« un point fixe dans un paysage...

72
« Un point fixe dans un paysage mouvant » L’animal dans l’œuvre d’Eric Chevillard Mémoire de maîtrise Par : Lieselot Steyaert Master Taal- en Letterkunde: néerlandais - français Promoteur: Pr. Dr. Pierre Schoentjes 2010-2011

Upload: others

Post on 05-Sep-2020

8 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

« Un point fixe dans un paysage mouvant »

L’animal dans l’œuvre d’Eric Chevillard

Mémoire de maîtrise

Par : Lieselot Steyaert

Master Taal- en Letterkunde: néerlandais - français

Promoteur: Pr. Dr. Pierre Schoentjes

2010-2011

Page 2: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

ii

Remerciements :

En préambule à ce mémoire, je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidée et

encouragée tout au long de la réalisation de ce travail.

Tout d’abord, je tiens à adresser un mot de reconnaissance particulier à mon

promoteur, Pierre Schoentjes. Sans lui, cette étude n’aurait jamais vu le jour.

Puis, j’adresse aussi mes plus sincères remerciement aux professeurs et aux

enseignants de l’université de Gand pour m’avoir formée en littérature et en

linguistique.

Finalement, je tiens à remercier chaleureusement tous mes proches et amis, de leurs

encouragements et de leur support.

Page 3: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

iii

Abréviations utilisées :

P: Palafox

PR: Préhistoire

DH: Du hérisson

OR: Oreille Rouge

SO: Sans l’orang-outan

Page 4: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

iv

Inhoudsopgave

Introduction : ...........................................................................................................................................1

Première partie : l’animal et l’homme, une frontière ?................................................................... 4

1 L’altérité insaisissable de l’animal .....................................................................................................5

1.1. La solidité de l’animal versus l’inconstance humaine ...............................................................5

1.2 Une quête d’authenticité ...........................................................................................................8

1.3 La fascination et la peur .......................................................................................................... 12

2 Le regard de l’animal ...................................................................................................................... 15

2.1 L’animal miroir ........................................................................................................................ 15

2.2 Un regard révélateur ............................................................................................................... 18

2.3 La myopie de l’animal.............................................................................................................. 22

3 L’effacement d’une frontière ......................................................................................................... 25

3.1 La nature et la culture ............................................................................................................. 25

3.2 Une hiérarchie à rebours ......................................................................................................... 29

3.3 La corporalité de l’homme ...................................................................................................... 33

Deuxième partie : La réalité versus la littérature ......................................................................... 37

1 La réalité insaisissable .................................................................................................................... 38

2 Le combat contre le cliché ............................................................................................................. 42

2.1 Les jeux de langue ................................................................................................................... 42

2.2 L’intertextualité, un jeu à différents niveaux .......................................................................... 46

3 Un engagement littéraire ? ............................................................................................................ 50

3.1 La révolte contre la condition humaine .................................................................................. 50

3.2 Les problèmes environnementaux .......................................................................................... 55

3.3 Les droits des animaux : .......................................................................................................... 58

Conclusion ............................................................................................................................................. 63

Bibliographie ......................................................................................................................................... 67

Page 5: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

1

Introduction :

Depuis le début de son existence déjà, l’homme a été confronté avec la présence énigmatique

de l’animal, qui se manifestait tout au long de l’histoire comme son compagnon de route

fidèle. Mais, vu l’inaptitude de l’animal à mettre en mots ses perceptions, à transmettre sa

conception de la réalité, l’homme n’a jamais été à même de percer le mystère qui l’entourait.

Facilement approchable à première vue, le monde animal se révèle en même temps

complètement hors d’atteinte. Il s’agit d’un univers à part, d’un espace clos et impénétrable,

dont l’homme ne peut que contempler la partie extérieure, matérielle. L’animal remplit donc

un double rôle dans le théâtre de la société humaine. D’une part il s’avère un figurant plutôt

insignifiant, qui se fond dans l’arrière-plan au lieu d’attirer l’attention sur lui-même, un être

silencieux dont la présence ne nous frappe pas, mais dont l’absence soudaine serait remarquée

immédiatement. D’autre part, pour ceux qui s’efforcent de le regarder de manière plus

attentive, il apparaît que l’animal joue encore un autre rôle, à savoir celui de l’antagoniste de

l’humain, de « l’autre » fascinant et insaisissable, porteur d’un mystère inaccessible aux

hommes. La conception humaine de l’animal diffère donc en fonction du regard que l’homme

porte sur lui, variant de nonchalant et désintéressé au attentif et intrigué.

La fascination humaine pour l’univers animal s’explique aussi par le mode de vie de l’animal

qui semble s’opposer diamétralement à celui de l’homme. Là où les humains s’efforcent de

prendre de la distance par rapport à la nature dont ils sont issus, dans le vain espoir de prendre

prise sur leur existence, les animaux se conforment à leur destin tel qu’il s’impose à eux, en

menant une vie calme au rythme des saisons. Et tandis que l’homme éprouve un besoin

constant de relever des défis nouveaux, afin de créer une société de plus en plus sophistiquée,

l’animal maintient au contraire ses habitudes d’origine, en faisant confiance à son instinct, et

en participant paisiblement au cycle éternel de la dégradation et de la régénération. C’est

pourquoi les animaux rappellent à l’homme comment la vie est en essence, ils le retirent de

son univers artificiel pour le confronter de nouveau avec la réalité concrète, avec le monde

complexe et mystérieux, inconnaissable même pour l’humain.

La présence animale contraint les hommes donc à reconnaître leur propre impuissance face

aux forces universelles, en mettant en évidence leur finitude. Ce n’est en effet qu’en

contemplant les autres créatures qui peuplent notre terre, que l’homme peut prendre

conscience de sa propre vulnérabilité. Mais en raison de l’association de l’animal avec la

Page 6: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

2

mort, avec l’impermanence de l’existence, l’homme a souvent eu tendance à écarter l’animal

de son champ de vue. Au lieu d’assumer la corporalité qui fait partie intégrante de l’humanité,

les intellectuels occidentaux ont longtemps préféré s’imaginer eux-mêmes comme des esprits

éclairés, capables de s’élever au-dessus des limitations terrestres. Cette négation de la

physicalité humaine, de la partie « animale » de l’homme, a vu le jour dans le Siècle des

Lumières, une époque dans laquelle les rationalistes incitaient l’humain à se soustraire le plus

possible à l’influence pernicieuse du corps, afin de pouvoir purifier l’esprit. L’animal était

alors présenté comme l’incarnation de la vie terrestre et misérable, comme une machine sans

âme dont l’homme pouvait disposer à sa guise.

La tendance rationaliste à rabaisser les animaux dans le but de mieux pouvoir glorifier la

raison humaine s’est propagée dans tout l’Occident à tel point qu’elle laisse encore des traces

claires de nos jours. Nous pouvons même dire que la chosification de l’animal n’a jamais été

si intensive que dans la société de consommation dans laquelle nous vivons aujourd’hui. La

plupart des animaux se trouvent en effet dégradés en chaînons insignifiants dans le processus

de production, sans que l’humain se préoccupe jamais de leur bien-être. Mais il ne s’agit pas

seulement de l’animal. A aucun autre moment de l’histoire, l’homme n’a intervenu de

manière si drastique dans le cours naturel des choses, en soumettant le reste de l’univers à sa

volonté. Puisque l’humain se croit apte à dominer sur le monde entier, il a tendance à

considérer les autres êtres vivants comme des objets disponibles, qu’il peut utiliser afin de

réaliser ses projets. Du point de vue humain, l’animal se révèle un être avec une certaine

valeur utilitaire, mais cependant facilement remplaçable. Si la présence de l’animal suscitait

souvent des sentiments de crainte ou de fascination dans les temps anciens, elle ne semble

inspirer que de l’indifférence à l’homme moderne.

Cependant, l’attitude hautaine de l’humain à l’égard des autres créatures a mis en branle un

mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux, et plus en général à la

domination absolue de l’humain sur la terre. Il s’agit d’un courant philosophique et littéraire

qui désire confronter l’homme de nouveau avec ses origines, avec son appartenance à une

totalité qui le surpasse. Au lieu de voir l’animal comme un produit de consommation sans

signifiance, ces auteurs le représentent comme un guide, un mentor capable d’enseigner plus

de modestie à l’homme mégalomane, et de le remettre en contact avec la nature. L’attitude

changeante par rapport aux animaux découle aussi de l’inquiétude croissante à l’égard des

problèmes environnementaux, qui se révèlent dus à l’ingérence humaine nuisible dans la

Page 7: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

3

nature. Apparemment, l’humain n’est donc pas à même d’assumer la tâche de maître de

l’univers qu’il s’est assignée lui-même.

Dans ce mémoire, nous nous penchons sur l’œuvre d’Eric Chevillard, un auteur français qui

accorde une place centrale aux animaux dans ses livres. A partir de citations issues de cinq de

ses romans, à savoir Du hérisson, Oreille Rouge, Palafox, Préhistoire et Sans l’orang-outan,

nous étudions la manière dont l’auteur représente les animaux et leur relation à l’humain.

Dans une première partie, nous nous intéressons à la frontière entre l’homme et l’animal. Car,

maintenant que l’idée rationaliste d’une séparation rigide doit progressivement céder du

terrain au profit d’une vision plus nuancée, au moins dans la littérature occidentale, il est

intéressant de savoir comment Chevillard traite l’héritage du rationalisme dans son œuvre.

Remarque-t-il des différences fondamentales entre l’humain et le non-humain ? Et si oui,

mènent ces différences chez Chevillard à l’établissement d’une hiérarchie stricte ? Dans une

deuxième partie, nous analysons le rapport qu’entretiennent les livres de Chevillard avec la

réalité. Tout en prenant l’animal comme l’élément central de notre discours, nous essayons de

déterminer si le roman chevillardien se veut surtout une création esthétique repliée sur elle-

même ou bien une œuvre engagée offrant une vue sur le monde réel.

Page 8: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

4

Première partie

l’animal et l’homme : une frontière ?

Page 9: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

5

1 L’altérité insaisissable de l’animal

1.1. La solidité de l’animal versus l’inconstance humaine

Dans l’œuvre de Chevillard, l’animal est représenté comme un repère pour l’homme, comme

un point immuable dans la société humaine en constant développement. Ce n’est qu’en

regardant l’animal, que l’homme est ramené à lui-même et qu’il peut retrouver son équilibre.

Car, contrairement aux animaux qui vivent au jour le jour, paisiblement, les hommes

participent à une évolution incessante et de plus en plus rapide, en courant après eux-mêmes

sans jamais se rejoindre. Ils s’adaptent infiniment, de sorte qu’ils ne possèdent plus une

identité stable. Pris par le vertige à cause de ces changements rapides, l’homme recherche

désespérément un point d’appui : il le trouve chez l’animal, un être toujours fidèle à lui-

même. C’est ce qui affirme Eric Chevillard dans un entretien avec Emmanuel Favre :

Les animaux ne sont pas des êtres de culture. Ils ignorent le progrès et les grandes

mutations. Ce sont donc les seuls témoins de la vie telle qu’elle a toujours été, de la

vie dans sa plus simple expression. L’homme en évoluant ne cesse de se perdre de

vue, tandis que la vache dans son pré a connu nos ancêtres les plus lointains. Du coup

on a l’impression d’une sorte d’ironie animale qui regarde l’homme s’activer alors

qu’il est si simple de se contenter d’être1.

Tandis que l’homme se fixe toujours de nouveaux objectifs, dans le but de dépasser ses

limites, de s’élever au-dessus de lui-même, l’animal se borne à exécuter le programme de son

espèce. En se vouant complètement à cette tâche simple, mais dure, qui est de survivre, il

réduit la vie à son essence.

Chevillard manifeste un grand respect vis-à-vis de cette attitude assurée et paisible des

animaux, qui ne semblent connaître aucun moment de doute ou de désespoir. Il montre que la

perfectibilité de l’homme, souvent avancée par celui-ci comme la preuve de son unicité et

même de sa supériorité par rapport aux autres espèces, peut se révéler aussi sa faiblesse

principale. L’intelligence qui permet à l’homme de se développer, de s’améliorer, le rend

aussi incertain et donc vulnérable. Cependant, le but de l’auteur ne semble pas de repousser

la modernité, ni de placer l’existence harmonieuse et pure de l’animal au-dessus de la culture

1 Eric Chevillard, « Cheviller au corps », entretien avec Emmanuel Favre, in : Le matricule des anges, n°61, mars

mars 2005, URL : http://www.eric-chevillard.net/e_chevilleraucorps.php.

Page 10: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

6

humaine, mais plutôt de présenter l’animal comme un compagnon de route indispensable,

auquel l’homme « peut toujours se référer […] pour savoir en quoi consiste d'abord la vie. ».2

L’opposition entre l’assurance calme et inébranlable de l’animal d’une part, et l’inconstance

humaine d’autre part, s’exprime le plus clairement dans Préhistoire, un livre sur les

occupations d’un ex-archéologue, nommé guide et gardien de la grotte préhistorique de Pales.

Le guide qui se présente aussi comme le narrateur de l’histoire, nous amène à faire le tour de

la grotte, en nous renseignant mille choses sur les formes et les techniques de la peinture

rupestre à l’aide de digressions multiples. Ce qui fait la singularité de notre guide, c’est qu’il

ne se limite pas à des informations objectives, scientifiquement fondées, mais qu’il essaie de

se mettre dans la peau des hommes préhistoriques. Il s’imagine la détresse qu’ont dû sentir

ces premiers humains qui se trouvaient confrontés avec un univers menaçant et

incompréhensible, sans pouvoir compter sur un instinct animal solide pour les guider. C’est

pourquoi l’homme préhistorique aurait eu recours à différentes stratégies protectrices qui, si

elles ne lui permettaient pas de prendre prise sur sa propre existence, lui en donnaient au

moins l’impression:

Peut-être justement les premiers rites de chasse célébrés dans ces grottes furent-ils

suscités […] par la nécessité plus ou moins consciente de rythmer cette existence mal

engagée, déréglée, sans appuis ni repères dans le temps, confrontée à la paisible

assurance des animaux qui n’avaient qu’à se laisser vivre pour accomplir leur destin.

Le temps filait sans donner prise aux hommes. Il fallut instituer ces rites pour le

maîtriser un peu mieux et s’y retrouver, pour prendre pied enfin dans un monde

terriblement organisé, gouverné par les seules lois de la nature et où l’intelligence

n’était en somme que la caractéristique trop voyante des proies faciles. (PR, 69)

Là où l’animal mène une vie harmonieuse au rythme des saisons, ayant intériorisé le temps

cyclique de la nature, l’homme se trouve obligé d’introduire lui-même des repères, afin

d’organiser de manière artificielle son existence chaotique. Grâce aux rites magiques,

l’homme est capable d’intégrer sa vie dans un tout qui le surpasse, et de faire de nouveau

partie de la communauté des êtres vivants dont il s’était lentement dégagé au fur et à mesure

que son intelligence grandissait. Il retrouve donc une certaine stabilité, au moins en

apparence. Car, même s’il s’efforce de trouver sa place parmi les autres espèces, l’homme

reste toujours un cas à part, un vagabond n’étant à l’aise nulle part.

2 Eric Chevillard, « Questions de Préhistoire », entretien avec André Benhaïm, in : Ecrivains de la préhistoire,

presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2004,

URL : http://www.eric-chevillard.net/e_questionsdeprehistoire.php.

Page 11: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

7

Outre les rites de chasse, le guide-gardien insiste aussi sur une autre stratégie importante par

laquelle l’homme préhistorique tente de se maintenir dans le monde hostile, à savoir l’art.

Car, l’art permet à l’homme de réduire le monde confus et hétérogène à des dimensions plus

petites, et donc moins effrayantes. En créant une œuvre d’art, l’individu humain peut

s’approprier la réalité et la composer à sa guise, jusqu’à ce qu’elle devienne une totalité

cohérente et compréhensible. Entre les mains de l’artiste, il se construit donc un univers

nouveau, un monde harmonieux et équilibré, dans lequel l’homme peut facilement trouver sa

place. Ou pour le dire avec les mots de l’auteur : « La main qui sait représenter le monde tient

le monde3 ». C’est de cette façon-ci, que le guide-gardien de Préhistoire explique l’origine

des peintures animalières déformées dans la grotte préhistorique. En représentant les animaux

redoutés de façon ridicule, en supprimant par exemple des parties de corps essentielles,

l’homme apaise ses peurs envers ces êtres puissants : « Le bison écorné sera moins dangereux

pour le chasseur, le cheval sans sabots ne lui échappera pas, le fauve sans mâchoires ne le

mettra pas en pièces » (PR, 85). Dans le monde artificiel conçu par l’artiste, l’homme n’a plus

rien à craindre.

Ce raisonnement explique aussi l’apparition des figures anthropomorphes avec des

caractéristiques animales dans la grotte. Car, puisque le peintre préhistorique ne désire pas

être confronté avec sa propre fragilité humaine, il pourvoit ses peintures d’attributs

protecteurs, comme des plumes ou des fourrures, dans l’espoir de transmettre ainsi un peu de

la force et de l’assurance des animaux aux humains.

[…] pour se sentir appartenir au monde malgré tout, pour se fondre parmi les autres

créatures et se faire accepter d’elles, pour s’intégrer discrètement, sans scandale, ni vus

ni connus en somme, les autres personnages humains représentés sont tous affublés de

masques d’animaux, becs et cornes, ou plumets, et cette ruse maladroite qui témoigne

de leur bonne volonté trahit surtout leur désarroi. (PR, 118)

Paradoxalement, l’homme se sert ici d’une propriété typique de l’humain, c’est-à-dire la

créativité, le pouvoir de représenter la réalité différente de ce qu’elle est, dans le but de

camoufler son humanité. Au fond, c’est exactement à cause de cette inventivité humaine que

l’homme s’éloigne de plus en plus des autres espèces, en élaborant sans cesse des projets

nouveaux. Les peintures rupestres forment donc en quelque sorte la preuve de son altérité par

rapport aux animaux. C’est ce que déclare dans le dernier chapitre le guide-gardien, qui est

devenu entretemps un peintre lui-même :

3 Ibid.

Page 12: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

8

Cette activité nouvelle [= l’art] nous permettra d’exprimer notre différence, enfin nous

oserons revendiquer notre spécificité au sein de toutes les espèces vivantes, nous

lutterons efficacement contre cette condition inférieure, humiliante, à laquelle nous

condamnent notre défaut d’instinct et notre faiblesse constitutionnelle. Nous aurons

nos caractéristiques exclusives, nous aussi, notre originalité, nos rites, nos parades, nos

pavanes, nos repères dans le temps et dans l’espace, nous cesserons de nous définir par

nos manques et nos infirmités. (PR, 169)

Ici, à la fin de l’historie, l’art n’est plus présenté comme une tentative désespérée de l’homme

de s’intégrer dans la communauté des êtres vivants, mais justement comme une propriété qui

permet à l’homme de se distinguer, de se lever au-dessus de la masse. La faculté imaginative

de l’homme est plus qu’une stratégie protectrice, elle se révèle comme la base même de

l’identité humaine. C’est une particularité qui constitue aussi bien sa force que sa limite.

D’une part l’imagination de l’homme lui permet d’affronter le monde, sans se sentir

inférieures aux autres créatures, et sans être paralysé de peur. En composant un univers fictif,

simplifié, dans lequel il peut vivre tranquillement, il ne doit pas se soucier de la réalité brutale

et violente. D’autre part, il faut être conscient que, puisque l’identité de l’homme repose

entièrement sur une fiction composée par lui-même, elle constitue évidemment une

construction très fragile, qui se brise facilement. Et quand ce cocon imaginaire éclate, le réel

peut s’imposer de nouveau, et avec lui le doute et le désespoir. Afin de maintenir l’illusion,

l’homme doit renouveler continuellement l’acte de l’imagination : « La permanence de son

identité fictive repose sur un effort de conscience qui ne doit se relâcher à aucun prix, rien ne

la fonde objectivement, elle demeurera jusqu’au bout fragile et contestable » (PR, 170). Le

narrateur affirme ici que, si l’homme perd le pouvoir d’inventer, les fondements sur lesquels

toute son existence est bâtie, s’effondreront sous ses pieds.

1.2 Une quête d’authenticité

Chevillard esquisse donc une image très pessimiste de l’homme, selon laquelle la culture

humaine détruit nécessairement tout espoir d’une existence authentique et vraie. C’est

pourquoi les personnages chevillardiens sont souvent désespérément à la recherche d’une

trace d’authenticité, avec peu de succès néanmoins. Le guide-gardien de Préhistoire par

exemple, descend dans le temps dans le but de trouver les origines de l’humanité, et avec

elles, la pureté de la vie. Il se montre « un piètre conteur uniquement soucieux des

commencements, des sources, des généalogies, des étymologies » (PR, 146). La Préhistoire

apparaît pour lui comme une époque vierge où les apparences n’ont pas encore remplacé la

Page 13: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

9

vraie vie, où les abstractions ne se sont pas encore substituées au concret. Ou pour le dire avec

les mots de Chevillard :

Ce paradoxe est au cœur de l'aventure humaine : nous avons fui un monde inhabitable,

glacial, avec des crocs de loups partout, mais, emportés par notre élan, nous nous

précipitons vers un autre enfer que nous pressentons aujourd'hui. Au moins le tigre à

dents de sabre était-il un ennemi facile à identifier. Le danger avait une forme. On

savait ce qui nous tuait. Sous ce jour, la préhistoire apparaît moins comme un âge

d'ignorance et de confusion et plutôt, au contraire, comme un temps où les certitudes

étaient possibles4.

Puisque la Préhistoire ne connaît pas encore de grande civilisation humaine, elle se révèle

pour le guide-gardien comme la seule époque dans laquelle il peut trouver un sol stable sous

ses pieds, et des repères pour le guider. Néanmoins, les germes de la culture humaine sont

déjà présentes à cette époque. C’est ce que nous pouvons déduire de la multitude de peintures

dans la grotte de Pales, qui témoignent de l’inventivité humaine, et annoncent par conséquent

l’essor énorme de l’humanité. Même dans la Préhistoire, notre personnage principal ne trouve

donc pas de repos. A la fin du livre, nous voyons qu’il cesse de fixer son regard sur le passé,

et que lui aussi, il se laisse gagner par le désir typique de l’homme, à savoir l’envie de

progresser, de créer, de se construire un avenir. Ainsi, le guide s’écarte de nouveau de ses

sources.

Nous pouvons retrouver cette quête d’authenticité dans d’autres œuvres de Chevillard, entre

autres dans Oreille Rouge. Si le guide-gardien de Préhistoire se déplace dans le temps dans le

but de découvrir « la vraie vie », le personnage principal d’Oreille rouge voyage dans ce but

en Afrique, notamment au Mali, un pays dont le nom évoque chez lui des images stéréotypées

de paysages vierges, d’animaux sauvages et d’une population indigène, non souillée par la

civilisation occidentale. Mais Chevillard se moque de son personnage en montrant que cette

perception de l’Afrique ne constitue au fond qu’une construction poétique, une « fiction naïve

de l’innocence préservée, de la Préhistoire qui dure » (OR, 15). Néanmoins, Oreille rouge,

surnommé ainsi à cause de ses oreilles brûlées au soleil, s’obstine à voir le monde africain à

travers les structures fictionnelles dont il est imprégné, même si la réalité se montre

complètement différente. Ainsi, il incarne l’arrogance de l’individu humain, qui feint

connaître la vérité, mais se laisse guider par des apparences vaines.

Oreille rouge considère l’Africain comme un homme authentique, enraciné profondément

dans son pays natal, déterminé par son milieu et par ses traditions, et incapable de changer en

4 Ibid.

Page 14: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

10

quelqu’un d’autre que la personne qu’il est. La constance africaine s’oppose alors à la

flexibilité de l’homme occidental, présenté par Oreille Rouge comme un être cosmopolite,

ouvert à l’inconnu, libre de s’adapter à n’importe quelle culture. Bien qu’il se montre fier de

sa prétendue faculté d’adaptation, Oreille Rouge désire trouver chez le peuple malien

l’équilibre et la stabilité qui lui manquent de temps en temps, car ces gens-là, « ne vivent-ils

pas dans la vérité ? » (OR, 16) :

Le Peul est Peul à cent pour cent. Peul des pieds à la tête. Peul aussi quand il dort. Peul

prisonnier consentant du Peul. Peul comme nul autre ne saurait l’être et surtout pas le

Massaï, bien trop Massaï pour cela, Massaï jusqu’au bout des ongles, Massaï encore

quand il pense à autre chose, irrémédiablement et définitivement Massaï, en chacun de

ses gestes, en chacun de ses actes, Massaï. (OR, 15-17)

Chevillard avance ici de manière ironique l’image figée de l’homme africain coïncidant

parfaitement avec lui-même. Plus loin dans l’histoire, l’auteur intègre quelques passages qui

montrent une autre face de l’Afrique, dans lesquels le Mali apparaît comme un pays fortement

occidentalisé, où des produits polluants sont déversés dans la rivière, où le sol est jonché

d’ordures, et où les femmes achètent des crèmes dépigmentantes afin d’imiter les Européens.

Ces fragments portent atteinte à l’idée de l’authenticité africaine. Au fur et à mesure que le

livre progresse, il devient clair que les Maliens vivent eux aussi dans une fiction, en valorisant

fortement tout ce qui vient de l’Occident, et que la culture malienne n’est pas stable, mais

subit des changements drastiques.

Mais Oreille Rouge semble aveugle pour cet « autre » Mali. Il continue à se bercer de vaines

illusions, en accordant plus de foi aux histoires répandues de l’Afrique, qu’à ses expériences

personnelles. C’est pourquoi il reste convaincu de se trouver un jour face à face avec le

symbole par excellence de la « vraie » Afrique, de la vie primitive et pure : l’animal sauvage.

Entraîné par son imagination vivante, il donne un sens nouveau à des événements banals et

insignifiants : « Puis il a un sursaut : là-bas, au fond du paysage, deux lionnes ont pris en

chasse une antilope boitillante. Et soudain, c’est l’Afrique pour de bon. Puis le tableau se

précise et ce sont deux chiens errants qui harcèlent une bique. » (OR, 86). Oreille Rouge ne

perçoit pas le monde africain de manière objective, mais il interprète tout ce qu’il voit, en

structurant et en filtrant la réalité brute jusqu’à ce qu’elle soutienne ses idées préconçues. En

cela, il se montre un véritable écrivain, puisqu’il retraduit constamment le réel afin de

produire de la fiction.

Page 15: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

11

Afin de réaliser son rêve ultime, qui est de rencontrer un hippopotame dans son

environnement naturel, Oreille Rouge engage un jeune garçon, Toka, qui s’érige en spécialiste

dans le domaine. Après de nombreuses excursions infructueuses, mais pendant lesquelles

Toka a l’occasion d’afficher amplement sa connaissance scientifique de l’animal, Oreille

Rouge surprend Toka alors qu’il est en train de mémoriser quelques passages sur

l’hippopotame dans une encyclopédie. Il s’avère donc que la vaste connaissance du petit

guide africain ne repose pas sur une expérience authentique et vécue, mais sur un savoir

livresque et abstrait. Pour Toka, l’hippopotame n’existe que comme une construction

littéraire. Mais, bien que la quête d’Oreille Rouge aboutisse à une déception, il refuse de

reconsidérer son opinion de l’Afrique. Rentré à la maison, il affirme à tous ceux qui veulent

l’entendre qu’il a bel et bien rencontré des hippos. Ainsi il maintient la fiction.

Dans Oreille Rouge Chevillard insiste donc clairement sur la tendance typiquement humaine

de voir le monde à travers une grille littéraire. Dès la Préhistoire déjà, les humains essaient de

tenir à l’écart le monde extérieur menaçant, en se racontant des histoires rassurantes qui

organisent notre univers et qui donnent un sens à la vie. Mais à partir de l’invention de

l’écriture, qui marque la fin de la Préhistoire, cette tendance structurante est renforcée. Dès

lors, l’homme s’efforce de mettre par écrit les aspects complexes de la réalité, en créant des

œuvres scientifiques, philosophiques et littéraires, afin de mieux pouvoir gérer sa vie. Une

fois couchée sur le papier, la réalité devient maniable, et perd de son caractère effrayant. C’est

aussi grâce à l’écriture que l’homme se trouve apte à transmettre des énormes quantités

d’information aux générations postérieures, et à accumuler ainsi des connaissances à l’infini.

Chaque texte s’appuie sur un autre, de sorte qu’il se développe petit à petit un réseau de

textes, tous interconnectés, un univers littéraire qui n’a plus beaucoup à voir avec la réalité

concrète.

Mais, puisque la multitude de textes le désoriente, l’homme a tendance à faire converger leur

contenu, jusqu’à ce qu’ils forment une totalité cohérente et bien ordonnée. En se basant

surtout sur des livres renommés et largement répandus, et en filtrant tout ce qui ne s’inscrit

pas dans cette lignée traditionnelle, l’homme s’est construit une histoire à lui, partagée par

presque tous les humains. Dans Préhistoire Chevillard ironise vivement ce désir humain de

simplifier la réalité, de créer une vérité fixe et rassurante :

Or les auteurs des textes mettent un point d’honneur à ne pas décevoir sur ce chapitre,

l’attente du lecteur est récompensée, car le lecteur des textes n’apprécierait guère de

lire une version de l’histoire trop différente de celles qu’il a déjà lues et que se

Page 16: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

12

rejoignent au point de n’en faire qu’une, la même bonne vieille histoire à chaque fois,

la même magnifique aventure, ainsi nous sommes sûrs. (PR, 15)

En répétant infiniment la fiction de « la bonne vieille histoire », l’homme s’éloigne de plus en

plus de la réalité. Heureusement que l’animal se trouve à ses côtés pour lui rappeler de temps

en temps qu’il existe un monde physique et concret en dehors de la bulle fictionnelle qu’il a

construit autour de lui. Il importe de remarquer quand-même ici que, bien que Chevillard

semble déplorer la perte de l’authenticité dans la société moderne, il ne se montre jamais

nostalgique de la vie primitive. Il accepte la modernité, mais non sans en dénoncer les défauts.

Avec une bonne dose d’ironie, il désire mettre le doigt sur la plaie, afin de contraindre le

lecteur à réfléchir.

1.3 La fascination et la peur

Comme nous avons déjà pu voir au fil des chapitres précédents, l’homme chevillardien

présente une attitude plutôt ambiguë face à l’animal. D’une part, il se trouve toujours

fortement attiré par cet être mystérieux, indéchiffrable, qui ne semble pas appartenir au monde

comme il le connaît, et qui le fait regarder la réalité d’une autre manière. L’animal apparaît

comme un point de repos au milieu de la vie chaotique, une goutte de réalité au cœur de la

fiction. D’autre part, la présence de l’animal peut fortement déconcerter, voire effrayer

l’homme, parce qu’elle l’oblige à remettre en question tout ce qu’il a toujours considéré

comme une évidence. L’animal perce ainsi la construction fictionnelle créée par l’homme, si

bien que l’individu humain se voit privé de sa carapace protectrice, et se trouve démuni dans

un monde menaçant.

C’est pourquoi l’homme préfère tenir l’animal à l’écart, en le contemplant de loin, attendri par

son comportement pur et primitif, mais sans lui donner l’occasion de s’approcher. Mais,

puisque l’homme n’est pas toujours capable de maintenir une distance suffisante par rapport à

l’animal, il a développé plusieurs stratégies afin de rendre la présence animale moins

menaçante. Soit il essaie de concevoir une représentation de l’animal de manière picturale (les

peintures rupestres dans Préhistoire) ou littéraire (l’hippopotame dans Oreille Rouge), de

sorte que l’image se superpose au réel déconcertant, soit il tente d’incorporer l’animal dans la

culture humaine, en lui assignant une fonction dans le système, au point que sa spécificité

animale ne se remarque plus. C’est cette dernière stratégie que nous retrouvons très

clairement dans une autre œuvre de Chevillard, Palafox.

Page 17: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

13

Dans ce livre, Chevillard nous entraîne sur les traces de Palafox, une créature animale,

inclassable et mystérieuse, dont la définition imprécise occupe toute l’histoire. L’auteur

multiplie les descriptions détaillées, souvent contradictoires, sans jamais se rapprocher d’une

image stable et concluante de cet être, si bien que Palafox semble appartenir à toutes les

espèces possibles du règne animal. Il se présente comme le symbole de l’animalité entière, et

comme l’incarnation même de l’impulsivité, diamétralement opposée à la rationalité humaine.

Cependant Algernon, le père de la famille Buffoon, qui a eu l’audace d’adopter Palafox,

décide de l’entraîner : « Algernon souhaite montrer ce dont Palafox, dompté, dressé, entraîné

par un fin connaisseur de la psychologie animale, tout ce dont Palafox est capable » (P, 110).

Malgré que Palafox lui cause beaucoup d’ennuis, il reste convaincu de la possibilité de

neutraliser l’instinct primitif de l’animal, et de l’intégrer discrètement dans la société

humaine.

Algernon considère Palafox comme un élément déconcertant, un être primitif qui résiste à

toutes les règles imposées par la société, et qui fait apparaître des fissures dans le cocon

culturel dont l’homme s’est entouré soigneusement. Il s’efforce donc de lui trouver une

carrière dont l’humanité pourrait tirer profit, un métier noble qui lui permettrait de servir les

hommes au lieu de les déranger, comme par exemple : « […] dératiser les greniers, surveiller

les troupeaux, récolter pour nous les bananes dans la stratosphère, pour nous les truffes six

pieds sous terre, guider les aveugles dans le dédale des rues, rentrer le foin, tirer la charrue,

déboiser, charger les troncs […] » (P, 143-144). En d’autres termes, Algernon se dévoue à la

tâche lourde de transformer la nature en culture, l’intuition en rationalité. Mais, malgré

quelques succès apparents, l’impulsivité de Palafox reste toujours présente de manière latente,

prête à éclater à chaque moment :

On lui aurait pardonné sa méconnaissance des usages, on pensait bien qu’il

éprouverait un peu de gêne au début, avant d’apprendre à dissimuler son ennui, à rire

et à mentir par délicatesse, tout simplement à se plier dans nos causeuses à nos

coutumes, mais il abuse, lui que nous prenions pour un granivore, engloutir à présent

la tête de Métalo dénote une si totale absence de dispositions pour les mondanités que

notre sollicitude s’en trouve tout à coup refroidie. (P, 174)

Palafox ne semble pas capable de s’adapter à la culture humaine. C’est pourquoi la famille

Buffoon, désespérée, envisage aussi des solutions plus extrêmes, comme la castration de

l’animal, ou même, sa mise à mort. Car, une fois mort, l’animal ne constitue plus une menace

pour la civilisation humaine, mais il devient au contraire un produit de consommation

inoffensif et facilement maniable, qui remplit sans protester son rôle dans le système.

Page 18: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

14

Algernon examine donc les possibilités de vendre le cadavre de Palafox, entier ou en pièces, à

des bijoutiers, des cosmétologues ou des cuisiniers, afin de réaliser le plus de bénéfice

possible, et de récupérer ainsi l’argent dépensé pour son entretien. Transformé en des produits

de luxe, Palafox pourrait finalement se rendre utile pour la famille Buffoon, et pour l’homme

en général.

Néanmoins, personne ne semble avoir le cœur à mettre fin à la vie de Palafox. Même après

que l’animal a ravagé la maison et dévasté le dîner somptueux qu’Algernon avait fait préparer

pour ses visiteurs, il continue d’avoir beaucoup de défenseurs, parmi lesquels se trouve

madame Swanscobe. Elle se pose la question de savoir s’il ne faut pas plutôt admirer, voire

envier la spontanéité de l’animal, aussi bien que l’assurance paisible qui se manifeste dans

tous ses mouvements, au lieu de le détruire par crainte de son altérité. Car, l’animal, n’est-t-il

pas plus à sa place dans ce monde que l’homme ?

Ce salon en désordre est un coin du monde dévasté, vous voulez punir le cyclone, vous

refusez d’admettre que sa place est là, que nous sommes en vérité les indésirables, les

vandales, les fauteurs de troubles, avec nos bouquets composés, nos fruits confits, nos

acajous vernis et érables à tiroirs, nos paravents, nos parapluies, nos parasols, tous nos

artifices d’ombres et de lumières, ne voyez-vous pas que Palafox est le seul ici à traiter

le bois comme du bois, le verre comme du sable, le seul dans cette pièce encaustiquée

à avoir une pensée pour les abeilles. (P, 181)

Là où l’homme s’est construit un espace artificiel, en se protégeant le plus possible contre les

dangers de la nature, l’animal accepte le monde dans son entièreté, en vivant sa vie

pleinement. Palafox ne repousse pas le concret, il l’embrasse.

Madame Swanscobe et les autres adhérents de Palafox doivent affronter un grand nombre de

visiteurs qui considèrent la conduite impulsive de l’animal comme une menace pour la

stabilité de la société humaine, et qui désirent se débarrasser de lui. Car, comme l’affirme le

général Fontechevade : « un fauve reste un fauve » (P, 178). Nous pouvons interpréter ces

deux groupes diamétralement opposés comme les deux pôles de la sensation éprouvée par

l’homme au moment de sa confrontation avec un animal sauvage : la fascination et la peur. La

lutte entre les deux partis reste cependant longtemps indécise, jusqu’au moment où Palafox se

faufile dans le salon bleu où Algernon expose ses faïences, dont il tirait toute sa fierté, et

cause des dommages considérables aux pièces uniques de sa collection. Après cet accident

malheureux, personne ne résiste plus à l’idée de se débarasser de l’animal : Palafox a signé

son arrêt de mort. Même madame Swanscobe donne son consentement. Ce changement

d’attitude s’explique mieux si nous considérons qu’en bouleversant le salon d’Algernon,

Page 19: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

15

Palafox n’a pas seulement détruit les œuvres d’art, mais il a menacé aussi ce qu’ils

représentent : la culture humaine. Ainsi, il attaque l’homme dans le cœur de son être.

Il apparaît donc que, malgré toutes les tentatives de l’homme de contrôler les instincts de

Palafox, et de manipuler son comportement de telle sorte qu’elle devient logique et prévisible,

l’impétuosité animale émerge toujours de nouveau. A son grand regret, l’homme ne se trouve

pas capable d’inscrire l’animal dans un système bien réglé, à moins qu’il ne la tue.

Néanmoins, Chevillard se réjouit de la présence de l’animal dans le monde, puisque s’il

n’était pas là, l’homme serait prisonnier de son propre univers culturel pendant toute sa vie,

sans aucun espoir d’évasion. Il tournerait en rond au point d’avoir le vertige, toujours de

nouveau confronté avec lui-même. Au lieu de repousser l’animal, l’auteur nous invite à prêter

de nouveau attention à lui et à son altérité, puisque cette attitude nous permettra de prendre de

la distance par rapport à nous-mêmes, et de quitter pendant un certain temps la construction

artificielle dans laquelle nous vivons.

2 Le regard de l’animal

2.1 L’animal miroir

Il est déjà devenu clair que les hommes dans l’œuvre de Chevillard sont souvent des êtres

tournés en dedans, fixés sur eux-mêmes, qui s’efforcent d’ériger un mur protecteur entre eux

et le monde extérieur. Ils manifestent une jalousie profonde vis-à-vis des animaux, puisque

ceux-ci, ils sont tous pourvus d’un système de défense efficace, comme des griffes, des épines

ou une fourrure épaisse, qui leur permet de surmonter les menaces de la vie quotidienne. Les

hommes au contraire, ils ne peuvent compter que sur des produits de remplacement pour

remplir cette tâche. C’est pourquoi le voyageur européen d’Oreille Rouge s’est enduit

généreusement avec des crèmes protectrices avant de se lancer dans la brousse africaine, au

point même de ne guère percevoir son environnement.

Or il s’apprête à partir en Afrique sans elle, sans sa peau, celle-ci tant enduite et

imprégnée de lotions protectrices qu’elle n’éprouvera pas mieux l’Afrique, en effet,

que si elle partait de son côté pour la Norvège ou qu’il la laissait plutôt accrochée à un

cintre, dans l’ombre douce de sa penderie, avec ses vêtements d’hiver. (OR, 26-27)

Chevillard met sur scène l’homme stéréotype qui prétend s’ouvrir au monde, mais qui au fond

s’enferme dans son propre univers fait de rêves et d’illusions : « Il va pieds nus.

Page 20: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

16

Métaphoriquement, il va pieds nus, car il y a tout de même l’inquiétant grouillement des

vipères et des scorpions dans la brousse » (OR, 45).

Cette peur d’affronter la réalité de manière directe se manifeste aussi très clairement dans Du

hérisson. Dans ce livre, Chevillard nous présente les considérations d’un écrivain qui tente

d’entamer son magnum opus, une autobiographie complète, mais qui se trouve inhibé dans sa

tâche par l’apparition soudaine d’un animal sur son bureau, à savoir « un hérisson naïf et

globuleux ». L’écrivain adopte d’abord une attitude hostile par rapport à cet animal, mais

après un certain temps, il finit par se reconnaître dans cet être solitaire, méfiant, replié sur lui-

même, qui semble vivre dans un état de guerre permanent avec le reste du monde. Au

moindre bruit, l’animal met en marche son mécanisme de protection en se recroquevillant et

en dressant ses épines, de sorte que rien ne peut plus le toucher dans son cocon parfaitement

fermé. Ainsi, le hérisson reflète l’attitude renfermée et soupçonneuse de l’écrivain:

Et je me renfermai sur moi-même, dans la position fœtale que je n’aurais jamais dû

quitter et qui est toujours celle, au demeurant, du hérisson naïf et globuleux lequel ne

fait que substituer sa repoussante armure de piquants au liquide protecteur de la poche

utérine maternelle d’où il est un jour expulsé avec violence. (DH, 206)

Aussi bien l’homme que le hérisson s’efforcent de se retirer du monde « brutal, imprévisible,

incompréhensible, terrifiant » dans lequel « la communication entre les êtres est impossible et

la solitude de chacun absolue, définitive » (DH, 194). Ils préfèrent oublier qu’il existe une

réalité concrète à l’extérieur de leur forteresse.

Dans Du hérisson, l’animal fonctionne donc comme un miroir pour l’homme : « Le petit œil

du hérisson naïf et globuleux est un suffisant miroir. J’y vois mon visage familier : toute ma

famille me fait signe, mon père m’adresse un clin d’œil, ma mère me sourit, ma sœur hausse

les sourcils et mon frère curieusement remue une oreille» (DH, 73). En observant le hérisson,

l’écrivain n’obtient pas seulement beaucoup d’information sur le comportement et les

habitudes de cet animal énigmatique, mais il apprend surtout à se connaître lui-même. En

présence de l’animal, l’homme sort de son sommeil léthargique ; il est forcé d’abandonner

l’image idéalisée qu’il a construite de lui-même et doit faire face enfin à la partie la plus

cachée de son être. Chevillard souligne ainsi que ce n’est qu’à travers l’autre, que nous

pouvons espérer nous rencontrer nous-mêmes.

Avant l’apparition inattendue de le hérisson, l’écrivain s’évertuait à éviter la confrontation

avec lui-même, en gommant toutes ses pensées immédiatement après les avoir couchées sur le

papier, et en brûlant ensuite un par un les manuscrits qui avaient survécus à l’attaque de la

Page 21: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

17

gomme, dans la crainte que la relecture de ses réflexions l’obligerait à affronter son propre

« moi » caché. La gomme et le feu se révélaient ses amis les plus proches, au moins jusqu’au

moment où le hérisson faisait son entrée. Ce petit animal n’hésite pas à s’attaquer à la gomme

de l’écrivain, en la grignotant tranquillement, de sorte que l’homme perd la capacité de

s’effacer, et qu’il se voit contraint de se contempler dans le miroir:

Dans cette entreprise, ma gomme me sera plus utile que ma mémoire. En me privant

de ses secours, mon hérisson naïf et globuleux veut-il m’empêcher de revenir sur les

aveux indiscrets qui pourraient m’échapper et m’obliger ainsi à tout dire, à vider mon

sac, volé à une grand-mère, à livrer jusqu’aux plus sordides et mesquins détails de

mon existence lamentable – tous ces adjectifs déjà me trahissent par excès,

irrattrapables, irrécupérables. (DH, 54)

Grâce à la présence de l’animal, l’écrivain peut finalement assumer la tâche qu’il s’est

imposée à lui-même : la mise par écrit de sa vie personnelle, de son monde intérieur. Il

devient enfin un véritable autobiographe qui n’hésite pas à prendre une certaine distance par

rapport à lui-même, en s’exposant pleinement à son propre regard critique.

L’être qui semblait d’abord empêcher le processus d’écriture, en contraignant l’écrivain à

méditer sur son cas, et en le détournant ainsi « de plus hautes et nobles préoccupations» (DH,

13), s’avère en fin de compte le catalyseur même des révélations autobiographiques. C’est ce

qui affirme aussi Chevillard dans un entretien avec Roger-Michel Allemand : « Dans ce livre,

l’animal incarne l’énigme qui est au cœur de toute entreprise artistique : c’est justement ce qui

se dresse devant elle pour l’empêcher ou la paralyser qui l’excite et la justifie5 ».

Paradoxalement, c’est donc l’animal le plus fermé au monde, le hérisson « introverti jusqu’à

la nausée de soi » (DH, 132), qui arrive à ouvrir la carapace épaisse de l’écrivain. En lui

tendant un miroir, il confronte l’homme avec son égocentrisme, et l’oblige à élargir son

regard, à abandonner la vision unilatérale qu’il porte sur lui-même et sur la réalité en général.

A travers les yeux de l’autre, l’homme se découvre.

L’écrivain de Du hérisson incarne en quelque sorte l’homme moderne, qui est désespérément

à la recherche de son identité à lui, dans une époque où toutes les certitudes vacillent, et où

tous les dogmes sont remis en question. Chevillard essaie de démontrer dans ce livre que la

crise identitaire d’un « moi » humain ne peut être résolue que par la médiation de l’autre, et

non pas par un repliement sur soi. Dans une étude sur l’animalité dans la littérature française

5 Eric Chevillard, « Éric Chevillard : Choir « sans intention » — mais vers le haut», entretien avec Roger-Michel

Allemand, in : @nalyses [En ligne], Propos d'écrivains, Éric Chevillard, URL : http://www.revue-

analyses.org/index.php?id=1537.

Page 22: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

18

contemporaine, Lucile Desblache affirme qu’il s’agit ici d’une conviction partagée et élaborée

par une grande partie des auteurs modernes :

Mettre à jour le rapport que nous entretenons avec l’autre, dans ce cas avec d’autres

espèces, est l’un des moyens les plus efficaces de nous définir, de déterminer à quel

stade de notre évolution personnelle ou collective nous en sommes, de dissoudre cette

opacité identitaire à laquelle nous nous heurtons et que dénoncent ou racontent tous les

esprits créateurs d’aujourd’hui6.

Bien sûr, l’homme a déjà depuis toujours essayé de se définir par rapport aux autres espèces,

mais récemment un changement important a eu lieu. Contrairement à la majorité de ses

prédécesseurs, l’auteur contemporain ne se limite pas à dresser la liste des différences, afin de

prouver l’unicité de l’homme, voire sa supériorité, mais il s’intéresse surtout aux similitudes,

à ce qui le lie au monde animal. La séparation stricte entre l’homme et l’animal ne se révèle

plus soutenable. C’est ce qui dit entre autres Jean-Claude Gens dans son essai « l’effroi de

l’animal », en nous invitant à « saisir en l’animal ce que nous sommes aussi et non seulement

ce que nous ne sommes pas »7.

2.2 Un regard révélateur

La présence animale ne transforme pas seulement le regard de l’individu sur lui-même, mais

aussi sa vision sur le monde qui l’entoure. L’altérité de l’animal nous oblige à admettre que

notre point de vue n’est pas le seul, que nous n’avons pas un monopole de la vérité, mais que

nous partageons la terre avec d’autres créatures qui déchiffrent la réalité de leur manière

unique. L’homme se trouve invité à relativiser ses perceptions de la réalité et à prendre de la

distance par rapport à ses convictions. C’est pourquoi Chevillard semble nous encourager de

prêter plus d’attention à cet univers animal énigmatique qui existe à côté du monde humain.

Dans Sans l’orang-outan, il insiste fortement sur l’importance de cet « autre » regard, et sur

les conséquences que pourrait entraîner la disparition de l’animal dans le monde. Il s’imagine

un cosmos duquel l’orang-outan a disparu, le seul capable de libérer l’homme de son cocon

égocentrique, de sorte que les humains se recroquevillent encore plus :

Le point de vue de l’orang-outan qui ne comptait pas pour rien dans l’invention du

monde et qui faisait tenir en l’air le globe terraqué, avec ses fruits charnus, ses termites

6 Lucile Desblache, Bestiaire du roman contemporain d’expression française, Presses universitaires Blaise

Pascal, Clermont Ferrand, 2002, p. 153. 7 Jean-Claude Gens, « l’effroi de l’animal », in: Jacques Poirier, L’animal littéraire, des animaux et des mots,

Editions universitaires de Dijon, 2010, p. 15.

Page 23: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

19

et ses éléphants, ce point de vue unique à quoi l’on devait la perception des trilles de

tant d’oiseaux chanteurs et celle des premières gouttes d’orage sur les feuilles, ce point

de vue n’est plus, vous vous rendez compte. (SO, 18)

Le jour où il n’existera plus de contrepoids à l’optique humaine, l’homme se trouvera dans

une relation étouffante avec lui-même, sans jamais aucun espoir d’évasion. Cette

confrontation continuelle de l’homme avec son propre « moi » est dépeint par Chevillard de

manière très visuelle. Dans une scène remarquable qui couvre plusieurs pages, l’auteur met

sur scène les parents morts du narrateur qui émergent du miroir, et s’emparent du visage et du

corps du narrateur, en ne lui laissant aucune liberté d’action. Même après de multiples efforts

frénétiques, il n’arrive pas à s’arracher de cette « prison cellulaire » (SO, 40): « Mes parents

ont repris leur croissance dans les espaces abandonnées par l’orang-outan, ils s’épanouissent

en moi, leurs angles vont me crever la peau » (SO, 40).

Cette fascination pour le regard animal n’est pas nouvelle. Depuis toujours déjà, l’homme a

tenté de se mettre dans la peau des animaux, dans l’espoir d’entrevoir, ne fût-ce que l’espace

d’un instant, une partie de leur univers secret. Mais ces efforts étaient tous condamnés à

l’échec, puisque l’humain s’avère incapable de renoncer à sa vision anthropocentriste. Et, vu

que les animaux sont dépourvus d’un système de communication compréhensible pour nous,

ils n’ont pas la possibilité de transmettre leur façon de percevoir le monde. Ils maintiennent au

contraire un silence énigmatique, en nous excluant complètement de leur univers. C’est ce que

souligne Jacques Poirier dans le prologue de L’animal littéraire :

En leur langage, de tels mythes disent assez ce qu’a d’intolérable la frontière qui nous

sépare de l’animal, à portée de voix et de caresse, et cependant si loin. Nous pouvons

bien échanger des regards, parfois même travailler ou jouer ensemble ; toujours nous

nous heurtons à l’énigme d’une parole en suspens, incapables d’accéder à cette

conscience autre du monde8.

A cause du mystère qui l’entoure, l’homme a souvent considéré l’animal comme un être

visionnaire, détenteur d’une vérité inaccessible aux hommes. C’est pourquoi il s’est mis

parfois à le vénérer, en lui attribuant des propriétés magiques, voire divines. Pendant

l’Antiquité par exemple, les animaux étaient vus comme les messagers des dieux de

l’Olympe, désignés à transmettre aux hommes des conseils ou des avertissements. Les signes

divins ne pouvaient être interprétés que par des hommes « voyants », les médiateurs entre le

ciel et le monde terrestre, qui proclamaient la parole des dieux en se penchant sur les viscères

d’une oie, ou en étudiant les trajectoires des hirondelles. Ainsi, l’homme essaie de donner

8 Jacques Poirier, L’animal littéraire, des animaux et des mots, Editions universitaires de Dijon, 2010, p. 7.

Page 24: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

20

quand-même une place à l’énigme de l’animal, en se persuadant de posséder un certain

contrôle. Le monde animal secret devient moins effrayant dès que nous nous figurons que la

solution du mystère se trouve à notre portée, que nous pouvons y accéder par un petit détour,

celui de la magie.

Dans son œuvre, Chevillard ne cesse pas de railler ce désir humain de saisir tout ce qui est

incompréhensible. Dans Oreille Rouge par exemple, l’auteur s’étend d’un ton ironique sur les

superstitions des Maliens, qui semblent convaincus que l’homme est capable d’éviter tout

malheur, à condition qu’il accorde attention aux présages des animaux. La croyance en la

présence des signes divins dans la nature donne au Malien le sentiment rassurant, mais

trompeur, de posséder la faculté de contourner tous les dangers terrestres, et de maîtriser son

existence. Selon lui, la seule condition à une vie calme et paisible, est une certaine ouverture

aux avertissements cachés partout dans la nature. Néanmoins, l’ironie de l’auteur ne vise pas

seulement les Maliens, mais aussi Oreille Rouge, le représentant de l’Occident, qui semble

envier les hommes indigènes pour leur connaissance de la « langue des animaux ». C’est ce

qui devient clair dans le fragment suivant, qui montre la réaction d’Oreille Rouge à la légende

de Ziniba, une jeune malienne qui est censée avoir échappé à un serpent dangereux grâce à

l’avertissement d’un oiseau :

Oreille rouge et peu musicale se demande en écoutant le récit de Ziniba combien de

conseils avisés venus du ciel il a méprisés, lui, depuis son arrivée au Mali, quels

dangers il a frôlés et de quelles situations il a été la dupe risible du fait de son

ignorance du tamasheque. Le lion dans son dos a pu faire tout ce qu’il voulait. (OR,

89)

Au lieu de se moquer de ces croyances locales, Oreille Rouge se révèle impressionné par la

capacité prédictive des Maliens, qui est supposée réduire les risques de la vie quotidienne.

L’envie de prédire l’avenir n’est donc pas présentée comme une propriété typique des tribus

primitifs au Mali, mais comme un désir propre à l’espèce humaine dans son entièreté. Chaque

homme espère trouver les réponses aux questions qui le hantent. En ayant recours au regard

révélateur de l’animal, il souhaite lever le voile de la réalité, et révéler les mystères qui se

trouvent en-dessous.

La volonté de l’homme de percer l’énigme animale se montre le plus clairement dans Palafox.

Dans cette œuvre, plusieurs scientifiques s’acharnent à fixer la définition de Palafox,

l’incarnation de l’animalité entière, dans le but de réduire l’animal insaisissable à des

proportions humaines et concevables. Mais quand ils ne parviennent pas à lui coller une

Page 25: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

21

étiquette définitive à l’aide de la science, parce qu’ils se heurtent à la complexité de l’être, ils

font appel à d’autres stratégies moins rationnelles afin de brusquer une solution au mystère :

Les dieux ont confié leurs plans à Palafox, tous leurs projets futurs pour le monde, il

partage avec une poignée d’étoiles les secret de notre destin, ouvrons-le, découvrons-

les, penchons-nous vite sur ses viscères fatidiques, le cœur, l’estomac, le foie, les

reins, tirons tout ça au clair. (P, 187)

En disséquant l’animal, les hommes souhaitent se frayer une voie vers la partie la plus

profonde de l’animal, afin de pouvoir exposer ses secrets. Mais ce que Chevillard essaie de

démontrer c’est que toutes ces tentatives sont vouées à l’échec par avance. Car, vu que

l’homme et l’animal se tiennent dans des univers fondamentalement différents, séparés par

une barrière infranchissable, ils ne peuvent s’approcher l’un de l’autre que jusqu’à une

certaine distance. En contemplant l’animal de loin, l’homme est seulement capable de se

construire une image imprécise de l’autre, sans jamais avoir l’occasion de confronter ses

hypothèses à la réalité concrète. Puisque l’homme ne peut pas se distancier de lui-même, il

n’est pas apte à accéder à l’altérité de l’autre :

[…] puisque nous ne pouvons sortir de notre système d’explication du monde, toutes

nos prétendues questions sont en réalité des réponses incertaines mais péremptoires

transposées sous la forme interrogative pour permettre un dialogue qui, dès lors, on

s’en doute, ne fera guère progresser la connaissance. (PR, 86)

C’est pourquoi l’auteur dénonce la vanité de l’homme, qui s’acharne à la tâche impossible et

absurde de rationaliser tout ce qui l’entoure, alors qu’il ne dispose pas des instruments

appropriés pour ce travail. Dans son essai sur l’animalité dans l’œuvre de Chevillard,

Emmanuel Samé le dit de manière suivante : « La raison humaine et ses imagos sont soumis à

l’ordre carnavalesque de Chevillard qui dénonce là l’imposture d’une rationalité aveugle qui,

désirant soumettre la vie à un ordre anthropocentriste absolu et mortifère, ne cesse de la

perdre9 ». Au lieu de s’obstiner à vouloir tout comprendre, il vaudrait mieux que l’homme

reconnaisse que sa raison n’est pas sans limites, et qu’il existe beaucoup de choses qui le

dépassent. La confrontation avec l’animalité incompréhensible peut fonctionner alors comme

une leçon d’humilité.

9 Emmanuel Samé, « Eric Chevillard: l’animal satirique », in: Jacques Poirier, op. cit., p. 176.

Page 26: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

22

2.3 La myopie de l’animal

Bien que l’homme n’arrive pas à saisir les conceptions que l’animal se fait de la réalité, il a

beaucoup à apprendre des stratégies appliquées par les animaux dans leur découverte du

monde. Car, contrairement aux hommes, qui ont la prétention de vouloir établir une vue

d’ensemble du monde, dans laquelle chaque élément individuel est intégré dans un tout

logique et causal, les animaux explorent le monde petit à petit, poussés par une curiosité

constante. Emporté par leur instinct, ils se laissent entraîner d’un objet à un autre, en ne

s’intéressant qu’aux choses qu’ils rencontrent sur le chemin, à la portée de leur sens. Au lieu

d’aspirer à la réduction de la complexité, l’animal s’adonne complètement à la multitude des

formes et des couleurs de l’existence, en vivant dans l’intensité de l’instant. Il préfère le

détour sinueux au chemin droit.

Là où l’homme tente de s’élever au-dessus de la réalité afin de pouvoir la saisir d’un coup

d’œil, l’animal se montre myope, incapable de regarder au-delà des limites de son territoire à

lui. Néanmoins, Chevillard semble valoriser cette attitude de l’animal, qui erre sans un but

véritable, ouvert à chaque stimulus, chaque découverte aléatoire. C’est ce qui souligne

Emmanuel Samé : « La myopie est érigée en principe intellectuel qu’il faudrait pouvoir

cultiver […] face à une humanité qui voue un culte à la raison et au balisage de toute chose10

». Etant donné que la totalité est inconnaissable, il vaut mieux s’attarder sur les détails

saillants, les aspects de la réalité qui attirent l’attention, qui étonnent, sans jamais espérer

composer un puzzle complet de ces fragments parcellés. Dans le fragment suivant, Chevillard

souligne de manière symbolique l’impossibilité de connaître la réalité dans son entièreté:

Albert Moindre croyait avoir fait le tour de l’éléphant. Il ne lui avait fallu pas moins de

quinze années, sans jamais ralentir le pas. Mais cette fois il arrivait au bout de son

périple. Ne commençait-il pas à reconnaître des choses qu’il avait vues déjà, des gens

et de lieux ? Il continuait pourtant. Car dès qu’il prenait la décision de s’arrêter et de

poser son sac, le doute s’insinuait en lui : et s’il ne s’agissait que de ressemblances, de

similitudes fortuites ? Et il repartait. (OR, 10)

Cette petite histoire, enchâssée dans le récit de voyage d’Oreille Rouge, met sur scène Albert

Moindre, un homme qui tente désespérément de se composer une image complète de

l’éléphant, mais ne parvient jamais au bout de sa mission. Il est clair que Chevillard se moque

un peu de cet individu, et par extension de l’humanité entière, puisqu’ils préfèrent continuer

une quête impossible et vaine, plutôt que d’accepter les limitations de leur compréhension.

10

Ibid., p. 178.

Page 27: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

23

D’après l’auteur, cette attitude témoigne d’une vanité énorme. Elle forme un contraste criant

avec la résignation calme et sereine des animaux qui se contentent tous d’être emportés par le

courant de la vie, sans s’efforcer de garder la maîtrise sur leur destin. Ou pour le dire avec les

mots d’Emmanuel Samé : « L’animal dans sa myopie ou sa cécité se fait voyant face à

l’homme11

». Bien que son champ de vision soit très limité, l’animal se rapproche parfois plus

de l’essence de la vie que l’homme.

Samé attire aussi notre attention sur le foisonnement d’animaux myopes dans l’œuvre de

Chevillard, comme le hérisson ou la taupe. La présence de ces créatures permet à l’auteur de

mettre en relief la paradoxe de l’aveugle voyant. Dans Préhistoire, nous lisons par exemple

l’affirmation suivante : « La myopie entretient la curiosité. C’est avant tout cette myopie que

voudrait percer la curiosité des taupes » (PR, 128). En ne distinguant que des objets

rapprochés, la taupe est incitée à une curiosité permanente, avide de découvrir ce qui se trouve

plus loin, hors de la portée de sa vision. C’est ainsi que Chevillard explique l’extrême

complexité du réseau creusé par la taupe. Désireux d’explorer de nouveaux horizons, elle ne

se contente jamais du travail réalisé, mais elle continue à élargir son territoire jusqu’à ce qu’il

prende des dimensions énormes. La myopie de la taupe l’empêche donc de sombrer dans la

satisfaction, et la pousse à l’action.

Car, dès qu’on s’imagine voir la réalité dans sa totalité, et avoir une vue surplombante sur le

monde, on oublie de s’intéresser à la réalité concrète, au détail petit, mais étonnant. Plus

l’homme s’élève au-dessus du monde, moins il est capable de distinguer ce qui arrive tout

près de lui. Ainsi il devient peu à peu aveugle à l’essentiel : « Visages, fronts plissés, nous

tâtonnons comme aux premiers âges dans l’ignorance, le jour nous aveugle et nous aveuglons

la nuit, imbéciles accomplis » (SO, 59-60). La perspective de l’homme et celle de l’animal sur

le monde s’avèrent donc diamétralement opposées. Alors que l’animal préfère le zoom avant,

qui lui permet de focaliser sur un objet spécifique, comme une proie, un son effrayant, ou un

partenaire d’accouplement possible, en laissant le reste du monde se fondre dans le décor,

l’homme donne sa préférence au zoom arrière, grâce auquel la réalité entière se déploie

devant ses yeux.

Le regard de l’animal n’est pas seulement plus focalisé que celui de l’homme sur le plan

spatial, mais aussi sur le plan temporel. Là où les animaux vivent dans le moment, sans se

soucier d’autre chose que de la satisfaction de leurs besoins fondamentaux, les hommes se

11

Ibid., p. 180.

Page 28: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

24

trouvent accablés à la fois par les souvenirs du passé, que par les craintes pour l’avenir. Les

yeux de l’individu humain sont aussi bien fixés sur l’histoire, dont il espère apprendre quelque

chose de fondamental, que sur le futur, qu’il essaie de planifier dans les moindres détails afin

d’apaiser ses peurs, mais de moins en moins sur le présent. C’est pourquoi le personnage

principal de Du hérisson se surprend à jalouser son « hérisson naïf et globuleux, parce qu’il

est tout entier dans sa vie comme dans sa gaine de piquants, que le passé peut bien tirer sur

ses pattes postérieures et l’avenir sur ses pattes antérieures, ils ne l’écartèleront pas, ils ne

déferont pas sa boule qui est la boule de chaque instant » (DH, 152-153).

Contrairement à l’animal, l’homme s’efforce donc d’avoir une vue d’ensemble sur sa vie.

C’est pourquoi il procède toujours de façon ciblée, en se fixant à la fois un objectif et les

étapes consécutives pour y arriver. Ainsi, l’homme espère exclure l’imprévisible. De

préférence, il se dirige d’un point A à un point B en ligne droite, en évitant les obstacles, afin

de parvenir à ses fins le plus vite possible. Chevillard s’efforce cependant de nous démontrer

que cette méthode ne donne jamais le résultat désiré. Au lieu de rejeter les éléments aléatoires

de la vie, il vaut mieux se laisser entraîner par eux, puisqu’ils mènent toujours à des

découvertes nouvelles. Il faut parfois que l’homme se perde avant qu’il puisse trouver quelque

chose.

C’est aussi de cette façon que Chevillard explique son style d’écrire, qui évite d’attaquer le

sujet frontalement, mais qui méandre d’une digression à une autre, en traçant ainsi les

contours de la question centrale du livre. Chevillard ne décrit jamais, il circonscrit. Selon lui,

la meilleure manière de s’approcher d’un sujet, est de s’en éloigner, car la digression « peut-

être constitue-t-elle vraiment le plus court chemin d’un point à un autre, si l’on réfléchit bien,

tant la ligne droite est encombrée » (PR, 66). En entreprenant des excursions littéraires

associatives, qui nous détournent de la route principale de l’histoire, nous avons l’occasion de

regarder le noyau du livre sous différents angles, et de nous détacher de notre vision

unilatérale. Ainsi, nous arrivons progressivement au cœur de la matière.

Ces digressions vont d’un point A à un point C, ou H, ou X, plutôt que de remonter à

chaque fois tout l’alphabet (j’essaie d’oublier cette comptine niaise). De la sorte je

gagne du temps, mon travail avance plus vite. On sait d’ailleurs que ceux qui

prétendent foncer en droite ligne tournent en rond dans la forêt, les secours arriveront

après les corbeaux. (PR, 149)

Ce fragment est issu de Préhistoire, un récit qui semble lui-même entièrement construit de

digressions. Tout au long du livre, le lecteur s’attend à ce que l’histoire commence, que le

Page 29: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

25

personnage du guide tente l’aventure d’ouvrir la grotte préhistorique et de faire entrer le

public, mais rien n’arrive. Car, avant d’entrer dans la cavité effrayante, le guide désire définir

le trajet à parcourir, et calculer les risques, dans le but de se préparer à tout ce qui pourrait se

produire: une tâche impossible à accomplir. Puisque l’obscurité de la grotte ne peut jamais

révéler tous ces mystères, le guide ne se sent jamais prêt à franchir le seuil. Plutôt que de

former le récit des aventures souterraines du personnage principal, Préhistoire s’avère

l’histoire de la préparation mentale d’un homme qui désire se lancer dans l’inconnu, mais ne

réussit pas à vaincre ses craintes. Contrairement à ce qui se passe chez la taupe, la myopie de

l’homme n’est pas assez forte pour que sa curiosité sache s’imposer à sa peur. Le lecteur

assiste au flux des pensées du personnage, qui s’enchaînent de manière associative, en

divaguant dans tous les sens, mais qui restent quand-même toujours connectées d’une manière

ou d’une autre avec l’élément central de l’histoire : la cave énigmatique.

D’une certaine façon, nous pouvons dire que Chevillard fait dans ce livre ce que son

personnage principal n’ose pas faire, c'est-à-dire s’écarter des chemins balisés, pour se lancer

dans le labyrinthe de la langue, sans savoir où ce voyage littéraire le mènera. L’auteur, lui, n’a

pas peur de se jeter dans l’inconnu. Le réseau complexe de la cave préhistorique, qui se

compose de galeries sinueuses, peut donc être interprété comme la représentation concrète du

récit chevillardien. La forme et le contenu forment un tout indissociable.

3 L’effacement d’une frontière

3.1 La nature et la culture

Dans le chapitre précédent, nous avons pu constater que Chevillard considère le regard de

l’animal sur le monde comme fondamentalement diffèrent de celui de l’homme. L’animal

porte en lui une énigme que l’homme ne peut jamais saisir, puisqu’il est prisonnier de sa

vision anthropocentriste. Cependant, l’auteur ne présente pas l’homme et l’animal comme des

êtres diamétralement opposés l’un à l’autre. Au lieu de considérer l’animal comme l’envers de

l’homme, Chevillard semble inviter ses lecteurs à prendre conscience de la part d’animalité

qui fait partie intégrante de l’humain. Les personnages humains et animaux se trouvent tous

soumis aux jeux capricieux de l’auteur, si bien que tantôt ils se trouvent face à face, tantôt ils

se confondent l’un avec l’autre jusqu’à ce que la frontière entre les deux devienne invisible,

voire s’efface. Chevillard crée dans son œuvre un univers à part, dans lequel les barrières

Page 30: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

26

entre les êtres vivants s’effritent, et toutes les espèces fusionnent dans une totalité confuse et

indéfinie.

C’est ce qui se produit très clairement dans Palafox. Non seulement Chevillard brouille les

frontières entre les différentes espèces d’animaux, en mettant sur scène un animal qui les unit

toutes en lui-même, mais il rapproche aussi l’animal et l’homme. Bien que Palafox soit

présenté en quelque sorte comme le contraire de l’homme, un être de la nature, primitif et

spontané, il devient clair que cet animal a quand-même beaucoup en commun avec les

humains qui prennent soin de lui. Car, sous un vernis d’intelligence et de culture, il se cache

chez l’homme une animalité qui peut s’éveiller à chaque moment. Quelque grand que soit

l’effort fourni par l’homme pour la camoufler, il ne peut jamais nier que ses origines se

trouvent dans la nature, tout comme celles des autres espèces. C’est ce qui se montre dans le

fragment suivant, dans lequel Algernon découvre le corps déchiré d’un chien de chasse :

Pour l’essentiel, on le voit, l’organisme des chiens ne diffère pas beaucoup du nôtre.

Le cœur y est, l’intestin et le cerveau y sont, moins fouillis, y sont, bien assez

compliqués comme ça. Et les poumons, le foie, l’estomac, les reins y sont, en lieu et

place, on se débrouillerait. (P, 68)

Chevillard se détourne ici clairement de la lignée philosophique traditionnelle, instaurée par

les rationalistes du XVIIe siècle, et largement répandue dans le monde occidental, selon

laquelle l’homme est le seigneur de la nature, destiné à gouverner et exploiter les autres êtres.

En mettant l’accent sur la grande similitude entre l’organisme humain et l’organisme animal,

l’auteur fait tomber l’homme du piédestal qu’il a érigé pour lui-même, et le réduit à ce qu’il

est en essence : un être physique faisant partie d’une totalité qui le surpasse de loin. Au lieu de

se distancier de sa source naturelle, il serait préférable selon Chevillard que l’homme

reconnaisse qu’il n’est qu’un animal parmi les autres, et qu’il reprenne ainsi sa place dans la

communauté des êtres vivants. L’auteur adhère de cette façon à une tendance littéraire et

philosophique assez récente, selon laquelle l’animal n’est plus l’inférieur de l’homme, mais

un guide compétent, capable de ramener l’homme à la nature. Lucile Desblache le formule

comme suite dans son introduction à l’œuvre collective Bestiaire du roman contemporain

d’expression française :

L’animal, longtemps considéré en opposition aux signes intelligents et intelligibles de

la culture, est en effet actuellement utilisé par celle-ci comme moyen d’expression des

liens qui nous rattachent à la réalité d’autres formes de vie. […] L’animal n’est plus

Page 31: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

27

uniquement l’envers de l’humain ; l’idée selon laquelle on est l’un ou l’autre se dissout

au profit de celle selon laquelle on peut être l’un et l’autre, ou l’un par l’autre12

.

L’effacement de la frontière rigide entre l’homme et l’animal se manifeste donc comme un

motif important dans la littérature contemporaine. Cela est surtout du aux développements de

la biologie qui prouvent que l’homme et l’animal, et plus particulièrement les singes

anthropoïdes, possèdent des caractéristiques génétiques, physiologiques, voire

comportementaux relativement proches. C’est ce qui note entre autres Georges Chapouthier

dans son essai « Les limites floues du naturel et du culturel » : « Sur tous les points où

l’homme manifeste ce qui pourrait être une spécificité, il existe des ébauches (le terme

« ébauches » est essentiel) de ces traits dans l’animalité et notamment chez ses proches

parents13

». Dans la suite de son exposé, Chapouthier essaie de donner un bref aperçu des

recherches biologiques récentes, afin de démontrer qu’il existe chez les primates

incontestablement des traits protoculturels, comme la faculté d’utiliser des outils, de respecter

des règles sociales, voire de faire des choix esthétiques. Ces études minent l’idée d’une

coupure absolue entre la nature animale et la culture humaine.

Néanmoins, l’essai de Chapouthier ne nie pas qu’il existe des différences considérables entre

l’humanité et l’animalité. Il s’agit pour lui plutôt de démontrer que la nature et la culture ne

sont pas opposés l’un à l’autre, mais que la culture est au fond la version élaborée de la

nature, qui atteint son paroxysme dans l’espèce humaine : « Animalité et humanité trouvent,

l’un et l’autre, leurs racines dans la nature, et leur prolongement dans la culture ou dans […]

les « protocultures »14

». Les différences entre l’homme et l’animal s’avèrent donc plutôt

quantitatifs que qualitatifs. Durant toute l’histoire, l’homme s’est acharné à révéler la

spécificité humaine, c’est-à-dire les propriétés qui lui permettraient d’élever une barrière

insurmontable entre lui et les autres espèces, afin de démontrer ainsi sa supériorité et de

légitimer sa manière de s’approprier la terre, mais à la lumière des études mentionnées ci-

dessus, toutes ces tentatives se révèlent vaines.

Chevillard s’inscrit clairement dans ce nouveau courant d’idées. Dans son œuvre, il insiste

plusieurs fois sur le fait que l’homme et l’animal sont étroitement liés les uns aux autres,

puisqu’ils trouvent tous les deux leurs racines dans la nature :

12

Lucile Desblache, Bestiaire du roman contemporain d’expression française, p. 11. 13

Georges Chapouthier, « Les limites floues du naturel et du culturel », in : Jean-Claude Nouët et Georges

Chapouthier, Humanité, animalité: quelles frontières?, connaissances et savoirs, Paris, 2006, p. 52. 14

Ibid., p. 61.

Page 32: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

28

Comme l’homme, l’orang-outan s’est dégagé du gluant magma cellulaire des premiers

âges où s’attarde encore aujourd’hui la méduse, il s’est forgé une personnalité à force

de mutations, appropriations, éliminations, il a su faire valoir ses choix, imposer son

modèle de société et le préserver au cours de temps de toute influence ou

contamination. (SO, 15)

L’homme et l’animal sont présentés ici comme deux êtres issus d’une même source, mais qui

ont emprunté des voies totalement différentes par après. Là où l’animal a « choisi » de

maintenir son modèle de société originaire, sans ajouter trop d’innovations, l’homme a

continué d’évoluer à un rythme de plus en plus accéléré. Mais, quoique l’humain s’efforce de

prendre de la distance par rapport à l’animal, il ne peut jamais nier qu’il partage une histoire

avec lui. C’est ce que Chevillard souligne dans ses livres, en gommant ainsi chaque trace de la

frontière ancienne entre l’homme et l’animal.

Afin de ridiculiser la manière dont l’humain et l’animal ont été séparé pendant une longue

période, Chevillard les réunit dans son œuvre, en créant un univers fictionnel dans lequel

toutes les barrières sont anéanties, et toutes les espèces se mêlent dans une totalité

désordonnée. C’est ce qui se montre très bien dans Palafox, un livre dans lequel les hommes

prennent souvent des traits animaux, alors que les animaux semblent posséder des propriétés

dites exclusivement humaines, comme la faculté de raisonner, ou d’apprécier une œuvre

d’art :

[…] mais il ne faudrait pas en conclure, ni du fait que son cerveau ne pèse que trois ou

quatre grammes, qu’il [Palafox] demeure fermé au monde de l’art et des idées. Vous

l’avez entendu comme nous discuter la politique économique de Léon Blum et

nuancer de quelques réserves son admiration pour les pamphlets de Léon Bloy. (P,

110-111)

La ligne de séparation s’estompe complètement, de sorte que le lecteur perd ses repères

conventionnels, et qu’il se trouve abandonné dans un paysage inconnu. Parfois, Chevillard

donne l’impression de tendre une perche à son lecteur, mais au moment où le lecteur veut

s’accrocher, l’auteur la retire déjà de nouveau. Le but de l’auteur n’est en effet pas de guider

ses lecteurs, mais de les déstabiliser. C’est pourquoi les personnages de Palafox, aussi bien

« les hommes » que les « animaux », semblent se transformer pendant toute l’histoire, sans

jamais prendre une identité fixe. Prenons l’exemple d’Olympie, la fille chargée des soins de

Palafox :

Mais Olympie arboricole nous épate. Elle est la première en haut. Qui aurait parié sur

elle ? Elle se déplace avec agilité dans l’arbre, et même d’arbres en arbres – le

professeur Cambrelin n’avait pas tort, la classification actuelle des espèces laisse à

Page 33: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

29

désirer, beaucoup trop compartimentée, on change dans la vie, on évolue, et comme

l’exocet pourchassé par le congre se sent pousser des ailes, Olympie s’adapte. (P, 109)

Dans ce fragment, la fille maladroite semble se métamorphoser en singe agile, tout en laissant

son humanité derrière elle. Chevillard se moque ici clairement du système de classification

des humains, qui divisent la multitude des êtres en compartiments clairement délimités, sans

tenir compte des transitions entre les différentes classes. Les espèces ne sont pourtant pas des

entités indépendantes, mais des parties d’une totalité plus grande, toutes connectées les unes

aux autres. C’est pourquoi il est impossible de tracer des lignes de démarcation entre les êtres

sans perdre de vue certains de leurs aspects essentiels. La nature se révèle si diversifié, si

complexe qu’elle ne se laisse pas saisir dans un système créé par l’homme. L’idée d’une

frontière rigide entre l’homme et l’animal est donc caduque.

Du hérisson offre un autre exemple de l’effacement de la barrière humain-animal. Dans cette

œuvre, le personnage principal commence à s’identifier de plus en plus avec l’animal

énigmatique qui s’est installé sur son bureau, à tel point que l’un et l’autre semblent devenir

un seul et même être. L’auteur note aussi bien des similitudes sur le plan psychologique,

comme la tendance à se fermer au monde extérieur, que des ressemblances physiques, qui

commencent déjà dès la naissance du personnage : « Une bosse séro-sanguine se forma au

point d’application de la ventouse, hérissée de courts cheveux noirs et dont l’aspect général

n’était pas sans évoquer celui d’un hérisson naïf et globuleux » (DH, 144). L’homme se voit

animalisé, en même temps que l’animal se trouve humanisé.

3.2 Une hiérarchie à rebours

Outre la création des personnages hybrides, mi-homme mi-animal, Chevillard applique aussi

d’autres techniques afin de bouleverser les barrières anciennes. Afin de ridiculiser la manière

dont l’humain tente de se prouver supérieur aux autres espèces, il s’imagine une hiérarchie à

rebours, dans laquelle les humains se trouvent en bas de l’échelle, précédés de loin par les

primates dont la sagesse serait inégalable. Dans Sans l’orang-outan par exemple, Chevillard a

conçu un monde imaginaire dans lequel non pas l’homme, mais l’orang-outan est présenté

comme le noyau de l’univers autour duquel tournent nécessairement les autres êtres vivants.

C’est lui qui assure la cohésion entre tous les éléments indépendants du cosmos. Au moment

où cette instance unificatrice disparaît, lors de la mort des deux derniers orang-outans, chaque

être se rabat sur lui-même, incapable de s’engager encore dans une relation avec quelqu’un

d’autre que son propre « moi ». L’humanité s’effondre complètement, sans que l’homme

Page 34: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

30

puisse s’y opposer, malgré toutes les connaissances qu’il a acquises durant son existence. Car

toute l’intelligence humaine n’équivaut pas à la sagesse tranquille de l’orang-outan :

Au vu de nos résultats, à simplement regarder comment le monde a tourné sous notre

règne et ce que nous en avons fait, par cupidité, gabegie, incurie ou toute autre bonne

raison de ce genre que nous nous alléguons ordinairement pour diminuer nos

responsabilités, il se déduit que l’orang-outan était bien mieux que nous l’homme de la

situation. (SO, 172)

Pendant tout le roman, l’auteur fait l’éloge de l’orang-outan, de sa vie pure et simple réglée

sur le rythme de la nature, en anéantissant ainsi l’image de l’homme comme la créature élue,

occupant une position élevée au-dessus des autres êtres. Le développement foudroyant de

l’espèce humaine, souvent avancé par l’homme comme la preuve de son supériorité, est

présenté dans Sans l’orang-outan comme la cause principale de sa déchéance. La glorification

de l’animal va de pair avec l’abaissement de l’homme :

Point d’accélération catastrophique dans le destin de l’orang-outan, nulle logique

funeste à l’œuvre sinon le déclin régulier des forces vitales qui est un phénomène

biologique, il ne complotait pas sa propre extinction comme nous le faisons

sournoisement (bientôt, en vertu des lois de l’évolution, un bras nous poussera dans le

dos pour nous poignarder par traîtrise). (SO, 51-52)

L’homme apparaît dans Sans l’orang-outan comme la plus basse des créatures, puisqu’il ne

cesse de se révolter contre son sort, au lieu de se contenter de ce qu’il a hérité à sa naissance.

L’homme se croit capable de ruser avec les forces universelles, en étendant sa domination sur

la terre entière, mais en fin de compte, dit le narrateur, il sera puni pour son « hubris » envers

les lois naturelles. Chevillard renverse donc la perspective : au lieu d’esquisser l’image

stéréotype de l’homme omnipotent, héros de l’évolution, il le présente comme le maillon le

plus faible dans l’harmonie naturelle, un être indigne, dont la nature aimerait se débarrasser le

plus vite possible. Après la mort de l’orang-outan, son mentor et guide, l’homme se sent

complètement perdu dans le monde, en ne trouvant plus aucun point d’appui fiable. C’est ce

que représente Chevillard de manière très visuelle, en concevant un univers construit sur des

sables mouvants et des marais, dans lequel beaucoup d’humains meurent enlisés ne parvenant

pas à prendre pied sur une surface solide. Mais puisqu’ils ne réussissent plus à donner un sens

à leur vie, ils ne résistent pas à la mort, au contraire, ils l’accueillent chaleureusement.

Chevillard n’hésite pas à pousser jusqu’à l’extrême ce renversement grotesque des rôles. C’est

pourquoi le personnage principal de Sans l’orang-outan, qui se rend compte de son infériorité

par rapport à la grandeur de l’orang-outan, offre sa propre vie en échange de celle des

primates tragiquement disparus: « Mais si la mort me prenait moi plutôt que les orangs-

Page 35: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

31

outans, si elle acceptait l’échange! » (SO, 47). A la fin de l’histoire, dans une tentative

désespérée, le personnage principal se met à entraîner quelques humains, en les familiarisant

peu à peu avec le milieu arboricole, dans l’espoir de les transformer finalement en de vrais

orang-outans, et de faire réapparaître ainsi « notre glorieuse civilisation » (SO, 168). Après

l’échec de cette métamorphose, il s’engage dans une expérimentation encore plus audacieuse :

une conception in vitro grâce aux ovocytes et aux spermatozoïdes congelés de Mina et Bagus,

les deux derniers orang-outans, suivi de l’implantation de l’embryon dans l’utérus d’Aloïse, la

petite amie du narrateur. Le livre se termine sur quelques paroles d’espoir du personnage

principal, qui se réjouit déjà de la venue d’ « un fils qui sera aussi notre père à tous » (SO,

187).

Pourtant, il ne faut pas croire que cette stratégie de renversement dans Sans l’orang-outan

découle de la misanthropie totale de Chevillard ; elle n’est pas non plus un jeu littéraire gratuit

et arbitraire. Il s’agit plutôt d’un procédé qui permet à Chevillard d’attirer l’attention du

lecteur sur des situations familières et banales en apparence, mais qui gagnent en intérêt dès

qu’elles se présentent sous une lumière différente. En déformant ce qui semble normal dans la

réalité, comme la hiérarchie des espèces, et en l’agrandissant jusqu’à ce qu’il prende des

proportions excessives, Chevillard essaie de faire sortir ses lecteurs de leur léthargie. Il les

oblige à abandonner les idées fixes largement répandues et de regarder le monde d’un

nouveau point de vue. L’auteur ne prétend pas offrir la vérité ultime, mais il incite à mettre en

question ce qui apparaît évident, en se servant d’un langage loufoque et extravagant. C’est ce

qui remarque aussi Olivier Bessard-Banquy dans Le roman ludique :

Si Chevillard écrit, c’est bien plutôt pour répandre l’indétermination, pour semer le

trouble dans les esprits, conduire l’être vers un point de dépassement ontologique, un

point-limite où il cesserait enfin d’être lui—même pour devenir sa propre

transcendance, une sorte de conscience suraiguë de lui-même15

.

Trop souvent, l’homme regarde le monde sans vraiment le voir. Ce ne sont que les détails qui

se révèlent saisissants ou étonnants puisqu’ils offrent un contraste criant avec leur

environnement, qui ressortent de l’arrière-plan et réussissent de capter l’attention du

spectateur. C’est pourquoi Chevillard s’acharne à transformer le trivial en quelque chose de

d’inhabituel, de renversant, afin de le faire saillir de la masse, et de lui accorder un intérêt

renouvelé. Dans l’œuvre de Chevillard, l’arrière-plan devient ainsi l’avant-plan. C’est

pourquoi l’absurdité et l’extravagance dans Sans l’orang-outan ne portent pas atteinte au

15

Olivier Bessard-Banquy, Le roman ludique, Presses universitaires de Septentrion, Villeneuve d’Ascq Cedex,

2003, p. 138.

Page 36: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

32

contenu, mais elles le renforce, en aiguisant la sensibilité du lecteur pour quelques éléments

particuliers de la réalité, dont la frontière présumée entre l’homme et l’animal. Ou pour le dire

de nouveau avec les mots d’Olivier Bessard-Banquy :

Le grotesque ou le loufoque chez Chevillard ne sont que les effets déformants de la

loupe qu’il promène sur le monde. Le renversement des choses dans les romans de

Chevillard permet toujours précisément de faire apparaître l’univers en creux, avec ses

difformités ou ses aberrations16

.

Il semble que chez Chevillard l’essentiel est toujours inséparable de l’incongru. En se servant

de paradoxes fuyants, de contradictions insaisissables ou de renversements dérisoires, il

espère entrer en dialogue critique avec l’univers. Dans cette même logique du renversement,

Chevillard s’imagine dans Préhistoire une histoire à rebours, « partant d’aujourd’hui, en

commençant donc par la fin pour remonter le cours des âges jusqu’aux plus anciens vestiges

connus » (PR, 129), pendant laquelle l’homme se débarrasse peu à peu de tout le luxe superflu

et accablant. Il abandonne progressivement son désir de rationaliser l’univers, en renouant le

contact avec ses racines, pour arriver finalement au point culminant de son évolution, l’état

primitif et pur. De cette façon, l’homme se rapproche de l’animal au lieu de s’en éloigner.

Selon l’auteur, cette histoire à contresens « n’eût pas été plus insensée que l’histoire

véritable » (PR, 130). Il ridiculise donc clairement la conviction partagée par la plupart des

hommes que l’humanité se dirige nécessairement vers un but ultime, une finalité suprême, en

passant à travers des stades de plus en plus avancés et complexes.

L’histoire, affirme l’auteur, n’est rien de plus qu’un enchaînement d’événements aléatoires,

une continuation éternelle d’incidents banales qui ne mènent nulle part : « aucun dessein,

nulle nécessité, rien ne justifie l’Histoire telle que nous pouvons la reconstituer » (PR, 130).

C’est-à-dire que nous ne pouvons pas légitimer nos actes en les plaçant sous le signe d’un

objectif supérieur et transcendant. En inversant l’ordre logique des choses, Chevillard essaie

donc de faire réfléchir le lecteur à l’avenir de l’humanité, en l’encourageant à prendre de la

distance par rapport aux idées reçues, souvent profondément ancrées dans l’homme. Il insiste

sur le fait que si l’histoire humaine se trouve sur une certaine pente, il ne faut pas

obligatoirement se laisser glisser jusqu’au bout sans considérer les conséquences.

La modernité avance avec une vitesse terrifiante, ce qui a des répercussions énorme sur

l’environnement. De plus en plus, le naturel doit céder le passage à l’artificiel. Sans

encourager le retour à un état primitif, Chevillard demande à ses lecteurs de ralentir de temps

16

Ibid., p. 84.

Page 37: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

33

en temps, et de se poser la question de savoir si l’homme doit nécessairement se laisser porter

par le courant tourbillonnant de la modernité, en agrandissant ainsi le fossé entre l’homme et

la nature, représentée dans la figure de l’animal. De nouveau, il ne s’agit donc pas d’un

renversement gratuit ici, mais d’une technique littéraire qui permet à l’auteur d’aborder des

questions sociales d’une manière rafraîchissante.

3.3 La corporalité de l’homme

Un dernière méthode utilisée par l’auteur afin de mettre en question la coupure soi-disant

absolue entre l’homme et l’animal, est l’accentuation de la corporalité de l’humain. L’auteur

présente l’homme comme un être matériel, tout comme l’animal, qui se trouve dirigé par une

envie constante de répondre à ses besoins fondamentaux. Puisque dans l’œuvre de Chevillard

le physique et le psychique se révèlent indissociablement liés, l’auteur va clairement à

l’encontre de la conception dualiste de l’homme, conçue par les rationalistes dans le Siècle

des Lumières, selon laquelle l’humain se trouve composé de deux parties distinctes, à savoir

le corps et l’âme. La philosophie de Descartes est à ce propos exemplaire et constitue la base

de nombreuses traditions occidentales encore très visibles de nos jours. D’après Descartes, il

incombe à l’homme de refouler ses instincts les plus bas, si bien que sa raison peut se

développer pleinement, sans être limitée par les contraintes physiques du corps. C’est ce qu’il

explique dans son œuvre célèbre Discours de la méthode, en soulignant que si l’homme

réussit à s’élever au-dessus de sa physicalité, il sera capable d’atteindre un état éclairé. Les

animaux au contraire se trouvent réduits au statut de machine dans ce livre influent, au motif

qu’ils sont des êtres purement physiques, dépourvus d’une âme à l’image de Dieu17

.

Dans l’œuvre de Chevillard au contraire, nous ne retrouvons pas cette distinction rigide entre

l’animalité corporelle et l’humanité spirituelle. Les personnages chevillardiens ne se

présentent pas comme les élus de Dieu, aptes à se détacher de la réalité brute, mais comme

des créatures terrestres issues de la nature, et condamnées à vivre avec les limitations de leur

corps. Ce corps humain se manifeste chez Chevillard comme un fardeau que l’homme est

obligé d’entraîner toute sa vie, et qui entrave la libération totale de son être. C’est ce que nous

voyons par exemple très bien dans Sans l’orang-outan, un livre dans lequel les personnages se

17

René Descartes, Discours de la Méthode, édition publiée sous la direction de Pierre Jacerme, Agora, Paris,

1990.

Page 38: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

34

voient tellement accablés sous le poids de leur corps, qu’ils n’arrivent guère à marcher

debout. La gravité les attire constamment vers le bas, en enlevant tout espoir d’évasion :

Le vent peut-être alors nous emportera-t-il ailleurs, loin d’ici ? Mais lorsque nous

consentons à cet éparpillement, il n’en est soudain plus question, au contraire, le sable

s’insinue sous nous vêtements, dans nos cheveux, dans nos poches, notre corps

s’alourdit encore, comme pris dans une gangue de boue, de nouveaux atomes s’y

agrègent qui tiennent au sol par tous leurs crochets. Tels sont les liens puissants qui

nous attachent à ce pays (SO, 67-68).

A plusieurs reprises, les habitants du pays mènent quand-même une tentative désespérée de se

soustraire à la force attractive du sol, en grimpant sur le épaules de quelqu’un d’autre, ou en

se hissant sur de hautes constructions, comme les pyramides. S’ils réussissent ainsi à se

procurer un court instant d’euphorie, ils finissent encore plus déprimés qu’avant lors de le

moment de leur descente obligatoire. En outre, les pyramides commencent à s’écrouler après

un certain temps, incapables de tenir sous le poids de la masse humaine qui s’assemble sur

leur sommet. Même les constructions les plus illustres de l’humanité ne parviennent donc pas

à élever l’homme durablement au-dessus de sa condition misérable.

Une autre méthode par laquelle les personnages essaient de sortir de leur prison quotidienne,

consiste à se livrer entièrement à la jouissance de la sexualité, qui constitue pour eux plutôt un

acte compulsif qu’un véritable gage d’amour. Grâce à l’extase sexuelle, ils se sentent comme

détachés de leur corps pendant l’espace d’une seconde, mais ils ne parviennent jamais à faire

endurer ce sentiment de délivrance. C’est ce que nous pouvons déduire des questions

désespérées que le narrateur se pose : « Mais comment profiter de ce flux impétueux et nous

laisser porter par lui jusqu’aux étoiles ? Comment détourner cette sève plus pressée semble-t-

il de pousser ses racines dans la terre que de fleurir dans le ciel au-dessus de ce bourbier ? »

(DH, 109). Puisque le sexe est un acte lié au corps, à la réalité matérielle, il ne permet pas aux

personnages d’accéder à une dimension spirituelle et cosmique. Bien au contraire, le désir

charnel les confronte de manière constante avec les contraintes de leur condition humaine, en

s’imposant à eux de façon impérieuse. L’idée véhiculée par l’œuvre de Chevillard semble

donc que l’homme n’est pas à même de créer un bonheur perdurable.

Si Chevillard représente le corps humain, il n’hésite pas à en donner une description détaillée,

en se focalisant surtout sur les imperfections et sur les défauts. Dans Du hérisson par exemple,

le personnage principal s’engage à écrire son autobiographie en prenant son corps nu comme

point de départ : « Je dresserai la carte de mes grains de beauté et autres merveilles

dermatologiques sans rien celer de leur forme ni de leur couleur, en tâchant de les localiser le

Page 39: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

35

plus précisément possible afin de ne pas égarer le lecteur » (DH, 163). Ce qui est

remarquable, c’est que le narrateur se met à cette tâche difficile dans le but ultime

d’« atteindre à l’universel » (DH, 163). A l’aide de l’ironie, Chevillard réunit ici donc deux

concepts contradictoires, à savoir le temporaire ou le terrestre d’une part, et l’éternel ou le

cosmique d’autre part. De cette manière, il ridiculise le désir ardent de l’homme d’accéder à la

vérité universelle en tant qu’être éphémère et vulnérable.

Sous l’influence de la vision rationaliste sur le corps, la société occidentale a commencé à

dissimuler le plus possible cette partie supposée méprisable de l’homme, en la reléguant à

l’espace privé, de sorte que la physicalité humaine passait tabou dans des textes littéraires. Il

semble que Chevillard veuille ridiculiser cette attitude prude dont nous retrouvons toujours

des traces aujourd’hui, en présentant des passages très explicites aux lecteurs, qui les

confrontent avec les aspects les plus laids du corps humain. Un passage très frappant à ce

propos est celui dans lequel le narrateur de Du hérisson prétend être violé successivement par

un abbé, un évêque, un archevêque, et finalement par le pape en personne :

L’évêque me fit creuser le dos, cambrer les fesses, et l’archevêque alors ouvrit la porte

- solennellement le pape entra, solennellement sodomisa le garçonnet. Quel vigoureux,

vieux monsieur ! Sa main droite agrippait mon épaule, sa man gauche palpait

durement mon scrotum glabre, rose-bleu, tout ridé de froid (DH, 111).

De nouveau, l’auteur rassemble ici deux extrêmes dans une même scène, notamment le désir

corporel dans son expression la plus brute, et la vie spirituelle représentée par quatre autorités

religieuses. La scène se trouve dépeinte dans une langue qui ne laisse rien à l’imagination, qui

se veut même le plus visuel possible, comme en témoigne l’utilisation excessive d’adjectifs

descriptifs. Chevillard a aussi veillé à ce que les opposés soient reliés sur le plan linguistique,

au moyen de l’allitération dans « solennellement sodomisa ». L’auteur fait d’ailleurs

amplement usage des techniques rhétoriques dans le passage entier, qui gagne de cette façon

en théâtralité. Outre les jeux sonores comme l’allitération et l’assonance, nous remarquons

aussi la répétition de « solennellement » et l’enjambement significatif après « porte ». Le

contraste criant entre le style emphatique et le contenu grossier renforce l’ironie. Car ce que

l’auteur veut surtout atteindre avec ce passage audacieux, c’est de mettre en relief le ridicule

de la situation dans laquelle se trouve l’humain, qui s’érige d’une part en maître de la planète,

fermement convaincu d’avoir le monopole de la vérité, mais qui se montre d’autre part un être

vulnérable, incapable de manier son propre corps. En choisissant quatre membres du clergé

comme les acteurs principaux de son petit drame, il semble vouloir insister sur le fait que

Page 40: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

36

même ceux qui prétendent avoir accès à l’éternité, n’échappent pas aux limitations de la vie

terrestre.

L’auteur présente l’homme donc comme un animal parmi les autres, sans nier cependant qu’il

possède des particularités à lui. S’il se trouve une frontière entre l’homme et l’animal chez

Chevillard, il ne s’agit pas d’une frontière horizontale, comme celle établie par Descartes, qui

sépare l’espèce humaine toute-puissante des autres créatures considérées comme inférieures,

mais d’une frontière verticale entre deux êtres équivalents. Car, tout comme l’animal,

l’homme fait partie du cycle éternel de la vie, dans lequel la régénération et la dégradation se

suivent infiniment, sans qu’il se présente jamais une occasion de s’en échapper. Chevillard

invite ses lecteurs à accepter cette vérité, plutôt que de se bercer de vaines illusions. Puisque

l’auteur est convaincu que tout est éphémère, il se montre aussi très modeste sur ce que la

littérature est capable de réaliser. C’est ce que nous remarquons dans le fragment suivant de

Du hérisson :

Non, l’ambitieux qui entend faire date et qui a les sens de la longueur du temps sait

aussi que l’immortalité conquise par l’œuvre d’art ou de science est une illusion qui se

dissipe au bout de quelques siècles mais que s’il parvient à susciter un engouement

pour ses ossements, alors il fossilera dans la mémoire des hommes […]

Quelque grand que soit le talent de l’auteur, il ne sera jamais à même de créer une œuvre à

valeur éternelle d’après Chevillard. Car, puisque chaque texte est lié à un cadre spatio-

temporel spécifique, il reflète de manière explicite ou implicite les idées courantes de son

époque, si bien qu’il ne peut jamais toucher à l’essence de l’existence. Ce qui se manifeste

comme une vérité incontestable de nos jours, sera considéré comme entièrement dépassé dans

quelques siècles. La chute succède immanquablement à l’ascension, à la fois sur plan

matériel, que sur le plan idéologique. C’est ce qui explique la fascination de l’auteur pour les

ossements humains qui d’une manière ou d’une autre ont su survivre à l’épreuve du temps,

qui ont contourné les lois de la nature pour devenir des objets d’étude pour les générations

suivantes. Ces squelettes humains ont réussi là où la littérature a échoué : insensibles aux

modes et aux tendances, ils constituent les témoins silencieux et énigmatiques de la réalité

telle qu’elle est, du principe même de la vie. Car, contrairement à la raison qui est le maître de

l’apparence, le corps n’est pas capable de tromperie, mais il se montre toujours exactement

comme il est.

Page 41: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

37

Deuxième partie

La réalité versus la littérature

Page 42: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

38

1 La réalité insaisissable

Comme nous l’avons déjà vu, Chevillard n’hésite pas à référer à des problématiques actuelles

dans son œuvre. Plutôt que de faire de ses livres des îlots langagiers, isolés du monde réel, il

puise pour chaque texte dans la réalité qui l’entoure, en s’intéressant le plus souvent à ce qui

est considéré comme banal et pas digne d’intérêt. En extrayant des choses censées

insignifiantes de la réalité prolifère, il désire modifier la conception de l’homme sur le monde,

et le contraindre à remettre en cause ce qu’il pensait connaître déjà. C’est ce qu’ affirme

Chevillard entre autres dans Du hérisson :

La plus pâle anecdote, l’événement le plus anodin, repris par la littérature, en

changeant ainsi d’ordre de réalité procurent à l’esprit sensible des émotions plus vives

que ne le ferait le récit d’une aventure extraordinaire, laquelle au contraire pâtit

inévitablement de sa transposition littéraire. (DH, 69)

Bien que Chevillard se fonde sur la réalité concrète pour composer son œuvre, il ne se veut

pas un écrivain réaliste qui se contente de redoubler le réel. Au contraire, il semble

constamment à la recherche de moyens qui lui permettent de se libérer du poids de la réalité,

et d’emprunter des voies nouvelles et enrichissantes. Le réel sert à l’auteur de matériel de

départ, mais ne constitue pas l’objectif principal du processus d’écriture. Pour Chevillard, la

littérature se révèle le lieu de la liberté par excellence, le seul endroit où l’homme est capable

de se défaire des contraintes et des conventions qui sont introduites dans la société humaine

au cours des siècles. C’est pourquoi l’auteur se montre fasciné par la Préhistoire dans son

œuvre, une époque pure et innocente dans laquelle rien n’est encore fixé, et tout semble

possible. Plusieurs fois, Chevillard s’exprime de manière méprisante sur la littérature du

discours dominant qui ne s’occupe que de la représentation du réel : « Reproduire, c’est

admettre, c’est donc se soumettre, c’est accepter de suivre avec les mouches coprophages les

troupeaux de rennes dans toutes leurs migrations » (PR, 117).

L’homme se montre le seul être capable de rêver, de se détacher de la réalité telle que nous la

voyons, et de se construire un univers imaginaire entièrement nouveau. Cette capacité

l’empêche de se coincer dans des habitudes anciennes, en lui permettant de planifier l’avenir,

d’affronter de nouveaux défis. C’est aussi grâce à cette faculté imaginative que l’homme se

trouve apte à mettre en question ses propres convictions, à condition cependant qu’il ose

s’ouvrir à l’inconnu. D’après Chevillard, il appartient à l’écrivain d’inciter ses lecteurs à une

Page 43: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

39

attitude de doute et de scepticisme constant. C’est ce qu’il affirme entre autres dans un

entretien avec Mathieu Larnaudie publié dans Devenirs du roman :

Je reproche depuis longtemps au roman de s’inscrire dans l’espace idéal du songe en

se conformant pourtant au principe de réalité, alors que nous tenons avec la littérature

l’occasion de formuler des hypothèses divergentes, de faire des expériences,

d’éprouver de nouvelles façons d’être18

.

Chevillard se révolte contre une littérature servile, qui se conforme à l’ordre des choses. Non

seulement il ne croit pas qu’une telle littérature puisse apporter quelque chose de fondamental

au lecteur, mais il insiste aussi sur l’impossibilité de saisir la réalité complexe et foisonnante

dans une œuvre littéraire. Le monde constitue une totalité si versatile, et si diversifiée, que sa

représentation ne peut que se révéler décevante. C’est ce que constate le personnage principal

dans Oreille Rouge qui s’est imposé la tâche d’écrire le poème ultime pendant son séjour au

Mali, capable de résumer dans quelques lignes l’essence de l’Afrique. Mais même après de

nombreuses tentatives, il ne se trouve pas plus proche de son but qu’avant. Et Chevillard, qui

se situe en tant que narrateur omniscient loin au-dessus de son personnage, semble observer

avec une joie maligne la naïveté d’Oreille Rouge, qui se consacre de manière acharnée à sa

mission irréalisable : « Or même si les mots de son poème étaient faits d’étoupe ou d’éponge,

ils ne sauraient pourtant contenir le grand fleuve ni rien en absorber qu’un pipi de capitaine

peut-être » (OR, 118).

Même un auteur extrêmement doué ne peut pas prétendre que son œuvre égale la réalité. Car

un mot reste toujours ce qu’il est en essence : un signe linguistique séparé par un fossé

infranchissable de l’élément concret auquel il est censé référer. C’est au moins ce qui semble

être la conviction de Chevillard. Nous retrouvons cette tension entre la réalité évoquée d’une

part et la création littéraire d’autre part aussi très clairement dans Du hérisson. Dans cette

œuvre, l’auteur s’amuse à plusieurs reprises à pasticher le discours scientifique, en se

moquant ainsi de l’acharnement humain à mettre en mots l’indescriptible. Il réfère

régulièrement à deux scientifiques fictifs, soi-disant spécialistes en biologie, le professeur

Zeiger et le professeur Opole, qui ont tous les deux mené une enquête détaillée sur le

comportement de le hérisson, mais qui sont parvenus à des conclusions bien divergentes.

C’est ce qui devient clair dans le fragment suivant, qui traite sur le développement des

piquants chez les hérissons nouveau-nés :

18

Eric Chevillard, « Des Crabes, des anges et des monstres », entretien avec Mathieu Larnaudie, in : Devenirs du

roman, Editions Inculte, Paris, 2007, URL : http://www.eric-chevillard.net/e_descrabesdesanges.php.

Page 44: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

40

Leurs piquants mous et blancs sont alors recouverts d’une peau fine. Après trois jours

ceux-ci s’allongent et durcissent, selon le professeur Zeiger ; selon le professeur

Opole, c’est une deuxième série de piquants annelés, sombres et clairs, qui pousse à ce

moment-là. Je n’ai pas d’avis sur la question […] (DH, 49).

Même après une étude précise, les deux professeurs n’arrivent pas à un consensus satisfaisant

sur le cas de le hérisson. Chevillard souligne ainsi de manière ironique qu’il est au fond

impossible de fixer en mots la signification de la réalité concrète, puisque le réel est toujours

pluriel dans ses vérités. L’homme ne sera jamais capable de créer une œuvre scientifique ou

littéraire ultime qui présente une image exhaustive du monde. S’il décrit un aspect de la

réalité, l’auteur élimine en même temps une multitude d’autres descriptions possibles, de sorte

que la réalité se trouve réduite à une copie fade et beaucoup moins riche que l’original. En

représentant le monde, l’homme l’appauvrit nécessairement. C’est pourquoi Chevillard

manifeste une attitude ambiguë par rapport à la figure du scientifique, comme en témoigne la

citation suivante :

Le personnage du scientifique ou du savant qui développe une connaissance, une

compétence dans un domaine spécifique, ultra pointu, m'inspire beaucoup de

sympathie et en même temps il m'apparaît assez pathétique, clownesque, dérisoire. Ce

mélange d'arrogance et de naïveté fait de lui un représentant parfait de l'espèce

humaine dans son rapport au monde19

.

La volonté humaine de prendre prise sur la réalité en la nommant, semble à Chevillard à la

fois compréhensible et complètement ridicule. Ainsi l’abondance de passages (pseudo-)

scientifiques dans l’œuvre de Chevillard semble reposer à la fois sur un désir de représenter et

d’analyser le monde, qui est un désir sommeillant en chaque humain, et sur une envie de

révéler la vanité d’une telle entreprise encyclopédiste. C’est ce qui remarque aussi Isabelle

Rabadi dans son essai « Palafox & CIE… : l’animal dans l’écriture romanesque d’Eric

Chevillard » : « Certes, les fictions véhiculent du savoir et l’exposent, mais, dans le même

temps, elles le minent et le fragilisent jusqu’à le rendre inefficace en termes scientifiques afin,

à terme, d’accéder à la poésie20

».

Le but final de Chevillard semble en effet « d’accéder à la poésie ». Au lieu de copier le réel

de manière docile, Chevillard l’estime plus intéressant de créer un univers fictionnel qui se

développe selon sa propre logique poétique. Puisque la littérature s’avère la seule partie de la

réalité que l’homme peut saisir, l’auteur s’acharne contre elle, en jouant avec les structures

19

Eric Chevillard, « Questions de Préhistoire », op.cit. 20

Isabella Rabadi, « Palafox & Cie… : l’animal dans l’écriture romanesque d’Eric Chevillard », in : Desblache,

Lucile, Ecrire l’animal aujourd’hui, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont Ferrand, 2006, p. 111.

Page 45: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

41

conventionnelles profondément enracinées dans l’esprit humain. En combinant des mots et

des phrases d’une manière atypique, il espère créer les conditions favorables à ce qu’il se

produise quelque chose d’inattendu dans le texte, capable de secouer le lecteur sommeillant.

Si la littérature constitue la grille à travers laquelle l’homme contemple le monde, l’auteur

peut modifier la conception du lecteur en bouleversant les fondements littéraires. C’est ce

qu’affirme Chevillard dans l’entretien avec Mathieu Larnaudi :

Une métaphore réussie change notre rapport au réel comme si nous étions soudain doté

d’une antenne de plus. L’humour aussi court-circuite les connexions les mieux

établies, éloigne ou rapproche deux choses qui semblaient installées dans un rapport

immuable et définitif, augmente ou réduit la distance qui les séparait, il remet en cause

tous les états de faits, il produit de nécessaires catastrophes21

.

Chevillard apparaît donc comme un écrivain à deux visages. D’une part il se montre un artiste

de style, désireux d’explorer les frontières de la langue, mais d’autre part il se présente aussi

comme un auteur engagé, qui n’écrit que dans l’espoir de produire des effets en dehors du

domaine langagier. Un roman de Chevillard constitue beaucoup plus qu’un jeu linguistique de

la langue sur elle-même. Il est au contraire l’œuvre d’un auteur qui se rend compte qu’il ne

dispose pas des moyens appropriés de changer le monde de manière directe, et qui se décide

par conséquent à accéder à la réalité à travers le détour de la littérature. En s’opposant aux

formes conventionnelles qui tendent à s’imposer dans un texte romanesque, l’auteur porte

atteinte au prisme à travers lequel le lecteur voit le monde, de sorte que celui-ci se voit

contraint de reconsidérer son point de vue. C’est au moins ce que Chevillard désire atteindre à

l’aide de ses romans, tout en gardant quand-même une attitude modeste, comme en témoigne

la citation suivante tirée d’un entretien avec Olivier Bessard-Banquy :

J’espère toujours un peu, après avoir fini un livre, qu’il va se produire un effet de

retour dans le réel. Je me frotte les mains. Je ris tout seul. Je prends des airs louches.

Tout va sauter, je me dis. J’attends quelques jours. Puis, comme rien ne se passe, je

commence un nouveau livre22

.

En guise de conclusion de cette partie, nous pouvons dire que Chevillard ne privilégie dans

son œuvre ni l’univers de la langue, nie l’univers du réel. Il se rend compte au contraire que

les deux sont indissociablement liés, et qu’un texte littéraire ne peut pas se focaliser sur l’un,

sans prendre aussi en considération l’autre. La littérature ne vaut rien sans la réalité concrète

dont elle se nourrit, tout comme la réalité n’est rien sans la littérature qui permet de

21

Eric Chevillard, « Des Crabes, des anges et des monstres », op.cit. 22

Eric Chevillard, « Écrire pour contre-attaquer », entretien avec Olivier Bessard-Banquy, in : Europe, n° 868-869, août-septembre 2001. URL : http://www.eric-chevillard.net/e_ecrirepourcontreattaquer.php.

Page 46: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

42

l’interpréter, et de la donner un sens. Dans les chapitres qui suivent, nous nous penchons plus

en détail sur ces deux aspects cruciaux de l’œuvre chevillardien : la fascination pour la langue

d’une part, et le désir de changer la réalité d’autre part, tout en gardant l’animal comme point

de départ de notre discours. Cependant, il faut remarquer qu’il s’agit d’une distinction plutôt

artificielle, puisque dans l’œuvre de Chevillard, nous l’avons dit, le réel et la langue se

fondent dans une totalité disparate.

2 Le combat contre le cliché

2.1 Les jeux de langue

Comme nous l’avons déjà remarqué, le combat contre la forme figée constitue un aspect très

important dans l’œuvre chevillardien, à tel point qu’il se présente comme le catalyseur même

du processus d’écriture. En se heurtant à cette barrière à première vue infranchissable de la

langue constituée, l’auteur se voit incité à trouver des moyens qui permettent de la contourner.

Il s’agit d’un empêchement que l’écrivain retourne en énergie. Ou pour le dire avec les mots

d’Olivier Bessard-Banquy dans son essai « La rhétorique du loufoque » : « Le travail du

cliché est bien au fondement du travail poétique de Chevillard, car le stéréotype dans son

esprit est bien plus qu’un truisme, c’est un véritable corset qui empêche l’imaginaire de se

déployer, c’est une voie sans issue sur le chemin de l’inventivité23

». Selon Chevillard, la

meilleure manière de traiter avec le poids d’une littérature conventionnelle, est de l’attaquer

de l’intérieur, en suivant jusqu’à un certain point les règles préétablies, pour s’en distancier

clairement par après. C’est un jeu constant de rapprochement et de distanciation qui s’opère.

Chevillard est conscient que son rêve ultime, la création d’un livre ex nihilo, est irréalisable,

puisque chaque œuvre littéraire se trouve héritière d’une autre, et que l’intertextualité est

partout. C’est pourquoi il décide de ne pas tenter d’éviter la confrontation avec le cliché, mais

de l’affronter de manière consciente. Par la distorsion et la réfraction des images stéréotypées,

et par un recours presque constant à l’ironie, il attire l’attention du lecteur sur le caractère

cliché des certaines expressions qui hantent notre langage. Chevillard incite ses lecteurs à

regarder avec des yeux neufs les formes conventionnelles qui sont toujours passées inaperçues

23

Olivier Bessard-Banquy, « La rhétorique du loufoque », in : Jean-Pierre Mourey et Jean-Bernard Vray

(dir.), Figures du loufoque à la fin du XX° siècle – Arts et littérature, Publications de l’Université de Saint-

Étienne, 2003, p. 152.

Page 47: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

43

auparavant. C’est ce que nous voyons très bien dans le fragment suivant, issu de Palafox, qui

décrit le chaos au moment de la destruction du salon d’Algernon par Palafox :

Le désordre est indescriptible – il suffit d’avoir survolé deux livres pour savoir que

cette formule annonce un état des lieux rigoureux, avec inventaire des objets brisés ou

dispersés et reportage à chaud sur les mouvements de la foule : Palafox court sur la

langue table du buffet, jardine dans les saladiers, goûte à tous les plats, à tous les

bouquets […] (P, 175)

L’auteur met en relief ici une petite phrase beaucoup utilisée dans des textes romanesques ou

journalistiques : « Le désordre est indescriptible ». Il s’agit d’une combinaison de mots assez

figée, qui s’impose presque de manière automatique à l’auteur, dès le moment qu’il se met à

décrire une situation chaotique. En se focalisant sur cette phrase particulière, l’auteur veut

encourager le lecteur à sortir de ce schème récurrent, et de se débarrasser du poids accablant

de l’expression stéréotypée qui dirige notre façon de penser. Chevillard désire rendre visible

la manière dont nous sommes tenus en captivité par la langue que nous utilisons, et nous

appeler en même temps à la résistance.

Mais où se trouve l’animal dans tout cela ? Nous avons déjà vu que l’auteur réfère plusieurs

fois à l’animal réel et concret, dont le mode de vie s’oppose radicalement à celui choisi par

l’humain. Mais les hérissons, les éléphants ou les taupes qui foisonnent dans l’œuvre de

Chevillard, ne sont pas seulement les représentants d’une réalité extra-littéraire, mais ils

constituent aussi, et peut-être surtout, des mots qui font partie d’un système de langue, et qui

entraînent par conséquent toute une série d’associations sonores et sémantiques. Ils se

présentent comme des phénomènes d’écriture, qui sont nés sous la plume de l’auteur et

continuent à évoluer par après, emportés par le courant irrésistible des associations. A partir

de ces « mots animaux », l’auteur explore les possibilités de langue, tout en s’efforçant de ne

jamais tomber dans le piège de l’association facile et conventionnelle.

Nous retrouvons un exemple marquant de ce pouvoir associatif de la langue dans Du hérisson.

« Le hérisson naïf et globuleux » qui joue un rôle primordial dans ce roman, se montre

beaucoup moins la représentation d’un animal concret, que la combinaison de mots qui met en

mouvement la chaîne des associations. Par sa sonorité, sa forme, et son appartenance à un

certain champ sémantique, cette collocation évoque d’autres mots et d’autres phrases, en

incitant l’auteur à continuer son écriture. L’animal se tourne dans ce roman en matériau

poétique. Regardons un exemple de ce jeu linguistique constant : « Niglo, c’est en effet le

Page 48: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

44

nom que les Gitans donnent au hérisson naïf et globuleux – une contraction-fusion de naïf et

de globuleux, je suppose, avec les lettres réservées ils en font un mets fabuleux » (DH, 169).

Dans Du hérisson, Chevillard se lance donc dans une aventure littéraire qui l’amène de

digression en digression, mais qui continue de circuler autour du point central de l’histoire : le

hérisson. Il s’agit d’un roman qui ne prend pas la réalité concrète comme point de départ,

mais la langue elle-même. C’est ce que Chevillard affirme aussi:

C’est aussi pourquoi Du hérisson est celui de mes livres que je préfère. Il s’approche

de ce livre sur rien qui est un vrai fantasme d’écrivain depuis Flaubert. Un livre sans

matériau qui déroule sa propre logique poétique, s’autoproduit et se déploie dans

l’espace mental de la langue, sans avoir nullement besoin de recourir aux vieilles

ficelles du récit pour tenir24

.

Chevillard essaie d’orienter son œuvre vers cet idéal d’un roman qui s’écrit en quelque sorte

lui-même, entraînant à la fois l’auteur et le lecteur dans son tourbillon lexical. Mais, comme

nous pouvons le déduire de cette citation, l’auteur est quand-même conscient de

l’impossibilité de composer un livre entièrement autonome, qui ne se trouve en aucune façon

tributaire d’un autre texte. Le rêve d’un « livre sur rien » qui ne s’épanouit que dans l’espace

littéraire créé par lui-même, se trouve complètement hors d’atteinte. C’est pourquoi Du

hérisson, outre de constituer un délire verbal, se montre aussi le récit d’un combat acharné

contre la domination de l’expression constituée, contre le règne du conventionnel. Au lieu de

se soumettre à l’influence du cliché, Chevillard semble l’utiliser comme un point de

lancement à partir duquel l’auteur peut prendre son élan, et laisser libre cours à son

imagination. Des expressions lourdes et figées comme « le hérisson naïf et globuleux »

deviennent la source d’où peut découler quelque chose de rafraîchissant et de surprenant.

Puisque l’œuvre de Chevillard n’est donc pas composée selon les règles conventionnelles de

la littérature, mais selon une logique pervertie, il requiert une position de lecture différente. Si

le lecteur se met à lire dans Du hérisson comme dans un roman traditionnel, dans l’attente de

découvrir une histoire qui s’évertue à clarifier des situations réelles dans un langage claire et

sans ambiguïté, le livre restera à jamais impénétrable pour lui. L’œuvre chevillardien

s’adresse plutôt à ceux qui y voient une occasion de laisser le réel derrière eux, et d’accéder à

un univers nouveau où de nouvelles expériences de conscience peuvent être éprouvées. Dans

Du hérisson, Chevillard consacre un passage à son irritation à l’égard de l’attitude du lecteur

traditionnel, qu’il compare avec un « boxeur poids lourd » (DH, 79), incapable de saisir les

24

Eric Chevillard, « Cheviller au corps », op.cit.

Page 49: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

45

changements subtils que l’auteur apporte aux formes stéréotypées : « C’est à peine si je

déplace une chose de quelques millimètres pour en éprouver le poids et voir quelle trace elle

laisse dans la poussière, déjà il a cet air stupide » (DH, 79).

L’auteur se voit contraint d’expliquer à ce « boxeur » des jeux de langue tels « le paon se

marie à l’église » et « le canari n’a pas touché au blanc de son œuf » (DH, 79), de sorte que

ces formules dépassent leur but initial, qui est de libérer le texte de la pesanteur du réel : « La

formule nous avait affranchis de la réalité. L’explication nous y ramène, attachés à un bâton

par les poignets et les chevilles » (DH, 81). La littérature de Chevillard ne veut en effet pas

clarifier le réel, mais l’obscurcir, c’est-à-dire qu’elle n’offre pas des interprétations toutes

faites, mais qu’elle incite le lecteur à aller lui-même à la recherche d’une signification

intéressante. Puisque Chevillard présente des images dont la logique se trouve profondément

modifiée, ou poussée à l’extrême, il n’est pas toujours facile de leur donner un sens. Mais si

l’auteur dévoilait le mystère, en fixant ainsi une signification unique et obligatoire, l’œuvre

chevillardien se révèlerait beaucoup moins riche. Afin de pouvoir pénétrer dans les livres de

Chevillard, le lecteur doit donc oser s’ouvrir à l’inconnu.

Dans le tourbillon d’images qui constitue Du hérisson, l’animal joue clairement un rôle

important. Outre que l’antagoniste du personnage principal se révèle un hérisson, le livre

fourmille aussi de nombreux autres animaux, de toutes sortes et de toutes espèces, qui sont

convoqués dans la composition d’un univers exceptionnel. Avec une gourmandise descriptive

énorme, l’auteur s’étend sur la figure de l’animal dans une multitude de digressions ludiques.

Mais Du hérisson ne constitue pas une exception dans l’œuvre de Chevillard. Nous

retrouvons cette même fascination pour le monde animal dans tous les autres livres de

l’auteur. Il s’agit souvent de petites anecdotes indépendantes du reste de l’histoire, qui se

trouvent présentées comme des dictons sages, comme des vérités incontestables : « Rien ne

vaut un chameau pour transporter un dromadaire, encastré entre ses bosses, sinon ce même

dromadaire pour transporter ce chameau » (DH, 182). L’auteur part de quelque chose de

connu, pour s’engager par après dans une voie inattendue, dans le but de dérouter le lecteur.

Afin de produire un effet d’aliénation, il se sert fréquemment de la technique du

renversement : « certaines branches imitent des serpents pour décourager les bûcherons, dans

lesquelles s’enroulent de gros serpents qui affectent l’aspect de branches pour tromper les

chasseurs » (OR, 124).

Page 50: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

46

Plutôt que de peindre le monde tel qu’il est, Chevillard préfère créer un ordre de réalité

différent et surprenant, en se livrant à sa passion pour la langue. Dans l’univers chevillardien,

des vérités nouvelles se substituent aux vérités anciennes et soi-disant indiscutables, qui se

trouvent souvent ridiculisées à l’aide de l’ironie. Chevillard résume cette conception de la

littérature de façon très claire dans le fragment suivant de Du hérisson :

Ecrire, je croyais que c’était cela pourtant, précipiter le monde dans une formule, tenir

le monde dans une formule, court-circuiter les hiérarchies, les généalogies, ce faisant

produire des éclairs, recenser les analogies en refusant la comparaison trop facile du

hérisson naïf et globuleux et de la châtaigne dans sa bogue malgré la tentation

permanent et sa démangeaison insupportable, créer du réel ainsi en modifiant le

rapport convenu entre les choses ou les êtres, élargir le champ de la conscience, en

somme, au lieu de le restreindre à nos préoccupations d’amour et de mort ou comment

se porte mon corps ce matin (DH, 79-80) ?

A travers les mots du personnage principal, un écrivain aussi, l’auteur fait ici une déclaration

nette sur ce qui constitue pour lui l’enjeu de la littérature. Il révèle les fondements sur lesquels

il a choisi de bâtir son œuvre. Selon Chevillard, la littérature a en effet une fonction

importante qui consiste à libérer l’esprit humain de schémas de pensée rigides, et à prémunir

l’individu contre l’influence étouffante des « grandes idées ». Puisque le monde existe pour

nous dans la fiction de la langue, il faut changer la littérature pour pouvoir toucher à la réalité.

2.2 L’intertextualité, un jeu à différents niveaux

La lutte de Chevillard contre la dominance du cliché se situe sur trois niveaux intertextuels

différents, qui se trouvent néanmoins étroitement liés. Le niveau le plus bas consiste en le

dérèglement de la logique interne des collocations figées, comme nous l’avons discuté dans le

chapitre précédent. Il s’agit de jeux sonores et sémantiques qui veulent mettre en relief le

caractère conventionnel de la langue. A un niveau plus élevé, Chevillard s’amuse à parodier

de différents discours connus, comme le discours scientifique, le discours religieux, le

discours de voyage et même le discours culinaire. Ces parodies ne couvrent parfois que

quelques lignes, mais elles peuvent aussi s’étendre sur plusieurs pages. Regardons en guise

d’exemple le passage suivant de Palafox :

Plumez Palafox pendant qu’il est encore tiède, ainsi commence la lettre de la générale,

sans ambages. Coupez nageoires et queue. Couchez-le ensuite sur le dose et incisez le

dessous du croupion. Enlevez la vessie natatoire, les intestins et autres viscères en

prenant garde de ne pas crever la poche à fiel. Retournez-le sur le ventre, tranchez le

cou, échaudez les pattes pour retirer la peau. Puis désossez, parez, farcissez de pain

aillé, arrosez de saindoux, et braisez (P, 151).

Page 51: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

47

Ce fragment est issu d’une énumération de techniques culinaires beaucoup plus longue

encore, mais il illustre déjà clairement la méthode appliquée par l’auteur afin de démonter les

structures constitutives d’un discours particulier. D’abord, l’auteur met ses lecteurs à l’aise, en

se servant d’un langage spécifique et très reconnaissable, qui se laisse facilement inscrire dans

un cadre préétabli, mais au fur et à mesure que le passage progresse, il pousse de plus en plus

à l’extrême la logique qui l’habite, jusqu’à ce que le lecteur se trouve entièrement dérouté. A

travers le comique de l’excès, le texte cesse de référer à une réalité extralinguistique, pour

devenir autoréférentiel. Les livres de Chevillard sont tous parsemés de passages similaires,

issus de différents champs disciplinaires, et tous dotés d’un jargon spécifique, comme si

l’auteur s’efforce d’intégrer tous les domaines linguistiques dans son œuvre, pour ensuite

détraquer un à un leur mécanisme intérieur. De nouveau, il apparaît ici que c’est l’animal qui

déclenche la chaîne d’associations, et qui entraîne à la fois l’auteur et le lecteur à travers

l’univers langagier.

Le plus haut niveau intertextuel constitue finalement le niveau de l’auto-ironie. Tous les livres

de Chevillard se présentent en effet comme des romans - le marque « roman » est toujours

visiblement présent sur la couverture -, mais ils s’évertuent en même temps à miner les

principes de base du genre romanesque. D’une part, l’auteur s’acharne contre le caractère

référentiel du roman traditionnel, qui se conforme selon lui trop souvent à la réalité telle qu’il

est, d’autre part il ridiculise la représentation de la littérature romanesque comme un moyen

d’expression, capable de refléter les émotions profondes de l’auteur : « Aujourd’hui, c’est

autre chose, l’écrivain sort ses tripes les met sur la table (huit mètres), si vous êtes grand vous

aurez peut-être la chance le voir derrière ce tas d’entrailles, dressé sur la pointe des pieds, qui

agit la main et se montre du doigt » (DH, 74). Chevillard exprime ici de manière ironique son

mépris profond à l’égard de la littérature expressive, parce que d’après lui, un auteur qui met

ses propres sentiments au centre de son roman, contraint ses lecteurs à faire face une

deuxième fois à la détresse de la condition humaine qui les accable déjà. Au lieu de faire

usage de son talent littéraire pour créer un rare moment de liberté, l’écrivain romantique

reproduit sans cesse l’emprisonnement quotidien de l’homme. Les livres de Chevillard au

contraire se veulent surtout des antiromans, puisqu’ils s’emparent de toutes les conventions

romanesques dans le seul but de les pouvoir bouleverser par après.

L’œuvre chevillardien est donc clairement doté d’un fort degré d’autoréflexivité, ce qui se

montre aussi dans le choix de ses personnages principaux, qui s’avèrent presque tous des

écrivains. La présence de ces narrateurs-personnages permet à l’auteur non seulement de

Page 52: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

48

mettre en question les fondements du roman, mais aussi de formuler sa vision personnelle sur

ce qui doit constituer le projet romanesque. Même si tous les narrateurs dans l’œuvre de

Chevillard ont une personnalité plus ou moins élaborée, ils semblent moins conçus comme

des figures d’auteurs concrètes, que comme des porteurs d’idées relatives à l’écriture et au

roman. C’est ce qui affirme aussi René Audet dans son essai « Et si la littérature… ? » :

Ce qui paraît s’imposer chez Chevillard, ce n’est pas tant l’établissement d’un

positionnement de ces auteurs représentés que la démonstration forte que la littérature

peut se saisir comme un discours, et par là même que ce discours peut être modelé,

construit, détourné. L’auteur chevillardien, en somme, est peut-être un acteur, mais il

reste d’abord et avant tout la résultante d’un propos sur la littérature25

.

Néanmoins, il ne faut pas considérer ces écrivains comme les porte-paroles de Chevillard,

créés pour transmettre les idées et les convictions de l’auteur, mais plutôt comme des

structures linguistiques qui se développent en grande partie selon les règles associatives de la

langue, si bien qu’ils ne peuvent jamais coïncider parfaitement avec leur créateur. Ils ne

forment qu’un point stable autour duquel l’auteur peut organiser son discours sur la littérature.

En outre, la mise en scène de ces narrateurs fictionnels permet à l’auteur de brouiller les

frontières entre la création littéraire et la réalité concrète, à l’aide des figures de style comme

le métalepse. De cette façon, il rompt l’illusion fictionnelle, en attirant l’attention de ses

lecteurs sur la langue elle-même.

Outre l’intertextualité implicite, qui apparaît partout dans l’œuvre chevillardien, l’auteur

intègre aussi quelques passages qui renvoient de manière explicite à un autre livre scientifique

ou littéraire. Grâce à l’intégration de ces citations dans ses romans, l’auteur a l’occasion de

saper les présupposés qui sous-tendent l’œuvre des écrivains sélectionnés. C’est surtout dans

Du hérisson que ce procédé se trouve appliqué. Chevillard insère entre autres des fragments

de L’Histoire naturelle du compte de Buffon, qu’il commente à la manière cocasse qui lui est

propre, en raillant l’acharnement du scientifique à saisir dans son œuvre toute la connaissance

de l’époque dans le domaine des sciences naturelles. (Rappelons à ce propos le nom de

famille du propriétaire de Palafox, à savoir Buffoon, ce qui semble référer à la fois au célèbre

naturaliste et au mot anglais pour un clown, un idiote) Chevillard cite aussi un passage du

bestiaire de Pierre de Beauvais, un auteur français du XIIIe siècle, et des fragments de Le

Songe et La Tempête, deux pièces de théâtres de William Shakespeare. Ces œuvres n’ont rien

en commun, sinon qu’elles se servent de métaphores animales afin de décrire les vices de

25

René Audet, « Et si la littérature… ? », in : Roman 20-50, Revue d’étude du roman du XXe siècle, n°46,

décembre 2008, p. 25.

Page 53: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

49

l’humanité, en réduisant ainsi des créatures vivantes aux abstractions vagues. Le hérisson par

exemple se trouve dépeint comme l’incarnation même du Mal, tant par de Beauvais que par

Shakespeare. Penchons-nous sur le fragment de Pierre de Beauvais, qui se trouve accompagné

du commentaire du narrateur :

Toi, chrétien, homme de Dieu, prends garde au hérisson naïf et globuleux, c'est-à-dire

au diable, qui est couvert d’épines et qui est toujours prêt à te tendre un piège, car le

souci des biens de ce monde et le souci des plaisirs temporels sont fichés sur ses

épines. N’importe quoi. Ce genre d’affirmations péremptoires qui ne reposent sur rien

ne doit nous inspirer que mépris […] (DH, 144).

Le narrateur réagit vivement à cette déclaration de Pierre de Beauvais, en révélant ainsi sans

doute l’opinion de Chevillard lui-même. Car, de telles métaphores fixes, liant un animal à une

propriété humaine spécifique, constituent précisément le genre d’associations mécaniques

contre lesquelles l’auteur se révolte dans son œuvre. C’est pourquoi il tente dans Du hérisson

de libérer le hérisson de ce poids métaphorique dont il s’est chargé au cours des siècles, en

créant de nouveaux rapprochements surprenants. Il semble cependant qu’il y ait encore une

autre raison pour laquelle l’auteur s’insurge contre la représentation de l’animal dans ce

bestiaire médiéval. Ce qu’il condamne surtout, c’est que Pierre de Beauvais fait abstraction de

l’altérité de l’animal, en le réduisant à une créature anthropomorphe : « […] ses jugements

intempestifs ont contribuer à ruiner la réputation du hérisson naïf et globuleux, à dégrader en

symbole vivant du mal ce pauvre petit animal qui a mieux à faire que de figurer l’ennemi dans

nos fables » (DH, 145). Si l’homme dépeint l’animal comme la matérialisation des péchés

humains, il perd de vue la différence profonde de l’animal, qui l’oblige à relativiser ses

valeurs et ses points de vue.

A cause des bestiaires comme celui de Pierre de Beauvais, l’animalité n’était considérée

longtemps que dans la mesure où elle pouvait offrir une réflexion instructive des travers de

l’humain. Beaucoup d’auteurs, parmi lesquels se trouve sans doute aussi Shakespeare, se sont

inspirés de cette tradition médiévale. Nous assistons cependant à un changement de

perspective de nos jours, parce que de plus en plus d’écrivains modernes mettent l’animal lui-

même au centre de l’intérêt, en s’intéressant surtout à sa façon de concevoir l’univers. Lucile

Desblache souligne l’importance de cette tendance dans son essai « signes du temps :

animaux et visions du passé dans la fiction contemporaine » :

Se référer à l’animal exclusivement comme représentation symbolique d’une réalité

révolue, c’est renier une conception de l’altérité fondée sur l’écoute de l’autre. C’est

justifier la vision du non-humain à travers les critères et les limites humaines, c’est

Page 54: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

50

percevoir l’autre non pas pour lui-même, mais en relation à des correspondances qui

sont les nôtres. C’est perpétuer un passé dans lequel nous nous sommes définis comme

incapables de saisir la différence comme autre et non comme inférieure26

.

Chevillard fait certainement partie de ce groupe d’auteurs qui veulent prêter une attention

renouvelée aux créatures non-humaines. L’animal chevillardien bénéficie même d’un double

statut. D’une part, il constitue la symbolisation par excellence de la réalité mystérieuse et

indescriptible, du monde extralinguistique que l’auteur ne peut pas saisir, mais qu’il veut

quand-même donner une place dans son œuvre. Il renvoie à la vie concrète, à l’altérité

troublante que l’homme tente d’écarter de son existence. D’autre part, il catalyse la création

d’une autre réalité beaucoup plus compréhensible, d’un univers langagier qui évolue selon des

lois particuliers. L’animal n’est donc certainement pas un figurant insignifiant dans l’œuvre

de Chevillard ; il se trouve au contraire à la base du processus d’écriture. Il est clair que grâce

à l’intégration des citations comme celles du compte de Buffon ou de Pierre de Beauvais dans

son œuvre, Chevillard à l’occasion de se distancier nettement de la vision de la littérature de

ses écrivains, et de revendiquer sa propre place dans le paysage littéraire.

3 Un engagement littéraire ?

3.1 La révolte contre la condition humaine

Nous avons déjà pu constater que Chevillard ne conçoit ses œuvres pas comme de simples

jeux de langue. Bien que les romans chevillardiens se déroulent toujours dans un univers

imaginaire, composé par la force de la langue, ils résultent tous d’une réaction de l’écrivain à

une ou plusieurs situations réelles qui par leur caractère injuste ou déraisonnable ont su

déclencher le processus d’écriture. La littérature constitue pour Chevillard une manière de

riposter à l’agression présente dans la réalité. C’est ce qu’il affirme dans l’entretien avec

Mathieu Larnaudie :

Lorsque j’écris – et je suis sûr qu’il en va de même pour nombre d’écrivains –, je

deviens particulièrement sensible, ultrasensible, à toute cette hostilité du monde. Je la

perçois avec une acuité nouvelle à ce moment précis et c’est pourquoi il me semble

qu’écrire, c’est toujours écrire contre. C’est une position de combat27

.

Si les livres de Chevillard apparaissent à première vue frivoles et légers, il faut aussi être

attentif à l’autre côté de son œuvre, beaucoup moins visible, mais néanmoins indubitablement

26

Lucile Desblache, « signes du temps : animaux et visions du passé dans la fiction contemporaine », in :

Desblache, Ecrire l’animal aujourd’hui, p. 279. 27

Eric Chevillard, « Des Crabes, des anges et des monstres », op.cit.

Page 55: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

51

présent. C’est sur cet aspect plus sérieux qu’insiste Anne Roche dans son essai « Rêveur,

rageur » : « Sans du tout quitter le régime ludique qui le caractérise aux yeux de la plupart

des lecteurs, l’auteur invite à chercher des harmoniques moins joueuses, plus noires28

». Ce

que Roche met surtout en évidence, c’est la rage qui anime les personnages et qui semble

découler d’une insatisfaction profonde vis-à-vis de la vie telle qu’il est. Selon Roche,

Chevillard se sert de ces caractères fictionnels pour pousser son propre cri de colère et de

désespoir. Pensons par exemple au narrateur de Du hérisson qui présente la terre comme

« une boule d’angoisse que nos cris voudraient expulser hors du cosmos » (DH, 190).

Nous retrouvons cet intérêt pour la gravité cachée dans les livres de Chevillard aussi dans

l’essai déjà cité d’Isabelle Rabadi. Tout en accordant aussi une attention vive aux procédés

formels appliqués par l’auteur, Rabadi s’intéresse surtout à la vision de la vie dont témoigne

l’œuvre. Elle remarque que les romans chevillardiens « sont sous-tendus par un sentiment

exacerbé de la précarité de l’humain, de sa fragilité et de son aliénation spatio-temporelle »29

.

Dans son œuvre romanesque, Chevillard semble en effet livrer un combat acharné contre le

destin. Accablé par le poids de la condition humaine, il s’évertue à créer un espace dans

lequel l’homme peut être libre pour un instant, en s’affranchissant des forces anonymes qui

dirigent à la fois sa vie et sa mort. Plutôt que de constituer des expérimentations drôles et

impertinentes, les jeux linguistiques de Chevillard se révèlent des mécanismes d’autodéfense

contre la pression constante exercée par la réalité. La littérature constitue pour Chevillard

donc à la fois un lieu de refuge, où l’homme peut se sentir à l’aise en se figurant d’être à l’abri

du destin, et un lieu de révolte, où l’homme peut ventiler son sentiment d’impuissance et de

mécontentement.

La raison la plus importante pour laquelle l’homme a besoin de se réfugier dans la littérature,

est qu’il veut éviter à tout prix d’être confronté avec sa propre mort. Tant qu’il se tient dans

un univers virtuel, malléable à sa guise, l’homme peut encore s’imaginer avoir prise sur son

existence. La mort se trouve alors réduite à une image littéraire et parfaitement saisissable, de

sorte que elle perd de son caractère effrayant. Mais dès que l’homme abandonne ce territoire

de sécurité apparente, il se trouve supprimé par le poids écrasant de la peur. C’est aussi cette

crainte qui explique pourquoi l’homme préfère de tenir l’animal à l’écart, en le regardant sans

28

Anne Roche, « Rêveur, rageur / The furious dreamer », in : Revue critique de fixxion française contemporaine,

n°1, décembre 2010, URL :

http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise contemporaine.org/francais/publications/no1/roche_fr.html. 29

Isabella Rabadi, « Palafox & Cie… : l’animal dans l’écriture romanesque d’Eric Chevillard », op.cit., p. 107.

Page 56: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

52

jamais le voir vraiment. Car, si l’homme réduit l’animal au statut d’un objet usuel sans

signifiance, trop banal pour y jeter un véritable regard sauf peut-être un coup d’œil hâtif, il

évite la confrontation avec la mortalité de l’animal, et par conséquent aussi avec sa propre

mortalité. Le moment où nous admettons l’animal dans notre champ de vision, et nous le

reconnaissons comme un être vivant, la réalité brute s’impose de nouveau à l’univers

imaginaire créé par l’homme. Cette idée se trouve aussi développée dans l’essai de Jean-

Claude Gens « L’effroi de l’animal » :

Considérer un vivant, ce serait d’abord percevoir cette inquiétante inquiétude qui le

transit, une inquiétude dont nous ne saurions évidemment être nous-mêmes exempts,

et que l’ensemble des formes de culture vise à calmer ou à sublimer. En d’autres

termes, ces formes manquent, si ce n’est esquivent, par les discours qui cherchent à

l’objectiver, l’effroi relatif à la possibilité de notre propre disparition30

.

Le thème de la mort et de l’impermanence de la vie est omniprésent chez Chevillard. Les

personnages se battent tous désespérément contre les lois de la nature, contre la fatalité, mais

ils ne réussissent pas à prendre en main leur vie. Incapable de supporter le sentiment de n’être

qu’un jouet du destin, ils se retirent dans un monde fictionnel. Ce n’est que lorsqu’ils

rencontrent le regard de l’animal, qu’ils se trouvent de nouveau contraint d’affronter

pleinement la finitude de leur être, et qu’ils sentent réapparaître cette profonde peur

existentielle. C’est ce qui arrive par exemple dans Du hérisson. A un certain moment de

l’histoire, le narrateur se met à évoquer les années de son enfance, pendant lesquelles il

s’effrayait de tout, au point de perdre la raison. En tant qu’enfant, il n’avait en effet pas

encore eu l’occasion de rationaliser cette peur, de sorte qu’elle s’imposait à lui de manière

vive et brutale. Peu à peu le narrateur s’est alors appris à maîtriser cette « angoisse de vivre et

mourir » (DH, 23), une tâche difficile dans laquelle il semble quand-même réussir, jusqu’au

moment où il se trouve confronté avec le hérisson :

Néanmoins j’avoue que cette fois, à ma grande surprise, j’ai peur. Je me croyais mieux

armé et plus maître de moi. Et je m’afflige d’être à la merci d’un incident aussi

ridicule. Mon enthousiasme révolutionnaire, les projets que j’ai conçus pour moi et

pour le monde, les transformations que je fomente, tout mon système personnel en

somme vacille pour si peu et mon entreprise capote parce qu’un hérisson naïf et

globuleux s’interpose […] (DH, 23)

L’apparition soudaine de l’animal sur son bureau ébranle brusquement les fondements sur

lesquels le narrateur avait construit son existence. Il se rend de nouveau compte de son propre

30

Jean-Claude Gens, « l’effroi de l’animal », op.cit., p. 15.

Page 57: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

53

insignifiance face aux forces universelles. Chevillard crée donc un univers littéraire dans

l’espoir de se distancier de la mort, mais en même temps il ne cesse pas d’en évoquer la

menace.

Il est déjà devenu clair que Chevillard s’approche de la philosophie existentialiste dans son

œuvre. Nous retrouvons en effet plusieurs fois l’image de l’homme angoissé, qui se trouve

seul dans un environnement menaçant, sans qu’il puisse compter sur le soutien d’une

puissance supérieur. Faute d’une instance dirigeante capable d’orienter le cours de sa vie, le

personnage chevillardien semble flotter ça et là, entièrement désemparé, dans un monde où les

certitudes n’existent pas. Puisqu’il ne parvient pas à se fixer un objectif clair qui pourrait

donner un sens à sa vie, il tombe en proie à un ennui constant :

Je vis comme une larve. J’attends qu’on m’écrase avec le talon ou que des ailes me

poussent. Les années passent sans moi. J’ai tout mon temps - et c’est une suite de

journées lentes et de nuits interminables, en effet. Je connais l’ennui depuis toujours.

Je l’ai connu quand il était tout petit. (DH, 67-68)

Après l’angoisse, nous tombons ici sur un autre mot-clé de l’existentialisme, à savoir l’ennui,

qui se révèle une intarissable source de souffrance pour les personnages. Les jours

s’enchaînent pour eux sans qu’il se produise de quoi remplir leur existence vide et sans but.

Afin de passer le temps, ils se mettent à décrire la vanité de la vie dans un livre, en redoublant

ainsi l’absurdité dont le monde se trouve imprégné. Le sentiment de vivre dans un univers

absurde n’est pas non plus étranger à Eric Chevillard lui-même, dont témoigne la citation

suivante, issue de l’entretien avec Olivier Bessard-Banquy : « Toute chose est absurde en tant

que telle puisqu'il suffirait d'un rien pour qu'elle soit autre. Nous sommes obligés de nous

entendre sur un sens commun, nous choisissons de vivre dans un monde d'impostures et de

chimères31

». Selon l’auteur, il est impossible pour l’homme de trouver une signification

stable et cohérente qui lui permet d’accéder au mystère du monde, la réalité étant

incompréhensible en essence. Désireux d’avoir quand-même une surface solide sur laquelle il

peut s’appuyer, l’homme a donc conceptualisé un modèle réduit et manipulable de la réalité,

qui le confère un sentiment de sécurité, mais l’écarte en même temps de la vraie vie. Dans le

monde humain, l’apparence s’est ainsi substituée à la réalité.

Concernant la thématique existentialiste dans l’œuvre de Chevillard, il importe aussi de mettre

en relief l’aliénation des personnages par rapport au monde qui les entoure. A aucun moment,

31

Eric Chevillard, « Écrire pour contre-attaquer », op.cit.

Page 58: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

54

ces figures ne semblent éprouver le besoin de s’aventurer en dehors du cocon sécurisé qu’ils

ont construit autour d’eux, ou d’entrer en contact avec le monde extérieur. Puisqu’ils se

méfient de tout ce qui ne fait pas partie de leur propre « moi », ils se voient contraints

d’affronter tout seul les questions existentielles qui les tourmentent. L’hostilité féroce de la

réalité les force à une solitude permanente. Il est devenu clair entretemps que malgré son

apparence frivole et joyeuse, l’œuvre chevillardien se fonde en essence sur une vision de la

vie et de l’homme assez pessimiste, qui trouve ses racines dans l’existentialisme. Sans vouloir

minimiser l’importance du jeu langagier dans les livres de Chevillard, nous désirons quand-

même insister sur l’existence de cette couche plus profonde, et plus noire aussi. L’auteur

s’efforce d’aborder le sérieux à travers le ludique.

A plusieurs reprises, Chevillard met en évidence la pesanteur du fardeau que chaque homme

est obligé de porter dans sa vie. Mais, au lieu d’accepter l’absurdité de l’existence, les

personnages chevillardiens semblent se trouver dans un état de révolte permanente. Remplis

d’une rage profonde envers les souffrances de l’humanité, ils se lancent dans l’écriture,

désireux de combattre de cette manière-là les déterminismes qui s’opposent à eux. Pour le dire

avec les mots du narrateur de Du hérisson : « Je conçois en effet la littérature tout à la fois

comme le lieu et l’arme de la revanche – et même de la vengeance pure et simple » (DH, 69).

L’œuvre de Chevillard semble par conséquent plutôt adhérer à la philosophie de Sartre, qu’à

celle de Camus, qui se base sur l’idée de la résignation complète. Dans le fameux l’Etre et le

Néant, Sartre invite l’homme en effet à aller à la recherche de sa propre identité unique, et à

résister le plus que possible aux forces qui veulent s’imposer à lui. Selon Sartre, l’homme est

libre de définir son propre « moi », en choisissant lui-même les circonstances qui le

détermineront. Les obstacles auxquels il se heurte fonctionnent alors comme les catalyseurs

mêmes de sa quête de liberté personnelle32

.

C’est en effet le désir de se procurer un espace de liberté, qui semble déclencher le processus

d’écriture des personnages chevillardiens, tout comme celui de l’auteur lui-même. Avides

d’échapper à la condition humaine, ils s’attaquent aux fondements de la littérature, en lâchant

la bride à leur imagination. Mais avant de pouvoir accomplir cet acte de révolte, ils ont

d’abord besoin de quelqu’un ou de quelque chose qui les retire de leur léthargie profonde. Et

c’est là que revient l’animal dans notre raisonnement. La rencontre avec l’animal fonctionne

pour les personnages comme une douche froide qui leur coupe le souffle, puisqu’elle met en

32

Jean-Paul Sartre, l’Etre et le Néant, Gallimard, Paris, 1943.

Page 59: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

55

pleine lumière la mortalité de l’humain et les conditions misérables dans lesquelles il vit. Il

s’agit d’une confrontation avec la réalité brute et effrayante qui fait naître des sentiments

primitifs et purs comme l’angoisse et la colère, en appelant en même temps à la résistance.

3.2 Les problèmes environnementaux

Dans le chapitre précédent, nous avons constaté que Chevillard fulmine à plusieurs reprises

contre la condition humaine qui le déprime. Dans ces cas là, il ne s’agit pas d’un accès de

fureur focalisé sur une problématique particulière, mais plutôt d’une colère générale portant

sur l’humanité dans son ensemble. Néanmoins, il est possible de retrouver dans les romans de

Chevillard plusieurs passages qui renvoient à des situations spécifiques, souvent actuelles, qui

semblent avoir particulièrement frappé l’auteur. Il s’agit de faits que l’auteur condamne

fortement, parce qu’ils vont à l’encontre de son sentiment de la justice. Chevillard réussit

cependant à ne jamais devenir moraliste, grâce au fonctionnement allégeant de l’ironie.

Le livre de Chevillard qui évoque sans doute le plus de « réalité » est Oreille Rouge.

Contrairement à Du hérisson qui est conçu par l’auteur comme un roman entièrement centré

sur lui-même, Chevillard se permet dans Oreille Rouge de jeter un regard attentif sur le

monde extérieur, voire d’exprimer une opinion là-dessus par le biais d’une ironie mordante.

Ce livre a été créé après un séjour de l’auteur au Mali, qui avait laissé apparemment une

impression profonde sur l’auteur. Cependant, l’objectif principal de l’auteur ne semble pas de

donner une représentation fidèle et détaillée de ses expériences au Mali, ni de trouver une

soupape de sûreté de ses émotions, mais de créer un texte littéraire capable de faire réfléchir le

lecteur. Il est clair que l’auteur part des situations et des émotions réelles, mais il fait entrer

ses éléments dans un univers fictionnel dont lui seul détermine les lois :

Même si je ne pouvais pas taire tout ce que je voyais, cette incroyable injustice,

l’indifférence scandaleuse de l’Occident, le sort des femmes africaines, difficile à

admettre, je n’ai pas cherché à me transformer en polémiste, n’ayant ni l’autorité ni

l’envie de le faire. J’ai voulu rester du côté de la littérature car c’est elle qui m’aide à

comprendre le monde33

.

Ce qui semble répugner Chevillard le plus au Mali, c’est l’influence grandissante de la

mentalité occidentale dans le pays. Il s’irrite à la fois de l’arrogance des sociétés occidentales

qui exportent leur culture à l’étranger, tout en supplantant les mœurs locales, et à l’avidité des

33

Eric Chevillard, « Cheviller au corps », op.cit.

Page 60: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

56

Maliens d’adopter cette culture supposée meilleure. Le Mali gémit sous les effets de la

globalisation, mais en même temps, il semble l’accueillir chaleureusement. Ainsi, le

capitalisme s’étend de plus en plus, en transformant le Mali en une société de consommation

où les produits de luxe occidentaux se vendent bien : « Voici encore un magnifique cadeau de

l’Occident à l’Afrique, se dit Oreille Rouge, et typique de notre domination, de notre

exemplarité, du triomphe de notre système à l’échelle planétaire : la fausse blonde » (OR,

140-141). Chevillard dénonce ici de manière ironique une pratique très populaire parmi les

femmes maliennes, qui consiste à décolorer la peau et les cheveux, dans le but de prendre

l’apparence des Européennes. Les couleurs vives et authentiques de l’Afrique se remplacent

ainsi progressivement par la pâleur et la fausseté de l’Occident, « où le moindre éclat est

étouffé dans le capiton, la grisaille et le déodorant » (OR, 141).

Outre la globalisation excessive, Chevillard aborde dans son œuvre encore une autre

problématique actuelle, à savoir la dégradation de l’environnement par l’intervention

humaine. L’auteur critique surtout l’arrogance de l’homme, qui s’approprie les sources

naturelles sans tenir compte de l’équilibre fragile de l’écosystème, et sans prendre sa

responsabilité à l’égard des autres êtres vivants. L’inquiétude de l’auteur vis-à-vis des

problèmes environnementaux devient particulièrement clair dans Sans l’orang-outan, dans

lequel Chevillard s’imagine l’état du monde après la mort du dernier orang-outan :

Des dysfonctionnements remarquables, la chaîne des relais est rompue, le seau

n’arrive plus à l’incendie, la fiancée attend sa bague, on cherche partout l’éponge et le

sel qui ne sont pas dans la cuisine et ne sont pourtant plus dans la mer. Nous allons

payer cher notre désinvolture, je prévois de profonds bouleversements (SO, 16).

La disparition du primate a mis en branle toute une série d’événements catastrophiques, tous

dus au déséquilibrement soudain de l’harmonie naturelle. L’orang-outan a laissé un trou béant

qui ne peut être comblé par n’importe quelle autre créature, même pas par le chimpanzé, car

lui, « il remplit déjà les fonctions de chimpanzé et il a bien assez à faire avec ça » (SO, 23).

Cette perte tragique s’explique par la « désinvolture » de l’humain qui, même après avoir reçu

des signaux alarmants, a continué de couper la forêt tropicale, jusqu’à le rendre invivable pour

les grands singes : « L’orang-outan vivait accroché aux branches. La déforestation a précipité

sa chute. On l’a abattu en plein vol ; on lui a coupé l’herbe sous le pied » (SO, 57).

Au cours des siècles, il s’est produit en effet un changement important en ce qui concerne le

rapport de l’humain à son environnement. L’homme préhistorique ressentait encore un

mélange de crainte et d’admiration envers la nature sauvage capable de lui donner la vie, mais

Page 61: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

57

aussi de la reprendre à un moment quelconque. Pleinement conscient de sa petitesse et de sa

fragilité, il adoptait donc une attitude humble vis-à-vis des forces naturelles dont dépendait

son existence, en les vénérant comme des dieux. Il faisait pleinement usage de ce qui la nature

lui offrait, tout en veillant cependant à donner quelque chose en échange, sous la forme d’un

sacrifice. Mais peu à peu, l’homme s’est appris à rationaliser l’univers, et à le réduire à une

échelle humaine et compréhensible. Privé de la peur qui le déprimait auparavant, l’homme

moderne a conçu des manières de se soustraire aux lois de la nature, pour se créer un monde à

sa guise, où l’incertitude n’existe plus. L’éternel jeu de donner et de prendre se trouve

remplacé par un système hiérarchique et unidirectionnel, dans lequel l’homme s’érige en

maître de l’univers, en le soumettant à sa volonté. Au lieu de compter sur l’aide des forces

supérieures, l’homme moderne joue le dieu lui-même, en modelant la nature jusqu’à ce

qu’elle prenne les formes et les dimensions qui lui plaisent le plus. Mais de cette manière, dit

Chevillard, l’homme s’engage sur un terrain brûlant.

Pendant la Préhistoire, les décisions prises par l’homme ne produisaient que des effets limités,

sensibles dans l’intimité de la communauté dans laquelle il vivait, mais certainement pas en

dehors. Mais au fur et à mesure que l’intelligence humaine s’accroissait, l’homme a obtenu le

pouvoir de se décider sur des questions qui concernent le futur du monde entier. Il a acquis la

capacité d’imposer sa volonté à la nature, au moins dans certains domaines, une faculté qui

entraîne de nombreuses possibilités, mais aussi une responsabilité lourde. Chevillard semble

se demander dans son œuvre si l’homme prend cette responsabilité au sérieux. Il critique le

fait que les humains continuent d’opérer de grands changements environnementaux, sans

considérer pleinement les conséquences. C’est une crainte qu’il exprime entre autres dans

l’entretien avec André Benhaïm :

[…] l'homme contemporain est au seuil d'une nouvelle évolution biologique radicale

dont il sera le maître d'œuvre cette fois, même s'il risque fort d'en devenir la dupe. La

métamorphose aura bien lieu. Nous sommes les australopithèques de la prochaine

Histoire34

.

Chevillard souligne que l’homme se trouve à un moment clé de son histoire. Jamais

auparavant il détenait le pouvoir d’intervenir dans l’harmonie du système naturel d’une

manière si drastique. Pensons par exemple à la nourriture chimiquement modifiée, aux

expérimentations avec les cellules souches, au clonage, ou à l’insémination artificielle. Mais,

34

Eric Chevillard, « Cheviller au corps », op.cit.

Page 62: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

58

quelque grande que soit l’intelligence humaine, l’homme ne sera jamais apte à apprécier

pleinement les risques de ses interventions, puisque la complexité de l’univers le surpasse de

loin. Il s’aventure donc dans un territoire inexploré.

Rappelons à ce sujet le dernier chapitre de Sans l’orang-outan, dans lequel le personnage

principal choisit de mener une dernière tentative désespérée de faire revenir les orang-outans,

à savoir une conception in vitro grâce aux ovocytes et aux spermatozoïdes congelés, suivie de

l’implantation de l’embryon dans un utérus humain. La réponse humaine à l’extinction de

l’orang-outan, due à l’ingérence excessive de l’homme dans l’écosystème, constitue donc une

intervention encore plus radicale dans la nature. La survie de l’orang-outan, l’incarnation par

excellence de la vie pure et primitive, dépend paradoxalement de la réussite d’une

expérimentation artificielle. Mais il est significatif que le lecteur n’apprend jamais le résultat

de l’épreuve ; le livre débouche sur une fin ouverte. L’avenir est en effet incertain : personne

ne peut prédire si l’homme sera capable de corriger les erreurs commises dans le passé, et de

rétablir l’équilibre naturel.

3.3 Les droits des animaux :

Dans Sans l’orang-outan, Chevillard condamne donc clairement l’attitude laxiste de l’homme

en ce qui concerne le maintien de la biodiversité. Néanmoins, l’auteur ne semble pas

seulement valoriser les animaux en tant que maillons essentiels dans le cycle naturel, mais

aussi en tant qu’êtres individuels qui méritent au moins un minimum de respect. Il ne les

présente pas comme les représentants anonymes de l’espèce à laquelle ils appartiennent, mais

plutôt comme des êtres individuels, capables d’éprouver des sentiments d’angoisse et de

douleur. C’est pourquoi la souffrance infligée aux animaux s’avère un thème récurrent dans

l’œuvre de Chevillard. Regardons à ce sujet un passage de Palafox dans lequel Chevillard

critique de manière ironique l’expérimentation animale :

Quelques gouttes d’acide provoquent un enchaînement de gags visuels irrésistibles, on

se croirait revenus à la grande époque du muet: la grenouille aspergée s’arrache de la

planchette de liège sur laquelle elle reposait, indolente, punaisée, décorative, bondit

comme si elle avait la fève ou le numéro gagnant ou la solution à tous les problèmes,

bouleverse le laboratoire, sautille incontrôlée au milieu des cornues, se livre sans y

croire à des expériences chimiques, alchimiques, obtient des précipités blancs, des

précipités noirs […] – son numéro s’achève lorsqu’elle implose, heureusement on en a

plein d’autres, toute une caisse. (P, 23-24)

Page 63: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

59

Pour les scientifiques, les grenouilles n’ont pas une valeur intrinsèque, mais elles ne comptent

que dans la mesure où elles peuvent contribuer à la réussite de l’expérience. La mort d’une

grenouille n’a aucune importance, puisqu’elle peut facilement être remplacée par une autre. A

l’aide de tels passages méchants, Chevillard veut attirer notre attention sur la cruauté

scientifique sur laquelle repose le progrès de la société humaine ; il veut nous obliger à

affronter pleinement la vérité atroce, dont nous soupçonnions peut-être l’existence, mais que

nous n’avons jamais osée regarder d’une manière attentive. L’homme a en effet tendance à

détourner le regard, dès qu’il rencontre quelque chose qui le dégoûte, mais qu’il estime

quand-même nécessaire afin de pouvoir continuer son mode de vie. Nous retrouvons d’autres

formes de souffrances animales dans Du hérisson, dont un passage frappant sur les produits

chimiques avec lesquels nous arrosons nos fruits et légumes, et qui se révèlent extrêmement

nuisibles aux petits animaux. La mort des hérissons intoxiqués se trouve décrite de façon

minutieuse : « […] la sclérotique de leur œil se trouble, se colore de mauve, leur piquants

tombent un à un, leur ventre gonfle, leur salive écumeuse se mélange à la fiente verte qui

s’écoule de leur intestin continûment et se jette dans l’océan […] » (DH, 123).

Nous pouvons suggérer maintenant une deuxième explication pour la peur déraisonnable

éprouvée par le narrateur de Du hérisson lors de l’apparition de le hérisson sur son bureau.

Non seulement la présence de l’animal contraint l’homme à considérer la fragilité de son être

et la fugacité de l’existence, comme nous l’avons discuté dans le chapitre précédent, mais elle

le confronte aussi avec la cruauté dont l’humanité se révèle capable. Lorsque le narrateur

regarde dans ce « miroir animal », les aspects les plus noirs de sa personnalité se trouvent tirés

au clair. La réalité horrible qu’il avait refoulée pendant des années, s’impose désormais à lui

de manière impitoyable. Ce double effroi de l’homme face à l’animal se trouve élaboré dans

l’essai de Jean-Claude Gens :

Sphinx ou Sphinge à un double regard, l’animal ne nous renvoie plus seulement, en

ses figures les plus quotidiennes, à l’énigme que nous sommes en tant que vivants

exposés à la mort, mais aussi, en ses défigurations contemporaines dont nous nous

sommes avérés capables, à l’énigme du destin de notre époque35

.

La vue de l’animal évoque des images atroces de batteries de ponte, d’abattoirs industrialisés,

et de porcheries débordantes dans lesquelles la mutilation des porcs est la règle plutôt que

l’exception36

. Même s’il est indéniable que l’animal est capable d’éprouver des sentiments

35

Jean-Claude Gens, « l’effroi de l’animal », op.cit., p. 15. 36

Sur la cruauté envers les animaux, voir par exemple Jonathan Safran Four, Eating Animals, Little, Brown and

Company, New York, 2009.

Page 64: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

60

comme la douleur ou l’anxiété, il se trouve souvent réduit au statut de fond disponible, qui

n’existe qu’afin de servir l’espèce humaine. Dans le monde occidental, les animaux ne

possèdent pas de droits individuels, sauf parfois les animaux de compagnie, et les animaux

menacés qui ne se trouvent alors pas protégés pour eux-mêmes, mais en tant que représentants

de l’espèce menacée de disparition37

.

La législation relative à l’animal ne s’avère donc pas conséquent du tout. Là où certains

animaux se trouve à l’abri de toute forme de violence physique en raison de leur rareté ou de

leur valeur émotionnelle, d’autres peuvent être maltraités librement sans que l’opinion

publique en fasse grand cas. En outre, l’attitude à l’égard des animaux varie énormément

d’une culture à une autre. L’exemple le plus connu est celui de la vache, qui est considérée

comme un animal religieux en Inde, mais comme un produit de consommation sans grande

valeur dans le monde occidental. Chaque culture ordonne l’ensemble des espèces selon une

classification dichotomique différente, séparant les « animaux-objets » des animaux respectés

en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Dans son œuvre, Chevillard se moque clairement de cette

distinction arbitraire entre les espèces, que l’homme ne semble avoir établie que dans le but

de justifier son style de vie. Dans le fragment suivant de Du hérisson par exemple, l’auteur

fulmine de manière ironique contre le caractère discriminant des écoducs en France, qui sont

conçus afin d’enrayer le déclin des populations d’amphibiens, mais qui ne s’avèrent pas assez

grands pour les petits mammifères, comme le hérisson :

Sans doute le comité de défense des batraciens est-il plus puissant, plus influent que

celui des petits mammifères, dispose-t-il d’appuis haut placés et de moyens de

pression inavouables sans doute ne recule-t-il pas devant la corruption. Le hérisson

naïf et globuleux nous est pourtant plus proche, son cœur possède quatre cavités, il

allaite ses petits durant cinq ou six semaines […] (DH, 104).

Chevillard souligne ici que les lois privilégiant l’une ou l’autre espèce ne reposent souvent

pas sur des critères objectifs, mais plutôt sur les préférences personnelles d’un certain groupe

d’humains. Mais l’homme, a-t-il au fond le droit de juger du sort d’un être vivant ? Et

comment la souffrance d’un certain animal peut-il être considéré comme moins grave que

celle d’un autre ? Ce sont les questions que l’auteur semble poser à ses lecteurs, néanmoins

sans jamais formuler une réponse définitive. Evidemment, Chevillard aborde ici une

problématique très complexe, qui ne se laisse pas résoudre facilement. Car, puisque l’animal

37

Sur le statut juridique des animaux, voir par exemple Grégoire Loiseau, « l’animal, bien meuble par nature,

ou le reflet de tout ce qui le sépare de l’être humain », in: Jean-Claude Nouët et Georges Chapouthier,

Humanité, animalité: quelles frontières?, connaissances et savoirs, Paris, 2006.

Page 65: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

61

n’est pas seulement un être vivant, mais aussi un objet de commerce, l’extension des droits

des animaux entraînerait de nombreux problèmes pratiques presque insurmontables. En outre,

l’homme serait obligé alors de décider quelles espèces méritent de bénéficier d’une telle

extension. Faut-il élargir le cercle moral jusqu’aux insectes ? Jusqu’aux microbes ? Où tracer

la ligne ?

Malgré toutes les objections pratiques, il y a plusieurs philosophes occidentaux modernes qui

sont convaincus que ce n’est qu’au regard de notre comportement envers l’animal, que nous

saurons qui nous sommes. Claude Lévy-Strauss par exemple, établit dans Anthropologie

structurale un lien directe entre la séparation de l’humain et de l’animal d’une part, et

l’avènement du colonialisme et du fascisme d’autre part38

. Dans les deux cas, il s’agit de

systèmes hiérarchiques établis par une collectivité d’humains, qui cherchent à donner une

base légitime à l’oppression des groupes supposés inférieurs. En niant la valeur intrinsèque

des animaux, ou de certains groupes religieux ou ethniques, l’homme tente de se débarrasser

de sa responsabilité envers eux. Néanmoins, L’humain a toujours essayé de se discerner des

autres espèces au motif qu’il est le seul à posséder une conscience morale grâce à laquelle il

peut distinguer le bien du mal. Dès qu’il commet donc un acte immoral, que ce soit à l’égard

de ses semblables ou à l’égard des animaux, il nie sa propre identité profonde. C’est ce qui

affirme Lévy-Strauss, en insistant sur le fait que les atrocités infligées aux hommes ne

peuvent être désolidarisées de celles infligées aux animaux.

C’est une vision à laquelle adhèrent de plus en plus d’intellectuels occidentaux, parmi

lesquels se trouve, à ce qu’il semble, aussi Chevillard. S’il ne se mêle pas explicitement dans

le débat sur les droits d’animaux, il s’efforce quand-même de changer le regard que nous

portons sur les créatures non-humaines, en mettant en évidence leurs douleurs et leurs

émotions. Mais puisque Chevillard veut à tout prix éviter de devenir moraliste, il présente les

scènes sur la souffrance animale toujours de manière distanciée, souvent à l’aide de l’ironie,

en laissant le jugement définitif aux lecteurs. Cependant, il se trouve un seul passage dans Du

hérisson dans lequel l’auteur semble exprimer son opinion d’une manière assez explicite à

travers les mots du personnage principal :

Mais je souhaite pour lui une mort douce et sans danger et je puis jurer que si venait à

pénétrer dans mon bureau, ce qu’à Dieu ne plaise, au volant de sa voiture un Anglais

cruel, résolu à écraser mon hérisson naïf et globuleux, je m’interposerai. Je le jure. Je

38

Claude Lévy-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences humaines », in: Anthropologie

structurale II, Plon, Paris, 1973, p. 53.

Page 66: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

62

reconnais aux animaux le droit d’être là, dans mon bureau peut-être pas, sur cette

Terre avec les hommes en tout cas. Ceci devait être dit.

Selon le narrateur, l’homme doit cesser de revendiquer la terre comme sa propriété,

puisqu’elle appartient à toutes les créatures qui la peuplent. L’intelligence de l’homme ne lui

donne pas le droit de supprimer les autres espèces. Afin de pouvoir regarder l’animal dans les

yeux sans être écrasé par un sentiment de culpabilité et de dégoût, les humains doivent

changer leur attitude par rapport à lui, en respectant sa valeur individuelle en tant qu’être

vivant.

Page 67: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

63

Conclusion

Dans ce mémoire, nous avons pu constater que l’œuvre de Chevillard véhicule une rage

profonde, qui semble avoir une double raison. D’abord et avant tout, elle se tourne vers les

forces universelles qui dirigent l’existence, et qui refusent à l’humain une liberté absolue.

L’homme se trouve en effet prisonnier du cycle perpétuel de la nature, dans lequel la

naissance, la croissance et la mort se succèdent éternellement, sans que la raison humaine

puisse y résister. Quoiqu’il s’efforce de dépasser sa condition humaine, l’homme ne sera

jamais à même de prendre en mains son existence. Car, tout comme les autres espèces qui

peuplent notre terre, l’humain s’inscrit dans une totalité qui le transcende. C’est au moins ce

que Chevillard semble vouloir démontrer dans son œuvre, tout en insistant sur la physicalité

de l’homme qui marque son appartenance à la nature, à un système impérieux et contraignant.

L’auteur se distancie donc clairement de la théorie rationaliste qui établit une distinction claire

entre l’humanité éclairée et rationnelle et l’animalité impulsive, soumise aux limitations du

corps.

Puisque l’homme ne peut pas supporter le sentiment de n’avoir aucune prise sur sa vie, il se

construit à l’aide de sa raison un espace fictionnel, bien structuré, dans lequel la complexité

du réel se trouve réduite à des proportions humaines. Afin de supprimer ses craintes, il

présente comme une vérité incontestable ce qui ne constitue au fond qu’une sélection limitée

issue d’une totalité impossible à saisir. Des réalités comme la mort et la fragilité de l’homme

deviennent en effet beaucoup moins effrayantes lorsqu’elles trouvent une place dans un

système cohérent et compréhensible, contrôlé par la raison humaine. La rationalisation de

l’univers empêche donc que l’homme se trouve paralysé de peur, mais en même temps, elle

l’écarte de sa vraie nature. Bien que Chevillard fasse preuve d’une certaine compréhension

envers le désir humain de garder le contrôle de sa vie, il met surtout l’accent sur la vanité

d’une telle tentative. C’est pourquoi il s’efforce dans son œuvre de démanteler le monde

d’apparences et de chimères créé par l’humain, tout en invitant ses lecteurs à ne plus reculer

devant l’angoisse existentielle, mais à l’admettre pleinement dans leur vie. Car, si l’homme

reconnaît la fragilité de l’existence, il peut la retourner en énergie nouvelle.

Chevillard montre dans son œuvre que l’animal, en tant que représentant de la vie pure et

inaltérée, s’avère le seul capable de confronter l’humain avec la précarité de sa situation, et de

l’appeler ainsi à la révolte. En présence de l’animal, l’homme se voit privé du voile protecteur

Page 68: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

64

qu’il avait posé entre la réalité rugueuse et lui-même, de sorte qu’il se trouve obligé de faire

face à son destin. Chevillard s’efforce de transformer l’angoisse suscitée par cette

confrontation en une colère productive, qui met en branle le processus de création littéraire.

Car, pour Chevillard, la littérature se révèle le seul lieu où l’homme peut jouir d’une certaine

liberté de mouvement, où il peut combattre les forces qui le déterminent. Si l’homme utilise la

créativité dont il est doué non pas comme une manière de se conformer à l’ordre de choses,

mais comme une méthode de prendre de la distance par rapport à la réalité telle qu’elle est, il

peut s’affranchir, au moins temporairement, du poids accablant de la condition humaine.

Chevillard présente l’homme donc comme un être libre dans la mesure où il peut se construire

une existence unique à partir des limites qui lui sont assignées. Si l’humain se trouve

impuissant devant les forces naturelles, il est bien capable de s’insurger contre les

déterminismes humains qui s’imposent à lui. Grâce à son imagination, il a l’occasion de

remettre en question ce qui semble à première vue évident, à condition cependant qu’il ne se

moule pas dans les cadres préétablis, mais qu’il ose élargir son horizon. C’est ce raisonnement

qui nous amène à la deuxième raison pour laquelle l’œuvre de Chevillard se trouve imprégné

de rage. Il est clair que l’auteur fulmine non seulement contre les forces immuables et

anonymes de l’univers, mais aussi contre les humains eux-mêmes, au moins contre ceux qui

choisissent de mener une existence conforme aux idées préconçues, sans jamais reconsidérer

les valeurs et les points de vue qui leur sont transmis. Car, l’humain n’est pas contraint

d’accepter la société humaine telle qu’elle se présente à lui ; sa connaissance énorme lui

permet au contraire d’opérer de grands changements dans le monde. Mais si l’homme choisit

la voie de la facilité, en se laissant emporter par le cours des choses, il se soustrait en quelque

sorte à la responsabilité qui s’impose à lui en tant qu’être conscient.

Chevillard souligne que la responsabilité qui pèse sur les épaules de l’homme s’accroît au fur

et à mesure que sa puissance augmente. C’est pourquoi, d’après lui, les humains se trouvent

de nos jours à un point crucial de leur histoire. Car, à cause de la croissance rapide de la

population mondiale, et le développement de nouvelles techniques scientifiques, l’homme se

révèle aujourd’hui plus que jamais capable d’intervenir de manière radicale dans les processus

naturels, à la fois au niveau macro (p.ex. l’abattage des forêts tropicales) et au niveau micro

(p. ex. la modification génétique de l’ADN). L’avenir du monde ne dépend plus seulement

des caprices des forces naturelles, mais il repose en grande partie sur les décisions prises par

les humains. Néanmoins l’homme ne semble pas prendre pleinement conscience de la portée

de ses actions, puisqu’il continue son ingérence dans la nature à un rythme de plus en plus

Page 69: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

65

accéléré, sans s’attarder suffisamment sur les conséquences possibles. Dans son œuvre,

Chevillard ne condamne en effet pas forcément le progrès en soi, mais plutôt la manière

irréfléchie dont l’homme gère les problèmes qui en découlent. C’est pourquoi l’auteur invite

ses lecteurs à ralentir de temps en temps, à reprendre haleine, pour regarder attentivement la

route que l’homme est en train de prendre. Il insiste sur le fait que l’homme possède toujours

une liberté de choix, et que rien ne l’oblige par conséquent à suivre jusqu’au bout la voie

empruntée.

En outre, Chevillard contraint son lecteur à se poser la question de savoir s’il veut bien vivre

dans un monde dans lequel la nature doit céder la place à l’artificiel. Car, si tout ce qui est

pure et sauvage disparaît, il ne restera plus rien pour faire contrepoids à la rationalité humaine.

L’homme sera alors obligé de continuer éternellement le développement qu’il a mis en

mouvement, sans jamais pouvoir retourner à la source, à l’essence de la vie. Si Chevillard met

sur scène une multitude d’animaux dans son œuvre, c’est sans doute surtout parce qu’ils

représentent cette vie primitive et simple qui se trouve en voie de disparition. Pour Chevillard,

l’animal incarne en effet la stabilité et l’équilibre parfait ; il constitue un point d’appui grâce

auquel l’homme peut se maintenir dans une société en mutation rapide. Le mystère

insaisissable de l’animal contrebalance la logique rigide de l’humain, en le ramenant à son

origine, à sa vraie nature. Néanmoins, l’homme s’efforce de prendre prise sur ce mystère

animal qui échappe à sa compréhension, tout en l’inscrivant dans les schèmes préétablis de la

société humaine. Ainsi, il perd de vue l’altérité enrichissante de l’animal.

Dans son œuvre, Chevillard insiste plusieurs fois sur le fait que l’homme est le seul être

vivant capable de reconsidérer ses points de vue, et de relativiser ses mœurs et ses habitudes.

Le narrateur de Préhistoire affirme que l’homme est « doué de la double faculté de raisonner

et de rire, la seconde pour contrer la première » (PR, 91). Mais puisque les hommes ne se

servent pas assez de cette capacité unique d’après lui, mais s’en tiennent à des schémas de

pensée rigides, le narrateur défend la thèse qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine

véritable, mais à une espèce simienne qui dans un passé lointain a pris sa place. Ainsi,

Chevillard souligne ironiquement que si l’humain refuse de se mettre en question lui-même, il

renie en quelque sorte son identité profonde. C’est pourquoi il encourage ses lecteurs à

reconsidérer le mode de vie humain, qui semble viser à un contrôle total, à une élimination de

toute incertitude et de tout mystère. Il nous invite à admettre l’altérité insaisissable de l’animal

Page 70: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

66

dans notre vie, en la représentant non pas comme une menace, mais comme un repère

nécessaire, comme « un point fixe dans un paysage mouvant » 39

.

39

Eric Chevillard, « Questions de Préhistoire », op.cit.

Page 71: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

67

Bibliographie

Œuvres primaires :

Chevillard, Eric, Du hérisson, Les Editions de Minuit, Paris, 2002.

Chevillard, Eric, Oreille Rouge, Les Editions de Minuit, Paris, 2007.

Chevillard, Eric, Palafox, Les Editions de Minuit, Paris, 2003.

Chevillard, Eric, Préhistoire, Les Editions de Minuit, Paris, 1994.

Chevillard, Eric, Sans l’orang-outan, Les Editions de Minuit, Paris, 2007.

Œuvres secondaires :

Allemand, Roger-Michel, « Éric Chevillard : Choir « sans intention » — mais vers le haut»,

in : @nalyses [En ligne], Propos d'écrivains, Éric Chevillard, URL: http://www.revue-

analyses.org/index.php?id=1537.

Audet, René, « Et si la littérature… ? », in : Roman 20-50, Revue d’étude du roman du XXe

siècle, n°46, décembre 2008.

Benhaïm, André, « Questions de Préhistoire » in : Ecrivains de la Préhistoire, presses

universitaires du Mirail, Toulouse, 2004, URL : http://www.eric-

chevillard.net/e_questionsdeprehistoire.php.

Bessard-Banquy, Olivier, « Écrire pour contre-attaquer » in : Europe, n° 868-869, août-

septembre 2001, URL : http://www.eric-chevillard.net/e_ecrirepourcontreattaquer.php.

Bessard-Banquy, Olivier, « La rhétorique du loufoque », in : Jean-Pierre Mourey et Jean-

Bernard Vray (dir.), Figures du loufoque à la fin du XX° siècle – Arts et littérature,

Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2003.

Bessard-Banquy, Olivier, Le roman ludique, Presses universitaires de Septentrion, Villeneuve

d’Ascq Cedex, 2003.

Page 72: « Un point fixe dans un paysage mouvantlib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/786/729/RUG01-001786729... · 2012. 3. 14. · mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux,

68

Descartes, René, Discours de la Méthode, édition publiée sous la direction de Pierre Jacerme,

Agora, Paris, 1990.

Desblache, Lucile, Bestiaire du roman contemporain d’expression française, Presses

universitaires Blaise Pascal, Clermont Ferrand, 2002.

Desblache, Lucile, Ecrire l’animal aujourd’hui, Presses universitaires Blaise Pascal,

Clermont Ferrand, 2006.

Favre, Emmanuel, « Cheviller au corps » in : Le matricule des anges, n°61, mars 2005, URL :

http://www.eric-chevillard.net/e_chevilleraucorps.php.

Four, Jonathan Safran, Eating Animals, Little, Brown and Company, New York, 2009.

Larnaudie, Mathieu, « Des Crabes, des anges et des monstres » in : Devenirs du roman,

Editions Inculte, Paris, 2007, URL : http://www.eric-chevillard.net/e_descrabesdesanges.php.

Lévy-Strauss, Claude, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences humaines », in:

Anthropologie structurale II, Plon, Paris, 1973.

Nouët, Jean-Claude, et Georges Chapouthier, Humanité, animalité: quelles frontières?,

connaissances et savoirs, Paris, 2006.

Poirier, Jacques, L’animal littéraire, des animaux et des mots, Editions universitaires de

Dijon, 2010.

Roche, Anne, « Rêveur, rageur / The furious dreamer », in : Revue critique de fixxion

française contemporaine, n°1, décembre 2010, URL : http://www.revue-critique-de-fixxion-

francaise contemporaine.org/francais/publications/no1/roche_fr.html.

Sartre, Jean-Paul, l’Etre et le Néant, Gallimard, Paris, 1943.