeunesse. Il a participé, avec Pierre Brunel et Frédéric

Mancier au Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui

(Rocher, 1999), a édité Gustave Aimard, Emilio Salgari et

Eugène Sue, et Le Coureur des bois de Gabriel Ferry

(Phébus, 2009). Il a consacré une étude à la Poétique du

roman d’aventures (PULIM, 2010) et une autre aux édi-

tions Tallandier (avec J.-Y. Mollier, à paraître), auxquelles

il a consacré un numéro de la revue Rocambole (2007).

D ans Au pays de mes histoires,ouvrage tissé de nouvelles et d’anecdotes autobiographiques,

Michael Morpurgo choisit d’intitulerdeux chapitres « Nous sommes ce quenous lisons » et « Nous sommes ce quenous écrivons », créant ainsi un effetde contraste, de décalage, dans l’inter-prétation de son travail d’écrivain. Eneffet, si le premier chapitre insiste surl’influence de quelques grands auteurssur sa vocation, et sur son style, lesecond oppose à cette idée celle d’unenracinement de l’écriture dans laconnaissance du paysage, naturel enparticulier, et dans la succession desexpériences associées à celui-ci, contre-balançant en conclusion les remarquessur la lecture : « Ne faites pas semblant.Racontez votre histoire. Parlez avecvotre propre voix. Nous sommes ce quenous écrivons, je pense, plus encore quece que nous lisons ».Il n’y a évidemment contradiction qu’enapparence. Tout auteur réécrit dans sesœuvres les livres qu’il a lus, mais toutécrivain authentique parle de sa proprevoix. Il y a cependant, dans cette façon

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Le Royaume deKensuké,

ill. F. Place, Gallimard Jeunesse

Le réalisme romanesque

de Michael Morpugopar Matthieu Letourneux*

Au pays de mes histoires, ill. P. Bailey, Gallimard Jeunesse

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d’offrir un va-et-vient entre une expé-rience s’enracinant dans un paysage(celui de la vie insulaire, de la lande, dela campagne...) et le goût des lectures,une volonté de déterminer, en filigrane,une esthétique personnelle, dans cequ’elle a peut-être de paradoxal.

Pour bien comprendre cette posture, ilfaut sans doute resituer MichaelMorpurgo dans la conception anglo-saxonne du roman. On le sait, celle-ci alongtemps opposé deux termes, leromance (littérature d’imagination) et lenovel (littérature réaliste). C’est dans lacatégorie du romance que l’on classegénéralement la plupart des productionsde littérature pour la jeunesse, en parti-culier les récits d’aventures1. Or, si l’onobserve les figures littéraires dontMichael Morpurgo nous dit qu’elles l’ontmarqué, il s’agit souvent d’auteursappartenant à cet univers du romance :auteurs de contes, comme HansChristian Andersen, Milne ou BeatrixPotter, auteurs de romans d’aventuresgéographiques, comme Rudyard Kipling,de romans d’aventures historiques,comme George Alfred Henty, maritimes,comme Cecil Scott Forester, PatrickO’Brian ou John Masefield (peut-êtreévoqué cependant pour ses contes), etc.Enfin, il est significatif que l’auteur fasseun cas particulier de Robert LouisStevenson, qui n’est pas seulement l’au-teur de L’Île au trésor, roman d’aventuresque Michael Morpurgo place au sommetde la littérature2, mais qui est aussi legrand théoricien, à la fin du XIXe siècle,d’un retour du romance3, tentant dedonner une dignité nouvelle au storytel-ling, au plaisir de raconter des histoires.Or, c’est comme un storyteller que sedéfinit Michael Morpurgo, et en se pla-

çant sous la figure tutélaire deStevenson, il se situe dans la perspectivedu romance, qui veut que « pour qu’unlivre ait une résonance, pour qu’il captive le lecteur, un auteur doit rendrel’invraisemblable vraisemblable »4.Et de fait, malgré leur souci manifeste duréel, la plupart des romans de Morpurgoentretiennent d’intimes relations avecl’esthétique du romance, laquelle correspond à la catégorie que Jean-MarieSchaeffer appelle le « romanesque »5.

Une littérature d’évasion...Les œuvres de Michael Morpurgo mettentvolontiers en scène un univers de fictionqui dépayse le lecteur, et lui demandedonc de substituer à son expérience l’imagination. La plupart s’inscrivent parexemple dans un contexte historique, etprennent pour toile de fond des grandsévénements collectifs : Première etSeconde Guerre mondiale (Cheval deguerre et Soldat Peaceful pour laPremière, Anya ou L’Étonnante histoired’Adolphus Tips pour la Seconde), fami-nes irlandaises du XIXe siècle (Le Trésordes O’Brien), Moyen Âge (Jeanne d’Arc,Le Roi Arthur, Robin des bois), etc. À cetécart de l’Histoire s’ajoute fréquemmentcelui de la géographie, avec une impor-tance toute particulière accordée à lanature : montagnes himalayennes (LeRoi de la forêt des brumes), Afrique duSud (Le Lion blanc), Australie (Seul surla mer immense) Amérique (Le Trésordes O’Brien), Pacifique (Le Royaume deKensuké) et, bien sûr, les îles Scilly, quidépaysent moins par leur distance effec-tive que par leur faculté à susciter leslégendes, les rêveries enchantées, et lesformes issues d’un passé primitif (ausens de principiel, d’originel). Pays de légendes, pays sauvages, mais

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aussi villes bombardées et régions pay-sannes éloignées du monde du jeune lec-teur des villes... plus que des espaceslointains, il s’agit de proposer des espacesd’altérité, souvent traversés par dessignes de sauvagerie – à l’instar des tem-pêtes, animaux, violences physiques oupsychologiques. L’univers de fiction sedétermine dans l’écart, et celui-ci est mar-qué, dans le déroulement même du récit,par une expulsion du protagoniste (géné-ralement un enfant) de son monde fami-lier : que le héros soit victime d’un nau-frage (Le Royaume de Kensuké), que laguerre modifie en profondeur sa vie(Anya), qu’un voyage le propulse dans unmonde inconnu (Seul sur la mer immense,Le Trésor des O’Brien), le récit est marquépar une rupture à plus d’un titre signifiante.Ce rôle du dépaysement, comme mise enscène d’un écart romanesque, apparaît, defaçon frappante, dans certains récits de dé-paysement au sens propre, c’est-à-dire del’altération du pays, monde familier renduautre par un événement déstructurant :qu’on songe à la naissance du petit frèredans Monsieur Personne qui expulse lehéros de sa famille, à l’arrivée des Allemandsdans Anya, et surtout aux barbelés plantésautour du village, dans L’Étonnante histoired’Adolphus Tips. Ce dernier cas témoigne dece que la mise en scène du dépaysementn’a pas besoin d’être matérialisée par unvoyage pour jouer son rôle de marqueurd’altérité engageant un pacte de lecturespécifique.Cette rupture a valeur initiatique, et est lepoint de départ, pour le jeune hérosnovice, d’un trajet vers son âge adulte : lamise en scène de lieux interdits (le villagebarbelé, la plage de l’homme-oiseau, lapartie de l’île réservée à Kensuké...) et leurfranchissement sont aussi le signe de latransgression liminaire d’un enfant s’en-

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Le Trésor des O’Brien, ill. W. Geldart, Gallimard Jeunesse

Soldat Peaceful, Gallimard Jeunesse

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gageant vers son émancipation. Mais elledésigne également une posture recher-chée chez le lecteur. En effet, inviter lelecteur à s’engager avec le héros dansl’espace excentrique, c’est lui proposerde quitter un monde familier pour l’in-troduire à une autre relation de la fictionau réel. Le voyage, comme les dépayse-ments historiques, géographiques ousociaux, comme encore la confrontationà un monde sauvage et souvent brutal,indiquent tous un même mouvement,celui d’un récit invitant à faire un pas decôté, à s’aventurer dans un universromanesque, et à en accepter les conven-tions dépaysantes. Ce pas de côté vers un espace et unmode de représentation différents se tra-duit littérairement par des effets desuspens, par un jeu sur le mystère. Untremblement fantastique matérialise ainsice franchissement symbolique : quidépose les poissons la nuit près du jeuneRobinson (Le Royaume de Kensuké) ?Pourquoi un homme se cache-t-il dans laforêt (Anya) ? Qui est Zacharie Pétrel (LeJour des baleines) ? Le tremblementliminaire dit l’écart rationnel que sup-pose le récit romanesque. L’apparitiond’animaux vient matérialiser cet écart.Ceux-ci en effet ne sont pas seulementsauvages, ils sont, bien souvent, fantas-tiques : c’est la tortue luth échouée bienloin des eaux qu’elle fréquente (LeNaufrage du Zanzibar), c’est l’orang-outang sur la plage qui paraît littérale-ment se transformer en vieil homme (LeRoyaume de Kensuké), c’est le lionblanc, que l’enfant entrevoit alorsmême qu’on lui annonce qu’une tellebête ne peut exister (Le Lion blanc),c’est, bien sûr, le yéti assis près de l’âtreque le héros découvre alors qu’il est perduau cœur des neiges himalayennes (Le Roi

de la forêt des brumes). De la tortue luthau merveilleux lion blanc, et du lionblanc au yéti, on voit combien, chezMichael Morpurgo, le réel peut êtretroué de visions fantastiques. C’est cequi explique encore la possibilité qu’il sedonne de faire le choix du merveilleuxmédiéval (Le Roi Arthur, Beowulf), oud’adopter, écart le plus radical, puisqu’ilest ontologique, le point de vue d’unanimal (Cheval de guerre, Les Neuf viesdu chat Montezuma).

... qui s’inscrit dans la veine duroman d’aventures...Le glissement du héros, et du lecteuravec lui, vers un espace du romanesque,produit du récit, parce qu’il génère dudésordre, du trouble. On reconnaît là lalogique du roman d’aventures, dont lesrécits convoquent fréquemment l’inter-texte : récit maritime (Le Naufrage duZanzibar, Sur la mer immense), récit demonde perdu (Le Roi de la forêt des bru-mes, qui cite explicitement RiderHaggard), robinsonnade (Le Royaume deKensuké), roman d’aventures histo-riques (Robin des bois, Jeanne d’Arc),voire western (Le Trésor des O’Brien)...Comme dans le roman d’aventures, lebasculement dans un univers dépaysant anon seulement une valeur pour l’histoire(jouant, on l’a vu, avec les intertextesdes récits initiatiques) et pour le pactede lecture (invitant le lecteur à adopterune posture romanesque), mais aussipour la structuration du récit lui-mêmeet sa thématisation, puisque cette miseen situation du héros dans un universextraordinaire se traduit, dans la logiquenarrative, par la figuration d’une crise etde sa résolution : l’instabilité de l’écartsuppose, au terme du récit, un retour àl’ordre, ou au moins à une autre forme

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d’équilibre. Ce mouvement structureld’une crise appelant à un retour à l’ordreest généralement thématisé dans le récit :il s’agira de sauver des Juifs (Anya), deretrouver un chat (Adolphus Tips), ou derejoindre la civilisation (Le Royaume deKensuké, Le Roi de la forêt des brumes).Cette crise peut également épouser touteune existence. C’est en effet l’un des traitsparticuliers de l’œuvre de Morpurgo qued’étendre le récit à une vie entière (ouau moins à une partie considérable del’existence) : dans Le Naufrage duZanzibar, un frère et une sœur sontséparés pendant des années, dans LesNeuf vies du chat Montezuma, nous sui-vons le destin d’un chat jusqu’à sa mort,dans Le Lion blanc, l’animal perdu nesera retrouvé que par le héros adulte,dans Seul sur la mer immense, l’énigmede la clé ne sera même résolue que parla fille d’Arthur... À chaque fois, il s’agitbien d’une crise, puisqu’elle introduit undéséquilibre que le récit s’efforcera decompenser. Mais elle paraît prendrevaleur métaphorique pour l’existenceentière – autrement dit, cette interroga-tion à laquelle le mouvement du récittente de répondre, c’est celle du sensmême de l’existence.La crise et le dépaysement se traduisentpar la mise en scène d’une série d’aven-tures et de rencontres extraordinaires – car, des Juifs cachés dans la forêt à larencontre avec Monsieur Personne, c’esttoujours à des découvertes et des aven-tures hors du commun que sont conviésles héros. Celles-ci s’accompagnent d’unbouleversement de l’univers social, à lasuite d’événements extérieurs (la guerre,un naufrage), mais aussi, très souvent,intimes (la mort d’un des deux parentsou la dislocation de son autorité apparaîtainsi comme l’une de ces ruptures obses-

sionnelles des récits6). Cette rupture limi-naire se traduit par le sentiment d’uneviolence généralisée, dont l’échelle peutvarier considérablement, du risque demort (Le Royaume de Kensuké, Le Roi dela forêt des brumes) aux peurs enfantineset adolescentes (Le Lion blanc, Le Jourdes baleines), ou même à force de dés-espoir existentiel (Monsieur Personne).Dans tous les cas, la crise et les aventuresentraînent l’altération d’une existence,dont le protagoniste sortira durablementtransformé.On comprend alors le lien qui existe avecle roman d’aventures, non seulementdans les récits qui pastichent le genre(Le Roi de la forêt, Le Royaume deKensuké), mais dans toutes les œuvresqui jouent avec les formes de l’épopée.Le référent épique, frappant quand l’au-teur se réfère au roi Arthur, à Jeanned’Arc ou à Robin des Bois, est en réalitétoujours présent implicitement, puisquele modèle narratif reste celui d’uneinitiation héroïque : au terme du récit,celui qui n’était qu’un enfant est devenuun homme, parfois célébré (Le Lionblanc, Le Royaume de Kensuké), parfoisanonyme, mais grandi par son action oules décisions qu’il a prises (Anya, SoldatPeaceful). Dans tous les cas, même sielle est presque toujours teintée de dés-enchantement, l’aventure du person-nage renvoie à une conception ascen-sionnelle, épique, de l’existence,menant le protagoniste de l’enfance àl’âge adulte, et les péripéties sont autantd’épreuves qualifiantes pour le héros.Le modèle solaire d’un héros allant versson apogée rappelle la logique duroman d’aventures, même quand le récitprend la forme modeste de l’expériencede vie d’un enfant.Mais Michael Morpurgo s’éloigne résolu-

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ment de l’idéal viril et aristocratique surlequel reposait le roman d’aventures – idéal qui a en partie conduit à laSeconde Guerre mondiale. Loin de cher-cher à nier la rupture qu’a constitué laguerre dans l’histoire de la littératurepour la jeunesse et de se contenter d’unpastiche des formes anciennes deromans d’aventures, Michael Morpurgofait de la guerre, ou de ses équivalents(la famine, la misère et les autres formesde violence), l’un des lieux de cristallisa-tion de l’aventure. Mais dans un mêmemouvement, il refuse l’esthétisation de laforce, propre au genre7, en inversant sys-tématiquement les signes associés tradi-tionnellement à ces lieux de l’aventure.Ainsi de la guerre qui, loin de susciterles scènes de bravoure héroïques, estvue de l’extérieur, par ses victimes(Anya, Adolphus Tips) ou par desacteurs secondaires, découragés, totale-ment dépassés par les événements(Soldat Peaceful et même... Cheval deguerre) ; le héros de romans géogra-phiques (par exemple Ashley, dans LeRoi de la forêt des brumes) se révèledémuni, haï par les populations localeset est sauvé par ceux-là même que la tra-dition littéraire l’aurait vu dominer, desêtres primitifs, les yétis. De même, lechoix de recourir à un protagonisteenfant, sans lui attribuer des ressourcesou une force hors du commun (commele faisaient les romanciers pour la jeu-nesse, d’Arnould Galopin à Enid Blyton),tend à défaire l’esthétisation de la vio-lence, pour n’en souligner que l’extrêmebrutalité : aucun des héros n’accomplitdes exploits extraordinaires ; tous, aucontraire, ne cessent de répéter leurdénuement face aux événements :jamais Michael n’aurait pu survivre dansl’île sans Kensuké, et l’aventure de Harry

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Anya, ill. Rozier-Gaudriault,Gallimard Jeunesse

Le Roi de la forêt des brumes,ill. F. Place, Gallimard Jeunesse

Cheval de guerre,ill. W. Glasauer,Gallimard Jeunesse

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n’est que la conséquence de son besoind’échapper à un monde qu’il vit commehostile, signe de sa fragilité (MonsieurPersonne)... Plus généralement, l’hé-roïsme tient plutôt à la résistance despersonnages aux événements qu’à leurengagement dans une logique roma-nesque : nul souci de gloriole dans lavolonté d’une petite fille de retrouver unchat (Adolphus Tips) ou dans celle d’aiderdes enfants juifs (Anya), mais une série dechoix ponctuels qui, accumulés, créent uneexpérience qui influe sur toute une vie.De même, les mécanismes traditionnelle-ment associés au romanesque pour per-mettre l’esthétisation de l’aventure sontsouvent désamorcés par l’auteur : il n’y apas de certitude que les bons triomphe-ront des méchants (ils peuvent mêmemourir, comme dans Soldat Peacefulou dans Seul sur la mer immense), lesennemis sont loin d’être toujours des« méchants » (Anya), bref, Morpurgoévite d’installer les conditions de cemanichéisme que suscite généralementle romanesque, et qui conduit à associertoujours les actions et les intérêts duhéros au bien, permettant une adhésioncomplète du lecteur à un processus nar-ratif univoque. L’effort, qui affleure sou-vent, d’opposer le réel aux constructionsromanesques procèderait d’une mêmevolonté : Morpurgo confronte la misèredes pionniers au mythe du Far West (LeTrésor des O’Brien), il déconstruit l’idéalde domination associé traditionnellementà la robinsonnade, et malmène le mythede l’aventurier-roi dans Le Roi de la forêtdes brumes. On voit comment la reprisedes conventions romanesques est contre-balancée par un effort pour la mettre àdistance, combien les stéréotypes dugenre sont confrontés au réel. Tous ceséléments sont en effet révélateurs d’une

volonté de démystification. Celle-ci s’ac-compagne à chaque fois d’une insistancesur les traits d’une quotidienneté quicontredit l’idée d’un caractère exception-nel de l’aventure : que ce soit sur l’île deRobinson, en Amérique, sur le front oudans un village occupé, ce qui l’emporte,ce sont les activités journalières, l’inci-dence du climat, et les émotions et senti-ments (de fatigue, de bien-être) liés auxévénements vécus par les protagonistes,dans une attention au détail fort éloignéede l’usage des procédés d’exagération etde grandissement caractérisant la littéra-ture d’aventures.

... en confrontant les héros à lacruauté du monde réel...Ainsi assiste-t-on à une volonté de relire lapoétique de l’aventure dans une perspec-tive réaliste. Le basculement du person-nage, et, avec lui, du lecteur, dans un uni-vers dépaysant propre au romanesquedevient alors, paradoxalement, uneconfrontation au réel et à son horreur.Loin de se traduire par une mise à dis-tance permettant de produire les effetsd’esthétisation de la violence, commec’est habituellement le cas, l’univers danslequel bascule le héros est un moyenpour l’auteur de confronter le lecteur àdes événements politiques et sociaux quisont à l’origine du monde dans lequel ilvit : la bombe atomique (Le Royaume deKensuké), la déportation des Juifs(Anya), les souffrances des immigrés (LeClan des O’Brien), la violence éducative(Le Lion blanc), le désespoir dans lequelpeuvent se retrouver les plus démunis (LeNaufrage du Zanzibar) et, toujours, l’in-humanité de la guerre (qui peut être évo-quée, de façon paradoxale, à travers lesort d’un cheval, révélant par l’absurdeun processus de déshumanisation généra-

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lisée8), sont quelques-uns de ces événe-ments qui font aventure, et qui révèlentcombien l’écart romanesque se révèleplongée dans le réel. À chaque fois, lesévénements se traduisent par une prisede conscience du personnage qui permetsa maturation, entraînant une initiationplus intime qu’héroïque.Le retournement du romanesque enréalisme, et du dépaysement en interro-gation sur le monde, se révèle naturelle-ment dans le traitement de l’Histoire etde la géographie. Certes, le décalage dutemps et de l’espace est source de roma-nesque, nous l’avons vu, mais dans unespace suffisamment proche pour n’êtrepas totalement imaginaire. L’univers defiction est exotique pour un jeune lec-teur, mais sans hétérogénéité radicaleavec notre monde, tels la vie des habi-tants des Pyrénées (Anya), un villageentouré de barbelés (Adolphus Tips), ouLondres ravagée par les bombes(Monsieur Personne). De même, ledépaysement qu’apporte l’Histoire n’estpas celui, total, d’un passé lointain, maiscelui, plus relatif, des générations précé-dentes, dont les récits familiaux trans-mettent encore le souvenir. De même,les légendes sont-elles réinscrites dansun traitement réaliste du monde,comme lorsqu’elles sont rapportées à lavie rude des insulaires, marins et pay-sans, dont l’auteur décrit les activitésquotidiennes (Le Jour des baleines, LeNaufrage du Zanzibar). Le monde n’est jamais totalement hété-rogène à celui des lecteurs, et ceux-ciconservent souvent vis-à-vis de lui unecertaine familiarité qui est renforcée parles souvenirs et la culture partagée. C’estdu moins un tel lien que Morpurgo nousinvite à tisser quand il met en scène latransmission dans ses œuvres : c’est un

narrateur premier, plus proche du lec-teur, qui entend par Millie, désormaisvieille, l’histoire du Lion blanc, et le nar-rateur du Naufrage de Zanzibar reçoit àla mort de sa tante le récit qui nous estconté ; c’est en regardant aujourd’hui untableau représentant Joey, que le narra-teur du Cheval de guerre peut proposer àses lecteurs le récit par l’animal de sessouffrances à la guerre. Enfin, tandis queles parents sont généralement expulsésdu récit (créant cet effet de décentrementromanesque que nous avons décrit), desaïeux viennent se substituer à eux, oppo-sant la logique du lien par le conte et parla transmission aux liens du foyer et dusang : le grand-père de Jo dans Anya,Oncle Sung dans Le Roi de la forêt desbrumes, grand-mère O’Brien rapportantle récit de l’arrivée de sa famille qu’elleavait entendue elle-même de son grand-père (Le Trésor des O’Brien), tous trans-mettent et guident par leur récit un des-tinataire mis en scène dans le texte. Defaçon significative, Michael Morpurgochoisit même d’enraciner le conte légen-daire du Roi Arthur dans les îles Scilly, etde narrer le récit à un enfant d’aujourd’-hui par la bouche même d’Arthur,comme s’il s’agissait de souligner le faitque l’Histoire ou la légende n’a de sensque pour un présent9.

La question de la transmissionOn voit combien la question d’une trans-mission générationnelle par un tiers quin’est pas le géniteur légal (lequel, quandil n’est pas mort, n’est généralement pasà la hauteur, en particulier quand il s’agitdu père, trop lointain, trop froid), maisune figure symbolique, retrouve ici cetteforme de transmission qu’est la littérature– et en particulier la littérature pour la jeu-nesse. Bien des romans mettent en scène

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la communication littéraire : outre LeRoi Arthur, on citera celui du Naufragedu Zanzibar, celui d’Adolphus Tips oudu Trésor des O’Brien, qui tous figurentun conteur transmettant le récit à sadescendance. Comme les aînés racon-tent aux personnages et narrateurs pre-miers leurs aventures passées, MichaelMor-purgo peut transmettre les lende-mains misérables de la Seconde Guerremondiale, tout comme il peut, par lesrécits qu’il a entendus, souligner sahaine de la guerre et les souffrancesqu’elle a causées à des proches, ou bienles difficultés matérielles des pêcheursde ces îles Scilly auxquelles il est parti-culièrement attaché, et dont il ne cessede dire qu’anecdotes et légendes lui ontété contées (donc transmises) par leshabitants du cru. Dès lors, l’Histoire(comme la géographie, qui enregistreconstamment la trace des légendes) secharge d’une dimension mémorielle quil’enracine dans la réalité et contreba-lance la distance romanesque de l’aven-ture, lui donnant du même coup unevaleur existentielle.L’aventure, loin d’être simplementsource d’un plaisir irréaliste, permet deconduire le lecteur, par la médiation dupersonnage, dans un univers radicale-ment différent de celui auquel il estfamilier, et de l’inviter à tenir compte à lafois de modes de vie différents du sien, etde la violence du monde – une violencequi apparaît d’ailleurs politique, socialeet psychologique, autant, sinon plus, quephysique. La mise en scène de figuresd’aïeux et d’aînés, tous auteurs en unsens, assure un rôle de transmission,invitant le lecteur, dépaysé, à jouer le jeudu récit sans en occulter la cruauté. Ledépaysement permet de donner à voir, dedonner à ressentir.

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Le Naufrage du Zanzibar, ill. François Place, Gallimard Jeunesse

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Il y a un sérieux chez Morpurgo quicontredit le pacte ludique qu’engage tradi-tionnellement l’esthétique romanesque,et qui témoigne de ce que la question dela transmission et des implicites discursifsdont est porteur le texte est fondamen-tale. C’est en cela que l’auteur peut remo-tiver de façon originale les mécanismesque suscite le roman d’aventures. Car si,dans la tradition, un tel genre – en expulsant un jeune de son foyerpour lui faire subir une série d’épreuvesqui lui permettront de revenir triomphal– joue avec l’imaginaire initiatique – il lefait généralement à vide : que le novicerevienne initié, que l’enfant devienneadulte, que l’écuyer se révèle héros nesignifie en rien qu’un savoir ésotérique aété délivré dans le texte. A fortiori n’y a-t-il souvent pas de véritéqui s’échange entre l’auteur et le lecteursinon une formulation à vide des struc-tures anciennes des récits de transmis-sion : comme l’avait supposé NorthtropFrye, le roman d’aventures n’est souventrien de plus qu’une « version profanedes mythes »10, vidée de tout sens. Mais, chez Michael Morpurgo, le trajet del’enfant accompagné de son guide d’a-doption (aïeul ou aîné) sert de métaphoreà la relation de l’auteur au lecteur ;l’Histoire se fait mémoire et l’espacedépaysant est rapporté, directement ouindirectement, aux expériences del’auteur ; le détour romanesque permetle dévoilement du réel ; la violence del’aventure est une fenêtre sur le monde.Ce monde que l’enfant découvre dépay-sant, l’auteur, cet autre guide, l’affirmefamilier ; ces événements extraordinairesvécus par le héros, l’auteur les rapporteà notre réalité – effort qui explique songoût d’un pathos sec, d’une souffranceévoquée crûment. Michael Morpurgo

cherche à transmettre, à travers lamédiation des formes du romanesque etde l’aventure, un héritage, intime cettefois, celui d’une expérience de vie oud’un regard sur le monde, qui permet àl’auteur de retrouver, dans ses œuvres,ce qui faisait autrefois l’attrait de cer-tains récits d’aventures, l’impression quese joue en un sens, dans ce genre, latransmission d’un regard sur le mondeentre les générations, d’un auteur vers lelecteur, d’un protagoniste enfant vers lehéros adulte, du personnage vers lejeune destinataire de l’œuvre.

1. Sur le romance, voir Gillian Beer, The Romance,

Londres, Routledge and Kegan Paul, « The Critical

Idiom », 1970.

2. Au Pays de mes histoires, Paris, Gallimard Jeunesse,

2007.

3. Dans ses essais « À bâtons rompus sur le roman »,

« Une humble remontrance », « Une Note sur le réalisme »,

etc. (Essais sur l’art de la fiction, Paris, Payot, « Petite

Bibliothèque Payot », 1992).

4. Au Pays de mes histoires, op. cit.

5. Jean-Marie Schaeffer, « Le Romanesque »,

http://www.vox-poetica.org/t/Le_romanesque.pdf.

Dans son essai, Schaeffer repère quatre traits définitoires

du romanesque : l’écart avec le réel, l’importance de

l’action, le recours à des personnages qui sont des

types (souvent suivant un schéma manichéen) et la

mise en scène de passions extrêmes. Nous nous inté-

resserons surtout au premier point, plus déterminant

dans la notion anglo-saxonne de romance comme litté-

rature du dépaysement.

6. On connaît la source autobiographique de cette obses-

sion chez un auteur qui n’a connu que très tard son père.

7. Celle qui fait dire à Pierre MacOrlan que l’amateur

de romans d’aventures se nourrit de cadavres (Petit

Manuel du parfait aventurier, Paris, Les Sirènes, 1920).

8. Cheval de guerre.

9. Le procédé est proche de celui employé dans Robin

des bois, qui propose un va-et-vient similaire entre les

époques.

10. N. Frye, L’Écriture profane, Paris, Circé, 1996.

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