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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 3 février 2007. Nouvelle série n° 34. Un inédit de Jean Ristat Walls of Neemrana, de Yann Toma. « L’animal que donc je suis » Jacques Derrida Célébration des régicides et de la République GALERIE PATRICIA DORFMANN

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Page 1: 03 02 07LettresF · donnait lecture d’un texte de Pierre Bourgeade absent de Pa-ris, suivi d’un hommage à ... Duras avant Duras ... comme Descartes, Kant, Heidegger, Lacan

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 3 février 2007. Nouvelle série n° 34.

Un inédit de Jean Ristat

Walls of Neemrana, de Yann Toma.

« L’animal que donc je suis »Jacques Derrida

Célébration des régicides et de la République

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . I I

SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 3 février 2007. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jean Ristat (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Gerhard Jacquet (Marseille), Fernando Toledo (Colombie), Olivier Sécardin (USA), Marc Sagaert (Mexique)Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 3 mars 2007.

Reviva Zapatadu Che à Chavezgraphisme-collage de

Mustapha BoutadjineÀ la galerie Arcima

du 13 février au 4 mars 2007161, rue Saint-Jacques, 75005 ParisTél. : + 33 (0) 01 46 34 12 26

Métro : Cluny-La Sorbonne, RER : Luxembourg

[email protected]

ÉDITORIAL

La République insultéeFranck DelorieuxVigilant de Saint-Just

On se souvient que, lors des émeutes en banlieues, Nico-las Sarkozy, ministre de l’Intérieur et de la campagnede Nicolas Sarkozy, voulait pénaliser les insultes contre

la République. Il semblerait que la défense de la Républiquen’intéresse Monsieur Sarkozy que lorsqu’il s’agit de fustigerla « racaille » et les rappeurs, c’est-à-dire ni plus ni moins querécupérer les électeurs d’extrême droite. En effet, le dimanche21 janvier dernier, place de la Concorde, on a pu assister à unpetit événement aussi sinistre que grotesque : une dizaine dejeunes hommes hurlant « Le Roi à Paris ! À bas la Répu-blique ! » Reprenons le déroulement de cette matinée. À l’ap-pel de Jean Ristat, des Lettres françaises, de la section françaisedes Vigilants de Saint-Just et de l’Association des écrivains etartistes révolutionnaires, une quarantaine de républicains sesont réunis pour célébrer les régicides et l’avènement de la Ré-publique. Dans une ambiance qui devait être fraternelle etjoyeuse, il était prévu que des discours d’écrivains soient pro-noncés. Jean Ristat ouvrait la manifestation, Marie-Noël Riodonnait lecture d’un texte de Pierre Bourgeade absent de Pa-ris, suivi d’un hommage à Robespierre (vous savez, celui quivoulait abolir la peine de mort…) par Francis Combes, VivianeThéophilidès prêtait sa voix à un discours de Saint-Just, DenisFernandez-Recatala évoquait Sade et enfin je saluais la Répu-blique sur un ton néoclassique – le tout entrecoupé de chantsrévolutionnaires entonnés par des membres d’une chorale pa-risienne. La tradition instaurée dès 1793 par les révolution-naires et les athées était respectée : le restaurant le Café du Pas-sage nous avait apporté une tête de veau à déguster avec unverre de vin rouge ou de bourbon. Ainsi souhaitions-nous fê-ter, non pas la mort d’un homme, non pas l’abjecte peine demort, mais bien la fin d’un monde, de l’Ancien Régime, de laféodalité, de l’asservissement du peuple par le roi et l’Église ;en un mot, le triomphe de la République.

C’était sans compter sur les nostalgiques de l’ordre ancienqui nous ont empêchés de prendre la parole aux cris de « À basla République », donc, mais aussi de « République assassin »,« Robespierre Hitler même combat », « Communistes assas-sins » ou encore en scandant « Action française ». L’Actionfrançaise ? Qui aurait pu imaginer que ça existait encore ? Quisont-ils encore ? Que veulent-ils encore ? Le site Internet de ce« mouvement politique » et les liens auxquels il renvoie nousrenseignent. Outre un exposé de leur doctrine politique, des at-taques contre les candidats à la présidentielle Nicolas Sarkozyet Ségolène Royal, des débats pour savoir s’ils doivent voter (?)pour de Villiers (« l’AF 2000, dans sa tradition du compromisnationaliste et de la défense de l’intérêt national en toutes cir-constances, avait plusieurs fois donné la parole à M. de Villiersou à d’autres cadres du MPF lors de plusieurs campagnes eu-ropéennes ») ou pour Le Pen (« Le Pen est l’étape nécessairevers un royalisme maurrassien aujourd’hui »), on peut y lirenotamment la défense de Maurice G. Dantec et d’Alain Fin-kielkraut. Seraient-ils devenus philosémites et sionistes ? Il yaurait de quoi s’en étonner – le mot est faible. Une page du sitedénonce la désinformation pratiquée selon eux dans les ma-nuels scolaires comme celui qui reprend cette citation de Maur-

ras : « C’est en tant que juif qu’il faut voir, concevoir, entendre,combattre et abattre le Blum… Ce dernier verbe paraîtra unpeu fort de café : je me hâte d’ajouter qu’il ne faudra abattrephysiquement Blum que le jour où sa politique nous auraamené la guerre impie qu’il rêve contre nos compagnonsd’armes italiens. Ce jour-là, il est vrai, il ne faudra pas le man-quer. » Comment est-ce commenté ? D’une manière toutesimple : « En rappelant ce texte de Maurras, il s’agit bien sûrde provoquer chez les élèves un effet de répulsion : n’oublionspas que désormais tout propos, quelle qu’en soit la date, quiapparaît teinté d’antisémitisme, est confondu avec les horreursdu nazisme. » On lit bien « quelle qu’en soit la date » et « ap-paraît teinté d’antisémitisme ». Est-il nécessaire de rappelerque le journal l’Action française a une influence profonde surla France d’avant-guerre et que cet antisémitisme proclamé decelui qui allait voir en Pétain une « divine surprise » a fertiliséun climat de haine dont l’aboutissement n’est autre que la pro-clamation des lois raciales, l’étoile jaune, le camp de Drancy,la rafle du Vél’d’Hiv… ? L’Action française ne se proclameplus antisémite, pas plus qu’elle ne tient des propos clairementracistes ; Dantec est là pour ça. Ils s’indignent que des gau-chistes aient empêché une conférence d’Alain Finkielkraut(mêmes initiales que le « mouvement politique ») : n’est-il pas,outre l’auteur d’un essai sur la pensée de Péguy, celui qui a dé-noncé des « émeutes à caractère ethnico-religieuses » dans lesbanlieues ? Autre temps, autre haine.

Vous l’aurez compris, chers amis rappeurs, si vous voulezinsulter la République en toute impunité, il vous suffit de vousraser le crâne, d’aller à la messe et de devenir d’extrême droite.La police ne vous inquiétera pas plus qu’elle n’est intervenue,le 21 janvier, quand la racaille, la vraie, a insulté cette Répu-blique qui a donné sa devise à la France : liberté, égalité, fra-ternité. Ce jour-là, la violence est restée verbale. Des militantsmonarchistes le regrettent : « Malheureusement, il n’y avaitque des vieux… donc pas de baston… ». Cette phrase fait par-tie des réactions sur un blog à une vidéo de leur coup de forcequ’ils diffusent sur le site de l’Action française étudiante. Onpeut également y lire : « Ben moi honnêtement je suis un peudéçu… quand j’ai vu le titre de la vidéo, je me suis dit “cooooool ! ils vont péter la gueule à des pauvres pourrituresscatologiques communistes”… » Ou encore : « Mort aux com-munistes, ils détruisent la France. » On ne saurait être plusclair. Je crois qu’il y a des textes de loi qui condamnent cespropos, n’est-il pas ? Au final, nous avons quand même puprendre la parole, mangé la tête de veau et trinqué à la Répu-blique. Ils sont partis en expliquant qu’ils devaient aller à lamesse…

En parlant de messe, comment l’Église peut-elle justifier decélébrer un office dans la crypte de la Madeleine à l’appel del’Action française le 6 février prochain, messe à la mémoire desmorts de la tentative de coup d’État fasciste de 1934 ? Plus quejamais, il importe de se mobiliser pour la défense de nos va-leurs, de la République et de la laïcité. La publication intégraledes discours de la manifestation du 21 janvier 2007 dans lesLettres françaises (voir pages VI et VII), n’a pas d’autre sens.

EXPOSITION

Franck Delorieux : la République insultée. Page II

Laura Odello : l’Animal dans le tube. Page IIIJacques-Olivier Bégot : Sur les traces de l’animot.Page IIIAlexander Schnell : Pourquoi les animaux ne parlent pas ?Page IVFranck Delorieux : Décapiter le Minotaure. Page IVGérard-Georges Lemaire : Topologies de Buffon et de Franz Kafka. Page VJean-Pierre Han : des Hommes et des bêtes sur scène. Page V

Jean Ristat : Pour la souveraineté du peuple. Page VIPierre Bourgeade : Vive Saint-Just et mort aux vaches ! Page VIDenis Fernandez Recatala : Hommage aux régicides. Page VIFrancis Combes : Pour l’anniversaire du régicide.Page VIIFranck Delorieux : Apollon terroriste. Page VIIJean-Pierre Siméon : la Nouvelle Phrase d’un désespoir enchanté. Page VIIIMarianne Lioust : Duras avant Duras : déjà Duras. Page VIIIGérard-Georges Lemaire : Éloge de Dora Diamant. Page IXMarc Thomas : le Cas Buzzati. Page IXFrançois Eychart : Une chronique lucide de la vie en RDA.Page IXFrançoise Hàn : la Poésie en revues (chronique) Page XFrançois Eychart : Un roman des années de plomb.Page XFrancesco Magris : Scerbanenco, un auteur à découvrir.Page XBelinda Cannone : Lettres sensibles de la « Muse de la raison ».Page XIElena Bizjak Vinci : les Mystères de Trieste : Modigliani et Voghera. Page XIIGiorgio Podesta : les Rêves d’un monde éphémère et flottant. Page XIGeorges Férou : Marc Chagall, un graveur contrarié. Page XIIPaul Tournon : les Cartes pliées d’André-Pierre Arnal. Page XIIJustine Lacoste : À la recherche de la Belgique perdue. Page XIIGianni Burattoni et Franck Delorieux : Adieu l’oubli.(chronique). Page XIIIJosé Moure : le Dernier des fous, de Laurent Achard, ou l’éloge de l’ombre. page XIIIClaude Schopp : Journal d’un cinémateur (chronique).Page XIVGaël Pasquier : Résister à l’effacement. Page XIVGaël Pasquier : Forteresses des corps. Page XIVJean-Pierre Han : l’Envers du décor. Page XVDiane Scott : Désaffection. Page XVClaude Glayman : le Concert européen au XIXe siècle. Page XVJean Ristat : la Chasse du sanglier. Page XVI

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . I I I

L ’ A N I M A L Q U E D O N C J E S U I S

L’animal dans le tube«O

n dit donc que l’animal a son monde ambiant et qu’ilse meut avec lui. Dans son monde ambiant, l’animalest, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un

tuyau qui ne s’élargit ni ne se resserre. (1) »Si l’animal est enfermé dans un tube, comme le suggère Hei-

degger dans un séminaire de la fin des années trente, il faudraitpeut-être se demander comment il a bien pu en arriver là. Etd’abord, quoi de la philosophie dans ce tubage de l’animal? Quoide cette grande tuyauterie qui relie et rassemble les différents vi-vants non humains, en les canalisant tous dans une seule conduite,singulière-générale, nommée « l’animal » ?

Si l’on suit, avec Jacques Derrida, la piste critique et décons-tructive (dans L’animal que donc je suis, il traque des penseurscomme Descartes, Kant, Heidegger, Lacan et Lévinas, en suivantleur discours sur l’animalité (2)), on peut définir la philosophie,dans sa tradition métaphysique occidentale, comme autobiogra-phie, c’est-à-dire comme présentation de soi à partir d’une cer-taine articulation de la notion de vie. La philosophie, donc, commerécit des limites du vivant. En parcourant les principaux argu-ments philosophiques sur l’animalité, Derrida y souligne, sansvouloir pour autant effacer ni réduire les différences spécifiquesd’un auteur à l’autre, une séquence de traits communs : la philo-sophie du sujet – du cogito ergo sum cartésien jusqu’au Daseinheideggerien en passant par le je pense kantien – semble traverséepar une unique théorie sur l’animal. Ou mieux : par un théorème,où il y va toujours d’un certain voir sans être vu. L’animal, en ef-fet, est saisi par le regard du philosophe comme un objet nonvoyant.

La philosophie serait le grand récit autobiographique de la viehumaine à partir de la construction d’une limite, une et indivisible,par laquelle elle se distingue de l’animal. Et la thèse d’une limiteabyssale, d’une rupture entre ceux qui disent «nous les hommes»et ce qu’ils nomment « l’animal », cette thèse est ce qui permetd’inscrire philosophiquement la question du propre de l’homme:les animaux ne possèdent pas le logos (3), ils ne savent pas ré-pondre (tout au plus réagissent-ils) ; ils ne peuvent feindre defeindre, c’est-à-dire mentir, ni effacer les traces. Autrement dit, ilssont privés de ce qui définit le propre de l’homme. « L’animal »,en tant que singulier général, est le concept dans lequel se trouverenfermé – comme dans un tube – tout vivant non humain, toutvivant qui n’est pas, comme l’homme, un animal rationnel, unanimal politique, zoon logon ekhon.

Homme et Animal. À partir de cette double marge, la philoso-phie se raconte. Elle se raconte elle-même, elle raconte sa proprehistoire, l’histoire du soi et de la position du soi en tant qu’ipséité,en tant que souveraineté d’un je peux. L’animal est justement cequi ne peut pas dire « je », et donc, contrairement à l’homme, nepeut produire aucune écriture de soi, aucune autobiographie. «Les

hommes seraient d’abord ces vivants qui se sont donné le mot pourparler d’une seule voix de l’animal et pour désigner en lui celui qui,seul, serait resté sans réponse, sans mot pour répondre. (4) »

Mais cette limite entre Homme et Animal, pour Derrida, estdivisée en soi, multiple, hétérogène : sa linéarité se plie, se multi-plie de façon abyssale. Et une lecture déconstructive de cette frag-mentation n’entend pas effacer une telle limite, elle en compliqueplutôt les contours : il ne s’agit pas de nier la différence d’avec l’ani-mal afin de reconstituer un grand ensemble des vivants, mais derepenser philosophiquement la notion de vie, en interrogeant lesaxiomes qui semblent vouloir délimiter de façon univoque lepropre de l’homme. Il ne s’agit donc pas de restituer la parole auxanimaux, mais de penser autrement le pouvoir qu’a le sujet de sedéfinir dans son rapport au logos. À commencer par cette ques-tion : dans quelle mesure le sujet pourrait-il proprement avoir ac-cès au sens, répondre, dire « je », sans qu’une telle autopositionimplique déjà, de façon irréductible, une altérité déstabilisantstructurellement l’autonomie de l’autos, la souveraineté de l’ipse?

Pour rompre avec cette logique de l’exclusion, avec ce violentdispositif métaphysique de l’animal dans le tube, il ne suffit pasd’en appeler, comme le fait Lévinas, à un sujet assujetti à l’autre :bien qu’il ait pensé la subjectivité en termes d’hétéronomie radi-cale, pour Lévinas, l’animal reste sans visage et, en tant que tel,non responsable. À l’écart, donc, de l’éthique humaine et frater-nelle. Le « tu ne tueras point » est un interdit qui ne concerne queles hommes, et non les animaux, ni l’animalité dans l’humain. «Lamise à mort de l’animal […] ne serait pas un meurtre. Et je relie-rais cette « dénégation » à l’institution violente du « qui » commesujet. (5)» Le sacrifice de l’animal s’inscrit ainsi au sein d’un granddispositif de mise à mort non criminelle, décidée par un sujet sou-verain (6). Qui sacrifie l’autre vivant, « avec ingestion, incorpora-

tion ou introjection du cadavre » : « opération réelle, mais aussisymbolique quand le cadavre est « animal » […], opération sym-bolique quand le cadavre est « humain ». (7) » La mise à mort sa-crificielle de l’animal trouve ainsi son équivalent « humain » dansla peine de mort, qui condamne en effet l’animalité au sein du vi-vant humain, en la sacrifiant au nom d’une valeur morale – aunom de l’homme comme fin en soi, pour citer Kant.

«L’animal est pauvre en monde», dit Heidegger, car il n’a pas,contrairement au Dasein,accès au monde en tant que tel. Sa pau-vreté en monde vient du besoin qui le lie à l’objet, à l’étant. L’ani-mal ne laisse pas l’étant être en tant que tel, tel qu’il est, mais il s’yrapporte nécessairement selon un certain intérêt, une certaine uti-lité. Il est enclos dans le tube de l’animalité, enfermé dans une im-puissance qui lui barre l’accès à la différence ontologique.

Et le Dasein ? Parvient-il, quant à lui, à se rapporter de façonpropre et pure à l’en tant que tel ? Parvient-il à se détacher abso-lument des intérêts, des pulsions, des besoins, bref, de tout projetvital ? L’homme n’est-il pas, lui aussi, pauvre en monde ?

Ce tube dans lequel la philosophie a enclos l’animal, le toutautre ; ce conduit unique et fantasmatique dans lequel elle l’a sou-verainement détourné, en le privant de pouvoir et de parole, c’estdès lors la limite même de la philosophie : cette limite qui, au nomdu propre, la nourrit et l’identifie à partir de la canalisation for-cée de l’autre.

Limite de la philosophie, donc, à entendre aussi dans le sensautoimmunitaire d’une limitation de soi : le tube qui irriguela philosophie peut toujours se rompre et inonder le méca-nisme tout entier. Un court-circuit qui ne la laisse plus êtretelle qu’elle est. Une fuite au cœur du système. La loi de l’autreau cœur du même.

Laura Odello

(1) Martin Heidegger, les Concepts fondamentaux de lamétaphysique – Monde – finitude – solitude, traductionfrançaise de Daniel Panis, Paris, Gallimard, 2002, § 47.(2) Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, édition établie par Marie-Louise Mallet, Paris, Galilée, 2006.(3) « Et le logocentrisme est d’abord une thèse sur l’animal, sur l’animal privé de logos, privé de pouvoir-avoir le logos :thèse, position et présupposition qui se maintient d’Aristote à Heidegger, de Descartes à Kant, Lévinas et Lacan. »(L’Animal que donc je suis, p. 48.)(4) Idem, p. 54.(5) J. Derrida, « “Il faut bien manger” ou le calcul du sujet », dans Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, p. 297.(6) Que Derrida définit comme « carnophallogocentrique ». Voir notamment « “Il faut bien manger”… ».(7) Idem, p. 293.

Sur les traces de l’animotD

ans un fragment de Par-delà bien etmal, Nietzsche caractérisait l’hommecomme « l’animal dont le caractère

propre n’est pas encore fixé ». Tout le paradoxeest que ce défaut, qui devrait rappeler la fragi-lité de sa condition à ce vivant qui ne peut re-vendiquer d’autre propre qu’un propre néga-tif, ne tarde pas à s’inverser en marque de su-périorité. L’homme n’est-il pas aussi cet animalqui, tel Adam, a reçu du créateur, pour com-penser ce manque, le privilège exorbitant d’as-signer aux autres animaux leur « caractèrepropre » ? N’est-ce pas lui qui a reçu le pouvoirde les nommer et le droit de les assujettir ?

À plus d’un titre, ces mots de Nietzsche, aux-quels Derrida ne manque pas de faire allusionchemin faisant, pourraient figurer en exergue deL’animal que donc je suis. Ils se placent en effetd’emblée sur le double registre qui parcourt toutle livre : certes, Derrida ne cesse de souligner lecaractère problématique de toute oppositiontranchée entre « l’homme » et « l’animal » en gé-néral. Mais ce rappel critique, destiné à défaireles fausses évidences du sens commun partagées

par la plupart des philosophes, cette vigilance nevise pas tant à effacer la limite entre l’homme etl’animal (comme si c’était possible – et souhai-table), qu’à « multiplier ses figures, à compli-quer, épaissir, délinéariser, plier, diviser la lignejustement en la faisant croître et multiplier »(p. 51). Autant dire qu’il ne saurait s’agir de sim-plement « rendre » à l’animal tout ce dont il a étéprivé, à commencer par le langage, ou plus pré-cisément la capacité de répondre et non seule-ment de réagir à des stimulus extérieurs (pourDerrida, cette thèse commande tout le reste). Ilimporte bien plutôt d’inquiéter l’assurance et laposture de supériorité de tous ceux, de Descartesà Lacan en passant par Kant, Heidegger et Lé-vinas, qui n’ont jamais vraiment douté que cer-tains traits appartenaient en propre à l’hommeet à lui seul. Mais comment, par exemple, êtresûr qu’on répond de manière responsable à unequestion adressée par l’autre et qu’on n’est pasen train de réagir mécaniquement à des déter-minations qu’on ignore ?

Cette chaîne de questions qui se rassem-blent sous l’intitulé L’animal que donc je suis

trouve son centre dans le problème de l’iden-tité, dans l’inquiétude autobiographique quicourt de Descartes à Rousseau : « Mais moi,qui suis-je ? » Mais dès les premières pages, lesattendus du lecteur sont déjoués par un pari quiparaît insensé, mais dont tout le livre tente deprouver la fécondité : et si, contrairement à cequ’ont soutenu tous les philosophes, c’était,d’abord et avant moi, à l’animal qu’il revenaitde répondre à la question « qui suis-je ? » ? Etsi c’était lui qui détenait le secret de toute au-tobiographie ? À ce compte, c’est bien lui « queje suis », que je poursuis à la trace, chaque foisque je me pose la question « qui suis-je ? »Toute appréhension du propre de l’hommesuppose cette exposition à l’animal en formed’expropriation. Je suis toujours après l’ani-mal, à sa suite.

D’où la nécessité d’un tout autre geste depensée et d’écriture, d’un autre rapport à« l’animal » qui commence par renoncer à cemot qui ne dit rien d’autre que la bêtise hu-maine, trop humaine, du discours qui y a re-cours et qui ne signale, pour Derrida, « pas seu-

lement une faute contre l’exigence de pensée, lavigilance ou la lucidité », mais bien « un crime[…] contre les animaux, contre des animaux »(p. 73). D’où, en contrepoint, pour donner à en-tendre tous les maux dont ce simple mot d’ani-mal est le signe, cette magnifique invention deDerrida, l’animot, « ni une espèce, ni un genre,ni un individu », mais « une irréductible multi-plicité vivante de mortels » ; bref, une sorte dechimère. En faisant ainsi résonner le multiple,tous les animaux, dans le singulier d’un nom in-ouï, l’animot, Derrida entend délier et délivrerl’animal non seulement du mépris où il est tenu,mais aussi de toutes les identifications anthro-pomorphiques qui dénient son altérité.

C’est dire que cette confrontation extrême-ment serrée, âpre et sans concessions avec la tra-dition philosophique, est inséparable d’uneautre pensée de l’autre, qui conduirait à repen-ser l’éthique de fond en comble, à partir de cetteébauche de dialogue entre Descartes, Rimbaudet Derrida : « — Qui suis-je ? — Je est un autre.— Et si cet autre était un animal ? »

Jacques-Olivier Bégot

Les pages qui suivent sont inspirées par l’important inédit de Jacques Derrida L’animal que donc je suis. Le livre nous rappelle la présence insistante tout au long de son œuvre de la question de « l’animal ».

« Il ne s’agit pas seulement de demander si on a le droit de refuser tel ou tel pouvoir à l’animal (...), il s’agit ausside se demander si ce qui s’appelle l’homme a le droit d’attribuer en toute rigueur à l’homme, de s’attribuer,donc, ce qu’il refuse à l’animal, et s’il en a jamais le concept pur, rigoureux, indivisible, en tant que tel. » (2)

Jean Ristat

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . I V

L ’ A N I M A L Q U E D O N C J E S U I S

Pourquoi les animaux ne parlent pas ?L

a tradition philosophique (et théologique) a toujours consi-déré l’animal dans sa différence d’avec l’être humain –même si celui-ci a été défini, lui aussi, comme « animal »

(comme animal rationnel, animal politique, voire même comme« animal métaphysique »). Cette différence étant une différenceprivative : l’animal est privé du logos (c’est-à-dire de la faculté deparler), privé de la capacité à s’inscrire dans une organisation col-lective institutionnalisée, etc. Or, en substituant au mot «animal»ce qu’il appelle la « “chimère” animot », Jacques Derrida préco-nise dans L’animal que donc je suis, 2006 – au-delà du fait qu’iln’y a pas, pour lui, face à l’homme, de terme générique singulierd’« animal », mais seulement une multiplicité irréductible d’« ani-maux » et que, du reste, l’animal n’est précisément qu’un « mot »– qu’il faut penser l’absence de langage, chez les animaux, autre-ment que comme privation. Mais comment comprendre autre-ment cette absence ?

Avec l’élaboration de ses «concepts fondamentaux» de la «dif-férance», de la «trace» et de la «répétition», Derrida a fourni dansses premiers écrits un cadre conceptuel – qui est loin d’être figé –permettant d’approcher et de cerner l’« événement », relevant duparler autant que du penser, de la « signification » (au sens d’unprocessus différenciateur dans et à partir du signe, à savoir, donc,d’un « sens se faisant»). Si ce cadre n’est pas un « schéma» stérile,c’est parce que, tout en le mettant à l’épreuve, Derrida ne cesse d’endéplacer et transgresser constamment les limites. Un des exemplesqui en témoigne le mieux concerne la notion d’« altérité » dans lapensée derridienne : en effet, non seulement la saisie de l’altérité né-cessite une telle transgression, mais l’« événement de la significa-tion » ne se laisse finalement penser qu’à partir de cette altérité.Dans ce recueil de conférences réalisé trois décennies après les pre-mières élaborations fondamentales au sujet de l’altérité, Derridarappelle que le point de vue de l’«autre absolu» se manifeste dansle regard d’un animal. S’annonce par là rien de moins qu’une re-considération non pas, certes, de son cadre initial, mais du rapportentre le logos (pensée-langage) et l’affectivité dont Derrida traite àtravers le prisme du « pâtir » de l’animal.

Cette reconsidération se présente, de nouveau, comme une dis-cussion assez polémique – cette fois avec Descartes, Kant, Levi-nas, Lacan et Heidegger. Or, ce qui est frappant, c’est que Derrida

revient, dans ce texte tardif, sur son jugement assez sévère sur Hei-degger auquel il avait habitué son lecteur à ce propos. Il salue icil’ampleur et la rigueur, qui lui paraissent « incomparables », d’uneanalyse qui fait apparaître que la question de l’animal surgit dans

une réflexion sur ce que Heidegger, lui, appelle la « tonalité fon-damentale (Grundstimmung)» – ouverture préconceptuelle et af-fective au monde qui répond autant, comme le souligne Derrida,à la question : « Qu’est-ce que l’homme ? ». Le questionner phi-losophique ne vise plus un fondement de la connaissance, mais lepoint d’ancrage de tout penser que Derrida voit dans cet événe-ment fondamental de la rencontre de l’homme nu avec l’animalqui, dans son extrême fragilité et vulnérabilité, le regarde : «L’ani-mal nous regarde, et nous sommes nus devant lui. Et penser com-mence peut-être là. » Et cela provoque un vertige qui le rappelleau récit terrible de la Genèse (Adam qui assujettit les animaux enles nommant) – vertige comme celui, d’ailleurs, qu’éprouve Hei-degger quand il questionne en philosophant. Contre Descartes,Derrida établit avec force que c’est « l’indéniable » du « pouvoir-souffrir » de l’animal (qu’il faut justement mettre enrapport avec la tonalité affective fondamentale recherchée parHeidegger de même qu’avec la fameuse question, posée d’abordpar Bentham, de savoir si l’animal « peut souffrir ») qui précède« l’indubitable » de la conscience de l’ego cogito.

C’est à partir de là que Derrida compte nous éclairer surl’absence de la parole chez l’animal. A lieu en effet un ren-versement, souligné déjà par W. Benjamin, du rapport entrela « profonde tristesse » de l’animal (deuil mélancolique ex-primant là encore cette « tonalité fondamentale » dont par-lera Heidegger) et son mutisme : l’animal n’est pas triste parcequ’il est muet, mais c’est la tristesse qui le rend muet. Quelletristesse ? Celle d’avoir reçu le nom par Adam, libre, d’où ré-sultait donc son assujettissement. Or, recevoir un nom pourla première fois, c’est peut-être, souligne Derrida, se savoirmortel et même se sentir mourir. De se sentir déjà mort d’êtrepromis à la mort. Et c’est ainsi que Derrida répond à la ques-tion benthamienne : à l’instar de l’homme, mais autrement,l’animal participe à la finitude. Et cela, l’animal ne le « pâtit» pas — de façon privative — moins que l’homme, mais c’estl’homme qui n’en prend pas conscience plus que lui.

Alexander Schnell

Auteur, notamment, de De l’existence ouverte au monde fini.Heidegger (1925-1930), Vrin, 2005.

Décapiter le Minotaure

Le Minotaure est le fruit de l’accouple-ment d’une femme et d’un taureau(blanc) : double monstruosité, l’engen-

drement et son résultat. Ovide le décrit commeun « monstre qui unit en lui les deux formesd’un taureau et d’un jeune homme… » L’al-liage de l’humain et de l’animal, le corps de gar-çon et la tête de taureau, se double d’une aber-ration temporelle, d’un contraste de la durée –le jeune et le mûr, puisqu’un taureau est bienune bête parvenue à l’âge adulte. Mais imagi-nons tout de suite la frontière, cette ligne du couoù le cuir cesse pour devenir peau, où le pelagecesse : brutalement ? dans un glissement ? Re-joint-il progressivement la toison du torse quirejoindrait dans sa chute la mousse noire du pu-bis ? Le torse est-il, comme un marbre, glabre ?J’opte pour l’homme imberbe, aussi la ligne deséparation désigne l’endroit où trancher, pourdécapiter, comme s’il était tatoué « découpezsuivant les pointillés ». Une suite de petitspoints, là où les poils percent l’épiderme, dessi-nent une ligne qui appelle le meurtre ou plutôtla mise à mort. Car le Minotaure, nécessaire-ment, appelle le meurtre, de l’autre et de lui-même, de soi. La tête de taureau réduit en es-clavage la chair humaine. La tête de taureau estfichée sur le corps humain comme s’il n’étaitqu’une pique, une pique brisée, inutile, déparéede sens, une pique humaine niée dans son hu-manité, instrumentalisée, agie. La tête de tau-reau abolit le corps de jeune homme en tant quesujet pour n’en faire plus qu’un instrument, unobjet. L’animalité en l’homme, la bestialité,c’est la mort. La nature, c’est la mort. Commentne pas se méfier de la nature et de sa relative to-lérance ? Le Minotaure doit périr par la tête. Jene sais pas qu’il fut décapité. Une fresque dePompéi montre le héros au sortir du Laby-rinthe, une massue à la main, le Minotaure gîtau seuil, le sang ne coule pas, n’est pas visible,sa tête est toujours attachée au corps. Des mo-saïques romaines confirment l’usage de la mas-

sue. Apollodore nous dit que Thésée «trouva leMinotaure dans la partie la plus reculée du La-byrinthe et il le tua à coups de poings (1) » Onle lit encore chez Catulle : « Comme au sommetdu Taurus, un chêne agitant ses bras ou un pinaux fruits coniques et à l’écorce suante, torduspar le souffle indomptable d’un ouragan, sontjetés à terre (l’arbre arraché avec ses racinestombe bien loin, la tête en avant, brisant auxalentours tous les obstacles) ; ainsi, dompté, lecorps du monstre farouche fut abattu par Thé-sée, tandis qu’il frappait vainement de sescornes les vents impalpables (2). »

Je passerai outre. Moderne, je vois la bêtedécapitée, le fil de la lame si bien aiguisée pource meurtre qui dessine d’abord une petiteligne rouge puis laisse apparaître le disquesanglant du cou tandis que sur la poussière dusol roule le fauve. Je pense ici, comme preuve

de mes dires, à un dessin de Burne-Jones quireprésente Thésée dans le Labyrinthe avantqu’il n’ait débusqué le Minotaure : on le voitde profil, foulant entre les parois le sol par-semé de fleurettes et de brins d’herbe, jonchéd’ossements, la pelote dans sa main gauche etl’autre tenant une épée longue comme sesjambes. Du monstre, on ne perçoit que la têtequi dépasse d’un angle de pierre où s’agrip-pent les mains. Le sort en est jeté : il seracondamné à avoir la tête tranchée. Je dis qu’ilen fut ainsi fait. Et d’ailleurs… moderne…moderne… pas tant que ça ! Apollodore abeau écrire ce qu’il veut, les mosaïstes pom-péien représenter ce qu’ils veulent, Burne-Jones ou Barye avec leur Thésée brandissanthaut dans le ciel son glaive pour l’abattre surle cou du Minotaure ne sont pas les seuls à fi-gurer la scène ainsi. Une amphore attique à fi-

gures noires trouvée à Vulcinous montre le combat du hé-ros et de la bête : Thésée tientsolidement la tête de taureau,de profil, dans sa maingauche, tandis que la droiteplonge dans la chair poilue,sans que la plaie soit repré-sentée. Le Minotaure a un ge-nou à terre, sa main tient unepierre, sa verge est distincteentre les cuisses. Le sangcoule. Mais encore : sur un re-lief de bronze ornant un bou-clier d’Olympie, Thésée s’ap-prête à planter son glaive dansle cou du Minotaure qu’iltient par une corne. Mais en-core : sur un relief en or deCorinthe, Thésée attaque sonennemi avec une épée. Oui, ilen fut ainsi fait. Le sang duMinotaure a coulé de son cou.Sa tête décollée gît sur le sol,

près du corps acéphale de jeune homme.Pourquoi trancher le Minotaure en deux ?

Il convient, c’est le moins que l’on puisse dire,de détruire l’animal en lui. Comme en touthomme. Il mange ses quatorze victimes pours’alimenter. Le rapport animal à l’altérité esttoujours utile, jamais gratuit. Ôter l’animal c’estfaire advenir l’être humain en tant qu’être hu-main, c’est-à-dire être de culture. Le Minotaureest nécessairement (ou fatalement…) sans des-cendance : il doit donc incorporer l’autre dansun rapport animal utilitariste. Mais sa stérilitén’est pas pour autant gage de plaisir, porteurd’un possible de jouissance. Il tue parce qu’il estfondamentalement incapable de jouir (ce rap-port du Minotaure à ses victimes est l’image enmiroir des rapports sexuels, miroir déformantqui fait de la beauté une difformité). La natureest l’ennemie de l’homme.

Il s’agit désormais, de toutes les façons,d’enrouler la pelote, de remettre ses pas dansses pas et de revenir sous le soleil pourcontempler la ligne d’horizon, là-bas au-des-sus de la mer. Alors Thésée, sortit dansant auson de la lyre, a abandonné le cadavre. On negarde rien du Minotaure que le souvenir de lavictoire. Le trophée est le silence, la cessationdes mugissements qui permet à la musique età la danse de résonner dans les airs, qui laisseplace aux vibrations des cordes de la lyre. Lavictoire sur l’ennemi mortifère permet auxjoues, au front et au torse d’être caressés parles raies du Soleil, permet aux lèvres de sa-vourer les baisers de la Dame du Labyrinthe,à l’oreille de jouir de la musique, au corps li-béré d’avoir la grâce comme guide des mou-vements. Dans les pas heureux et les notes,j’entends le triomphe de la culture.

Franck Delorieux.

Extrait de Sex Line, essai en cours d’écriture.(1) Apollodore, la Bibliothèque, « Epitomé I ».(2) Catulle, Poésies, 64.Thésée et le Minotaure, dessin de Burne-Jones

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . V

L ’ A N I M A L Q U E D O N C J E S U I S

Taupologies de Buffon et de Franz Kafka

Kafka,de David Zane Mairowitz & Robert Crumb, adaptation françaisede Jean-Pierre Mercier. Actes Sud, 18 euros.

Exégèse d’une légende,de Stéphane Mosès. Éditions de l’Éclat, 126 p., 10 euros.

Œuvres,de Buffon, préface de Michel Delon, édition établie par Stefano Schmitt avec Cédric Crémière. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1760 pages.

Buffon ou le superbe isolement, d’ Yves Laissus, « Découvertes », Gallimard, 128 p., 13,50 euros.

L’univers de Franz Kafka est peuplé d’un grand nombred’animaux : le cheval, le singe, les souris, un insecte sansnom – celui de la Métamorphose dont Stéphane Mosès en-

treprend une nouvelle lecture qui souligne la circularité du récit,frappé d’une sorte d’impossibilité à sortir de cette figure géomé-trique obsessionnelle – apparaissent dans ses nouvelles les plusconnues. Entre tous, la taupe tient une place remarquable puis-qu’elle intéresse deux de ses récits. Mais d’une façon pour lemoins singulière. Dans le premier, le Maître d’école de village, unconflit incompréhensible oppose le vieux magister avec le préfa-cier de son mémoire. L’objet de leur différend ? La découverted’une taupe géante aux environs de la petite bourgade. La pu-blication suscita une certaine curiosité et un savant réputé vintmême de loin pour vérifier les assertions du modeste enseignant.Mais, aux yeux de cet expert, la terre noire de la région peut ex-pliquer la taille de cette taupe et l’affaire ne valait pas qu’on ap-profondît la question. Bien que plus rien ne pouvait être fait pourraviver l’intérêt pour cet animal que personne ne vit en dehors de

l’instituteur, une guerre ne cessa plus d’opposer l’auteur du fac-tum et son premier admirateur devenu son ennemi. Peut-être quela réponse se trouve dans la manière choisie par le narrateur pourprésenter l’affaire : « Ceux qui, comme moi, ne peuvent souffrir lavue d’une taupe ordinaire seraient sans doute morts de dégoût de-vant la taupe géante qui a été observée, il y a quelques années… »

La taupe a souvent mauvaise réputation et est même consi-dérée comme un animal nuisible. Kafka en fait un être repous-sant et monstrueux (ou plus exactement l’idée d’un monstre).Pourtant, dans son inestimable Histoire naturelle, Buffon en afait l’éloge en dépit de sa vue très basse que compense « l’usagedu sixième sens, un appareil remarquable de réservoirs et de vais-seaux, une quantité prodigieuse de liquide séminal, des testiculesénormes, le membre génital excessivement long. » De surcroît, lesavant loue son « toucher délicat », son poil « doux comme la soie», de petites mains « presque semblables aux mains de l’homme». L’écrivain pragois n’avait sans doute pas en tête de parler d’unetaupe réelle mais du sentiment qu’elle pouvait engendrer.

Dans une autre nouvelle écrite à Berlin un an avant sa mortet intitulé le Terrier, Kafka évoque une bête que la plupart de sescommentateurs et, récemment, D. Z. Mairowitz, ont associé lo-giquement à une taupe sans que jamais elle ne soit nommée. C’estd’ailleurs la bête qui parle ici et elle préserve le mystère de sonidentité. Quoi qu’il en soit, elle mène une activité qui est spécifi-quement celle que Buffon décrit avec soin : « Elle ferme l’entréede sa retraite, n’en sort presque jamais […] ; elle pratique unevoûte en rond dans les prairies, et assez ordinairement un boyaulong dans les jardins… » Et il fait l’apologie de l’« intelligence sin-gulière » des taupes dans l’art de l’architecture : « Elles com-mencent par pousser, par élever la terre et former une voûte as-sez élevée ; elles laissent des cloisons, des espèces de piliers de dis-tance en distance ; elles pressent et battent la terre, la mêlant avecdes racines et des herbes, et la rendant si dure et si solide par-des-

sous, que l’eau ne peut pénétrer la voûte à cause de sa convexitéet de sa solidité ; elle élève ensuite un tertre par-dessous… » Buf-fon les perçoit comme de grands et habiles bâtisseurs, mais ausside très habiles stratèges. Quand on lit les terribles dilemmes queKafka prête à l’animal de sa fable, on a l’impression qu’il partdes observations de Buffon, et surtout de ses appréciations posi-tives de son activité souterraine. Toute son intelligence est orien-tée vers la défense de son logis et elle est satisfaite du systèmequ’elle a mis en place (« J’ai organisé mon terrier et il m’a l’airbien révisé », se dit la bête) : elle le dépeint avec un luxe inépui-sable de détails. Mais la satisfaction du constructeur est de plusen plus sapée par la prémonition de ne jamais pouvoir être vrai-ment à l’abri des dangers qui la menacent (« enfin maintenantj’ai ma place forte, mais l’obscur sentiment qu’elle puisse suffireseule a disparu de ma conscience », constate-t-elle). Les problèmesque posent ses « labyrinthiques zigzags » ne cessent de se multi-plier, devenant de plus en plus complexes, contradictoires, apo-rétiques. En premier lieu, la taupe est prisonnière de sa forteresse ;elle se met à rêver d’un « espace vide » en dehors d’elle (« Ah ! sependre à cette voûte, y grimper, glisser en bas, cabrioler, reprendrepied, et se livrer à tous les jeux sur le corps même de la place fortesans être en elle cependant ! ») Ensuite, elle est littéralement han-tée par des bruits inquiétants (« partout, partout le même bruit »,se lamente-t-elle), sans comprendre vraiment qui ou quoi est lacause de ses angoisses. Alors elle va tenter de trouver la cause deces sons et modifier encore ses techniques de défense tout en pre-nant le risque d’aller à l’encontre du danger. Fatal paradoxe deson art de la guerre ! Métaphore dédalique de l’esprit de l’hommepris au piège de sa double nature (son unicité qui ne peut se dé-partir d’une appartenance à une communauté), ce terrier est uneeffroyable circumambulation dont les spires ramènent sans cesseà son point de départ, même s’il est sans cesse lui aussi déplacé.

Gérard-Georges Lemaire

Des hommes et des bêtes sur scèneQui dira jamais la force et l’impact de la

présence d’un animal sur la scène ? Je neparle pas ici des animaux de cirque ou de

ceux « magnifiés » selon une imagerie convenue,comme c’est le cas dans certains spectacleséquestres par exemple, non, je parle de ceux, com-muns, qui souvent ne sont là que pour jouer lesutilités si je puis dire, faire de la figuration etmettre en valeur les humains doués de parole, lesacteurs. Dans tous les cas de figure, sans en ra-jouter, par leur seule présence, leur être-là, ils vo-lent la vedette aux pauvres comédiens. En celad’ailleurs j’aurais plutôt tendance à comparerleur présence sur scène à celle des enfants, lesquelstoutefois, hélas, possèdent le langage et sont doncobligés de débiter de la manière la plus stupidequi soit des textes d’une haute portée poétique etdramatique. Il n’y a rien à faire (et les animauxne font, au strict sens du terme, rien), traversent-ils le plateau, ou se posent-ils dans un coin, là,sans même bouger, en ruminant nonchalam-ment (s’il s’agit d’une vache), le regard du spec-tateur reste désespérément braqué sur eux. Enmême temps que l’angoissante question de savoirce que la bête va bien pouvoir faire vient le ta-rauder. L’aléatoire du vivant prend ici tout sonsens. En ai-je ainsi vu des veaux, des vaches (ôbienheureux souvenir de Toutoune, la vached’Olivier Perrier dans les Mémoires d’un boun-houmme !), des cochons, des poules, des chienset des chats, des chevaux de labour et même unchameau, sans parler des volatiles, venir ainsi prê-ter main-forte (!) aux dramaturgies les mieux pen-sées, les mieux élaborées. Tout le monde se sou-vient encore en se pâmant d’aise de l’Hamlet dePatrice Chéreau, entrant en scène à cheval dansla cour d’Honneur du Palais des papes à Avi-gnon. J’avoue franchement, et de loin, préférerles spectacles d’Olivier Perrier avec vaches (Tou-toune donc), cochons (la truie Bibi était devenueune star avec un curriculum vitae conséquent),cheval de trait. C’était moins aérien, j’enconviens, mais mieux ancré dans la vie, et commeOlivier Perrier entendait (je parle au passé carnotre auteur et metteur en scène a délaissé le

théâtre pour la fabrique de whisky) rendrecompte de la réalité du monde rural… Mais jem’égare. Les animaux sur scène ajoutent tou-jours une touche supplémentaire d’humanité auspectacle. Un supplément d’âme en quelquesorte. Les gens de théâtre des années quatre-vingtl’avaient bien compris qui mirent le Misanthropedans un haras, noyèrent Marivaux dans un trou-peau de moutons, firent entrer Agamemnon àdos d’éléphant, etc. L’auteur Enzo Corman écri-vit une belle pièce pour homme et faucon, le Rô-deur… On théorisa même la chose : un metteuren scène encore en activité, Olivier Besson, étu-diant à l’époque, fit son mémoire de maîtrise enphilosophie sur Bêtes de scène, le travail d’Oli-vier Perrier… On commence à comprendre quecertains acteurs aient ressenti une certaine jalou-sie et se soient mis à faire la bête. Certains d’entreeux s’ingénient à retrouver la part d’animalité quiexiste en eux. C’est un peu ce qui se dégageait dela présence d’un Gérard Depardieu du temps oùil avait encore du talent. Ne dit-on pas par ailleursde certains acteurs qu’ils sont des cabots ? J’aitoujours considéré cette expression comme uncompliment.

Je n’aurai garde d’oublier de cette périodedes années quatre-vingt (qui appartient à unâge d’or du théâtre, selon Antoine Vitez) unautre personnage aujourd’hui disparu, Ray-mond Cousse. Il est l’auteur d’une pièce im-mortelle, Stratégie pour deux jambons. D’ai-mer le cochon ne l’empêchait pas d’avoir ladent féroce. Il réunit en un petit volume (À basla critique !) certaines des lettres réjouissantesqu’il envoyait aux critiques de l’époque, les Ber-nard Pivot, François Nourissier et autres An-gelo Rinaldi, ne manquant jamais de joindre àsa missive, pour « adoucir » ses virulents pro-pos, soit un petit billet soit un… jambon !

Jean-Pierre Han

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Les illustration sont des gravures de Jean-Baptiste Coriolan pour Ulyssis Aldovandi Monstrorum.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . V I

L A R É P U B L I Q U E N O U S A P P E L L E

Vive Saint-Just et mort aux vaches !Qu’il pleuve ou qu’il vente,que les têtes tiennent encore provisoirement sur nos épaules,qu’elles se balancent élégamment à la pointe des piques, sous

nos fenêtres,ou qu’elles palpitent au fond des paniers,le 21 janvier reste l’anniversaire qui, sous la douce responsabilité de Jean Ristat, Grand

Vitrier des Vigilants de Saint-Just,nous rassemble, unis et fraternels,en ce lieu mémorable où le sang de Capet, les années passant,

n’en finit pas de couler et de roucouler pour le plus grand plaisirde nos yeux et de nos oreilles républicaines.

Vive Saint-Just et mort aux vaches !Chacun sait qu’il y a, aujourd’hui, dans notre douce Europe,

plus de rois qu’il n’y en avait en 1793,et que, par conséquent, plus que jamais sont nombreux, en

Europe, les peuples composés d’hommes se disant « libres »,mais qui n’en sont pas moins, en droit et en fait, des

« sujets »,qui aboient de bonheur au passage des carrosses !Les Britanniques,à la monarchie cousue d’or, décadente, religieuse, adultérine

et homicide,tiennent le premier rang dans cet abominable musée des Hor-

reurs politiques,qui,à partir des monarchies régnantes dans le Nord,monarchies qui se cachent, de même que l’anglaise,sous le masque cynique des « monarchies constitutionnelles »

et d’une aristocratie de pacotille,dégringole du nord au sud de l’Europe européenne,dans le silencieux tintamarre qu’y font, inextricablement mê-

lés,les listes civiles,les cours de la Bourse,les taux de change,les scandales princiers,les affaires étouffées,

le secret bancaire,les comptes numérotés,mille parlementaires, dix mille fonctionnaires agissant en la-

quais du capital apatride,le socialisme pour rire,et les portes commandées électroniquement qui coulissent

sans bruit sur la salle des coffres où s’élèvent les montagnes d’orsur lesquelles rois, reines, financiers et commissaires européensposent leur cul,

dégringole, dis-je, du nord au sud de l’Europe,pour s’achever en Espagne,à Madrid,dans la mascarade la plus répugnante,mascarade encore dégouttante du sang d’un million de morts,républicains,communistes,non communistes,areligieux, irréligieux, athées,catholiques basques et catalans,internationalistes venus des quatre coins du monde,idéalistes de tous les idéaux,anarchistes de toutes les anarchies,sacrifiés par Franco,torturés, fusillés, garrottés, enfouis dans les fosses communes

par Franco,et parfois déterrés pour être fusillés, par Franco et ses alliés

nazis,afin que le bras droit du généralissime, successeur adulé, pré-

féré, désigné,Juan-Carlos Bourbon,se retrouve, le jour venu, roi d’Espagne !Goya, même Goya n’imagina rien de plus drôle, car lorsque

dans les années 1820 il fit le portrait du roi Charles IV et de sa fa-mille, il déclara, nous dit notre vieil ami Paul Claudel, qu’il vou-lait exposer à nos yeux « le cocu débonnaire ! ...le pitre suprême !...le soleil couchant de la monarchie ! »

Hélas ! À pitre, pitre et demi… Ce soleil épuisé n’a pas encorefini de se coucher dans un crépuscule rouge du sang d’un million

de républicains assassinés !Formons le vœu ardent que, de Londres à Madrid, la dignité

humaine poursuive ses batailles et que les combattants avidesd’échapper au joug de cette vermine couronnée,

les Irlandais, les Gallois, les Écossais ; surtout les Écossais !les Wallons, les Flamands, les Belges ; surtout les Belges !les Castillans, les Andalous, les Asturiens, les Catalans, les

Basques ; surtout les Catalans et les Basques !renversent ces tristes survivants d’un monde aboli, et connais-

sent enfin les joies indicibles de la liberté !Chacun sait que Louis XVI, le 21 janvier 1793, les mains liées

derrière le dos et le col de la chemise largement échancrée, ayantmonté les marches qui conduisaient au couperet, mais ayant ou-blié de faire dire quelque chose à Marie-Antoinette, qui attendaitson tour à la Conciergerie, s’adressa au bourreau Sanson, quis’apprêtait à le faire basculer dans la lunette, et lui dit, poliment :« Monsieur, quand vous aurez fini de faire ce que vous avez àfaire, puis-je vous demander de transmettre un message à lareine ? »

À quoi l’homme du peuple répondit avec une égale politesse :« Monsieur, je ne suis pas là pour transmettre vos messages, jesuis là pour vous décapiter. »

Retenons la leçon.La politesse, la bonhomie, la prétendue dévotion au bien pu-

blic des rois, ne sont que mensonges, poussière, poudre aux yeux ;cela vaut pour les rois et pour tous ceux qui les soutiennent, pré-tendus démocrates, qu’ils soient conservateurs, populistes, tra-vaillistes ou socialistes !

La politesse du peuple vient du cœur. Elle salue aujourd’huiles républicains qui ont tranché le cou à l’Ancien Régime, et ap-pelé les hommes à vivre véritablement leur liberté.

Vivent la liberté et ses symboles !Et vive, symboliquement, dans nos esprits, le plus symbolique

de ces symboles,qui, le 21 janvier 1793, creusa un abîme infranchissable entre

le passé et l’avenir,vive la guillotine !

Pierre Bourgeade

Pour la souveraineté du peupleN

ous sommes, ce matin, place de la Révolution, ci-devantplace de la Concorde, non loin de l’Hôtel de Crillon àproximité duquel l’échafaud était dressé. Il est 10 h 10.

Le couperet de la guillotine tombe, la tête de Louis Capet rouledans le panier : la République française est fondée. À cet instant,le 21 janvier 1793, le silence fut imposant, rapportent les témoins :la foule était devenue peuple, selon le mot de Victor Hugo.

Il y a une culpabilité républicaine qui veut oublier, faire ou-blier la décapitation de Louis XVI. La renvoyer à une époquede barbarie dont nous serions les héritiers. Je vous dis, à vous,républicains, n’ayez pas honte de vos aïeux. Rendons hom-mage aux régicides, eux qui abhorraient la peine de mort, quila désignaient comme un crime, mais qui ont osé affirmercomme Robespierre que Louis devait mourir parce qu’il fal-lait que la patrie vive.

Oui, le 21 janvier 1793, ce fut terrible car ce qui produit le biengénéral est toujours terrible, disait Saint-Just. On mit Dieu à mort.

La section française des Vigilants de Saint-Just et les amis

de la revue Digraphe ont de 1986 à 1993 célébré ici les régi-cides et l’avènement de la République, chaque 21 janvier.Nous nous sommes élevés en 1989 contre la célébration dubicentenaire de la Révolution française organisée par le pou-voir socialiste qui ne cherchait que le consensus mou, fade etplat. Une Révolution vidée de tout son sens, de ses contra-dictions comme de ses grandeurs au nom de l’idéologie quivoulait faire de la Terreur et de Robespierre « des curiositésprotostaliniennes » et de la Révolution française elle-même« la matrice des totalitarismes ». François Furet régnait.

C’est ainsi qu’on retira au poète et artiste écossais Ian Ha-milton Finlay la commande d’un jardin des droits de l’hommeà Versailles et celle de statues géantes des grands révolution-naires le long de l’autoroute A86, sous divers prétextes dontnous avons parlé dans un numéro spécial des Lettres fran-çaises l’an passé. L’idée que Finlay voulait transmettre de laRévolution française n’a rien à voir avec la défense si politi-quement correcte des droits de l’homme qu’on connaît au-

jourd’hui. C’est ainsi que notre époque croit pouvoir disso-cier droits de l’homme et droits du citoyen. Finlay disait : « Comment célébrer la Révolution ? En faisant une révolu-tion. » Il est décédé l’an passé et les articles nécrologiques pa-rus dans la presse française, souvent mal informée, cachentmal une ignorance de son œuvre et de son action. Rendons-luihommage ce matin. La décapitation de Louis XVI est un évé-nement poétique puisqu’il fut sublime.

Nous ne sommes pas dans la nostalgie. En cette année élec-torale, nous voulons rappeler les valeurs fondamentales de laRépublique : la liberté, l’égalité, la fraternité.

Non, la Révolution française n’est pas terminée. Je ne suispas venu déposer des fleurs au pied d’un échafaud imaginaire.Les républicains ne doivent pas regretter le sang de Louis XVIpuisqu’il a coulé pour faire éclore des vérités éternelles.

Vive le peuple souverain.Jean Ristat,

Vigilant de Saint-Just

Hommage aux régicidesChers amis,

Àl’instar de Robespierre, le camaradeSade fut un modéré intransigeant.C’est lui, l’incarcéré de la Bastille,

l’écrivain alors infatigable des Cent vingt jour-nées de Sodome qui alarma le peuple du fau-bourg Saint-Antoine en se servant du tuyaudes latrines qui courait, vertigineux, du hautdes cellules. Ses cris ébranlèrent ses geôliers quile déplacèrent aussitôt vers le château de Vin-cennes deux jours avant que le symbole de latyrannie ne fût investi par des assaillants ivresd’une liberté qu’enfin ils se donnaient. C’estlui qui, élargi quelques semaines plus tard,s’engagea dans la Section des Piques et devintun des organisateurs des hôpitaux publics deParis. C’est lui qui composa, peu après, Fran-çais encore un effort pour être républicains oùil écrit que « l’insurrection est l’état permanentde la République », son principe, pour ainsi

dire, de désir et de réalité. Une République quine s’insurge pas, soulignons-le, est une sociétéqui s’étiole ou une machine qui s’asphyxie,faute de recourir à l’énergie dont elle est sus-ceptible.

C’est lui qui annonça la mort de Dieu pours’assurer de l’avènement de l’homme, avec undialogue funèbre qui frappe les mémoires.C’est lui qui s’employa à dessiner une Répu-blique communiste des plaisirs nécessaires etsatisfaits avec Aline et Valcour, avant qu’unConsulat teigneux ne le condamne à vie pourdes motifs proprement littéraires. Robespierreétait tombé. Babeuf et ses Égaux avait été misà mort et la République sage et révolutionnaireà laquelle Sade aspirait empruntait, sous cou-vert de conquêtes et de gloire, les allures no-cives du commerce à tout prix. On spéculait surà peu près tout et l’on saignait des nations. ÀBicêtre, Sade séjournait parmi des fantômes af-folés et persécutés par des raisons indigentes

qui récusaient la Raison et avec Elle les Lu-mières. Quelque part, vers les Indes d’Occident,le nouveau régime rétablissait l’esclavage.Toussaint Louverture vaincu essuyait, quant àlui, les rigueurs hivernales du Jura. Un spectrehantait l’Europe, celui d’une République uni-verselle, juste et fraternelle. Sade gouvernait unthéâtre d’insensés. Il tentait d’animer des courssimples et des âmes réprouvées.

Que cela nous serve de leçon à une époqueoù les humiliés et les offensés regorgent et ences temps où les grandes espérances suscitenttrop souvent l’amertume et soulèvent les sar-casmes quand elles n’appellent pas les cra-chats. Étonnons-nous qu’au Panthéon des Ré-publiques on ait placé, aux côtés des Justes,d’éminentes médiocrités dignes d’un vaude-ville de bas étage et qu’on y ignore Sade et Ro-bespierre. Qu’on l’ait purgé d’un Marat in-commodant car trop indulgent. Que l’on y aitrepoussé Saint-Just, premier théoricien de la

révolution permanente, afin d’empêcher laRévolution de glacer. Et surtout que n’y figu-rent pas les révolutions ou les peuples en armesluttant pour une République toujours à par-faire et à jamais inachevée. Notre Républiqueadultérée contient ses héros et stérilise sesforces. `Elle n’honore pas ses véritables fon-dateurs qui ont versé le sang par tendresse afinque le sang ne fut plus versé. Il est temps, vrai-ment temps, de passer à autre chose qui res-semble à une œuvre collective, à la Républiqueauthentique, celle salutaire de l’insurrectionsans cesse recommencée où le peuple tiendrala place qui lui revient puisqu’il l’auraconquise.

Chers amis,Vive la République !Vivent les peuples et les nations !Vive la Révolution !

Denis Fernàndez Recatalà

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . V I I

L A R É P U B L I Q U E N O U S A P P E L L E

Apollon terroristeChers amis, chers camarades,

Voici plus de deux cents ans, Louis XVI,« roi de France et de Navarre par lagrâce de Dieu », terminait acéphale

par la volonté du peuple. Dieu a laissé faire.La République a triomphé. La guillotine aprouvé que nous n’avons rien à craindre del’Enfer parce que le Paradis n’existe pas.Comme l’écrit Roger Vailland, dont on cé-lèbre le centenaire cette année : « Ce n’étaitpas parce qu’il avait trahi qu’il était impor-tant de décapiter Louis XVI. Pas non plus,bien que cela comptât, pour lier inexorable-ment le sort des régicides à celui de la Révo-lution. Mais pour démontrer à tous les hommesqu’un peuple peut tuer son roi sans que le ciellui tombe sur la tête. » Non, le ciel n’est pastombé sur la tête des Français. Le Soleil acontinué de luire. Le Soleil était pour la Ré-volution, pour le peuple, contre Dieu et la ty-rannie. N’avez-vous pas remarqué, derrièreles visages vertueux des régicides, parmi eux,comme pour guider ces mains qui devaient li-bérer le couperet de la guillotine et faire tom-ber dans le panier la tête de l’oppression, cettetête de Capet que le bourreau tendit à la fouleen l’empoignant par les cheveux dans ungeste de défi et d’offrande, n’avez-vous pasremarqué se profiler la silhouette du dieu au

couteau et à la lyre, du dieu à l’arc, du dieu dela beauté et de la lumière, du dieu qui dès lespremières pages de l’Iliade répand la terreur,Apollon ?

Le peuple de France offrait aux dieux en-fermés dans leur exil l’occasion de se venger.La croix infâme plantée sur le bel ordonnan-cement dorique allait pouvoir être renversée.Le roi était arrêté, jugé ; l’Olympe applau-dissait. Enfin on foulait aux pieds ce mono-théisme, geôlier des dieux et assassins deshommes. Le roi était condamné à mort. Aus-sitôt Apollon alla consulter son reflet, Dio-nysos. À moins que ce ne soit Dionysos quiait convoqué son image. Ils ne pouvaient pasrester sans rien faire. L’estrade sur quoi sedressait l’instrument de la liberté était leurscène. Apollon et Dionysos ont parlé, se sontparlés. Leur murmure a sonné comme legrondement de la foule. Et ce ne fut pas laseule musique que l’on entendit car Apollondétacha une corde de sa lyre. Ce fil, il le jetasur la place où nous sommes assemblés, ce21 janvier, pour qu’il devienne le fil de la lamede la guillotine. Quand le couperet tombapour trancher la nuque de Capet, l’air se mità vibrer. Les hommes, un instant, avaient puentendre le chant d’Apollon.

J’ai vu dans un jardin d’Écosse, à LittleSparta, un buste de bronze qui représentait

Apollon. Sur son front sont gravés ces deuxmots : « Apollo terrorist ». L’œuvre est de IanHamilton Finlay, mort l’an dernier, poète, ar-tiste, et fondateur des Vigilants de Saint-Justdont je m’honore de faire partie et dont jeporte aujourd’hui sur le cœur le badge quem’a remis Jean Ristat. Apollon terroriste…Le visage lisse et grave, beau et dur, le visageau regard ferme n’était autre que celui deSaint-Just, l’Apollon de la Terreur. Finlayécrivait encore : « La Terreur est la piété de laRévolution. » Vive la Terreur ! Lors du pro-cès du roi, Saint-Just déclara : « Si je ne tenaispas du peuple le droit de juger le tyran, je letiendrai de la nature. » Oui, la nature jugeaitle crime de s’être pensé au-dessus des autreshommes, le crime de penser tenir ses pouvoirsde Dieu, le crime d’asservir les hommes aunom de Dieu. Mais, nous le savons, Dieun’existe pas. La nature, la raison et le coucoupé de Capet le démontraient. Il fallait bienque le sang coulât pour laver ce crime perpé-tuel qu’est la religion. Vive l’athéisme ! Vivela Révolution !

Celà dit, nous savons bien que la Révolu-tion n’est pas pour demain. Demain, en re-vanche, un nouveau président de la Répu-blique sera élu. Laisserons-nous la France li-vrée à un aristocrate hongrois qui veut offrirle pays pieds et poings liés à la domination du

capital dans un État policier ? Laisserons-nous la France livrée à une Madame Royalequi invente des mots parce qu’elle n’a pasd’idée autre que de maintenir le système li-béral ? Laisserons-nous la politique françaiseêtre orientée par des racistes, des fascistes, desrescapés de la guillotine et prêtres de touspoils ? Pour l’égalité entre tous, pour quel’économie ne soit que l’esclave du bonheurdu peuple, pour la conquête définitive desdroits des femmes, des homosexuels, destranssexuels, pour que le territoire nationaldevienne une vraie terre d’asile, pour un rap-port harmonieux à la nature, pour que le tra-vail ne soit pas une aliénation, pour que la di-gnité ne soit pas un rêve, pour le maintien in-tégral de la loi de 1905, pour toutes les libertésindividuelles, on ne peut se contenter deprendre les moustaches pour des lanternes.C’est pourquoi je pense que le seul bulletinde vote capable d’entraîner une rupture pro-fonde avec le libéralisme porte le nom de lacandidate du PCF, Marie-George Buffet. Jene voterai pour personne d’autre et j’espèreque nous serons nombreux à faire de même.L’avenir est à nous. La Révolution n’est pasun acquis. La Révolution n’a pas de fin. Vivele peuple souverain ! Vive la République !

Franck Delorieux, Vigilant de Saint-Just.

Pour l’anniversaire du régicideL

’Association des écrivains et artistes révolutionnaires(qui avec la revue Commune et les Lettres françaises or-ganise cette manifestation) a écrit au maire de Paris

pour lui demander qu’une rue ou une place de la capitale portele nom de Robespierre. Et par la plume d’un de ses conseillers,le maire de Paris, qui est paraît-il socialiste, a répondu que celane faisait pas partie des priorités de la Ville, car Robespierreétait, nous a-t-il expliqué, un personnage controversé, qui nefaisait pas l’unanimité.

Nous aurions beau jeu de demander si Jean-Paul II, lui, parcontre, est un personnage incontesté, qui fait l’unanimité.

Nous pourrions aussi nous demander si le rôle d’un élu dupeuple est bien de faire l’unanimité. Car, si telle avait été laconception des premiers républicains, il n’y aurait certaine-ment jamais eu de république.

Visiblement cette sorte de socialistes-là ne partage pasl’idée de la Révolution française qu’exprime Jaurès dans sonHistoire socialiste de la Révolution.

Ni même celle d’un républicain bourgeois comme Cle-menceau, pour qui la révolution était un tout dans lequel iln’était pas possible de faire son tri.

Aujourd’hui, par contre, il est de bon ton de faire son mar-ché dans les rayons de l’Histoire. Qu’ils soient de droite ou degauche, ces républicains modernes et démocrates veulent biende la Déclaration des droits de l’homme, mais ils ne veulentpas de la guillotine ni de la Terreur.

La révolution à leurs yeux serait bien plus présentable sielle n’avait pas versé le sang. À commencer par le sang de cebon Louis XVI, le petit roi serrurier, débonnaire et un peu be-nêt pour lequel ils ne peuvent retenir une larme de compas-sion. En oubliant au passage que ce roi a trahi la nation et faitappel aux armes étrangères contre son propre peuple.

En fait, ils veulent bien de la république, mais pas de la vio-lence qui l’enfanta.

Pour eux, le régicide est toujours un crime. Ce qu’ils re-prochent à la Révolution française, c’est d’avoir été une ré-volution.

Mieux eût valu à leurs yeux que la révolution acceptât dese laisser écraser. Mieux eût valu même qu’elle fût contre-ré-volutionnaire. Vaincue, ou se reniant elle-même, la révolutioneût été plus acceptable. On aurait pu lui rendre chaque annéeles honneurs, en faire tranquillement son deuil et entretenir lapetite flamme froide du souvenir en sacrifiant à ce qu’onnomme aujourd’hui le « devoir de mémoire ».

Pour les républicains bourgeois d’aujourd’hui, les révolu-tionnaires de 89 auraient sans doute mieux fait de passer com-promis avec la monarchie. Après tout, un peu plus de deuxsiècles plus tard, il n’y a pas si grande différence entre la mo-narchie parlementaire de nombreux pays européens et la ré-publique monarchique de cette Ve République finissante.

Cette façon de juger des faits du passé à l’aune des idées et

des valeurs d’aujourd’hui relève évidemment d’une étrangeerreur de perspective. Ils jugent d’un point de vue moral et a-historique, comme si nous vivions dans une seule dimension :un éternel présent et comme si le mouvement du temps étaitarrêté. Cette propension à ignorer superbement l’époque etles circonstances est non seulement une faute du point de vuede la raison, mais c’est aussi et pour cela un crime contre l’ave-nir. Non seulement elle interdit de comprendre les événementsdu passé mais, en niant toute progression historique, elle em-pêche de penser le futur.

À tous ces moralistes manchots, ces révolutionnaires re-pentis, ces républicains pusillanimes et amnésiques, ces mo-narchistes honteux, Robespierre par avance répond dans lediscours qu’il prononça sur le jugement de Louis XVI, à la tri-bune de la Convention, le 3 décembre 1792.

Tout d’abord, il récuse l’idée même que l’Assemblée puissefaire un procès au roi et lui rendre justice.

« Louis fut roi, déclare-t-il, et la république est fondée […]Louis ne peut donc être jugé ; il est déjà condamné. »

« En effet, si Louis peut être encore l’objet d’un procès, ilpeut être absous ; il peut être innocent. Que dis-je ? Il est pré-sumé l’être, jusqu’à ce qu’il soit jugé ; mais si Louis est absous,si Louis peut être présumé innocent, que devient la révolu-tion ? »

« Pour moi, j’abhorre la peine de mort prodiguée par voslois ; et je n’ai pour Louis ni amour ni haine ; je ne hais que sesforfaits.

[…]Vous demandez une exception à la peine de mort pour ce-

lui-là seul qui peut la légitimer. Oui, la peine de mort en géné-ral est un crime, et par cette raison seule que, d’après les prin-cipes indestructibles de la nature, elle ne peut être justifiée quedans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus oudu corps social.

Or jamais la sûreté publique ne la provoque contre les dé-lits ordinaires, parce que la société peut toujours les prévenirpar d’autres moyens, et mettre le coupable dans l’impuissancede lui nuire.

Mais un roi détrôné, au sein d’une révolution qui n’est rienmoins que cimentée par des lois justes, un roi dont le seul nomattire le fléau de la guerre sur la nation agitée, ni la prison, nil’exil ne peut rendre son existence indifférente au bonheur pu-blic ; et cette cruelle exception aux lois ordinaires que la jus-tice avoue ne peut être imputée qu’à la nature de ses crimes.

Je prononce à regret cette fatale vérité : mais Louis doitmourir, parce qu’il faut que la patrie vive. »

Oui, nous célébrons aujourd’hui les régicides car, en rac-courcissant un roi, ils ont fait grandir un peuple.

Hier, il fallait tuer la royauté, pour donner le jour à la nation.Aujourd’hui, il faut en finir avec les présidents de la Ré-

publique, les présidentiables et toute cette « pipolisation »mondaine de la vie publique, pour que naisse enfin la Répu-blique des citoyens.

Car les peuples n’atteindront leur majorité que du jour où, sepassant de père, ils pourront enfin se gouverner par eux-mêmes.

Nous n’en sommes évidemment pas encore là, mais sil’humanité peut et doit progresser encore, ce progrès-là estinéluctable.

Francis Combes

Paris, place de la Concorde, le 21 janvier 2007.

« Both the garden style... »de Ian Hamilton Finlay, avec Garry Hincks 1987.

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . V I I I

L E T T R E S

La nouvelle phrase d’un désespoir enchanté

Le Voyage à Jupiter et au-delà. Peut-êtrede Jean Ristat. Gallimard, 48 pages, 10,50 euros.

Sachez-le, si vous n’y êtes pas encore allés voir : Jean Ri-stat n’écrit pas des « recueils de poésie ». Il écrit depuisl’aube un seul et même et vaste poème épique qui se

poursuit, littéralement et dans tous les sens, en chaque nou-veau livre. Au reste prose ou vers, c’est selon la nécessité dumoment, mais il s’agit toujours en effet de poésie c’est-à-dired’un désespoir enchanté, et qui chante exactement là où ilsouffre. Le Voyage à Jupiter et au-delà. Peut-être est le débutd’une nouvelle phrase dans l’œuvre épopée, le prologue d’unenouvelle période (qu’on prenne ce mot dans les deux sens, ce-lui d’un moment certes, mais celui aussi, en vieille rhétorique,d’une étendue du discours, d’un discours de l’âme, n’est-cepas) si l’âme, cette violence en nous, jamais discourt. Voicidonc le prologue en vingt-cinq respirs et soupirs avant le dé-collage, c’est-à-dire avant que la tête perde le cou et qu’elles’envole et roule la tête en compagnie de la ténébreuse Arté-mis, parmi les sphères du songe, dans cet espace ivre de lui-même où les dieux et nos désirs perdus dansent avec la mort.

Pour l’heure, le poète est sur Terre et les vingt-cinq poèmesqui nous sont donnés forment une comédie macabre en vingt-quatre tableaux et une chanson désespérée. « Je chante ce quepersonne encor n’a chanté/la guerre ni la paix des empires et lagloire… » : c’est ainsi que cela commence comme un contre-pied à l’« arma virumque cano » virgiléen dont Aragon déjà entemps de guerre faisait un étrange profit. Qu’est-ce donc qu’ilchante ce je, « milliards d’infinis éclatés » ? Le déchirement defait, la douloureuse dispersion de soi-même vivant écartelé parle temps dans l’immense confusion d’un monde à la dérive.Tranchons net : il y a un visionnaire dans Ristat qui peut, dansune fantasmagorie dont jusqu’à preuve du contraire aucun au-

teur contemporain n’a l’audace ni les moyens, restituer « l’uni-verselle cacophonie » ; l’apocalypse des siècles en capilotade où,sur la « scène jonchée des corps décapités » dansent, avec lesspectres des dieux déchus, la foule des idoles et des marchands,alors que l’air résonne du « tam-tam de la peur pour la dansefunèbre/Des enfants ». La frénésie et le baroque des images agis-sent ici, comme dans les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, à lafaçon d’un stupéfiant : nous voici au promontoire du mondeoccidental, voyeurs hébétés hallucinés au cœur d’un crépusculeque trouent les incendies, ici « le fou aux voitures » et là la cendredes oliviers, « meurs Palestine, ô Palestine »… Un vers dit toutcela : « Ô pays dévasté il souffle un vent de cendres. » Thrènepour un monde déchu, le poème de Ristat convoque dans unpuissant ressouvenir une foule de revenants (où faudrait-il direde persistants ?), ces poètes errants qui ont mendié « aux portesdu ciel » : Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Marceline, Virgile,Marlowe, Hugo, bien sûr Byron et Aragon, et Jean Vigo aussiavec ses « polochons d’étoiles », et Genet encore (« Un cardinalchaussé de patins à roulettes »). Oh ce n’est ni salut convenu nisolennel hommage : c’est bien plus grave, ils font ceux-là cor-tège au cadavre d’un rêve aujourd’hui démembré et qui fut leurviolente espérance. Or « voici le temps de la grande désespé-rance » ! Oui mais voilà : s’il y a en Ristat un élégiaque et danstant de ses vers une mélancolie extrême qui nous tord le cœur(« Ne vois-tu pas que tout amour est tout l’amour/Je suis celuiqui mendie aux portes du ciel »), il sait mieux que quiconque,et cela fait l’étrange mobilité de son écriture, mêler à la plainte,la bizarrerie et le rire, de fermes ironies et l’élan net de la pen-sée. Regardez (je veux bien dire : regardez) ce triptyque que pei-gnent les séquences 18 à 20 : Venise, sa sarabande d’or et depourpre avalée par les eaux glaireuses, l’or dans la fiente et lapourpre dans la fange, l’amour qui cherche le nœud par où sependre, fête galante dans les palais moisis, Venise au crépuscule

qui se perd dans ses miroirs, est-ce Venise seulement ici en-gloutie ? Ou bien c’est en nous, en l’homme, que Venise chavireet s’effondre, et ce que fut pour nous cette Venise, un songe tra-qué dans l’insomnie, « précieux caprice des amants » tôt trahi ?Je veux parler ici d’un songe qui fut notre faste. Ristat ailleursse désespère : « Le vide dispute à l’illusion son règne […] où sontles poings levés, les drapeaux rouges ». Il sait : « L’homme ou-blie son nom, l’homme en l’homme se tait. » La vérité a la dentdure : le poète peut bien compter les étoiles sur son front, surterre il fait nuit noire et la nuit vient jusque dans la bouche.

Sauf que... Sauf que sous le temps qui tombe comme uneaverse et nous rince jusqu’à l’os, une chose demeure, émou-vante et dont la fragilité même « fait trembler de peur » : le vi-sage d’un amour, seul viatique pour le dernier voyage. Dansle « collier rompu des alexandrins boiteux », c’est-à-dire doncdans le fatras des humanismes brisés, il se trouve que« l’amour est la parole libre ». Et oui : dès que revient, sur ledéferlement d’ombres qu’est ce Voyage à Jupiter..., l’éclairfuyant du désir, le vers se délie, une douceur soudaine advientqui ne voulait plus naître. Tout entier dédié à tordre le poèmeparce que c’est cela qu’exige le désastre ; un contre-chant, lepoète à contrecœur avoue : « Dans ma gorge un oiseau oubliede chanter. » Je vous le disais : vingt-quatre apocalypses et unechanson désespérée. Juste avant le départ (la fin, n’est-ce pas),il revient, le chant d’amour, ce chant d’amour ourlé de nuit etqui tremble, dont Jean Ristat décidément est roi. C’est unsouffle à peine, un oiseau qui cherche son nid dans les brasqu’il aime. Mais sans cette légèreté d’aile sur les lèvres et dansles vers, comment, voyons, pourrait-on décoller de la glu desnuits ? « Ah si je ne t’aimais pas parlerais-je encore ? » Il n’estde poème que pour l’amour. Peut-être.

Jean-Pierre SiméonJanvier 2007

C’est à un autre poète, également critique, Jean-Pierre Siméon, que les Lettres françaises ont demandé de rendre compte du livre de Jean Ristat.

Duras avant Duras : déjà Duras

Cahiers de la guerre et autres textes,de Marguerite DurasP.O.L/IMEC 445 pages. 22 euros.

Les quatre petits cahiers publiés ici sousle titre Cahiers de la guerre et autrestextes font partie des pièces les plus an-

ciennes des archives de Marguerite Duras,conservées à l’IMEC (Institut Mémoires del’édition contemporaine, installé dans l’ab-baye d’Ardenne, Calvados). Ils constituent unensemble homogène dans leur chronologie etleur thématique puisqu’ils ont été écritsentre 1943 et 1949 et évoquent deux périodescruciales dans la vie de l’écrivain : l’enfance etla guerre.

L’intérêt de ces Cahiers est d’abordd’ordre biographique. La plupart des récitstouchent à des événements centraux de la viede M. Duras : la mort de son premier enfant,celle de son frère, ses activités dans la Résis-tance, la déportation et le retour de RobertAntelme, la naissance de son fils. On y voit ap-paraître les figures de son œuvre, sa mère, sesfrères, son premier amant.

Car l’intérêt de ces Cahiers se situe aussi etsurtout sur le plan littéraire. Si une grande par-tie des Cahiers est faite d’ébauches reprises plustard, on est frappé par la force et la spontanéitéde ce premier jet qui sera la pierre angulaire dela modernité stylistique de M.Duras.

Alors que les romans qu’elle publieentre 1940 et 1950 sont de facture classique etrésolument fictionnels (les Impudents, la Vietranquille), les Cahiers de la guerre mêlent déjàautobiographie et fiction, ce qui deviendra lacaractéristique essentielle de son écriture.

On peut s’étonner du rapprochement faitdans les Cahiers entre l’évocation de l’en-fance et celle de la guerre. M. Duras s’en ex-

plique dans l’Amant : « Je vois la guerre sousles mêmes couleurs que mon enfance. » Pourelle, le temps de l’enfance et celui de la guerreont en commun qu’ils imposent une expé-rience de la soumission et poussent à une ré-volte qui s’exprime par l’écriture. Ainsi,l’évocation du passé ne serait pas chez M.Duras l’expression d’une nostalgie ou d’unefascination complaisante, mais la source d’unprésent vivant et inépuisable. Elle nommed’ailleurs « enfance illimitée » l’atmosphèrerégnant dans sa famille, motif qu’elle re-prendra sans cesse.

Le premier cahier contient des ébauches dece qui deviendra Un barrage contre le Paci-fique et les premières versions de récits qui se-ront publiés beaucoup plus tard dans le re-cueil la Douleur. Les deux cahiers suivantssont presque entièrement consacrés à la ver-sion originelle de la Douleur. On mesured’ailleurs comme le travail réalisé par M. Du-ras pour arriver au texte de la Douleur à par-tir du cahier n’est qu’un travail de mise enforme : toute la spontanéité qui fait sa forceest déjà là. Le dernier cahier contient lesébauches de romans futurs (le Marin de Gi-braltar, Madame Dodin.) entrecoupées detextes autobiographiques touchant à l’immé-diate après-guerre.

Ces Cahiers de guerre sont donc infini-ment plus que de simples brouillons ou desfragments épars. Ils sont la matrice desœuvres à venir, provoquant chez le lecteurtour à tour un sentiment de découverte ou dereconnaissance. Et il a l’impression d’assis-ter à la métamorphose de Marguerite Don-nadieu en Marguerite Duras tout en compre-nant que Marguerite Duras était là avantMarguerite Duras.

Marianne Lioust

CHEZ VOS LIBRAIRES

la Censure invisible, de Pascal Durand, Actes Sud, 2006, 75 p.,10 euros.

Citant Milan Kundera : « Le principal avan-tage de la propagande totalitaire sur celle

des sociétés libérales, c’est que ceux qui subis-saient la première finissaient généralement trèsvite par n’en plus croire un mot », Pascal Du-rand ajoute : « Derrière ce qui pourrait passerpour une boutade, une ligne de partage est tra-cée entre propagande et idéologie. La premièreavance sans masque ; la seconde masquée. L’uneimpose, édicte, exige, galvanise ; l’autre inculque,dicte silencieusement, suggère. »

À l’aide d’instruments fournis par Bour-dieu (l’habitus), P. Durand décrypte subtilementce qu’il appelle la « censure invisible » que pra-tiquent jour à jour, dans nos démocraties for-melles, parfois à leur insu, journalistes et autresmédiateurs sociaux : imposition d’une problé-matique aux dépens d’une autre, adoption d’unpoint de vue par exclusion d’un autre point devue possible et dans le domaine littéraire, sur-exposition médiatique d’œuvres médiocres.

Ce petit livre, qui n’est pas à proprement par-

ler un pamphlet, n’en constitue pas moins unlivre de combat, invitant le lecteur à ne pasrendre les armes, à envisager la politique commeune pratique désespérée, sans illusion, sansfausse transcendance, mais chevillée au réel,dont nous éloigne toujours plus la doxa contem-poraine.

C. S.

Faites entrer l’infini n° 42. 80 pages, 11 euros. Disponible sur commandeau 42 rue du Stade 78120 Rambouillet.

Le dernier numéro de Faites entrer l’infini,revue de la Société des amis de Louis Ara-

gon et Elsa Triolet, propose un dossier sur Eu-gène Guillevic comprenant des sonnets inéditsainsi qu’un portofolio d’œuvres du peintreBernard Moninot qui retrace par ailleurs sesrelations avec Louis Aragon qui célébra sespremières expositions dans Les Lettres fran-çaises. Outre un hommage au poète MauriceRegnaut récemment disparu, on trouvera unelettre de Louis Aragon à René Tavernier,écrite en 1942, sur la manière de diriger une re-vue littéraire.

DR

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L E T T R E S

Éloge de Dora Diamant O

n ne sait trop par quelle perversion de l’esprit, dès quele nom de Franz Kafka est prononcé, tout un chacun secroit autorisé à formuler les jugements les plus ab-

surdes. Hervé Bentégeat, dans le Roman de Prague (1), ne s’enprive pas. Il sacrifie même à tous les poncifs qui sont véhiculésà propos de l’auteur pragois : « Il est malingre, introverti, souf-freteux. … C’est un grand échalas timide, complexé, sûr derien… » Et il ajoute le poncif des poncifs pour faire bonne me-sure : « Il rêve d’amour absolu sans en avoir les moyens ni psy-chologiques, ni sans doute physiques. (…) il est vraisemblableque Kafka ait connu de longues phases d’impuissance. »

La belle et sérieuse biographie de Dora Diamant permet derétablir deux vérités en général laissées dans l’ombre sitôt qu’ilest question de l’auteur du Procès : d’abord la nature com-plexe de ses relations avec les femmes, qui ont été souventmoins désincarnées qu’on se plaît à le répéter, tout commed’ailleurs son œuvre littéraire, d’une sensualité exaspérée si-non frôlant l’érotisme (2), ensuite le rôle tenu par cette jeunefemme à la fin de son existence, qui est souvent minimisé, si-non occulté.

Kafka fait la connaissance de Dworja, cette petite juiveorientale alors qu’il passe ses vacances en compagnie de sasœur Elli et de ses enfants à Müritz, en Allemagne du Nord.Celle-ci est née à Pobianice, en Pologne, près de Lodz, en 1898.Elle a vingt-cinq ans et en démontre moins. Issu d’un milieuhassidique très respectueux de la loi religieuse, elle ne tarde

pas à se brouiller avec son père et à militer au sein d’un groupesioniste, Hebraïca, finit par s’enfuir et à vivre dans la capitaleallemande, où elle exerce le métier de jardinière d’enfants. ÀMüritz elle gouverne la cantine du camp de vacances pour lesenfants défavorisés, organisé par le Foyer populaire juif deBerlin.

Avant même de la connaître, Kafka courtise une autrejeune fille encore plus jeune, Tilse Rössler, qui travaille elleaussi dans ce camp ; plus tard, elle deviendra une danseuse etchorégraphe célèbre en Israël. Dès qu’il voit Dora, il jette sondévolu sur elle. Quand ils se séparent, l’écrivain devant ren-trer à Prague, ils ont déjà échafaudé le plan de vivre ensembleà Berlin. Elle ne tarde pas à trouver un petit logement dans lequartier de Steglitz et Kafka la rejoint juste après Yom Kip-pour. Le couple doit affronter une vie difficile dans un paysfrappé par la misère et l’inflation et est contraint de déména-ger par deux fois. En dépit du manque de moyens, ils y mènentune vie heureuse et gaie. Kafka écrit et signe même un contratavec un nouvel éditeur. Si ce dernier ne va guère dans le centre,se contentant de fréquenter avec sa compagne l’Académie desétudes du judaïsme. Le soir, il écrit ou, sinon, il lui lit des ou-vrages tels que la Marquise d’O de Kleist. Elle lui enseignel’hébreu. Des amis viennent leur rendre visite : Max Brod,l’ami fidèle, le directeur de revue Willy Haas, Franz Werfel,l’auteur de l’Ami du monde.

Il écrit. Il écrit avec entrain le Terrier, puis Joséphine la can-

tatrice, bien que la maladie gagne du terrain. Quand son oncle,le Dr Löwy, arrive à son tour, il préconise son transfert dansun sanatorium. Kafka refuse : ce serait admettre l’échec decette nouvelle vie. Mais il doit se rendre à l’évidence. D’abordà Wienerwald, puis à Kierling il va vivre ses derniers mois. Ilveut épouser Dora. Mais son père va encore s’opposer à ceprojet. Tout le monde à Kierling, du directeur à la plus mo-deste infirmière complote pour que cette union puisse être scel-lée. En vain. Kafka meurt le 1er juin 1924, à peine a-t-il fini decorriger les épreuves de son dernier livre, Un artiste de la faim.

Dora Diamant a laissé dans ses carnets de très belles pagessur l’homme qu’elle a aimé si profondément, un portrait phy-sique et moral d’une rare sensibilité. Des pages éclairantes etinoubliables. Elle fut l’autre grand amour de sa vie. C’est entout cas auprès d’elle qu’il a trouvé in extremis une forme debonheur, lui qui disait en ne songeant qu’à lui-même « Unhomme sans femme n’est pas une créature humaine » L’au-teur lui rend justice, enfin. À nous maintenant de l’imiter.

Gérard-Georges Lemaire

(1) Éditions du Rocher. On se référera plutôt à l’incontournable Praga Magica d’Angelo Maria Ripellino et au passionnant Prague au temps de Kafkade Patrizia Runfola aux Éditions de la Différence.(2) Je renvoie le lecteur à mon essai paru dans le catalogue K… comme Kafka (2006).

Une chronique lucide de la vie en RDAPrise de territoirede Christoph Hein, roman, traduit par NicoleBary, Éditions Métailié, 316 pages, 23 euros.

La vie et la mort de la RDA en 1990 sontau cœur de la réflexion d’écrivainscomme Christoph Hein ou Christa

Wolf. Le dernier ouvrage de celle-ci Un jourdans l’année, dont Pierre Garnier a renducompte dans nos colonnes, est une chroniquedes espoirs toujours découragés que les intel-lectuels est-allemands ont nourris contre ventset marées pour permettre l’épanouissementde leur pays. N’est-il rien de pire que d’êtrepiétiné par les siens ? À force de se heurter àl’incompréhension et au refus, la meilleurebonne volonté se change en amertume ou enrage. Les livres de cette Cassandre qu’étaitChrista Wolf sont autant de témoignages surle péril que couraient les valeurs auxquelleselle ne voulait pas renoncer. Ils montrent enfiligrane la dissolution du caractère socialistede son pays. Christoph Hein prend ce problème sous unautre angle. Il s’intéresse moins à la politiquequ’à la vie personnelle des habitants et montrecombien elle a dramatiquement peu changédans ses profondeurs intimes depuis l’effon-drement du Reich. Il s’attache donc moins

aux déficiences du système lui-même qu’aufonctionnement mental des Allemands atta-chés à des valeurs ancestrales qui les poussentà refuser l’évolution et l’ouverture. Tout celaest fort bien résumé quand, au détour d’uneconversation, un personnage remarque que

l’époque de Hitler n’était pas bonne car cer-taines coutumes n’étaient pas bien traitées.Rien, en revanche, sur la répression des op-posants et des juifs, ou sur la guerre et sesconséquences épouvantables. Prise de terri-toire dépeint une Allemagne profonde qui faitfrémir par ses certitudes et la volonté obstinéede maintenir un certain mode de vie.

Tout cela est montré au travers de l’his-toire d’un gamin, arrivé dans la petite ville deGuldenberg en 1950 avec d’autres réfugiés.Bien qu’Allemands, ces rapatriés ne sont pasles bienvenus, ils sont considérés comme desboulets, des étrangers. La ville leur fait la viedure. La municipalité les aide comme elle lepeut, sur ordre, mais le climat général ne per-met guère leur intégration. Ainsi le jeuneBernhard, pourtant fils d’un mutilé de guerre,connaît-il vexations sur vexations. Il forge sapersonnalité en résistant au climat ambiant deméchanceté. Ce qui lui arrive est relaté parcinq témoins essentiels qui mêlent à leur récitdes considérations sur leur propre existence.L’auteur donne ainsi un tableau très varié, vi-vant et critique, de l’Allemagne de l’Est.

On assiste d’abord à la difficile scolarité deBernhart, puis à ses débuts en politiquelorsque par esprit de vengeance il participe àla campagne d’adhésion forcée des paysans

aux coopératives. On le voit ensuite gagnerbeaucoup d’argent en faisant passer à l’Ouestceux qui veulent quitter la RDA, puis montersa propre entreprise et saisir l’occasion de lachute du mur pour devenir un riche entrepre-neur, aussi habile dans les grandes affairesqu’il l’était dans les petits trafics. L’hostilitédont il a souffert depuis son arrivée à Gul-denberg, qui a provoqué la mort de son père,pendu à la suite d’un pari imbécile, s’évanouitavec le succès. Il reste que son fils l’étonnedésagréablement en retrouvant des accentsxénophobes contre les étrangers. L’histoire serépéterait-elle ?

Mais ce détail est vite refoulé, l’essentiel estque la parenthèse RDA soit refermée et quela vie redevienne ce que, depuis des temps im-mémoriaux, elle doit être. Le territoire a étémarqué et pris. Bernhard est maintenant unpersonnage en vue. Fin de l’histoire pour cesgens qui n’ont rien appris, si ce n’est à deve-nir dominants, n’abandonnant que par pru-dence quelques miettes aux autres. ChristophHein nous donne là une belle réflexion sur lamanière dont peut tourner l’évolution d’unesociété.

La traduction de Nicole Bary est remar-quable de souplesse et de précision.

François Eychart

Le cas BuzzatiŒuvres, de Dino Buzzati. Édition Laffont, collection « Bouquins » établie par Francis Lacassin (1),tome 1, 992 pages, 28 euros, tome 2,1 152 pages, 30 euros.

Dans le souvenir des lecteurs français,Dino Buzzati reste avant tout l’auteur duDésert des Tartares. Ce livre entretient

une curieuse similitude avec le Rivage des Syrteset même Un balcon en forêt de Julien Gracq. Ce dernier avait décrit toute l’absurdité de ladrôle de guerre vécue par un jeune homme surla ligne Maginot. L’écrivain italien a tout sim-plement transposé le récit sur un plan plus abs-trait, disons métaphysique. Loin de moi l’idéed’accuser Buzzati de plagiat. Si l’on met decôté la trame, c’est un autre roman. Et puistout ce qui constituait l’étrange et exaspéranteattente de l’armée française a été changé en

une fable tragique et éthérée sous sa plume. À vrai dire, l’ouvrage de Buzzati qui me paraîtle plus mémorable de tous est, à mon goût, quitteà passer pour un drôle d’oiseau, la Fameuse in-vasion de la Sicile par les ours. Publié en 1965,on l’aura compris, cet ouvrage est destiné auxenfants. Illustré de sa main, l’histoire se dérouledans une Sicile d’invention couverte de hautesmontagnes et connaissant des hivers rudes etneigeux. C’est un véritable bijou mêlant diffé-rents genres (par exemple, il devient une enquêtepolicière qui mène le roi Léonce et l’ours poli-cier Jasmin dans un hôtel particulier de la rue dela Tombe-Issoire à Paris) et misant sur une fan-taisie inépuisable.

Il est probable que ses plus fervents admira-teurs me jugeront bien audacieux ou sacrilège,mais je reste persuadé qu’il fut un modeste ro-mancier et, en revanche, un remarquableconteur. Il suffit de songer à l’Écroulement de

la Baliverna (paru en 1954) pour prendre la me-sure de son talent. On sent aussitôt qu’il s’y af-firme comme le digne héritier de Boccace et dela novella de la Renaissance. Il y fait entrer unefoule d’animaux extraordinaires (il publiera parla suite le Bestiaire magique). Voici Galeone, lechien énigmatique, ami de l’ermite, qui inquièteles villageois, un chien qui a vu Dieu, voici lacouleuvre géante dans la vallée de Calatroni,lisse comme une anguille, les souris endiabléesqui prennent possession de la maison de la Do-ganella, voici encore les corbeaux qui obsèdentAntonio Huber, un docteur en théologie quicroit devenir lui-même un de ces oiseaux… Quelque soit le thème choisi, l’auteur, par la force deson style alerte, nerveux, souple, enjoué, a été ca-pable de donner à des historiettes souventétiques une ampleur indéniable. Parfois, il s’estessayé à un exercice plus aventureux, comme, àl’exemple de Dante Alighieri, de décrire les sé-

jours infernaux dans le recueil baptisé le K(1966). Ce Voyage aux enfers du siècle est uneméditation sur la faculté du genre humain derendre notre monde impossible : « Je me de-mande, concluait-il, si par hasard l’enfer ne se-rait pas complètement de ce côté – ou, et je nem’y trouve pas, s’il est exclusivement une puni-tion, un châtiment ou simplement notre mysté-rieux destin. » Buzatti se voulut moraliste. Ce futpeut-être la limite de son aventure d’écrivain.

Marc Thomas

(1) Mémoires, Francis Lacassin, Éditions duRocher, 360 pages, 21 euros : grandconnaisseur de littérature populaire oumarginale, de Maurice Leblanc à Simenon, enpassant par Gustave Le Rouge, il nous donneune vision très pertinente de l’édition enFrance des années cinquante à nos jours et unebelle démonstration de sa belle érudition.

Christoph Hein.

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . X

L E T T R E S

LA CHRONIQUE DE FRANÇOISE HAN

La poésie en revuesL

es revues participent largement à garder vivante la poé-sie, qu’elles lui soient vouées exclusivement ou qu’elleslui réservent une place au sein de la littérature générale.

Il y a très souvent des découvertes à faire dans leurs pages. Deplus, les comptes rendus, notes de lecture, études, bibliogra-phies informent leurs lecteurs sur des ouvrages qui, pour cer-tains, ne connaissent pas d’autre publicité.

Le numéro double de Po&sie, cet hiver, débute par un textede 24 pages, Papiers ! de Claude Mouchard, qui mérite uneattention particulière, à la fois par son sujet et par sa façon del’arracher au flot quotidien de l’information pour le mettresous les yeux du lecteur. S’agit-il d’un poème ? Oui, sans hé-siter, si le poème est la forme de langage qui tend vers la luci-dité, indépendamment de toute question de rime ou absencede rime, cadence des syllabes, etc. Et surtout s’il n’est pas cequ’en a dit Lucrèce, une ruse consistant à étaler un miel blondet sucré sur le bord de la coupe où nous buvons une véritéamère.

Cette vérité, Claude Mouchard la transcrit telle qu’elle seprésente dans les médias : « Tout le monde a vu, chacun sait,etc. à quoi bon, ici, faire des phrases ? (ou en recopier ?) ». Ilrecopie pourtant des citations de journaux, de nouvelles surInternet. Il décrit ce que montrent les écrans de télévision : ar-rivée de passagers clandestins aux Canaries, corps titubants,cadavres au fond des barques. Il dit ses contacts avec les im-migrés auxquels il tente de venir en aide. Il s’interroge :« ’Notre’ bord, que devient-il, et que deviennent/aujour-d’hui/notre ’dans’, notre ’entre nous’ ? » « Nous » et « dans »chevillent les questions qui reviennent au long des pages. Cesquestions articulent entre elles les citations de l’actualité– Ceuta et Melilla, les Tchétchènes, le Darfour… – et des sé-quences plus anciennes : le Cambodge, la Kolyma… Le toutest structuré par la typographie : caractères droits ou italiques,en gras, en majuscules, en petit corps, disposition de certaineslignes en vers butant contre la marge de droite. Le poème estvisuel.

Il est suivi d’un texte où Claude Mouchard s’arrête surdeux articles de Hannah Arendt parus en 1944 : « Des hôtesvenus du pays de personne » et « Sans droits et avilis ».

Le sommaire de la revue comporte ensuite six poètes : Hu-bert Chiffoleau, Pierre Drogi, Jean-Pierre Iommi-Amunaté-gui, Benoît Lecoq, Muriel Louâpre, Agnès Godès. On ne peuts’empêcher de lire comme une résonance à ce qui précède lepoème en prose du premier, Ainsi soit-on. Il y a là une foulecompacte d’êtres « sans droits et avilis », ignorant les mal-heureux, à laquelle le poète tente de se soustraire tout en sesentant englouti.

Vient après Salah Stétié. Puis c’est un très riche dossier de« Questions à Giorgio Agamben », tournant autour de « la findu poème », avec un inédit du philosophe, l’hymne brisé, despoèmes et des études d’une dizaine de contributeurs, dont Mi-chel Deguy, Heddi Kaddour, Jacques Roubaud. Enfin, pourles quatre-vingt-cinq ans de Andrea Zanzotto, plusieurs textesde celui-ci, des études et cet impératif : « Il faut retraduire Zan-zotto », ce que fait la revue pour toutes les citations, poèmeset proses, ici présentées.

Fait exceptionnel, Europe publie un numéro sans le cahierde création qui propose habituellement poèmes et nouvelles.Mais la poésie trouve place dans le dossier principal, « Litté-rature et peinture » : par Daniel Bergez, un entretien avec YvesBonnefoy ; puis une introduction à une poétique du regard, àpartir de l’Introduction à la peinture hollandaise de Claudel ;« Revers de l’image chez Jean Cocteau » étudiés par Serge Li-nares ; « Écriture et iconicité » d’Anne-Marie Christin, quis’attache au Coup de dés de Mallarmé ; « La référence constel-lative dans la poésie concrète japonaise », par Marianne Si-mon-Oikawa ; « Le paysage dans la peinture occidentale », untexte de Claude Esteban issu d’une conférence de l’automne2004 ; le poète louisianais David Middleton évoqué par Jean-nine Hayat.

Action Poétique ouvre sur une suite de poèmes de PierreTilman, l’un des fondateurs de la revue Chorus (1962-1974)

et « membre du Comité de soutien au réel », disait-il. Ensuite,le dossier « USA/Canada/France. Qui traduit qui ? » présentedes traductions faites en dialogue entre six poètes français etsix poètes de langue anglaise. Nous n’avons pas les originauxen anglais, ce qui est dommage. Du même séminaire, un tra-vail à partir du Kalevala finnois, par Chet Wiener (États-Unis)et Sabine Macher. Suivent d’autres contributions, dont unhommage au poète algérien Djamal Amrani (1935-2005), etquatre poèmes-tango de Juan Gelman.

Ce dernier est évoqué dans les poèmes inédits, justementintitulés Tangos, d’Annie Salager, qui font partie du dossierconsacré à cette poète par autre Sud. Y contribuent Marie-Claire Bancquart, Jean-Yves Debreuille, Saleh Diab, DanielLeuwers, Jean-Yves Masson, Frédéric-Jacques Temple, An-dré Ughetto. Dans les autres rubriques, on relève des textes enprose rapportés d’Afrique par Joël Bastard, Bakofè. La « voixd’ailleurs » est celle de l’Équatorien Mario Campaña.

Depuis que cette chronique a commencé, il nous est arrivéde citer, toujours trop brièvement, d’autres revues au servicede la poésie : Confluences poétiques, annuel, Mercure de France ; Décharge, trimestriel, site : www.dechargelare-vue.com ; ici é là, trimestriel, revue de la Maison de la poésiede Saint-Quentin-en-Yvelines ; Neige d’Août, semestriel, re-vue de littérature et d’Extrême-Orient, 58210 Champlemy ;Rehauts, revue semestrielle d’art et de littérature, Paris et62180 Airon-Notre-Dame ; la Traductière, annuel, revue duFestival franco-anglais de poésie, Paris. Il en est bien d’autres.Nous en parlerons au fil des publications, et aussi des sites depoésie sur Internet.

Po&sie n° 117-118, éditions Belin, 2006. 272 pages, 30 euros.Europe n° 933-934, janvier-février 2007. 512 pages, 20 euros.Action Poétique n° 186, 2006. Diffusion Les Belles Lettres.104 pages, 12 euros.autre Sud n° 35, éditions Autres Temps, 2006. 160 pages.15 euros.

Un roman des années de plomb

Paille noire des étables,de Louis Parrot, Éditions Farrago, 130 pages,12 euros.

Louis Parrot n’eut pas la chance de vivrelongtemps. Disparu en 1948, à quarante-deux ans, il laisse cependant une œuvre

dont on commence à prendre la mesure. Ondoit à cet excellent connaisseur de l’Espagne destraductions de Lorca, de Neruda, un recueild’études Où habite l’oubli, consacré auxmeilleurs écrivains espagnols de son temps, leroman Nous reviendrons et des essais sur Mo-zart, Lorca, Cendrars et Éluard. On sent dansles présentations qu’il en fait que Parrot étaitlui-même poète. Il collabora activement à Cesoir que dirigeaient Aragon et J-R. Bloch.

La nuit qui tomba sur l’Espagne franquistes’étendit aussi sur la France de Pétain. Parrotne manqua pas d’apporter sa contribution aucombat de l’intelligence française pour que lalumière qui vacillait alors ne s’éteignit pastout à fait. Paille noire des étables, qui parutclandestinement, raconte quelques instants dela vie d’un jeune professeur, fils de pasteur,Élie Chaméane, traqué par la police pour faitsde Résistance. Obligé d’aller de cache encache, il rencontre par hasard une toute jeuneprostituée, Catherine, qu’il accepte d’héber-ger dans son havre clandestin, bravant lesrègles de sécurité.

Cette jeune fille est de longue date un ap-pât que la Gestapo utilise pour piéger les ré-sistants. Étroitement tenue par les policiers al-lemands, elle n’a pas d’autre choix que decontinuer la sale besogne qui lui est impartie.Et voilà que, ramassée par des gendarmesfrançais du fait de son activité, elle arrive dans

un couvent pour y être placée jusqu’à sa ma-jorité. Quelque chose en elle attire l’attentionde la mère supérieure qui espère une de ces ré-surrections qui lui sont si rarement accordéesavec des filles comme elle. C’est à ce momentque la Gestapo vient réclamer sa proie pourla remettre au travail. Catherine parvient às’échapper et, à bout de force et d’espoir, er-rant dans une ville hostile et morte à l’imagede la France d’alors, elle rencontre Élie entrain de changer de refuge.

Ce que l’on apprend de l’avilissement de lajeune fille est un condensé de la violence mé-thodique faite à la France. En écoutant pen-dant le sommeil de Catherine des bribes de sesforfaits, le résistant, qui quelques années au-paravant, avait éprouvé un si grand méprispour les gens de son pays, un mépris qui confi-nait à la haine, découvre peu à peu la profon-deur du sentiment réel qu’il éprouve pour laFrance. Le brouillard se dissipe, la réalitéémerge. Il a fallu la rencontre de cette pi-toyable victime pour qu’il comprenne qu’il nes’était pas élevé contre sa patrie, mais contreceux qui l’avaient si durement humiliée touten faisant profession de l’aimer et qui s’étaientrangés pour cela sous la protection du vain-queur. Ce court roman remet en lumière toutce qui a amené la défaite de 40 et Pétain. En1944, c’était un acte de résistance qui préfigu-rait l’Intelligence en guerre que l’auteur pu-blierait au grand jour quelque temps plus tard.

Paille noire est suivi d’Ursule la Laide, ré-cit allégorique d’une tout autre facture quiévoque cette fois les derniers jours d’une villearrogante et puissante sur le point de tomber,assiégée par la Résistance.

François Eychart

Scerbanenco, un auteur

à redécouvrir

Depuis quelques années, l’on assiste enItalie à un grand retour de GiorgioScerbanenco (1911-1969), grand au-

teur de polars apprécié à l’époque aussi enFrance. Ses romans sont réédités, des col-loques et des articles lui sont consacrés, denouvelles générations de lecteurs enthou-siastes apparaissent.

Parcourir toute l’œuvre de Scerbanencoest une entreprise impossible. Cent romansou presque, quelques milliers de récits, dontbeaucoups ont parus dans des revues fémi-nines dans le seul but de la survivance éco-nomique de l’auteur. Mais pour saisir le ca-ractère génial de l’œuvre il suffit de lire la té-tralogie qui a pour personnage principall’enquêteur anarchisant et nihiliste DucaLamberti : Vénus privée, À tous les râteliers,les Enfants du massacre, les Milanais tuent lesamedi.

La tâche de Duca Lamberti – son carac-tère est davantage défini par ses actions quepar une quelconque dissection psychologique– est ardue : rétablir un ordre qui n’existe pas.Et qui ne peut exister, parce que les lois, lesrègles et la morale sont pure apparence, jetéeslà pour donner raison au genre qu’illustreScerbanenco. En fait, le substrat policier ré-vèle sa nature trompeuse : la vie n’est quecommerce de la chair, espace où s’échange leplaisir, pas de mobiles passionnels illusoires,comme l’amour ou, sous une forme perver-tie, la haine, – prédispositions trop marquéespour contaminer les personnages extrêmes deScerbanenco, n’existant que dans la seule di-

mension où les pousse leur appétit mercan-tile. Malgré cela, le bien gagne parfois, parcequ’il dispose d’un avantage minuscule sur lemal : celui de voir un peu plus lointain de lapure dimension charnelle.

Comme écrivain de polars, Scerbanencodoit pactiser avec les règles du genre, établiespar des conventions désormais centenaires.Mais l’écrivain est aussi bien vecteur d’élé-ments d’une référentialité externe, parexemple quand il dénonce la dégradation dela société de consommation qui, déjà àl’époque, point à l’horizon. Son style corro-sif et cynique se superpose à la descriptionsèche des faits comme dans un rapport de po-lice aride ou dans la page des faits divers d’unjournal de province. Mais nous sommes àMilan, mégalopole en construction, à la foisvictime et assassine, avec ses quartiers dégra-dés, son développement tumultueux, son cielfugitif, l’hédonisme de ses habitants.

En rien datés, les romans de Scerbanencofournissent une clé de lecture plus que jamaisactuelle de la société contemporaine et de sadégradation, n’irritant peut-être que ceux quiconservent une vision naïvement progressistede la perfectibilité infinie de l’être humain. Cen’est pas pour autant qu’on doit lui attribuerl’étiquette infamante de réactionnaire, donton abuse souvent afin de mettre sur la touchedes auteurs par pur déni idéologique.

Francesco Magris

La plupart des romans de Scerbanenco sont publiés chez 10/18.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . X I

L E T T R E S / A R T S

Ukiyo-é, de Gian Carlo Calza, Phaidon, 520 pages.

Katagami, les pochoirs japonais et le japonisme, Maison de la culture du Japon à Paris,176 pages.

Àla fin du XVIIe siècle le Japon connaîtun bouleversement profond. Lemonde féodal, qui, pendant des siècles,

a été la source de guerres incessantes, toucheà sa fin. Une famille a fini par prendre le des-sus et à unifier le pays. Le nouveau pouvoirdécide d’abandonner Kyoto et d’installer sacapitale dans une petite bourgade qu’il vabaptiser Tokyo (les deux caractères inversésde Kyoto). Si la paix est enfin instaurée de ma-nière durable, un régime très coercitif est misen place : une police secrète se révèle d’une ef-ficacité qui n’a d’égale dans l’histoire que cellede Byzance.

Cet essor foudroyant de l’activité com-merciale et de l’urbanisation favorise la nais-sance d’une culture qui n’a pas de précédent.Si tous les domaines de la création sont tou-chés, c’est la xylographie en noir et blanc etpuis bientôt polychrome (les artistes ne tar-

dent pas à utiliser dix couleurs, ce qui im-plique une dextérité hors du commun) qui serévèle le véritable véhicule de cette révolution.On l’utilise pour réaliser les affiches publici-taires des grands acteurs du kabuki qu’onplace à l’entrée des théâtres, pour illustrer leslivres qui s’impriment en quantité jamais vuesjusque-là, pour vanter les charmes des prosti-tuées les plus en vue. Si cet art est solidementancré dans cette culture populaire, il n’en apas moins l’ambition de rivaliser avec leshautes réalisations de l’art ancien. Il sort trèsrapidement d’une phase de tâtonnementsmaladroits et des artistes affirment bientôtnon seulement leur dextérité, mais aussi unstyle d’une beauté rare. Si le monde urbain de-meure l’essentiel de leur inspiration, ils peu-vent se révéler des paysages hors pair, commeHiroshige avec ses magnifiques Cinquante-trois étapes sur la route de Tokaido ou Ho-kusai avec ses Cascades. On comprend queleur désir est de rivaliser avec les maîtres an-ciens et d’introduire les valeurs les plus hautesdans une sphère jugée vulgaire. Aucun do-maine ne leur est étranger. Mais l’érotismetient une place majeure dans cet univers placésous le signe de la transgression. Ce qui ex-plique que la femme y trouve une place ma-

jeure et que l’érotisme est son véritable mo-teur.

Les hardiesses constantes de leurs solu-tions formelles, la simplification des lignes quicorrespond à une forme de pensée elliptique,la fluidité des lignes, l’abstraction se conju-guant à un amour du détail réaliste, tout celacontribue à faire de ces œuvres un laboratoireesthétique unique en son genre. La plusgrande perfection technique s’allie à la plusgrande liberté d’inspiration et donc de com-position. Les Occidentaux font se rendrecompte au XIXe siècle de ce que peut leur ap-porter une telle prise de possession de l’es-pace. C’est ce qu’a rappelé avec beaucoup definesse et de discernement l’exposition « Ka-tagami » qui a été présentée à la Maison de laculture du Japon : ces pochoirs aux motifs raf-finés et complexes, mais d’une grande puretéstylistique, comme les estampes, ont influencél’art occidental au moment précis où il avoulu rompre avec les règles héritées de la Re-naissance. Ce grand livre et le remarquable ca-talogue de cette exposition permettent deprendre la mesure de la magnificence de cesmodes artistiques et de leur emprise sur notresensibilité esthétique.

Giorgio Podestà

Lettres sensibles de la « Muse de la raison »

Vingt-quatre heures d’une femme sensible,de Constance de Salm, postface de Claude Schopp. ÉditionsPhébus, 2007, 192 pages, 10 euros.

La postérité est bonne fille. Elle ne laisse pas tomber celleset ceux qui ont quelque droit à sa vigilance, et tôt ou tardles ranime. Une nouvelle preuve nous en est donnée par

la publication de Vingt-quatre heures d’une femme sensible, deConstance de Salm. Voici un roman charmant (dirait-on en styled’époque, 1824), écrit par une femme qui a droit à toute notreestime, comme le rappelle Claude Schopp dans sa postface.

Le roman d’abord. Une femme follement éprise voit l’élude son cœur quitter la soirée avec une autre. Rentrée chez elle,elle commence à lui écrire avant le petit matin. Autant delettres (quarante-six), autant d’appels déchirants. Commentse fait-il que son amant, qui jusqu’alors n’attendait que le mo-ment où ses affaires (familiales, financières) s’arrangeraientpour l’épouser, la trahisse froidement ? Et la belle d’avouerque la jalousie l’étreint depuis qu’elle aime et qu’il n’est pasun instant, en société, où la crainte de le perdre ne la saisisse.Les lettres qui vont ponctuer l’horrible journée peignent avecminutie les mille facettes de l’âme amoureuse et craintived’une femme trop sensible, qui tour à tour se rassure et déses-

père. Il faut bien avouer qu’elle a quelque raison de s’inquié-ter : la nécessité du secret a de fait suscité plusieurs quiproquosqui vont la conduire au bord du suicide, évité de justesse, lajournée se concluant sur la promesse (tenue) qu’ils se marie-ront dans la semaine.

1824 : on lit ici l’un des derniers romans épistolaires dusiècle. Le genre, triomphalement né au XVIIe siècle avec les ar-dentes Lettres d’une religieuse portugaise, connaît pendantplus d’un siècle un engouement dont résulteront de nombreuxchefs-d’œuvre, des Lettres persanes aux Liaisons dangereuses,en passant entre autres par la Nouvelle Héloïse (excusez dupeu). Puis la veine se tarira. La vertu du roman épistolaire, onle sait, consiste en cette saisie des émotions au plus près de leurnaissance, et tient à la possibilité de s’émouvoir vivement avecl’épistolier dont le « Je » qui se raconte livre l’intimité. AvecVingt-quatre heures, la contrainte temporelle est poussée à l’ex-trême, puisqu’une seule journée contient la totalité de l’in-trigue, resserrement qui n’est pas sans rappeler la grande tra-dition du roman d’analyse qui venait à nouveau d’être illus-trée brillamment avec Adolphe, en 1816. Benjamin Constanty assurait, dans la préface, qu’il l’avait écrite pour persuaderquelques amis de la possibilité d’écrire « un roman dont les per-sonnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait tou-

jours la même ». Ce qui était visé et ce qui l’est chez Constancede Salm, c’est au contraire des grandes vérités générales surl’être, la narration d’une singularité, les miroitements des sen-timents changeants, la vérité d’un cœur en ses palpitations.

Constance de Salm est une femme de son siècle, et mêmeun peu mieux : du meilleur de son siècle. On surnomma cettehéritière des Lumières la « Muse de la raison », car elle savaitpenser et fit usage de son cerveau avant même qu’on ne l’y au-torisât vraiment. Défendant sans cesse la cause des femmes,en faisant appel à une solidarité qui n’était guère de mode, ellerépéta sur tous les tons (et surtout le poétique, d’où, peut-êtreson relatif oubli aujourd’hui où l’on n’apprécie guère la pen-sée versifiée), que les femmes pouvaient aussi bien que leshommes créer et raisonner politique. Elle fut d’ailleurs detoutes les sociétés savantes et littéraires (première femme à en-trer au lycée des Arts, en 1795), et tint un salon très brillant. Ilest possible qu’elle ait souhaité écrire ces Vingt-quatre heures,sous-titrées Une grande leçon, pour montrer que son talentsavait rejoindre les plus subtiles descriptions du cœur fémininet ne pas s’en tenir au discours militant pour lequel grâces luisoient rendues quand même, car c’est ainsi que les mentalitéschangent…

Belinda Cannone

Les mystères de Trieste : Amedeo Modigliani et Giorgio Voghera

Toute image raconte une histoire. En particulier une toiled’Amedeo Modigliani représentant le portrait du fils deGiuglielmo Micheli, peintre toscan dans la veine des « mac-

chiaoli » (1), qui fut son maître. Elle fut exécutée en 1901, quandle peintre avait à peine dix-sept ans. Le jeune garçon du portraitest assis sur une pauvre chaise, manifestement mal à l’aise ; il avaitdû prendre une pose très proche de celle que les photographes del’époque – imités plusieurs décennies plus tard – faisaient prendreà leurs clients pour obtenir un effet de réalisme en utilisant desmoyens opposés.

Ce tableau a récemment été la vedette d’une vente aux en-chères au Stadion de Trieste. Comment cette œuvre est arrivée àTrieste, pour quelle raison elle y est restée si longtemps et surtoutpour quelle raison elle fut étroitement associée à un des romanstriestins les plus connus ?

Le tableau avait été donné par l’auteur au peintre et ami Aris-

tide Sommati. Quelques années plus tard, il est entré dans la col-lection d’Ettore Serra, écrivain et éditeur. Umberto Saba et cedernier devinrent amis à la fin des années vingt, d’abord par lebiais d’une correspondance nourrie et ensuite grâce à leur ren-contre survenue lors d’un voyage à Paris.

Trente années plus tard, la maison d’édition Einaudi publiale roman Il Segreto (2) par l’anonyme triestin (qui se révéla êtreGiorgio Voghera, bien qu’il le niera jusqu’à sa mort) sur la pro-position de la fille de Saba, Linuccia. Elle a eu l’idée de choisirpour la couverture le portrait du Fils du concierge de Modigliani,adapté au sujet par la tristesse de son expression et « à cause duvide de la grande pièce où il est représenté ». Le tableau qui a étéchoisi est en réalité le Garçon assis, et par conséquent le portraitdu fils de Giuglielmo Micheli. Le Fils du concierge est une autrecomposition de Modigliani.

L’histoire pour le moins singulière de ce tableau rebondit

quand, toujours en 1961, une fois Saba décédé, Carlo Cerne, lecélèbre employé du poète qu’il a immortalisé dans de nombreuxvers – « Le bon Carletto, quand je classe un livre en fiche… » – si-gnala le tableau à un collectionneur triestin qui l’acheta aussitôt.

Ce tableau vendu quelque 300 000 euros demeure l’histoirejointe de deux jeunes garçons, le fils de l’ami de Modigliani et lehéros du roman de Giorgio Voghera (qui n’est autre que lui-même) et l’histoire de cette quête de la richesse profonde du sensde l’existence ; une recherche vaine, qui, loin des fureurs quoti-diennes, semble vouloir nous transmettre un message de sagesseapaisée.

Elena Bizjak Vinci

(1) Groupe d’artistes italiens de la moitié du XIXe siècle qui a eu Fattori pour chef de file. De « macchia », tache.(2) Le Secret a été public, par les Éditions du Seuil en 1996.

Les rêves d’un monde éphémère et flottant

Part de jouissance

de Yann Toma

à la galerie Patricia Dorfmann

61, rue de la Verrerie 75004 Paris

jusqu’au 10 février 2007, du mardi au samedi de 14 à 19 heures.

+ 33 (0)1 42 77 55 [email protected]

La photographie de la une provient de l’exposition de Yann Toma.

Page 12: 03 02 07LettresF · donnait lecture d’un texte de Pierre Bourgeade absent de Pa-ris, suivi d’un hommage à ... Duras avant Duras ... comme Descartes, Kant, Heidegger, Lacan

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . X I I

A R T S

Marc Chagall, un graveur contrariéChagall et Tériade, Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis,jusqu’au 26 février. Catalogue : sous ladirection de Dominique Szymusiak, 224 pages, 39 euros.

Marc Chagall, Les Univers du peintre, Galerie d’art du Conseil général des Bouches-du-Rhône, Aix-en-Provence.Catalogue : éditions Actes Sud, 28 euros

Marc Chagall a entretenu avec Am-broise Vollard des rapports étroitset leur amitié (relativement tour-

mentée) a donné naissance à plusieurs grandsprojets, en particulier le Cirque, thème de pré-dilection de l’artiste. Ce projet ne verra pas lejour, en tout cas pas avant la dernière guerre,car Vollard meurt en 1939 en laissant derrièrelui un immense chantier d’ouvrages de bi-bliophilie, dont celui-là. Et il y avait aussi lesÂmes mortes de Gogol et les Fables de LaFontaine, qui ont connu le même sort. Larencontre avec l’éditeur Tériade a été pourChagall une planche de salut. Une fois reprisses droits auprès du frère de Vollard, Lucien,et ayant récupéré ses plaques de cuivre, il a pupoursuivre ce travail resté longtemps en ja-chère. Il a commencé le Cirque en 1927. Il n’apu voir le jour qu’en 1967 !

L’intérêt de Chagall pour la gravure re-monte à l’époque où directeur d’une écoled’art à Vitebsk à laquelle il se consacre corpset âme pendant les premières années de la ré-volution soviétique. En 1922, il commence àtravailler à une série d’eaux-fortes réuniessous le titre de Mein Leben et qui verront lejour l’année suivante, à Berlin, publiées parles soins du marchand de tableaux Paul Cas-sirer. Arrivé à Paris cette même année, il en-treprend d’illustrer les Âmes mortes de Go-gol, sujet qui lui tenait très à cœur puis puis-

qu’il avait dessiné le rideau de scène pour leThéâtre expérimental de l’Ermitage ( « Enl’honneur de Gogol »), puis les décors et cos-tumes du Revizor, qui ne seront jamais réali-sés. Sa rencontre avec Vollard se traduisit parla mise en chantier d’un nombre immense degravures (au début, il les coloriait à la main !)et il se consacra aux illustrations de la Biblependant toutes les années trente.

Chagall fait la connaissance de Tériade àla fin des années vingt, quand ce dernier faitses débuts de critique d’art. Tériade ad’ailleurs la possibilité de voir plusieursplanches des ouvrages que le peintre prépa-rait à l’intention de Vollard. En 1938, aprèsune collaboration orageuse avec André Bre-ton au sein de la revue Minotaure, il décidelancer sa propre publication, Verve. Il y faitparaître une première œuvre gravée de Cha-gall. Réfugié aux États-Unis, il a enfin la pos-sibilité de voir ses gravures sortir de presse :il réalise sept gravures sur le thème du cirqueen souffrance depuis si longtemps.

Le Cirque resta d’ailleurs l’affaire depresque toute son existence puisque Tériadene relança le projet qu’en 1962. Mais, entre-temps, il avait tiré le beau volume lithogra-phié de Daphnis et Chloé en 1961, et tous sesanciens travaux, des Âmes mortes, paru en1951, à la Bible, enfin disponible en 1956,sans oublier les Fables, achevées quatre ansplus tôt.

Le regret qu’on peut avoir de cette aven-ture chaotique est que Tériade n’ait été quel’éditeur essentiellement de la dernière pé-riode de l’artiste. Seules peut-être les planchesdes Âmes mortes reflètent-elles l’esprit quil’avait dominé pendant sa plus belle périodeen Russie, en Allemagne et lors de ses pre-mières années en France. Les premières eaux-fortes bibliques sont magnifiques. Au fil desans, hélas, son talent s’est galvaudé...

Georges Férou

Les cartes pliées d’André-Pierre Arnal

Visions obliques, de André-Pierre Arnal, musée de Lodève,jusqu’au 11 février.Catalogue : Actes Sud-Musée de Lodève,156 pages, 29 euros.

Le Musée de Lodève ne se contentepas de préparer une exposition degrande qualité, à la belle saison, ca-

pable d’attirer les estivants qui affluentdans la région. Il présente aussi des exposi-tions d’artistes contemporains qui méritentelles aussi le détour. C’est le cas pour celledes travaux récents d’André-Pierre Arnal.

Arnal passe pour être le fils mal-aimé dugroupe Supports-Surfaces. C’est sansdoute exagéré. Il n’en est pas moins vraique son œuvre est moins visible que celle deses grands protagonistes, qu’ils soient res-tés fidèles à leurs convictions comme Vial-lat ou Dezeuze ou qu’ils aient choisid’autres orientations plastiques commeCane ou Bioulès.

Comme le montrent les œuvres réuniespour cette manifestation, Arnal n’a en rienrenoncé aux grands principes qui ontanimé ce groupe. Il les a fait évoluer et, sur-tout, n’a pas cessé d’en enrichir les possi-bilités techniques. Il fait reposer sa dé-marche esthétique sur des moyens bien an-crés dans l’histoire de l’art du XXe siècle :pliages, collages, froissages, assem-blages, etc. Pour lui, la peinture doit s’exer-cer de manière presque aléatoire, la

conjonction des matériaux placés dans descirconstances bien précises donnant vie àun genre de langage spécifique. Pour par-venir à ce résultat, l’artiste met à sa dispo-sition une batterie complexe de possibili-tés, les unes mécaniques, les autres plus tra-ditionnelles. Il travaille dans une optiquequi vise le paradoxe d’une déconstructiondes éléments picturaux et de leur recons-truction simultanée. Si ces tableaux fontl’objet d’une préparation spécifique etcomplexe, reposant sur des présupposésthéoriques, ils ne s’en révèlent pas moinsdes œuvres abstraites qui peuvent se liredans les mêmes termes qu’une composi-tion peinte. La seule différence est que lajuxtaposition et l’emboîtement des diffé-rents éléments constitutifs de la surface en-gendrent un réseau sophistiqué et ramifiéd’associations visuelles. Il n’est d’ailleurspas surprenant que ses dernières produc-tions soient issues de l’utilisation de cartesroutières : Arnal voit la «peinture» commeun labyrinthe non pas de signes, mais d’in-tensités spéculaires et de circumambula-tions fantasques (pour ne pas dire fantas-matiques) dans le champ arbitraire que re-présente la surface du tableau. L’œil doitfaire l’expérience d’un relief accidenté et decodes tout à fait imaginaires et ludiquespour parvenir au terme de son voyage – sonterme étant la douce jouissance d’un bienfictif que seul l’art peut lui apporter.

Paul Tournon

À la recherche de la Belgique perdue

La Belgique dévoilée,, Fondation de l’Hermitage, Lausanne, jusqu’au28 mai. Catalogue : 5 Continents, 166 pages,35 euros.

Que la Belgique, née des soubresauts natio-nalistes du XIXe siècle, ait pu produire peuaprès sa fondation de si riches courants ar-

tistiques mérite qu’on s’y arrête. L’exposition pré-sentée à la Fondation de l’Hermitage de Lausannecouvre en fait un assez bref arc de temps allant despremières manifestations de l’impressionnisme(en décalage avec la France, c’est inévitable) auxexpressions les plus originales de la peinture de cepays à la Belle Époque.

La peinture impressionniste belge ne marquepas une fracture bien tranchée avec le réalisme :elle n’a pas un caractère révolutionnaire. Mais ellen’en affirme pas moins une recherche de solutionsplastiques mettant en exergue une vibration de lamatière et une véritable sensibilité de la touche quiproduit une autre intelligence de l’espace. C’est ceque démontrent les toiles de Guillaume Van Stry-donck ou de Henri Evenepoel par exemple. Et cesont des artistes tels que Willy Finch, GeorgeMorren, Henry Van de Velde, Théo Van Ruyssel-berghe, auteur d’un remarquable portrait d’ÉmileVerhaeren, Emil Claus qui franchissent le pasd’un art novateur mais sans audace excessive. .Ceshommes doués ont donné naissance à une écolemarquée par son exigence, sa mesure et sa finesseaussi bien dans la forme que dans l’esprit. Il fautattendre une forte personnalité comme WillySchlolbach, avec sa Meule, certes à une époque

tardive (1906), pour que quelqu’un ose s’emparerde l’héritage de Monet et de tenter de surpasserdémarche théorique. La subtilité et le goût raffinédes scènes intimes de Georges Lemmen démon-trent que l’enseignement de Degas a aussi eu sesémules qui ne furent en rien de simples disciples.

En fait, il faut attendre la lame de fond du sym-bolisme pour qu’on puisse voir apparaître des fi-gures d’exception : Ferdinand Khnopff qui a cul-tivé les sphères éthérées d’un idéalisme frappé ausceau de la mélancolie ; William Degouve deNunques qui a tiré profit des Nocturnes de Whist-ler et a peint des paysages irréels plongés dans lalumière bleue de la nuit ; Félicien Rops, qui a osémettre en scène les turpitudes les plus indiciblesavec savant mélange de réalisme cru et de subli-mation, sans compter une pointe d’humouracerbe.

À ces grands personnages qui n’ont pas leuréquivalent dans l’art français, doivent s’ajouterd’autres artistes, moins célèbres, mais néanmoinspassionnants, comme Alfred Stevens, Léon Fré-déric avec ses paysages placés sous des ciels fan-tasques chargés de nuages étranges ou XavierMellery, auteur d’intérieurs chargés de mystères.

Enfin restent deux créateurs hors pair, en pre-mier lieu Léon Spilliaert, homme des grandes syn-thèses et surtout inventeur d’un univers méta-phorique en noir et blanc et, ensuite, James Ensor,créateur d’un carnaval grotesque, morbide et an-goissant dont l’esprit se retrouve autant dans sesscènes d’intérieur que dans ses natures mortes,étranges, risibles et tout de même inquiétantes.

Justine Lacoste

DR

Marc Chagall, autoportrait.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . X I I I

A R T S / C I N É M A

CHRONIQUE PARTISANE DE GIANNI BURATTONI ET FRANCK DELORIEUX

Adieu l’oubli– Ne trouveriez-vous pas qu’il fût aussi beau de dire l’ex-

position du sujet que la protase, le nœud que l’épitase, et ledénouement que la péripétie ?

– Certes, monsieur Molière. Et vous auriez fort à faire denos jours pour fustiger le jargon que l’on rencontre dans lesexpositions d’art.

– Un exemple ?– « L’approche de la sculpture par Isa Genzken est autant

analytique qu’indépendante. » Cette jolie phrase est extraitedu communiqué de presse (à quand un bêtisier de cette indi-gente prose ? Le peintre et l’écrivain y pensent…) de l’expo-sition « The Floating Feather de Fong-Leng », Isa Genzkendonc et Keren de Rooij à la galerie Chantal-Crousel.

De fait, le peintre et l’écrivain n’en diront pas plus à leursaimables lecteurs. Pourquoi ? Ils ne se souviennent absolu-ment pas de ce qu’il y ont vu. Ce n’est pas un argument dé-favorable, une pique, une vilenie. C’est un constat. Il est desexpositions qui passent, qui passent, qui passent. Rien de plusque les mille et mille visages croisés dans le métro aux heuresde pointe. On les voit et on ne les voit pas. On ne sait mêmepas qu’on les voit. Ils s’effacent sans qu’il soit possible d’enrien penser, d’en rien deviner, aimer ou abhorrer.

– Vous n’allez tout de même pas vous étaler pendant desheures sur une exposition dont vous ne conservez aucunetrace !

– Mais non. Adieu l’oubli. La question de l’exposition est,effectivement, plus intéressante à soulever.

Le peintre et l’écrivain ne résistent pas au plaisir de citerimmédiatement Giulio Paolini : « Une exposition, je l’ai ditet répété souvent, n’est pas le résultat, le bilan d’une périodede travail ou une anthologie d’œuvres choisies et réunies àl’occasion. Elle est au contraire, et c’est pourquoi il vaudraitmieux parler d’acte d’exposition, la mise en scène des œuvresqui, à cette occasion particulière, constituent une sorte detexte, de récit par images. » Voici qui, d’ailleurs, correspondà l’une des définitions d’exposition que donne Littré : « Ré-

cit, narration. Il a fait l’exposition de cette affaire fort nette-ment. »

– Que peut-on lire d’autre dans ce noble dictionnaire ?– Ceci par exemple, qui devrait vous intéresser : « La peine

infamante du carcan. Être condamné à l’exposition. »Le peintre et l’écrivain, dans certaines galeries, ont ainsi

vu des œuvres condamnées à l’exposition. La galerie Nelsonfête ses vingt-cinq ans. Il paraît qu’on n’est pas sérieux quandon a vingt ans ; et cinq ans après ? Sans doute un peu plus.Toujours est-il que les quelques œuvres dignes d’un regard seretrouvent noyées dans une masse de créations que l’indul-gence fera qualifier de convenues. Puisqu’il s’agit d’un sup-plice, de l’indulgence, le peintre et l’écrivain en auront : ils nesépareront pas le bon grain de l’ivraie, ils ne nommeront nile bon ni le mauvais. Au final, tout cela manque de tenue. Lesœuvres ne font pas le poids.

– Qu’avez-vous trouvé d’autre dans le Littré ?– Une exposition est aussi l’« action d’abandonner un en-

fant sur la voie publique ».La matière est un enfant livré aux bons soins de l’artiste.

Ce papier, cette acrylique, ce verre, ces huiles, ces aquarelles,ces encres pour impression numérique, ce graphite… ne sont-ils point abandonnés par la série d’artistes qui les ont utiliséspour des œuvres accrochées à la galerie Hussenot, voie pu-blique de l’art c’est-à-dire vulgaire trottoir.

Revenons à Paolini. On peut se délecter de quatre exposi-tions de l’artiste italien : deux à New York et deux à Paris,chez Yvon Lambert et chez Marian Goodman. Pas besoind’être docteur en géométrie pour comprendre que quatre ren-voie au carré. Chaque côté du carré a besoin des trois autrespour exister en tant que côté du carré. Chacune de ces expo-sitions de Paolini se réfère aux trois autres. Et le carré devientla figure autour de quoi tournent, s’ils osent dire, les exposi-tions. Des éléments très simples (carrés donc, lignes, toiles re-tournées ou vierges, crayons, tout autant que le rapport à l’es-pace…) produisent une mise en abyme qui se poursuit jus-

qu’au vertige. Les références de Paolini vont de l’antique aunéoclassicisme ; elles sont tout autant prises dans la littéra-ture. Aussi, le peintre et l’écrivain, eux, ne peuvent penser, al-lant d’un lieu à l’autre, d’un carré à l’autre, d’un dessin quis’évade du cadre à un pétale retenu dans sa chute par uneplaque de verre, d’un crayon planté au centre de la toilecomme un stylet à des photographies découpées suivant laforme qui fut déjà chère à Albers, ils ne peuvent penser qu’àAragon : « Faites entrer l’infini. »

– Littré s’est-il arrêté là dans ses définitions ?– Elles sont certes beaucoup plus nombreuses et ne pour-

ront toutes être citées. Cependant, reprenons une dernièrephrase : « Manière dont un tableau est placé relativement aupoint d’où lui vient le jour et au point d’où il doit être vu. »

Cette idée paraît si évidente au peintre et à l’écrivain qu’iln’y avait pas même songé en entrant dans la galerie Emma-nuel-Perrotin. Des étalages de résines acryliques de PeterZimmermann sont suspendus aux murs. Encore un supplice ?Le plaisir d’un bon mot ferait dire que c’en est un pour lesyeux. Mais ils se refusent à ce facile esprit, parce que ce seraitinjuste. La « manière dont un tableau est placé relativementau point d’où lui vient le jour et au point d’où il doit être vu »n’a ici aucune espèce d’importance puisque le bariolage derésines étalées a autant de valeur qu’une goutte d’eau quandtombe la mousson.

La mousson tombe, notamment, aux Indes. C’est dans cepays que Yann Toma a choisi de faire réaliser des toiles qu’il aconçues et qu’il expose chez Patricia Dorfmann. Le projet estvaste. Après le rachat du titre Ouest Lumière, il décida de lan-cer une entreprise pour produire de l’énergie créatrice. Cestoiles, dans le style des affiches de film Bollywood, ne sont autresque les portraits des actionnaires. Des publicités pour la firmesont peintes sur les murs de Bombay, comme celle que voustrouverez en une du journal. Mais Yann Toma utilise aussi deslumières pour créer des photographies fantomatiques. Le tra-vail de Yann Toma ? Rendre la dérision et l’humour lumineux.

Le Dernier des fous de Laurent Achard, ou l’éloge de l’ombre

Il est des cinéastes rares dont chaque œuvres’impose avec la fulgurance toujours renou-velée de la première fois et la violence tou-

jours inattendue d’une météorite. LaurentAchard est de cette trempe-là. Découvert dansles années quatre-vingt-dix avec trois très beauxcourts métrages (Qu’en savent les morts? (1991),Dimanche ou les fantômes (1994), Une odeur degéranium (1997) et un premier long très remar-qué, Plus hier que demain(1998), qui trouvait sesracines et ses références (et quelles références : lemeilleur du cinéma français !) du côté du Rozierde Sortie des classes, du Eustache de Mes petitesamoureuses et du Pialat de la Maison des bois etde l’Enfance nue, il revient au cinéma, presqueoublié, après huit ans d’absence, n’ayant entre-temps tourné qu’un seul et impressionnant planséquence de neuf minutes : la Peur, petit chasseur(2004), et nous assène un deuxième long métrageintense et lumineusement sombre qui diffuse uneterreur sourde et fascinante.

Très librement adapté du roman canadienThe Last of the Crazy People de Timothy Find-ley publié en 1967, le Dernier des fous (prix JeanVigo et prix de la mise en scène à Locarno) sondel’indicible d’un fait divers tragique de la folie or-dinaire. Le cadre de cette tragédie qui se dérouleen quelques semaines jusqu’à son dénouementinexorable et pourtant inouï : une ferme carrée etsa campagne environnante, anonyme et un peuhors du temps, où l’été semble avoir figé toute vie,tous travaux des champs, tout renouveau dansl’attente redoutée d’une catastrophe imminente.L’histoire, celle d’une famille radiographiée danssa phase terminale de désintégration, asphyxiéedans un lacis de non-dits et de silences : une mèreà moitié folle (Dominique Raymond) cloîtréedans sa chambre à l’étage, un père inexistant et

accablé par l’existence (Jean-Yves Chatelais),sous la coupe d’une grand-mère glaciale et des-potique (Annie Cordy) obnubilée par son désirde vendre la propriété agricole qui ne rapporteplus rien, un grand frère suicidaire, torturé parl’échec de ses amours interdites et de sa vocationartistique, noyant sa différence dans la bière (Pas-cal Cervo), et, unique rayon de tendresse et de rai-son, la servante marocaine au grand cœur, Ma-lika (Fettouna Bouamari), la seule à pouvoir dis-penser aux uns et aux autres un peu de chaleurhumaine... Et puis il y a Martin (magnifiquementincarné par Julien Cochelin) au visage impassibleet à la démarche si particulière, avec ses bras bal-lants, qui, du haut de l’innocence muette de sesonze ans sans cesse bafouée ou ignorée, se heurteà la folie des êtres et à la cruauté du monde avant

d’être happé lui aussi par le bruit et la fureur, etla part d’ombre trop grande pour lui qui a fini parronger son cœur volé.

Le Dernier des fous tire son inquiétant pou-voir d’étrangeté du parti pris radical de mise enscène adopté par Laurent Achard qui maintientle spectateur dans l’incertitude concernant l’ori-gine du mal, les motivations ou intentionsexactes de ses personnages. Tout est vu et en-tendu à partir du point de vue de l’enfant qu’onsuit pas à pas dans sa découverte d’un mondequ’il essaie de décrypter avec pour seul repère lepays d’où il vient, c’est-à-dire sa famille, et sansautre médiation que son regard. Comme l’ex-plique le réalisateur, « Martin est un buvard, ilabsorbe tout ce qu’il voit et entend. La réalité luiarrive de manière directe, frontale, brutale. Il est

constamment confronté à la violence, sans au-cun des garde-fous nécessaires : la parole, l’af-fection... qui lui permettraient de la tenir à dis-tance et d’y répondre.» Il est le cœur sensible parlequel toute l’histoire est éprouvée : non seule-ment spectateur des drames obscurs qui se jouentautour de lui et qu’il observe dans l’ombre à tra-vers un trou percé dans une porte, la trapped’une grange, une meurtrière, ou posté au bas del’escalier de la maison, mais aussi miroir défor-mant dans lequel la réalité se reflète légèrementamplifiée, imperceptiblement filtrée par l’universmental de Martin : ses peurs, ses souffrances, sesfureurs étouffées et informulées, autant de fan-tômes qui habitent et imprègnent peu à peu cha-cune des images du film et donnent au spectateurla sensation singulière parfois de basculer dansle cerveau de l’enfant.

Née de la tension entre ce qui est montré et cequ’on ne voit pas, entre le visage impassible del’enfant et le hors-champ de sa vision, entre laviolence occultée et sa trace sonore, entrel’ombre et la lumière, entre ce qui est filmé et cequi reste inassimilable pour la conscience, cettesensation hante les moments les plus troublantsdu film : devant la cabane obscure au fond desbois où le frère retrouve un partenaire sexuel ; aubord du lac aux eaux sombres où la petite voisinemanque se noyer la première fois que du sangruisselle sur ses jambes ; dans la pénombre de lachambre quand Martin recouvre d’un châleblanc le corps nu de sa mère étendue sur le lit,juste avant de passer à l’acte et dans le hors-champ dispersant dans un bruit de tonnerre leslimites du foyer. « C’est fini Martin, c’est fini. »

« L’heure de sa fuite hélas, sera l’heure dutrépas. »

José Moure

« Si partout ce qui est visible ne doit pas être totalement méprisé, il faut du moins le considérer comme très inférieur à ce qui ne peut être vu. » (Érasme, Éloge de la folie)

Le Dernier des fous.

DR

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C I N É M A

Forteresses des corpsLe Fil des coups,film français de Benoît Tételin avec Aurélie Edeline,Catherine Riaux, Fabrice Donnadieu (17 minutes).

Cadrer au plus près des corps, scruter l’épi-derme, son grain, ses palpitations, isoler lesvoix, les souffles et parfois le bruit de la pluie :

le premier court métrage de Benoît Tételin scrute leschairs et la solitude de ses personnages, dans la froi-deur d’un noir et blanc teinté de bleu. Au génériquede début et de fin, des radiographies en mouvementmarquent le désir de transpercer la peau pour libérerl’ossature et le mouvement, briser les entraves deschairs qui constituent autant d’obstacles entre lesêtres et masquent leurs fêlures. La maltraitance in-

fantile est là, et pourtant rien n’est dit des sévices. Larigueur du cadrage et des mouvements d’appareilscontient tout débordement lacrymal et éloigne lesponcifs.

Ce film court suit une jeune femme travaillant ausein d’une cellule d’écoute téléphonique destinée auxenfants battus. En quelques plans la complexité de cequi a trait au sexe, à sa propre enfance et au désir d’en-fant, le pari de croire en ces appels qui pourraient aussibien être des canulars sont esquissés. Jouant sur l’am-biguïté des gestes, des mots et des regards, ce beau pe-tit film, présenté au Salon du cinéma et dans plusieursfestivals internationaux, use avec talent de son formatsans se perdre dans la pesanteur de son sujet.

G. P.

Résister à l’effacement

L’Étrangère, film français de Florence Colombaniavec Sarah Pratt, Clément Sibony,Philippe Morier-Genoud (1h15)

Scènes étranges : au moment deregagner les coulisses, la canta-trice, jouant le rôle de la maré-

chale dans le Chevalier à la rose,pousse un cri et s’enfuit sous le regarddu public et des autres chanteurs.Quelques minutes après, alors quel’arrêt du spectacle a été annoncé, leschanteurs restent sur scène, tentantde suivre, malgré les projecteursaveuglants, le départ des spectateurs :moments en suspens dus à ce cri in-compréhensible. La maréchale a étéeffrayée par un fantôme aperçu dansles coulisses. Pourtant, rien ne le dé-signait comme tel, ni nimbe, ni trans-parence, juste un corps en retraitvenu observer ceux qui, après samort, entourent la femme aimée. Cespersonnages, qui gravitent autourd’une œuvre faisant l’éloge de l’effa-cement, se refusent mystérieusementà disparaître. Cri, fantôme, présenceinsistante sur scène sont autant de ré-sistance à l’engagement de la maré-chale : « Je me suis promis de l’aimerde la bonne manière et d’aimer mêmeson amour pour une autre ». L’É-trangère met en scène cette persis-tance des corps et des sentiments, desémois que l’amour-propre et la légè-reté de l’existence intiment de fairetaire, mais dont la vivacité, hélas !contre toute attente, surprend.

Enchâssé entre le Chevalier à larose de Strauss et Hofmannsthal et lePortrait de femme d’Henry James, le

film de Florence Colombani travaille,modestement mais habilement, le dé-calage et les réminiscences qui pas-sent de la scène à la vie de ses person-nages. Le système d’identificationfonctionne de manière complexe,chacun se rattachant à des rôles mul-tiples en fonction des histoires danslesquels il intervient. La réalisatricereprend à son compte la belle propo-sition de mise en scène de l’œuvre deStrauss réalisée par Herbert Wer-nicke pour l’Opéra-Bastille. Un décorconçu en jeu de miroirs y reflétait lasalle, renvoyant aux spectateurs leurpropre image ou des décors entrompe-l’œil.

L’ironie de Strauss proposant àses contemporains une satire de la so-ciété viennoise de l’époque se trou-vait ainsi détournée par un dispositifjouant sur le désir de « vider la coupede l’expérience » pour paraphraserJames, sans en éprouver les souf-frances, de se contempler soi-mêmedans des histoires vécues pard’autres. Le film est d’autant plustroublant qu’il incarne lui aussi leshésitations de son héroïne entre la vieet le rêve, entre l’adaptation littéraireou scénique et l’entre-deux, rendus àl’écran par la matérialisation des tra-jets d’un lieu à un autre : opéra,théâtre, musée. L’abondance des ré-férences, au final, ne nuit pas au pro-pos, ni ne l’écrase et le termed’« étrangère » caractérise bien cetteœuvre qui cherche sa place, seconfronte à sa capacité d’accepter etde recevoir tout autant qu’à celle deproposer et d’offrir.

Gaël Pasquier

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal d’un cinémateur«A

u commencement de chaque année, je souhaite pou-voir manger des fraises ; quand elles sont passées,j´aspire aux pêches, et cela durera autant qu’il plaira

à Dieu », disait Jean Herault, sieur de Gourville, revenu depresque tout, mais conservant appétit pour les choses essen-tielles. L´hiver, c´est la saison des mendiants – je ne parle pas deslaissés-pour-compte dont les tentes posent au bord des eauxgrises du canal Saint-Martin un joli ruban multicolore – maisdes quatre mendiants, ces délicieux fruits secs : figue, raisins,amandes et noisettes secs, qui sont un rappel aux ordres dumême nom : leur couleur évoquant, la figue, la robe grise desfranciscains, l’amande, la robe écrue du dominicain, la noisette,la robe brune du carme, le raisin, la robe foncée de l’augustin.Le cinéma aussi abonde en savoureux fruits de saison.

Daratt (Saison sèche), de Mahamat-Saleh Haroun, nous en-traîne au Tchad, dans les sableux confins africains. Je craignaisune collection d´images du Sud destinées au voyeur du Nord,dont elles chatouilleraient la fibre exotique. Il n´en est rien : « Le-çon de maintien, d´économie dramatique, de rythme, de dé-pouillement, de froissement, de beauté aride, de dialogues, detragédie, d´immobilité dynamique, d´humanité, de cinéma,etc. », m´écrit Bruno. Oui, et cætera. Là où l’on croyait trouverdu fruste, on se perd dans du subtil. Daratt est beau comme l’an-tique : lorsque le vieil assassin noué de rhumatismes s´avance,lourdement appuyé à l´épaule du jeune fils de celui qu´autrefoisil a abattu, c´est Œdipe se hasardant sur le chemin de Colonne.Si Daratt est grand, la Mauvaise Foi, de Roschdy Zem, est sym-pathique. La foi malsaine ici, c´est le dogme religieux, vieillecroyance héritée du fond des âges qui parvient pourtant encoreà empoisonner les relations d´un jeune couple d´aujourd’hui,mi-musulman, mi-juif. C´est une comédie un peu longuette, carla comédie, toute d´éclats, ceux de rire qu´elle déclenche, relèvede l´art du bref. Zem deviendra-t-il un cinéaste ? Cette questionme venait à l´esprit à la constatation de tous les acteurs qui, en

ces temps, passent, comme on dit, de l´autre côté de la caméra,et qui, après avoir beaucoup et bien tourné, finissent par tour-ner mal : Gérard Jugnot, Michel Blanc, Guillaume Canet, An-toine de Caunes, Jean-Pierre Daroussin, François Berléand. Jem´entretenais avec un jeune metteur en scène de ce phénomène,qui, me disait-il, ne relevait pas d´un soudain prurit de création,mais avait une origine vénale : l´acteur n´était d´abord qu´unnom connu à l´aide duquel les confectionneurs de produits ci-nématographiques appâtaient le chaland.

Si Mauvaise Foi est sympathique, le Dernier des fous, deLaurent Achard, est impressionnant de maîtrise. Le cinéasteregarde regarder un enfant, dont le visage comme un écran obs-cur ne reflète rien de ce qu´il voit, et que, parfois, le cinéaste dis-simule (refus de voir de l´enfant ?). L´œil de l´enfant est commecelui du basilic, qui, d´après la tradition, avait la faculté de tuer,se tuant lui-même quand il se mirait dans une glace. Ainsi lespectateur fasciné plonge dans d´insondables abîmes, en regar-dant ce regard sur ce regard. Si le Dernier des fous est impres-sionnant, les Jours d´août (Dies d´Agost) de Marc Recha, l´au-teur secret de l´Arbre aux cerises et de Pau et son frère, sontlibres, prodigieusement libres. Comme en écho à LaurentAchard, Recha déclarait, il y a peu : « Le cinéma, c´est le regard ;et le regard, c´est attendre les choses, attendre qu´elles se révè-lent. » Le cinéaste se donne le temps d´attendre, et ne craint pasde nous faire attendre, rejetant toute narration linéaire au coursde cet aller-retour entre Catalogne et Andalousie effectué pardeux jumeaux à la recherche de Ramon, un ami disparu. Partispour remonter le temps, ils découvrent de l´espace, se laissantaller, et nous avec eux, au hasard des rencontres pour mieux ap-prendre à regarder.

Si les Jours d´août sont libres, Élection, de Johnie To est, aucontraire, déterminé par un rituel, venu du temps des Ming etdes Han. Le titre pourrait évoquer, pour un Français de 2007,les joutes à demi réjouissantes qui est son pain (dur) quotidien.

Mais il n´en est rien, puisqu´il s´agit d´élire le chef d´une sociétésecrète manigançant dans le racket, la drogue et la prostitution.N´en est-il vraiment rien, tout compte fait ? Plans cadrés au cor-deau, rythme soutenu, inventions surprenantes (le meurtre fi-nal n´ayant pour témoins que des macaques caquetants) finis-sent par bien remettre en selle un spectateur qui, dans les pre-mières séquences, se sentait désarçonné. Si Élection, de JohnieTo, est ritualisé, 12 h 8 à l´est de Bucarest (A fost sau n-a fost ?),de Corneliu Porumbolu, est « lamentablement bien », selonBruno. 12 h 8 (le 22 décembre 1989), c´est l´heure à laquelle Cau-cescu s’enfuyait de Bucarest à bord d’un hélicoptère, laissantla révolution triompher. À l´est de Bucarest, c’est à Vasliu, pe-tite ville sinistre de province. Le film aurait pu s’appeler SeizeAns après. Que sont devenus les héros, de cette triste bourgade,qui se seraient trouvés manifestant, à l’heure dite, sur la placecentrale de Vasliu ? Mais y a-t-il eu des héros ? C’est la questionque pose un animateur minable d’une télévision minable dontle technicien ne dispose que d’une caméra (plan fixe, zoomavant, zoom arrière). Burlesque, décidément burlesque, pastriste, ou plutôt si, extrêmement, comme un impossible deuil :le jeune réalisateur doit avoir le regard de lama triste de Ionesco,pour parvenir à faire rire du plus pathétique, de ce sentimentd´être passé à côté de l´histoire, et pourtant de tenter de se rac-crocher à ses branches. Avec toujours, ce qui me peine un peu,bien du mépris pour l’espèce humaine, car je redoute autant lesantihéros que les héros : ni les uns ni les autres ne sont à hau-teur d´homme.

J´écris ces lignes à l´heure où j´apprends la mort de l´abbéPierre. Et je me dis que décidément l´abbé Pierre était plus fortque Jésus, puisque, quarante jours avant sa mort, il était déjàressuscité. Sous les traits d´Augustin Legrand, l´homme auxtentes du canal Saint-Martin. Un acteur, me direz-vous, peut-être avec mépris. Sans doute, mais il est des acteurs qui finissentpar être ce qu´ils jouaient. To be ot not to be.

Dans le Fil des coups, Benoît Tetelin scrute l’épiderme, son grain, ses palpitations.

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . X V

T H É Â T R E / M U S I Q U E S

DésaffectionOrgiede Pasolini. Théâtre du Vieux Colombier.

Traîne une idée dont le Monde s’est faitl’écho récemment (vendredi 19 janvier2007) d’une dilution des identités artis-

tiques des grandes structures théâtrales, notam-ment parisiennes. Chaillot, traditionnellementvoué au divertissement (?), la Comédie-Française,au répertoire, le Théâtre de la Colline, aux textescontemporains, laisseraient aujourd’hui place àdes programmations plus brouillées : Novarinaau Français, Tchekov à la Colline,etc. Cette évo-lution pourrait rendre compte d’une certaine éro-sion du public…

Trois bémols à ce constat. Tout d’abord l’ha-bitude très française de ne penser le théâtre qu’enfonction du texte joue ici encore des tours. L’ef-fet inverse devrait, deuxièmement et au contraire,nous sauter aux yeux: combien les structures sontprégnantes sur les spectacles qu’elles (co) pro-duisent. Trois exemples sur mille : Daniel Danis,monté au Vieux-Colombier en 2001, a peu à voiravec celui d’Alain Françon à la Colline en 2005.Deux spectacles de Sandrine Lanno, un texte deDidier-Georges Gabily au Théâtre de la Bastilleet une pièce de Peter Turini au Théâtre du Rond-Point, se tournaient le dos formellement et il au-rait été impossible de se douter qu’ils étaient dumême metteur en scène. Les Psaumes de Davidde Claude Régy différaient d’un théâtre à l’autre,entre Rennes et Paris. Un spectacle n’est pas lapure émanation d’un texte mais le fruit complexeet impur d’une somme de facteurs que l’on seraitbien en peine de hiérarchiser effectivement, aunombre desquels comptent l’espace, la vision dumetteur en scène, le public auquel on penses’adresser, les comédiens, pour ne rien dire de laréception elle-même. Sans parler, troisièmement,de cette curieuse idée à vouloir fidéliser les genspar le ronron des choses sues plutôt que par le dé-

sir de l’exigence. La désaffection du public, si c’estvrai, est probablement à chercher ailleurs.

Ce qui se passe au Vieux-Colombier cestemps-ci pourrait alimenter l’idée d’un publicdésorienté. Gageons qu’il s’agit d’autre chose.Marcel Bozonnet met en scène Orgie de PierPaolo Pasolini. Texte magnifique d’un coupleaux prises avec la violence sexuelle et la trans-gression. La pièce articule trois dimensions, ledésordre (du sexe et du crime), la tradition, lanorme bourgeoise et la nature – très beaux pas-sages de description de la terre, du travail paysan,des Apennins, qui forment un cadre immuable etun contrepoint d’un autre rythme à cette «Diffé-rence » fatale dans laquelle se développe ce dia-logue conjugal.

On peut avoir des réserves sur un certain usagede l’illustration dans la mise en scène, sur le réa-lisme qui affadit ponctuellement l’écoute, sur latendance des comédiens du Français à une formed’affectation. Mais c’est une idée formidable quede monter ce texte et il y a de beaux moments, no-tamment les rangements de la scène, moments depénombre après les éclats, temps que l’on diraitperdus ou creux, et qui sont des temps suspendusd’intimité du plateau avec lui-même, d’abandonet de nudité, et ce sont, à ce titre, les moments peut-être les plus sensiblement sexuels du spectacle.

Or la salle n’est pas pleine (c’est peut-être pro-blématique pour les directeurs, mais c’est bienagréable pour le public), mais surtout elle se vide.Quelques chignons fâchés se détachent périodi-quement des rangées, aux pauses d’un texte jugépeut-être trop violent ou honteux. Désaveu d’unpublic sur une programmation ? Tentons de sedire qu’un théâtre se doit de ne pas penser commeun restaurant où le client est roi, mais qu’il a à enassumer des choix, braves en l’occurrence. Cetexte est à entendre, il force à penser, et plutôt ques’en aller, il oblige à y revenir.

Diane Scott

Le concert européen au XIXe siècle

Lié de facto aux « Folles Journées deNantes » (fin janvier 2007), l’Harmoniedes peuples, un petit livre collectif (*),

bienvenu et inégal, portant le même titre, nousmontre que le siècle des nationalités a faitémerger plusieurs peuples européens au rangde pays musicien, souvent de premier rang.Soit Pologne, Tchécoslovaquie (alors inclusedans l’empire des Habsbourgs), idem pour laHongrie, la Russie, la Scandinavie, l’Espagne.On y a ajouté la France (sous la plume d’unconnaisseur, François Porcile) qui possédaitdéjà un passé musical de plusieurs siècles, sanscompter le rôle central de Paris au premierXIXe siècle. Cela est également le cas de sasœur latine dite Italie et de l’Allemagne quin’existeront en tant qu’États-nations qu’àpartir de ce siècle ; pour ne pas parler de l’Au-triche et de Vienne, autre capitale prestigieuse,comme de l’Angleterre, riche de l’antérioritéd’Henry Purcell, William Byrd, etc. ainsi que,si l’on veut, de Georg-Friedrich Haendel.

Les présentations de la Pologne par Didiervan Moere, de la Tchécoslovaquie et de laHongrie par Bernard Fournier sont remar-quables, mais délibérément incomplètes, pro-bablement en fonction des concerts prévus àNantes. Dans le premier exemple si FrédéricChopin est « expédié » car son rôle dans lamusique polonaise est complexe, celui de Ka-rol Szymanowski (1882-1937) est commentéavec précision et subtilité, par lui, la Pologneentre dans la musique moderne. Hélas, cecompositeur est trop méconnu en France…mais heureusement il y a Simon Ratle ! Ber-nard Fournier, éminent spécialiste du genre,expose la littérature pour quatuors de BedrichSmetana, Anton Dvorak et Leos Janacek (im-mense créateur, d’opéras notamment), tous

appréciés en France comme Bela Bartok.Notre spécialiste fournit une radiographie dehaut niveau et d’une lecture passionnante,pour le Cycle des six quatuors qu’il place jus-tement au-dessus de ceux d’Arnold Schoen-berg (à quand une biographie de B. Bartok ?).

André Lischke rappelle l’influence del’histoire, des chants religieux et populairesdans la genèse de la musique russe mais s’ilsouligne l’importance de Mikhail Glinka, il necommente pas assez les années d’or de Mo-deste Moussorgski, Piotr Illich Tchaïkovski,Nicolas Rimsky-Korsakov etc. mais souligne,à raison, l’ouverture orientalisante des Russeset du paganisme d’un Igor Stravinski quiinaugure le XXe siècle. Est-ce parce qu’il estl’auteur d’un savant ouvrage sur la Musiquerusse (Fayard) ? De même pour la Scandina-vie, Marc Vignal est-il le meilleur spécialistedu finlandais Jean Sibelius (Fayard), compo-siteur essentiel ? Cela ne justifie pas ses briè-vetés sur Edward Grieg. De même, la part co-loniale de l’Europe est-il un autre oubli ! Ce-pendant qu’importe de retrouver des idéesidentiques sur folklore, musique savante et li-berté des peuples chez Manuel de Falla, Ka-rol Szymanowski ou Alexandre Borodine,n’est-il pas plus qu’une coïncidence de cetteHarmonie des peuples qui parcourt le conti-nent ?

Claude Glayman

(*) L’Harmonie des peuples : les écoles musicales nationales aux XIXe

et XXe sièclespar Bernard Fournier, André Lischke, Didiervan Moere, François Porcile, Marc Vignal,Marie Christine Vila. Fayard-Mirare, 2006,255 pages. 12 euros.

L’Envers du décorL’Ignorant et le foude Thomas Bernhard. TGP de Saint-Denisjusqu’au 4 février, puis tournée à Colmar et àMarseille (mars-avril).

Dans un état théâtral en pleine déliques-cence et dont les dernières nominations àla tête de certaines institutions déjà chan-

celantes relèvent du plus pur surréalisme (pourrester poli), à moins que ce ne soit tout simple-ment du dadaïsme dont l’un des mots d’ordreétait de détruire jusqu’aux ruines (Alfred Jarrydixit), dans cet état-là, que de jeunes artistes puis-sent exprimer leur talent relève du miracle. Mi-racle donc il y eut ces dernières semaines. Il est enparticulier le fait de deux jeunes femmes, un signe.On connaissait déjà la première d’entre elles, Cé-lie Pauthe, dont les travaux avec Pierre Baux etViolaine Schwartz – à eux trois ils forment la com-pagnie Irakli –, Comment une figue de paroles etpourquoi, de Francis Ponge, et Quartett, de Hei-ner Müller, avaient fortement attiré l’attentionsur elle. Avec sa mise en scène de l’Ignorant et lefou, de Thomas Bernhard, créé l’an passé auThéâtre national de Strasbourg et repris récem-ment au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis,elle confirme ses immenses qualités. Sans parlerde ses choix de texte (c’est quand même le premiertravail de tout metteur en scène) et de distribution,on retrouve avec plaisir chez elle une intelligenteet sereine pugnacité à œuvrer au ras des mots, àles décortiquer et à les retourner comme des gants.C’est dès lors une autre image de Thomas Bern-hard qui surgit dans la petite salle du TGP mieuxadaptée que celle du TNS pour ce genre d’opéra-tion de dissection. Le ressassement, les hantises,les idées fixes, l’acrimonie de l’auteur sont tou-jours là, mais mis au second plan au profit d’une

sorte de douloureuse et ironique tendresse liée àun incommensurable amour des artistes et de lamusique. Un nouveau langage du corps trans-paraît dans cette pièce composée comme uneœuvre musicale dont les motifs s’enchevêtre-raient de manière subtile et savante. CéliePauthe nous offre l’envers de l’œuvre toutcomme Thomas Bernhard nous plonge dansl’envers du décor d’un théâtre, soit les logesd’une diva où dialoguent si l’on ose dire un doc-teur et le père aveugle et alcoolique de la diva,puis le restaurant habituel d’après la représen-tation. Pierre Baux et Violaine Schwartz, biensûr présents et vraiment étonnants, mais aussiDaniel Affolter, Karen Rencurel et Fred Ulysses’y entendent à merveille (ils sont dirigés de mainde maître) pour nous mener dans les méandresde la partition complexe conçue par ThomasBernhard et déchiffrée pour nous par CéliePauthe.

Le circuit officiel des grandes institutions a ou-vert ses portes à Célie Pauthe ; on s’en réjouit,même si cela est loin de résoudre ses problèmes demontage de production, voire de diffusion. NeusVila, elle, n’en est pas encore à ce stade. Sa pre-mière mise en scène, Quatre femmes et le soleil, dupoète catalan Jordi Pere Cerda, a été donnée dansun petit lieu parisien, le théâtre de l’Opprimé, unespace suffisant pour nous permettre de décelerchez cette toute jeune femme une véritable forcede conviction et déjà une réelle maîtrise de son art,le tout lié à une pensée cohérente sur la pièce, avecdes options de travail affirmées. En cela elle est surla même dynamique que Célie Pauthe.

Mais au train où vont les choses dans ce petitmilieu, où et comment ces jeunes talents vont-ilspouvoir continuer à s’exprimer ?

Jean-Pierre Han

Coups de projecteur sur l’état du théâtre

L’Ignorant et le fou de Thomas Bernhard.

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Page 16: 03 02 07LettresF · donnait lecture d’un texte de Pierre Bourgeade absent de Pa-ris, suivi d’un hommage à ... Duras avant Duras ... comme Descartes, Kant, Heidegger, Lacan

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . F é v r i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 3 f é v r i e r 2 0 0 7 ) . X V I

I N É D I T D E J E A N R I S T A T

La chasse du sanglier(extraits)

Elle cependant s’avance sans traîner laJambe qu’elle a forte par les sentiers frayésD’apollon le défricheur des hautes futaiesRien ne l’arrête la ravine ou le sentierRaboteux pas même la plainte de l’orfraieOu le cri du hibou qui déterre les mortsNul ne l’a vue hésiter à un carrefourEt sa démarche ressemble au battement d’ailesDe l’oiseau au sortir du nid ou à celuiDu papillon qui se baigne au cœur d’une roseLorsqu’elle devine sa proie et suspend sa courseImpétueuse aux abords d’un taillis de chênes

H

Battez graves tambours sonnez trompettes légèresVoici la grande artémis au regard d’acierQui s’avance sur les traces de la bête noire

HLourde comme un christ qui se noie dans un étangLe solitaire porte la nuit sur son dosSa livrée grisâtre rayée de feuÀ l’éclat du sang qu’on voit aux épis de bléÀ cet instant les dieux font semblant de mourirThéâtre du coucher le clic-clac d’apollonAu cul rond et tendu sous la dentelle desNuées la chambre ardente où tremble un cierge

HUn jeune page le suit pour peigner sa hureEt poser des rubans sur la houppette deSa queue après un long repos dans une souille

H

Ainsi l’insolent donne-t-il l’exemple aux dieuxRongés par la vermine après le bain gaillardComme un galant s’en va au bal danser chausséDe sabots à talonnettes un petit marquisTravesti deux doigts sur le sol deux doigts en l’airPour une valse légère au clair de la luneLa musique répétitive des caninesStridentes qu’il polit sans cesse sur le cuirÉpais de l’air échauffé par le frottement

H

Tout galonné de fils d’or et poudré de luneIl se regarde dans le miroir d’un bourbierEt se merveille et se pavane tout à l’aiseDe se voir ainsi crotté saillent les défensesTremblent les narines au battement effrénéDe castagnettes il lâche des ventsComme l’archet sur la corde d’un violonAssourdi monte et descend toute la gammeDiatonique avant la chute des fientesLe chuintement des vapeurs nauséabondesIl s’enivre de son odeur qui l’enveloppeComme un manteau rabougri de cire fondueEt d’huiles rances le muscadin au remugleViolent d’un orient brûlé la mèche mal éteinteD’une haleine chaude et soufrée le suffocantSouffle opiacé du désert l’âcre chicoréeLa piquante sueur d’un melon le roussi d’une

Botte de foin au mitan de l’été ambréL’ulcère d’où suintent la boue et le sang noir

H

Le voici donc hors de sa bauge le vieux mâleAu large cou orné d’un jabot de fourruresEt sanglé dans une armure comme une femmeDans un corset trop serré cache son enflureIl part à la glandée le groin en alerteEt tout frissonnant de désir au pied d’un chêneÀ grands coups de boutoir il renifle et fouailleEnfourne dans sa gueule impatiente et baveuseLes beaux glands joyeux tant il s’enivre tant ilGrogne un vrai rossignol en prière entre lesRideaux des fougères la danse autour du troncSacré phallus pour déterrer la foudre laDivine colonne à l’écorce tendre et soupleQu’il mord et déchire à la vue du bas-ventreD’adonis la délirante et vorace ardeurPas marché pas tombé la valse des odeurs

H

Comme il se grise encore bien énamouréPâlit la lune au jour qui s’annonce et frémitSous la cendre le feu noir et blanc des enfersSonne l’heure du galop pour la caverne oùL’attendent les morts en vêtements d’apparat

H

Alors ramassant ses pattes sous son manteauIl prend son élan et farouche à travers champsPlus rapide que le vent il s’enfuit comme unPrêtre aux pieds sales saisi par la débauche etRien ne l’arrête pas même les étangs

H

Battez graves tambours sonnez trompettes légèresVoici artémis qui se lève sur la montagneCelle qui agit de loin l’étoile du matin

H

Il sort de l’eau secoue violemment sa défroqueTombent ses bijoux de pacotille et fondLe maquillage coule le rimel à sesMirettes Ô quel triste équipage les épaulesÀ nu offertes ainsi la fatale imprudence

H

À peine a-t-il le temps de reprendre sa courseL’arc lance sa flèche d’argent la corde siffleEt le cri de l’hirondelle déchire le cielBlessé d’une atteinte mortelle chancelantIl s’effondre dans l’herbe et gicle le sang noir

H

Battez graves tambours sonnez trompettes légèresCraignez tous Ô mortels une fin aussi soudaineTerrible est la colère de la grande artémisLorsqu’elle chevauche la lune sans son escorte