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Manon Lescaut Abbé Prévost Livret pédagogique correspondant au livre élève n°58 établi par Véronique Brémond Bortoli, agrégée de Lettres classiques, professeur au CNED

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Manon Lescaut

Abbé Prévost

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n°58

établi par Véronique Brémond Bortoli,

agrégée de Lettres classiques, professeur au CNED

Sommaire – 2

S O M M A I R E

A V A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3  

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4  

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6  Bilan de première lecture (p. 226) ................................................................................................................................................................... 6  Extrait 1 (p. 19, l. 201, à p. 21, l. 263) .............................................................................................................................................................. 7  

u�Lecture analytique de l’extrait ..................................................................................................................................................... 7  u�Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 12  

Extrait 2 (p. 53, l. 848, à p. 55, l. 915) ............................................................................................................................................................ 20  u�Lecture analytique de l’extrait ................................................................................................................................................... 20  u�Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 25  

Extrait 3 (p. 78, l. 1297, à p. 79, l. 1323) ........................................................................................................................................................ 32  u�Lecture analytique de l’extrait ................................................................................................................................................... 32  u�Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 36  

Extrait 4 (p. 96, l. 1466, à p. 97, l. 1506) ........................................................................................................................................................ 43  u�Lecture analytique de l’extrait ................................................................................................................................................... 43  u�Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 47  

Extrait 5 (p. 210, l. 2122, à p. 212, l. 2176) .................................................................................................................................................... 55  u�Lecture analytique de l’extrait ................................................................................................................................................... 55  u�Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 58  

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 8  

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 1  

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2013. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

Manon Lescaut – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes ; analyse d’une ou deux questions préliminaires ; techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. Manon Lescaut, en l’occurrence, permet d’étudier l’évolution du genre romanesque au XVIIIe siècle, la construction des personnages et les valeurs qu’ils reflètent, tout en s’exerçant à divers travaux d’écriture… Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « Dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres de l’œuvre… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder, en classe, à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés, le plus souvent, d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement d’une lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupements de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau(x)

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Créatures de désir (p. 25)

Texte A : Extrait de Manon Lescaut de l’abbé Prévost (p. 19, l. 201, à p. 21, l. 263). Texte B : Extrait de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (pp. 25-27). Texte C : Extrait de « Hérodias » de Gustave Flaubert (pp. 27-29). Texte D : Extrait de Nana d’Émile Zola (pp. 29-30). Texte E : Extrait du « Roi Cophétua » de Julien Gracq (pp. 31-32). Document : L’Apparition de Gustave Moreau (pp. 32-33).

Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (Première).

Questions préliminaires 1. Montrez comment le décor ou la mise en scène des textes mettent en valeur le personnage féminin. 2. Quel pouvoir les personnages féminins exercent-ils sur les hommes dans ces cinq extraits ? Commentaire Vous montrerez comment Victor Hugo met en valeur le personnage d’Esméralda grâce au décor, puis le transfigure pour en faire une figure surnaturelle, objet des désirs masculins.

Retrouvailles romanesques (p. 58)

Texte A : Extrait de Manon Lescaut de l’abbé Prévost (p. 53, l. 848, à p. 55, l. 915). Texte B : Extrait du Roman de Chairéas et Callirhoé de Chariton (pp. 58-60). Texte C : Extrait de Candide de Voltaire (pp. 60-61). Texte D : Extrait du Rouge et le Noir de Stendhal (pp. 61-63). Texte E : Extrait de L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert (pp. 63-65).

Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (Première). Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours (Première).

Questions préliminaires 1. Comment les auteurs des textes A, B et D utilisent-ils le topos des retrouvailles pour illustrer une certaine conception de l’amour ? 2. Montrez comment Voltaire et Flaubert (textes C et E) déforment le topos de la scène de retrouvailles. Commentaire Vous étudierez la scène de retrouvailles et montrerez qu’elle constitue un grand moment d’émotion et la révélation de ce que sont le bonheur et l’amour véritables selon Stendhal.

Héros en question (p. 83)

Texte A : Extrait de Manon Lescaut de l’abbé Prévost (p. 78, l. 1297, à p. 79, l. 1323). Texte B : Extrait de Jacques le Fataliste et son Maître de Denis Diderot (pp. 84-85). Texte C : Extrait de Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert (pp. 86-87). Texte D : Extrait de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (pp. 57-88). Texte E : Extrait du Rapport de Brodeck de Philippe Claudel (pp. 88-89). Document : Don Quichotte d’Honoré Daumier (pp. 89-90).

Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (Première).

Questions préliminaires 1. En quoi les personnages des extraits B, C et D, ainsi que Don Quichotte apparaissent-ils comme des antihéros ? 2. Pourquoi Manon (texte A) et Brodeck (texte E) sont-ils difficiles à juger pour le lecteur ? Commentaire Vous étudierez comment cette première page présente de façon originale le cadre spatio-temporel, les personnages et le narrateur.

Trahisons féminines (p. 100)

Texte A : Extrait de Manon Lescaut de l’abbé Prévost (p. 96, l. 1466, à p. 97, l. 1506). Texte B : Extrait de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette (pp. 101-102). Texte C : Extrait de La Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset (pp. 102-103). Texte D : Extrait d’Un amour de Swann de Marcel Proust (pp. 103-104). Texte E : Extrait de Port-Soudan d’Olivier Rolin (pp. 105-106). Document : Jalousie, lithographie d’Edvard Munch (p. 106).

Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (Première).

Questions préliminaires 1. Comment les héros masculins jugent-ils la femme qui les a trahis ? 2. Quels sont les effets de la jalousie sur les personnages masculins de ces extraits ? Commentaire Vous montrerez que les dernières paroles du Prince sont l’expression de sa cruelle souffrance, mais aussi l’occasion de révéler toute sa passion pour sa femme.

Manon Lescaut – 5

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau(x)

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

La mort de l’héroïne (p. 217)

Texte A : Extrait de Manon Lescaut de l’abbé Prévost (p. 210, l. 2122, à p. 212, l. 2176). Texte B : Extrait de Tristan et Yseut de Thomas d’Angleterre (pp. 217-219). Texte C : Extrait de Pantagruel de François Rabelais (pp. 219-220). Texte D : Extrait de Madame Bovary de Gustave Flaubert (pp. 220-221). Texte E : Extrait de Belle du Seigneur d’Albert Cohen (pp. 221-223). Document : La Mort de Manon, dessin de Camille Roqueplan (p. 223).

Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (Première).

Questions préliminaires 1. Montrez en quoi les textes A, B et E font du moment de la mort de l’héroïne une consécration de l’amour. 2. En quoi les textes C et D proposent-ils une vision de la mort de l’héroïne très différente des trois autres textes. Commentaire Après avoir observé par quelles sensations et quelles images la mort est évoquée dans cet extrait, vous vous demanderez si cette mort constitue une sorte de rédemption du personnage restauré dans son statut d’amante passionnée.

Réponses aux questions – 6

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 2 2 6 )

u Le lecteur voit pour la première fois Manon et Des Grieux par les yeux du narrateur du récit-cadre, le marquis de Renoncour, qui les rencontre à Pacy. v Manon se trouve dans un convoi de femmes déportées en Louisiane, qui fait étape à Pacy avant de rejoindre Le Havre. w Des Grieux raconte ses aventures deux ans plus tard (début 1717), à l’auberge du Lion d’or à Calais, alors qu’il revient d’Amérique. x La première rencontre entre les deux héros a lieu à Amiens, en juillet 1712, au début des vacances de Des Grieux. y Manon, lors de cette rencontre, a entre 15 et 16 ans et Des Grieux 17. La jeune fille est, dit-elle, envoyée au couvent par ses parents ; le héros est issu d’un milieu noble, Chevalier de Malte, en train de faire ses études à l’Académie militaire. U Manon trahit Des Grieux d’abord avec M. de B…, puis avec le vieux G… M…, enfin avec le jeune G… M… V Après l’enfermement chez son père, Des Grieux décide de rentrer au Séminaire de Saint-Sulpice pour faire des études en vue de devenir prêtre. W Les héros subissent une ruine brutale à la suite d’un incendie, puis d’un vol commis par leur couple de domestiques. X Des Grieux va devenir tricheur professionnel en faisant partie de la Ligue de l’Industrie. at Les deux amants ont voulu escroquer le vieux G… M… en s’enfuyant de chez lui avec de l’argent ; mais celui-ci les retrouve et les fait arrêter puis envoyer à Saint-Lazare pour Des Grieux et à l’Hôpital pour Manon. ak Des Grieux s’évade de Saint-Lazare grâce à Lescaut qui lui fournit un pistolet et l’attend en carrosse ; lors de cette évasion, Des Grieux prend le supérieur en otage et tue le gardien qui tente de s’interposer. Le héros fait évader Manon de l’Hôpital grâce à M. de T… : ils soudoient un gardien qui leur ouvre les portes puis aide Manon à s’enfuir, vêtue avec des vêtements d’homme. al L’ami de Des Grieux s’appelle Tiberge ; il joue le rôle de la bonne conscience du héros en lui rappelant la voie de la vertu et de l’honnêteté. Il l’aide financièrement à plusieurs reprises, fait passer à son insu une lettre de Des Grieux à Lescaut quand le héros est à Saint-Lazare ; enfin, il vient chercher son ami jusqu’en Louisiane, pour le ramener en France. am Lescaut est assassiné en pleine rue d’un coup de pistolet, pour une affaire d’escroquerie. an Le Prince italien est un riche personnage qui courtise Manon ; celle-ci fait semblant de répondre à ses avances, pour finalement le bafouer devant Des Grieux. ao Les deux héros sont enfermés au Châtelet après avoir fait enlever et séquestrer le jeune G… M… pendant une nuit ; le père, informé par son laquais, a retrouvé les deux amants et les a fait arrêter en pleine nuit. ap Manon est condamnée à la déportation. aq Des Grieux est prêt à attaquer le convoi des déportées avec une bande d’hommes de main qu’il a achetés. Mais il doit abandonner son projet, car, à la vue des gardes, tous ses hommes (sauf un) s’enfuient. ar Des Grieux se bat en duel contre Synnelet, le neveu du gouverneur de la Nouvelle-Orléans, qui veut, avec l’accord de son oncle, épouser Manon. as Manon meurt lors de la fuite des amants, apparemment d’épuisement. bt Des Grieux, après avoir enterré Manon, veut se laisser mourir sur la tombe de celle-ci. Mais il est retrouvé et soigné, puis emprisonné avant que toute la lumière soit faite. Après une longue

Manon Lescaut – 7

convalescence, il prend un petit emploi en attendant le bateau de France, puis retrouve Tiberge qui le raccompagne, et réintègre finalement son milieu familial.

E x t r a i t 1 ( p . 1 9 , l . 2 0 1 , à p . 2 1 , l . 2 6 3 )

u�Lecture analytique de l’extrait

La mise en scène d’un souvenir u Les étapes du texte : – jusqu’à « qui se retirèrent aussitôt » : le moment qui précède la rencontre est marqué par une sorte de neutralité (promenade sans but, personnages sans intérêt : « quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt ») ; il va servir à mettre en valeur le personnage de Manon et le choc qui va suivre ; – jusqu’à « maîtresse de mon cœur » : c’est le récit du coup de foudre proprement dit ; – jusqu’à « nul moyen de l’éviter » : dialogue entre les deux héros qui expose le premier obstacle, à savoir l’entrée au couvent de Manon ; – jusqu’à « d’un grand secours pour elle et pour moi » : proposition de Des Grieux, prêt à tout pour son nouvel amour, mais sans grande efficacité ; – jusqu’à la fin : les ruses de Manon, qui entraînent celle de Des Grieux. On peut noter d’abord la rapidité de la scène : le coup de foudre est immédiat ; l’obstacle (« coup mortel pour mes désirs ») se dresse aussitôt entre eux ; les deux jeunes gens doivent rapidement trouver un expédient. Des Grieux présente d’emblée leur passion se heurtant à des obstacles familiaux et religieux (la famille voulant mettre Manon au couvent) ; les héros sont donc immédiatement contraints par les circonstances de transgresser les codes et de recourir à la ruse. v Des Grieux montre l’importance de ce souvenir, par les précisions de temps et de lieu, comme si tout était resté gravé dans sa mémoire : le lieu est précis et fait référence à un fait habituel et réaliste (« l’hôtellerie où ces voitures descendent »). La date (« le temps de mon départ d’Amiens ») est celle de son départ en vacances (son père précisera plus tard : « tu partis d’Amiens le 28 de l’autre mois », p. 45) ; son importance est particulièrement soulignée par la répétition du verbe marquer et surtout par l’exclamation rétrospective qui la teinte déjà de fatalité (« Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt ! »). L’insistance sur cette date fatidique montre à quel point cette rencontre semble voulue par le destin qui est intervenu pour briser la voie toute tracée du héros : « La veille même de celui que je devais quitter cette ville ». La rencontre est également mise en valeur par l’effet de contraste : le désœuvrement des deux étudiants, la promenade sans « autre motif que la curiosité » (la forme négative renforce l’absence d’intérêt), la répétition de l’habitude (emploi du présent pour « descendent »), tout cela va s’opposer à l’éblouissement et au bouleversement qui vont suivre. Le même effet de contraste se reproduit dans la présentation de Manon : à l’anonymat banal des autres femmes prises en groupe s’oppose l’apparition de la jeune fille, à travers un parallélisme de construction (« Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt » ≠ « Mais il en resta une, […] qui s’arrêta seule »). w Ce récit de rencontre amoureuse acquiert une intéressante complexité par le fait qu’il est raconté par un narrateur rétrospectif, qui introduit par moments un décalage temporel entre le je narré et le je narrant et donne ainsi une orientation particulière à cette scène. Ainsi, sa connaissance de l’avenir lui permet-elle, à plusieurs reprises, de souligner la dimension tragique de cette première rencontre ; c’est le cas du regret à l’irréel, solennisé par un « Hélas ! » qui ouvre la scène et donne d’emblée le ton, en présentant la rencontre comme une sorte de chute du paradis de l’ordre familial (« j’aurais porté chez mon père toute mon innocence »). Cette même démarche interprétative se retrouve à propos du caractère de Manon, quand le narrateur prend ses distances avec la narration proprement dite pour proposer un jugement, modalisé par « sans doute » (« pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens ») : dès le début du récit, Des Grieux narrateur présente leur amour malheureux comme une conséquence du caractère de Manon, exposé comme une fatalité tragique qui va les dédouaner de tous leurs débordements (cette idée conduira tout le portrait paradoxal de

Réponses aux questions – 8

Manon que l’on étudiera dans la lecture analytique de l’extrait 3). Il utilise une troisième fois le motif de la fatalité, décliné cette fois dans le vocabulaire de l’astrologie, en évoquant « l’ascendant de [s]a destinée, qui [l]’entraînait à [s]a perte ». Si l’on reprend toutes ces expressions, on y retrouve martelés les motifs de la causalité tragique (« causé », « destinée », « m’entraînait ») et du malheur (« tous ses malheurs et les miens », « ma perte ») ; il s’agit donc, pour le narrateur, de susciter implicitement la pitié du lecteur et de dégager sa responsabilité en la rejetant sur une instance extérieure qui joue le rôle du destin ou sur la force des passions. Le narrateur utilise encore ce principe du décalage temporel pour s’observer lui-même quand il dit : « Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer » ; la distance est ici marquée par l’emploi du passé composé (« Je me suis étonné ») et de l’adverbe de temps « alors ». Ce procédé de mise à distance étonnée, qui se retrouvera souvent dans le récit, permet encore au narrateur de susciter une certaine indulgence de la part du lecteur : Des Grieux personnage se sent mû par des forces intérieures qui le dépassent, auxquelles le discours rationnel ne peut avoir accès… x Les personnages secondaires jouent un rôle étonnant dans cette scène : présents au départ en la personne de Tiberge et en celle d’un « homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur », ils disparaissent pendant la rencontre proprement dite. Pour le vieillard, Des Grieux mentionne une cause vraisemblable qui est de « faire tirer son équipage des paniers » ; mais Tiberge est purement et simplement nié ! Il s’agit de montrer qu’au moment du coup de foudre, les deux héros sont coupés du monde, dans une sorte de bulle amoureuse, qui exprime de façon forte l’impact du souvenir sur le narrateur. Ils réapparaissent significativement à la fin de l’extrait, quand l’amour des deux jeunes gens se trouve confronté directement à la réalité. Le conducteur de Manon prend alors une dimension mythologique en devenant « son vieil Argus » et incarne l’obstacle immédiat à leur amour (« mes espérances allaient échouer »), ce qui les pousse à trouver un expédient et à avoir recours à la ruse. On peut dire qu’en l’absence des parents des héros, Tiberge, l’ami plus âgé, et le vieillard représentent des instances parentales (par l’âge et le sérieux) ; ils jouent le rôle des codes sociaux et moraux ou du Surmoi freudien, ce que prouvent leur murmure ou leur silence réprobateurs. Dès le début, les tout jeunes gens se heurtent à des instances qui ne reconnaissent pas leur amour et le condamnent ou le briment. Les deux personnages secondaires seront également les victimes des premiers mensonges ou des ruses des héros…

Un coup de foudre y Le narrateur se présente lui-même comme un tout jeune homme sans aucune expérience de la vie puisqu’il n’a connu que sa famille et l’école (« n’ayant point assez d’expérience »). Il insiste sur sa sagesse et sa vertu, qui sont présentées à la fois comme parfaitement sincères de sa part et reconnues par tous : « moi qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue ». On peut remarquer que tous ses traits de caractère sont notifiés de façon négative, comme un état de manque : « le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter », « on n’est point trompeur à mon âge », « la stérilité du mien ». Ce n’est donc pas du tout un portrait flatteur de lui-même que dresse la narrateur ; au contraire, il se présente comme un être naïf, sans force de caractère (sa vertu n’est pas le résultat d’un choix moral), ni expérience, bref, une sorte de chrysalide qui aura besoin du choc de l’amour pour se révéler et exister vraiment : le terrain semble donc tout préparé pour le coup de foudre qui va suivre. Par ailleurs, le narrateur, en insistant sur sa méconnaissance de la vie et de l’amour, incite le lecteur à l’indulgence sur la violence de la passion, sur sa facilité à être dupé et sur ce que l’amour va lui faire commettre. U Les effets de l’amour sur le héros sont présentés comme une véritable métamorphose de toute sa personnalité, en opposition à tout ce qu’il était jusque-là. La passion va le déposséder complètement de lui-même, comme le montre la tournure passive « je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport ». Les deux premières phrases du coup de foudre sont construites selon la même structure : la nature du narrateur évoquée au plus-que-parfait ou à l’imparfait (« moi, qui n’avais jamais pensé […], ni regardé une fille […], moi, dis-je, dont tout le monde admirait […] » ; « J’avais le défaut ») est contredite par deux verbes au passé simple exprimant la rupture soulignée par « tout à coup » (« je me trouvai enflammé », « je m’avançai ») ; l’opposition se marque aussi dans les termes choisis (« sagesse » ≠ « enflammé » ; « retenue » ≠ « transport » ; « arrêté » ≠ « avançai »). L’amour semble réveiller

Manon Lescaut – 9

(« enflammer ») toute sa sensibilité endormie et le faire enfin bouger (« je m’avançai ») – à tous les sens du mot – et sortir de l’immobilisme psychologique qui le caractérisait : ainsi, à sa timidité succède la « hardiesse ». Cet amour le transforme aussi sur le plan intellectuel et semble même affecter son esprit, qui jusque-là ne fonctionnait que selon la « scolastique » ; Prévost reprend ici avec humour le topos traditionnel des contes montrant que l’amour donne de l’esprit (voir le conte de La Fontaine « Comment l’esprit vient aux filles ») ! Il répète le motif à plusieurs reprises, faisant de l’amour, en fonction du sujet de ses phrases, un bon professeur qui lui donne la « facilité à s’exprimer » : « L’amour me rendait déjà si éclairé », « toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer ». Mais on peut s’interroger sur cette prétendue lumière de l’amour, au vu de la suite de l’histoire, et se demander si ce récit de coup de foudre ne pourrait pas plutôt illustrer l’adage selon lequel « l’amour rend aveugle » ! Le narrateur synthétise, en quelque sorte, tous les changements provoqués en lui, par une maxime reprenant également un topos de la littérature amoureuse : « on ne ferait pas une divinité de l’Amour, s’il n’opérait souvent des prodiges » ; l’Amour devient alors une divinité, qui, par ses « prodiges », transforme complètement le personnage et joue le rôle de démiurge à la place de Dieu, en façonnant une créature nouvelle… Le narrateur donne donc une vision très ambivalente de son amour pour Manon : à la fois nouvelle naissance qui le révèle à lui-même, mais aussi prise de possession qui le prive de son libre arbitre (« ne me permirent pas de balancer ») et le conduit irrémédiablement à la chute (motif de l’innocence et de la perte). V Le narrateur n’emploie ici que le discours indirect, sans doute parce que le contenu même des paroles se révélerait banal pour le lecteur, habitué à la rhétorique amoureuse de ce genre de scène ; il préfère montrer le fonctionnement du langage et ce qu’il révèle de lui-même et de ses sentiments. On note ainsi une progression rapide dans le discours de Des Grieux : après les « politesses » d’usage pour aborder une jeune fille, Des Grieux prend l’initiative en lui posant une question, qui reste toutefois très conventionnelle ; mais, aussitôt, le dialogue s’engage dans une autre voie (« Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments »), et Des Grieux quitte le terrain des convenances pour laisser parler directement l’amour et prendre nettement position (« Je combattis la cruelle intention de ses parents, par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer »). À partir de ce moment apparaissent, dans son discours, les marques de la passion : les verbes introducteurs choisis expriment son engagement et sa force de conviction (« Je l’assurai », « je lui répétai » + discours narrativisé : « J’ajoutai mille choses pressantes ») ; son langage amoureux prend déjà ce caractère absolu qui le marquera tout au long du récit, avec les hyperboles (« la tendresse infinie », « j’emploierais ma vie », « tyrannie »), l’emploi de l’indéfini tout (« tout entreprendre ») ; on y trouve déjà les thèmes du dévouement et du sacrifice (« j’emploierais ma vie », « la rendre heureuse », « j’étais prêt »). Mais il est intéressant de noter que, dès la fin du dialogue, Des Grieux, après ces assurances passionnées, a recours à la duplicité et à la ruse dans son discours : « J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse : je lui proposai […]. » Cette première scène de son récit souligne donc l’importance que le discours tiendra dans la suite, autant pour exprimer la passion et émouvoir que pour persuader, voire tromper. W Le narrateur joue habilement avec les éléments du topos. Des Grieux possède certains traits de l’amoureux romanesque, dans la violence du coup de foudre, la fascination éprouvée pour le personnage féminin, ou encore un comportement évoquant celui du traditionnel chevalier servant (« faire quelque fond sur mon honneur », « la servir ») : le héros doit se heurter à des obstacles compris comme autant d’épreuves et mériter sa belle en les surmontant ; le couvent présenté comme « un coup mortel pour [s]es désirs » constitue ici l’obstacle rituel ; et les parents tiennent le rôle du chevalier félon ou de l’instance maléfique qui retient la belle prisonnière (on peut relever ainsi les termes très négatifs qui les désignent – « cruelle intention de ses parents », « tyrannie de ses parents » –, ainsi que les verbes à connotation guerrière – « je combattis », « délivrer »). Mais le narrateur se démarque du modèle en se présentant avec un certain humour et en inversant les rôles : il insiste lourdement sur son extrême naïveté et son ignorance, qui font que c’est Manon qui domine la scène, contrairement au rôle habituellement dévolu à la femme, objet du désir et des manœuvres de l’homme. La femme, traditionnellement image de pureté, d’innocence et donc d’inexpérience, subit, la plupart du temps passivement, la séduction plus ou moins sincère de l’homme. Le motif de la timidité, apanage de la femme qui doit se montrer modeste et réservée face à

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un homme, se trouve également renversé par l’usage d’un même terme : c’est le jeune homme qui est « excessivement timide et facile à déconcerter », alors que Manon réagit « sans paraître déconcertée le moins du monde ». Ici, paradoxalement, c’est la femme, « bien plus expérimentée que [lui] », qui trouve les moyens pour surmonter l’épreuve, alors que Des Grieux fait preuve d’une singulière impuissance de fait (« n’ayant point assez d’expérience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours pour elle et pour moi ») ; le héros paraît donc marqué par le défaut, le manque (cf. question 5) et même l’échec (« mes espérances allaient échouer »). De même, c’est Manon qui invente le mensonge qui les tirera d’affaire, Des Grieux étant réduit à s’y conformer (« J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ») et donc à laisser l’initiative à la jeune fille. X Le récit de la première rencontre de Manon et Des Grieux présente beaucoup de caractéristiques que l’on retrouvera dans la suite de leurs aventures, pour donner une dimension fatale et tragique à leur passion, mais aussi pour préparer l’indulgence du lecteur face au héros-narrateur. Ce n’est pas sans raison que celui-ci insiste sur sa méconnaissance de la vie : en effet, l’amour va prendre d’autant plus d’ascendant sur ce cœur, dominer toute sa personnalité et le conduire dans des milieux et à des actes auxquels il n’est pas préparé, qu’il est totalement vierge de sentiments et inexpérimenté. Il clame donc, dès le début, son « innocence » foncière que l’amour, présenté comme une divinité toute-puissante, va lui faire perdre très rapidement, puisqu’il tombe dans le mensonge dès la fin de cette scène. On voit également, à travers cette scène, comment Manon a toujours l’initiative et se montre capable de manipuler Des Grieux ou lui ôter toute conscience morale pour l’amener à des actes qu’il n’a pas choisis librement. La naïveté de ce dernier et sa jeunesse l’amènent à être facilement berné par la jeune fille, comme ce sera souvent le cas dans le reste du récit.

Manon : un personnage ambigu at La première périphrase désignant Manon (« la maîtresse de mon cœur ») est tout à fait étonnante par sa place dans le texte : au premier regard, sans même un échange de paroles, le héros se trouve dépossédé de lui-même par Manon. Cette formule en ouverture de son récit joue évidemment sur la double temporalité de la narration : on entend ici la voix de Des Grieux narrateur qui est toujours habité par Manon, malgré la mort de celle-ci… La périphrase insiste sur le rôle de l’héroïne dans les actions qui vont suivre et en reporte, d’une certaine façon, sur elle la responsabilité, absolvant du même coup le héros. La seconde périphrase (« ma belle inconnue ») se situe dans la temporalité du je narré et garde l’anonymat sur l’héroïne, puisqu’elle n’a pas encore donné son nom. Elle participe d’un monde très romanesque, où les jeunes filles sont caractérisées par leur beauté et leur mystère. Mais le terme « inconnue » donne une autre orientation, en soulignant implicitement que Manon n’est pas du monde de Des Grieux : elle vient « d’ailleurs » et d’on ne sait où… Cette rencontre est vraiment le fruit du destin, à l’opposé de ce qu’aurait dû être la vie toute tracée du héros, avec présentation de la jeune fille du même milieu par sa famille. Ici, Manon va l’emmener vers « l’inconnu » à tous points de vue. ak Le narrateur nous donne fort peu de renseignements objectifs sur Manon : on ne connaît finalement que son âge mentionné deux fois (« fort jeune », « encore moins âgée que moi ») ; son physique nous apparaît à travers l’effet qu’il produit sur Des Grieux et reste très stéréotypé, sans qu’on puisse se faire une idée précise de la beauté de l’héroïne (« charmante » ; « La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse » ; « belle »). Nous sommes cantonnés à une vision extérieure, limitée encore par le point de vue de Des Grieux, sans avoir accès aux pensées et sentiments de la jeune fille : ainsi est-elle capable de répondre « ingénument », mais aussi « sans paraître embarrassée », « sans paraître déconcertée le moins du monde ». Ce qu’on sait de l’origine de Manon, de son passé, nous est révélé par elle et paraît donc forcément sujet à caution : « elle y était envoyée par ses parents, pour être religieuse » ; le lecteur pourra se demander d’ailleurs, par la suite, ce que sont devenus ces fameux parents, si peu inquiets de la disparition de leur fille qui n’est jamais arrivée au couvent prévu ! Finalement, Manon a-t-elle dit la vérité ou inventé une histoire capable d’émouvoir Des Grieux ? On peut remarquer d’ailleurs que la teneur de ses paroles, rapportées au discours indirect par Des Grieux, est propre à présenter d’elle une image pathétique : Manon expose son malheur futur, mais aussi sa résignation chrétienne (« c’était apparemment la volonté du Ciel ») – motifs qui concordent bien avec le jeune homme sérieux qui se trouve devant elle… En revanche, l’interprétation rétrospective du narrateur (« pour arrêter sans doute

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son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré ») crée une violente discordance dans le personnage de Manon et la présente sous une toute autre facette, troublante pour le lecteur. Le narrateur insiste aussi, dans sa présentation, sur son intelligence (« si elle n’eût eu assez d’esprit »), mais qui s’applique d’emblée au domaine de la ruse et du mensonge, et qui d’ailleurs laisse le narrateur lui-même « surpris » ; la connaissance rétrospective qu’il a de Manon lui a permis d’affirmer d’ailleurs, dès le début, qu’elle « était bien plus expérimentée que [lui] », ce qui n’est pas sans poser question encore une fois au lecteur (alors que le narrateur ne se la pose pas !) : d’où lui vient cette expérience ? Cette première apparition de Manon dans le récit de Des Grieux (n’oublions pas que le lecteur a déjà eu une vision du personnage par le regard de Renoncour) est donc particulièrement ambiguë : est-ce une jeune fille « ingénue », victime de la « tyrannie de ses parents », ou une femme délurée et « expérimentée » qui a su, dès le premier regard, reconnaître un fils de famille bien naïf et le manipuler ? Le récit de Des Grieux est suffisamment habile pour laisser planer le mystère sur le personnage : le lecteur est emporté par le point de vue interne et subit, comme le héros, le « charme » de Manon, mais le narrateur sait aussi lui ouvrir des perspectives parfois inquiétantes qui révèlent des zones d’ombre de l’héroïne. al Le coup de foudre si « enflammé » ressenti par le jeune homme ne semble pas trouver beaucoup de répondant chez l’héroïne, ce qui contribue aussi à rendre le texte et le personnage assez troublants… Face au « transport » de Des Grieux, Manon paraît bien froide et garde une totale maîtrise d’elle-même (« elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée ») ; les déclarations passionnées semblent la laisser de marbre, comme le montre encore la formule négative « Elle n’affecta ni rigueur ni dédain ». Face à Des Grieux qui lui parle le langage de l’amour courtois ou précieux en évoquant sa « tendresse infinie » ou sa volonté de « la rendre heureuse » et en lui faisant don de « sa vie », elle reste sur le plan du service rendu (« elle croirait m’être redevable ») sans s’engager plus loin ; de là à penser qu’elle ne voit en Des Grieux qu’une occasion d’échapper au couvent (ou à un autre destin…), le lecteur n’a qu’un pas à faire ! Le narrateur tente de lever l’ambiguïté quelques lignes après notre extrait : « Manon […] parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crus apercevoir qu’elle n’était pas moins émue que moi » ; mais la formulation reste tout aussi troublante, puisqu’elle maintient l’ambivalence entre une Manon séductrice, contrôlant ses effets, et une vraie amoureuse, d’autant que la forte modalisation (« je crus apercevoir ») nuance fortement l’affirmation du narrateur. am La conduite de Manon ne correspond pas du tout à celle que devrait avoir une jeune fille bien élevée de l’époque, ce que d’ailleurs le narrateur souligne à chaque fois par une formule négative signalant un manque ou un défaut (« sans paraître embarrassée », « ni rigueur ni dédain »). Loin de s’offusquer de la passion déclarée par Des Grieux, elle ne songe qu’à l’exploiter à son avantage, ce qui se reproduira avec tous ses riches amants. Son côté « expérimenté » quant aux choses de la séduction peut paraître fort inquiétant vu son jeune âge et mettre en doute sa prétendue « ingénuité » ; en effet, elle semble savoir trop bien utiliser « la douceur de ses regards » ou « un air charmant de tristesse » pour que ces attitudes ne soient que pure spontanéité… On constate aussi d’emblée qu’elle manie fort bien le langage, sachant ne dire que ce qu’il faut et surtout jouer avec les sentiments de l’interlocuteur ; une petite précision comme « après un moment de silence » peut s’interpréter comme une marque d’émotion, mais peut aussi faire penser que Manon pèse ses chances après les effusions de Des Grieux et médite le discours qui aura le plus d’effet sur lui. Le héros fera, à plusieurs reprises, les frais de cette habileté de Manon à utiliser le pathétique pour le manipuler. Enfin, le plus inquiétant se révèle être, à la fin, la facilité de Manon à recourir au mensonge, « sans paraître déconcertée le moins du monde », ce qui laisse entendre une pratique déjà assidue de la chose, hypothèse que confirmera la suite du roman… Le narrateur, quant à lui, insiste sur le « penchant au plaisir » de Manon, qui lui servira maintes fois à excuser la jeune fille et lui-même par la même occasion, car il le présentera comme une fatalité qui entraînera les deux jeunes gens contre leur volonté délibérée (cf. la lecture analytique de l’extrait 3). Enfin, nous pouvons remarquer que le motif de la liberté est posé d’entrée de jeu à la base de leur relation : Manon est brimée par des instances parentales et sociales (« malgré elle », « tyrannie de ses parents ») et demande à Des Grieux de « la pouvoir mettre en liberté » ; cette revendication effrénée de la liberté sera un des moteurs de l’héroïne, qui entraînera son amant dans une spirale de délinquance afin qu’il la délivre de ses enfermements successifs.

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u�Lectures croisées et travaux d’écriture

Examen des textes et de l’image u Les deux textes bénéficient d’un éclairage nocturne, fait de contrastes entre ombres et lumière, qui mettent en valeur l’héroïne : Esméralda (texte B) est éclairée par le feu, « d’une lumière crue et rouge qui tremblait toute vive sur le cercle des visages de la foule, sur le front brun de la jeune fille » ; les reflets tremblants accentuent encore la légèreté de la danse de la jeune fille et la font ressortir sur la masse noire de la place plongée dans l’ombre. Ce clair-obscur jette une atmosphère quasi infernale sur la scène, avec les couleurs noire et rouge, caractéristiques de Satan, le feu, symbole de l’enfer, et les éléments de décor personnifiés et inquiétants : « d’un côté sur la vieille façade noire et ridée de la Maison-aux-Piliers, de l’autre sur les bras de pierre du gibet ». Ces deux bâtiments évoquent la vieillesse et la mort et annoncent la tragique destinée de la bohémienne. Celle-ci, au centre de la place et des regards, semble à la fois magnifiée et menacée. Gracq (texte E) utilise aussi l’éclairage nocturne du chandelier porté par le personnage, qui laisse tout le reste du décor dans l’ombre : l’héroïne semble vraiment appartenir à l’obscurité, par ses « cheveux noirs », son « manteau de nuit », « la lourde étoffe de suie »… Le dispositif choisi (la montée de l’escalier) fait qu’elle n’est vue que partiellement, de derrière, et surtout à contre-jour : son visage apparaît en « profil perdu » (« l’ombre qui mangeait le contour de la joue ») et sa silhouette comme une ombre chinoise « contre la clarté des bougies », ce qui lui confère « une grâce ténébreuse » ; de plus, le narrateur opère une transformation étonnante, faisant de « la plante étroite des pieds blancs […] une flamme vive », puis « une torche onduleuse ». Le personnage semble donc aussi posséder une double nature : toute sa personne semble « tenir à la ténèbre dont elle était sortie par une attache nourricière », mais ses pieds deviennent, pour le narrateur, des sources de lumière… Comme dans le texte de Victor Hugo, l’éclairage rend le décor vivant (« le mouvement des lumières animait tout l’escalier, allumait l’un après l’autre les miroirs, les panneaux lisses qui faisaient de cette maison un palais des glaces éveillé jusqu’en ses recoins par la moindre étincelle ») ; cette fois, ce n’est pas une atmosphère infernale qui est suscitée, mais plutôt féerique, comme dans un conte (« un palais des glaces éveillé »). Quant au décor de l’escalier, transformé par l’éclairage et la métamorphose du personnage, il fait de cette scène une « ascension » quasi mystique, où le narrateur se sent « tiré ». Le décor de l’aquarelle de Moreau est aussi en partie plongé dans l’ombre, faisant ressortir en pleine lumière la confrontation entre Salomé et la tête de Jean-Baptiste. Comme dans le texte de Victor Hugo, ce décor immense et sombre, avec ses hautes colonnes et toutes ses lignes verticales, semble menacer et écraser la danseuse. Sa silhouette est la seule dans le tableau à suivre une ligne oblique (en opposition avec les autres personnages, très hiératiques, avec le trône d’Hérode…), ce qui accentue sa fragilité et l’impression de terreur qui se dégage d’elle. v La sensualité de Salomé, dans le texte de Flaubert (texte C), s’exprime par toutes les parties de son corps qui sont évoquées et détaillées : « la blancheur de sa peau », ses épaules, ses reins, « ses bras arrondis », son ventre, ses deux seins, « Sa nuque et ses vertèbres », ses genoux et ses jambes ; ses pieds sont souvent mentionnés dans la danse ; et tout son visage est décrit avec une grande précision (« les arcs de ses yeux » ; « Les paupières entre-closes » ; « Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc »). Son costume renforce sa sensualité par les bijoux (calcédoine, orfèvrerie, brillants de ses oreilles) ou les étoffes précieuses (soie, duvet de colibri), qui ont la propriété de « chatoy[er] » et donc de la mettre en valeur par un miroitement de lumière (« de ses vêtements jaillissaient d’invisibles étincelles », « comme des arcs-en-ciel »). Mais c’est surtout sa danse qui exalte la sensualité de la jeune fille : Flaubert joue sur les clichés liés à la danseuse orientale et confère à toute son attitude une certaine lascivité (« indolence », « langueur »). La danse semble mimer l’amour dans un crescendo voluptueux : « Ses bras arrondis appelaient quelqu’un », puis elle « se mourait dans sa caresse », enfin « ce fut l’emportement de l’amour qui veut être assouvi ». Ses mouvements très suggestifs évoquent toujours des courbes (« tordait », « ondulations de houle », « se renversait », « se courba »), à l’image du Serpent tentateur. Enfin, cette danse devient une sorte de transe amoureuse : les comparaisons suivent une progression dans l’image de la possession en évoquant d’abord les « prêtresses », puis « les Bacchantes », jusqu’aux « sorcières », franchement maléfiques ; la frénésie s’exprime par la répétition du verbe tourner en polyptote, puis par les postures de la danseuse

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qui finissent par n’avoir plus rien d’humain (« son menton frôlait le plancher », « Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit ») – son renversement la tête en bas, « les talons en l’air », mime l’effet qu’elle produit sur ceux qui la regardent ! Le texte de Zola (texte D) est d’une extrême sensualité, d’abord par le dispositif adopté : c’est Muffat qui observe, d’un regard à la fois subjugué et dégoûté, Nana s’admirant nue dans un miroir, prise dans « son ravissement d’elle-même » et « ses curiosités vicieuses d’enfant » ; il y a ainsi un double regard amoureux sur le corps de la jeune femme. Comme chez Flaubert, tout son corps est détaillé, mais cette fois elle est totalement nue et la portée érotique est beaucoup plus crue : sont évoqués plusieurs fois « sa gorge », « ses cuisses », ses « reins », jusqu’aux « renflements charnus creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre ». Sa beauté est très charnelle (« chair », « charnus »), celle d’une « Vénus grasse », et ses « rondeurs » sont plusieurs fois mentionnées. Comme dans le texte de Flaubert, sa peau blanche miroite (« grain satiné de la peau », « reflets de soie »). Comme Salomé, elle est vue « la taille roulant sur les reins, avec le frémissement continu d’une almée dansant la danse du ventre », dans des postures extrêmement lascives (« les genoux écartés ») ; on retrouve d’ailleurs les mêmes verbes que dans le texte C (« se balancer », « renversait », « ployait ») et la même vision onduleuse de la femme sensuelle. L’expression de son visage suggère aussi le désir amoureux (« ses yeux demi-clos » qui rappellent les « paupières entre-closes » de Salomé, « sa bouche entr’ouverte », « son visage noyé d’un rire amoureux »). La sensualité brute de Nana s’exprime de façon très suggestive à travers sa pilosité, « son chignon de cheveux jaunes dénoué » devenant « un poil de lionne », son « duvet de rousse » un « velours » ; l’étonnant adjectif « velue » a quelque chose de bestial, qui annonce sa métamorphose en « cavale », en « bête d’or » et en « animal » : c’est une sorte de sexualité primitive qui s’exhale de son corps et la transforme en « monstre de l’Écriture, lubrique, sentant le fauve ». w Dans le texte de Prévost (texte A), c’est le lecteur qui perçoit les ambiguïtés de Manon, qui ne correspond pas à l’image traditionnelle d’une jeune fille de l’époque. Le narrateur, sans paraître s’en émouvoir, donne au cours du texte quelques précisions troublantes : la jeune fille reçoit les avances du héros « sans paraître embarrassée » ; malgré son extrême jeunesse (elle a environ 16 ans), elle paraît « bien plus expérimentée » que lui, et elle a recours aussitôt, « sans paraître déconcertée le moins du monde », à la ruse et au mensonge pour se soustraire au couvent et à l’autorité de ses parents. Le lecteur peut donc se demander s’il a affaire à une jeune fille « ingénue », victime de la « tyrannie de ses parents », ou à une femme délurée et « expérimentée » qui a su, dès le premier regard, reconnaître un fils de famille bien naïf et le manipuler. Esméralda (texte B) apparaît aux yeux de l’étudiant Gringoire comme un être double : magnifiée par la danse et l’éclairage du feu, elle semble d’abord « une surnaturelle créature », et le jeune homme se laisse emporter par sa culture en la qualifiant de « salamandre », « nymphe », « déesse » et « bacchante » ; on peut remarquer que ces termes connotent des créatures doubles – la salamandre à la fois eau et feu, la bacchante à la fois humaine et possédée par le dieu. Mais l’« illusion » disparaît pour laisser place à la réalité : « c’est une bohémienne ». Malgré ce retour au prosaïsme, la jeune fille n’est pas « sans prestige et sans magie », et elle garde une part de son ambiguïté par son lien avec le feu et l’atmosphère infernale qui l’entoure (cf. question 1) : est-elle simplement une jeune bohémienne aux « bras ronds et purs » ou une sorcière qui envoûte les hommes par son charme maléfique, comme semble le montrer la figure inquiétante de l’archidiacre ? La servante, dont on ne connaîtra jamais l’identité dans la nouvelle de Gracq (texte E), garde son mystère pour le lecteur et le narrateur, qui la transfigure dans l’extrait, dans un mouvement inverse de celui du texte de Victor Hugo. En effet, celle qui n’est apparemment qu’une simple servante devient une figure surnaturelle, grâce au décor et à l’éclairage, ainsi qu’à ses attitudes. On a vu (question 1) que le clair-obscur et son costume en font une véritable créature de la nuit, qui semble « tenir à la ténèbre […] par une attache nourricière qui l’irriguait toute ». Son étonnant « manteau de nuit » ou « de suie » la transforme en un personnage de conte merveilleux ou fantastique : elle semble marcher « sans toucher le sol » et allumer magiquement les miroirs… Le narrateur crée tout un jeu autour du motif du travestissement : son costume de servante n’est qu’un « accoutrement », et son manteau devient « imperceptiblement théâtral », ce qui fait que le lecteur ne sait plus quelle est la vraie nature du personnage. La servante prend également une dimension religieuse, le long manteau foncé serré à la taille par une cordelière, qualifié de « hiératique », pouvant évoquer la bure monastique ; la servante devient alors l’initiatrice du narrateur dans une « ascension » quasi mystique, qui suit un « rituel sans paroles »…

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x Dans les quatre textes, les femmes sont contemplées par des hommes, dans une mise en scène qui met en valeur leur sensualité (la danse pour les textes B et C, l’autocontemplation dans un miroir pour le texte D). Hugo et Flaubert placent le personnage féminin au centre d’une multitude de regards (texte B : « le cercle des visages de la foule ») et soulignent l’admiration des spectateurs (texte B : « tous les regards étaient fixes, toutes les bouches ouvertes ») ; Flaubert montre même le crescendo des réactions (« un bourdonnement de surprise et d’admiration », « la multitude y répondit par des acclamations », « la foule hurlait »). L’éclairage du feu ou des bougies fait ressortir le personnage sur fond de clair-obscur dans les textes B et E et contribue à lui donner une aura surnaturelle. Chaque texte choisit des personnages masculins particuliers pour exprimer le désir. Hugo montre deux hommes antithétiques : l’étudiant Gringoire, jeune et naïf dans son enthousiasme lyrique qui a besoin d’idéaliser la jeune fille et se voit d’autant plus vite déçu, et la figure beaucoup plus sombre de celui qui se révélera être Frollo ; celui-ci est marqué par une passion dévorante, soulignée par son vieillissement précoce (« chauve », « cheveux rares et déjà gris », « rides »), et son caractère inquiétant s’exprime par les oxymores (un personnage entre vieillesse et jeunesse, un « sourire […] plus douloureux que le soupir »). Flaubert, pour suggérer l’effet produit par Salomé sur les hommes, évoque des catégories de personnages qui paraissent le moins sensibles au désir érotique, soit par la chasteté imposée ou choisie (« nomades habitués à l’abstinence », « vieux prêtres aigris par les disputes »), soit par la satiété (« soldats de Rome experts en débauches »), soit par la frigidité du désintérêt (« avares publicains ») ; mais tous ces hommes sont possédés par le désir qui s’exprime en termes très charnels (« dilatant leurs narines », « palpitaient de convoitise »). Il confronte aussi la toute jeune fille au puissant tétrarque, qu’elle semble envoûter peu à peu comme une magicienne en tournant autour de sa table et en le tenant sous le pouvoir de « ses yeux presque terribles » (« Ils se regardaient »). Celui-ci, vaincu par le désir, abdique toute majesté en la suppliant avec des « sanglots de volupté » et en s’avilissant jusqu’à lui faire des promesses folles (« Tu auras Capharnaüm ! la plaine de Tibérias ! mes citadelles ! la moitié de mon royaume ! »). Le texte de Zola (texte D) confronte la femme à un seul regard, celui de son amant. Le point de vue interne, marqué par les verbes de vision (« il leva les yeux », « contemplait », « ne pouvant détourner les yeux », « il la regardait fixement », « voyait », « regardait toujours »), souligne la dépendance de Muffat « obsédé, possédé » par Nana. Cette focalisation permet de rentrer dans la conscience du personnage et d’analyser ainsi de l’intérieur l’effet que la jeune femme produit sur lui : d’abord, « elle lui fai[t] peur » par le pouvoir absolu qu’elle a pris sur lui et les conséquences terribles de sa passion (« la désorganisation apportée par ce ferment, lui empoisonné, sa famille détruite, un coin de société qui craquait et s’effondrait ») ; il constate avec honte (« il se méprisait ») combien cette liaison l’a détruit, à travers le vocabulaire très fort et très concret de la corruption, physique et morale (« corrompu », « gâté », « ordures », « pourrir »). La femme devient donc pour lui une sorte de créature diabolique au pouvoir dévastateur, auquel il se voit soumis. Le texte de Gracq (texte E) confronte également deux personnages et épouse le point de vue de l’homme. La fascination du narrateur pour cette femme étrange s’exprime à travers les nombreuses images et la transfiguration du personnage qu’elles opèrent ainsi. Le désir est exprimé clairement (« Le sang battait à mes oreilles » ; « Je la désirais. Je l’avais désirée »), mais sans les sentiments de dégradation ou de culpabilité que l’on peut trouver dans les textes de Flaubert ou Zola ; le narrateur se sent comme aimanté par cette femme qui renverse par son pouvoir les statuts de maître et de servante, mais n’en éprouve aucune souffrance : elle le domine par sa position dans l’escalier (« Je montais les marches derrière elle »), par le chandelier qu’elle porte, seule lumière dans l’obscurité, et surtout par le fait qu’elle sait ce qu’elle veut, alors que le narrateur demeure dans le mystère (« elle décidait, elle savait, et je la suivais »). Cependant cette domination évidente n’entraîne chez lui aucune humiliation (« Je n’étais même pas troublé, ni perplexe »), mais plutôt une sorte d’exaltation et de révélation, traduites par cette montée symbolique de l’escalier guidée par la lumière qui émane de cette femme. y Chez Hugo (texte B), c’est Gringoire qui assimile directement Esméralda à des créatures mythologiques (« nymphe », « déesse ») qui en font une figure de la divinité et de la beauté ; il fait appel au légendaire bestiaire du Moyen Âge, avec la « salamandre », animal censé vivre dans le feu, qui devient même, pour les alchimistes, l’esprit du feu (la jeune danseuse, illuminée par le feu, semble elle-même se transformer en flamme par « son corsage d’or » et « sa robe bariolée », qui en ont les couleurs et le mouvement, et par ses « yeux de flamme ») ; enfin, la bacchante antique, femme possédée

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par le dieu Dionysos (Bacchus en latin), lui donne une dimension inquiétante, car les bacchantes se livraient à une danse frénétique et sauvage, en proie à la transe… Ses liens avec le feu et avec la possession divine orientent Esméralda du côté du diabolique, renforcé par son statut de bohémienne, et c’est comme sorcière qu’elle sera condamnée. Dans le texte C, Flaubert compare d’abord Salomé à un personnage de la mythologie grecque, Psyché, épouse de Cupidon mais séparée de celui-ci pour avoir voulu le voir alors que cela lui était interdit ; partie à sa recherche, elle devra surmonter de nombreuses épreuves avant d’être de nouveau unie à lui. Ce personnage est donc une figure de la quête et du désir amoureux, que mime la danse de l’héroïne (« on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse ») : cette référence rend compte de la dualité de la sensualité physique et de l’extase spirituelle qui semble animer le personnage ; cette même dualité se retrouve dans l’allusion aux bacchantes ; ici, l’auteur en garde le fort érotisme et surtout le lien avec la mort violente, puisque les transes dionysiaques s’accompagnaient de sacrifices et parfois même de consommation de chair crue – dans la pièce Les Bacchantes d’Euripide, le roi de Thèbes, Penthée, qui voulait s’opposer à l’introduction du culte de Dionysos dans sa ville, est dépecé vivant par un groupe de bacchantes en folie, dont sa propre mère Agavé. Flaubert transforme ainsi la danse de Salomé en une véritable possession qui va déboucher également sur un meurtre sanglant. Chez Zola (texte D), Nana est évidemment assimilée à Vénus, déesse de l’Amour et de la Beauté, mais aussi déesse redoutable et toute-puissante qui châtie cruellement ceux qui tentent de s’opposer à elle (comme le dit Phèdre dans la pièce de Racine : « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ») ; elle tient aussi de l’Amazone avec sa « gorge dure d’une guerrière », ce qui souligne encore sa force et le danger qu’elle représente pour les hommes. Mais, comme elle est vue par le regard de Muffat, homme très religieux, c’est surtout à une figure biblique qu’elle renvoie, celle de la Bête de l’Apocalypse (chapitres 12, 13, 14 et 17) : ce monstre à plusieurs têtes, qui ressemble à un félin (cf. le « poil de lionne » de Nana), est chevauché par une prostituée, qui incarne toute la lubricité du mal et qui domine les empires de la Terre. Dans le texte de Gracq (texte E), les références sont plus diffuses : on a déjà vu que le décor et le costume du personnage féminin nous plongent dans une atmosphère de conte fantastique ou merveilleux. L’obscurité et le vocabulaire religieux (« rituel », « ascension ») peuvent faire penser à une scène d’initiation où la femme porteuse de lumière devient l’initiatrice (« elle savait, et je la suivais ») ou une autre Ariane qui guide, jusqu’à la révélation, le néophyte qui se sent « tiré de moment en moment par un fil léger » ou « aspir[é] ». On peut voir aussi, dans ce personnage de ténèbres, une version féminine de l’Hermès Psychopompe des Anciens, qui guide les âmes des morts à travers le labyrinthe des Enfers…

Travaux d’écriture

Question préliminaire Les cinq textes et l’aquarelle de Moreau présentent des personnages féminins, vus par un regard masculin amoureux ou désirant et nettement mis en valeur. Nous verrons comment ces auteurs offrent une vision particulière de ces femmes, en les transfigurant. Les auteurs utilisent d’abord le décor (cf. question 1) en plaçant les jeunes femmes dans des lieux symboliquement significatifs : la place de Grève (texte B) éclairée fantastiquement par un feu qui projette des lueurs infernales, un escalier qui s’anime au reflet des bougies (texte E) et nous plonge dans une atmosphère de conte, ou une architecture écrasante et somptueuse dans l’aquarelle. La femme est également transfigurée par le jeu du point de vue interne qui projette sur elle le désir masculin mais lui conserve en même temps son mystère : Manon (texte A) devient aussitôt la « maîtresse » du cœur de Des Grieux, mais le flou sur son passé et ses réelles intentions demeure… Esméralda apparaît à la fois comme « surnaturelle créature » et simple bohémienne ; Nana, absorbée dans la contemplation d’elle-même, est absolument opaque à Muffat qui éprouve, face à elle, à la fois fascination, peur et dégoût. Enfin, le mystère culmine chez Gracq (texte E), où le narrateur ignore même l’identité de cette curieuse servante enveloppée dans son « manteau de nuit », qui semble pourtant détentrice d’un savoir et d’un pouvoir inconnus. Le recours aux références littéraires ou mythologiques permet de transformer les personnages féminins en figures mythiques (cf. question 5) : Prévost place la scène de rencontre sous l’égide de « la divinité

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de l’Amour » mais aussi du « Ciel » ; les autres auteurs évoquent directement des créatures surnaturelles ou légendaires pour magnifier la femme : « salamandre », « nymphe », « déesse », « bacchante », mais aussi sorcière pour Esméralda (texte B), « Bacchante » pour Salomé (texte C), Vénus, Amazone ou Bête de l’Apocalypse pour Nana (texte D), fée, prêtresse ou Psychopompe pour la servante de Gracq (texte E). Les danseuses (Esméralda et Salomé) ainsi que Nana, avec leurs postures lascives, les courbes et sinuosités de leurs corps et de leurs mouvements, évoquent aussi fortement le Serpent tentateur de la Genèse. Ce qui semble dominer les cinq textes, c’est la vision d’une femme toute-puissante par sa sensualité et l’emprise qu’elle détient ainsi sur les hommes : tous les textes ainsi que l’aquarelle de Moreau montrent un personnage féminin captivant les regards, qu’ils soient ceux d’une multitude ou d’un seul homme épris d’elle (Des Grieux, Frollo, Hérode, Muffat, le narrateur chez Gracq). Dans le texte de Gracq, la servante, plus mystérieuse, semble détenir un savoir initiatique par lequel elle domine l’homme et lui sert de guide. Ce pouvoir fait de la femme un être dangereux, capable de soumettre l’homme, de le corrompre, voire de le détruire : Manon transforme le jeune homme innocent en le rendant complice de sa ruse et de son mensonge ; Salomé et Nana dégradent l’homme qui les désire en le forçant à renoncer pour elles à sa dignité, à son pouvoir (Hérode) et à ses valeurs morales (Muffat). Esméralda apparaît, dans le texte d’Hugo, liée au monde de la sorcellerie. Les textes et l’aquarelle montrent également des personnages féminins à la nature ambiguë (cf. question 4) : les toutes jeunes filles (Manon, Esméralda, Salomé) ne semblent plus avoir que des apparences d’innocence (l’« ingénuité » de Manon ou les « bras ronds et purs » d’Esméralda), vite effacées par leur sensualité ou leur rouerie, qui en font des êtres mi-déesses mi-démons… Leur statut social d’être inférieur (Esméralda la bohémienne, Manon soumise à l’autorité despotique de ses parents, Nana la prostituée ou la servante de Gracq) se voit, de la même façon, contrebalancé par leur pouvoir sensuel ou leur savoir. Dans l’aquarelle, Salomé occupe une position ambivalente, puisqu’elle est à la fois dominante par sa place dans le tableau, sa mise en lumière (face aux autres personnages dans l’ombre, à l’arrière-plan) et sa beauté, mais aussi confrontée à une figure surnaturelle (la tête nimbée de Jean-Baptiste) qui lui est encore supérieure et semble la menacer.

Commentaire

Introduction Dans son roman Notre-Dame de Paris, Victor Hugo nous propose une vision à la fois pittoresque et romantique du Paris du XVe siècle, tout en créant des personnages passionnés, voire inquiétants, gravitant autour d’Esméralda, la jeune bohémienne. Nous la voyons, dans cet extrait, en train de danser sur la place de Grève, sous les yeux de la foule, dans laquelle se détachent deux spectateurs particulièrement fascinés. Nous verrons comment, par une mise en scène très picturale, Hugo transfigure le personnage de la danseuse bohémienne pour en faire une figure surnaturelle, objet des désirs masculins.

1. La mise en scène A. Le cadre • La bohémienne se trouve au centre d’un cercle de spectateurs, comme dans un théâtre antique ou une arène, dont la circularité est soulignée à plusieurs reprises : « Autour d’elle », « le cercle des visages de la foule ». • Décor oppressant et dramatique, puisqu’il s’agit de la place de Grève, le lieu des exécutions où se voient en permanence « les bras de pierre du gibet » : on peut voir ici une préfiguration du destin d’Esméralda qui finira pendue pour sorcellerie. • La scène se déroule de nuit, ce qui permet à l’auteur de la construire comme un clair-obscur : Esméralda se trouve éclairée par le feu « d’une lumière crue et rouge », qui va s’éteindre dans l’ombre sur « la vieille façade noire et ridée ». B. Une dimension surnaturelle • Le décor prend vie et s’anime : la lumière « tremblait toute vive », les ombres « vacill[ent] ». • Les monuments s’humanisent grâce aux personnifications qui leur donnent une allure inquiétante : « façade noire et ridée », « les bras de pierre du gibet ».

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• Image d’une danse de sabbat démoniaque, avec les lueurs du feu, la couleur rouge qui se répand sur tous les personnages (« les mille visages que cette lueur teignait d’écarlate ») et qui, associée au noir, évoque l’enfer. • Le « blême reflet » sur le fond de la place semble redoubler la scène en une danse, macabre cette fois, projetée sur la façade et le gibet. C. Les jeux de regards Ils structurent toute la mise en scène du passage, en passant d’un regard collectif à celui de deux personnages opposés. a) Les regards de la foule Dès le début du texte, la danseuse capte l’attention de la foule, comme le soulignent l’anaphore de l’adjectif « tous » et la construction en parallélisme (« tous les regards étaient fixes, toutes les bouches ouvertes ») ; l’idée de « multitude » est reprise peu après par les « mille visages ». b) Le regard de Gringoire • C’est un personnage jeune et un peu naïf dans son enthousiasme, qui ressort avec une emphase un peu ridicule, toutes les références littéraires apprises dans ses études pour exprimer son admiration (« c’est une salamandre, c’est une nymphe, c’est une déesse, c’est une bacchante du mont Ménaléen »). • Ce personnage traité en point de vue interne (on connaît ses pensées et c’est par ses yeux que l’on voit Esméralda) permet d’ajouter une note comique au texte par son passage si rapide de l’admiration hyperbolique au désenchantement. c) Un regard inquiétant • Au contraire, l’autre regard posé sur Esméralda paraît beaucoup plus inquiétant : il est clairement mis en valeur par le narrateur, par l’opposition entre l’individu et la multitude (« Parmi les mille visages […] il y en avait un qui semblait plus encore que tous les autres »). • Cet homme « austère, calme et sombre » garde un côté mystérieux, puisqu’il est vu en focalisation externe et que le lecteur n’a donc aucun accès à son intériorité ; il n’est d’ailleurs désigné que par des formules vagues (« un », « une figure d’homme », « cet homme »). • Cependant, l’intensité de son regard est particulièrement soulignée à deux reprises : « absorbé dans la contemplation de la danseuse », « [ses yeux] sans cesse attachés sur la bohémienne ». Ce regard inquiétant et « sombre » (terme répété 2 fois) contribue à dramatiser cette scène et à intriguer le lecteur.

2. Le personnage d’Esméralda A. Une danseuse bohémienne a) La bohémienne • Elle en possède les attributs et le costume : « le tambour de basque », le « corsage d’or », la « robe bariolée » et la « pièce de cuivre jaune » dans les cheveux… • … et le physique : « ses cheveux noirs », « ses yeux de flamme », « le front brun ». b) La danseuse • Elle fascine surtout par sa légèreté et sa grâce : elle est qualifiée de « mince, frêle et vive comme une guêpe » ou de « folle jeune fille » ; on peut remarquer, dans ces expressions, le nombre de monosyllabes ainsi que la répétition des consonnes f et v – sorte d’harmonie imitative de sa vivacité ou du bruit de sa jupe de danseuse… • De même, la première phrase du texte, toute en rebonds, entrecoupée de virgules, mime la danse qui virevolte. • Les verbes aussi, comme « se gonflait » et « voltigeait », et la comparaison avec la guêpe contribuent à faire de la bohémienne un être aérien, qui semble défier les lois de la pesanteur. • Le rythme qui l’accompagne est suggéré par les sonorités de l’expression « bourdonnement du tambour de basque », où les consonnes sonores b et d reproduisent les coups de tambourin. • Enfin, tout son être est régi par les sinuosités et les lignes courbes que l’on retrouve dans la danse : « ses bras ronds », « sa robe bariolée qui se gonflait », les « nattes de sa chevelure », les épées « qu’elle fit tourner dans un sens tandis qu’elle tournait dans l’autre ». B. Un personnage ambigu a) Les métamorphoses d’Esméralda • Le regard ébloui de Gringoire la métamorphose en « une surnaturelle créature », en l’associant à différentes figures mythologiques :

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– la salamandre, animal qui passait pour pouvoir survivre dans le feu et avoir des pouvoirs maléfiques ; cette évocation convient parfaitement à la jeune fille, liée au feu, souple comme un reptile, éclairée de jaune et de noir comme les taches de l’animal, et bientôt condamnée en tant que créature diabolique ; – les autres comparaisons sont empruntées au monde de la Grèce antique et exaltent la beauté d’Esméralda (« nymphe, déesse »). • L’allusion à la « bacchante » est plus inquiétante : la danse de cette adepte de Bacchus l’amène jusqu’à un état de transe qui peut la rendre capable des actes les plus barbares ; là encore, la danse de cette « folle jeune fille » n’est pas loin de la possession diabolique… b) La réalité ? • Mais cette vision surnaturelle n’est peut-être née que du regard fasciné de Gringoire et des illusions d’optique générées par la lumière du feu… • En effet, une autre réalité se fait brutalement jour quand il aperçoit la « pièce de cuivre jaune » tombée de sa chevelure – on peut remarquer la chute dans le réel symbolisée par l’expression « roula à terre » ; cette chute bien prosaïque confère un côté vénal à la danse d’Esméralda et oblige Gringoire à descendre de l’Olympe ! • Le texte met en parallèle, de façon comique, les pensées hyperboliques du jeune homme et sa constatation laconique qui tient en quelques mots (« c’est une bohémienne »), et souligne la rupture brutale par un changement de paragraphe très court (« Toute illusion avait disparu »). • Le narrateur lui-même renchérit sur la déception du personnage en reprenant quasiment les mêmes mots : « C’était en effet tout bonnement une bohémienne »…

De la déesse à la bohémienne, on passe d’un être surnaturel et tout-puissant à une véritable paria de la société, à la fois méprisée et redoutée pour les pouvoirs diaboliques qu’on lui prête. Cependant, la fascination ne semble pas s’arrêter pour autant et le numéro de saltimbanque qu’exécute alors Esméralda n’est pas « sans prestige et sans magie », mais son caractère diabolique ressort davantage dans l’éclairage des flammes et semble rejoindre le regard inquiétant du dernier spectateur ; Hugo veut montrer ici toutes les facettes de son personnage : bohémienne autant que déesse, fée autant que sorcière, capable d’ensorceler une foule par la magie de sa danse, ce qui contribuera d’ailleurs à sa fin tragique.

3. Un objet de désir A. Sensualité • Champ lexical de la fascination (« fixes », « absorbé dans la contemplation », « attachés »). • Si sa pureté est mentionnée dès le début du portrait (« ses deux bras ronds et purs »), sa sensualité aussi est mise en évidence par « ses épaules nues » et « ses jambes fines » que l’on entrevoit. • Cette danse de jeune fille rappelle le personnage de Salomé dans la Bible qui danse pour obtenir la tête de Jean-Baptiste, et la salamandre fait penser au Serpent tentateur de la Genèse. • Amour et mort (Éros et Thanatos) semblent bien se mêler à cette danse, avec les flammes et l’obscurité, le gibet, « l’écarlate » de l’enfer ou du sang… De même, ces épées (symboles du sexe masculin) qu’elle fait tourner à son gré peuvent évoquer son pouvoir de séduction sur les hommes, mais ce pouvoir même va se retourner contre elle… B. Le désir de Frollo Le narrateur met en scène Frollo l’archidiacre, celui qui sera l’artisan de la mort d’Esméralda, à cause de son amour pour elle, et en qui se mêlent désir et mort. a) Un personnage contradictoire • Comme Esméralda, ce personnage apparaît insaisissable, car il est fait de contradictions : – d’abord avec la foule qui est menée par « le plaisir de tous », alors que lui est en proie à une « rêverie […] sombre » ; – puis avec lui-même, où semblent cohabiter vie et mort : son apparence marquée par les signes de la vieillesse (« chauve », « cheveux rares et déjà gris », « rides », « yeux enfoncés ») contraste avec son regard qui révèle « une jeunesse extraordinaire », « une vie ardente », « une passion profonde » ; – enfin avec Esméralda, illuminée par le feu et virevoltante, alors que lui est « caché », « sombre » et immobile dans sa rêverie. b) Un personnage passionné • Leur seule ressemblance est dans le regard, les « yeux de flamme » de la bohémienne rejoignant « la vie ardente » (cet adjectif signifie étymologiquement « brûlant ») des yeux de Frollo et les unissant dans les feux du désir ou de l’enfer.

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• Ce personnage de savant austère et passionné est tout à fait romantique, et, comme tel, il renferme des contradictions internes que Victor Hugo exprime en jouant sur l’homophonie « sourire » / « soupir », qui aboutit même à l’oxymore « sourire » / « douloureux ». • La jeune bohémienne, qui ignore tout de ce regard brûlant porté sur elle, fait alors figure de proie pour le désir de cet homme et de victime innocente de son propre pouvoir de séduction.

Conclusion Hugo, dans ce passage, en utilisant les ressources du pittoresque et du fantastique pour métamorphoser son décor, en jouant sur les regards et les points de vue, transforme la simple bohémienne Esméralda en une figure insaisissable, à la fois gitane et déesse, créature diabolique et innocente, en qui l’amour et la mort se rejoignent. Cette scène est encore dramatisée par ce qu’elle annonce du destin de l’héroïne avec la présence du gibet, l’éclairage infernal qui l’entoure et surtout l’apparition de Frollo qui la condamnera à mort.

Dissertation

Introduction Depuis les origines du genre, le roman propose à ses lecteurs des personnages qui sortent de l’ordinaire, par leurs caractéristiques physiques, intellectuelles ou morales, ou par le destin et les aventures dont ils sont gratifiés. On peut alors s’interroger sur les raisons de cette constante ; nous verrons comment ces personnages hors du commun permettent de plaire au lecteur mais aussi de l’amener à la réflexion.

1. Une nécessité pour plaire au lecteur A. Sur le plan dramatique • Les qualités hors du commun de certains héros nourrissent l’intrigue : la beauté exceptionnelle de la princesse de Clèves ou celle d’Esméralda en font l’objet de tous les désirs masculins. • Les capacités physiques (Vautrin), intellectuelles (Valmont ou la marquise de Merteuil) ou morales (comme le courage de Jean Valjean) occasionnent de nombreuses péripéties : le lecteur suit les héros dans leurs entreprises. • Les qualités morales extrêmes créent des contrastes entre les « bons » et les « méchants », les victimes et les bourreaux, qui suscitent une forte tension dramatique : Valjean/Javert ; Valmont/Mme de Tourvel ; Gauvain/Cimourdain (dans Quatrevingt-treize de Victor Hugo). • L’exagération romanesque permet de créer un monde où tout est possible, où le lecteur peut s’attendre à tout. B. Le plaisir de l’évasion • Les destins extraordinaires des personnages permettent au lecteur de sortir de l’ordinaire quotidien par le mécanisme de l’identification : il peut vivre des aventures inédites (cf. les romans de Dumas), des expériences extrêmes positives ou négatives (Voyage au bout de la nuit de Céline). • La même identification lui fait vivre des sentiments intenses : la grande passion (Tristan et Yseut, Belle du Seigneur de Cohen), la haine ou la jalousie (La Cousine Bette de Balzac). • Il peut être confronté aux personnages les plus « monstrueux » sur les plans physique et moral (Quasimodo dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, le héros des Bienveillantes de Littell, Le Sagouin de Mauriac). C. Le plaisir de l’insolite • Les personnages, transfigurés par l’écriture, prennent une dimension qui peut intriguer ou fasciner : la servante du « Roi Cophétua » de Gracq devient un personnage mythique ; Nana, la « bombe sexuelle », est-elle un bourreau sans scrupule ou une victime ? • Les personnages peuvent aussi captiver par leur mystère ou leur ambivalence : Manon est-elle un ange ou un démon ? Jacques le Fataliste, aux multiples facettes, sort de l’ordinaire et donne envie de le comprendre. Meursault (L’Étranger de Camus) devient aussi hors du commun et énigmatique par son langage détaché.

2. Réfléchir sur l’homme A. Des figures exemplaires Le grossissement romanesque permet de mieux voir et analyser.

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a) Qualités ou défauts poussés à l’extrême • La dépravation de Nana, la méchanceté de la cousine Bette (Balzac), l’égoïsme des filles du père Goriot (Balzac), le dévouement de Jean Valjean, la perversion de Valmont, l’ambition sans scrupule de Bel-Ami (Maupassant), le ridicule du pontifiant Homais (Mme Bovary de Flaubert)… • Les caractéristiques psychologiques et morales des personnages sont mises en valeur, voire « typifiées » (par Balzac, par exemple), ce qui permet de les rendre très visibles et de saisir leur fonctionnement. b) Situations poussées à l’extrême • L’alcoolisme entraînant la déchéance de Gervaise (L’Assommoir de Zola), la perversion familiale (Le Nœud de vipères de Mauriac), l’horreur de la guerre ou de la vie coloniale (Voyage au bout de la nuit de Céline). • La sélection et l’amplification des événements donnent une vision très claire de la société et de ses mécanismes : on voit bien où se situent les coupables et les victimes (Germinal de Zola), les grands dysfonctionnements (corruption dans les romans de Balzac, de Maupassant…). B. De l’ordinaire à l’extraordinaire Le roman fait souvent comprendre au lecteur que tout être recèle de l’extraordinaire, en transfigurant des personnages à première vue banals : – Félicité, la servante d’Un cœur simple de Flaubert, devient un modèle de générosité et connaît même une apothéose mystique. – Les héros de Giono sont des êtres « comme tout le monde », mais deviennent porteurs des grandes interrogations de l’humanité, comme Langlois ou Saucisse dans Un roi sans divertissement. – Les héros de La Peste de Camus n’ont rien d’héroïque au départ, mais vont se révéler et incarner les valeurs de solidarité humaine.

Conclusion Les personnages hors du commun des romans contribuent donc à notre plaisir de lecteur, mais ils nous amènent aussi à nous interroger sur la nature humaine et parfois à changer notre regard sur le quotidien qui nous entoure…

Écriture d’invention Seront valorisées les copies qui auront su rendre compte des ambiguïtés et de la duplicité de Manon. Les élèves devront utiliser tous les indices du texte et montrer ainsi les manœuvres de la jeune femme, mais en suggérant aussi une certaine attirance pour Des Grieux.

E x t r a i t 2 ( p . 5 3 , l . 8 4 8 , à p . 5 5 , l . 9 1 5 )

u�Lecture analytique de l’extrait

Une scène théâtrale u Le premier paragraphe est fait d’une succession de phrases courtes et juxtaposées, qui soulignent la surprise et l’émotion du narrateur, comme s’il avait du mal à mettre de l’ordre dans ses pensées et à tenir un discours rationnel. On peut relever un certain nombre d’exclamatives, surtout au moment même des retrouvailles (« Dieux ! quelle apparition surprenante ! ») – remarquons d’ailleurs que le narrateur, avant de préciser l’identité du personnage, laisse un instant de suspens qui semble mimer sa stupéfaction. Le vocabulaire fort et les hyperboles expriment la violence de ce qu’il ressent, comme un second coup de foudre : « plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue » ; « Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire » ; « si fin, si doux, si engageant » (à noter la belle cadence majeure sur un rythme ternaire, qui donne encore plus d’ampleur à l’hyperbole) ; « enchantement ». Le narrateur se heurte même aux limites de l’expression et de l’écriture (« surpassaient tout ce qu’on peut décrire », « ne saurait être exprimé ») tant il est bouleversé. Le premier paragraphe traduit le choc de l’éblouissement provoqué par la vue de Manon ; dans le deuxième, le narrateur cherche à rendre compte de ses propres réactions, d’abord du point de vue

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physique (« interdit », « avec tremblement », « silence »), en montrant qu’il n’est plus maître de lui ni de son corps ; puis la fin du paragraphe montre une progression dans l’intériorité puisqu’il évoque « le désordre de [son] âme ». Les retrouvailles avec Manon semblent donc provoquer chez Des Grieux un choc violent et un ébranlement de tout son être qui vont justifier la remise en question totale de son existence. v La scène obéit à une progression très théâtrale et riche de significations : les deux personnages sont d’abord debout l’un en face de l’autre, dans le silence et « l’embarras », séparés par la longue absence et le souvenir de la trahison. Mais Manon prend la parole puis s’assoit : on peut se demander si c’est une marque d’émotion ou le signe discret d’une première victoire, puisqu’elle sait désormais qu’elle ne sera pas chassée par Des Grieux et donc « prend position »… Mais le hiatus demeure entre les personnages, Des Grieux restant « debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement », donc se détournant de son amante et tentant de résister à ses charmes ; c’est encore Manon qui prend l’initiative du rapprochement en « se leva[nt] avec transport, pour venir [l]’embrasser ». Cette fois, l’union des deux amants est rétablie, et le pardon semble implicitement accordé par l’attitude de concorde qui suit : « Nous nous assîmes, l’un près de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes » ; l’échange des mains et des regards (« en la regardant d’un œil triste »), la position côte à côte font des deux amants un couple réconcilié. Le jeu des positions entre les deux personnages permet de suggérer l’émotion grandissante, l’amour retrouvé, mais aussi la façon dont Manon domine toute la rencontre en prenant systématiquement l’initiative : l’immobilisme passif de Des Grieux est suggéré à plusieurs reprises (« je demeurai interdit », « j’attendais », « je demeurai debout »), comme s’il subissait, sans pouvoir réagir, les « assauts » de Manon ! w La théâtralité de ce passage apparaît clairement à travers toutes les indications de gestes ou de physionomie qui fonctionnent comme autant de didascalies. Le début de la scène est marqué par l’embarras des deux personnages : bouleversement chez l’un et gêne chez l’autre, qui se trouve en position plus délicate. Certains détails montrent que les deux amants ne peuvent encore se regarder dans les yeux (« les yeux baissés » / « la main devant ses yeux ») : ils se trouvent sous l’emprise de la culpabilité et du malaise qu’elle engendre, du fait de la condition ecclésiastique de Des Grieux et de la trahison de Manon. Celle-ci conserve d’ailleurs « un ton timide », car elle ne sait encore comment elle va être reçue. Le troisième paragraphe marque une nette progression dans l’émotion, marquée en particulier par les larmes : les « quelques larmes » de Manon (2e paragraphe) sont devenues de « chaudes larmes », auxquelles répondent celles de Des Grieux (« en versant moi-même des pleurs »). Puis Manon, qui a compris la partie gagnée à partir du moment où elle est sûre de l’amour de Des Grieux (« mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi »), abandonne l’attitude de honte et de repentir et se laisse aller à des manifestations d’amour beaucoup plus directes (« avec transport », « mille caresses passionnées », « ses plus vives tendresses »). Mais Des Grieux est plus lent à s’abandonner et ne lui répond encore « qu’avec langueur », « en la regardant d’un œil triste ». Ce n’est que dans sa dernière réplique que l’on sentira, à travers le ton et le vocabulaire employés, sa passion renaissante. Toutes ces « didascalies » rendent visible l’évolution des sentiments et des émotions chez les protagonistes et soulignent la différence de réactions entre les deux amants. x Des Grieux narrateur utilise toujours le discours direct pour rapporter ses propres paroles, alors que Manon n’a droit qu’à une réplique au discours direct, qui s’inscrit à l’intérieur d’un échange avec Des Grieux (« Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive »). Les paroles de Manon sont rapportées au discours indirect (« elle me dit », « elle me répéta ») ou au discours narrativisé, qui les rend encore plus vagues mais insiste sur la réaction de Des Grieux (« Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable »). On peut formuler différentes hypothèses sur ce choix : d’abord, il correspond à celui de tout le récit où Des Grieux laisse le lecteur dans une incertitude systématique à propos de Manon et de ses motivations profondes. Mais ces ellipses sur le discours de Manon servent aussi l’intention de Des Grieux narrateur qui veut réhabiliter le personnage pour justifier sa passion pour elle ; en effet, on remarque que les passages au discours indirect ou au discours narrativisé sont ceux où Manon exprime son repentir ou promet sa fidélité ; or, le lecteur peut ne pas être absolument persuadé de sa sincérité ! Le narrateur préfère donc ne pas lui donner d’occasion de suspecter davantage la duplicité de Manon

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et faire l’ellipse sur le contenu et la forme des paroles pour insister sur l’effet qu’elles produisent sur lui ; il entraîne ainsi le lecteur dans sa propre perception du personnage de Manon, à laquelle il accorde sa confiance. y Des Grieux emploie un ton et un vocabulaire très théâtraux dans les passages au discours direct, sans doute pour renforcer l’émotion, mais aussi pour donner hauteur et noblesse à cette scène qui, du point de vue d’un censeur moral et religieux, ne fait qu’exposer sa faiblesse et sa rechute dans le péché. Nous y trouvons d’abord beaucoup de ponctuation affective (exclamations, questions), d’interjections (« Ah ! », « Non, non »), d’apostrophes (« Perfide Manon ! », « belle Manon », « Chère Manon ! »), d’invectives (« perfide ! », « infidèle ! »). Le locuteur s’adresse souvent directement au destinataire à l’impératif (« demande ma vie », « Dites-moi maintenant »), et Des Grieux, aux moments les plus intenses, passe même au tutoiement ; l’émotion est renforcée par les répétitions : « perfide ! perfide ! », « demande ma vie », « dites-moi ». Le vocabulaire employé se réfère souvent à celui de la tragédie classique, comme « perfide », « infidèle », « sacrifier », « je lis ma destinée », et l’on y retrouve les mêmes formules hyperboliques engageant la vie et la mort (« je prétends mourir », « il est impossible que je vive », « demande ma vie »).

Le retour de la passion U La vision de Manon reproduit pour Des Grieux le premier coup de foudre où il est comme ensorcelé (« charmes », « enchantement ») et privé de toutes ses facultés physiques (« interdit », « je n’eus pas la force »), intellectuelles (il ne peut plus parler) et psychologiques (« désordre de mon âme »). Après les paroles de Manon, il peut exprimer sa douleur et ses reproches (« je fis un effort pour m’écrier douloureusement : Perfide Manon ! »). C’est d’abord le passé qui revient (cf. tous les verbes au passé : « n’a jamais cessé », « je ne m’étais pas attendu », « il vous était », « vous en avez trouvé »…) et qui fait remonter à son cœur la trahison de Manon – d’où sa tristesse et ses accusations désespérées. Il ne peut répondre encore qu’avec « langueur » aux démonstrations passionnées de Manon, sans doute parce que la blessure a été ravivée et que le bouleversement est trop soudain et trop brutal (« mouvements tumultueux que je sentais renaître ») ; à l’issue de cette première partie du texte, il est « épouvanté » du trouble soudain qu’a apporté le retour de Manon dans sa vie si calme et qu’il croyait désormais toute tracée. Le retour au calme, qui apparaît comme un pardon accordé à Manon, permet à Des Grieux de quitter le passé douloureux pour se tourner vers l’avenir, en se posant la question cruciale de la fidélité de son amante : « Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté », « dites-moi si vous serez plus fidèle ». La confiance née des promesses de Manon et l’émotion grandissante (« des choses si touchantes ») lui permettent de se laisser aller davantage à ses sentiments et de « [s’]attendrir à un degré inexprimable ». Toute sa dernière réplique montre à quel point il est « emporté » par sa passion : le passé est définitivement nié et effacé, aussi bien la trahison que sa vie de séminariste, au profit de Manon seule, et la tirade s’achève de façon significative sur « un seul de tes regards ». L’évolution des sentiments de Des Grieux est donc très subtilement marquée par le narrateur, et on peut d’ailleurs la trouver résumée dans la succession des apostrophes à Manon : « Perfide Manon ! » / « Ah ! Manon » / « belle Manon » / « Chère Manon » ; on y voit clairement le passage de la violente rancune à l’attachement renaissant, jusqu’à l’amour affirmé. V Ce caractère absolu se révèle d’abord dans la violence de la réaction de Des Grieux quand il retrouve Manon et que toutes ses facultés physiques, intellectuelles et psychologiques se trouvent quasiment paralysées. Mais ce sont surtout ses paroles au discours direct qui l’expriment clairement : Des Grieux présente d’abord son amour pour Manon comme une question de vie ou de mort (« demande donc ma vie »), puisqu’il remplit tout son être (« mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi »). Il s’exprime en termes de domination et de dépendance, en faisant de Manon sa « souveraine absolue » ; on retrouve ainsi tout le vocabulaire hérité de la tradition lyrique amoureuse courtoise ou précieuse : « vous plaire et vous obéir », « aussi tendres et aussi soumis ». L’amoureux devient alors une sorte de martyr de la passion, dont les mérites se montrent en termes d’épreuves ou de sacrifices (« sacrifier », « toutes les peines que j’ai souffertes pour vous », « pertes », « perdre »). Manon devient ainsi, pour lui, une divinité « adorable », et aucune résistance n’est possible face à elle (« je me sens le cœur emporté »). C’est dans le dernier paragraphe surtout qu’apparaît le caractère exclusif que prend la passion de Des Grieux : aucune autre valeur n’a de sens ni de poids pour lui devant son

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amour, ni « liberté », ni « fortune », ni « réputation », ni « gloire », ni « vie ecclésiastique ». La structure de ce paragraphe est calquée sur cette idée de renoncement à tout ce qui n’est pas l’amour, en marquant systématiquement de façon négative toutes les valeurs (« chimère », « perte », « fumée », « folles imaginations », « méprisables »), jusqu’au point culminant « un seul de tes regards » ; on peut remarquer également l’opposition entre l’utilisation répétée de tout (« tout ce qu’on dit », « tous mes projets », « tous les biens différents ») et « un seul » qui clôt cette sorte de période. Nombreuses sont les phrases prononcées par Des Grieux se terminant ainsi sur la mention de Manon, qui semble être l’aboutissement unique des actes et des paroles de son amant : « d’être à toi », « vous obéir », « pour toi », « par ton amour », « un seul de tes regards ». W Le troisième paragraphe s’achève sur un passage tout à fait étonnant, où Des Grieux narrateur prend une certaine distance avec ce qu’il ressent pour l’observer et tenter de l’analyser. Il emploie d’abord trois termes très forts relevant des domaines physique (« tumultueux », « frémissais ») et psychologique (« épouvanté ») ; la violence du vocabulaire est renforcée par la ponctuation affective exclamative et le contraste brutal entre phrases longues et phrases courtes. Mais on a l’impression que l’intensité du ressenti dépasse toute analyse, et le narrateur est alors amené à utiliser une longue comparaison, au présent de vérité générale, qui nous fait quitter pour un moment la narration. Cette comparaison fonctionne comme une analogie (« comme il arrive lorsqu’on se trouve ») qui fait appel à une expérience partagée sans doute par le lecteur, ce que suggère l’emploi du pronom indéfini on. Nous sommes plongés alors dans une atmosphère quasi cauchemardesque (« la nuit dans une campagne écartée », « nouvel ordre des choses ») qui nous emmène bien loin d’une scène classique de retrouvailles amoureuses et révèle d’un coup toute une profondeur angoissée cachée au fond du narrateur (et de l’auteur). Ce qui semble dominer ici, c’est la perte de repères (« nuit », « campagne », « nouvel ordre des choses ») qui est si totale qu’elle provoque l’épouvante et « l’horreur » ; il s’agit donc, pour le narrateur, de montrer à quel point le retour de Manon renverse tout l’ordre de vie qu’il s’est créé à Saint-Sulpice et le plonge dans une sorte d’enfer de doute et d’angoisse. X Le passage que nous venons d’étudier oriente justement le lecteur sur la dimension tragique de cette scène, au-delà de son premier aspect de topos romanesque. Le retour de Manon suscite d’abord chez Des Grieux une souffrance intense, s’exprimant par sa réaction physique, son silence, ses larmes, et révélée particulièrement par la comparaison du troisième paragraphe. Cette souffrance vient du rappel de la trahison de Manon et de son amour meurtri, mais surtout du fait qu’il se rend compte que sa vie lui échappe, qu’il ne peut plus la contrôler ni l’orienter selon sa volonté (cf. l’image de la campagne écartée, sans chemin tracé). C’est donc la perte de libre arbitre qui constitue l’élément le plus tragique de la passion de Des Grieux : en un instant, il efface deux ans de vie, il renie tout ce qu’il a été et les choix qu’il a faits (« tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations »), et soumet tout son être et toutes ses valeurs à Manon. Mais le tragique ne va pas sans lucidité et conscience de la chute, ce qui est le cas de Des Grieux ici, qui sait qu’il renonce à sa liberté (« Tout ce qu’on dit de la liberté, à Saint-Sulpice, est une chimère ») ; il emploie, à plusieurs reprises, des verbes de perception intellectuelle qui révèlent la conscience aiguë qu’il a de sa dépendance et de sa chute éventuelle (« je ne vois que trop », « je le prévois bien », « je lis »). Ce qui incarne pour lui la fatalité, c’est Manon (« je lis ma destinée dans tes beaux yeux »). Il sait aussi qu’il fonde sa vie sur un amour qu’il connaît fragile, comme le disait, dès le départ, Renoncour voyant en Des Grieux un jeune homme « qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé, sans profiter des remèdes qu’on lui offre sans cesse, et qui peuvent à tous moments les finir » (p. 10). Dans notre passage, Des Grieux pose lui-même la question de la fidélité de Manon et de la valeur de son amour (« Quel fond dois-je faire », « dites-moi si vous serez plus fidèle ») ; mais, quelles que soient la réponse de Manon ou sa propre conviction, il constate qu’il est « emporté ». L’adverbe trop, employé 2 fois (« Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais », « tu es trop adorable »), souligne aussi qu’il est bien conscient du pouvoir de Manon et de sa victoire sur toutes ses résolutions. Et le lecteur sent bien, dans le dernier paragraphe, combien Des Grieux préfère se laisser emporter par la passion plutôt que d’y regarder de trop près sur les promesses de Manon…

Les ambiguïtés de la scène at Le tragique et l’ambiguïté de cette scène viennent d’abord du fait que Des Grieux a des reproches fort justifiés à faire à Manon, ce que celle-ci ne cache d’ailleurs pas dès ses premiers mots (« elle

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confessait que son infidélité méritait ma haine ») ; les premiers mots qu’arrive à articuler Des Grieux sont également des accusations violentes (« Perfide ! »). Il ne dissimule pas la gravité de la faute de son amante, en parlant de « noire trahison » et de tromperie ; l’affirmation plusieurs fois répétée de sa propre fidélité et de la profondeur de son amour (« mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi », « qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir »…) constitue même une circonstance aggravante et rend l’infidélité de Manon encore moins justifiable. Il n’y a d’ailleurs ici aucune justification possible, et Manon a l’habileté de jouer, au contraire, la carte du repentir (« Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie ») ; tout ce qui reste à Des Grieux, ce sont l’oubli de la trahison et la confiance aveugle dans les promesses de son amante. Mais le Des Grieux narrateur rétrospectif préfère ne pas intervenir ici pour les mettre en doute et nous montre simplement l’enthousiasme amoureux reprenant le dessus sur le jeune homme qu’il était alors. ak Toute l’ambiguïté de la scène provient évidemment du personnage de Manon, que l’on perçoit uniquement de l’extérieur, par ses attitudes et ses paroles, qui de plus sont passées au prisme du discours indirect du narrateur ; n’ayant pas accès à son intériorité (son premier « jeu de scène » est d’ailleurs significativement de mettre « la main devant les yeux »), le lecteur ne sait rien de ses motivations et ne peut mesurer sa sincérité : quelle valeur accorder à son repentir, à ses promesses ? se laisse-t-elle emporter par l’émotion ou manœuvre-t-elle habilement Des Grieux ? (Questions que l’on a déjà pu se poser lors de la première rencontre.) Que cela soit volontaire ou non, on ne peut nier qu’elle agit avec une grande habileté et sait parfaitement jouer des armes féminines ! Sachant qu’elle peut être d’emblée violemment rejetée par ce jeune ecclésiastique pour qui elle représente le péché et la tentation, elle n’ose rien entreprendre au départ et reste dans « l’embarras ». Puis elle va jouer la carte du repentir, dont son geste de mettre « la main devant les yeux » représente la posture théâtrale, qui réussit d’ailleurs très bien puisque Des Grieux l’interprète dans ce sens : « pour cacher quelques larmes ». Ses paroles témoignent de la même habileté, en maniant la culpabilité, dont elle rejette aussitôt une part sur Des Grieux (« il y avait eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort »), et en soufflant sur les braises de l’amour ancien (« s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle »). Manon joue sur les deux tableaux, utilise la confession, aussitôt détournée par un « mais » qui, avec une grande mauvaise foi, rejette sur l’amant le défaut d’amour dont elle s’est rendue coupable. On a déjà vu que, une fois ce cap des premières paroles franchies, comme elle n’a pas été rejetée, elle semble deviner que la partie est gagnée et qu’elle peut s’asseoir, comme si elle était maîtresse du terrain. Désormais, ce sont les armes de l’amoureuse qu’elle va jouer : les larmes et les paroles passionnées, comme sa seule réplique au discours direct (« Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive »)… À moins d’être emporté par l’émotion du récit – et le narrateur fait tout pour cela ! –, le lecteur a bien du mal à croire à une telle déclaration, puisque Manon a fort bien réussi à vivre pendant deux ans sans Des Grieux ! Puis, quand elle est sûre de ses effets après la déclaration d’amour de Des Grieux qui vaut pour elle une absolution générale, elle va déployer tous ses charmes (« m’embrasser », « caresses passionnées », « tous les noms que l’amour invente »). À partir de là, c’est sur l’émotion qu’elle joue, et ce n’est pas sans raison que le narrateur n’emploie que le discours narrativisé pour rapporter les paroles de Manon : qu’importe le contenu, Des Grieux n’a pas besoin d’être convaincu (car il sait qu’il ne pourra jamais vraiment l’être) ; ce sont l’amour et l’émotion qui ont raison de tout, et Manon sait redoutablement les manier (« choses si touchantes », « qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable »). On se rend compte finalement que Manon a su dominer toute la scène, prenant toujours l’initiative des paroles ou des gestes. Des Grieux ne fait que réagir, de plus en plus vaincu par l’émotion et laissant l’amour et Manon reprendre toute leur place en lui ; en quelques minutes, elle a su annuler sa trahison précédente, deux ans de séparation et une vocation ecclésiastique, pour récupérer son emprise totale sur son amant. La maîtrise quasi diabolique sur les émotions et les sentiments de l’autre que révèle Manon ici donne à cette scène tout un pan d’ombre un peu inquiétant et souligne ainsi le tragique de la passion de Des Grieux. al La référence au religieux constitue également une des plus grandes ambiguïtés de ce passage ; n’oublions pas que Des Grieux est depuis un an à Saint-Sulpice, qu’il se destine à la vie ecclésiastique et que c’est au parloir du Séminaire que Manon vient le retrouver ; celle-ci représente donc pour le héros la tentation, le péché, et ses retrouvailles constituent ainsi une nouvelle chute pour lui. Mais le

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narrateur sait mêler avec habileté motifs religieux et motifs amoureux, pour adoucir la transgression, et jouer sur la « conversion » de Manon et le pardon à lui accorder au nom de l’amour. La scène fonctionne comme le décalage d’une confession religieuse, dans le parloir, entre un ecclésiastique (même si Des Grieux n’est pas encore prêtre et ne peut lui accorder le sacrement) et une belle pénitente qui a beaucoup à se faire pardonner ! L’attitude de Manon mimant la honte (« la main devant ses yeux »), sa timidité, ses larmes sont les marques mêmes du repentir ; cependant cette confession se fait non devant un prêtre ni devant Dieu (singulièrement absent d’ailleurs), mais devant son amant ! D’ailleurs, la fidélité à laquelle s’engage Manon « par tant de protestations et de serments » devrait être celle de l’âme chrétienne repentie pour son Dieu et non celle de l’amante infidèle pour son amant retrouvé… Enfin, l’absolution est accordée de fait, par des embrassades passionnées… La confession de Manon a également pour effet surprenant la conversion du confesseur à l’amour et son rejet de la vie religieuse ! Les signes religieux sont sans cesse détournés, d’une façon que l’on pourrait qualifier de « blasphématoire ». Le Dieu chrétien est d’emblée remplacé par les divinités païennes (« Dieux ! »), et singulièrement celle de « l’Amour » ! Puis, à la fin du texte, c’est tout simplement Manon qui prend sa place et se voit qualifiée d’« adorable » : Des Grieux joue évidemment sur les deux sens du mot, en usant, le reconnaissant lui-même, comme par provocation, d’un « mélange profane d’expressions amoureuses et théologiques ». Sa dernière réplique est, en effet, une sorte de parodie de discours religieux où l’amour pour Manon remplace la divinité : la thématique chrétienne de la vanité des biens de ce monde – « fortune », « réputation », « gloire » ne sont plus que « chimère », « fumée », « folles imaginations », « biens méprisables » – s’applique, cette fois, à l’absolu de la passion qui lui fait renoncer à tout, non pour Dieu, mais pour Manon. De même, la « délectation victorieuse », expression théologique qui manifeste la présence efficace de la Grâce divine dans le cœur humain, consacre ici la victoire de la passion amoureuse. L’amour de Manon a donc bien pris la place de l’amour de Dieu chez Des Grieux…

u�Lectures croisées et travaux d’écriture

Examen des textes u Ce que les textes modernes (textes A et D) conservent du topos (texte B), c’est essentiellement la peinture de l’émotion violente : chez Chariton, Chairéas a, dès la vision de Callirhoé, « le souffle coupé et l’âme troublée » ; de même, Des Grieux reste « interdit », pris de « tremblement », et ressent « le désordre de [son] âme ». Si la parole a bien du mal à circuler entre les amants de Prévost (texte A), bloqués par la gêne et le ressentiment, chez Chariton et Stendhal ils s’expriment d’abord par des exclamations et des cris (« tous deux s’écrièrent en même temps » / « Ah ! […] s’écria-t-il en se jetant à ses pieds »). Tous ont du mal à parler de façon cohérente (texte A : « Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n’eus pas la force d’achever » / texte D : « quand on put parler ») ; leur émotion se traduit de façon extrême chez Chariton par les évanouissements successifs, et dans les deux textes modernes par les larmes (« en pleurant à chaudes larmes », « en versant moi-même des pleurs » / « Ses sanglots l’étouffaient », « fondant en larmes », « ils pleurèrent en silence »). L’amour retrouvé s’exprime dans les attitudes : chez Chariton, les deux amants s’embrassent aussitôt (« Se jetant dans les bras l’un de l’autre ») ; chez Stendhal, Julien « en se jetant à ses pieds » exprime à la fois l’amour et le repentir, aussitôt suivi du pardon accordé par Mme de Rênal et de l’union des amants (« se jetant dans ses bras », « la couvrait de baisers ») ; mais chez Prévost, où la situation est plus ambiguë, le pardon est plus difficile à accorder et l’accord réciproque plus tardivement manifesté. Les trois textes évoquent, de façon différente, la même sensation d’état second chez les personnages, hors d’eux-mêmes : Stendhal parle de « folie » (« revenant à lui », « il était fou », « fou d’amour ») ; les deux autres textes utilisent une comparaison assez similaire : Chariton parle de « gens plongés au fond d’un puits qui entendent à peine une voix venue d’en haut » et Prévost de ce que l’on ressent « lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d’une horreur secrète, dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtemps tous les environs » – dans les deux cas, il s’agit de percevoir différemment le monde, même si la comparaison de Prévost révèle beaucoup plus d’angoisse.

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v Voltaire s’amuse, dans Candide, à parodier les romans héroïques aux péripéties extravagantes et à utiliser en particulier le motif de la quête amoureuse, qui doit se terminer par des retrouvailles émouvantes récompensant les amants fidèles (cf. texte B). Mais, ici, tous les éléments du topos sont tournés en dérision : – Le cadre des retrouvailles : Cunégonde (escortée de la Vieille, compagne de toutes ses mésaventures) est devenue esclave (comme Callirhoé faisait partie du butin de guerre) ; mais ici, au lieu d’enjoliver ou de gommer la situation dégradante, Voltaire la souligne et présente l’héroïne en pleine tâche prosaïque, « étend[ant] des serviettes sur des ficelles pour les faire sécher », ce que Candide lui-même reprendra de façon encore plus vulgaire en disant qu’elle « lavait des écuelles ». – Le portrait de l’héroïne : en général, les auteurs passent pudiquement sur les outrages du temps (ou même, comme Prévost, montrent une héroïne encore « plus aimable et plus brillante »)… Voltaire prend évidemment le parti inverse et dresse un portrait effrayant de la « belle Cunégonde », sous la forme d’un contre-blason, détaillant chaque partie du corps et la dégradant par un adjectif péjoratif : « rembrunie », « éraillés », « sèche », « ridée », « rouges et écaillés ». Cette laideur de l’héroïne scande d’ailleurs le récit, rappelée par le narrateur (« elle était enlaidie ») et par le héros (« elle est laide »). – L’émotion des retrouvailles : si le Baron « pâlit » à la vue de sa sœur, ce n’est pas d’émotion ! De même, « le tendre amant Candide » – Voltaire s’amuse à désigner ses personnages avec les clichés les plus éculés, pour mieux souligner les écarts avec le topos ! –, au lieu de se jeter dans les bras de son amante, « recula trois pas, saisi d’horreur ». L’émotion se fait donc extrêmement réservée, limitée à l’élémentaire politesse (« par bon procédé ») : les transports d’amour habituels, les larmes et les baisers se résument à un pudique verbe (« embrassa »), et d’ailleurs les deux amants n’ont pas droit à un traitement spécial, puisque Cunégonde embrasse son frère au même titre que son amant et Candide la Vieille comme son amante ! Et tout cela s’achève par un vulgaire rachat. – Le mariage : celui-ci est traditionnellement présenté comme une apothéose de l’amour et du bonheur pour les amants, mais, chez Voltaire, il se réduit à une obligation pesante (« elle fit souvenir Candide de ses promesses avec un ton si absolu, que le bon Candide n’osa pas la refuser ») ; ce n’est pas par amour que Candide demande le mariage, mais contraint et forcé, et parce qu’il est « bon », c’est-à-dire un peu naïf et bien gentil. Ce mariage ne comble personne de joie, à commencer par le Baron fils, qui se montre toujours aussi stupide et borné dans ses préjugés nobiliaires : alors que sa sœur végétait en esclavage au milieu de la lessive et des écuelles et que seul Candide a su la tirer de cette situation, il invoque toujours « les chapitres d’Allemagne » ! Là encore, le topos du héros récompensé d’avoir libéré (ici, « payé la rançon ») la belle héroïne par un glorieux mariage se trouve bien dégradé… w Ces retrouvailles, alors que Julien est quasiment face à la mort (« je te revois avant que de mourir »), constituent, entre les amants, un moment de vérité, où ils vont pouvoir s’avouer aussi bien leurs torts que leurs véritables sentiments. Le début du texte est martelé par le motif du pardon en polyptote (« pardon », « pardonner », « pardonne », « pardonnes »), débouchant sur l’union des deux amants (« se jetant dans ses bras » / « il la serrait dans ses bras »). Tous les deux reconnaissent leurs torts, à travers le parallélisme de l’expression « Qui me l’eût dit » / « Qui m’eût dit » ; Mme de Rênal s’accuse aussi de sa lettre en termes violents (« lettre infâme », « Quelle horreur ») et obtient également son pardon (« Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait »). Les larmes versées par tous deux apparaissent ainsi comme une sorte de purification, qui va permettre l’avènement de l’amour vrai. Ces retrouvailles sont plus largement le moment de la vérité qui annule tous les malentendus du passé et tout ce qui les a séparés : les scrupules religieux de Mme de Rênal sont rejetés sur la responsabilité du confesseur, dont elle se libère ainsi (« La lettre écrite à M. de La Mole avait été faite par le jeune prêtre qui dirigeait la conscience de Mme de Rênal, et ensuite copiée par elle ») ; Julien se libère, de la même façon (assez cruellement, il faut le dire !), de ce qu’il a cru être son amour pour Mathilde, qui n’est plus qu’une « apparence » ; il explique la différence qu’il a comprise en prison entre ambition sociale (« c’est ma femme ») et sentiment vrai (« mais ce n’est pas ma maîtresse »). Il peut ainsi affirmer la vérité de son amour pour Mme de Rênal : « je t’ai toujours aimée, […] je n’ai aimé que toi ». Tous les deux peuvent ainsi montrer la force de leur amour : Mme de Rênal en bravant toutes les convenances pour venir le voir tous les jours, Julien en renonçant à sa résolution. Cette authenticité enfin trouvée s’exprime dans leurs attitudes conjointes, comme les larmes (« longtemps ils pleurèrent en silence ») ou les gestes (« Elle s’appuya sur Julien, qui était à ses genoux »), mais aussi dans le sentiment

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d’absolu que ressent Julien (« À aucune époque de sa vie, Julien n’avait trouvé un moment pareil » ; « Jamais il n’avait été aussi fou d’amour »). x La scène commence de façon conforme au topos : surprise exprimée par la répétition de leurs deux noms (comme chez Chariton), émotion (« sans pouvoir parler ») partagée dans l’échange des regards, des mains et du sourire (« se souriant l’un à l’autre »). Comme chez Stendhal, les retrouvailles sont l’occasion de l’aveu : « d’une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots : – J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi ! » Tant qu’ils restent dans l’évocation d’un passé un peu sublimé, l’émotion demeure intacte (« un saisissement de volupté. Son cœur battait à grands coups »). Mais, dans la deuxième partie du texte, le présent les rattrape, et la déception se fait jour chez Frédéric, à la vision de l’écoulement du temps sur « les cheveux blancs » de Mme Arnoux : l’émotion, toujours présente, est détournée de son objet initial et se fait violente désillusion (« un heurt en pleine poitrine »). Le sentiment vrai semble avoir disparu et se voit remplacé par des postures (« à ses genoux ») et des paroles creuses, des « tendresses » qui ne sont que clichés : la tirade de Frédéric constitue, de la part de Flaubert, un concentré d’ironie aux dépens des lieux communs de l’amour romantique, avec ses hyperboles ésotériques (« importance extra-humaine »), ses comparaisons idéalisantes (« clair de lune par une nuit d’été », « la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux »…), sa sublimation platonique (« les délices de la chair et de l’âme étaient contenues pour moi dans votre nom »). Le narrateur, profitant de son omniscience, se fait cruel en soulignant dans quelle illusion dérisoire évoluent les personnages : « ces adorations pour la femme qu’elle n’était plus » ; « Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il disait ». Il note avec perfidie que l’émotion ne peut renaître que si Mme Arnoux se trouve à contre-jour (« le dos tourné à la lumière »)… Mais le temps se fait de plus en plus pesant et suscite même un certain ennui, montrant que leur communion n’est plus possible (« Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire »). Ces retrouvailles ne peuvent déboucher que sur une ultime séparation qui renvoie définitivement dans un passé révolu tout accomplissement de l’amour : Mme Arnoux renonce à toute « démarche de femme » et embrasse Frédéric « au front comme une mère ». Le don de la mèche de cheveux, topos romantique de l’amour, est ici dégradé par la remarque sèche du narrateur : « tous ses cheveux blancs tombèrent ». Enfin, la conclusion du texte tombe comme un couperet sur l’échec de ces retrouvailles et l’impossibilité désespérante de l’amour : « Et ce fut tout. » Cette scène d’une tristesse dérisoire sanctionne la passion jamais aboutie des deux héros.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le topos des retrouvailles, qui vient sanctionner un parcours amoureux, permet à l’auteur d’exprimer une certaine conception de l’amour. Les deux textes les plus positifs de notre corpus sont ceux de Chariton (texte B) et de Stendhal (texte D) : le romancier grec utilise la figure de la divinité qui a dominé tout le roman, Aphrodite, comme une sorte de garante de la destinée des héros (« ce couple fait des deux êtres les plus beaux, qu’elle avait unis dès le début »), qui va ainsi les récompenser de leurs épreuves en « les rend[ant] l’un à l’autre ». Ces retrouvailles se déroulent dans l’émotion pure, sans arrière-pensée (cf. question 1), et rétablissent aussitôt l’amour partagé. Cette scène constitue donc la sanction morale d’un amour fidèle qui s’est affirmé dans les épreuves comme dans une longue démarche d’initiation. Stendhal reste proche du topos originel : le pardon immédiatement accordé permet à l’amour de renaître aussitôt, encore plus fort et surtout plus vrai entre les héros. On peut aussi parler de « parcours initiatique » pour le héros, qui a compris dans les épreuves, jusqu’à la confrontation à la mort prochaine, où était sa vérité. L’amour peut ainsi constituer chez Stendhal une sorte de rédemption, qui efface les fautes et révèle le personnage à lui-même. Il apparaît dans cette scène complètement purifié, débarrassé des mensonges sociaux et des illusions de l’ambition (cf. question 3). L’émotion intense qui se dégage de cette scène montre que l’amour vrai, selon Stendhal, est le seul capable d’apporter le bonheur, quels que soient les circonstances ou les obstacles, puisque Julien, en prison et à quelques jours de sa mort, va vivre les plus beaux moments de sa vie. Prévost est plus ambigu, puisque les retrouvailles sont le fait de Manon, dont on ne connaîtra jamais les motivations (cf. question 1). Cette scène est l’occasion pour le romancier de renouveler son affirmation de la puissance de l’amour, qui va l’emporter sur la trahison et le mensonge, sur la séparation et même sur la vocation religieuse. L’émotion ressentie par Des Grieux est ainsi d’une

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grande intensité, mais ne va pas sans tragique, puisque le héros se rend compte, avec « une horreur secrète », qu’il est totalement soumis à sa passion et à Manon : « Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux. » Cette scène correspond donc très bien à sa conception d’une passion toute-puissante qui semble tout excuser (même trahisons et reniements). Les textes de Voltaire (texte B) et de Flaubert (texte E) utilisent le topos de façon beaucoup plus négative. Pour Voltaire, il s’agit surtout de parodier une pratique littéraire plus que d’affirmer une conception de l’amour. Tous les ingrédients de la scène de retrouvailles des romans héroïques ou sentimentaux sont ainsi mis à mal (cf. question 2). Mais cette scène correspond bien à l’entreprise de démolition systématique entreprise dans Candide : toutes les formes d’idéalisation y sont contestées, y compris celle d’un amour sur lequel le temps n’aurait pas de prise et qui se voit ici confronté à la dure réalité de l’imperfection et de la dégradation. Enfin, la tristesse et l’amère désillusion qui règnent sur la scène des retrouvailles de l’Éducation sentimentale (texte E) renversent là encore le topos, puisque l’amour ne renaît pas de ses cendres et demeure tragiquement dans l’inaccompli. Ces retrouvailles sont finalement à l’image de cette passion, vécue davantage dans le cliché et l’idéalisation romantiques ; elles constituent bien une sanction, mais celle de l’inadaptation à la réalité (cf. question 4). Elles s’opposent à celles vécues par Julien et Mme de Rênal, qui découvrent avec bonheur la vérité et l’accomplissement de leur être, alors que Frédéric ne connaît ici que déception et frustration.

Commentaire

Introduction Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal nous présente des héros passionnés confrontant leurs sentiments à la société prosaïque et injuste. Le héros Julien Sorel, jeune provincial plein d’ambition, éprouve une vive passion pour Mme de Rênal, femme un peu plus âgée, tendre et passionnée. Mais, par ambition, il séduit la fière Mathilde de La Mole qui, enceinte de lui, est prête à l’épouser ; cependant une lettre écrite par Mme de Rênal ruine les projets de Julien, qui tente de tuer celle-ci mais ne fait que la blesser. Arrêté puis condamné, il découvre dans sa prison que l’amour pour Mme de Rênal est la seule chose qui compte pour lui. De son côté, l’héroïne s’est décidée à aller voir le jeune homme en prison, bravant les lois sociales et morales. La scène des retrouvailles est un grand moment d’émotion, mais constitue aussi la révélation de ce que sont le bonheur et l’amour véritables selon Stendhal.

1. Une scène d’émotion A. La surprise a) Le sommeil de Julien • Stendhal choisit une mise en scène très symbolique en faisant arriver Mme de Rênal pendant le sommeil de Julien : le fait que celui-ci « dorm[e] profondément » suggère l’équilibre et la sérénité retrouvés dans l’âme de Julien ; on peut penser aussi que ce sommeil est le signe de la mort consentie, de retrait du monde. • Les retrouvailles coïncident donc avec un réveil, comme une sorte de résurrection, retour à la vie et au monde. • Ce retour à la vie se fait progressivement, à travers l’éveil de différents sens : « des larmes qu’il sentait couler sur sa main » / « Il entendit un soupir singulier ; il ouvrit les yeux ». b) La méprise Par le rejet de Mathilde, la méprise va mettre en valeur « l’élection » de Mme de Rênal : – croyant qu’il s’agit de Mathilde, il refuse sa présence en « n’ouvr[ant] pas les yeux » ; il semble rejeter même son existence et la renvoie dans un monde qui n’est plus le sien ; – Mathilde bouleverse la sérénité de son renoncement (« attaquer ma résolution ») ; – elle est rejetée dans la sphère de l’excès sentimental (« sentiments tendres », « nouvelle scène dans le genre pathétique ») ; le vocabulaire théâtral souligne le caractère factice que lui prête Julien : Mathilde est souvent dans l’ostentation, dans la posture, et Julien n’est avide désormais que de vérité ; – Julien exprime, en fait, sa lassitude (« Ah ! c’est encore Mathilde », « Ennuyé de la perspective de cette nouvelle scène ») ; il exerce, aux dépens de l’héroïne, un humour assez cruel en évoquant « les vers de Belphégor ».

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c) La reconnaissance • Mais son attitude va changer en un instant : la reconnaissance a lieu en un paragraphe, fait de trois très courtes propositions juxtaposées, exprimant la rapidité et la stupéfaction (« Il entendit un soupir singulier ; il ouvrit les yeux, c’était Mme de Rênal »). La fin de la phrase semble presque une apparition surnaturelle ou onirique ; Julien emploie d’ailleurs le terme « illusion ». • On peut remarquer que c’est le « soupir singulier » qui fait réagir Julien, manifestation beaucoup plus réservée que celles qu’il imagine chez Mathilde, qui agit sur lui comme un signe de reconnaissance beaucoup plus intime. • Les phrases très simples s’opposent à tout ce qui a précédé : « il n’ouvrit pas les yeux » / « il ouvrit les yeux » ; « Ah ! c’est encore Mathilde » / « c’était Mme de Rênal ». B. Le bouleversement des personnages La suite de la scène est rapide, faite essentiellement d’un dialogue aux répliques courtes, entrecoupé de phrases courtes également, comme des didascalies exprimant leur émotion par des gestes ou attitudes : on voit bien que le narrateur veut, avant tout, mettre en valeur cette émotion, quitte à s’effacer derrière ses personnages. a) Les paroles • La première réplique de Julien n’est même pas introduite, pour montrer la soudaineté de sa réaction : résurrection qui contraste avec l’état « demi-éveillé » qui précédait. • Leurs phrases sont courtes, marquées par la ponctuation affective : exclamations (« Ah ! », « Quoi ? »), interrogations, points de suspension. • Les répliques de Julien sont souvent introduites par le verbe s’écrier, plus fort que le simple verbe dire. • Le vocabulaire employé est très fort, montrant à la fois l’intensité de leurs sentiments et l’urgence du moment : « avant que de mourir », « assassin », « conjurer », « tout de suite », « sentence de mort », « jure »… b) Les attitudes Stendhal construit précisément la scène en indiquant les gestes et mouvements de ses personnages : – le premier geste de Julien (« en se jetant à ses pieds ») est une attitude exprimant à la fois l’amour et le repentir ; – celle de Mme de Rênal, qui lui est symétrique (même verbe), exprime cette fois le pardon et l’amour : « se jetant dans ses bras » ; Julien peut alors lui répondre de la même façon : « la couvrait de baisers », « la serrait dans ses bras » (on retrouve de nouveau le parallélisme d’expression) ; – enfin, les deux amants sont réunis dans un mouvement réciproque (« Elle s’appuya sur Julien, qui était à ses genoux ») ; – les larmes suivent la même évolution : c’est Mme de Rênal qui verse les premières au tout début du texte, qui deviennent ensuite des « sanglots » ; puis Julien y répond « en fondant en larmes » ; enfin, « ils pleurèrent en silence ». On peut remarquer la simplicité de moyens propre à Stendhal qui emploie le vocabulaire et les tournures de phrases les plus simples, sans craindre de se répéter, et qui atteint ainsi une sorte de pureté dans l’émotion qui la rend encore plus intense.

2. La révélation de l’amour vrai Cette scène est l’occasion pour Stendhal d’exprimer sa conception de l’amour vrai, passion rédemptrice seule capable d’apporter le bonheur. A. Pardon et rédemption La scène de retrouvailles permet aussi d’effacer le passé douloureux, pour accéder à un nouveau bonheur. a) Plan du texte • Après la surprise et le bonheur de la reconnaissance, exprimés par le premier cri de Julien, surgit le passé douloureux, marqué par un brutal retournement (« à l’instant ») : opposition du « Mais » ; retour au vouvoiement et à la distance (« madame », « daignez », « Monsieur »), alors que le tutoiement avait jailli spontanément. Le vocabulaire est empreint de culpabilité, qui crée une barrière entre les deux personnages (« pardon », « assassin »). La reprise du mot « yeux » montre l’opposition entre le miracle des retrouvailles (renforcé encore par « je te revois ») et la distance qui s’est installée (« à vos yeux »). • C’est Mme de Rênal qui rompt ce climat par ses paroles (le tutoiement) et ses gestes « en se jetant dans ses bras ». On assiste alors à une sorte de libération des deux héros qui peuvent enfin se manifester leur amour.

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• Le nouveau réveil du passé (« À ton épaule »), au lieu de les séparer, rapproche les amants : les torts réciproques sont effacés et ils vivent alors une sorte de moment de grâce et de communion (« longtemps ils pleurèrent en silence », « un moment pareil »). • Enfin (à partir de « Bien longtemps après »), les deux amants peuvent parler avec vérité pour se dire leur amour profond. La progression du texte marque ainsi comment, à travers l’émotion, l’amour vrai ressurgit, capable de dépasser les distances ou les torts. b) Le pardon réciproque • Tout le texte est dominé par ce motif, à travers le polyptote (« pardon », « pardonner », « pardonne », « pardonnes », « pardonnait »). Le contexte de ces retrouvailles est très lourd en effet, puisque Mme de Rênal a d’abord envoyé la lettre de dénonciation, que Julien a voulu la tuer et que celle-ci devient indirectement responsable de sa mort. • Stendhal veut montrer ici que seul l’amour peut accorder le pardon : c’est par amour que Mme de Rênal est venue trouver Julien, et c’est par amour que Julien peut accepter de demander sa grâce, uniquement pour le bonheur de voir Mme de Rênal tous les jours ; l’engagement est donc réciproque : « Je te le jure » / « Je signe ». • C’est d’ailleurs l’amour qui fait accéder Julien à un vrai repentir marqué par ses larmes : au début du texte, il est encore dans les mots (« je ne suis qu’un assassin ») ; il faut qu’il réveille la blessure de Mme de Rênal en la serrant dans ses bras pour comprendre l’ampleur de son repentir (« À ton épaule, s’écria Julien fondant en larmes »). • Repentir et pardon deviennent alors réciproques, marqués dans le parallélisme : même formule dans l’aveu des torts (« Qui me l’eût dit » / « Qui m’eût dit ») et dans le bonheur du pardon reçu (« est-il possible ! » / « est-il bien possible ! »). • Dans les deux cas, le pardon est accordé par l’amour, non par des paroles mais par des attitudes qui l’expriment véritablement : « Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant et se jetant dans ses bras… » / « Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait ». B. Le retour sur le passé Le retour sur le passé, au lieu de provoquer une culpabilité paralysante, permet de dégager la vérité : – Mme de Rênal s’accuse de sa lettre en termes violents (« lettre infâme », « Quelle horreur ») ; tournures interrogatives et exclamatives semblent mettre à distance cet acte qu’elle ne comprend plus. – Les deux personnages font finalement une démarche de vérité ; les actes qui les séparent (la lettre de Mme de Rênal et le mariage de Julien avec Mathilde) leur apparaissent désormais comme faux, ne correspondant pas à la vérité de leur être. – Mme de Rênal se détache de la responsabilité de la lettre, en la rejetant sur un autre qui l’a manipulée : « La lettre écrite à M. de La Mole avait été faite par le jeune prêtre qui dirigeait la conscience de Mme de Rênal, et ensuite copiée par elle » ; cette lettre n’est plus qu’une « copie », ce qui lui enlève toute vérité. – Julien, de la même façon (mais avec beaucoup de cruauté inconsciente pour Mathilde !), déclare que son mariage n’est qu’« apparence » (Mme de Rênal parlait déjà d’« étrange roman ») : il explique la différence qu’il a comprise en prison entre ambition sociale (« c’est ma femme ») et sentiment vrai (« mais ce n’est pas ma maîtresse ») ; la pauvre Mathilde est renvoyée à un simple statut social ou juridique, alors que Mme de Rênal possède le cœur de Julien. – La vie chaotique de Julien trouve ici son intégrité et son unité, à travers sa déclaration d’amour, exprimée en termes de permanence et d’exclusivité : « Sache que je t’ai toujours aimée, que je n’ai aimé que toi. » C. Le bonheur paradoxal Comme souvent chez Stendhal (cf. Fabrice dans la tour Farnèse, dans La Chartreuse de Parme), le héros trouve le bonheur parfait dans les circonstances les plus hostiles, du moment qu’il est en accord avec lui-même et avec ses sentiments. C’est le cas ici où Julien est confronté, en toute conscience, à sa mort prochaine (« avant que de mourir », « pendant ces deux mois »). Mais cette perspective ne peut en rien altérer la qualité de son bonheur, puisqu’il a enfin trouvé sa vérité. Le narrateur souligne ainsi à deux reprises que le héros a atteint une sorte d’absolu, par des formules superlatives : « À aucune époque de sa vie, Julien n’avait trouvé un moment pareil » ; « Jamais il n’avait été

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aussi fou d’amour ». L’adjectif « fou », qui revient 2 fois dans le texte, exprime également le paroxysme de ses sentiments.

Conclusion Cette scène narrée avec une grande simplicité de moyens est empreinte d’une émotion d’autant plus intense. Ce moment de vérité permet au héros d’accéder à une sorte de rédemption en découvrant la vérité sur lui-même et annonce le dénouement paradoxal du roman qui verra Julien mourir d’une mort infamante, mais en plein accord avec lui-même et avec son destin.

Dissertation

Introduction Le genre romanesque, par son jeu d’illusion avec la réalité, joue très souvent avec les émotions du lecteur. On peut donc se demander en quoi celles-ci contribuent au plaisir et à l’intérêt d’un roman. Nous verrons qu’elles sont capables d’intéresser le lecteur au roman, mais aussi de favoriser sa réflexion.

1. Des émotions capables de susciter l’intérêt du lecteur A. Un élément de dramatisation Le suspense est rendu plus intense par : – le pathétique (épreuves qui séparent Tristan et Iseut, injustices et persécutions endurées par Jean Valjean) ; – la peur et l’angoisse dans les contes fantastiques (Poe, Maupassant…) ; – l’indignation face aux manœuvres des « méchants » (le couple des libertins dans Les Liaisons dangereuses). B. Favorisent l’identification avec le personnage • Les émotions permettent de mieux « incarner » le personnage, et donc de provoquer l’identification avec le lecteur. • Les émotions positives (admiration, fascination, compassion…) entraînent la sympathie du lecteur. • Les émotions, qui se répercutent sur le lecteur, permettent à celui-ci de vivre en empathie avec le personnage, de se mettre à sa place, donc de mieux le connaître. C. Contribuent au plaisir • Plaisir de l’émotion extrême, liée au fait de vivre des choses qu’on ne vit pas au quotidien : héroïsme de la passion (Le Rouge et le Noir de Stendhal), du courage dans les dangers (Le Hussard sur le toit de Giono), peur intense tout en étant tranquillement chez soi (récits fantastiques). • Plaisir d’assouvir des fantasmes dans l’émotion négative : cruauté, violence (La Cousine Bette de Balzac, certains romans de Mauriac…). • Plaisir esthétique dans la manière dont l’émotion est transmise ou dans la distance du rire (connivence dans Jacques le Fataliste de Diderot).

2. Susciter la réflexion du lecteur A. Promouvoir des valeurs • L’admiration pour certains personnages va aux valeurs qu’ils incarnent : la générosité de Jean Valjean, l’amour comme don de soi chez Mme de Tourvel (Les Liaisons dangereuses), le combat pour la justice de Katow (La Condition humaine de Malraux), la solidarité de Rieux (La Peste de Camus)… • Le grandissement du personnage, qui provoque encore davantage d’émotion, nous invite à réfléchir sur la société ou l’Histoire : Gauvain, qui incarne, avec l’enthousiasme et la pureté de la jeunesse, l’idéal révolutionnaire (Quatrevingt-treize d’Hugo). B. Provoquer la révolte ou l’indignation • Le mécanisme de l’identification renforce les émotions comme la compassion ou l’indignation devant les personnages victimes d’injustices ou de traitements dégradants : le lecteur est révolté devant l’engrenage de l’injustice sociale qui entraîne la déchéance de Gervaise dans L’Assommoir de Zola ou devant le sort que l’absence d’éducation digne de ce nom pour les filles réserve à Cécile, victime des manigances des libertins, dans Les Liaisons dangereuses.

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• À l’inverse, le lecteur se révolte contre les personnages de « bourreaux », comme les pères égoïstes qui ruinent l’avenir de leurs enfants chez Balzac (Eugénie Grandet), et s’interroge sur la liberté et les passions humaines. C. Provoquer l’interrogation • Le destin cruel de la princesse de Clèves interroge le lecteur sur les raisons de son choix, sur le libre arbitre et l’aliénation. • Les émotions portées par les proches de Langlois, dans Un roi sans divertissement de Giono, rendent plus tragique encore la question métaphysique sur la nature humaine. • Vautrin, forçat et révolté, en suscitant à la fois répulsion et admiration de la part du lecteur, interroge sur l’hypocrisie et l’injustice sociales et montre que la frontière entre le bien et le mal n’est pas toujours si claire.

Conclusion Les émotions qui s’incarnent dans le roman permettent donc au lecteur d’y trouver plus de plaisir et d’intérêt, en particulier dans la réflexion qu’elles suscitent. Si certains romanciers (comme les adeptes du Nouveau Roman dans les années 1960) ont contesté ce rôle de l’émotion en fixant davantage l’intérêt du lecteur sur l’écriture et la structure de l’œuvre, force est de constater qu’au XXIe siècle la force émotionnelle du roman ne s’est pas vraiment démentie…

Écriture d’invention Les élèves identifieront (à l’aide de la question 2, par exemple) les éléments du topos qui ont été subvertis par Voltaire, afin de les transformer positivement : la laideur de Cunégonde peut être sublimée et révéler d’autant plus l’amour de Candide ; celui-ci doit conserver sa grandeur héroïque ; et surtout l’amour doit apparaître intact entre les deux personnages et trouver enfin sa reconnaissance et son accomplissement.

E x t r a i t 3 ( p . 7 8 , l . 1 2 9 7 , à p . 7 9 , l . 1 3 2 3 )

u�Lecture analytique de l’extrait

« Un caractère extraordinaire » u Le narrateur emploie, dans les trois premières phrases de l’extrait, des substantifs qui donnent d’emblée une image complexe du personnage : – « objet si charmant » reprend les termes de la rhétorique amoureuse de tradition précieuse : Manon apparaît ici d’une façon idéalisée, en dehors de tout jugement moral, comme objet de l’amour qui transfigure le personnage et justifie du même coup la passion du narrateur. De plus, le terme « objet » correspond bien à la vision que nous, lecteurs, avons du personnage, toujours objectivé par le regard d’un autre ; – le terme « créature » est beaucoup plus complexe et connoté… Il renvoie d’abord à la figure d’Ève, la femme tentatrice et pécheresse, responsable de la perdition de l’homme. Cette thématique de la « chute » ouvre d’ailleurs l’extrait (« La vue de Manon m’aurait fait précipiter du ciel »). Mais Manon est aussi « créature » de Dieu, image de son créateur, donc apte au salut et à la rédemption… Par ailleurs, le terme désigne aussi clairement une femme légère, aux mœurs dissolues et sans respectabilité. Enfin, associé à l’adjectif « extraordinaire », le substantif transforme Manon en un être à part, produit unique d’un créateur qui peut être une entité divine, un artiste, voire l’auteur lui-même… On peut même comprendre que Manon est la « créature » de son propre « caractère », ce que le reste de l’extrait et même de l’œuvre semble d’ailleurs prouver, en en faisant la victime de son penchant au plaisir et de sa beauté ; – « fille » la désigne socialement en faisant référence à son statut de femme non mariée (transgression religieuse et sociale) et même, si le terme est pris dans son sens péjoratif, à son « métier » de femme entretenue, ce que confirme d’ailleurs toute la thématique du texte centrée sur l’argent. Cette phrase est d’une ambiguïté redoutable, puisque le narrateur, alors qu’il veut dédouaner Manon de la vénalité des « filles », la situe malgré tout dans cette catégorie…

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Ces trois termes, aux acceptions multiples, donnent le ton de tout ce passage : portrait fait de contrastes de nature à l’intérieur du personnage, sincérité emplie de mauvaise foi du narrateur qui expose la vérité de l’héroïne pour aussitôt la contredire ou l’absoudre. v Le narrateur emploie beaucoup de formules hyperboliques : on peut relever les formules superlatives (« si juste », « extraordinaire », « si nécessaire », « pas le moindre fond »), les comparatifs absolus (« jamais fille n’eut moins d’attachement », « rien n’était plus facile »), les expressions hyperboliques (« précipiter du ciel », « toute la terre », « mille choses »). Il s’agit d’abord de montrer le caractère exceptionnel de Manon, qui la place en dehors des cadres habituels et empêche donc de la juger trop rapidement. En même temps, elle apparaît comme un personnage de l’excès, soumis à une fatalité rigoureuse qui n’admet aucun assouplissement (« si nécessaire », « pas le moindre fond »). Cet excès se retrouve de façon paradoxale à la fois dans son besoin de plaisir et dans l’amour qu’elle porte à Des Grieux : « Elle m’aurait préféré à toute la terre. » D’ailleurs, l’amour de Des Grieux obéit à la même exigence d’absolu : ainsi, les deux expressions hyperboliques (« précipiter du ciel »/« me priver plutôt de mille choses nécessaires ») le montrent prêt, pour Manon, à la damnation, ainsi qu’aux sacrifices extrêmes. Toute l’œuvre montre d’ailleurs la passion de Des Grieux comme exceptionnelle, et, dès l’« Avis au Lecteur », Renoncour a aussi recours à l’hyperbole pour présenter son récit : « un exemple terrible de la force des passions » (p. 10), « Cette aventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes » (p. 16). Ce caractère hors du commun des personnages et de leur amour tend à leur fournir une justification en les confrontant à l’absolu et amène le lecteur à suspendre facilement son jugement sans qu’il s’en rende compte… w Là encore, c’est le paradoxe qui s’impose ! Des Grieux présente l’amour de Manon pour lui en des termes absolus (« je fusse le seul », « Elle m’aurait préféré à toute la terre »), mais sa « tendresse » reste cependant soumise à une condition, celle d’une « fortune médiocre ». Il semble opposer l’absolu du sentiment à la fatalité des contingences (« certaines craintes ») et à la nécessité du matériel (« fortune médiocre »). Manon ne peut être taxée d’infidélité ou de duplicité, car son amour est présenté comme absolument sincère et intègre, et pourtant les circonstances peuvent la conduire malgré elle (c’est ce que suggèrent les formules concessives « quoique », « mais »…) à l’infidélité (voir les oppositions : « le seul » ≠ « quelque nouveau B… » ; « préféré » ≠ « m’abandonnât »). Le jeu sur le mot « fond(s) » (au singulier et au pluriel) montre bien à quel point amour et argent sont interdépendants chez Manon : sans « fonds », il n’y a « pas le moindre fond à faire […] sur ses inclinations » ! On sent ici à quel point Des Grieux narrateur veut se rassurer sur la nature du sentiment que lui porte Manon en multipliant les termes positifs montrant son attachement (« m’aimât », « tendresse », « préféré »), en employant de nombreux adverbes mélioratifs (« tendrement », « volontiers », « parfaitement »). Mais les concessives, les conditionnels (« tiendrait », « resterait »), les irréels (« elle m’aurait préféré ») ou les formules d’analyse complexes (« j’étais presque certain », « je ne doutais ») enveloppent toute certitude ou toute affirmation univoque dans un lacis de paradoxes et d’incertitudes, qui troublent le lecteur.

Un plaidoyer pour Manon x Plan du texte : la première phrase pose le caractère antithétique de la vision que porte le narrateur sur Manon en opposant « honteuse » et « juste » ; elle répond d’avance au jugement potentiel du lecteur sur la passion de Des Grieux et montre d’emblée à quel point le portrait qui va suivre est orienté dans le sens d’une justification. Le portrait proprement dit se divise ensuite en trois étapes : – la première partie (jusqu’à « de son goût ») expose le paradoxe du caractère de Manon, attachée au plaisir et non à l’argent. Dans cette partie, le Des Grieux personnage est pratiquement absent, et le narrateur donne l’impression d’un portrait purement objectif ; – la deuxième partie marque un tournant avec le « Mais » : la conjonction rompt avec ce que pouvait avoir de rassurant, d’insouciant le portrait précédent de Manon ; désormais, le personnage de l’amant rentre en scène (en passant de COD à sujet des phrases) et montre les conséquences inquiétantes que peut avoir sur « ses inclinations » le « caractère extraordinaire » de Manon ; – la dernière partie débutant avec « je résolus donc » se présente comme une réaction de Des Grieux personnage qui modèle sa conduite sur celle de l’aimée, pour essayer de prévenir les désastres amoureux envisagés.

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Le plan souligne donc ce qu’a de fatal la passion de Des Grieux, soumise, comme Manon elle-même, à son « caractère extraordinaire » : de ce caractère dépend, en effet, l’amour de l’héroïne pour le narrateur, mais aussi la conduite de celui-ci. Les deux héros se trouvent ainsi dédouanés de ce que leurs actes ont de répréhensible, et le narrateur oriente le lecteur vers une certaine perception des personnages mettant en œuvre la « morale de l’intention ». y On voit bien, dans ce curieux portrait, à quel point le Des Grieux narrateur est conscient de l’image dévalorisée qu’a pu donner Manon par sa relation avec l’argent, et qu’il essaie, par tous les moyens de la casuistique rhétorique, de la dédouaner de l’accusation de cupidité. Mais, ce faisant, son discours ancre paradoxalement Manon dans un rapport permanent avec l’argent, dont il voudrait, au contraire, la libérer. Des Grieux veut prouver ici, par un raisonnement un peu captieux, que ce n’est pas l’argent qui intéresse Manon, mais les plaisirs. Les quatre phrases du deuxième paragraphe traitant ce thème sont construites de la même façon, en commençant par une première partie négative concernant l’argent : « Jamais fille n’eut moins d’attachement qu’elle pour l’argent » / « Elle n’eût jamais voulu toucher un sou » / « Elle ne s’informait pas même quel était le fonds de nos richesses » / « n’étant ni excessivement livrée au jeu, ni capable d’être éblouie par le faste des grandes dépenses » ; on peut remarquer, dans les trois premières propositions, que la négation est absolue, renforcée par « jamais », « moins », « même » ; quant à la dernière, elle paraît au lecteur beaucoup moins crédible, car, face aux tentations offertes par ses riches amants, Manon s’est trouvée plusieurs fois « éblouie par le faste des grandes dépenses » ! Il s’agit, pour Des Grieux, de « détacher » Manon de l’argent et de tout désir de possession cupide : ainsi oppose-t-il « l’attachement pour l’argent » à « la crainte d’en manquer », qui implicitement excuse Manon par la référence à son milieu social, à sa jeunesse et à la dureté des conditions matérielles que les amants vont d’ailleurs endurer. Puis l’argent est remplacé, dans la seconde partie des phrases, par le motif des plaisirs (« se divertir », « agréablement », « amusements »). L’argent doit alors être considéré comme un simple moyen pour accéder au plaisir qui, lui, est nécessaire à la jeune fille : il est ainsi dissocié de la nature profonde du personnage, qui ne peut donc pas être accusé de cupidité puisque Manon ne recherche pas l’argent en tant que tel – on pourra remarquer, de la part du narrateur, le même effort de dissociation entre le corps et le cœur pour la laver de l’accusation de frivolité et d’infidélité. Mais tout ce raisonnement fonctionne sur le mode complexe de la prétérition, de l’opposition (« mais ») ou de la restriction conditionnelle (« si l’on pouvait », « pourvu que ») ; le recours à l’irréel (« elle n’eût jamais voulu toucher un sou ») semble la dédouaner du désir d’argent par délicatesse morale, tout en attestant qu’elle en a bien touché ! Mais, si elle l’a fait, c’est en dehors de sa volonté… Ce tissu d’objections et de contre-objections qui semblent miner les premières révèle la complexité du personnage de Manon mais aussi le mélange de sincérité et de mauvaise foi du Des Grieux narrateur. U La motivation principale de Manon est le plaisir, dont le champ lexical est important : « plaisir » (2 fois), « passe-temps », « se divertir », « agréablement », « amusement ». Il s’agit donc, pour le narrateur, de dédouaner Manon de l’accusation de vénalité : celle-ci n’aime pas l’argent mais le plaisir. De plus, ce goût du plaisir est à distinguer de la débauche, car il semble plus proche du « divertissement » pascalien, dont il reprend beaucoup de motifs : il s’agit de chasser l’ennui par des amusements « tous les jours » nouveaux et d’occuper l’esprit (« être ainsi occupée par le plaisir »), de faire en sorte que le temps ne pèse pas (« passe-temps », « passer agréablement la journée »), d’éloigner la crainte du lendemain (voire de la mort)… Ce besoin de plaisir, grâce à la référence pascalienne, apparaît davantage comme une passion humaine qui traduit l’intranquillité de l’âme (« elle ne pouvait être tranquille un moment ») que comme un vice, dont elle n’a pas les excès (« ni excessivement livrée au jeu, ni capable d’être éblouie par le faste des grandes dépenses »), et pourrait presque rejoindre les catégories des plaisirs naturels et nécessaires des épicuriens antiques, puisque « rien n’était plus facile que de la satisfaire »… Des Grieux bâtit ici le portrait d’une personnalité non pas vénale ni débauchée, mais sensualiste, qui ressent le besoin du plaisir si répandu à son époque comme une nécessité naturelle à son épanouissement. La jeunesse de Manon peut également justifier son goût pour « les amusements ». Manon devient ainsi un personnage digne de l’étude d’un moraliste, comme le suggèrent d’ailleurs les références pascaliennes ou le terme « caractère », renvoyant à l’œuvre de La Bruyère. V Le verbe pouvoir intervient dans les trois propositions restrictives expliquant le rapport de Manon à l’argent et au plaisir : « elle ne pouvait être tranquille un moment », « si l’on pouvait se divertir », « pourvu qu’elle pût passer ». Ces trois occurrences, où le verbe est employé à la forme négative ou conditionnelle,

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insistent bien sur cette impossibilité pour Manon de vivre sans plaisir, donc sans argent. Les termes exprimant l’obligation (« C’était du plaisir et des passe-temps qu’il lui fallait », « c’était une chose si nécessaire pour elle d’être ainsi occupée par le plaisir », la tournure consécutive « si nécessaire […] que ») contribuent au même dessein. Cette dépendance au plaisir apparaît donc comme une fatalité inhérente à la nature de Manon, contre laquelle elle ne peut rien et qui ne dépend pas de sa volonté propre ; donc, selon la morale de l’intention dont use si souvent Des Grieux, elle doit en être disculpée. Manon ne connaît pas le devoir moral, car sa seule obligation lui vient de son « caractère » qui devient le principe de causalité du personnage et même de l’ensemble du récit. Ce « caractère » domine Manon, au point de lui dicter ses actes et ses sentiments (« son humeur et […] ses inclinations »), mais aussi la conduite de Des Grieux qui doit s’y plier pour la « satisfaire ». Le narrateur avait déjà noté, plus haut dans le récit, cette double fatalité de la passion : « Manon était passionnée pour le plaisir. Je l’étais pour elle » (p. 70) ; il développe ici le même raisonnement pour excuser les deux jeunes amants.

Le portrait biaisé du narrateur W Le narrateur est sujet de verbes d’analyse (« je m’étonnai », « j’eusse pu traiter », « j’étais presque certain », « je ne doutais nullement ») qui semblent encadrer un portrait plus objectif de Manon, fait comme de l’extérieur. L’étonnement initial du Des Grieux initial semble préparer celui du lecteur devant l’ambiguïté du « caractère » de Manon, mais aussi devant l’ambivalence des sentiments et du regard du narrateur ; néanmoins, le narrateur oriente nettement l’interprétation vers la justification de son amour pour Manon (« tendresse si juste »). Il s’investit de nouveau dans la seconde moitié du texte, puisqu’il traite désormais des conséquences du « caractère » de Manon sur ses relations avec lui. Le Des Grieux personnage et le Des Grieux narrateur rétrospectif semblent se rejoindre dans une même lucidité (sur laquelle le lecteur peut néanmoins s’interroger). Il s’affirme également comme unique sujet capable de susciter l’amour véritable de Manon (« que je fusse le seul, comme elle en convenait volontiers, qui pût lui faire goûter parfaitement les douceurs de l’amour ») ; il apparaît ainsi comme le pourvoyeur des plaisirs en tous genres de Manon (« lui faire goûter », « lui offrir », « en état de fournir aux siennes ») : l’amant doit « satisfaire » son amante, elle-même menée par ses « craintes » de manquer, ce qui les entraîne tous deux dans une sorte de spirale insatiable. Enfin, le dernier verbe dont Des Grieux est le sujet (« je résolus ») se présente comme une réponse rationnelle et pratique au « caractère » de Manon ; cette dernière phrase reprend d’ailleurs beaucoup de motifs et d’expressions du texte : la capacité de « fournir » répond à la « crainte d’en manquer » posée comme un axiome au début du portrait ; les « mille choses nécessaires » dont se prive Des Grieux doivent subvenir à la « chose si nécessaire » qui régit la personnalité de Manon, et sa « dépense particulière » doit empêcher son amante « d’être éblouie par le faste des grandes dépenses ». Le narrateur montre donc extrêmement clairement que toute sa vie, ses décisions et ses actions sont dépendantes de Manon… X Ce portrait de Manon si ambigu, cette volonté si évidente de la justifier révèlent en Des Grieux narrateur une conscience blessée et inquiète. La première phrase déjà le montre tourmenté entre la « honte » et la « tendresse » : comment faire apparaître comme « juste » son amour pour Manon, à ses propres yeux et à ceux du lecteur ? Malgré toutes ses dénégations et restrictions, le narrateur reconnaît implicitement que Manon reste une « fille », même si, pour l’excuser, il la soumet à la fatalité intérieure de son « caractère ». À la crainte du manque d’argent éprouvée par Manon répond, chez lui, la crainte du manque d’amour ; sa « tendresse si juste » ne rencontre, chez Manon, qu’une tendresse bien fragile, qui « ne tiendrait point contre de certaines craintes » ; le « fonds » constitué par sa « constance » et sa « fidélité » n’a pas de poids face au « fonds de [leurs] richesses ». Des Grieux redoute l’infidélité de Manon, car, bien qu’il affirme hautement être « le seul », il sait non moins sûrement (« je ne doutais nullement ») qu’il existera toujours « quelque nouveau B… » (l’adjectif « nouveau » soulignant l’inquiétude toujours renouvelée de la trahison) ; de même, quand il affirme que « rien n’était plus facile que de la satisfaire », il suggère implicitement, par cette formule généralisante, que d’autres que lui peuvent s’y employer ! On peut se demander ainsi dans quelle mesure la dépendance de Manon par rapport au plaisir, donc à l’argent, ne sert pas de sauvegarde à l’amour-propre blessé de l’amant : il préfère accuser, chez Manon, l’attachement au plaisir que d’envisager un défaut d’amour de sa part, ce qui le renverrait à sa propre culpabilité et ferait tomber de son piédestal la passion absolue à laquelle il veut croire ; il préfère avoir comme rival le goût du plaisir de Manon qu’un autre amant ; ainsi s’attache-t-il à renvoyer dans une

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sorte d’anonymat interchangeable « quelque nouveau B… » pour montrer qu’il reste « le seul » dans le domaine amoureux. Il s’attachera d’ailleurs à montrer, dans l’ensemble de son récit, que toutes les vicissitudes de leur amour ont pour cause le manque d’argent, et non le manque de sentiment. Toutes ces craintes de l’amour blessé s’expriment de manière indirecte : Des Grieux ne laisse jamais échapper ici de plainte ni de reproche ; il s’agit plutôt d’une inquiétude mélancolique et diffuse perceptible à travers la syntaxe des phrases, sans cesse faite d’oppositions et de concessions, qui montre que l’amant ne peut jamais être sûr de l’amour ni de la conduite de sa belle… at La première phrase donne le ton du passage : c’est « la vue de Manon », fonctionnant comme une sorte de coup de foudre et d’éblouissement toujours renouvelés, qui justifie entièrement l’amour et la conduite de Des Grieux et les place au-delà des catégories du bien et du mal (« précipiter du ciel ») ; cet axiome ainsi exprimé pose nécessairement comme « juste » l’amour de Des Grieux. Nous avons vu précédemment que le « caractère » de Manon était présenté par le narrateur comme une fatalité, à laquelle les amants doivent se plier. La nécessité de plaisir « pour elle » devient, du même coup, nécessité pour lui de le lui « fournir », sous peine de la perdre ; cette même nécessité justifiera, dans la suite du récit, les débordements de Des Grieux, obligé de se résoudre à tous les expédients pour « satisfaire » sa maîtresse. La dernière phrase tente de redonner un peu de noblesse à cet amour si asservi aux considérations matérielles, en soulignant l’étendue des sacrifices de l’amant, prêt à se « priver […] de mille choses nécessaires ». De même, face aux vicissitudes de son amour, Des Grieux affirme sa « fidélité » ; il semble ainsi restaurer le prestige de sa passion faite de bassesses, mais aussi d’amour désespéré et de « constance » dans les épreuves, qui lui confèrent une dimension tragique.

u�Lectures croisées et travaux d’écriture

Examen des textes et de l’image u Ce sont essentiellement la place et le rôle accordés au narrateur qui remettent ici en question le statut des personnages : – Le narrateur semble refuser de leur donner d’emblée les caractéristiques d’un héros romanesque : ils n’ont pas de véritable nom (Jacques étant une sorte de prénom générique pour désigner un valet ; quant au maître, il ne sera jamais nommé), pas de passé, pas d’origine (« Du lieu le plus prochain »), pas de but (« Est-ce que l’on sait où l’on va ? »). Le début in medias res les prive de toute description. – Même la parole leur est quasiment déniée : « Le maître ne disait rien » ; Jacques, qui « disait que son capitaine disait », est doté d’une parole en forme de psittacisme. Pourtant, « l’histoire de ses amours » semble conserver une dimension romanesque, mais cette histoire est constamment interrompue, comme on le voit ici dès la première page du roman. – Le narrateur leur refuse une quelconque dimension héroïque, en les banalisant complètement (« comme tout le monde ») ; Jacques, qui a beaucoup plus d’envergure que son maître, est réduit, à la fin du texte, à son statut de « pauvre diable » qui se fait rosser par son maître. L’errance et la quête, thèmes romanesques par excellence depuis les origines du genre, sont mises à mal, puisque les héros se trouvent déjà « fourvoyés » au milieu des champs… – Mais c’est surtout en en faisant des « êtres de papier » que le narrateur conteste le statut des héros : il se met en scène dans un dialogue corrosif avec le lecteur, en soulignant son pouvoir absolu et arbitraire sur ses personnages qu’il peut manipuler « en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il [lui] plairait ». Il exhibe, en s’en moquant, les pratiques romanesques conventionnelles, avec leurs aventures rocambolesques et leurs coïncidences invraisemblables : « Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! » À travers ces deux héros contestés, c’est tout le genre romanesque que Diderot remet en question. v Le cadre choisi est déjà révélateur d’une certaine insignifiance, en étant marqué par le vide (« désœuvrement »), la torpeur anémiante (« l’atmosphère tiède », « engourdi »), l’absence de vie et d’action (« rumeur confuse […] au loin », « dimanche ») : – Les nom des personnages sont donnés non pas directement par le narrateur, mais par l’inscription dans leur couvre-chef, ce qui leur confère un statut un peu dérisoire de marionnettes ou d’êtres réduits à une étiquette. De plus, leur métier d’« employé » de bureau n’a rien d’héroïque !

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– Leur présentation est constituée essentiellement de la description de leur apparence extérieure (leur silhouette et surtout leurs vêtements évoqués avec une précision extrême dans les tissus, les formes, etc.). Le portrait se réduit à un point de vue externe (silhouette, costume, visage, son de leur voix), comme s’ils n’étaient qu’une apparence, une sorte d’enveloppe vide et sans consistance. – Les deux personnages apparaissent dans un contraste comique entre le grand maigre aux lignes anguleuses (« mèches […] plates et noires » ; « Sa figure semblait toute en profil » ; « Ses jambes, prises dans des tuyaux de lasting ») et le petit gros tout en rondeurs (« moulait son ventre » ; « faisait bouffer sa chemise à la ceinture » ; « ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères ») ; l’un est brun, l’autre est blond ; l’un est « sérieux », l’autre « est aimable » et « enfantin » ; l’un pousse un sifflement aigu, l’autre a une « voix caverneuse »… À quelques décennies de distance, on pourrait penser au couple grotesque de Laurel et Hardy ! – C’est ce phénomène de duplication qui contribue à la fois à déréaliser les personnages et à les rendre ridicules, comme s’ils n’existaient qu’en paire et n’avaient plus d’individualité. L’écriture du texte joue systématiquement sur ce procédé, dans les formules de similitude (« Deux hommes parurent » ; « ils s’assirent, à la même minute, sur le même banc » ; « chacun posa près de soi » ; « nous avons eu la même idée » ; « c’est comme moi ») ou par les parallélismes (« l’un […], l’autre » ; « le plus grand » / « le plus petit »), voire la duplication de phrases entières écrites selon le même schéma (« et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet »). La présentation toute en ironie subtile de ces deux personnages nous révèle deux antihéros qui n’ont finalement pas d’existence propre (il est révélateur qu’ils soient obligés d’écrire leur nom pour avoir l’impression d’exister) ; ils ne vivront dans le roman que par les discours extérieurs et les théories qu’ils essaieront désespérément d’appliquer pour avoir enfin une prise sur le réel, ce qui leur sera systématiquement refusé de la part de l’auteur. Bouvard et Pécuchet peuvent apparaître ainsi comme des « héros du rien »… w Manon est difficile à juger par le lecteur, car elle n’est perçue qu’à travers les yeux et les paroles de Des Grieux, héros-narrateur, qui porte sur elle un regard amoureux et veut à tout prix se justifier de sa passion pour ce personnage ambigu, en montrant qu’il s’agit d’« une tendresse si juste pour un objet si charmant ». Le narrateur enferme le lecteur dans un entrelacs de prétéritions, d’oppositions, d’irréels, de concessions, pour montrer que Manon n’est pas attachée à l’argent en tant que tel, alors qu’il paraît essentiel à sa vie, qu’elle aime profondément Des Grieux tout en étant prête à le trahir pour le luxe et le plaisir. Ce mélange de sincérité et de mauvaise foi casuistique rend tout jugement moral sur le personnage difficile à établir, d’autant plus que Des Grieux la déresponsabilise de sa conduite, en en faisant la victime quasi tragique de son « caractère extraordinaire ». Bardamu est difficile à juger, pour des raisons très différentes : c’est lui le narrateur ; donc nous avons un accès plus direct à son intériorité que dans le cas biaisé de Manon. Mais c’est un héros de l’échec, dont la vie apparaît comme une impasse (« Je revenais sur moi-même », « Le monde était refermé ! ») ; il apparaît ici d’une lucidité terrible sur lui-même (« J’avais pas réussi en définitive ») comme sur le monde (« d’un abominable univers bien horrible ») et hanté par la mort qui semble le tenter et l’horrifier en même temps ; il semble donc réduit à la « peur », « à trembler toute la vie ». Cette vision absolument désespérée peut, d’une certaine façon, choquer et éloigner le lecteur, mais on trouve aussi dans ce personnage une humanité profonde, justement dans cette souffrance de l’échec, cette acceptation de ses limites (« pour endurer davantage j’étais plus prêt non plus ! »), mais aussi dans son désir torturant d’un autre idéal (« une belle idée, magnifique et bien commode pour mourir »). Mais, là encore, le lecteur ne sait plus sur quel pied danser face à ce héros à la fois raté et tragique, plein d’aspirations mais qu’il réduit à un grotesque dérisoire (« mais alors une superbe pensée tout à fait plus forte que la mort et que j’en arrive rien qu’avec mon idée à en juter partout de plaisir, d’insouciance et de courage »). C’est l’idée même du héros, à la trajectoire ascendante, aux vertus affirmées, à l’idéal « superbe », qui est mise à mal ici avec ce narrateur qui se moque lui-même de ce qu’il est devenu et de son écart avec les « héros juteux ». Le lecteur reste décontenancé par ce mélange d’émotion poignante et de dérision, renforcé encore par la langue de Céline, à la fois provocatrice et poétique. Enfin, Brodeck désarçonne par le mystère qui l’entoure : il a beau être le narrateur, ses réticences à parler font que l’on ne sait quasiment rien de lui, à part son nom. Il se dénie tout statut de héros exceptionnel, en ramenant son expérience à celle de l’humanité en général (« C’est humain. Je suis certain que vous seriez comme nous »), son village à un lieu sans intérêt (« Il y en a tellement des villages dans

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le contrefort de la montagne, posés entre les forêts comme des œufs dans les nids, et beaucoup qui ressemblent au nôtre »). Même son rôle dans l’action romanesque est problématique, puisqu’il refuse toute responsabilité, dès les premiers mots : « je n’y suis pour rien », « Moi je n’ai rien fait ». Son identité devient aussi sujette à caution en se confondant avec celle de l’Anderer : « j’avais l’impression que lui, c’était un peu moi ». Ce qui domine dans cette première page, c’est la culpabilité latente qui émane du personnage face à un événement pesant dont le lecteur ignore encore tout, ce qui l’oblige donc pour le moment à suspendre son jugement, mais crée en lui un malaise face à ce narrateur qui semble se dérober sans cesse. x Bardamu peut dérouter le lecteur par son langage qui paraît décousu (phrases inachevées, points de suspension), parfois logiquement peu cohérent (la progression des idées n’est pas forcément claire). L’écriture de Céline mêle langue écrite et langue parlée, en employant une syntaxe qui reproduit celle de l’oral avec des constructions disloquées (« Plus grosse encore une idée que ma grosse tête ») ou assez lâches (à quoi se rapporte l’infinitif dans « à trembler toute la vie au milieu d’un abominable univers bien horrible » ?). Elle a aussi un caractère provocateur et violent par le vocabulaire familier (« trimbalage », « dérouiller », « juter »…) et l’émotion forte qui s’en dégage (voir la ponctuation affective). Nous avons vu également (cf. question 3) que le personnage déroute par le mélange des registres, entre tragique, burlesque et dérision, ce qui fait que le lecteur a du mal à se tenir à la bonne distance par rapport à ce récit. Brodeck déconcerte par ses réticences et son statut mal défini. Un narrateur, en principe, a le désir de raconter, parce qu’il sait ; or, ici, Brodeck préférerait se taire (« j’aurais aimé ne jamais en parler ») mais se voit contraint par les autres à écrire ; il remet en cause son propre savoir et sa capacité à raconter : il n’est « pour rien » dans ce qui s’est passé et il n’a fait que « de toutes petites études, des études même pas terminées d’ailleurs ». Quant à la vérité, il ne la connaît pas et elle lui semble inatteignable (« on ne saura plus. C’est trop tard et c’est sans doute mieux ainsi »). La machine à écrire, symbole-cliché de l’écrivain, semble être une projection de lui-même et de son statut ambigu : elle est aussi pleine de réticences quand elle se bloque, ne possède qu’un savoir lacunaire dans ses « touches […] cassées », enfin « se cabr[e] » devant la vérité… y Le Don Quichotte de Daumier a une allure chevaleresque, fièrement juché sur son destrier ! Mais l’aspect squelettique du cheval et de son maître vient mettre à mal cette ressemblance : Rossinante (cheval de Don Quichotte) a, en effet, tout d’une vieille rosse, avec ses os saillants et tout de guingois, sa queue toute pelée et ses œillères qui en font un vulgaire cheval de labour ; quant au héros, sa silhouette dégingandée le rend bien peu redoutable, d’autant plus que sa lance semble réduite à un simple tronçon…

Travaux d’écriture

Question préliminaire Ces cinq extraits de romans ainsi que le tableau de Daumier présentent des héros qui ne correspondent pas au modèle du genre, c’est-à-dire un être doué de nombreuses qualités, doté d’un destin exceptionnel, dont le lecteur connaît toutes les facettes et qu’il peut souvent prendre pour modèle… Nous verrons comment le héros est ici contesté ou décalé. • Un héros ambigu : dans les textes A, B, D et E, le héros a perdu son unité et sa transparence pour le lecteur (cf. question 3). Manon (texte A) est un être ambigu, vu uniquement à travers le regard biaisé et déformant du narrateur amoureux, qui veut la dédouaner de certains défauts (et la faire ainsi rentrer d’ailleurs dans la catégorie des « héroïnes ») ; le lecteur ne peut porter un jugement univoque sur le personnage, qui lui apparaît totalement paradoxal, puisque ses actes ne sont pas en cohérence avec ce que le narrateur nous dit de sa nature profonde : est-elle vénale ? aime-t-elle vraiment Des Grieux ? Le héros lui-même peut sembler dégradé par cette passion qui l’aliène et par la personnalité trouble de son objet. Les deux personnages de Diderot (texte B) n’ont pas de passé, quasiment pas de nom, pas de destin, et leur parole est sans cesse interrompue : là encore le lecteur a du mal à se faire une idée de ces êtres qui lui échappent. L’ambiguïté de Bardamu (texte D) réside surtout dans le mélange des registres : il apparaît comme un personnage tragique dans sa lucidité et son désespoir, mais la présence de l’humour et de la dérision, ainsi que le côté provocant de son langage mettent le lecteur mal à l’aise et empêchent de se faire de

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lui une image unifiée. Le personnage souligne lui-même, avec une ironie grinçante, son décalage avec le héros traditionnel capable de « juter partout de plaisir, d’insouciance et de courage ». Brodeck (texte E) reste mystérieux pour le lecteur qui connaît peu de choses sur lui et se trouve déconcerté par ses réticences et la culpabilité qui se dégagent du personnage. Don Quichotte présente aussi un décalage entre son apparence de chevalier et sa monture dérisoire, sa silhouette dégingandée et son tronçon de lance. • Un antihéros : – Les meilleurs exemples de cette catégorie sont Bouvard et Pécuchet de Flaubert (cf. question 2), personnages fantoches, petits employés sans épaisseur, ridicules dans leur aspect et plus encore par le procédé de duplication qui les oppose. – Bardamu et Brodeck apparaissent comme des héros de l’échec : échec de la quête et de la vie pour Bardamu (« Mon trimbalage à moi, il était bien fini » ; « C’était raté ! »), échec dans la recherche de la vérité pour Brodeck (« Maintenant, on ne saura plus ») ; ce personnage semble aussi un « homme sans qualités », qui se dénie tout savoir (« de toutes petites études, des études même pas terminées d’ailleurs, et qui ne m’ont pas laissé un grand souvenir »). – Jacques, le héros de Diderot (texte B), même si c’est un beau parleur, se voit interrompu sans cesse et retrouve son statut de « pauvre diable » rossé par son maître ; la quête de ces deux personnages est frappée de dérision, puisqu’ils ne savent pas où ils vont et se retrouvent « fourvoyés » dès la première page. – Enfin, Don Quichotte est l’antihéros par excellence, animé par de grands idéaux qui se fracassent contre la réalité : c’est ce que montre la silhouette à la fois sublime et grotesque du tableau de Daumier. • Un être de papier : les héros de Diderot sont particulièrement contestés, puisque le narrateur exhibe leur statut d’êtres de papier (cf. question 1) en les montrant comme des marionnettes qu’il manie à son gré. • Un narrateur déficient : enfin, le statut du héros-narrateur peut également être remis en cause, parce qu’il ne constitue plus une caution de vérité. Quel crédit accorder à Des Grieux, toujours épris de Manon et qui ne pense qu’à la dédouaner de tous ses torts pour rétablir sa propre image ? Quant à Brodeck, c’est lui-même qui refuse d’assumer ce rôle auquel il s’est trouvé contraint (« les autres m’ont forcé ») : il récuse toute participation à l’action (ce qui est pourtant le propre du héros-narrateur) et toute compétence (cf. l’image de la machine à écrire).

Commentaire

Introduction L’incipit d’un roman est, pour l’auteur, le lieu privilégié pour donner la tonalité de son récit et exposer sa conception de l’écriture et du personnage romanesques. C’est ce que nous pouvons constater avec Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel (Prix Goncourt des lycéens en 2007), roman qui tourne autour des thèmes de la culpabilité et de la différence, à travers des personnages au statut énigmatique. Nous étudierons comment cette première page présente, de façon originale, le cadre spatio-temporel de son récit, les personnages et le narrateur, qui se voit conférer un rôle particulier.

1. Le cadre spatio-temporel et l’intrigue Aucun renseignement direct n’est donné sur le lieu et l’époque du récit, qui ne peuvent être que devinés par le lecteur. A. Le temps • Les mentions de la machine à écrire et de la guerre peuvent faire penser à la Seconde Guerre mondiale. • Mais les références au temps restent très vagues : « ce qui a suivi la guerre, ces semaines et ces quelques mois, notamment les derniers ». • On ne sait pas non plus combien de temps s’est écoulé entre les événements relatés et la narration : quand se situe ce « maintenant » ? B. Les lieux • Ils demeurent tout aussi mystérieux et vagues : il s’agit d’un « village dans le contrefort de la montagne », « si loin de tout, qui est perdu », auquel le narrateur dénie tout caractère exceptionnel et romanesque (« Pourquoi avoir choisi notre village ? »).

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• Aucune précision sur le pays, dont seule l’aire géographique se laisse deviner par le dialecte aux consonances germaniques : Suisse, Autriche, Allemagne… ? C. L’intrigue • L’incipit refuse aussi toute précision sur ce qui va faire l’objet du récit : expressions volontairement imprécises telles que « ce qui venait de se passer », « les choses », « ce qui a suivi la guerre ». • Mais s’installe l’impression pesante d’un acte violent et honteux, qui engendre la culpabilité : le narrateur évoque avec crainte la possibilité de « finir comme l’Anderer », qui doit être mort (« Maintenant, on ne saura plus. C’est trop tard ») ; il veut à tout prix dégager sa responsabilité (« je n’y suis pour rien », « je n’ai rien fait »). Volonté évidente de rester dans le flou, soit par culpabilité et pour se protéger, soit pour donner au récit une valeur d’apologue, comme une fable. Le lecteur se sent mal à l’aise devant tous ces non-dits qui ressemblent à des tabous protégeant un secret honteux.

2. Les personnages A. Une collectivité • Le narrateur est souvent opposé à une collectivité dont il se démarque : « les autres », « Nous […], mais toi », « les gens » / « Mais pour moi ». • Mais, en même temps, il en fait partie : « chez nous », « aucun d’entre nous », « comme nous », « notre village » ; ce « nous » lui permet même d’essayer d’associer le lecteur dans la communauté de l’« humain ». L’impersonnel « on » évoque aussi le collectif en lui ôtant encore plus d’identité et donc de responsabilité : « on ne l’a jamais su », « on ne saura plus », « ce qu’on veut ». • Cette collectivité apparaît comme un tout homogène et qui fait bloc, contre tous ceux qui sont différents, à savoir Brodeck, par sa maîtrise des mots (voir l’opposition « Tu sais » / « nous on ne sait pas »), et l’Anderer. B. L’Anderer • C’est le personnage principal qui semble émerger de cet incipit, puisque c’est le seul dont parle le narrateur de manière très individualisée. • Mais son identité n’est pas connue : « ne me demandez pas son nom ». Elle paraît même cachée par l’intéressé : « il n’a pas, je crois, obtenu de réponse ». • Il n’est quasiment pas décrit ; seuls ses surnoms soulignent deux caractéristiques sur ses yeux et sa voix. • On ne sait rien de lui, ni d’où il vient (« venu de là-bas », « en plus d’arriver de nulle part »), ni pourquoi il est arrivé dans le village (cf. la répétition de « pourquoi » dans le dernier paragraphe). • À son nom véritable vont se substituer cinq surnoms en dialecte, qui accentuent son côté mystérieux : – trois de ses surnoms insistent sur son caractère étranger ou différent (« Mondlich – Lunaire – à cause de son air d’être de chez nous tout en n’y étant pas ; Gekandörhin – celui qui est venu de là-bas » ; « De Anderer – l’Autre ») ; ce personnage n’appartient pas au village et semble même ne pas appartenir à notre monde ni à notre humanité ; – les deux derniers surnoms concernent sa perception du monde, qui semble aussi différente de celle du commun des mortels (« son regard qui lui sortait un peu du visage » signale une acuité particulièrement développée dans la vision qu’il a des autres – qui va d’ailleurs le conduire à la mort dans la suite du roman) ; sa « petite voix qu’on aurait dit un souffle » révèle une parole et un langage étranges. • Il paraît donc difficile à cerner, puisqu’on distingue mal ce qu’il dit et qu’il est marqué par le paradoxe : « son air d’être de chez nous tout en n’y étant pas ». • Le lecteur a du mal à évaluer le statut de ce personnage, qui peut apparaître comme une sorte d’allégorie ou de personnage de conte.

3. Un narrateur au statut énigmatique A. Un personnage mystérieux • Avec l’entrée en matière très abrupte, on pourrait croire que le narrateur va affirmer sa présence et son rôle. Or, il n’en est rien, puisqu’il va, au contraire, multiplier les réticences et les dénégations. • Dès la fin de la première phrase d’ailleurs, la confusion et le malaise s’installent, car le lecteur ne comprend pas bien le lien logique entre les deux propositions : « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien » ; rejette-t-il la responsabilité de son nom (auquel cas, c’est son identité même qui est mise en cause) ? ou veut-il se dédouaner d’autre chose que l’on ignore ?

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• À part son nom, on ne sait quasiment rien de lui, si ce n’est qu’il a fait des études, ce qui le sépare du reste des villageois. • Il souligne lui-même le flou dans son identité en se confondant avec l’Anderer : « il était différent, et cela, je connaissais bien » ; « j’avais l’impression que lui, c’était un peu moi » ; avec cette confusion, le lecteur n’arrive plus à savoir qui va être le héros du roman. Ce personnage semble nier sa propre identité, en refusant son nom et en se confondant avec un autre personnage. B. Une parole réticente a) Une parole contrainte • Claudel prend le contrepied de la figure traditionnelle du narrateur, qui a envie ou besoin de parler et qui en a les compétences car il est un acteur ou un spectateur privilégié des faits racontés. • Ici, au contraire, le narrateur voudrait se taire : voir l’emploi de l’irréel (« j’aurais aimé ne jamais en parler ») et le champ lexical du lien (« ligoter », « serrée dans ses liens », « nasse de fer »). • La parole est, pour lui, une obligation, qui lui vient de l’extérieur : « les autres m’ont forcé » ; on perçoit même une menace en cas de refus : « je n’avais pas envie de finir comme l’Anderer ». b) Une parole déficiente • Le narrateur se dénie tout savoir et toute compétence en rejetant l’argument des études avancé par les autres : « c’étaient de toutes petites études, des études même pas terminées d’ailleurs, et qui ne m’ont pas laissé un grand souvenir ». • Il revendique son ignorance : « Ne me demandez pas son nom » ; « Maintenant, on ne saura plus. C’est trop tard et c’est sans doute mieux ainsi ». • La seule chose qu’il affirme, c’est son absence de responsabilité (ce qui contribue à en faire un narrateur incompétent), qu’il proclame dès de début : « je n’y suis pour rien », « je n’ai rien fait ». • La machine à écrire, symbole-cliché de l’écrivain, semble être une projection de lui-même et de son statut ambigu : elle est aussi pleine de réticences quand elle se bloque, elle ne possède qu’un savoir lacunaire dans ses « touches […] cassées » et enfin « se cabr[e] » devant la vérité… c) Une parole coupable • Le texte s’apparente à un plaidoyer pour se dédouaner d’une accusation : l’accusé commence, comme au tribunal, par décliner son identité, puis rejette sa culpabilité en proclamant hautement son innocence, comme le fait Brodeck : « je n’y suis pour rien. Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache ». • Le lecteur apparaît comme une figure devant qui le narrateur doit se justifier, de ce qu’il a fait, de son ignorance, du fait même qu’il prenne la parole. Ceux qui l’obligent à écrire veulent aussi se justifier : « toi, tu diras, et alors ils te croiront ». Brodeck prend le lecteur à témoin en essayant de capter sa bienveillance, sa compréhension et son indulgence : « C’est humain. Je suis certain que vous seriez comme nous. » • La parole apparaît même dangereuse, en tant que révélatrice de la vérité. La mémoire est comparée, au début du texte, à une « fouine », animal cruel et insidieux qu’il faut tenir enfermé dans une « nasse de fer ». • À la fin du texte, c’est la vérité qui devient meurtrière (cf. le champ lexical : « couper », « entailles », « douloureusement ») : elle est présentée d’abord comme une amputation (« couper les mains ») – notons qu’elle atteint les mains, organe de l’écriture –, puis comme une atteinte à la vie elle-même (« des entailles à ne plus pouvoir vivre avec »).

Conclusion Cet incipit profondément original prend à contrepied son rôle conventionnel, en donnant plus de poids à ce qu’il tait qu’à ce qu’il révèle. L’auteur laisse s’installer l’incertitude, la confusion, la réticence, pour intriguer le lecteur mais aussi le mettre mal à l’aise en le plongeant dans une atmosphère pesante de déni et de culpabilité. L’écriture du rapport de Brodeck se présente donc, dans l’incipit, comme une contrainte douloureuse, qui peut porter atteinte à celui qui le fait et – pourquoi pas ? – au lecteur lui-même…

Dissertation

Introduction Si le roman, à son origine, a présenté des héros idéalisés et hors du commun, doués de multiples qualités, il a su également, au fil des siècles, inventer des antihéros, banals ou médiocres, ou décalés dans leur fonction. Nous verrons quel peut être l’intérêt du romancier à mettre en scène de tels

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personnages, en montrant qu’ils jouent sur la surprise ou la proximité avec le lecteur et permettent au romancier de faire passer certaines idées.

1. Des personnages qui créent la surprise A. Des personnages déconcertants Ces personnages déconcertent car ils rompent avec les attentes du lecteur : – Bouvard et Pécuchet (Flaubert) sont marqués par la médiocrité de leur statut social d’employés, et leur présentation en miroir les rend encore plus insignifiants ; – le lecteur attend une action romanesque et héroïque de la part de Frédéric Moreau (dans L’Éducation sentimentale de Flaubert), mais elle ne se produit jamais alors qu’il est confronté à des événements historiques importants ; – Jacques le Fataliste et son maître sont sans cesse décalés dans leur rôle, et on ne sait plus distinguer le dominant et le dominé. De plus, leurs aventures sont incohérentes, inachevées, et ils n’ont finalement jamais l’occasion d’actions héroïques : le lecteur ne sait pas où l’auteur veut le mener. Ces personnages qui ne correspondent pas aux canons héroïques laissent beaucoup de liberté à l’auteur et amènent le lecteur à une lecture moins convenue. B. Des personnages énigmatiques Les antihéros ou héros décalés sont moins monolithiques, moins transparents au lecteur : – ils sont faits de qualités et de défauts, et le lecteur doit souvent suspendre son jugement à leur sujet : c’est le cas de Manon Lescaut, à la fois amoureuse et intéressée, émouvante et vulgaire, qui suscite la curiosité du lecteur ; – Valmont, dans Les Liaisons dangereuses, garde son mystère, et on ne sait pas jusqu’à la fin si c’est un héros du mal ou de l’amour ; – le lecteur a bien du mal aussi à se faire un jugement sur Meursault dans L’Étranger, dont la banalité de l’existence est encore renforcée par la froideur et la distance de l’écriture.

2. Des personnages plus proches du lecteur A. Le refus de l’extraordinaire • Les romanciers ont souvent abandonné les héros d’une classe sociale supérieure, possédant richesse, pouvoir et savoir, pour se consacrer à des héros de l’ordinaire issus du peuple ou de la classe moyenne, comme Félicité dans Un cœur simple de Flaubert, servante sans culture à qui il n’arrivera rien d’exceptionnel. • Les antihéros ne sont plus idéalisés, mais plus proches de nous, avec des qualités et des défauts, des grandeurs et des faiblesses : c’est le cas de Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit, qui refuse tout héroïsme à la guerre, mais montre aussi un grand dévouement à ses malades. • Le bien nommé Grand, dans La Peste de Camus, est le type même du médiocre, obscur employé de bureau, qui n’arrivera jamais à écrire la première ligne de son roman ; mais il montre des qualités de cœur et un courage humble, qui le mettent à la portée du lecteur. B. Favoriser l’émotion • Ces personnages plus proches de nous que des héros grandioses peuvent nous toucher particulièrement : c’est le cas de Félicité, personnage très émouvant pour qui l’auteur montre une grande tendresse qu’il fait partager au lecteur. • L’humilité de Grand (La Peste) n’empêche pas le lecteur d’éprouver de l’admiration pour ce « héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule ». • L’identification peut se révéler plus facile avec ces personnages moins héroïques. • Au contraire, leur médiocrité ou leur veulerie peut susciter indignation et dégoût, comme Bel-Ami chez Maupassant.

3. Les moyens d’une dénonciation A. Un regard sur l’homme a) Critique de la société • Le statut de victimes de certains de ces antihéros permet de critiquer les dysfonctionnements sociaux : Jeanne, dans Une vie de Maupassant, passe du statut d’héroïne à celui d’antihéroïne à travers son déclin et ses échecs successifs, mais elle est surtout victime de son éducation et de l’inadaptation de la noblesse aux nouvelles réalités sociales.

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• La médiocrité de Bel-Ami remet en question la société qui favorise l’ascension de tels personnages. b) Remise en question des grandes valeurs • Le héros dégradé (comme Bardamu) remet en question l’héroïsme guerrier ou le patriotisme. • L’honnêteté ou l’intelligence ne sont plus reconnues comme valeurs par les médiocres qui réussissent (Bel-Ami). c) Remise en question de l’homme • Le héros semble n’avoir plus aucune prise sur le monde ou l’histoire, mais se voit ballotté par les événements, comme Jacques le Fataliste, Bardamu, ou Frédéric Moreau chez Flaubert. • Il perd son unité et sa transparence comme Langlois, héros décalé dans Un roi sans divertissement de Giono. • Son savoir ou sa connaissance du monde et de l’homme deviennent dérisoires chez Bouvard et Pécuchet ou pour le narrateur du Rapport de Brodeck de Claudel. B. Dénonciation littéraire Les héros décalés ou antihéros font éclater les codes romanesques : – le rôle du narrateur est contesté par des héros-narrateurs opaques (Meursault) ou déficients (Brodeck) ; – son statut d’omniscience l’est aussi par des personnages ambigus (Manon ou Valmont), qui défient aussi l’interprétation univoque du lecteur ; – le roman semble ne plus pouvoir faire accéder à la vérité sur un personnage qui reste énigmatique et perçu à travers des points de vue différents, comme Langlois ; – des personnages montrés ostensiblement comme des êtres de papier (tels Jacques le Fataliste ou certains personnages de Queneau) remettent en question la création fictionnelle.

Conclusion Les antihéros ou héros décalés peuvent susciter un intérêt très particulier de la part du lecteur de romans, qui y trouve des personnages souvent inattendus et plus proches de lui. Ce type de héros permet également à l’auteur de mettre en question un certain nombre de valeurs et de pratiques littéraires. C’est sans doute pour cette raison que le roman du XXe siècle, héritier de la contestation de l’individu née de la psychanalyse et de « l’ère du soupçon », en a fait un usage si généralisé, correspondant à un certain « désenchantement » du monde et de l’homme…

Écriture d’invention Les élèves devront respecter la consigne du point de vue externe, ce qui n’exclut pas de faire parler le personnage. Ils pourront utiliser la dérision des textes de Diderot ou Flaubert. Seront valorisées les copies de ceux qui auront su montrer le décalage entre la vocation chevaleresque du personnage et la réalité de son statut.

E x t r a i t 4 ( p . 9 6 , l . 1 4 6 6 , à p . 9 7 , l . 1 5 0 6 )

u�Lecture analytique de l’extrait

La « grossièreté » de Manon ? u Les deux principaux champs lexicaux dans la lettre de Manon sont l’amour et la pauvreté : « idole de mon cœur », « aimer », « chère âme », « tendre », « amour », « adore », « pleuré » ≠ « réduits », « manque de pain », « faim », « ménagement de notre fortune », « filets », « riche ». L’ambiguïté de la jeune fille se marque dans le fait qu’elle met les deux éléments sur le même plan, en parlant d’ailleurs de « méprise fatale » et en jouant sur le mot « soupir », avec un goût assez douteux ! Pour elle, nécessité matérielle et sentiment sont interdépendants, l’amour étant lié au bien-être matériel : c’est ainsi qu’elle veut rendre son amant « riche et heureux », le bonheur escompté se comprenant sur les plans matériel et amoureux. La dernière phrase constitue le summum de l’ambiguïté, en présentant son abandon de Des Grieux comme une « nécessité », mais qui, en même temps, la fait « pleurer » : elle veut signifier à Des Grieux que cette nouvelle trahison n’est pas une preuve de désamour…

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v Manon présente ses motivations comme strictement matérielles et il s’agit pour elle de rétablir leurs finances, réduites à zéro par le vol des domestiques. La deuxième partie de la lettre est assez explicite, quoique en termes voilés : comme son frère l’avait suggéré, Manon a de quoi assurer « le ménagement de [leur] fortune » ; les termes comme « filets » et « travaille » (et l’emploi assumé de la 1re personne : « mes », « je ») indiquent très clairement que Manon va jouer de ses charmes pour exploiter ou gruger une fois de plus de riches amants. Pour adoucir sa décision, elle prend soin de dire qu’elle ne part que « pour quelque temps », ce qui sous-entend qu’elle compte bien être particulièrement efficace ! Mais Manon prétend ici que sa motivation ultime reste l’amour, malgré les apparences. L’expression « Je travaille pour rendre mon Chevalier riche et heureux » est absolument terrible, car, si Manon présente son amour pour Des Grieux comme le moteur de son action, elle institue tout simplement son amant dans le rôle de souteneur ! Une fois de plus, le personnage présente une dissociation entre ses actes et ses motivations, qui trouble à la fois le héros et le lecteur et rend difficile tout jugement sur l’héroïne. w Manon se montre grossière en faisant passer le matériel avant les sentiments et en l’exprimant très crûment : « manque de pain », « faim ». Pour elle, aucune valeur morale ou spirituelle ne peut tenir face au manque matériel, ce qui la conduit même au cynisme affiché tout aussi directement : « c’est une sotte vertu que la fidélité » ; ici, c’est par rapport à Des Grieux qu’elle se montre grossière, puisqu’elle traite sa fidélité et son amour de stupidité. Elle révèle également une certaine vulgarité dans ses expressions et sa manière de présenter les faits : le jeu de mots entre « le dernier soupir » de la faim et le soupir d’amour est assez mal venu et ne fait évidemment pas rire Des Grieux ! L’expression « Je t’adore, compte là-dessus » est d’un niveau de langue assez familier et mélange, de façon peu raffinée mais très révélatrice, le vocabulaire de l’amour passionné, voire sacré (« Je t’adore »), et celui de l’intérêt matériel (« compte »)… La présentation de ses projets est aussi terriblement grossière pour le pauvre amant, puisque Manon, à travers des termes très concrets comme « filets » et « travaille », se présente clairement comme une prostituée ; Des Grieux posera d’ailleurs un voile pudique sur tout cela, en n’y faisant aucune allusion précise dans les lignes qui suivent et en restant sur le strict plan des sentiments. On voit que cette lettre où Manon s’exprime directement (le narrateur donne ici l’illusion que les paroles de l’héroïne ne passent pas par le prisme de la mémoire de Des Grieux, puisqu’il s’agit d’un écrit) paraît particulièrement cruelle pour le personnage, qui semble s’y révéler dans sa vraie nature et par ses mots mêmes. x Manon l’appelle à deux reprises par son titre de « Chevalier », ce qui est peut-être, pour elle, une manière de garder un peu de hauteur et de « noblesse » dans une lettre trop prosaïque et cruelle ; ou bien, à l’inverse, de lui faire sentir, peut-être sans le vouloir, qu’ils ne sont pas du même monde et que c’est à elle de se « salir les mains » avec la réalité… L’emploi systématique de l’adjectif possessif cherche à l’assurer de son amour et à lui montrer que le lien entre eux n’est pas rompu malgré son départ. Les deux périphrases (« l’idole de mon cœur », « ma pauvre chère âme ») sont également très révélatrices de la façon qu’a Manon de rejeter Des Grieux dans une sorte de monde idéalisé, lié au sentiment (« cœur », « âme »), voire au spirituel (« idole », « âme »), alors que Manon, elle, évolue dans le monde réel et va devoir jouer de son corps ; son amour apparaît quasiment désincarné, à force d’hyperboles à caractère religieux comme « idole » ou « Je t’adore ». On pourrait même avoir l’impression, en prenant au pied de la lettre l’expression « ma pauvre chère âme », que Des Grieux représente la part spirituelle de Manon, trop souvent réduite à un corps par le regard des autres (en particulier son frère, à qui elle s’est confiée ici) : c’est d’ailleurs ce que va montrer la suite du récit, où l’amour de Des Grieux va finir par révéler la nature « spirituelle » de Manon et lui donner en quelque sorte une âme. Mais nous n’en sommes pas encore là, et l’expression reste humiliante pour Des Grieux, à travers le jeu sur l’adjectif « pauvre » qui, en jouant sur la polysémie, sert à justifier le départ de Manon en évoquant le manque de moyens de son amant sur le plan des finances, mais aussi des ressources intellectuelles ou psychologiques ! Des Grieux apparaît, aux yeux de Manon, comme une « pauvre âme » éthérée et inadaptée à ce monde vil, qu’elle doit secourir de toutes ses capacités pratiques… y Manon exprime ici son amour de façon tellement hyperbolique que l’on pourrait presque douter de la réalité de ses sentiments, ce que Des Grieux n’est pas loin de faire un peu plus bas en disant : « Elle m’aime, je le veux croire » ; nous avons déjà vu le recours aux termes religieux comme « idole » et « Je t’adore » ; de la même façon, ses serments et affirmations répétés (« je te jure », « compte là-dessus ») trahissent une volonté délibérée de convaincre le destinataire malgré toutes les apparences… Enfin,

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l’expression « il n’y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t’aime », qui semble à première vue une déclaration d’amour exclusif (« que toi au monde »), peut se lire de façon beaucoup plus ambiguë : il n’y a, en effet, que Des Grieux que Manon puisse aimer de cette façon, c’est-à-dire en le trahissant et en partant avec un autre ! Mais cette formulation correspond bien aussi au fonctionnement psychologique de Manon, dissociant le corps et le cœur et n’exigeant d’elle-même et de son amant que la « fidélité du cœur ». Comme à plusieurs reprises dans le roman, Manon paraît ici totalement amorale mais sans cynisme : croyant rassurer le malheureux Des Grieux, elle emploie, sans le vouloir, des termes terriblement blessants pour lui.

Des Grieux : un amoureux trahi U Le désarroi de Des Grieux se marque de façon très forte dans l’organisation du récit de ses réactions après la lecture de la lettre : en effet, il s’efforce d’abord de rendre compte de ce qu’il a ressenti, en jouant du décalage temporel de l’écriture, et se heurte d’emblée à l’impossibilité de comprendre ; on peut relever un important champ lexical de l’explication, employé systématiquement dans des tournures négatives (« on ne saurait les expliquer », « l’on a peine à se les bien démêler », « cela ne se lie à rien », « ne peut même être rapproché d’aucun sentiment »). Le narrateur fait surtout ressortir le caractère exceptionnel de ce qu’il vit par le vocabulaire (« uniques », « seules ») et les négations (« ils n’en ont pas l’idée », « on n’a rien éprouvé qui soit semblable », « aucun sentiment connu », « rien ») ; il n’a jamais rien éprouvé de tel (« cela ne se lie à rien dans la mémoire ») et ne peut non plus se référer à l’expérience des autres, ce qui le place dans une angoissante ignorance de lui-même. Il n’arrive même pas à mettre des mots précis sur ses sentiments (« quelle espèce de sentiments », « seules de leur espèce », « de quelque nature »), ce qui l’oblige à avoir recours à la supposition et à l’énumération (« il devait y entrer de la douleur, du dépit, de la jalousie et de la honte »). Le narrateur est donc confronté à la difficulté de rendre compte de son état d’âme au destinataire : « difficile à décrire », « On ne saurait les expliquer aux autres ». Dans le monologue proprement dit (qui commence à « Elle m’aime »), le narrateur use de toutes les ressources du discours direct pour exprimer son désarroi : succession de questions rhétoriques, exclamations, phrases courtes sans coordination qui se succèdent comme une cascade d’émotions successives, interjection (« Dieu d’amour ! »)… Des Grieux donne ici l’impression qu’il n’est plus maître de ses sentiments et ne parvient pas à mettre ordre ni raison dans son affectivité. Il finit même par s’adresser directement à Manon, en l’invectivant (« ingrate »). V Des Grieux ressent la douleur de la trahison de son amante, qui se marque d’abord dans la forme de son monologue (cf. question précédente), puis dans le rappel obsessionnel du départ de Manon (« elle m’abandonne » ; « tu ne m’aurais pas quitté, du moins sans me dire adieu ») ; il exprime aussi directement sa souffrance en évoquant « quelles peines cruelles on sent à se séparer de ce qu’on adore ». Son dépit vient de la disproportion entre son amour pour Manon et la façon dont elle le traite et du sentiment qu’il a de n’être pas « récompensé » de son amour. Des Grieux invoque ainsi ses « droits » et l’ingratitude de Manon (l’adjectif « ingrate » revient 2 fois). Ce dépit s’exprime surtout à travers les questions qui soulignent justement cette inadéquation (« aime »/« haïr », « que me reste-t-il »/« sacrifié ») et les invectives qu’il lui lance. Des Grieux oppose, à plusieurs reprises, sa conduite à celle de Manon (elle/moi) et souligne l’ampleur de ses sacrifices avec une certaine aigreur : « renonçant à ma fortune et aux douceurs de la maison de mon père », « nécessaire » ≠ « ses petites humeurs et ses caprices ». Sa jalousie s’exerce, en termes voilés d’ailleurs, sur le frère de Manon : « je sais bien de qui tu aurais pris des conseils » ; on a l’impression que Des Grieux ne veut pas envisager davantage avec qui est partie Manon, peut-être pour sauvegarder son amour-propre, et préfère ainsi en rester sur le plan du « conseil », moins douloureux pour lui… Sa honte vient essentiellement de la « grossièreté » de Manon qu’il ne peut cacher à la lecture de la lettre. Il a honte ici de l’objet de son amour et du fait que son amante dénature, par son comportement, la noblesse de la passion qu’il lui porte. Ce n’est pas sans raison qu’il invoque, à ce moment précis du monologue, le « Dieu d’amour », comme une sorte de garant de son idéalisme amoureux. W Des Grieux s’en prend essentiellement à l’ingratitude de Manon et à sa « grossièreté de sentiments », qui est d’ailleurs comprise comme une sorte d’ingratitude, puisqu’elle « répon[d] mal à [sa] délicatesse ». Il reprend trois expressions de la lettre de Manon, dont deux ont trait à l’affirmation de son amour. On peut remarquer que la première (« Elle m’aime, je le veux croire ») refuse encore de mettre vraiment en doute cet amour, par l’expression assez ambiguë (« je le veux croire ») qui révèle en tout cas la

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volonté d’autopersuasion du narrateur. Mais la seconde fait bien ressortir la douloureuse mise en question par Des Grieux des sentiments affirmés par Manon : « Elle m’adore, dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate… » ; le narrateur souligne d’abord, par son insistance (« dit-elle »), la différence entre les paroles et les actes de Manon ; puis l’irréel renvoie son amour à une hypothèse non réalisée, qui s’oppose à la réalité de l’acte (« tu ne m’aurais pas quitté »). Enfin, l’expression qui choque le plus Des Grieux est celle qui se trouve au centre de la lettre de Manon comme de son monologue et qui met en balance la faim et l’amour. L’amant la reprend deux fois, en opposant la conduite à la sienne : « Elle appréhende la faim » ≠ « Je ne l’ai pas appréhendée, moi… ». C’est l’expression qui suscite, de sa part, le plus d’indignation, comme le montrent les exclamations et l’invocation au « Dieu d’amour » ; en effet, c’est là que se manifeste la « grossièreté de sentiments » de Manon, opposée à la « délicatesse » de Des Grieux : à l’amour absolu du héros (« jusqu’au nécessaire »), Manon répond par un amour médiocre, comptable, qui se mesure uniquement à l’aune du matériel (« le pain »)…

Un amour noble ? X Le décalage temporel entre le je narré et le je narrant intervient au début du troisième paragraphe, juste après la lettre, quand le narrateur essaie de rendre compte de ses réactions. Il oppose clairement présent et passé (« aujourd’hui » ≠ « alors »), en utilisant également les temps et modes du discours : présent de l’indicatif (« j’ignore », « n’en ont pas idée », « on a peine », « il est certain »…) et conditionnel (« serait », « saurait ») ; il se livre ici à une tentative d’analyse de ses sentiments, en prenant une certaine distance, en particulier par la généralisation (« on », « autres »). Cette mise à distance avant même le début de son monologue dominé par des émotions violentes peut fonctionner comme une sorte de « sas de décompression » après la lecture éprouvante de la lettre ; il invite son destinataire à prendre comme lui un peu de hauteur, peut-être pour ne pas juger trop vite Manon… D’autre part, cette insistance sur l’émotion unique et indescriptible de Des Grieux fait aussi de cette lettre un acte exceptionnel, que le lecteur aura sans doute autant de mal à comprendre que le héros à expliquer les réactions qu’elle a provoquées en lui. Ce court passage jouant du décalage temporel est aussi le moyen pour Des Grieux narrateur de redorer un peu son blason, en insistant sur l’intensité de son émotion face à une lettre si « grossière » : en exprimant à quel point elle le choque, il prouve sa « délicatesse » foncière et l’héroïsme d’un amour capable de supporter de pareilles épreuves… L’exclamation qui clôt ce passage réflexif (« Heureux s’il n’y fût pas entré encore plus d’amour ! ») s’achève justement sur le mot « amour » ; et sa tournure en forme de regret à l’irréel souligne que sa plus grande souffrance vient de son amour blessé, ce qui peut l’assurer de la compassion et de l’indulgence du lecteur. at Des Grieux apparaît moins naïf vis-à-vis de Manon que lors de la première trahison, car il la connaît manifestement mieux : ainsi ressent-il de la colère contre elle, qui s’exprime à travers de violents reproches (« ingrate »). Il est même capable de porter sur elle des jugements très négatifs (« grossièreté de sentiments », « ses petites humeurs et ses caprices »). En revanche, sa sensibilité toujours aussi vive se ressent à travers l’intensité de ses émotions (voir l’hyperbole « frisson mortel » et la ponctuation affective du monologue). Des Grieux se présente encore ici comme un modèle d’amoureux, capable de tous les sacrifices (cf. le champ lexical : « sacrifié », « m’y expose », « renonçant », « retranché ») ; l’amour demeure pour lui un absolu, qui transcende tout le reste et surtout le matériel, « jusqu’au nécessaire ». Cette dimension d’absolu est ce qui conserve la noblesse à son sentiment pour Manon, malgré la « grossièreté » de celle-ci, et ce qui prouve sa « délicatesse ». La souffrance éprouvée (« peines cruelles ») est encore un gage de la pureté et de l’authenticité du sentiment et fait de l’amoureux une sorte de « martyr »… ak Des Grieux exprime son décalage avec Manon en opposant leur conduite, par le jeu constant des pronoms (elle/moi) ou par les antithèses (« grossièreté »/« délicatesse »). Il préfère marquer cette différence pour sauvegarder son amour-propre (elle l’abandonne pour des raisons purement matérielles) et la noblesse de son sentiment (il ne s’abaisse pas à ce genre de considérations), plutôt que d’essayer de la comprendre et encore moins de la justifier. On sent très bien ici à quel point les deux amants n’appartiennent pas au même monde, socialement mais aussi « idéologiquement » : Des Grieux évalue Manon à l’aune de son idéalisme amoureux et ne peut admettre d’autres critères de jugement (« C’est à moi qu’il faut demander quelles peines cruelles on sent à se séparer de ce qu’on adore »). Ce

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décalage donne à sa passion un caractère tragique, proche de la thématique racinienne : l’objet de son amour ne lui paraît pas à la hauteur de son sentiment et cette discordance le fait souffrir. Il est intéressant de noter que Manon, de son côté, finit par comprendre les motivations de son amant et y fait même référence ; dans la scène des retrouvailles qui suit, elle dira à Des Grieux : « J’avais espéré que vous consentiriez au projet que j’avais fait pour rétablir un peu notre fortune, et c’était pour ménager votre délicatesse que j’avais commencé à l’exécuter sans votre participation ; mais j’y renonce, puisque vous ne l’approuvez pas » (p. 112) ; on peut remarquer qu’elle s’exprime ici en termes beaucoup plus élégants (« rétablir un peu notre fortune ») et reprend même ceux de Des Grieux (« ménager votre délicatesse ») ; dans un paradoxal retournement (que l’on retrouvera à plusieurs reprises dans l’œuvre : voir la scène de la prostituée), ce qui apparaissait comme du grossier cynisme de la part de Manon se transforme en marque d’attention envers son amant… à moins que ce ne soit une habile manœuvre pour se justifier !

u�Lectures croisées et travaux d’écriture

Examen des textes et de l’image u Dans ces trois textes, le personnage masculin exprime directement ses sentiments, puisqu’il est le héros-narrateur (textes A et C) ou qu’il parle au discours direct (texte B) et tente de les expliciter. Chaque narrateur en montre d’abord la complexité, entre amour et haine : – Des Grieux a du mal à « les bien démêler à [lui]-même » ; – le Prince est en proie à des « sentiments […] opposés » ; – le héros de Musset constate : « je la maudissais, mais j’en rêvais ». Chez ce dernier personnage, les sentiments sont paroxystiques et les verbes employés pour les traduire très forts (« haïr », « maudire », « la tuer ») ; mais l’attachement et la dépendance s’expriment avec autant de force (« elle était, pour ainsi dire, dans le sang de mes veines ») ; le narrateur continue à attendre et à espérer la venue de son amante et ne peut envisager de vivre sans elle. Cette permanence de l’amour torture les trois héros masculins, car, malgré la trahison, ils ne peuvent se résoudre à avoir perdu celle qu’ils aiment et à « se séparer de ce qu’on adore » (texte A). Les trois personnages reprochent à la femme sa perfidie – terme que l’on retrouve dans les textes B et C, alors que Des Grieux emploie « ingrate ». Les héros ont perdu toute estime pour la femme qui les a trahis en faisant preuve de dissimulation (dans les textes B et C, c’est l’homme qui a surpris, ou cru surprendre, l’infidélité). Ils en viennent à concevoir du mépris pour le personnage féminin : Des Grieux s’exprime avec une cruelle ironie aux dépens de Manon et relève sa « grossièreté de sentiments » ; le Prince accuse sa femme d’hypocrisie avec violence (« Vous versez bien des pleurs, Madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître »). Ce mépris peut être si fort qu’il rejaillit sur le personnage et le conduit à la honte de lui-même, comme l’avouent Des Grieux et le prince de Clèves (« qu’il devait y entrer de la douleur, du dépit, de la jalousie et de la honte » / « Je vous aimais jusqu’à être bien aise d’être trompé, je l’avoue à ma honte »). Des Grieux et M. de Clèves reprochent au personnage féminin de n’avoir pas été à la hauteur de leur amour et mettent en balance leur amour profond et la cruauté de la femme qui les a trompés : – Des Grieux oppose sans cesse son comportement et celui de Manon (« après tout ce que je lui ai sacrifié ? Cependant elle m’abandonne ! ») ; – le Prince dévoile à sa femme la sincérité de sa passion pour elle (« je méritais votre cœur », « vous regretterez quelque jour un homme qui vous aimait d’une passion véritable et légitime »), qui rend d’autant plus terrible la trahison de sa femme (« une personne que j’ai tant aimée, et dont j’ai été si cruellement trompé »). Chez Mme de Lafayette, cette blessure semble avoir brisé définitivement l’amour : « m’avoir ôté l’estime et la tendresse que j’avais pour vous ». Les trois personnages se trouvent finalement devant un abîme d’incompréhension face à la femme qui les a trahis. Des Grieux et M. de Clèves ne comprennent pas comment il peut y avoir en elle à la fois amour et trahison et ne savent plus ce qu’ils doivent croire devant ces incohérences : – « Elle m’adore, dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate », s’exclame Des Grieux ; – quant au Prince, dans des questions angoissées et accusatrices, il souligne la distorsion entre la preuve d’amour qu’a constituée l’aveu et la conduite présente de sa femme : « Fallait-il qu’une action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me parler à Coulommiers eût si peu de suite ? »

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Le héros de Musset se heurte à une incompréhension encore plus radicale, face à la fin d’un amour, et ne peut finalement pas croire à la trahison : « Deux êtres qui s’aiment, qui s’embrassent, et qui ne sont pas toi et moi ! » v Chez Swann, la révélation du mensonge d’Odette rejaillit sur tout le passé de sa liaison avec elle et insinue le doute dans tous ses souvenirs. L’adverbe « déjà », placé en fin de première phrase (« elle lui mentait déjà »), exprime le mouvement rétrospectif de la pensée de Swann, qui revoit son passé sous le regard de la trahison. La construction de la période que constitue la deuxième phrase est aussi très expressive : l’anaphore de la préposition « sous » (4 fois) qui fait attendre la principale (« il sentait s’insinuer la présence possible et souterraine de mensonges »), de même que les fréquentes énumérations montrent bien la contamination progressive de toute sa mémoire. Tout devient ainsi, dans sa mémoire, prétexte à soupçon, et les images du texte soulignent le caractère insidieux de ce processus : « cachette », « présence possible et souterraine de mensonges », « faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur », « ébranlant pierre à pierre tout son passé ». Mais Proust ajoute, à la fin du texte, une autre analyse du fonctionnement de la mémoire et de la jalousie, montrant comment ce sentiment doit être sans arrêt « ensemenc[é] » par « d’innombrables doutes » pour donner « l’illusion de l’unité ». L’esprit torturé et narcissique de Swann nourrit ainsi sa jalousie par la suspicion rétrospective… Olivier Rolin explique, dans l’extrait de son roman, la douleur extrême de la trahison en montrant qu’elle crée une rupture entre le présent et le passé : la personne qui aimait est capable de blesser, voire de tuer l’être aimé, en l’abandonnant, en « une réversion si inouïe du bien et du mal, un retournement si incompréhensible des rôles », qu’elle semble ôter à la personne toute cohérence. Deux questions successives, introduites par « Se peut-il », montrent l’incompréhension devant l’abîme qui sépare désormais les actes passés et les actes présents. De la même façon que chez Proust, le narrateur montre que la trahison rejaillit sur l’amour passé et le frappe de néant : « ce qui est annule ce qui semblait avoir été » ; la comparaison entre la guerre et l’amour souligne bien qu’il s’agit là d’une question de vie ou de mort : celui qui trahit tue l’autre, mais aussi le passé qu’ils ont vécu ensemble (« Ce qui advient est la vérité de ce qui est toujours advenu, dissimulé »). La trahison semble prendre une dimension ontologique, faire partie de la personne, comme le ver dans le fruit, et ne pas se limiter à un acte occasionnel qui serait amené par certaines circonstances : « Et des amants, celui qui soudain abandonne l’autre renversé et rompu dans la poussière, comme un guerrier mort de l’Iliade, c’est et ç’a toujours été un fils de pute ou la grande catin de Babylone. » w Ce qui frappe d’abord, c’est la violence de ce qui bouleverse les personnages masculins : – M. de Clèves éprouve un « violent chagrin » qui va le conduire à la mort ; – le héros de Musset est atteint jusque « dans le sang de [ses] veines » ; – le narrateur, chez Rolin, emploie aussi un vocabulaire physique qui contribue à l’émotion du texte (« brisé », « presque mort », « s’épuise », « blessure », « rompu »…). Les textes ont recours à la ponctuation affective, avec beaucoup d’interrogations et d’exclamations (« fallait-il ? » / « est-ce que c’est possible ? » / « se peut-il ? ») ; celui de Rolin abonde en intensifs ou en superlatifs (« si inouïe », « si incompréhensible », « ce qu’elle avait de plus cher »…) et en termes très forts (« blessure terrible », « affolé », « implacable »), jusqu’à utiliser des mots du registre familier, qui traduisent d’autant mieux l’émotion (« balance », « fils de pute », « catin »). Quant à la lithographie de Munch, conformément à l’esthétique de l’expressionnisme, elle exprime un sentiment intense, à travers le visage au premier plan, se détachant en pleine lumière sur un fond noir, avec les yeux écarquillés d’horreur et de douleur. Les trois textes associent la trahison et la mort : – la trahison tue véritablement M. de Clèves (« je meurs du cruel déplaisir que vous m’avez donné »), puisque, une fois son amour déçu et trompé, il désire mourir (« Que ferais-je de la vie, reprit-il, pour la passer avec une personne que j’ai tant aimée, et dont j’ai été si cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette même personne ») ; – Olivier Rolin reprend avec force la même idée en comparant l’être trahi, « renversé et rompu dans la poussière », à « un guerrier mort de l’Iliade » ; – Musset également fait de la trahison une question de vie et de mort, en la présentant comme une sorte d’amputation « des souvenirs de chair et de sang », comme un acte qui empêche toute vie (« la perdre, [c’était] tout détruire ») et qui peut même amener à tuer. La souffrance de M. de Clèves s’exprime par le fait qu’il ne peut s’empêcher, malgré toute sa réserve et sa noblesse, de faire à sa femme des reproches d’une amertume cruelle qui mettent injustement en

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cause sa sincérité (« une mort que vous causez et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître »), sa vertu (« si votre vertu n’avait pas plus d’étendue pour y résister ») et l’intégrité de ses sentiments en lui prêtant des intentions qu’elle n’a pas (« Mais ma mort vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous pourrez rendre Monsieur de Nemours heureux »). Les trois personnages masculins ressentent la même impression de destruction totale de leur être et de ce qui les fait vivre, par la trahison : – le prince de Clèves voit son amour et son estime pour sa femme anéantis et préfère mourir ; – le héros de Musset a le sentiment que le mal causé par la trahison rayonne en lui et autour de lui (« le monde m’apparaissait comme peuplé de monstres, de bêtes fauves et de crocodiles »), au point de le faire « douter de tout » ; – de la même façon, le texte d’Olivier Rolin montre que la trahison semble briser toute cohérence à l’intérieur des êtres, et même dans le passé, en créant « une réversion […] inouïe du bien et du mal, un retournement […] incompréhensible des rôles » ; le narrateur cherche désespérément à renouer un lien entre passé et présent, comme le soulignent ces interrogations où s’opposent présent et imparfait : « Se peut-il qu’elle ne soit pas accablée de la blessure terrible qu’elle vous a faite, elle qui s’inquiétait du moindre mal qui pouvait vous advenir. » Leur souffrance s’exprime aussi dans leur impuissance à surmonter cette douleur et même à lui trouver un sens ; tous les trois traduisent leur incompréhension devant l’attitude de la femme exprimée par les questions soulevant les incohérences de ses actes, leur impossibilité à se détacher du passé et de leur amour : le héros de Musset reste hanté par son amante jusque dans ses rêves et l’attend toujours, comme le narrateur du texte E « s’épuise dans la vaine croyance que ce qui a été pris sera repris, ce qui a été délié sera lié de nouveau », en se souvenant des tendresses passées. C’est ainsi qu’ils se sentent conduits à la folie (« Est-ce que tu es fou ? » [texte C]/« esprit affolé ») et que le prince de Clèves préfère la mort. Le personnage de Munch semble également plein d’incompréhension en imaginant en arrière-plan la femme aimée avec un autre, et son regard halluciné peut faire penser à la folie.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Ces cinq textes ainsi que la lithographie de Munch présentent des hommes confrontés à la trahison de la femme aimée, qui va les bouleverser au plus profond d’eux-mêmes. • La première conséquence psychologique est une grande souffrance, exprimée souvent dans des termes paroxystiques : – Des Grieux se trouve dans « un état qui […] serait difficile à décrire », en proie à des « peines cruelles » ; – le prince de Clèves est à l’article de la mort causée par un « chagrin violent » ; – Musset emploie l’image des « cicatrices » ; – de même, Rolin utilise un vocabulaire très fort emprunté au domaine physique : « brisé », « presque mort », « blessure terrible », « renversé et rompu » ; – enfin, Proust emploie les termes « malheur » et « souffrir ». • Cette souffrance vient d’abord de la perte de l’amour, des « peines cruelles [qu’]on sent à se séparer de ce qu’on adore » (texte A). Les personnages sont hantés par la femme aimée, comme on le voit particulièrement chez Musset (texte C) où le héros rêve d’elle, l’attend et ne peut imaginer la vie sans elle. Swann (texte D) se remémore avec désespoir « les souvenirs les plus doux » perdus ou détruits, et le narrateur de Rolin (texte E) se torture à mettre en parallèle le passé et le présent (« Se peut-il qu’elle ne soit pas accablée de la blessure terrible qu’elle vous a faite, elle qui s’inquiétait du moindre mal qui pouvait vous advenir »). Enfin, le Prince (texte B) avoue la profondeur de sa passion alors qu’il la sait détruite (« Que ferais-je de la vie, reprit-il, pour la passer avec une personne que j’ai tant aimée, et dont j’ai été si cruellement trompé »). C’est cette permanence de l’amour qui fait le plus souffrir les personnages, qui ne peuvent se déprendre de la femme aimée, malgré la jalousie ; c’est sans doute Musset (texte C) qui exprime le plus intensément ce phénomène en montrant comment haine et amour coexistent dans le personnage et l’écartèlent : « J’avais beau haïr cette femme, elle était, pour ainsi dire, dans le sang de mes veines ; je la maudissais, mais j’en rêvais » ; de même, il espère le retour de son amante, mais se sent capable de la tuer… • Ces « sentiments si opposés » (texte B) conduisent les personnages à une sorte d’incompréhension d’eux-mêmes, voire de folie :

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– Des Grieux relève les réactions contradictoires qui l’habitent (« de quelque nature que fussent les miens, il est certain qu’il devait y entrer de la douleur, du dépit, de la jalousie et de la honte ») ; – le prince de Clèves affirme son amour mais torture sa femme, et avoue lui-même la « faiblesse » à laquelle l’amène la jalousie ; – Swann est animé « de tendresse et de soupçons alternés » ; – enfin, Musset et Rolin évoquent directement la folie (« Est-ce que tu es fou ? »/« esprit affolé »). Le regard halluciné du personnage de Munch, obsédé par la femme qu’il imagine avec un autre, et la mise en scène du tableau qui le fait ressortir en blanc d’un fond complètement noir peuvent faire penser que la démence s’empare de lui… • La trahison est souvent assimilée à la mort, car elle ébranle l’être dans tout ce qui le fait vivre : – le cas exemplaire est, bien sûr, celui de M. de Clèves, qui meurt véritablement de son amour trahi, puisqu’il constituait sa vie même (« vous me rendez la mort agréable, et qu’après m’avoir ôté l’estime et la tendresse que j’avais pour vous, la vie me ferait horreur ») ; – Rolin (texte E) évoque aussi directement la mort en comparant l’être trahi à « un guerrier mort de l’Iliade » ; – le narrateur de Musset (texte C) éprouve lui aussi ce dégoût total de l’existence, comme si la trahison avait anéanti tous les ressorts de sa vie (« la perdre, [c’était] tout détruire ») : le mal causé par la trahison rayonne en lui et autour de lui (« le monde m’apparaissait comme peuplé de monstres, de bêtes fauves et de crocodiles »), au point de le faire « douter de tout ». Ce retentissement mortifère de la trahison rejaillit même sur le passé et l’annule, comme le montrent très bien Proust et Rolin (cf. question 2), ce qui explique que le personnage se sente dépossédé de lui-même et « presque mort » (texte E). Dans la lithographie de Munch, l’ombre noire qui semble dévorer le visage du personnage peut évoquer la folie ou la mort qui s’empare de lui et le détruit. • Vis-à-vis de la femme aimée, la trahison provoque d’abord l’incompréhension, marquée par les nombreuses interrogations qui jalonnent tous les textes : le héros ne peut s’expliquer son comportement (textes A et C) ou ne peut le faire coïncider avec ses actes passés (textes B et E), comme l’exprime magnifiquement Rolin (« c’est une réversion si inouïe du bien et du mal, un retournement si incompréhensible des rôles que l’esprit affolé ne peut les concevoir, moins encore les admettre »). L’être trahi en vient donc à douter de la sincérité des sentiments passés, et c’est ainsi toute l’histoire d’amour qui se voit faussée et pervertie : le Prince (texte B) remet en cause les intentions de sa femme lors de l’aveu, et Proust (texte D) suggère, à travers une série d’images, « la présence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté de plus cher ». Les personnages masculins dégradent alors l’image féminine en considérant ses sentiments comme indignes et inférieurs : Des Grieux compare sans cesse sa passion et ses sacrifices à l’attitude de Manon pour souligner à plusieurs reprises son ingratitude ; le Prince exalte sa propre passion pour mieux prendre en défaut les sentiments de sa femme. Les reproches peuvent se faire plus violents, comme celui de « perfidie » présent dans les textes A et C ; le prince de Clèves accuse cruellement sa femme de duplicité (« Vous versez bien des pleurs, Madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître ») ; quant à Swann, sa suspicion à l’égard d’Odette s’étend à tout leur passé commun. La trahison engendre alors une vision dégradée de la femme qui peut aller jusqu’au mépris : Des Grieux évoque la « grossièreté de sentiments » de Manon ; le Prince prête à son épouse des pensées indignes d’elle à la fin du texte B ; enfin, Rolin (texte E) a recours au vocabulaire familier le plus injurieux, qui fait de l’être qui a trahi « un fils de pute ou la grande catin de Babylone ». Nous voyons donc que la trahison entraîne des sentiments violents, qui contaminent toute la vision du monde en dégradant l’image de la femme et de l’amour et conduisent le personnage au dégoût de soi-même et de la vie, voire à la mort.

Commentaire

Introduction La Princesse de Clèves, considéré comme le premier roman français d’analyse, présente une vision tragique de la passion : l’héroïne fait à son époux l’aveu de sa passion pour le duc de Nemours, déclenchant ainsi un engrenage tragique de jalousie et de malentendus ; en effet, le Prince, sur un faux témoignage, est persuadé qu’elle l’a finalement trompé et en tombe gravement malade. Ses

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dernières paroles, à la fois pathétiques et tragiques, sont l’expression de sa cruelle souffrance, mais aussi l’occasion de révéler toute sa passion pour sa femme, et pèseront lourd sur la suite du destin de celle-ci.

1. La souffrance de la trahison La trahison supposée de sa femme est la cause directe de la mort du prince de Clèves, par le « violent chagrin » qu’elle lui cause. A. L’expression de la souffrance • Elle est soulignée par le narrateur dans une sorte de didascalie : « une voix affaiblie par la maladie et par la douleur ». • Le Prince lui-même est parfaitement conscient de son état (« Je ne suis plus en état de vous faire des reproches ») et de sa mort prochaine, qu’il évoque à maintes reprises. • Cette souffrance est morale, suscitée par « des sentiments si opposés et si douloureux » : le Prince est, en effet, partagé entre son amour pour sa femme et la suspicion de sa trahison. Cette confusion dans ses sentiments le fait souffrir, car il ne sait pas comment interpréter le comportement de son épouse ; cf. le parallélisme qui met en valeur l’opposition : « qui lui paraissait quelquefois véritable et qu’il regardait aussi quelquefois comme des marques de dissimulation et de perfidie » (« quelquefois » est répété de part et d’autre), « paraissait » / « regardait », « véritable » ≠ « marques de dissimulation et de perfidie ». • Cette souffrance est si forte qu’il ne peut la maîtriser et agit contre sa propre volonté en l’exprimant : l’antithèse et la consécutive (« si… que ») montrent qu’il est dominé par la douleur (« avait résolu de ne lui point témoigner le violent chagrin » ≠ « il ne les put renfermer en lui-même »). De plus, les accusations violentes et blessantes qu’il porte contre Mme de Clèves vont à l’encontre de toute sa nature, marquée par la retenue, le respect et la noblesse morale ; il en a lui-même conscience et souffre aussi de s’être abaissé jusque-là : « faut-il que j’aie la faiblesse d’y jeter les yeux ». • L’intensité de la douleur qui le mine s’exprime dans son discours en termes forts, qui en font une sorte de cri pathétique (« cruel », « cruellement », « horreur »). Les interrogations multiples traduisent l’amertume et le désespoir dans les griefs qu’il exprime contre sa femme (« Fallait-il », « pourquoi », « que ferais-je »…). • La trahison de sa femme a ruiné l’amour qu’il avait pour elle et semble ainsi l’avoir amputé d’une partie de lui-même (« ôté l’estime et la tendresse que j’avais pour vous ») ; elle a atteint le passé en le détruisant (« j’ai été si cruellement trompé »), mais aussi l’avenir (« je ne puis plus le désirer »). Cette souffrance radicale, qui atteint le Prince au plus profond de lui-même et dans les ressorts mêmes de sa vie, explique son abandon à la mort. B. Le désir de mort • La mort envahit tout le texte à travers un polyptote : « mort » (3 fois), « je meurs » (2 fois), « je mourrai ». Elle est montrée comme certaine et imminente par l’emploi du présent ; dans la dernière partie du texte, le Prince évoque même au futur le temps d’après sa mort (« vous regretterez ce qui arrivera, je ne serai plus »). Ces procédés renforcent encore le caractère tragique de ce passage : la mort est inéluctable, et nous entendons les dernières paroles du Prince. • Le personnage lie clairement sa mort à la trahison de sa femme : « je meurs du cruel déplaisir que vous m’avez donné ». • La mort apparaît presque comme un choix de sa part, puisque sa passion, qui constituait sa vie, est détruite et qu’il ne peut vivre ni avec ni sans sa femme : « la passer avec une personne que j’ai tant aimée, et dont j’ai été si cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette même personne ». Dans une sorte de retournement tragique, la mort est marquée positivement : « sans regret », et même « agréable ». La souffrance profonde de cette trahison et l’impossibilité de vivre qu’elle entraîne s’expliquent par la violence de la passion de M. de Clèves, que la proximité de la mort va lui permettre de révéler entièrement.

2. L’aveu de l’amour Ce dernier discours de M. de Clèves a le poids des paroles ultimes : la mort prochaine est l’occasion pour lui d’un aveu, mais cet aveu constitue aussi un reproche d’autant plus terrible à sa femme. A. Une passion profonde • Elle s’exprime à travers le deuxième polyptote du texte, celui du verbe aimer (« je vous aimais » [2 fois], « j’ai tant aimé », « un homme qui vous aimait »).

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• Elle est fondée sur les valeurs morales du XVIIe siècle : le mérite et l’estime réciproque (« l’estime et la tendresse que j’avais pour vous », « quelque chose de votre estime », « je méritais votre cœur »), le respect de l’autre (« la crainte de vous importuner, ou de perdre quelque chose de votre estime, par des manières qui ne convenaient pas à un mari »). • Mais elle dépasse ce cadre extérieur et atteint l’absolu à travers l’emploi fréquent des intensifs : « jusqu’à », « tant », « au-delà ». B. Une passion unique • Cette « passion véritable et légitime » s’oppose à celle entre Mme de Clèves et le duc de Nemours (cf. le parallélisme : « la passion que vous aviez pour Monsieur de Nemours » / « la passion que j’avais pour vous »). La fin du texte (soulignée solennellement par un « Adieu, Madame » pathétique) est à la fois un aveu d’amour du Prince et une dernière manifestation amère de la jalousie, dans la comparaison avec son rival. • Cette comparaison repose sur une série d’oppositions (cf. « vous connaîtrez la différence ») : – « passion véritable et légitime » ≠ « engagement » ; – « je vous aimais » ≠ « vous séduire » (sentiment profond et sincère ≠ vanité de la conquête) ; – « je vous aimais » ≠ « vous témoignant de l’amour » (réalité ≠ apparence) ; – « vous regretterez un homme » ≠ « vous sentirez le chagrin ». C. Une passion tragique a) Une passion qui entraîne à la faiblesse • Le Prince analyse avec lucidité la faiblesse où l’a conduit sa passion pour sa femme : « je l’avoue à ma honte ». Contrairement aux valeurs d’estime de soi et de vérité, il reconnaît qu’il aurait préféré le « faux repos » et « l’aveuglement tranquille ». • À la fin du texte, il reconnaît également qu’il est dominé par la jalousie, qui l’amène à des pensées basses et indignes de lui (« la faiblesse d’y jeter les yeux »). Ces aveux rendent le personnage encore plus pathétique, mais lui donnent aussi une dimension tragique, en nous révélant combien la passion l’a atteint au plus profond. b) Une passion inaccomplie • Le Prince a dû dissimuler la profondeur de sa passion, puisqu’il n’était pas aimé en retour : « au-delà de ce que vous en avez vu » ; « je vous en ai caché la plus grande partie, par la crainte de vous importuner, ou de perdre quelque chose de votre estime ». Ce n’est qu’au moment où il croit cette passion détruite qu’il peut la révéler entièrement. • Cette passion est évoquée systématiquement au passé, car la mort vient sanctionner définitivement son inaccomplissement (remarquer l’emploi du passé composé, qui en souligne l’aspect révolu : « j’ai tant aimée », « elle a été »…). • Une belle formule exprime comme un couperet l’impossibilité de vivre cette passion : « puisque je n’ai pu l’avoir, et que je ne puis plus le désirer » ; remarquons la double négation du verbe pouvoir et l’opposition des temps et des verbes « avoir » et « désirer », qui montrent l’échec définitif et sans espoir de l’amour du Prince.

3. Une mort tragique La mort du Prince est particulièrement tragique car elle est causée par une série de malentendus et qu’elle s’inscrit au cœur d’un engrenage qui va broyer les héros. A. L’aveuglement • La jalousie et la mort du Prince ne sont que le résultat d’une terrible erreur, puisque c’est sur un faux témoignage (celui du messager qu’il a envoyé espionner le Duc) que le personnage a été convaincu de la trahison de sa femme. Le Prince se détruit lui-même, mais aussi fait du mal à celle qu’il aime par-dessus tout et l’humilie injustement par des reproches infondés. • La mort du Prince est d’autant plus cruelle qu’elle entretient le mensonge et l’incommunicabilité entre les deux personnages : ne sachant plus reconnaître la vérité chez sa femme (cf. la confusion du 1er paragraphe), il met en doute la peine sincère qu’elle éprouve et l’accuse cruellement d’hypocrisie et de duplicité (« une mort […] qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître »). • Il conteste ainsi les valeurs auxquelles la Princesse est le plus attachée : la sincérité et la fidélité (« si votre vertu n’avait pas plus d’étendue pour y résister »). • Il en vient même à lui reprocher son aveu, qui était pour elle, au contraire, la manifestation du respect et de la confiance envers son mari. Il souligne, par ses interrogations amères en forme de

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regrets, que cet aveu n’a en fait conduit qu’au malheur (« Pourquoi m’éclairer », « Que ne me laissiez-vous »). • À la fin du texte, dans son désespoir, il prête à sa femme des pensées dégradantes pour elle : « ma mort vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous pourrez rendre Monsieur de Nemours heureux ». B. Un engrenage tragique • La mort de M. de Clèves s’inscrit dans une succession d’événements à l’issue funeste : l’aveu de la Princesse précipite M. de Clèves dans les tourments d’une curiosité et d’une ruse qui sont contraires à sa dignité, et cette suspicion se retourne contre lui, puisque c’est le faux rapport de son envoyé qui déclenche la jalousie mortelle du Prince. Cette mort est donc l’aboutissement logique de sa passion. • Mais il en rejette cruellement et injustement toute la responsabilité sur sa femme, à plusieurs reprises : « une mort que vous causez », « je meurs du cruel déplaisir que vous m’avez donné », « vous me rendez la mort agréable ». Cette accusation pèsera lourd sur la conscience de la Princesse (après la mort de son mari, « elle considéra qu’elle était la cause de sa mort », ce qui entraînera également sa propre mort). • Malgré lui, le Prince se projette dans l’avenir à la fin du texte et paradoxalement ferme ainsi à Mme de Clèves la possibilité qu’il croit lui ouvrir (« ma mort vous laissera en liberté, […] et vous pourrez rendre Monsieur de Nemours heureux ») ; la suite montrera justement que, par culpabilité et remords, elle renoncera à son amour pour M. de Nemours (« lorsqu’elle considéra […] que c’était par la passion qu’elle avait eue pour un autre qu’elle était cause [de la mort de son mari], l’horreur qu’elle eut pour elle-même et pour Monsieur de Nemours ne se peut représenter »).

Conclusion La mort de M. de Clèves met en évidence le caractère tragique de ce roman, en montrant une passion malheureuse et insatisfaite, qui, incontrôlable par la volonté, conduit à la souffrance puis à la mort. Ce personnage, dans lequel Mme de Lafayette avait voulu voir, à l’origine, le héros principal du roman, nous apparaît comme un être plein de noblesse et de dignité, victime de sa passion. La destinée des deux héros s’inscrit finalement dans un engrenage funeste, où vérité et vertu n’engendrent que des conséquences malheureuses, illustrant ainsi les conceptions jansénistes de l’auteur.

Dissertation

Introduction Depuis le XVIIe siècle existe ce que l’on appelle « le roman d’analyse », dans lequel le romancier nous donne accès à la pensée et au cœur du personnage. On peut alors se demander plus généralement comment le roman rend compte des sentiments et des mouvements de conscience de l’être humain. Nous observerons, pour cela, les choix que le romancier opère dans la création de ses personnages et les procédés de narration dont il dispose.

1. Le personnage : une création du romancier Le romancier, qui invente et anime ses personnages, fait une série de choix qui permettent de mieux rendre compte des sentiments de ceux-ci. A. Des personnages « types » • Les personnages de roman incarnent souvent des types humains : l’avarice avec M. Grandet (Eugénie Grandet de Balzac), l’ambition (Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, ou Bel-Ami chez Maupassant), le libertin (chez Laclos)… • Ces personnages regroupent tous les traits de caractère d’un même tempérament, souvent poussés à l’extrême et « disséqués » par l’auteur : amour absolu de Tristan et Yseut ou de Des Grieux ; désir d’absolu de la princesse de Clèves, ou de Langlois dans Un roi sans divertissement de Giono ; le père Goriot devient « le Christ de la paternité »… Le lecteur peut donc les comprendre et les analyser avec plus de perspicacité. B. Confrontés à des situations conflictuelles Le romancier choisit aussi l’intrigue et les péripéties de façon à mettre en valeur les sentiments ou les choix de ses personnages. • Il les place en situation de crise, en les confrontant à des épreuves, intérieures ou extérieures : – Jeanne, dans Une vie de Maupassant, semble être la victime de tous les malheurs (trompée par son mari, qu’elle perd dans des conditions atroces, déçue par sa mère puis son fils, ruinée, etc.) ; le

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personnage nous montre ainsi quel peut être le retentissement du malheur dans la conscience et le cœur d’un être. – Mauriac exploite cette situation de crise en nous plongeant dans la conscience de Thérèse Desqueyroux au moment où elle rentre chez elle pour retrouver son mari après son jugement pour tentative de meurtre. – De même, Stendhal fait de Julien Sorel un paysan très pauvre, mais intelligent et orgueilleux, pour accentuer son désir d’ascension sociale et sa susceptibilité. • Il les place dans une situation de conflit qui les oblige à faire des choix et donc à dévoiler leur conscience : – la princesse de Clèves est prise entre passion et devoir ; – Frollo, dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, est prêtre, mais amoureux d’Esméralda ; – Valmont est partagé entre son credo libertin et son amour naissant pour Mme de Tourvel. • Il crée des contrastes entre les personnages, qui permettent de mettre en valeur leur caractère et leurs sentiments : – dans La Cousine Bette de Balzac, une jalousie féroce anime Bette contre la douce Adeline, qui elle-même s’oppose à la perverse Valérie Marneffe (la femme et la maîtresse) ; – Hugo procède ainsi souvent par opposition de personnages : Cimourdain/Gauvain dans Quatrevingt-treize, Valjean/Javert dans Les Misérables ; – Proust fait tomber amoureux Swann d’une femme qui ne lui correspond pas. C. Un personnage qui évolue • Le déroulement de l’intrigue sur un laps de temps assez long permet d’observer l’évolution d’une conscience : c’est le cas des romans d’apprentissage (Le Rouge et le Noir, Le Père Goriot…), où le personnage découvre peu à peu sa vérité en étant confronté aux événements et à d’autres personnages. • Le roman profite donc à la fois de l’étalement dans le temps et du resserrement de l’intrigue, qui permet de rendre beaucoup plus claire une évolution car elle se concrétise en scènes fortes (et ne se « dilue » pas comme dans la vie réelle).

2. Les choix de la narration La narration romanesque dispose de plusieurs outils qui lui sont propres pour permettre l’accès à la conscience des personnages. A. Le narrateur omniscient • Il permet d’obtenir la vérité du personnage, l’explication de ses motivations, de ses jugements… • Le personnage est transparent au lecteur, qui le comprend. C’est le cas en particulier chez Balzac, qui use de ses prérogatives de narrateur omniscient et pour qui le personnage peut même devenir le prétexte à des développements sur des mécanismes psychologiques (la psychologie de la « vieille fille » dans La Vieille Fille, La Cousine Bette ou Le Curé de Tours)… B. Le personnage par lui-même • Le point de vue interne permet de plonger directement dans la conscience du personnage, de voir avec ses yeux et de réagir avec ses sentiments (cf. les romans de Stendhal). • Le monologue intérieur ou le discours indirect libre (en particulier chez Zola, dans L’Assommoir) donnent l’illusion au lecteur que le personnage s’exprime directement. • Le roman à la 1re personne peut favoriser cette sorte de transparence (Proust). • Ces procédés favorisent le phénomène d’identification, qui permet au lecteur une meilleure connaissance de l’âme humaine, puisqu’il fait une sorte de va-et-vient entre la conscience du personnage et la sienne. C. Les mystères de la conscience • De plus en plus à l’époque moderne, la plongée plus profonde dans la conscience du personnage révèle plus d’ombre que de lumière : – déjà, un roman épistolaire comme Les Liaisons dangereuses, par l’absence de point de vue surplombant, laisse une part de mystère aux personnages qui jouent entre masque et sincérité ; – au XXe siècle, le romancier ne vise plus à la transparence d’une conscience claire et raisonnable mais cherche à être plus proche de ses mouvements les plus intimes : c’est ce qu’illustre Nathalie Sarraute avec ses « tropismes » ou avec son « double » dans Enfance.

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• Certains romans ne sont plus qu’un long monologue, qui tente aussi de rendre compte de l’inconscient du personnage (romans de Faulkner, Joyce…).

Conclusion Une des principales visées du roman est donc bien de donner accès à l’intériorité du personnage, à laquelle l’auteur parvient par différents choix de narration. Nous pouvons observer que l’évolution du roman dans ce domaine épouse celle de la conception de l’homme : à la conscience claire et rationnelle du XVIIe siècle, à laquelle le monologue intérieur donnait la parole, a succédé une conscience beaucoup plus opaque, remuée de pulsions irrationnelles, dont l’écriture moderne tente de rendre compte.

Écriture d’invention Les élèves doivent respecter la forme du monologue intérieur au discours direct ; on valorisera les copies de ceux qui auront su s’inspirer au mieux de la lithographie, en imaginant l’état d’esprit du personnage en fonction de sa physionomie (stupéfaction, horreur, hallucination…) et ses pensées en fonction de la scène en arrière-plan.

E x t r a i t 5 ( p . 2 1 0 , l . 2 1 2 2 , à p . 2 1 2 , l . 2 1 7 6 )

u�Lecture analytique de l’extrait

Un récit empreint d’émotion u Des Grieux s’adresse à plusieurs reprises à son destinataire immédiat, le marquis de Renoncour : « Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur […] » ; « N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions » ; « c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre ». On peut noter (voir les mots soulignés) que le narrateur intervient à chaque fois pour commenter la conduite de son récit et justifier ses silences ; il veut montrer que son émotion est telle qu’elle l’empêche encore de parler plusieurs mois après l’événement et que sa propre narration lui échappe en quelque sorte (« c’est tout ce que j’ai la force »). Ce procédé renforce considérablement le pathétique, et la sobriété du récit devient alors un moyen de plus pour susciter l’empathie du destinataire (et du lecteur) qui est invité à combler lui-même, par l’imagination, les réticences du narrateur. Ces adresses au destinataire ont d’autant plus d’impact qu’elles sont très directes, grâce à l’emploi de l’impératif (« Pardonnez », « n’exigez pas »), qui les transforme en supplications et donne à ce récit le caractère d’une véritable torture pour le narrateur, qui revit une nouvelle fois la scène, avec les mêmes émotions. On peut remarquer d’ailleurs que ces adresses se trouvent toutes avant le récit même de la mort de Manon, comme si ensuite l’épreuve était passée et permettait au héros de retrouver la maîtrise de sa narration. Mais Des Grieux, à l’orée de son récit, s’adresse aussi directement à Dieu : « Ô Dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne les pas exaucer ? » Il s’agit ainsi de solenniser toute la scène qui suit mais aussi d’en souligner le caractère tragique et de lui donner une valeur d’expiation (« rigoureux jugement ») qui oriente la perception du lecteur. v Le narrateur fait preuve ici d’une étonnante sobriété : encadré par deux déclarations de réticence, le moment même de la mort de Manon se résume à deux phrases très courtes, encadrées par deux mentions de la mort (« perdis »/« expirait ») et exaltant au centre les « marques d’amour ». Des Grieux choisit de ne pas parler des sentiments pour en rester aux faits eux-mêmes, réduits à leur plus simple expression : « je la perdis » ; cette formulation, qui insiste sur la brutalité du fait et sur la séparation cruelle, répond en écho à une angoisse qui a scandé tout le récit de Des Grieux, toujours menacé de « perdre » Manon, soit par ses fuites, soit par la persécution de la société ; mais, ici, le narrateur précise aussitôt qu’il « reçu[t] d’elle des marques d’amour » – à la perte répond le don, comme si Manon, au moment de sa mort, annulait toutes ses trahisons passées. La rapidité et la concision du narrateur contrastent avec le pathétique du moment et permettent ainsi l’expression d’une émotion d’autant plus forte. Cette simplicité met aussi en valeur le dénuement dans

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lequel se trouvent les personnages, isolés tous deux en plein désert, et consacre ainsi la purification de leur amour qui s’opère durant tout l’épisode américain. w Le pathétique de cette scène est renforcé par différents éléments : – la fausse sécurité dans laquelle se croit Des Grieux, en prenant la faiblesse de Manon pour un simple sommeil : le texte souligne à plusieurs reprises cette erreur, par le champ lexical du sommeil (« un sommeil doux et paisible », « tranquillement », « endormie », « son sommeil ») et les verbes employés (« Je croyais », « Je ne pris d’abord »). La réalité en sera d’autant plus cruelle, par le contraste entre la tranquillité espérée et l’irruption de la mort, entre les tendres soins de l’amant (« veiller », « les échauffer ») et son impuissance face à l’inéluctable ; – la faiblesse de Manon et les signes physiques de la progression de la mort : « ses mains, […] froides et tremblantes » ; « d’une voix faible » ; « ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains » ; – le désir de mort de Des Grieux, constamment répété : « Mon dessein était d’y mourir », « d’attendre la mort », « avec le dessein de ne les ouvrir jamais », « j’attendis la mort avec impatience ». Cette mort refusée par « le Ciel » apparaît comme une punition et donne également au texte une dimension tragique qui s’ajoute au pathétique ; – le récit de l’enterrement, extrêmement détaillé en comparaison de celui de la mort de Manon, qui prend le temps de montrer la douleur du héros : le narrateur insiste sur la durée du « rituel » qui amplifie la cruauté de l’épreuve et marque l’ampleur de son désespoir, puisqu’il retarde le plus possible le moment de l’ultime séparation (« plus de vingt-quatre heures », « après l’avoir embrassée mille fois », « je la considérai longtemps ») ; – l’extrême faiblesse de Des Grieux (« par l’affaiblissement que le jeûne et la douleur », « mes forces recommençant à s’affaiblir »), qui le rapproche de Manon et en fait une sorte de mort-vivant (« J’étais déjà si proche de ma fin ») ; elle transforme l’enterrement en un véritable martyre physique et moral (« j’eus besoin de quantité d’efforts pour me tenir debout »), où Des Grieux doit lutter contre sa propre mort pour assurer la sépulture de Manon ; – le soin réaliste donné à la précision des détails, en particulier dans l’ensevelissement (le froid, le sable, la présence des bêtes sauvages…), qui permet également au lecteur de se représenter plus facilement la scène et le monde hostile qui entoure les héros, ce qui accentue le pathétique.

Une oraison funèbre x Nous trouvons, dans ce texte, quatre périphrases désignant l’héroïne : « ma chère maîtresse », « ma chère Manon », « l’idole de mon cœur », « ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable ». Les trois premières ont en commun de consacrer le lien entre Des Grieux et Manon, par l’emploi systématique de l’adjectif possessif, la répétition de « chère » (pour les deux premières) et le vocabulaire amoureux (« maîtresse », « cœur »). On peut remarquer également une sorte d’idéalisation progressive du personnage : la « maîtresse » (lien social et charnel) devient un prénom, puis « l’idole de mon cœur », formule utilisant le vocabulaire religieux et évoquant les sentiments ou l’intériorité profonde. Enfin, la dernière périphrase, qui est la dernière trace textuelle du personnage de Manon, la transforme en une sorte d’allégorie, idéalisée par les superlatifs et la redondance (« de plus parfait ») : les adjectifs choisis sont volontairement polysémiques (« parfait », « aimable »), concernant autant le physique que le moral ; l’expression efface la beauté charmante de Manon, objet du désir des hommes, pour la porter à la perfection et en faire une sorte de divinité de l’amour, qui peut être terrestre ou spirituel. Le personnage est évidemment transcendé et magnifié, sans aucune zone d’ombre, délivré de tous les soupçons et de toutes les scories de la réalité… y L’amour entre les deux héros perdure dans et au-delà de la mort. Il apparaît d’abord dans le dévouement et la tendresse de Des Grieux qui « veille » Manon, mais aussi dans la réciprocité de leur témoignage d’amour, sensible dans le parallélisme des expressions (« les tendres consolations de l’amour »/ « marques d’amour »). Au moment même de la mort de l’héroïne, c’est le motif des mains qui représente l’union très forte entre les deux amants, d’autant que Manon, quasiment privée de la parole, ne peut exprimer son amour que par ce geste : « Je les approchai de mon sein, pour les échauffer »/ « pour saisir les miennes », « le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes » (notons la réciprocité soulignée par les possessifs). Ce motif est d’autant plus signifiant qu’il symbolise l’amour, mais aussi le lien conjugal, qui leur a été refusé, et la parole donnée, si souvent trahie par

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Manon dans le récit : il consacre ainsi l’amour des deux héros, en le purifiant de toutes ses vicissitudes. La phrase si elliptique du narrateur évoquant la mort de Manon mentionne aussi ses « marques d’amour, au moment même qu’elle expirait », comme si Manon mourait justement d’amour et voulait que sa passion subsiste au-delà de la mort. Puis, dans le dernier paragraphe, Des Grieux consacre ce qui lui reste de vie uniquement à Manon, comme s’il n’existait que par elle : il ne mange plus et ne boit que pour conserver des forces afin de lui rendre les derniers devoirs, façon claire de montrer que sa vie ne lui appartient plus mais est passée en quelque sorte dans le corps de Manon, qu’il va recouvrir d’ailleurs de ses propres vêtements. U Ce passage atteint une grande émotion par la façon dont il montre la disparition progressive de Manon, arrachée à Des Grieux qui ne peut se résoudre à se séparer d’elle. Ainsi est-elle d’abord privée de la parole, ne pouvant s’exprimer que par le serrement de ses mains. Des Grieux tente d’abord de conjurer la « perte » de la personne de Manon en gardant l’union avec son corps (« la bouche attachée sur le visage et sur les mains ») ; on peut remarquer d’ailleurs qu’il désigne encore l’héroïne par son nom, alors qu’une fois le rite de l’enterrement entamé, il emploie des périphrases qui l’effacent également du texte. Des Grieux comprend que ce corps va lui échapper et imagine l’horreur d’un anéantissement radical et cruel, avec le motif de la dévoration (« devenir la pâture des bêtes sauvages ») ; l’ensevelissement, au contraire, permet un effacement moins brutal… On peut remarquer également à quel point le narrateur ralentit le récit de cet ensevelissement, par une série de précisions matérielles (sa faiblesse, le recours aux liqueurs, le sable, l’épée brisée) et par une succession de phrases courtes détaillant chacun de ses gestes (« J’ouvris une large fosse » ; « Je m’assis encore près d’elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse. »). Les précisions de temps sont récurrentes pour retarder encore le moment fatal : « après avoir pris soin », « après l’avoir embrassé », « encore », « longtemps », « enfin » ; ce n’est qu’à la fin du paragraphe qu’intervient comme un glas le fatidique « pour toujours ». Le corps de Manon est d’abord enseveli dans les vêtements de Des Grieux, ce qui est encore une façon pour lui de rester en union physique avec elle, avant que le héros « se réso[lve] à fermer la fosse ».

Une passion absolue V La mort de Manon reste si présente à la mémoire de Des Grieux que son émotion l’empêche quasiment de s’exprimer (cf. questions 1 et 2). Mais le texte nous montre que c’est tout son être et toute sa vie qui sont atteints par cette mort (de même que toute son existence avait été bouleversée par sa rencontre avec Manon). Ainsi n’est-il pas touché simplement dans sa mémoire, mais dans toute son « âme » qui « semble reculer d’horreur » au simple récit, comme si l’événement se réactualisait pour lui. La perte de Manon rejaillit sur sa vie – ce que soulignent les présents du texte –, et la mort réelle, qu’il a désirée sans l’obtenir, l’atteint quand même, du point de vue moral et psychologique ; Des Grieux ouvre sa narration d’une manière très forte en parlant d’un « récit qui [le] tue » : de même que l’apparition de Manon avait provoqué chez lui une sorte de nouvelle naissance (cf. la lecture analytique de l’extrait 1), sa disparition l’anéantit et rend son existence « languissante et misérable » (notons l’adverbe de temps « depuis » qui souligne cette rupture). Elle influe aussi sur son avenir, menant à son terme la dimension tragique de la passion de Des Grieux (« Toute ma vie est destinée à le pleurer ») ; mais le héros ne se contente pas de subir ce destin comme une punition du Ciel : il y participe aussi en prolongeant la volonté sacrificielle qui a marqué sa relation avec Manon (« Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse » – l’adverbe « jamais » sonne comme une condamnation irrévocable, répondant au « pour toujours » de l’ensevelissement). Même si Des Grieux a survécu à Manon et semble avoir réintégré son statut familial et social, il veut montrer qu’une grande part de lui-même est morte avec elle, lui rendant tout bonheur impossible et faisant de son récit une « déploration ». W Des Grieux apparaît ici comme l’amoureux modèle conforme à la tradition du roman d’amour, entièrement dévoué à sa maîtresse et veillant sur elle : il protège son sommeil ou tente de la réchauffer. De même, après sa mort, il aura à cœur de préserver son corps en l’enterrant. Il montre le même esprit de sacrifice que tout au long du roman : il se prive de sommeil pour elle, n’ose pas « pousser le moindre souffle », use ses dernières forces pour l’enterrer et l’enveloppe de « tous ses habits ». La conduite de Des Grieux, dans le dernier paragraphe du texte, mime en effet les gestes de l’amour, en une étreinte quasiment morbide (« la bouche attachée sur le visage et sur les mains » ; « après l’avoir embrassée mille fois, avec toute l’ardeur du plus parfait amour »), comme s’il voulait conjurer la mort de Manon. Il retarde la séparation jusqu’à la limite de ce qu’il pense être sa propre vie et, par son attitude finale (« Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable »), il exprime son désir de mourir, lui

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aussi, d’amour, « couché » sur la fosse transformée en lit nuptial et funéraire, tournant le dos au monde (et à Dieu ?) et le visage orienté vers celui de sa bien-aimée. Dans cette scène, Prévost offre à son héros deux gestes hautement symboliques, qui ont valeur de sacrifices ultimes : d’abord en brisant son épée pour creuser la tombe de Manon, Des Grieux lui offre le symbole de sa noblesse – on pourrait même penser que le recours à ses mains nues marque sa volonté de rejoindre Manon dans le dénuement matériel, en renonçant à son propre statut social – ; enfin, le fait de « l’envelopper de tous ses habits » signifie le dépouillement absolu pour son amour – le personnage est désormais mis à nu, il a tout offert à Manon, et cette image forte montre bien que Des Grieux incarne véritablement l’absolu de l’amour. X Le rôle du Ciel est particulièrement ambigu dans ce passage, puisqu’il est frappé de négativité : le Ciel rejette systématiquement tous les vœux de Des Grieux pour Manon et pour lui et n’apparaît que dans une fonction punitive et cruelle (« rigoureux jugements », « rigoureusement puni »). La mort de Manon, qui n’est pas vraiment motivée rationnellement, semble donc obéir à une décision arbitraire et incompréhensible de l’instance divine (voir la question à la fin du 1er paragraphe) – Des Grieux s’était déjà plaint de l’injustice du Ciel dans les lignes qui précèdent : « Mais se trouvera-t-il quelqu’un qui accuse mes plaintes d’injustice, si je gémis de la rigueur du Ciel à rejeter un dessein que je n’avais formé que pour lui plaire ? Hélas ! que dis-je, à le rejeter ? Il l’a puni comme un crime » (p. 204). À part dans ce rôle de sévère justicier qui encadre le récit même de la mort de l’héroïne, le Ciel est singulièrement absent de la scène : on ne peut pas dire que Manon meurt chrétiennement ; il n’est pas fait ici mention de prières, mais uniquement de « marques d’amour » ; et le même manque se retrouve dans les rites funéraires accomplis par Des Grieux (pas de croix, pas de rites chrétiens, nulle mention de religion ou de foi en la vie éternelle…). La périphrase désignant Manon (« l’idole de mon cœur ») prend même une tonalité quasiment blasphématoire. On a l’impression que la seule foi des deux héros est la religion de l’amour : c’est elle qui les guide dans leurs dernières paroles ou leurs derniers gestes. Le « Ciel » se montre donc défaillant dans cette scène, comme il l’a presque toujours été dans le récit face à Manon… at Manon apparaît ici comme une victime innocente de la rigueur du Ciel et de l’injustice des hommes – impression encore renforcée par le fait que sa mort reste sans véritable cause extérieure : elle semble subir une fatalité d’autant plus cruelle que cette mort intervient après une « conversion » et une véritable rédemption de sa part et qu’elle est causée par la volonté même des deux amants de rentrer dans le giron de la société et de l’Église en désirant se marier… Il s’agit donc ainsi, pour l’auteur et le narrateur, de donner une vision très pathétique de l’héroïne, qui pourra à la fois l’excuser de toutes ses faiblesses – car le châtiment paraît bien disproportionné – et la racheter aux yeux du destinataire et du lecteur. De même, l’émotion qui se dégage de cette scène, la douleur et la retenue du narrateur, la ferveur de Des Grieux qui se dépasse dans l’oubli de soi redonnent toute sa noblesse au héros en effaçant ses bassesses ou ses actes peu glorieux… La mort de Manon, alors que les deux amants sont en fuite, perdus en plein désert, abandonnés du Ciel, est aussi une façon de magnifier leur amour : seuls, loin du regard des hommes et des conventions sociales, ils semblent agir en héros de l’amour par leur dévouement mutuel (Manon a voulu, dans les lignes qui précèdent, s’occuper d’abord de la blessure de Des Grieux) et les sacrifices absolus du héros. Leurs attitudes montrent que l’amour pour eux reste la seule valeur qui les fasse vivre (d’où l’absence de la religion), et Prévost les élève, par cette scène, au rang des héros mythiques qui meurent d’amour l’un pour l’autre (voir le corpus). Cette mort privilégie également une facette du personnage de Manon : oubliés ici les soupçons, la vénalité, les trahisons ou les mensonges, l’héroïne face à la mort montrerait-elle sa vraie nature, celle de l’amoureuse passionnée ? C’est, en tout cas, ce que veut clairement signifier le texte…

u�Lectures croisées et travaux d’écriture

Examen des textes et de l’image u L’amour s’exprime d’abord par l’émotion et la douleur, qui empêchent encore Des Grieux de raconter, des mois après l’événement (« N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions »), et qui privent également Yseut de la parole (« de douleur elle ne put dire un mot »).

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Les trois couples ont le désir de mourir ensemble : Solal et Ariane se suicident tous les deux, et le texte rend compte de ce souhait réciproque (« Ensemble, dit-elle » / « Attends-moi, lui disait-il ») ; Yseut l’exprime de la même façon (« qu’ensemble nous puissions mourir ! »), et Des Grieux aussi « att[end] la mort avec impatience », après avoir rendu les derniers devoirs à Manon. Les amants ne veulent pas vivre séparés de l’autre et préfèrent le rejoindre dans la mort, comme l’exprime Yseut à plusieurs reprises : « Ami Tristan, quand mort je vous vois, je ne peux plus vivre, ni ne le dois » ; « pour vous je veux mourir pareillement ». Si Des Grieux reste finalement en vie, il semble subir une mort morale (« j’ai […] traîné, depuis, une vie languissante et misérable »), qu’Yseut ressent de la même façon (« à cause de votre mort, je n’aurai jamais nul réconfort, ni joie, ni gaieté, ni nul plaisir »). La mort représente pour eux une sorte d’accomplissement de l’amour, un absolu qui n’a pas toujours pu être atteint dans la vie : Manon donne à Des Grieux d’ultimes « marques d’amour », qui effacent tous les manquements qui ont précédé ; par son renoncement à la vie, Yseut « rachète » son absence lors de la mort de Tristan (« Si je n’ai pu vous guérir, qu’ensemble nous puissions mourir ! »), et le texte multiplie les parallélismes pour montrer que l’union est rétablie dans la mort (« Pour moi, vous avez perdu la vie, […] pour vous je veux mourir pareillement » ; « Tristan mourut de son désir, Yseut parce qu’à temps elle ne put venir. Tristan mourut de son amour et la belle Yseut de sa tendresse »). Ariane et Solal (texte E) semblent aussi vouloir racheter l’échec terrestre de leur passion dans cette mort qui rappelle celle de Tristan et Yseut et qui leur permet de retrouver ainsi l’amour idéal que la vie a dégradé : « ils seraient toujours ensemble là-bas, et rien que l’amour vrai, l’amour vrai là-bas » ; cette phrase multiplie les termes d’absolu (« toujours », « rien que », « vrai ») et les renvoie dans l’au-delà de la mort (« là-bas » répété). Malgré la mort, la communion persiste entre les amants : Manon et Ariane meurent dans les bras de leur amant (« je reçus d’elle des marques d’amour, au moment même qu’elle expirait » / « elle se serrait contre lui, voulait le sentir, le serrait de toutes ses mortelles forces »). L’amant survivant prolonge les gestes de l’amour au-delà de la mort, et l’on remarque une nette similitude dans les attitudes de Des Grieux et d’Yseut : « Je demeurai, plus de vingt-quatre heures, la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon » / « Elle le prend dans ses bras et s’étend près de lui, lui embrasse la bouche et le visage, l’enlace étroitement, et s’étend, le corps sur son corps et la bouche sur sa bouche ». Dans le texte de Cohen (texte E), la communion des corps s’exprime par le parallélisme (« [elle] le serrait de toutes ses mortelles forces », « il la serrait de tout son amour mortel »). Enfin, au moment de la mort, l’amour se trouve sublimé par le rappel des souvenirs, comme on le voit dans le texte B (« je vous aurais parlé doucement de l’amour qui fut entre nous ; j’aurais regretté notre aventure, notre joie, notre plaisir, la peine et la grande douleur qu’il y eut en notre amour ») et dans celui de Cohen (« ce fut de nouveau la valse en bas, la valse du premier soir »). Ces trois textes élèvent la mort des amants (ou de l’amante pour Manon Lescaut) au rang de mythe, en faisant de cette mort une sorte de sublimation de l’amour terrestre, une consécration qui efface les manquements, les séparations ou les échecs. v Le texte de Rabelais utilise le registre comique, pour traiter d’une situation particulièrement triste, mais paradoxale, puisque Gargantua ne sait plus « s’il devait pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils ». Le premier procédé comique réside donc dans le contraste entre les deux émotions du personnage, traduit par les deux monologues successifs construits en parallélismes : les interjections de douleur (« Ô mon Dieu ! », « Ah ») s’opposent aux éclats de rire (« Ho, ho, ho, ho ») ; l’éloge funèbre de la femme cède la place à l’admiration devant le nouveau-né ; le cri de désespoir (« que t’avais-je fait pour ainsi me punir ? ») se transforme en action de grâces (« tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné un si beau fils »), et l’exhortation aux pleurs en invitation à boire. De même, la dernière réplique de Gargantua contredit absolument la première : « jamais je n’en retrouverai une telle » ≠ « Il me faut penser à en trouver une autre » ; « vivre sans elle ne m’est que languir » ≠ « il vaut mieux pleurer moins et boire davantage » ! Rabelais utilise aussi les effets de décalage burlesques, qui désamorcent le sérieux : ainsi Gargantua est-il systématiquement comparé à des animaux, qui n’ont rien de bien noble (« comme la souris empeignée, ou un milan pris au lacet » ; « pleurait comme une vache, mais tout soudain riait comme un veau »). De même, l’éloge funèbre de Badebec se termine en une énumération cocasse (« ma braguette, ma savate, ma pantoufle »).

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Le décalage s’exprime aussi dans l’ironie par rapport aux expressions emphatiques du deuil, qui deviennent ainsi parfaitement creuses ; Rabelais le souligne d’ailleurs dès le début : « il avait des arguments sophistiques qui le suffoquaient, car il les faisait très bien in modo et figura, mais il ne les pouvait résoudre et, par ce moyen, demeurait empêtré » ; les plaintes de Gargantua n’ont finalement aucune prise sur la réalité (« ne les pouvait résoudre ») et ne le consolent pas de son deuil. Rabelais s’amuse donc à accumuler les lieux communs et les topoï de l’oraison funèbre dans la première réplique de Gargantua, mais en soulignant volontairement leur caractère artificiel (« qui était la plus ceci, la plus cela qui fût au monde »), et termine même par une formule tellement hyperbolique qu’elle perd tout sens (« celle à laquelle l’immortalité appartenait de droit »). La rhétorique en est exhibée, avec l’accumulation des figures de style, comme l’anaphore de « Jamais » ou de « tant », les invocations solennelles à la défunte, à Dieu ou à la mort, l’allégorie de la Mort personnifiée, etc. Le lecteur n’accorde donc aucun crédit sérieux à ses plaintes, et Gargantua non plus d’ailleurs, comme on le voit dans sa dernière réplique où il se débarrasse facilement de sa femme pour penser à l’avenir ! Le recours au comique dans ce contexte tragique montre la volonté de Rabelais de désamorcer sérieux et tristesse dans un mouvement carnavalesque de retournement des valeurs qui caractérise toute son œuvre. Il s’agit pour lui de donner priorité aux forces de vie (« il vaut mieux pleurer moins et boire davantage ») et de montrer la force vitale du rire, « pour ce que rire est le propre de l’homme » : le comique chez Rabelais n’est pas un ornement plaisant, mais l’affirmation d’une vraie philosophie. w La mort est évoquée d’abord de façon assez traditionnelle par l’image de la porte donnant accès au monde de l’au-delà (« là-bas ») qui intervient plusieurs fois dans le texte en marquant une progression (« la porte allait s’ouvrir », « la porte s’ouvrait », « elle entra »). Cette porte ouvre sur un monde immense et inquiétant, car on ne distingue rien au-delà : « grande la porte, profond le noir ». La vision se précise ensuite par celle d’une « église en forme de montagne », « l’église montagneuse » : cette église peut renvoyer au rite des funérailles, mais aussi à la sacralisation de leur amour (présente dès le titre du roman) qui trouve ici son accomplissement et se retrouve dans les expressions comme « belle de son seigneur » et « voici venir mon divin roi » ; l’aspect montagneux évoque sans doute le chemin ardu et douloureux jusqu’à la mort, mais aussi l’ascension vers un absolu… De la porte ouverte souffle « le vent noir », « le vent humide odeur de terre, le vent froid du noir » qui semble émaner du caveau funéraire ; on peut remarquer ici les synesthésies qui associent les sensations liées communément à la mort : l’odeur de terre, l’obscurité et le froid. Vient ensuite une autre image liée aux sensations auditives cette fois : « un chant le long des cyprès, chant de ceux qui s’éloignent et ne regardent plus » ; cette procession rappelle les cortèges funéraires et les chants de deuil, de même que les cyprès, arbres souvent plantés dans les cimetières pour leur feuillage sombre et persistant, symbole d’éternité ; cette vision exprime aussi l’éloignement et la séparation opérés par la mort entre vivants et défunts… Enfin, intervient l’image la plus explicite et la plus brutale de la mort, celle de la faux (« là-bas une faux était martelée »), un peu atténuée néanmoins car elle n’est pas vue mais seulement suggérée par le son ; elle va consacrer ici la coupure définitive entre vie et mort. Toutes ces images font appel à des symboles connus, mais sont traitées de façon originale par le fait qu’elles sont perçues directement par Ariane et correspondent aux différentes sensations de la mourante, avec qui le lecteur est ainsi en empathie troublante. Elles conservent également le caractère angoissant et brutal de la mort, mais aussi son mystère : sur quoi ouvre cette porte ? Les deux amants sont cruellement séparés ; mais cette « église montagneuse » verra-t-elle leur réunion ? x La mort, dans cet extrait, est vue d’une façon terriblement réaliste, avec des détails cliniques – Flaubert, fils de médecin, s’était renseigné sur les effets de l’arsenic. Différentes parties du corps de l’héroïne sont ainsi mentionnées, souvent en position de sujet grammatical : « sa poitrine » ; « la langue tout entière » ; « ses yeux » ; « ses côtes » ; « la prunelle fixe, béante » – le narrateur donne ainsi l’impression qu’Emma n’est plus qu’un corps torturé par le poison et l’approche de la mort, déshumanisation accentuée par le point de vue externe, qui, se limitant à des notations physiques, exclut toute compassion. Les comparaisons contribuent encore à faire d’Emma un objet (« deux globes de lampe », « une ruine qui tombe ») ou déjà « un cadavre que l’on galvanise ». Elle est encore en position de COD, dans la phrase décrivant sa mort proprement dite : « Une convulsion la rabattit sur le matelas » ; et la dernière phrase (« Elle n’existait plus ») semble se clore sur un néant absolu. Le narrateur n’épargne au lecteur aucune précision sur l’horrible réalité de cette mort atroce (voir le détail de la langue) et emploie des mots crus et évocateurs (« râle », « prunelle fixe », « cadavre »). Il la présente sans concession comme violente et cruelle, sans aucune consolation ni aucun apaisement, en

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employant des adjectifs très forts : « effrayante », « furieux », « atroce, frénétique, désespéré ». Elle apparaît comme terrifiante, autant pour Emma, qui meurt dans un « épouvantement », que pour les assistants, comme le traduisent leurs réactions : le pharmacien, esprit fort et athée militant, « fléchit un peu les jarrets » ; le médecin, pourtant habitué à ce genre de spectacle, détourne les yeux en « regard[ant] vaguement sur la place » ; et son mari « tressaill[e] à chaque battement de son cœur ». Cette mort horrible constitue, de la part de l’auteur, une sanction cruelle de son héroïne : elle qui voulait s’échapper dans un monde idéal et romanesque, plein de grands sentiments et de bonheurs illusoires, est rattrapée par la sordide réalité et se suicide, acculée par les dettes. Sa mort, traitée avec le réalisme le plus brutal, lui interdit tout idéalisme, toute élévation ; au contraire, la dernière convulsion qui la « rabat sur le matelas » symbolise cet échec de tous ses rêves, rabattus eux aussi définitivement. Et l’auteur y ajoute encore la dérision avec le personnage de l’Aveugle : ce personnage récurrent dans l’œuvre, symbolisant justement la réalité dans ce qu’elle a de laid et de cruel, vient sanctionner avec son refrain léger l’échec d’Emma qui a passé sa vie à « rêver […] à l’amour » mais n’a connu que l’ennui du mariage et la déception des adultères. Non seulement cette chanson dérisoire ôte à la mort d’Emma toute grandeur et la prive même de tout respect, mais encore le personnage de l’Aveugle évoque pour l’héroïne un châtiment qui se prolongera jusque « dans les ténèbres éternelles ». La mort d’Emma consacre donc l’échec et la dégradation de l’héroïne, qui n’a droit ici à aucune rédemption ni consolation. y Le dessin correspond au récit de Prévost dans la mesure où il donne du personnage une vision magnifiée : la mort semble n’avoir pas de prise sur elle, car Manon apparaît toujours aussi belle et sensuelle (comme le suggère son épaule dénudée…). C’est l’amour entre les deux héros qui est ici exalté, par la position du corps de Manon, étroitement embrassée par Des Grieux ; comme dans le texte, la mort ne semble pas avoir brisé l’union entre les deux amants : on pourrait même croire Manon encore vivante, abandonnée au baiser de Des Grieux… L’artiste a rajouté un crucifix dans la main de l’héroïne, ce qui insiste sur sa rédemption ; mais il semble ainsi forcer le texte où la présence du religieux est beaucoup plus ambiguë, puisque Manon est rachetée non par la religion, mais par l’amour.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le récit de la mort qui achève la destinée du héros permet à l’auteur d’affirmer le sens qu’il veut donner à son personnage. Nous allons voir quelle vision de l’héroïne présentent ces cinq extraits ainsi que le dessin. • Un héros consacré par sa mort : la mort de Tristan et Yseut (texte B) vient consacrer leur destinée mythique ; ils sont enfin réunis malgré les obstacles, dans une mort d’amour, puisque Yseut meurt sans autre raison que « de sa tendresse ». Les deux héros sont célébrés comme tels, par leurs qualités exceptionnelles : Tristan est « le preux, le noble » ; Yseut est d’une beauté sans pareille. Le texte consacre leur amour par une communion malgré la mort, exprimée par la réunion des corps et les parallélismes dans les phrases (« Tristan mourut de son amour et la belle Yseut de sa tendresse »). Le récit conserve le caractère tragique et absolu qui fut la marque de leur passion : Yseut, malgré son désir, n’a pu arriver à temps pour sauver Tristan, qui est mort du désespoir de son absence ; mais la mort d’amour représente l’accomplissement de la passion : « Si je n’ai pu vous guérir, qu’ensemble nous puissions mourir ! Comme je n’ai pu venir à temps et n’ai pas su votre malheur, comme je suis venue pour vous trouver mort, que je trouve réconfort dans le même breuvage ! » L’amour des deux héros paraît consacré par cette mort qui leur ouvre l’éternité. • Un héros racheté : dans les textes de Prévost et de Cohen (textes A et E), la mort de l’héroïne rachète les manquements et les échecs. Le récit de Des Grieux efface toutes les infidélités de Manon pour nous montrer une image du personnage unifiée dans l’amour sincère (« je reçus d’elle des marques d’amour, au moment même qu’elle expirait »). Toutes les vicissitudes qu’a connues leur passion disparaissent dans la communion exprimée, comme dans les textes B et E, par le désir de mourir ensemble et l’union des corps (« Je demeurai, plus de vingt-quatre heures, la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d’y mourir »). Le récit à la 1re personne transforme la scène en une célébration de l’héroïne, dans laquelle ne subsiste aucune ombre (« l’idole de mon cœur », « ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable ») ; selon Des Grieux, Manon ne meurt pas de ses fautes mais comme victime innocente du « rigoureux jugement » du Ciel, et l’hommage funéraire qu’il lui rend achève la rédemption

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du personnage. Prévost semble montrer ici que l’amour-passion ne peut se réaliser dans la société sclérosée de son époque et que ses personnages en sont en quelque sorte les martyrs. Le dessin exprime aussi cette rédemption en montrant Manon toujours aussi belle, dans les bras de Des Grieux ; le peintre a même rajouté un crucifix dans sa main, qui amplifie l’idée de rachat du personnage. La mort est quasiment oubliée dans ce dessin, où il ne reste plus que l’amour entre les deux héros. Le texte de Cohen (texte E) montre une vision plus ambiguë, dans la mesure où le suicide consacre à la fois l’échec et la rédemption de la passion : les deux héros n’ont pu vivre dans cet absolu qui s’est heurté aux limites de la nature humaine et de la réalité quotidienne. Le récit ne gomme pas du tout les détails physiques (« un peu de salive moussant au bord des lèvres » ; « elle avait de la peine à respirer, et des gouttes étaient sur ses joues, et un goût dans sa bouche ») qui l’ancrent dans la réalité de la mort, mais ouvre aussi, à travers les images fantasmatiques (cf. question 3), sur un au-delà où pourrait se réaliser l’idéal de cet amour, « le plus grand amour », « l’amour vrai ». La mort d’Ariane conserve cet écartèlement entre l’aspiration à l’absolu et le poids de la réalité qui a marqué tragiquement la passion des deux amants. Mais, ici, l’auteur semble accorder rédemption et consolation à son héroïne en la faisant mourir dans la communion de leur « amour mortel » et l’espoir de retrouver son « divin roi ». Ariane conserve son caractère naïf et même parfois puéril, illustré ici par son « sourire stupide », mais l’émotion et la compassion l’emportent chez le lecteur pour ce personnage capable aussi de mourir d’amour. • Un héros sanctionné : c’est le cas chez Flaubert (texte D) qui inflige à Emma une mort horrible (cf. question 4), achevant de réduire à néant ses aspirations à un idéal illusoire. Contrairement au texte de Cohen, on ne trouve ici nulle ouverture à un au-delà : Emma est réduite à un corps torturé et hideux (voir les détails horribles) qui terrifie l’assistance ; nulle consolation non plus, puisqu’elle meurt dans un « épouvantement » et un « rire atroce » qui pourrait évoquer celui du Diable et des damnés. L’héroïne apparaît définitivement dégradée, prisonnière de la réalité la plus cruelle, mais aussi des échecs de son passé symbolisés par l’Aveugle et sa chanson dérisoire. La mourante finit dans un éclat de rire et un refrain grivois, qui la rejettent dans la dérision et la privent même de la compassion du lecteur. • Une héroïne éliminée : le texte de Rabelais (texte C) est évidemment à part, par son registre comique et le fait que l’on n’assiste pas à la mort de l’héroïne. Celle-ci n’est pas du tout dégradée comme Emma, car elle n’est pas frappée de dérision en tant que telle (la tristesse de Gargantua apparaît comme sincère, même si elle est éphémère !). Mais Badebec est finalement évacuée du récit pour illustrer la philosophie rabelaisienne privilégiant toujours les forces de vie et désamorçant le tragique ou le trop sérieux par la force du rire. Ce n’est pas le personnage qui est ici contesté, mais la tristesse de la mort.

Commentaire

Introduction Belle du Seigneur d’Albert Cohen, un des plus grands romans d’amour du XXe siècle, présente une vision assez pessimiste de la passion : Ariane et Solal, qui ont voulu vivre l’amour sublime, voient leur passion sombrer dans la satiété mortifère et la jalousie et finissent par se suicider ensemble. Le récit des derniers instants d’Ariane, majoritairement en focalisation interne, nous montre une mort à la fois réaliste et fantasmée, et l’on pourra se demander si elle constitue une sorte de rédemption du personnage restauré dans son statut d’amante passionnée.

1. Le récit d’une mort Le récit de la mort d’Ariane se fait majoritairement en focalisation interne, à travers ses sensations, ses visions, ses pensées en discours indirect libre ou en discours direct. La réalité physique de la mort n’est pas gommée, mais le narrateur parvient à transcrire de façon poétique et fantasmée les mouvements d’une conscience emportée par la mort. A. Une mort vécue a) Les détails physiques Cohen mentionne avec précision les réactions causées par le poison : – la sensation de froid qui gagne tout le corps : « glacée », « avec un froid », sueur froide (« des gouttes étaient sur ses joues ») ; – l’engourdissement : « ses pieds s’alourdissaient », « le raidissement montait » ;

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– la salive : « un peu de salive moussant », « un goût dans sa bouche » ; – « elle avait de la peine à respirer ». b) La progression • C’est surtout la progression du texte qui rend le récit de cette mort si poignant : – Elle est marquée par les mentions de temps qui scandent les étapes de l’agonie : « Alors » (2 fois), « Et voici », « maintenant » (2 fois). – Le jeu des temps : les verbes à l’imparfait soulignent la progression (« s’alourdissaient, montait, s’étendait ») et s’opposent au passé simple évoquant ses tentatives d’action (« elle voulut » s’opposant aux nombreux « voulait » des deux premiers paragraphes) ou les moments clés (« elle entra dans l’église ») ; on peut relever aussi des plus-que-parfaits (« étaient-ils allés », « était partie ») marquant l’évolution irréversible. • Plan du texte : – les deux premiers paragraphes : encore dans la réalité, les deux amants enlacés ; – troisième paragraphe : basculement dans le fantasme (« Et voici »), mais qui renvoie encore au passé ; – quatrième paragraphe (qui débute par « mais ») : les sensations mortelles envahissent le texte et l’évolution s’accélère ; l’engourdissement s’empare d’abord de ses pieds. Ariane ressent « l’appel » de la mort ; – le dernier paragraphe exprime l’éloignement et la séparation définitive : la fin du texte est scandée par la négation « ne […] plus » (4 fois) et l’expression « mais elle ne pouvait plus », s’opposant 2 fois à « elle voulut ». B. Une mort fantasmée La mort vécue à l’intérieur de la conscience d’Ariane s’exprime par une série d’images qui deviennent quasiment des hallucinations. a) Les visions de la mort • La porte : image traditionnelle qui montre la mort comme donnant accès à un autre monde, celui de l’au-delà (« là-bas ») ; elle intervient plusieurs fois dans le texte en marquant une progression (« la porte allait s’ouvrir » / « la porte s’ouvrait » / « elle entra »). Ce monde apparaît comme immense et inquiétant : « grande la porte, profond le noir ». • Le chemin vers l’au-delà : image traditionnelle aussi, empruntée aux anciennes mythologies, de la mort comme un voyage ; elle est évoquée par l’église « en forme de montagne, l’église montagneuse », qui évoque sans doute le chemin ardu et douloureux jusqu’à la mort, mais aussi l’ascension vers un absolu. Le cheminement est évoqué encore, de façon plus douce peut-être, par la vision du cortège « de ceux qui s’éloignent et ne regardent plus » ; cette fois, c’est davantage la séparation et l’éloignement entre morts et vivants qui s’exprime. • De la porte ouverte souffle « le vent noir », « le vent humide odeur de terre, le vent froid du noir » qui semble émaner du caveau funéraire : on peut remarquer ici les synesthésies qui associent les sensations liées communément à la mort (l’odeur de terre, l’obscurité et le froid). • Les cérémonies funéraires sont évoquées, dans une sorte d’anticipation fantasmée, à travers l’église, les chants de deuil (« un chant le long des cyprès, chant de ceux qui s’éloignent et ne regardent plus »), les cyprès, arbres souvent plantés dans les cimetières pour leur feuillage sombre et persistant, symbole d’éternité. • L’image la plus explicite et la plus brutale de la mort, celle de la faux (« là-bas une faux était martelée »), un peu atténuée néanmoins car elle n’est pas vue mais seulement suggérée par le son ; elle va consacrer ici la coupure définitive entre vie et mort. b) Une conscience emportée • Le point de vue interne permet de montrer la progression de la mort à l’intérieur même de la conscience, ce qui rend le texte particulièrement émouvant. • Beaucoup de ponctuations affectives et d’exclamations (« Oh »), qui rendent compte de l’émotion et d’une certaine angoisse. • L’écriture même du texte rend compte de la progression mortelle du poison : à partir du quatrième paragraphe, les phrases sont souvent nominales, faites de propositions très courtes, juxtaposées ou coordonnées parfois sans logique (« mais elle ne pouvait plus, et là-bas une faux était martelée »), pour montrer qu’Ariane ne peut plus conduire une pensée cohérente. Les nombreuses répétitions suggèrent aussi que sa pensée tourne sur elle-même. • Elle mélange réalité objective et fantasme : elle tente de comprendre la sensation d’engourdissement par une intervention extérieure (« Qui lui tenait les jambes ? ») ; ou elle transpose ses hallucinations dans la réalité (« Aimé, il faut mettre ton manteau » ; « Ce soir, neuf heures »).

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• Son corps même ne lui appartient plus : elle ne peut plus le diriger et elle s’en sent dépossédée, dans une terrible impression de morcellement (« Où étaient ses pieds ? Étaient-ils allés les premiers là-bas » ; « sa main était partie »). • On voit que son lien avec le monde extérieur se distend de plus en plus : elle ne voit plus que ses fantasmes et elle n’entend quasiment plus l’extérieur (« Attends-moi, lui disait-il de si loin »).

2. Une rédemption ? Cette mort d’amour permet aussi de restaurer les héros et leur passion, dégradés physiquement et moralement dans la fin du roman par l’usure du sentiment et la finitude humaine. A. L’union des amants Les deux amants meurent étroitement enlacés, comme si la mort ne pouvait pas les séparer, rappelant ainsi la mort mythique de Tristan et Yseut : – union exprimée par le polyptote du verbe serrer, qui revient 6 fois dans le premier paragraphe ; – union exprimée aussi par les parallélismes : « il la serrait de tout son amour mortel » / « le serrait de toutes ses mortelles forces ». La répétition de l’adjectif mortel est particulièrement émouvante et tragique ici, en montrant à la fois la force et la finitude de cet amour, à la fois espoir et désespoir ; – les désirs des amants se rejoignent : « Baise les cils » / « il baisa les longs cils recourbés ». B. La restauration du passé Cette mort ensemble semble effacer les derniers mois de déchéance et de jalousie pour faire retrouver aux amants la passion flamboyante des commencements : – dès que la mort est devenue inéluctable, une fois le poison avalé, ils sont emportés vers « le premier soir » (2 fois) ; – l’entrée dans le souvenir fantasmatique se fait avec solennité, introduite par « et voici », qui fait penser à une formule biblique ; – le troisième paragraphe est fait d’une seule magnifique phrase, dont le rythme reproduit le vertige de la valse (mot 3 fois répété comme les trois temps de la danse + scansion du son v). Rythme en cadence majeure, qui s’amplifie par l’ajout des différents membres de phrase introduits par « et » et se termine en acmé sur « belle de son seigneur » ; – les deux amants y retrouvent leur statut de héros et l’intégrité de leur amour : Solal redevient le « seigneur » et Ariane la « femme aimée ». C. Un amour sublime ? On peut se demander si ce texte ultime restaure le personnage de l’héroïne dans le sublime, dont elle a souvent voulu jouer la comédie devant son amant… a) Un amour éternel ? Ariane demeure dans l’idéalisme de la passion et semble atteindre cet absolu dans la mort : – Son amour pour Solal s’exprime fortement dans le texte à travers le verbe vouloir : « en voulait vite, en voulait beaucoup » ; « voulut reculer la tête pour le regarder » ; « voulut le saluer » – toutes ses actions et ses paroles sont tournées vers lui. – Elle emploie des termes exprimant l’absolu : « le plus grand amour » (superlatif) ; « ils seraient toujours ensemble là-bas, et rien que l’amour vrai, l’amour vrai là-bas » (termes exclusifs + répétition). – Cette phrase, un peu incohérente par sa syntaxe disloquée, exprime justement de façon émouvante dans sa maladresse le désir profond d’Ariane qui fait les questions et les réponses (« elle lui demandait » / « elle souriait que oui ») et qui répète ses propres convictions (« se retrouveraient », « amour vrai »). – Le narrateur lui donne dans la mort l’accomplissement de ses désirs : cette consolation est marquée à travers le sourire, qui revient 5 fois dans le texte et en particulier au moment même de la mort. – L’amour semble se prolonger au-delà de la mort, par l’ultime rendez-vous que se donnent les amants : « Ce soir, neuf heures » / « Attends-moi, lui disait-il de si loin ». b) Un personnage toujours ambivalent • Ariane, petite-bourgeoise mais amoureuse passionnée, a toujours oscillé entre ces deux pôles dans tout le roman. Elle conserve ici une certaine ambivalence, mais qui contribue à renforcer le caractère émouvant du personnage et donc à la « racheter » : – désirante/soumise : elle a accepté de se suicider avec Solal par amour et lui offre donc encore sa mort. Elle semble cependant ici dominer le texte de son désir, comme on le voit par les verbes vouloir et demander et le rendez-vous qu’elle lui fixe (« N’oublie pas de venir ») ;

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– ridicule/sublime : on peut dire que le texte rabaisse parfois le personnage dans la matérialité, en particulier avec la mention récurrente de la salive, qui atteint même « la robe des attentes », c’est-à-dire celle qui célèbre l’amour sublime. • De même, le sourire, qui semble exprimer la certitude de l’amour éternel, devient au moment même de sa mort « sourire stupide ». • Mais c’est peut-être dans ce décalage ultime que le personnage trouve toute sa grandeur, semblant faire coïncider enfin réalité et absolu, mais uniquement dans la mort. C’est ce qu’exprime le conseil, si familier : « Aimé, il faut mettre ton manteau » ; dans cette confusion entre le prosaïsme et le moment tragique qu’elle vit, Ariane exprime toute sa tendresse… • Sa dernière pensée consacre celle qui voulait être la « belle du seigneur » : l’expression « Voici venir mon divin roi », avec sa solennelle tournure biblique et son vocabulaire religieux, la fait entrer dans la mort de plain-pied avec le sublime et l’absolu…

Conclusion Ce texte, par son lyrisme émouvant ainsi que le mélange de prosaïsme et de solennité biblique, constitue une rédemption de son héroïne : Ariane, par cette mort, qui rejoint celle des grands amants mythiques, retrouve sa dimension d’amante dans le don total de soi-même et accède ainsi, au-delà de la mort, sans rien perdre de son humanité parfois dérisoire, à son idéal d’absolu.

Dissertation

Introduction Le roman traditionnel s’est, depuis l’origine du genre, construit autour de l’itinéraire d’un ou de plusieurs héros. Nous pouvons nous demander dans quelle mesure l’auteur exprime sa vision de l’homme et du monde à travers ces trajectoires en forme de triomphe ou d’échec, de rédemption ou de châtiment. Nous verrons donc comment la destinée des héros peut promouvoir des valeurs ou les critiquer et enfin interroger sur l’homme et le monde.

1. Un itinéraire qui promeut des valeurs La trajectoire du héros peut permettre à l’auteur de défendre certaines valeurs qu’incarne ledit héros ou qu’il va découvrir. A. Un personnage qui s’accomplit Dans certains romans, le héros découvre son identité et donc les valeurs qui le constituent : – c’est le cas de nombreux romans médiévaux, comme La Quête du Graal de Chrétien de Troyes où l’on assiste à l’initiation chevaleresque et amoureuse de Perceval, pour devenir un héros accompli ; – Angelo, dans Le Hussard sur le toit de Giono, suit la même trajectoire en surmontant aussi des épreuves comme le choléra ou l’enfermement et comprend où réside la vraie noblesse de cœur. Dans ces romans, le héros possède les valeurs en lui, mais le récit montre comment il va les mettre en pratique dans ses actes : il s’agit donc d’un accomplissement de sa nature. B. Des personnages rachetés L’itinéraire de certains personnages est associé à une réflexion morale, en suivant la trajectoire d’une rédemption, de la faute au rachat ou de l’erreur à la vérité : – Manon Lescaut rachète par l’amour tous ses manquements envers Des Grieux : Prévost montre ainsi que la passion est la valeur absolue qui justifie toutes les conduites ; – Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, renonce, dans sa prison, à l’ambition qui a guidé jusque-là toute sa conduite, pour découvrir que son seul bonheur réside dans l’amour de Mme de Rênal ; – le héros-narrateur du Nœud de vipères de Mauriac suit un véritable itinéraire de conversion, en passant de la haine pour sa famille à la vertu chrétienne de la miséricorde, ce qui permet au romancier de le racheter par une mort paisible et de montrer ainsi les valeurs auxquelles il croit. C. Des personnages dans lesquels le romancier projette ses valeurs L’itinéraire et la destinée de certains personnages sont le reflet des valeurs du romancier : – la princesse de Clèves incarne le désir d’absolu et la fidélité à soi-même, qui ne peuvent conduire qu’au renoncement à l’amour et au monde, reflet du jansénisme de Mme de Lafayette ; – Meursault, dans L’Étranger de Camus, passe de la simple conscience de l’absurde à la révolte et incarne ainsi la démarche de l’auteur ;

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– dans La Condition humaine, le destin des différents personnages montre la hiérarchie des valeurs que défend Malraux : Kyo, le pur révolutionnaire, meurt d’une mort stoïque et noble, fidèle à sa cause ; mais Katow atteint une sorte d’apothéose christique dans le sacrifice et la solidarité en offrant son unique pilule de cyanure à deux jeunes prisonniers ; – les héros de Zola illustrent les théories déterministes de leur auteur et leur destinée montre la transmission de la tare familiale qui les mène au désastre (L’Assommoir, La Bête humaine, Nana…).

2. Un itinéraire qui porte une dénonciation L’itinéraire des personnages, échec ou triomphe, peut étayer une critique de la part du romancier. A. Dénoncer la société a) Des personnages victimes L’échec de certains personnages permet de dénoncer les dysfonctionnements dont ils sont les victimes : – la déchéance de Gervaise, dans L’Assommoir, met en lumière l’injustice dont sont victimes les ouvriers, l’absence d’aide sociale et les ravages de l’alcool ; – plusieurs personnages de femmes sont victimes de leur éducation ou mises au ban de la société, comme Cécile dans Les Liaisons dangereuses, Jeanne dans Une vie de Maupassant ou Thérèse Desqueyroux chez Mauriac. b) Des héros sanctionnés Au contraire, des personnages responsables de ces dysfonctionnements se voient sanctionnés par leur itinéraire : – Valmont finit tristement dans Les Liaisons dangereuses, sans doute pour sanctionner la noblesse décadente et corrompue, capable uniquement de s’illustrer dans les alcôves ; – Hulot, dans La Cousine Bette de Balzac, finit dans la déchéance physique et morale et montre ainsi la veulerie de cette noblesse d’Empire qui croit que tout peut s’acheter. c) Des triomphes accusateurs Certains personnages, qui achèvent leur itinéraire en réussite, sont pourtant clairement dénoncés par leur auteur qui montre par ce triomphe ambigu la victoire des fausses valeurs dominant la société : – le cas le plus clair est celui de Duroy dans Bel-Ami, qui voit le succès du héros appuyé sur la corruption, les femmes et l’argent ; – le triomphe de Rastignac (Le Père Goriot) a un goût amer, même pour le personnage, car il est fondé sur l’égoïsme et l’indifférence et consacre la victoire de l’argent. B. Dénoncer des fausses valeurs L’échec de certains héros sanctionne leurs erreurs et leur foi en de fausses valeurs : – Mme Bovary meurt de ses illusions romanesques, de son inadaptation à la réalité et de son goût pour de faux bonheurs ; – Javert, dans Les Misérables, ou Cimourdain, dans Quatrevingt-treize, sont contraints au suicide par leur intransigeance inhumaine qui en fait des monstres ; – Tchen, dans La Condition humaine de Malraux, meurt déchiqueté par sa propre bombe, emporté par son vertige de destruction et son fanatisme terroriste qui lui font préférer les forces mortifères aux dépens de l’être humain.

3. Un itinéraire pour s’interroger sur l’homme Certains itinéraires posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses et permettent ainsi au romancier de s’interroger sur l’âme humaine. A. La mise en question des idéaux L’échec de certains personnages interroge sur l’accomplissement de certains idéaux dans la réalité : – c’est le cas de l’amour-passion, qui s’achève souvent par la mort des amants : Tristan et Yseut, Manon Lescaut, Solal et Ariane dans Belle du Seigneur de Cohen, etc. ; – les valeurs héroïques ne semblent plus trouver leur place dans la société décrite par Dumas dans Vingt Ans après ou Le Vicomte de Bragelonne, qui voit la mort glorieuse mais presque absurde de deux des mousquetaires, la fin désespérée d’Athos et le triomphe ambigu d’Aramis, devenu manipulateur et mégalomane… – dans Voyage au bout de la nuit, tous les idéaux occidentaux, comme le patriotisme, la civilisation, le progrès, sont dynamités par l’ironie cinglante de Céline et l’itinéraire en forme d’errance de son héros Bardamu.

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B. La mise en question de l’homme a) Des itinéraires énigmatiques Certaines trajectoires de héros gardent leur mystère et peuvent être interprétées de différentes façons : – la mort de Valmont peut être vue comme la punition du libertin ou comme un suicide confirmant sa passion vraie pour Mme de Tourvel ; – Jacques le Fataliste de Diderot erre avec son maître sans véritable but et semble ainsi remettre en question le déterminisme auquel il croit ; – Langlois, dans Un roi sans divertissement de Giono, meurt pour échapper à une sorte de fatalité métaphysique qui l’accable, mais cette mort peut apparaître comme l’apothéose d’une vie lucide. b) Des héros sans itinéraire C’est souvent le cas dans la littérature à partir du XXe siècle, où l’idée d’un homme unifié, suivant un destin rectiligne dans la foi à des valeurs intangibles, est remise en question. On voit plutôt des héros qui tournent en rond, qui ne progressent pas ou qui gardent une opacité totale pour le lecteur : – dans Zazie dans le métro de Queneau, l’héroïne erre dans un Paris décalé, en ne trouvant jamais l’objet de sa quête, puisqu’elle n’entrera qu’inconsciente dans le métro et dira simplement à la fin : « J’ai vieilli » ; – dans Moderato cantabile de Duras, les héros se rencontrent plusieurs fois à la faveur de l’ivresse, puis se séparent sans avoir vécu leur amour autrement que dans le fantasme ; – le héros de La Modification de Butor accomplit symboliquement un aller-retour en train entre Paris et Rome, entre sa femme et sa maîtresse, sans faire de véritable choix qui lui révèle sa vérité.

Conclusion La trajectoire d’un héros révèle donc beaucoup de ce que veut faire passer l’auteur à travers lui et permet au lecteur de se faire un jugement sur le personnage. On pourrait ainsi dire en parodiant la phrase de Malraux : « le roman transforme la vie en destin » et permet de lui donner un sens, sur lequel les lecteurs peuvent s’interroger.

Écriture d’invention On valorisera les copies des élèves qui auront su illustrer leurs arguments d’exemples variés et rendre le dialogue vivant par l’enchaînement des répliques.

Compléments aux lectures d’images – 68

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

u La rencontre, gravure de Robert Bonfils (p. 8) L’auteur Robert Bonfils (1886-1972) est un peintre, dessinateur et graveur français. Il exerce dans de nombreux domaines : arts décoratifs et graphiques, décors de théâtre, cartons de tapisserie, modèles de tissus… Il réalisera une des affiches de l’Exposition internationale des arts décoratifs et arts industriels modernes de 1925, exposition qui donnera son nom au style « Art déco ». Il se passionne pour le livre, illustrant de nombreux titres (dont Manon Lescaut en 1928) et pratiquant également la reliure.

L’œuvre Cette gravure illustre bien le style « Art déco » à travers l’emploi de lignes géométriques assez épurées et l’importance donnée au décor. L’échelle barre le premier plan de ses barreaux foncés (qui peuvent évoquer ceux d’une prison), de même que les lignes des toits empêchent toute fuite vers le haut ; la scène est encombrée par la masse sombre des paquets et ballots, si bien que les deux héros apparaissent très petits, deux silhouettes très frêles et élégantes (contrastant avec le gros homme qui passe à côté d’eux) perdues au milieu de ce décor. Ils semblent isolés, dans l’indifférence des autres personnages, et centrés l’un sur l’autre. L’illustrateur suggère ainsi le moment de grâce que constitue cette rencontre, où les héros oublient tout ce qui se passe autour d’eux. Mais le décor, avec ses masses noires et ses lignes enfermantes, les écrase complètement, évoquant ainsi le poids de la réalité dont ils seront prisonniers.

Travaux proposés 1. Étudiez la composition et les lignes structurant la gravure et montrez quelle vision est ainsi donnée de la scène. 2. Rédigez le récit de la rencontre des deux héros du point de vue d’un personnage situé au même endroit que l’observateur de la gravure (à côté de l’échelle du premier plan).

u Des Grieux et Manon Lescaut à Saint-Sulpice, gravure d’Hubert Gravelot (p. 82) L’auteur Hubert François Bourguignon, dit Gravelot (1699-1773), est un illustrateur et un peintre français mais aussi un graveur. Après un séjour à Londres où il se fait connaître par ses illustrations de Shakespeare, il revient à Paris et illustre des œuvres très variées, comme Le Décaméron de Boccace, Les Métamorphoses d’Ovide, La Nouvelle Héloïse de Rousseau ou Manon Lescaut.

L’œuvre La gravure illustre la scène de retrouvailles au parloir du Séminaire. Le décor en est donc très sobre et impersonnel ; tout l’intérêt de la scène est centré sur les deux personnages qui occupent une grande partie de l’espace. Ceux-ci s’opposent par leur costume : pour Des Grieux, une soutane noire et austère, sans ornement ; pour Manon, une robe et un manteau somptueux, avec des dentelles, des bijoux et un éventail, tout ce luxe reflétant la femme entretenue qu’elle est devenue. La gravure illustre assez fidèlement le début de la scène de retrouvailles : « Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. » Manon est assise, avec ses riches habits déployés autour d’elle : on a l’impression qu’elle « occupe le terrain » et domine ainsi la scène. Des Grieux, au contraire, semble plus fragile et se trouve près de la porte entrouverte et tourné vers elle, comme s’il voulait fuir. Manon a les bras tendus vers le héros, pour plaider sa cause ou le retenir (dans le roman, elle va bientôt se lever « avec transport, pour venir [l]’embrasser ») ; la position du jeune homme, tout le corps orienté vers la porte, mais le visage dirigé vers Manon, reflète bien les deux aspirations qui le déchirent : garder la voie religieuse ou retourner à sa vie passionnée avec Manon. On peut remarquer que les regards des deux personnages ne se croisent pas directement, conformément au roman : c’est encore la gêne qui règne entre eux.

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Travaux proposés 1. Comment les deux personnages s’opposent-ils dans cette gravure ? 2. Comment leurs attitudes et leurs gestes traduisent-ils leurs sentiments ?

u Des Grieux présenté à G… M…, gravure d’Hubert Gravelot (p. 108) L’auteur Voir ci-dessus.

L’œuvre La gravure illustre l’entrée en scène de Des Grieux se faisant passer pour le frère de Manon devant le vieux G… M… Ici, le vieil amant (dont l’âge est simplement suggéré par une ride le long des joues et une perruque à l’ancienne mode), richement habillé, se permet certaines privautés envers Manon qu’il tient par le cou (« Manon ne put lui refuser quelques baisers ») ; celle-ci est vêtue somptueusement et couverte de bijoux (« Le premier compliment du vieillard fut d’offrir à sa belle un collier, des bracelets et des pendants de perles »). Conformément au roman, Des Grieux, en habit d’« écolier », c’est-à-dire très simplement vêtu, est introduit par Lescaut. Il est dans une attitude humble et empruntée (position un peu embarrassée, chapeau maladroitement tenu) et vient de faire quelques « profondes révérences ». Le graveur illustre l’attitude un peu condescendante du vieil amant, qui croit voir en lui un jeune adolescent et lui « hauss[e] le menton avec la main ».

Travail proposé Quels éléments de la scène des pages 113-114 retrouvez-vous dans cette gravure ?

u Manon Lescaut, tableau de Sinibaldi (p. 146) L’auteur Jean-Paul Sinibaldi (1857-1909) est un peintre français du XIXe siècle, qui fut distingué du second prix de Rome en 1886.

L’œuvre Cette illustration donne une impression de désolation, à travers la route détrempée de boue, le ciel gris sans lumière et l’attitude accablée de Des Grieux. Le vagabond du premier plan, sur son tas de cailloux, apporte encore une touche sombre, en évoquant une autre victime de la société et la misère qui menace les héros. Des Grieux et Manon semblent irrémédiablement séparés par les deux gardes qui escortent le chariot ; la silhouette de l’héroïne apparaît minuscule, et si elle a le regard attaché à son amant, celui-ci, écrasé de désespoir, ne la regarde même pas.

Travail proposé Quel sentiment se dégage de cette illustration ?

u L’embarquement, tableau de Delort (p. 225) L’auteur Charles-Édouard Delort (1841-1895) est un peintre académique français, qui travailla dans l’atelier du peintre suisse Charles Gleyre, lieu alors fréquenté par de nombreux peintres célèbres (Sisley, Monet, Renoir, Whistler…).

L’œuvre Ce tableau souligne le pathétique de la scène par le réalisme de la situation : la présence du bateau qui va emmener les personnages en Amérique ; la barque au confort très sommaire, encombrée de matériel ; la pauvreté des rameurs et la dureté de leur tâche… Tout suggère que les héros sont précipités dans une situation dure et humiliante, qui ne correspond pas à leur statut social. Le peintre a pris soin d’isoler les deux personnages au premier plan, séparés des autres par le rameur, mais surtout mis en valeur par leur attitude : Manon est enveloppée dans un grand manteau noir – ce qui lui donne une attitude beaucoup plus décente que ses compagnes, débraillées et décolletées –, et

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Des Grieux a conservé un habit digne de son rang. Ils se détachent de la joie bruyante et vulgaire des autres femmes qui rient et plaisantent, sans avoir l’air de se soucier de leur situation : Manon a le regard perdu et mélancolique ; Des Grieux, qui la tient serrée contre lui pour la protéger, contemple avec inquiétude l’avenir qui les attend… Le tableau donne l’impression que les deux héros ont tout perdu, sauf leur amour mutuel, qui les protège contre la cruauté du monde qui les entoure.

Travail proposé Comment l’auteur met-il en valeur les deux héros ?

u La mort de Manon : comparaison entre les illustrations des pages 223 et 235 Cette comparaison fait ressortir les codes de l’opéra du XIXe siècle, peu attaché à la vraisemblance réaliste : les deux chanteurs n’ont pas du tout l’âge des héros, ni le costume adapté à la situation – on voit mal Manon faire 8 km à travers le désert dans cette tenue ! L’attitude de Des Grieux nous semble outrée et emphatique, à la limite du ridicule. Au contraire, le dessin de Roqueplan présente des personnages très jeunes, avec des vêtements très simples, les cheveux décoiffés. L’attitude de Des Grieux, émouvante et beaucoup moins démonstrative, montre l’amour du jeune homme qui prend dans ses bras, avec une grande sensualité, le corps sans vie de sa bien-aimée.

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B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

Voici quelques idées de lectures complémentaires à proposer aux élèves en parallèle avec l’étude de Manon Lescaut :

u Libertinage au XVIIIe siècle – Crébillon fils : Les Égarements du cœur et de l’esprit. – Laclos : Les Liaisons dangereuses.

u Femmes fatales – Prosper Mérimée : Carmen. – Émile Zola : Nana. – Vladimir Nabokov : Lolita.

u Quelques destins de femmes En Angleterre, fin XVIIIe-début XIXe : – Jane Austen : Raison et Sentiments, Orgueil et Préjugés.

En France, première moitié du XIXe : – Honoré de Balzac : Eugénie Grandet, La Duchesse de Langeais, Le Lys dans la vallée… – George Sand : Indiana.

En France, deuxième moitié du XIXe : – Émile Zola : Nana, L’Assommoir… – Guy de Maupassant : Une vie. – Gustave Flaubert : Madame Bovary.

AU XXe siècle : – François Mauriac : Thérèse Desqueyroux. – Marguerite Duras : Un barrage contre le Pacifique, L’Amant. – Jean-Marie Gustave Le Clézio : Désert. – Nancy Huston : La Virevolte. – Annie Ernaux : La Place, La Femme gelée.