« un point fixe dans un paysage...
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« Un point fixe dans un paysage mouvant »
L’animal dans l’œuvre d’Eric Chevillard
Mémoire de maîtrise
Par : Lieselot Steyaert
Master Taal- en Letterkunde: néerlandais - français
Promoteur: Pr. Dr. Pierre Schoentjes
2010-2011
ii
Remerciements :
En préambule à ce mémoire, je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidée et
encouragée tout au long de la réalisation de ce travail.
Tout d’abord, je tiens à adresser un mot de reconnaissance particulier à mon
promoteur, Pierre Schoentjes. Sans lui, cette étude n’aurait jamais vu le jour.
Puis, j’adresse aussi mes plus sincères remerciement aux professeurs et aux
enseignants de l’université de Gand pour m’avoir formée en littérature et en
linguistique.
Finalement, je tiens à remercier chaleureusement tous mes proches et amis, de leurs
encouragements et de leur support.
iii
Abréviations utilisées :
P: Palafox
PR: Préhistoire
DH: Du hérisson
OR: Oreille Rouge
SO: Sans l’orang-outan
iv
Inhoudsopgave
Introduction : ...........................................................................................................................................1
Première partie : l’animal et l’homme, une frontière ?................................................................... 4
1 L’altérité insaisissable de l’animal .....................................................................................................5
1.1. La solidité de l’animal versus l’inconstance humaine ...............................................................5
1.2 Une quête d’authenticité ...........................................................................................................8
1.3 La fascination et la peur .......................................................................................................... 12
2 Le regard de l’animal ...................................................................................................................... 15
2.1 L’animal miroir ........................................................................................................................ 15
2.2 Un regard révélateur ............................................................................................................... 18
2.3 La myopie de l’animal.............................................................................................................. 22
3 L’effacement d’une frontière ......................................................................................................... 25
3.1 La nature et la culture ............................................................................................................. 25
3.2 Une hiérarchie à rebours ......................................................................................................... 29
3.3 La corporalité de l’homme ...................................................................................................... 33
Deuxième partie : La réalité versus la littérature ......................................................................... 37
1 La réalité insaisissable .................................................................................................................... 38
2 Le combat contre le cliché ............................................................................................................. 42
2.1 Les jeux de langue ................................................................................................................... 42
2.2 L’intertextualité, un jeu à différents niveaux .......................................................................... 46
3 Un engagement littéraire ? ............................................................................................................ 50
3.1 La révolte contre la condition humaine .................................................................................. 50
3.2 Les problèmes environnementaux .......................................................................................... 55
3.3 Les droits des animaux : .......................................................................................................... 58
Conclusion ............................................................................................................................................. 63
Bibliographie ......................................................................................................................................... 67
1
Introduction :
Depuis le début de son existence déjà, l’homme a été confronté avec la présence énigmatique
de l’animal, qui se manifestait tout au long de l’histoire comme son compagnon de route
fidèle. Mais, vu l’inaptitude de l’animal à mettre en mots ses perceptions, à transmettre sa
conception de la réalité, l’homme n’a jamais été à même de percer le mystère qui l’entourait.
Facilement approchable à première vue, le monde animal se révèle en même temps
complètement hors d’atteinte. Il s’agit d’un univers à part, d’un espace clos et impénétrable,
dont l’homme ne peut que contempler la partie extérieure, matérielle. L’animal remplit donc
un double rôle dans le théâtre de la société humaine. D’une part il s’avère un figurant plutôt
insignifiant, qui se fond dans l’arrière-plan au lieu d’attirer l’attention sur lui-même, un être
silencieux dont la présence ne nous frappe pas, mais dont l’absence soudaine serait remarquée
immédiatement. D’autre part, pour ceux qui s’efforcent de le regarder de manière plus
attentive, il apparaît que l’animal joue encore un autre rôle, à savoir celui de l’antagoniste de
l’humain, de « l’autre » fascinant et insaisissable, porteur d’un mystère inaccessible aux
hommes. La conception humaine de l’animal diffère donc en fonction du regard que l’homme
porte sur lui, variant de nonchalant et désintéressé au attentif et intrigué.
La fascination humaine pour l’univers animal s’explique aussi par le mode de vie de l’animal
qui semble s’opposer diamétralement à celui de l’homme. Là où les humains s’efforcent de
prendre de la distance par rapport à la nature dont ils sont issus, dans le vain espoir de prendre
prise sur leur existence, les animaux se conforment à leur destin tel qu’il s’impose à eux, en
menant une vie calme au rythme des saisons. Et tandis que l’homme éprouve un besoin
constant de relever des défis nouveaux, afin de créer une société de plus en plus sophistiquée,
l’animal maintient au contraire ses habitudes d’origine, en faisant confiance à son instinct, et
en participant paisiblement au cycle éternel de la dégradation et de la régénération. C’est
pourquoi les animaux rappellent à l’homme comment la vie est en essence, ils le retirent de
son univers artificiel pour le confronter de nouveau avec la réalité concrète, avec le monde
complexe et mystérieux, inconnaissable même pour l’humain.
La présence animale contraint les hommes donc à reconnaître leur propre impuissance face
aux forces universelles, en mettant en évidence leur finitude. Ce n’est en effet qu’en
contemplant les autres créatures qui peuplent notre terre, que l’homme peut prendre
conscience de sa propre vulnérabilité. Mais en raison de l’association de l’animal avec la
2
mort, avec l’impermanence de l’existence, l’homme a souvent eu tendance à écarter l’animal
de son champ de vue. Au lieu d’assumer la corporalité qui fait partie intégrante de l’humanité,
les intellectuels occidentaux ont longtemps préféré s’imaginer eux-mêmes comme des esprits
éclairés, capables de s’élever au-dessus des limitations terrestres. Cette négation de la
physicalité humaine, de la partie « animale » de l’homme, a vu le jour dans le Siècle des
Lumières, une époque dans laquelle les rationalistes incitaient l’humain à se soustraire le plus
possible à l’influence pernicieuse du corps, afin de pouvoir purifier l’esprit. L’animal était
alors présenté comme l’incarnation de la vie terrestre et misérable, comme une machine sans
âme dont l’homme pouvait disposer à sa guise.
La tendance rationaliste à rabaisser les animaux dans le but de mieux pouvoir glorifier la
raison humaine s’est propagée dans tout l’Occident à tel point qu’elle laisse encore des traces
claires de nos jours. Nous pouvons même dire que la chosification de l’animal n’a jamais été
si intensive que dans la société de consommation dans laquelle nous vivons aujourd’hui. La
plupart des animaux se trouvent en effet dégradés en chaînons insignifiants dans le processus
de production, sans que l’humain se préoccupe jamais de leur bien-être. Mais il ne s’agit pas
seulement de l’animal. A aucun autre moment de l’histoire, l’homme n’a intervenu de
manière si drastique dans le cours naturel des choses, en soumettant le reste de l’univers à sa
volonté. Puisque l’humain se croit apte à dominer sur le monde entier, il a tendance à
considérer les autres êtres vivants comme des objets disponibles, qu’il peut utiliser afin de
réaliser ses projets. Du point de vue humain, l’animal se révèle un être avec une certaine
valeur utilitaire, mais cependant facilement remplaçable. Si la présence de l’animal suscitait
souvent des sentiments de crainte ou de fascination dans les temps anciens, elle ne semble
inspirer que de l’indifférence à l’homme moderne.
Cependant, l’attitude hautaine de l’humain à l’égard des autres créatures a mis en branle un
mouvement contraire, qui résiste à la chosification des animaux, et plus en général à la
domination absolue de l’humain sur la terre. Il s’agit d’un courant philosophique et littéraire
qui désire confronter l’homme de nouveau avec ses origines, avec son appartenance à une
totalité qui le surpasse. Au lieu de voir l’animal comme un produit de consommation sans
signifiance, ces auteurs le représentent comme un guide, un mentor capable d’enseigner plus
de modestie à l’homme mégalomane, et de le remettre en contact avec la nature. L’attitude
changeante par rapport aux animaux découle aussi de l’inquiétude croissante à l’égard des
problèmes environnementaux, qui se révèlent dus à l’ingérence humaine nuisible dans la
3
nature. Apparemment, l’humain n’est donc pas à même d’assumer la tâche de maître de
l’univers qu’il s’est assignée lui-même.
Dans ce mémoire, nous nous penchons sur l’œuvre d’Eric Chevillard, un auteur français qui
accorde une place centrale aux animaux dans ses livres. A partir de citations issues de cinq de
ses romans, à savoir Du hérisson, Oreille Rouge, Palafox, Préhistoire et Sans l’orang-outan,
nous étudions la manière dont l’auteur représente les animaux et leur relation à l’humain.
Dans une première partie, nous nous intéressons à la frontière entre l’homme et l’animal. Car,
maintenant que l’idée rationaliste d’une séparation rigide doit progressivement céder du
terrain au profit d’une vision plus nuancée, au moins dans la littérature occidentale, il est
intéressant de savoir comment Chevillard traite l’héritage du rationalisme dans son œuvre.
Remarque-t-il des différences fondamentales entre l’humain et le non-humain ? Et si oui,
mènent ces différences chez Chevillard à l’établissement d’une hiérarchie stricte ? Dans une
deuxième partie, nous analysons le rapport qu’entretiennent les livres de Chevillard avec la
réalité. Tout en prenant l’animal comme l’élément central de notre discours, nous essayons de
déterminer si le roman chevillardien se veut surtout une création esthétique repliée sur elle-
même ou bien une œuvre engagée offrant une vue sur le monde réel.
4
Première partie
l’animal et l’homme : une frontière ?
5
1 L’altérité insaisissable de l’animal
1.1. La solidité de l’animal versus l’inconstance humaine
Dans l’œuvre de Chevillard, l’animal est représenté comme un repère pour l’homme, comme
un point immuable dans la société humaine en constant développement. Ce n’est qu’en
regardant l’animal, que l’homme est ramené à lui-même et qu’il peut retrouver son équilibre.
Car, contrairement aux animaux qui vivent au jour le jour, paisiblement, les hommes
participent à une évolution incessante et de plus en plus rapide, en courant après eux-mêmes
sans jamais se rejoindre. Ils s’adaptent infiniment, de sorte qu’ils ne possèdent plus une
identité stable. Pris par le vertige à cause de ces changements rapides, l’homme recherche
désespérément un point d’appui : il le trouve chez l’animal, un être toujours fidèle à lui-
même. C’est ce qui affirme Eric Chevillard dans un entretien avec Emmanuel Favre :
Les animaux ne sont pas des êtres de culture. Ils ignorent le progrès et les grandes
mutations. Ce sont donc les seuls témoins de la vie telle qu’elle a toujours été, de la
vie dans sa plus simple expression. L’homme en évoluant ne cesse de se perdre de
vue, tandis que la vache dans son pré a connu nos ancêtres les plus lointains. Du coup
on a l’impression d’une sorte d’ironie animale qui regarde l’homme s’activer alors
qu’il est si simple de se contenter d’être1.
Tandis que l’homme se fixe toujours de nouveaux objectifs, dans le but de dépasser ses
limites, de s’élever au-dessus de lui-même, l’animal se borne à exécuter le programme de son
espèce. En se vouant complètement à cette tâche simple, mais dure, qui est de survivre, il
réduit la vie à son essence.
Chevillard manifeste un grand respect vis-à-vis de cette attitude assurée et paisible des
animaux, qui ne semblent connaître aucun moment de doute ou de désespoir. Il montre que la
perfectibilité de l’homme, souvent avancée par celui-ci comme la preuve de son unicité et
même de sa supériorité par rapport aux autres espèces, peut se révéler aussi sa faiblesse
principale. L’intelligence qui permet à l’homme de se développer, de s’améliorer, le rend
aussi incertain et donc vulnérable. Cependant, le but de l’auteur ne semble pas de repousser
la modernité, ni de placer l’existence harmonieuse et pure de l’animal au-dessus de la culture
1 Eric Chevillard, « Cheviller au corps », entretien avec Emmanuel Favre, in : Le matricule des anges, n°61, mars
mars 2005, URL : http://www.eric-chevillard.net/e_chevilleraucorps.php.
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humaine, mais plutôt de présenter l’animal comme un compagnon de route indispensable,
auquel l’homme « peut toujours se référer […] pour savoir en quoi consiste d'abord la vie. ».2
L’opposition entre l’assurance calme et inébranlable de l’animal d’une part, et l’inconstance
humaine d’autre part, s’exprime le plus clairement dans Préhistoire, un livre sur les
occupations d’un ex-archéologue, nommé guide et gardien de la grotte préhistorique de Pales.
Le guide qui se présente aussi comme le narrateur de l’histoire, nous amène à faire le tour de
la grotte, en nous renseignant mille choses sur les formes et les techniques de la peinture
rupestre à l’aide de digressions multiples. Ce qui fait la singularité de notre guide, c’est qu’il
ne se limite pas à des informations objectives, scientifiquement fondées, mais qu’il essaie de
se mettre dans la peau des hommes préhistoriques. Il s’imagine la détresse qu’ont dû sentir
ces premiers humains qui se trouvaient confrontés avec un univers menaçant et
incompréhensible, sans pouvoir compter sur un instinct animal solide pour les guider. C’est
pourquoi l’homme préhistorique aurait eu recours à différentes stratégies protectrices qui, si
elles ne lui permettaient pas de prendre prise sur sa propre existence, lui en donnaient au
moins l’impression:
Peut-être justement les premiers rites de chasse célébrés dans ces grottes furent-ils
suscités […] par la nécessité plus ou moins consciente de rythmer cette existence mal
engagée, déréglée, sans appuis ni repères dans le temps, confrontée à la paisible
assurance des animaux qui n’avaient qu’à se laisser vivre pour accomplir leur destin.
Le temps filait sans donner prise aux hommes. Il fallut instituer ces rites pour le
maîtriser un peu mieux et s’y retrouver, pour prendre pied enfin dans un monde
terriblement organisé, gouverné par les seules lois de la nature et où l’intelligence
n’était en somme que la caractéristique trop voyante des proies faciles. (PR, 69)
Là où l’animal mène une vie harmonieuse au rythme des saisons, ayant intériorisé le temps
cyclique de la nature, l’homme se trouve obligé d’introduire lui-même des repères, afin
d’organiser de manière artificielle son existence chaotique. Grâce aux rites magiques,
l’homme est capable d’intégrer sa vie dans un tout qui le surpasse, et de faire de nouveau
partie de la communauté des êtres vivants dont il s’était lentement dégagé au fur et à mesure
que son intelligence grandissait. Il retrouve donc une certaine stabilité, au moins en
apparence. Car, même s’il s’efforce de trouver sa place parmi les autres espèces, l’homme
reste toujours un cas à part, un vagabond n’étant à l’aise nulle part.
2 Eric Chevillard, « Questions de Préhistoire », entretien avec André Benhaïm, in : Ecrivains de la préhistoire,
presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2004,
URL : http://www.eric-chevillard.net/e_questionsdeprehistoire.php.
7
Outre les rites de chasse, le guide-gardien insiste aussi sur une autre stratégie importante par
laquelle l’homme préhistorique tente de se maintenir dans le monde hostile, à savoir l’art.
Car, l’art permet à l’homme de réduire le monde confus et hétérogène à des dimensions plus
petites, et donc moins effrayantes. En créant une œuvre d’art, l’individu humain peut
s’approprier la réalité et la composer à sa guise, jusqu’à ce qu’elle devienne une totalité
cohérente et compréhensible. Entre les mains de l’artiste, il se construit donc un univers
nouveau, un monde harmonieux et équilibré, dans lequel l’homme peut facilement trouver sa
place. Ou pour le dire avec les mots de l’auteur : « La main qui sait représenter le monde tient
le monde3 ». C’est de cette façon-ci, que le guide-gardien de Préhistoire explique l’origine
des peintures animalières déformées dans la grotte préhistorique. En représentant les animaux
redoutés de façon ridicule, en supprimant par exemple des parties de corps essentielles,
l’homme apaise ses peurs envers ces êtres puissants : « Le bison écorné sera moins dangereux
pour le chasseur, le cheval sans sabots ne lui échappera pas, le fauve sans mâchoires ne le
mettra pas en pièces » (PR, 85). Dans le monde artificiel conçu par l’artiste, l’homme n’a plus
rien à craindre.
Ce raisonnement explique aussi l’apparition des figures anthropomorphes avec des
caractéristiques animales dans la grotte. Car, puisque le peintre préhistorique ne désire pas
être confronté avec sa propre fragilité humaine, il pourvoit ses peintures d’attributs
protecteurs, comme des plumes ou des fourrures, dans l’espoir de transmettre ainsi un peu de
la force et de l’assurance des animaux aux humains.
[…] pour se sentir appartenir au monde malgré tout, pour se fondre parmi les autres
créatures et se faire accepter d’elles, pour s’intégrer discrètement, sans scandale, ni vus
ni connus en somme, les autres personnages humains représentés sont tous affublés de
masques d’animaux, becs et cornes, ou plumets, et cette ruse maladroite qui témoigne
de leur bonne volonté trahit surtout leur désarroi. (PR, 118)
Paradoxalement, l’homme se sert ici d’une propriété typique de l’humain, c’est-à-dire la
créativité, le pouvoir de représenter la réalité différente de ce qu’elle est, dans le but de
camoufler son humanité. Au fond, c’est exactement à cause de cette inventivité humaine que
l’homme s’éloigne de plus en plus des autres espèces, en élaborant sans cesse des projets
nouveaux. Les peintures rupestres forment donc en quelque sorte la preuve de son altérité par
rapport aux animaux. C’est ce que déclare dans le dernier chapitre le guide-gardien, qui est
devenu entretemps un peintre lui-même :
3 Ibid.
8
Cette activité nouvelle [= l’art] nous permettra d’exprimer notre différence, enfin nous
oserons revendiquer notre spécificité au sein de toutes les espèces vivantes, nous
lutterons efficacement contre cette condition inférieure, humiliante, à laquelle nous
condamnent notre défaut d’instinct et notre faiblesse constitutionnelle. Nous aurons
nos caractéristiques exclusives, nous aussi, notre originalité, nos rites, nos parades, nos
pavanes, nos repères dans le temps et dans l’espace, nous cesserons de nous définir par
nos manques et nos infirmités. (PR, 169)
Ici, à la fin de l’historie, l’art n’est plus présenté comme une tentative désespérée de l’homme
de s’intégrer dans la communauté des êtres vivants, mais justement comme une propriété qui
permet à l’homme de se distinguer, de se lever au-dessus de la masse. La faculté imaginative
de l’homme est plus qu’une stratégie protectrice, elle se révèle comme la base même de
l’identité humaine. C’est une particularité qui constitue aussi bien sa force que sa limite.
D’une part l’imagination de l’homme lui permet d’affronter le monde, sans se sentir
inférieures aux autres créatures, et sans être paralysé de peur. En composant un univers fictif,
simplifié, dans lequel il peut vivre tranquillement, il ne doit pas se soucier de la réalité brutale
et violente. D’autre part, il faut être conscient que, puisque l’identité de l’homme repose
entièrement sur une fiction composée par lui-même, elle constitue évidemment une
construction très fragile, qui se brise facilement. Et quand ce cocon imaginaire éclate, le réel
peut s’imposer de nouveau, et avec lui le doute et le désespoir. Afin de maintenir l’illusion,
l’homme doit renouveler continuellement l’acte de l’imagination : « La permanence de son
identité fictive repose sur un effort de conscience qui ne doit se relâcher à aucun prix, rien ne
la fonde objectivement, elle demeurera jusqu’au bout fragile et contestable » (PR, 170). Le
narrateur affirme ici que, si l’homme perd le pouvoir d’inventer, les fondements sur lesquels
toute son existence est bâtie, s’effondreront sous ses pieds.
1.2 Une quête d’authenticité
Chevillard esquisse donc une image très pessimiste de l’homme, selon laquelle la culture
humaine détruit nécessairement tout espoir d’une existence authentique et vraie. C’est
pourquoi les personnages chevillardiens sont souvent désespérément à la recherche d’une
trace d’authenticité, avec peu de succès néanmoins. Le guide-gardien de Préhistoire par
exemple, descend dans le temps dans le but de trouver les origines de l’humanité, et avec
elles, la pureté de la vie. Il se montre « un piètre conteur uniquement soucieux des
commencements, des sources, des généalogies, des étymologies » (PR, 146). La Préhistoire
apparaît pour lui comme une époque vierge où les apparences n’ont pas encore remplacé la
9
vraie vie, où les abstractions ne se sont pas encore substituées au concret. Ou pour le dire avec
les mots de Chevillard :
Ce paradoxe est au cœur de l'aventure humaine : nous avons fui un monde inhabitable,
glacial, avec des crocs de loups partout, mais, emportés par notre élan, nous nous
précipitons vers un autre enfer que nous pressentons aujourd'hui. Au moins le tigre à
dents de sabre était-il un ennemi facile à identifier. Le danger avait une forme. On
savait ce qui nous tuait. Sous ce jour, la préhistoire apparaît moins comme un âge
d'ignorance et de confusion et plutôt, au contraire, comme un temps où les certitudes
étaient possibles4.
Puisque la Préhistoire ne connaît pas encore de grande civilisation humaine, elle se révèle
pour le guide-gardien comme la seule époque dans laquelle il peut trouver un sol stable sous
ses pieds, et des repères pour le guider. Néanmoins, les germes de la culture humaine sont
déjà présentes à cette époque. C’est ce que nous pouvons déduire de la multitude de peintures
dans la grotte de Pales, qui témoignent de l’inventivité humaine, et annoncent par conséquent
l’essor énorme de l’humanité. Même dans la Préhistoire, notre personnage principal ne trouve
donc pas de repos. A la fin du livre, nous voyons qu’il cesse de fixer son regard sur le passé,
et que lui aussi, il se laisse gagner par le désir typique de l’homme, à savoir l’envie de
progresser, de créer, de se construire un avenir. Ainsi, le guide s’écarte de nouveau de ses
sources.
Nous pouvons retrouver cette quête d’authenticité dans d’autres œuvres de Chevillard, entre
autres dans Oreille Rouge. Si le guide-gardien de Préhistoire se déplace dans le temps dans le
but de découvrir « la vraie vie », le personnage principal d’Oreille rouge voyage dans ce but
en Afrique, notamment au Mali, un pays dont le nom évoque chez lui des images stéréotypées
de paysages vierges, d’animaux sauvages et d’une population indigène, non souillée par la
civilisation occidentale. Mais Chevillard se moque de son personnage en montrant que cette
perception de l’Afrique ne constitue au fond qu’une construction poétique, une « fiction naïve
de l’innocence préservée, de la Préhistoire qui dure » (OR, 15). Néanmoins, Oreille rouge,
surnommé ainsi à cause de ses oreilles brûlées au soleil, s’obstine à voir le monde africain à
travers les structures fictionnelles dont il est imprégné, même si la réalité se montre
complètement différente. Ainsi, il incarne l’arrogance de l’individu humain, qui feint
connaître la vérité, mais se laisse guider par des apparences vaines.
Oreille rouge considère l’Africain comme un homme authentique, enraciné profondément
dans son pays natal, déterminé par son milieu et par ses traditions, et incapable de changer en
4 Ibid.
10
quelqu’un d’autre que la personne qu’il est. La constance africaine s’oppose alors à la
flexibilité de l’homme occidental, présenté par Oreille Rouge comme un être cosmopolite,
ouvert à l’inconnu, libre de s’adapter à n’importe quelle culture. Bien qu’il se montre fier de
sa prétendue faculté d’adaptation, Oreille Rouge désire trouver chez le peuple malien
l’équilibre et la stabilité qui lui manquent de temps en temps, car ces gens-là, « ne vivent-ils
pas dans la vérité ? » (OR, 16) :
Le Peul est Peul à cent pour cent. Peul des pieds à la tête. Peul aussi quand il dort. Peul
prisonnier consentant du Peul. Peul comme nul autre ne saurait l’être et surtout pas le
Massaï, bien trop Massaï pour cela, Massaï jusqu’au bout des ongles, Massaï encore
quand il pense à autre chose, irrémédiablement et définitivement Massaï, en chacun de
ses gestes, en chacun de ses actes, Massaï. (OR, 15-17)
Chevillard avance ici de manière ironique l’image figée de l’homme africain coïncidant
parfaitement avec lui-même. Plus loin dans l’histoire, l’auteur intègre quelques passages qui
montrent une autre face de l’Afrique, dans lesquels le Mali apparaît comme un pays fortement
occidentalisé, où des produits polluants sont déversés dans la rivière, où le sol est jonché
d’ordures, et où les femmes achètent des crèmes dépigmentantes afin d’imiter les Européens.
Ces fragments portent atteinte à l’idée de l’authenticité africaine. Au fur et à mesure que le
livre progresse, il devient clair que les Maliens vivent eux aussi dans une fiction, en valorisant
fortement tout ce qui vient de l’Occident, et que la culture malienne n’est pas stable, mais
subit des changements drastiques.
Mais Oreille Rouge semble aveugle pour cet « autre » Mali. Il continue à se bercer de vaines
illusions, en accordant plus de foi aux histoires répandues de l’Afrique, qu’à ses expériences
personnelles. C’est pourquoi il reste convaincu de se trouver un jour face à face avec le
symbole par excellence de la « vraie » Afrique, de la vie primitive et pure : l’animal sauvage.
Entraîné par son imagination vivante, il donne un sens nouveau à des événements banals et
insignifiants : « Puis il a un sursaut : là-bas, au fond du paysage, deux lionnes ont pris en
chasse une antilope boitillante. Et soudain, c’est l’Afrique pour de bon. Puis le tableau se
précise et ce sont deux chiens errants qui harcèlent une bique. » (OR, 86). Oreille Rouge ne
perçoit pas le monde africain de manière objective, mais il interprète tout ce qu’il voit, en
structurant et en filtrant la réalité brute jusqu’à ce qu’elle soutienne ses idées préconçues. En
cela, il se montre un véritable écrivain, puisqu’il retraduit constamment le réel afin de
produire de la fiction.
11
Afin de réaliser son rêve ultime, qui est de rencontrer un hippopotame dans son
environnement naturel, Oreille Rouge engage un jeune garçon, Toka, qui s’érige en spécialiste
dans le domaine. Après de nombreuses excursions infructueuses, mais pendant lesquelles
Toka a l’occasion d’afficher amplement sa connaissance scientifique de l’animal, Oreille
Rouge surprend Toka alors qu’il est en train de mémoriser quelques passages sur
l’hippopotame dans une encyclopédie. Il s’avère donc que la vaste connaissance du petit
guide africain ne repose pas sur une expérience authentique et vécue, mais sur un savoir
livresque et abstrait. Pour Toka, l’hippopotame n’existe que comme une construction
littéraire. Mais, bien que la quête d’Oreille Rouge aboutisse à une déception, il refuse de
reconsidérer son opinion de l’Afrique. Rentré à la maison, il affirme à tous ceux qui veulent
l’entendre qu’il a bel et bien rencontré des hippos. Ainsi il maintient la fiction.
Dans Oreille Rouge Chevillard insiste donc clairement sur la tendance typiquement humaine
de voir le monde à travers une grille littéraire. Dès la Préhistoire déjà, les humains essaient de
tenir à l’écart le monde extérieur menaçant, en se racontant des histoires rassurantes qui
organisent notre univers et qui donnent un sens à la vie. Mais à partir de l’invention de
l’écriture, qui marque la fin de la Préhistoire, cette tendance structurante est renforcée. Dès
lors, l’homme s’efforce de mettre par écrit les aspects complexes de la réalité, en créant des
œuvres scientifiques, philosophiques et littéraires, afin de mieux pouvoir gérer sa vie. Une
fois couchée sur le papier, la réalité devient maniable, et perd de son caractère effrayant. C’est
aussi grâce à l’écriture que l’homme se trouve apte à transmettre des énormes quantités
d’information aux générations postérieures, et à accumuler ainsi des connaissances à l’infini.
Chaque texte s’appuie sur un autre, de sorte qu’il se développe petit à petit un réseau de
textes, tous interconnectés, un univers littéraire qui n’a plus beaucoup à voir avec la réalité
concrète.
Mais, puisque la multitude de textes le désoriente, l’homme a tendance à faire converger leur
contenu, jusqu’à ce qu’ils forment une totalité cohérente et bien ordonnée. En se basant
surtout sur des livres renommés et largement répandus, et en filtrant tout ce qui ne s’inscrit
pas dans cette lignée traditionnelle, l’homme s’est construit une histoire à lui, partagée par
presque tous les humains. Dans Préhistoire Chevillard ironise vivement ce désir humain de
simplifier la réalité, de créer une vérité fixe et rassurante :
Or les auteurs des textes mettent un point d’honneur à ne pas décevoir sur ce chapitre,
l’attente du lecteur est récompensée, car le lecteur des textes n’apprécierait guère de
lire une version de l’histoire trop différente de celles qu’il a déjà lues et que se
12
rejoignent au point de n’en faire qu’une, la même bonne vieille histoire à chaque fois,
la même magnifique aventure, ainsi nous sommes sûrs. (PR, 15)
En répétant infiniment la fiction de « la bonne vieille histoire », l’homme s’éloigne de plus en
plus de la réalité. Heureusement que l’animal se trouve à ses côtés pour lui rappeler de temps
en temps qu’il existe un monde physique et concret en dehors de la bulle fictionnelle qu’il a
construit autour de lui. Il importe de remarquer quand-même ici que, bien que Chevillard
semble déplorer la perte de l’authenticité dans la société moderne, il ne se montre jamais
nostalgique de la vie primitive. Il accepte la modernité, mais non sans en dénoncer les défauts.
Avec une bonne dose d’ironie, il désire mettre le doigt sur la plaie, afin de contraindre le
lecteur à réfléchir.
1.3 La fascination et la peur
Comme nous avons déjà pu voir au fil des chapitres précédents, l’homme chevillardien
présente une attitude plutôt ambiguë face à l’animal. D’une part, il se trouve toujours
fortement attiré par cet être mystérieux, indéchiffrable, qui ne semble pas appartenir au monde
comme il le connaît, et qui le fait regarder la réalité d’une autre manière. L’animal apparaît
comme un point de repos au milieu de la vie chaotique, une goutte de réalité au cœur de la
fiction. D’autre part, la présence de l’animal peut fortement déconcerter, voire effrayer
l’homme, parce qu’elle l’oblige à remettre en question tout ce qu’il a toujours considéré
comme une évidence. L’animal perce ainsi la construction fictionnelle créée par l’homme, si
bien que l’individu humain se voit privé de sa carapace protectrice, et se trouve démuni dans
un monde menaçant.
C’est pourquoi l’homme préfère tenir l’animal à l’écart, en le contemplant de loin, attendri par
son comportement pur et primitif, mais sans lui donner l’occasion de s’approcher. Mais,
puisque l’homme n’est pas toujours capable de maintenir une distance suffisante par rapport à
l’animal, il a développé plusieurs stratégies afin de rendre la présence animale moins
menaçante. Soit il essaie de concevoir une représentation de l’animal de manière picturale (les
peintures rupestres dans Préhistoire) ou littéraire (l’hippopotame dans Oreille Rouge), de
sorte que l’image se superpose au réel déconcertant, soit il tente d’incorporer l’animal dans la
culture humaine, en lui assignant une fonction dans le système, au point que sa spécificité
animale ne se remarque plus. C’est cette dernière stratégie que nous retrouvons très
clairement dans une autre œuvre de Chevillard, Palafox.
13
Dans ce livre, Chevillard nous entraîne sur les traces de Palafox, une créature animale,
inclassable et mystérieuse, dont la définition imprécise occupe toute l’histoire. L’auteur
multiplie les descriptions détaillées, souvent contradictoires, sans jamais se rapprocher d’une
image stable et concluante de cet être, si bien que Palafox semble appartenir à toutes les
espèces possibles du règne animal. Il se présente comme le symbole de l’animalité entière, et
comme l’incarnation même de l’impulsivité, diamétralement opposée à la rationalité humaine.
Cependant Algernon, le père de la famille Buffoon, qui a eu l’audace d’adopter Palafox,
décide de l’entraîner : « Algernon souhaite montrer ce dont Palafox, dompté, dressé, entraîné
par un fin connaisseur de la psychologie animale, tout ce dont Palafox est capable » (P, 110).
Malgré que Palafox lui cause beaucoup d’ennuis, il reste convaincu de la possibilité de
neutraliser l’instinct primitif de l’animal, et de l’intégrer discrètement dans la société
humaine.
Algernon considère Palafox comme un élément déconcertant, un être primitif qui résiste à
toutes les règles imposées par la société, et qui fait apparaître des fissures dans le cocon
culturel dont l’homme s’est entouré soigneusement. Il s’efforce donc de lui trouver une
carrière dont l’humanité pourrait tirer profit, un métier noble qui lui permettrait de servir les
hommes au lieu de les déranger, comme par exemple : « […] dératiser les greniers, surveiller
les troupeaux, récolter pour nous les bananes dans la stratosphère, pour nous les truffes six
pieds sous terre, guider les aveugles dans le dédale des rues, rentrer le foin, tirer la charrue,
déboiser, charger les troncs […] » (P, 143-144). En d’autres termes, Algernon se dévoue à la
tâche lourde de transformer la nature en culture, l’intuition en rationalité. Mais, malgré
quelques succès apparents, l’impulsivité de Palafox reste toujours présente de manière latente,
prête à éclater à chaque moment :
On lui aurait pardonné sa méconnaissance des usages, on pensait bien qu’il
éprouverait un peu de gêne au début, avant d’apprendre à dissimuler son ennui, à rire
et à mentir par délicatesse, tout simplement à se plier dans nos causeuses à nos
coutumes, mais il abuse, lui que nous prenions pour un granivore, engloutir à présent
la tête de Métalo dénote une si totale absence de dispositions pour les mondanités que
notre sollicitude s’en trouve tout à coup refroidie. (P, 174)
Palafox ne semble pas capable de s’adapter à la culture humaine. C’est pourquoi la famille
Buffoon, désespérée, envisage aussi des solutions plus extrêmes, comme la castration de
l’animal, ou même, sa mise à mort. Car, une fois mort, l’animal ne constitue plus une menace
pour la civilisation humaine, mais il devient au contraire un produit de consommation
inoffensif et facilement maniable, qui remplit sans protester son rôle dans le système.
14
Algernon examine donc les possibilités de vendre le cadavre de Palafox, entier ou en pièces, à
des bijoutiers, des cosmétologues ou des cuisiniers, afin de réaliser le plus de bénéfice
possible, et de récupérer ainsi l’argent dépensé pour son entretien. Transformé en des produits
de luxe, Palafox pourrait finalement se rendre utile pour la famille Buffoon, et pour l’homme
en général.
Néanmoins, personne ne semble avoir le cœur à mettre fin à la vie de Palafox. Même après
que l’animal a ravagé la maison et dévasté le dîner somptueux qu’Algernon avait fait préparer
pour ses visiteurs, il continue d’avoir beaucoup de défenseurs, parmi lesquels se trouve
madame Swanscobe. Elle se pose la question de savoir s’il ne faut pas plutôt admirer, voire
envier la spontanéité de l’animal, aussi bien que l’assurance paisible qui se manifeste dans
tous ses mouvements, au lieu de le détruire par crainte de son altérité. Car, l’animal, n’est-t-il
pas plus à sa place dans ce monde que l’homme ?
Ce salon en désordre est un coin du monde dévasté, vous voulez punir le cyclone, vous
refusez d’admettre que sa place est là, que nous sommes en vérité les indésirables, les
vandales, les fauteurs de troubles, avec nos bouquets composés, nos fruits confits, nos
acajous vernis et érables à tiroirs, nos paravents, nos parapluies, nos parasols, tous nos
artifices d’ombres et de lumières, ne voyez-vous pas que Palafox est le seul ici à traiter
le bois comme du bois, le verre comme du sable, le seul dans cette pièce encaustiquée
à avoir une pensée pour les abeilles. (P, 181)
Là où l’homme s’est construit un espace artificiel, en se protégeant le plus possible contre les
dangers de la nature, l’animal accepte le monde dans son entièreté, en vivant sa vie
pleinement. Palafox ne repousse pas le concret, il l’embrasse.
Madame Swanscobe et les autres adhérents de Palafox doivent affronter un grand nombre de
visiteurs qui considèrent la conduite impulsive de l’animal comme une menace pour la
stabilité de la société humaine, et qui désirent se débarrasser de lui. Car, comme l’affirme le
général Fontechevade : « un fauve reste un fauve » (P, 178). Nous pouvons interpréter ces
deux groupes diamétralement opposés comme les deux pôles de la sensation éprouvée par
l’homme au moment de sa confrontation avec un animal sauvage : la fascination et la peur. La
lutte entre les deux partis reste cependant longtemps indécise, jusqu’au moment où Palafox se
faufile dans le salon bleu où Algernon expose ses faïences, dont il tirait toute sa fierté, et
cause des dommages considérables aux pièces uniques de sa collection. Après cet accident
malheureux, personne ne résiste plus à l’idée de se débarasser de l’animal : Palafox a signé
son arrêt de mort. Même madame Swanscobe donne son consentement. Ce changement
d’attitude s’explique mieux si nous considérons qu’en bouleversant le salon d’Algernon,
15
Palafox n’a pas seulement détruit les œuvres d’art, mais il a menacé aussi ce qu’ils
représentent : la culture humaine. Ainsi, il attaque l’homme dans le cœur de son être.
Il apparaît donc que, malgré toutes les tentatives de l’homme de contrôler les instincts de
Palafox, et de manipuler son comportement de telle sorte qu’elle devient logique et prévisible,
l’impétuosité animale émerge toujours de nouveau. A son grand regret, l’homme ne se trouve
pas capable d’inscrire l’animal dans un système bien réglé, à moins qu’il ne la tue.
Néanmoins, Chevillard se réjouit de la présence de l’animal dans le monde, puisque s’il
n’était pas là, l’homme serait prisonnier de son propre univers culturel pendant toute sa vie,
sans aucun espoir d’évasion. Il tournerait en rond au point d’avoir le vertige, toujours de
nouveau confronté avec lui-même. Au lieu de repousser l’animal, l’auteur nous invite à prêter
de nouveau attention à lui et à son altérité, puisque cette attitude nous permettra de prendre de
la distance par rapport à nous-mêmes, et de quitter pendant un certain temps la construction
artificielle dans laquelle nous vivons.
2 Le regard de l’animal
2.1 L’animal miroir
Il est déjà devenu clair que les hommes dans l’œuvre de Chevillard sont souvent des êtres
tournés en dedans, fixés sur eux-mêmes, qui s’efforcent d’ériger un mur protecteur entre eux
et le monde extérieur. Ils manifestent une jalousie profonde vis-à-vis des animaux, puisque
ceux-ci, ils sont tous pourvus d’un système de défense efficace, comme des griffes, des épines
ou une fourrure épaisse, qui leur permet de surmonter les menaces de la vie quotidienne. Les
hommes au contraire, ils ne peuvent compter que sur des produits de remplacement pour
remplir cette tâche. C’est pourquoi le voyageur européen d’Oreille Rouge s’est enduit
généreusement avec des crèmes protectrices avant de se lancer dans la brousse africaine, au
point même de ne guère percevoir son environnement.
Or il s’apprête à partir en Afrique sans elle, sans sa peau, celle-ci tant enduite et
imprégnée de lotions protectrices qu’elle n’éprouvera pas mieux l’Afrique, en effet,
que si elle partait de son côté pour la Norvège ou qu’il la laissait plutôt accrochée à un
cintre, dans l’ombre douce de sa penderie, avec ses vêtements d’hiver. (OR, 26-27)
Chevillard met sur scène l’homme stéréotype qui prétend s’ouvrir au monde, mais qui au fond
s’enferme dans son propre univers fait de rêves et d’illusions : « Il va pieds nus.
16
Métaphoriquement, il va pieds nus, car il y a tout de même l’inquiétant grouillement des
vipères et des scorpions dans la brousse » (OR, 45).
Cette peur d’affronter la réalité de manière directe se manifeste aussi très clairement dans Du
hérisson. Dans ce livre, Chevillard nous présente les considérations d’un écrivain qui tente
d’entamer son magnum opus, une autobiographie complète, mais qui se trouve inhibé dans sa
tâche par l’apparition soudaine d’un animal sur son bureau, à savoir « un hérisson naïf et
globuleux ». L’écrivain adopte d’abord une attitude hostile par rapport à cet animal, mais
après un certain temps, il finit par se reconnaître dans cet être solitaire, méfiant, replié sur lui-
même, qui semble vivre dans un état de guerre permanent avec le reste du monde. Au
moindre bruit, l’animal met en marche son mécanisme de protection en se recroquevillant et
en dressant ses épines, de sorte que rien ne peut plus le toucher dans son cocon parfaitement
fermé. Ainsi, le hérisson reflète l’attitude renfermée et soupçonneuse de l’écrivain:
Et je me renfermai sur moi-même, dans la position fœtale que je n’aurais jamais dû
quitter et qui est toujours celle, au demeurant, du hérisson naïf et globuleux lequel ne
fait que substituer sa repoussante armure de piquants au liquide protecteur de la poche
utérine maternelle d’où il est un jour expulsé avec violence. (DH, 206)
Aussi bien l’homme que le hérisson s’efforcent de se retirer du monde « brutal, imprévisible,
incompréhensible, terrifiant » dans lequel « la communication entre les êtres est impossible et
la solitude de chacun absolue, définitive » (DH, 194). Ils préfèrent oublier qu’il existe une
réalité concrète à l’extérieur de leur forteresse.
Dans Du hérisson, l’animal fonctionne donc comme un miroir pour l’homme : « Le petit œil
du hérisson naïf et globuleux est un suffisant miroir. J’y vois mon visage familier : toute ma
famille me fait signe, mon père m’adresse un clin d’œil, ma mère me sourit, ma sœur hausse
les sourcils et mon frère curieusement remue une oreille» (DH, 73). En observant le hérisson,
l’écrivain n’obtient pas seulement beaucoup d’information sur le comportement et les
habitudes de cet animal énigmatique, mais il apprend surtout à se connaître lui-même. En
présence de l’animal, l’homme sort de son sommeil léthargique ; il est forcé d’abandonner
l’image idéalisée qu’il a construite de lui-même et doit faire face enfin à la partie la plus
cachée de son être. Chevillard souligne ainsi que ce n’est qu’à travers l’autre, que nous
pouvons espérer nous rencontrer nous-mêmes.
Avant l’apparition inattendue de le hérisson, l’écrivain s’évertuait à éviter la confrontation
avec lui-même, en gommant toutes ses pensées immédiatement après les avoir couchées sur le
papier, et en brûlant ensuite un par un les manuscrits qui avaient survécus à l’attaque de la
17
gomme, dans la crainte que la relecture de ses réflexions l’obligerait à affronter son propre
« moi » caché. La gomme et le feu se révélaient ses amis les plus proches, au moins jusqu’au
moment où le hérisson faisait son entrée. Ce petit animal n’hésite pas à s’attaquer à la gomme
de l’écrivain, en la grignotant tranquillement, de sorte que l’homme perd la capacité de
s’effacer, et qu’il se voit contraint de se contempler dans le miroir:
Dans cette entreprise, ma gomme me sera plus utile que ma mémoire. En me privant
de ses secours, mon hérisson naïf et globuleux veut-il m’empêcher de revenir sur les
aveux indiscrets qui pourraient m’échapper et m’obliger ainsi à tout dire, à vider mon
sac, volé à une grand-mère, à livrer jusqu’aux plus sordides et mesquins détails de
mon existence lamentable – tous ces adjectifs déjà me trahissent par excès,
irrattrapables, irrécupérables. (DH, 54)
Grâce à la présence de l’animal, l’écrivain peut finalement assumer la tâche qu’il s’est
imposée à lui-même : la mise par écrit de sa vie personnelle, de son monde intérieur. Il
devient enfin un véritable autobiographe qui n’hésite pas à prendre une certaine distance par
rapport à lui-même, en s’exposant pleinement à son propre regard critique.
L’être qui semblait d’abord empêcher le processus d’écriture, en contraignant l’écrivain à
méditer sur son cas, et en le détournant ainsi « de plus hautes et nobles préoccupations» (DH,
13), s’avère en fin de compte le catalyseur même des révélations autobiographiques. C’est ce
qui affirme aussi Chevillard dans un entretien avec Roger-Michel Allemand : « Dans ce livre,
l’animal incarne l’énigme qui est au cœur de toute entreprise artistique : c’est justement ce qui
se dresse devant elle pour l’empêcher ou la paralyser qui l’excite et la justifie5 ».
Paradoxalement, c’est donc l’animal le plus fermé au monde, le hérisson « introverti jusqu’à
la nausée de soi » (DH, 132), qui arrive à ouvrir la carapace épaisse de l’écrivain. En lui
tendant un miroir, il confronte l’homme avec son égocentrisme, et l’oblige à élargir son
regard, à abandonner la vision unilatérale qu’il porte sur lui-même et sur la réalité en général.
A travers les yeux de l’autre, l’homme se découvre.
L’écrivain de Du hérisson incarne en quelque sorte l’homme moderne, qui est désespérément
à la recherche de son identité à lui, dans une époque où toutes les certitudes vacillent, et où
tous les dogmes sont remis en question. Chevillard essaie de démontrer dans ce livre que la
crise identitaire d’un « moi » humain ne peut être résolue que par la médiation de l’autre, et
non pas par un repliement sur soi. Dans une étude sur l’animalité dans la littérature française
5 Eric Chevillard, « Éric Chevillard : Choir « sans intention » — mais vers le haut», entretien avec Roger-Michel
Allemand, in : @nalyses [En ligne], Propos d'écrivains, Éric Chevillard, URL : http://www.revue-
analyses.org/index.php?id=1537.
18
contemporaine, Lucile Desblache affirme qu’il s’agit ici d’une conviction partagée et élaborée
par une grande partie des auteurs modernes :
Mettre à jour le rapport que nous entretenons avec l’autre, dans ce cas avec d’autres
espèces, est l’un des moyens les plus efficaces de nous définir, de déterminer à quel
stade de notre évolution personnelle ou collective nous en sommes, de dissoudre cette
opacité identitaire à laquelle nous nous heurtons et que dénoncent ou racontent tous les
esprits créateurs d’aujourd’hui6.
Bien sûr, l’homme a déjà depuis toujours essayé de se définir par rapport aux autres espèces,
mais récemment un changement important a eu lieu. Contrairement à la majorité de ses
prédécesseurs, l’auteur contemporain ne se limite pas à dresser la liste des différences, afin de
prouver l’unicité de l’homme, voire sa supériorité, mais il s’intéresse surtout aux similitudes,
à ce qui le lie au monde animal. La séparation stricte entre l’homme et l’animal ne se révèle
plus soutenable. C’est ce qui dit entre autres Jean-Claude Gens dans son essai « l’effroi de
l’animal », en nous invitant à « saisir en l’animal ce que nous sommes aussi et non seulement
ce que nous ne sommes pas »7.
2.2 Un regard révélateur
La présence animale ne transforme pas seulement le regard de l’individu sur lui-même, mais
aussi sa vision sur le monde qui l’entoure. L’altérité de l’animal nous oblige à admettre que
notre point de vue n’est pas le seul, que nous n’avons pas un monopole de la vérité, mais que
nous partageons la terre avec d’autres créatures qui déchiffrent la réalité de leur manière
unique. L’homme se trouve invité à relativiser ses perceptions de la réalité et à prendre de la
distance par rapport à ses convictions. C’est pourquoi Chevillard semble nous encourager de
prêter plus d’attention à cet univers animal énigmatique qui existe à côté du monde humain.
Dans Sans l’orang-outan, il insiste fortement sur l’importance de cet « autre » regard, et sur
les conséquences que pourrait entraîner la disparition de l’animal dans le monde. Il s’imagine
un cosmos duquel l’orang-outan a disparu, le seul capable de libérer l’homme de son cocon
égocentrique, de sorte que les humains se recroquevillent encore plus :
Le point de vue de l’orang-outan qui ne comptait pas pour rien dans l’invention du
monde et qui faisait tenir en l’air le globe terraqué, avec ses fruits charnus, ses termites
6 Lucile Desblache, Bestiaire du roman contemporain d’expression française, Presses universitaires Blaise
Pascal, Clermont Ferrand, 2002, p. 153. 7 Jean-Claude Gens, « l’effroi de l’animal », in: Jacques Poirier, L’animal littéraire, des animaux et des mots,
Editions universitaires de Dijon, 2010, p. 15.
19
et ses éléphants, ce point de vue unique à quoi l’on devait la perception des trilles de
tant d’oiseaux chanteurs et celle des premières gouttes d’orage sur les feuilles, ce point
de vue n’est plus, vous vous rendez compte. (SO, 18)
Le jour où il n’existera plus de contrepoids à l’optique humaine, l’homme se trouvera dans
une relation étouffante avec lui-même, sans jamais aucun espoir d’évasion. Cette
confrontation continuelle de l’homme avec son propre « moi » est dépeint par Chevillard de
manière très visuelle. Dans une scène remarquable qui couvre plusieurs pages, l’auteur met
sur scène les parents morts du narrateur qui émergent du miroir, et s’emparent du visage et du
corps du narrateur, en ne lui laissant aucune liberté d’action. Même après de multiples efforts
frénétiques, il n’arrive pas à s’arracher de cette « prison cellulaire » (SO, 40): « Mes parents
ont repris leur croissance dans les espaces abandonnées par l’orang-outan, ils s’épanouissent
en moi, leurs angles vont me crever la peau » (SO, 40).
Cette fascination pour le regard animal n’est pas nouvelle. Depuis toujours déjà, l’homme a
tenté de se mettre dans la peau des animaux, dans l’espoir d’entrevoir, ne fût-ce que l’espace
d’un instant, une partie de leur univers secret. Mais ces efforts étaient tous condamnés à
l’échec, puisque l’humain s’avère incapable de renoncer à sa vision anthropocentriste. Et, vu
que les animaux sont dépourvus d’un système de communication compréhensible pour nous,
ils n’ont pas la possibilité de transmettre leur façon de percevoir le monde. Ils maintiennent au
contraire un silence énigmatique, en nous excluant complètement de leur univers. C’est ce que
souligne Jacques Poirier dans le prologue de L’animal littéraire :
En leur langage, de tels mythes disent assez ce qu’a d’intolérable la frontière qui nous
sépare de l’animal, à portée de voix et de caresse, et cependant si loin. Nous pouvons
bien échanger des regards, parfois même travailler ou jouer ensemble ; toujours nous
nous heurtons à l’énigme d’une parole en suspens, incapables d’accéder à cette
conscience autre du monde8.
A cause du mystère qui l’entoure, l’homme a souvent considéré l’animal comme un être
visionnaire, détenteur d’une vérité inaccessible aux hommes. C’est pourquoi il s’est mis
parfois à le vénérer, en lui attribuant des propriétés magiques, voire divines. Pendant
l’Antiquité par exemple, les animaux étaient vus comme les messagers des dieux de
l’Olympe, désignés à transmettre aux hommes des conseils ou des avertissements. Les signes
divins ne pouvaient être interprétés que par des hommes « voyants », les médiateurs entre le
ciel et le monde terrestre, qui proclamaient la parole des dieux en se penchant sur les viscères
d’une oie, ou en étudiant les trajectoires des hirondelles. Ainsi, l’homme essaie de donner
8 Jacques Poirier, L’animal littéraire, des animaux et des mots, Editions universitaires de Dijon, 2010, p. 7.
20
quand-même une place à l’énigme de l’animal, en se persuadant de posséder un certain
contrôle. Le monde animal secret devient moins effrayant dès que nous nous figurons que la
solution du mystère se trouve à notre portée, que nous pouvons y accéder par un petit détour,
celui de la magie.
Dans son œuvre, Chevillard ne cesse pas de railler ce désir humain de saisir tout ce qui est
incompréhensible. Dans Oreille Rouge par exemple, l’auteur s’étend d’un ton ironique sur les
superstitions des Maliens, qui semblent convaincus que l’homme est capable d’éviter tout
malheur, à condition qu’il accorde attention aux présages des animaux. La croyance en la
présence des signes divins dans la nature donne au Malien le sentiment rassurant, mais
trompeur, de posséder la faculté de contourner tous les dangers terrestres, et de maîtriser son
existence. Selon lui, la seule condition à une vie calme et paisible, est une certaine ouverture
aux avertissements cachés partout dans la nature. Néanmoins, l’ironie de l’auteur ne vise pas
seulement les Maliens, mais aussi Oreille Rouge, le représentant de l’Occident, qui semble
envier les hommes indigènes pour leur connaissance de la « langue des animaux ». C’est ce
qui devient clair dans le fragment suivant, qui montre la réaction d’Oreille Rouge à la légende
de Ziniba, une jeune malienne qui est censée avoir échappé à un serpent dangereux grâce à
l’avertissement d’un oiseau :
Oreille rouge et peu musicale se demande en écoutant le récit de Ziniba combien de
conseils avisés venus du ciel il a méprisés, lui, depuis son arrivée au Mali, quels
dangers il a frôlés et de quelles situations il a été la dupe risible du fait de son
ignorance du tamasheque. Le lion dans son dos a pu faire tout ce qu’il voulait. (OR,
89)
Au lieu de se moquer de ces croyances locales, Oreille Rouge se révèle impressionné par la
capacité prédictive des Maliens, qui est supposée réduire les risques de la vie quotidienne.
L’envie de prédire l’avenir n’est donc pas présentée comme une propriété typique des tribus
primitifs au Mali, mais comme un désir propre à l’espèce humaine dans son entièreté. Chaque
homme espère trouver les réponses aux questions qui le hantent. En ayant recours au regard
révélateur de l’animal, il souhaite lever le voile de la réalité, et révéler les mystères qui se
trouvent en-dessous.
La volonté de l’homme de percer l’énigme animale se montre le plus clairement dans Palafox.
Dans cette œuvre, plusieurs scientifiques s’acharnent à fixer la définition de Palafox,
l’incarnation de l’animalité entière, dans le but de réduire l’animal insaisissable à des
proportions humaines et concevables. Mais quand ils ne parviennent pas à lui coller une
21
étiquette définitive à l’aide de la science, parce qu’ils se heurtent à la complexité de l’être, ils
font appel à d’autres stratégies moins rationnelles afin de brusquer une solution au mystère :
Les dieux ont confié leurs plans à Palafox, tous leurs projets futurs pour le monde, il
partage avec une poignée d’étoiles les secret de notre destin, ouvrons-le, découvrons-
les, penchons-nous vite sur ses viscères fatidiques, le cœur, l’estomac, le foie, les
reins, tirons tout ça au clair. (P, 187)
En disséquant l’animal, les hommes souhaitent se frayer une voie vers la partie la plus
profonde de l’animal, afin de pouvoir exposer ses secrets. Mais ce que Chevillard essaie de
démontrer c’est que toutes ces tentatives sont vouées à l’échec par avance. Car, vu que
l’homme et l’animal se tiennent dans des univers fondamentalement différents, séparés par
une barrière infranchissable, ils ne peuvent s’approcher l’un de l’autre que jusqu’à une
certaine distance. En contemplant l’animal de loin, l’homme est seulement capable de se
construire une image imprécise de l’autre, sans jamais avoir l’occasion de confronter ses
hypothèses à la réalité concrète. Puisque l’homme ne peut pas se distancier de lui-même, il
n’est pas apte à accéder à l’altérité de l’autre :
[…] puisque nous ne pouvons sortir de notre système d’explication du monde, toutes
nos prétendues questions sont en réalité des réponses incertaines mais péremptoires
transposées sous la forme interrogative pour permettre un dialogue qui, dès lors, on
s’en doute, ne fera guère progresser la connaissance. (PR, 86)
C’est pourquoi l’auteur dénonce la vanité de l’homme, qui s’acharne à la tâche impossible et
absurde de rationaliser tout ce qui l’entoure, alors qu’il ne dispose pas des instruments
appropriés pour ce travail. Dans son essai sur l’animalité dans l’œuvre de Chevillard,
Emmanuel Samé le dit de manière suivante : « La raison humaine et ses imagos sont soumis à
l’ordre carnavalesque de Chevillard qui dénonce là l’imposture d’une rationalité aveugle qui,
désirant soumettre la vie à un ordre anthropocentriste absolu et mortifère, ne cesse de la
perdre9 ». Au lieu de s’obstiner à vouloir tout comprendre, il vaudrait mieux que l’homme
reconnaisse que sa raison n’est pas sans limites, et qu’il existe beaucoup de choses qui le
dépassent. La confrontation avec l’animalité incompréhensible peut fonctionner alors comme
une leçon d’humilité.
9 Emmanuel Samé, « Eric Chevillard: l’animal satirique », in: Jacques Poirier, op. cit., p. 176.
22
2.3 La myopie de l’animal
Bien que l’homme n’arrive pas à saisir les conceptions que l’animal se fait de la réalité, il a
beaucoup à apprendre des stratégies appliquées par les animaux dans leur découverte du
monde. Car, contrairement aux hommes, qui ont la prétention de vouloir établir une vue
d’ensemble du monde, dans laquelle chaque élément individuel est intégré dans un tout
logique et causal, les animaux explorent le monde petit à petit, poussés par une curiosité
constante. Emporté par leur instinct, ils se laissent entraîner d’un objet à un autre, en ne
s’intéressant qu’aux choses qu’ils rencontrent sur le chemin, à la portée de leur sens. Au lieu
d’aspirer à la réduction de la complexité, l’animal s’adonne complètement à la multitude des
formes et des couleurs de l’existence, en vivant dans l’intensité de l’instant. Il préfère le
détour sinueux au chemin droit.
Là où l’homme tente de s’élever au-dessus de la réalité afin de pouvoir la saisir d’un coup
d’œil, l’animal se montre myope, incapable de regarder au-delà des limites de son territoire à
lui. Néanmoins, Chevillard semble valoriser cette attitude de l’animal, qui erre sans un but
véritable, ouvert à chaque stimulus, chaque découverte aléatoire. C’est ce qui souligne
Emmanuel Samé : « La myopie est érigée en principe intellectuel qu’il faudrait pouvoir
cultiver […] face à une humanité qui voue un culte à la raison et au balisage de toute chose10
». Etant donné que la totalité est inconnaissable, il vaut mieux s’attarder sur les détails
saillants, les aspects de la réalité qui attirent l’attention, qui étonnent, sans jamais espérer
composer un puzzle complet de ces fragments parcellés. Dans le fragment suivant, Chevillard
souligne de manière symbolique l’impossibilité de connaître la réalité dans son entièreté:
Albert Moindre croyait avoir fait le tour de l’éléphant. Il ne lui avait fallu pas moins de
quinze années, sans jamais ralentir le pas. Mais cette fois il arrivait au bout de son
périple. Ne commençait-il pas à reconnaître des choses qu’il avait vues déjà, des gens
et de lieux ? Il continuait pourtant. Car dès qu’il prenait la décision de s’arrêter et de
poser son sac, le doute s’insinuait en lui : et s’il ne s’agissait que de ressemblances, de
similitudes fortuites ? Et il repartait. (OR, 10)
Cette petite histoire, enchâssée dans le récit de voyage d’Oreille Rouge, met sur scène Albert
Moindre, un homme qui tente désespérément de se composer une image complète de
l’éléphant, mais ne parvient jamais au bout de sa mission. Il est clair que Chevillard se moque
un peu de cet individu, et par extension de l’humanité entière, puisqu’ils préfèrent continuer
une quête impossible et vaine, plutôt que d’accepter les limitations de leur compréhension.
10
Ibid., p. 178.
23
D’après l’auteur, cette attitude témoigne d’une vanité énorme. Elle forme un contraste criant
avec la résignation calme et sereine des animaux qui se contentent tous d’être emportés par le
courant de la vie, sans s’efforcer de garder la maîtrise sur leur destin. Ou pour le dire avec les
mots d’Emmanuel Samé : « L’animal dans sa myopie ou sa cécité se fait voyant face à
l’homme11
». Bien que son champ de vision soit très limité, l’animal se rapproche parfois plus
de l’essence de la vie que l’homme.
Samé attire aussi notre attention sur le foisonnement d’animaux myopes dans l’œuvre de
Chevillard, comme le hérisson ou la taupe. La présence de ces créatures permet à l’auteur de
mettre en relief la paradoxe de l’aveugle voyant. Dans Préhistoire, nous lisons par exemple
l’affirmation suivante : « La myopie entretient la curiosité. C’est avant tout cette myopie que
voudrait percer la curiosité des taupes » (PR, 128). En ne distinguant que des objets
rapprochés, la taupe est incitée à une curiosité permanente, avide de découvrir ce qui se trouve
plus loin, hors de la portée de sa vision. C’est ainsi que Chevillard explique l’extrême
complexité du réseau creusé par la taupe. Désireux d’explorer de nouveaux horizons, elle ne
se contente jamais du travail réalisé, mais elle continue à élargir son territoire jusqu’à ce qu’il
prende des dimensions énormes. La myopie de la taupe l’empêche donc de sombrer dans la
satisfaction, et la pousse à l’action.
Car, dès qu’on s’imagine voir la réalité dans sa totalité, et avoir une vue surplombante sur le
monde, on oublie de s’intéresser à la réalité concrète, au détail petit, mais étonnant. Plus
l’homme s’élève au-dessus du monde, moins il est capable de distinguer ce qui arrive tout
près de lui. Ainsi il devient peu à peu aveugle à l’essentiel : « Visages, fronts plissés, nous
tâtonnons comme aux premiers âges dans l’ignorance, le jour nous aveugle et nous aveuglons
la nuit, imbéciles accomplis » (SO, 59-60). La perspective de l’homme et celle de l’animal sur
le monde s’avèrent donc diamétralement opposées. Alors que l’animal préfère le zoom avant,
qui lui permet de focaliser sur un objet spécifique, comme une proie, un son effrayant, ou un
partenaire d’accouplement possible, en laissant le reste du monde se fondre dans le décor,
l’homme donne sa préférence au zoom arrière, grâce auquel la réalité entière se déploie
devant ses yeux.
Le regard de l’animal n’est pas seulement plus focalisé que celui de l’homme sur le plan
spatial, mais aussi sur le plan temporel. Là où les animaux vivent dans le moment, sans se
soucier d’autre chose que de la satisfaction de leurs besoins fondamentaux, les hommes se
11
Ibid., p. 180.
24
trouvent accablés à la fois par les souvenirs du passé, que par les craintes pour l’avenir. Les
yeux de l’individu humain sont aussi bien fixés sur l’histoire, dont il espère apprendre quelque
chose de fondamental, que sur le futur, qu’il essaie de planifier dans les moindres détails afin
d’apaiser ses peurs, mais de moins en moins sur le présent. C’est pourquoi le personnage
principal de Du hérisson se surprend à jalouser son « hérisson naïf et globuleux, parce qu’il
est tout entier dans sa vie comme dans sa gaine de piquants, que le passé peut bien tirer sur
ses pattes postérieures et l’avenir sur ses pattes antérieures, ils ne l’écartèleront pas, ils ne
déferont pas sa boule qui est la boule de chaque instant » (DH, 152-153).
Contrairement à l’animal, l’homme s’efforce donc d’avoir une vue d’ensemble sur sa vie.
C’est pourquoi il procède toujours de façon ciblée, en se fixant à la fois un objectif et les
étapes consécutives pour y arriver. Ainsi, l’homme espère exclure l’imprévisible. De
préférence, il se dirige d’un point A à un point B en ligne droite, en évitant les obstacles, afin
de parvenir à ses fins le plus vite possible. Chevillard s’efforce cependant de nous démontrer
que cette méthode ne donne jamais le résultat désiré. Au lieu de rejeter les éléments aléatoires
de la vie, il vaut mieux se laisser entraîner par eux, puisqu’ils mènent toujours à des
découvertes nouvelles. Il faut parfois que l’homme se perde avant qu’il puisse trouver quelque
chose.
C’est aussi de cette façon que Chevillard explique son style d’écrire, qui évite d’attaquer le
sujet frontalement, mais qui méandre d’une digression à une autre, en traçant ainsi les
contours de la question centrale du livre. Chevillard ne décrit jamais, il circonscrit. Selon lui,
la meilleure manière de s’approcher d’un sujet, est de s’en éloigner, car la digression « peut-
être constitue-t-elle vraiment le plus court chemin d’un point à un autre, si l’on réfléchit bien,
tant la ligne droite est encombrée » (PR, 66). En entreprenant des excursions littéraires
associatives, qui nous détournent de la route principale de l’histoire, nous avons l’occasion de
regarder le noyau du livre sous différents angles, et de nous détacher de notre vision
unilatérale. Ainsi, nous arrivons progressivement au cœur de la matière.
Ces digressions vont d’un point A à un point C, ou H, ou X, plutôt que de remonter à
chaque fois tout l’alphabet (j’essaie d’oublier cette comptine niaise). De la sorte je
gagne du temps, mon travail avance plus vite. On sait d’ailleurs que ceux qui
prétendent foncer en droite ligne tournent en rond dans la forêt, les secours arriveront
après les corbeaux. (PR, 149)
Ce fragment est issu de Préhistoire, un récit qui semble lui-même entièrement construit de
digressions. Tout au long du livre, le lecteur s’attend à ce que l’histoire commence, que le
25
personnage du guide tente l’aventure d’ouvrir la grotte préhistorique et de faire entrer le
public, mais rien n’arrive. Car, avant d’entrer dans la cavité effrayante, le guide désire définir
le trajet à parcourir, et calculer les risques, dans le but de se préparer à tout ce qui pourrait se
produire: une tâche impossible à accomplir. Puisque l’obscurité de la grotte ne peut jamais
révéler tous ces mystères, le guide ne se sent jamais prêt à franchir le seuil. Plutôt que de
former le récit des aventures souterraines du personnage principal, Préhistoire s’avère
l’histoire de la préparation mentale d’un homme qui désire se lancer dans l’inconnu, mais ne
réussit pas à vaincre ses craintes. Contrairement à ce qui se passe chez la taupe, la myopie de
l’homme n’est pas assez forte pour que sa curiosité sache s’imposer à sa peur. Le lecteur
assiste au flux des pensées du personnage, qui s’enchaînent de manière associative, en
divaguant dans tous les sens, mais qui restent quand-même toujours connectées d’une manière
ou d’une autre avec l’élément central de l’histoire : la cave énigmatique.
D’une certaine façon, nous pouvons dire que Chevillard fait dans ce livre ce que son
personnage principal n’ose pas faire, c'est-à-dire s’écarter des chemins balisés, pour se lancer
dans le labyrinthe de la langue, sans savoir où ce voyage littéraire le mènera. L’auteur, lui, n’a
pas peur de se jeter dans l’inconnu. Le réseau complexe de la cave préhistorique, qui se
compose de galeries sinueuses, peut donc être interprété comme la représentation concrète du
récit chevillardien. La forme et le contenu forment un tout indissociable.
3 L’effacement d’une frontière
3.1 La nature et la culture
Dans le chapitre précédent, nous avons pu constater que Chevillard considère le regard de
l’animal sur le monde comme fondamentalement diffèrent de celui de l’homme. L’animal
porte en lui une énigme que l’homme ne peut jamais saisir, puisqu’il est prisonnier de sa
vision anthropocentriste. Cependant, l’auteur ne présente pas l’homme et l’animal comme des
êtres diamétralement opposés l’un à l’autre. Au lieu de considérer l’animal comme l’envers de
l’homme, Chevillard semble inviter ses lecteurs à prendre conscience de la part d’animalité
qui fait partie intégrante de l’humain. Les personnages humains et animaux se trouvent tous
soumis aux jeux capricieux de l’auteur, si bien que tantôt ils se trouvent face à face, tantôt ils
se confondent l’un avec l’autre jusqu’à ce que la frontière entre les deux devienne invisible,
voire s’efface. Chevillard crée dans son œuvre un univers à part, dans lequel les barrières
26
entre les êtres vivants s’effritent, et toutes les espèces fusionnent dans une totalité confuse et
indéfinie.
C’est ce qui se produit très clairement dans Palafox. Non seulement Chevillard brouille les
frontières entre les différentes espèces d’animaux, en mettant sur scène un animal qui les unit
toutes en lui-même, mais il rapproche aussi l’animal et l’homme. Bien que Palafox soit
présenté en quelque sorte comme le contraire de l’homme, un être de la nature, primitif et
spontané, il devient clair que cet animal a quand-même beaucoup en commun avec les
humains qui prennent soin de lui. Car, sous un vernis d’intelligence et de culture, il se cache
chez l’homme une animalité qui peut s’éveiller à chaque moment. Quelque grand que soit
l’effort fourni par l’homme pour la camoufler, il ne peut jamais nier que ses origines se
trouvent dans la nature, tout comme celles des autres espèces. C’est ce qui se montre dans le
fragment suivant, dans lequel Algernon découvre le corps déchiré d’un chien de chasse :
Pour l’essentiel, on le voit, l’organisme des chiens ne diffère pas beaucoup du nôtre.
Le cœur y est, l’intestin et le cerveau y sont, moins fouillis, y sont, bien assez
compliqués comme ça. Et les poumons, le foie, l’estomac, les reins y sont, en lieu et
place, on se débrouillerait. (P, 68)
Chevillard se détourne ici clairement de la lignée philosophique traditionnelle, instaurée par
les rationalistes du XVIIe siècle, et largement répandue dans le monde occidental, selon
laquelle l’homme est le seigneur de la nature, destiné à gouverner et exploiter les autres êtres.
En mettant l’accent sur la grande similitude entre l’organisme humain et l’organisme animal,
l’auteur fait tomber l’homme du piédestal qu’il a érigé pour lui-même, et le réduit à ce qu’il
est en essence : un être physique faisant partie d’une totalité qui le surpasse de loin. Au lieu de
se distancier de sa source naturelle, il serait préférable selon Chevillard que l’homme
reconnaisse qu’il n’est qu’un animal parmi les autres, et qu’il reprenne ainsi sa place dans la
communauté des êtres vivants. L’auteur adhère de cette façon à une tendance littéraire et
philosophique assez récente, selon laquelle l’animal n’est plus l’inférieur de l’homme, mais
un guide compétent, capable de ramener l’homme à la nature. Lucile Desblache le formule
comme suite dans son introduction à l’œuvre collective Bestiaire du roman contemporain
d’expression française :
L’animal, longtemps considéré en opposition aux signes intelligents et intelligibles de
la culture, est en effet actuellement utilisé par celle-ci comme moyen d’expression des
liens qui nous rattachent à la réalité d’autres formes de vie. […] L’animal n’est plus
27
uniquement l’envers de l’humain ; l’idée selon laquelle on est l’un ou l’autre se dissout
au profit de celle selon laquelle on peut être l’un et l’autre, ou l’un par l’autre12
.
L’effacement de la frontière rigide entre l’homme et l’animal se manifeste donc comme un
motif important dans la littérature contemporaine. Cela est surtout du aux développements de
la biologie qui prouvent que l’homme et l’animal, et plus particulièrement les singes
anthropoïdes, possèdent des caractéristiques génétiques, physiologiques, voire
comportementaux relativement proches. C’est ce qui note entre autres Georges Chapouthier
dans son essai « Les limites floues du naturel et du culturel » : « Sur tous les points où
l’homme manifeste ce qui pourrait être une spécificité, il existe des ébauches (le terme
« ébauches » est essentiel) de ces traits dans l’animalité et notamment chez ses proches
parents13
». Dans la suite de son exposé, Chapouthier essaie de donner un bref aperçu des
recherches biologiques récentes, afin de démontrer qu’il existe chez les primates
incontestablement des traits protoculturels, comme la faculté d’utiliser des outils, de respecter
des règles sociales, voire de faire des choix esthétiques. Ces études minent l’idée d’une
coupure absolue entre la nature animale et la culture humaine.
Néanmoins, l’essai de Chapouthier ne nie pas qu’il existe des différences considérables entre
l’humanité et l’animalité. Il s’agit pour lui plutôt de démontrer que la nature et la culture ne
sont pas opposés l’un à l’autre, mais que la culture est au fond la version élaborée de la
nature, qui atteint son paroxysme dans l’espèce humaine : « Animalité et humanité trouvent,
l’un et l’autre, leurs racines dans la nature, et leur prolongement dans la culture ou dans […]
les « protocultures »14
». Les différences entre l’homme et l’animal s’avèrent donc plutôt
quantitatifs que qualitatifs. Durant toute l’histoire, l’homme s’est acharné à révéler la
spécificité humaine, c’est-à-dire les propriétés qui lui permettraient d’élever une barrière
insurmontable entre lui et les autres espèces, afin de démontrer ainsi sa supériorité et de
légitimer sa manière de s’approprier la terre, mais à la lumière des études mentionnées ci-
dessus, toutes ces tentatives se révèlent vaines.
Chevillard s’inscrit clairement dans ce nouveau courant d’idées. Dans son œuvre, il insiste
plusieurs fois sur le fait que l’homme et l’animal sont étroitement liés les uns aux autres,
puisqu’ils trouvent tous les deux leurs racines dans la nature :
12
Lucile Desblache, Bestiaire du roman contemporain d’expression française, p. 11. 13
Georges Chapouthier, « Les limites floues du naturel et du culturel », in : Jean-Claude Nouët et Georges
Chapouthier, Humanité, animalité: quelles frontières?, connaissances et savoirs, Paris, 2006, p. 52. 14
Ibid., p. 61.
28
Comme l’homme, l’orang-outan s’est dégagé du gluant magma cellulaire des premiers
âges où s’attarde encore aujourd’hui la méduse, il s’est forgé une personnalité à force
de mutations, appropriations, éliminations, il a su faire valoir ses choix, imposer son
modèle de société et le préserver au cours de temps de toute influence ou
contamination. (SO, 15)
L’homme et l’animal sont présentés ici comme deux êtres issus d’une même source, mais qui
ont emprunté des voies totalement différentes par après. Là où l’animal a « choisi » de
maintenir son modèle de société originaire, sans ajouter trop d’innovations, l’homme a
continué d’évoluer à un rythme de plus en plus accéléré. Mais, quoique l’humain s’efforce de
prendre de la distance par rapport à l’animal, il ne peut jamais nier qu’il partage une histoire
avec lui. C’est ce que Chevillard souligne dans ses livres, en gommant ainsi chaque trace de la
frontière ancienne entre l’homme et l’animal.
Afin de ridiculiser la manière dont l’humain et l’animal ont été séparé pendant une longue
période, Chevillard les réunit dans son œuvre, en créant un univers fictionnel dans lequel
toutes les barrières sont anéanties, et toutes les espèces se mêlent dans une totalité
désordonnée. C’est ce qui se montre très bien dans Palafox, un livre dans lequel les hommes
prennent souvent des traits animaux, alors que les animaux semblent posséder des propriétés
dites exclusivement humaines, comme la faculté de raisonner, ou d’apprécier une œuvre
d’art :
[…] mais il ne faudrait pas en conclure, ni du fait que son cerveau ne pèse que trois ou
quatre grammes, qu’il [Palafox] demeure fermé au monde de l’art et des idées. Vous
l’avez entendu comme nous discuter la politique économique de Léon Blum et
nuancer de quelques réserves son admiration pour les pamphlets de Léon Bloy. (P,
110-111)
La ligne de séparation s’estompe complètement, de sorte que le lecteur perd ses repères
conventionnels, et qu’il se trouve abandonné dans un paysage inconnu. Parfois, Chevillard
donne l’impression de tendre une perche à son lecteur, mais au moment où le lecteur veut
s’accrocher, l’auteur la retire déjà de nouveau. Le but de l’auteur n’est en effet pas de guider
ses lecteurs, mais de les déstabiliser. C’est pourquoi les personnages de Palafox, aussi bien
« les hommes » que les « animaux », semblent se transformer pendant toute l’histoire, sans
jamais prendre une identité fixe. Prenons l’exemple d’Olympie, la fille chargée des soins de
Palafox :
Mais Olympie arboricole nous épate. Elle est la première en haut. Qui aurait parié sur
elle ? Elle se déplace avec agilité dans l’arbre, et même d’arbres en arbres – le
professeur Cambrelin n’avait pas tort, la classification actuelle des espèces laisse à
29
désirer, beaucoup trop compartimentée, on change dans la vie, on évolue, et comme
l’exocet pourchassé par le congre se sent pousser des ailes, Olympie s’adapte. (P, 109)
Dans ce fragment, la fille maladroite semble se métamorphoser en singe agile, tout en laissant
son humanité derrière elle. Chevillard se moque ici clairement du système de classification
des humains, qui divisent la multitude des êtres en compartiments clairement délimités, sans
tenir compte des transitions entre les différentes classes. Les espèces ne sont pourtant pas des
entités indépendantes, mais des parties d’une totalité plus grande, toutes connectées les unes
aux autres. C’est pourquoi il est impossible de tracer des lignes de démarcation entre les êtres
sans perdre de vue certains de leurs aspects essentiels. La nature se révèle si diversifié, si
complexe qu’elle ne se laisse pas saisir dans un système créé par l’homme. L’idée d’une
frontière rigide entre l’homme et l’animal est donc caduque.
Du hérisson offre un autre exemple de l’effacement de la barrière humain-animal. Dans cette
œuvre, le personnage principal commence à s’identifier de plus en plus avec l’animal
énigmatique qui s’est installé sur son bureau, à tel point que l’un et l’autre semblent devenir
un seul et même être. L’auteur note aussi bien des similitudes sur le plan psychologique,
comme la tendance à se fermer au monde extérieur, que des ressemblances physiques, qui
commencent déjà dès la naissance du personnage : « Une bosse séro-sanguine se forma au
point d’application de la ventouse, hérissée de courts cheveux noirs et dont l’aspect général
n’était pas sans évoquer celui d’un hérisson naïf et globuleux » (DH, 144). L’homme se voit
animalisé, en même temps que l’animal se trouve humanisé.
3.2 Une hiérarchie à rebours
Outre la création des personnages hybrides, mi-homme mi-animal, Chevillard applique aussi
d’autres techniques afin de bouleverser les barrières anciennes. Afin de ridiculiser la manière
dont l’humain tente de se prouver supérieur aux autres espèces, il s’imagine une hiérarchie à
rebours, dans laquelle les humains se trouvent en bas de l’échelle, précédés de loin par les
primates dont la sagesse serait inégalable. Dans Sans l’orang-outan par exemple, Chevillard a
conçu un monde imaginaire dans lequel non pas l’homme, mais l’orang-outan est présenté
comme le noyau de l’univers autour duquel tournent nécessairement les autres êtres vivants.
C’est lui qui assure la cohésion entre tous les éléments indépendants du cosmos. Au moment
où cette instance unificatrice disparaît, lors de la mort des deux derniers orang-outans, chaque
être se rabat sur lui-même, incapable de s’engager encore dans une relation avec quelqu’un
d’autre que son propre « moi ». L’humanité s’effondre complètement, sans que l’homme
30
puisse s’y opposer, malgré toutes les connaissances qu’il a acquises durant son existence. Car
toute l’intelligence humaine n’équivaut pas à la sagesse tranquille de l’orang-outan :
Au vu de nos résultats, à simplement regarder comment le monde a tourné sous notre
règne et ce que nous en avons fait, par cupidité, gabegie, incurie ou toute autre bonne
raison de ce genre que nous nous alléguons ordinairement pour diminuer nos
responsabilités, il se déduit que l’orang-outan était bien mieux que nous l’homme de la
situation. (SO, 172)
Pendant tout le roman, l’auteur fait l’éloge de l’orang-outan, de sa vie pure et simple réglée
sur le rythme de la nature, en anéantissant ainsi l’image de l’homme comme la créature élue,
occupant une position élevée au-dessus des autres êtres. Le développement foudroyant de
l’espèce humaine, souvent avancé par l’homme comme la preuve de son supériorité, est
présenté dans Sans l’orang-outan comme la cause principale de sa déchéance. La glorification
de l’animal va de pair avec l’abaissement de l’homme :
Point d’accélération catastrophique dans le destin de l’orang-outan, nulle logique
funeste à l’œuvre sinon le déclin régulier des forces vitales qui est un phénomène
biologique, il ne complotait pas sa propre extinction comme nous le faisons
sournoisement (bientôt, en vertu des lois de l’évolution, un bras nous poussera dans le
dos pour nous poignarder par traîtrise). (SO, 51-52)
L’homme apparaît dans Sans l’orang-outan comme la plus basse des créatures, puisqu’il ne
cesse de se révolter contre son sort, au lieu de se contenter de ce qu’il a hérité à sa naissance.
L’homme se croit capable de ruser avec les forces universelles, en étendant sa domination sur
la terre entière, mais en fin de compte, dit le narrateur, il sera puni pour son « hubris » envers
les lois naturelles. Chevillard renverse donc la perspective : au lieu d’esquisser l’image
stéréotype de l’homme omnipotent, héros de l’évolution, il le présente comme le maillon le
plus faible dans l’harmonie naturelle, un être indigne, dont la nature aimerait se débarrasser le
plus vite possible. Après la mort de l’orang-outan, son mentor et guide, l’homme se sent
complètement perdu dans le monde, en ne trouvant plus aucun point d’appui fiable. C’est ce
que représente Chevillard de manière très visuelle, en concevant un univers construit sur des
sables mouvants et des marais, dans lequel beaucoup d’humains meurent enlisés ne parvenant
pas à prendre pied sur une surface solide. Mais puisqu’ils ne réussissent plus à donner un sens
à leur vie, ils ne résistent pas à la mort, au contraire, ils l’accueillent chaleureusement.
Chevillard n’hésite pas à pousser jusqu’à l’extrême ce renversement grotesque des rôles. C’est
pourquoi le personnage principal de Sans l’orang-outan, qui se rend compte de son infériorité
par rapport à la grandeur de l’orang-outan, offre sa propre vie en échange de celle des
primates tragiquement disparus: « Mais si la mort me prenait moi plutôt que les orangs-
31
outans, si elle acceptait l’échange! » (SO, 47). A la fin de l’histoire, dans une tentative
désespérée, le personnage principal se met à entraîner quelques humains, en les familiarisant
peu à peu avec le milieu arboricole, dans l’espoir de les transformer finalement en de vrais
orang-outans, et de faire réapparaître ainsi « notre glorieuse civilisation » (SO, 168). Après
l’échec de cette métamorphose, il s’engage dans une expérimentation encore plus audacieuse :
une conception in vitro grâce aux ovocytes et aux spermatozoïdes congelés de Mina et Bagus,
les deux derniers orang-outans, suivi de l’implantation de l’embryon dans l’utérus d’Aloïse, la
petite amie du narrateur. Le livre se termine sur quelques paroles d’espoir du personnage
principal, qui se réjouit déjà de la venue d’ « un fils qui sera aussi notre père à tous » (SO,
187).
Pourtant, il ne faut pas croire que cette stratégie de renversement dans Sans l’orang-outan
découle de la misanthropie totale de Chevillard ; elle n’est pas non plus un jeu littéraire gratuit
et arbitraire. Il s’agit plutôt d’un procédé qui permet à Chevillard d’attirer l’attention du
lecteur sur des situations familières et banales en apparence, mais qui gagnent en intérêt dès
qu’elles se présentent sous une lumière différente. En déformant ce qui semble normal dans la
réalité, comme la hiérarchie des espèces, et en l’agrandissant jusqu’à ce qu’il prende des
proportions excessives, Chevillard essaie de faire sortir ses lecteurs de leur léthargie. Il les
oblige à abandonner les idées fixes largement répandues et de regarder le monde d’un
nouveau point de vue. L’auteur ne prétend pas offrir la vérité ultime, mais il incite à mettre en
question ce qui apparaît évident, en se servant d’un langage loufoque et extravagant. C’est ce
qui remarque aussi Olivier Bessard-Banquy dans Le roman ludique :
Si Chevillard écrit, c’est bien plutôt pour répandre l’indétermination, pour semer le
trouble dans les esprits, conduire l’être vers un point de dépassement ontologique, un
point-limite où il cesserait enfin d’être lui—même pour devenir sa propre
transcendance, une sorte de conscience suraiguë de lui-même15
.
Trop souvent, l’homme regarde le monde sans vraiment le voir. Ce ne sont que les détails qui
se révèlent saisissants ou étonnants puisqu’ils offrent un contraste criant avec leur
environnement, qui ressortent de l’arrière-plan et réussissent de capter l’attention du
spectateur. C’est pourquoi Chevillard s’acharne à transformer le trivial en quelque chose de
d’inhabituel, de renversant, afin de le faire saillir de la masse, et de lui accorder un intérêt
renouvelé. Dans l’œuvre de Chevillard, l’arrière-plan devient ainsi l’avant-plan. C’est
pourquoi l’absurdité et l’extravagance dans Sans l’orang-outan ne portent pas atteinte au
15
Olivier Bessard-Banquy, Le roman ludique, Presses universitaires de Septentrion, Villeneuve d’Ascq Cedex,
2003, p. 138.
32
contenu, mais elles le renforce, en aiguisant la sensibilité du lecteur pour quelques éléments
particuliers de la réalité, dont la frontière présumée entre l’homme et l’animal. Ou pour le dire
de nouveau avec les mots d’Olivier Bessard-Banquy :
Le grotesque ou le loufoque chez Chevillard ne sont que les effets déformants de la
loupe qu’il promène sur le monde. Le renversement des choses dans les romans de
Chevillard permet toujours précisément de faire apparaître l’univers en creux, avec ses
difformités ou ses aberrations16
.
Il semble que chez Chevillard l’essentiel est toujours inséparable de l’incongru. En se servant
de paradoxes fuyants, de contradictions insaisissables ou de renversements dérisoires, il
espère entrer en dialogue critique avec l’univers. Dans cette même logique du renversement,
Chevillard s’imagine dans Préhistoire une histoire à rebours, « partant d’aujourd’hui, en
commençant donc par la fin pour remonter le cours des âges jusqu’aux plus anciens vestiges
connus » (PR, 129), pendant laquelle l’homme se débarrasse peu à peu de tout le luxe superflu
et accablant. Il abandonne progressivement son désir de rationaliser l’univers, en renouant le
contact avec ses racines, pour arriver finalement au point culminant de son évolution, l’état
primitif et pur. De cette façon, l’homme se rapproche de l’animal au lieu de s’en éloigner.
Selon l’auteur, cette histoire à contresens « n’eût pas été plus insensée que l’histoire
véritable » (PR, 130). Il ridiculise donc clairement la conviction partagée par la plupart des
hommes que l’humanité se dirige nécessairement vers un but ultime, une finalité suprême, en
passant à travers des stades de plus en plus avancés et complexes.
L’histoire, affirme l’auteur, n’est rien de plus qu’un enchaînement d’événements aléatoires,
une continuation éternelle d’incidents banales qui ne mènent nulle part : « aucun dessein,
nulle nécessité, rien ne justifie l’Histoire telle que nous pouvons la reconstituer » (PR, 130).
C’est-à-dire que nous ne pouvons pas légitimer nos actes en les plaçant sous le signe d’un
objectif supérieur et transcendant. En inversant l’ordre logique des choses, Chevillard essaie
donc de faire réfléchir le lecteur à l’avenir de l’humanité, en l’encourageant à prendre de la
distance par rapport aux idées reçues, souvent profondément ancrées dans l’homme. Il insiste
sur le fait que si l’histoire humaine se trouve sur une certaine pente, il ne faut pas
obligatoirement se laisser glisser jusqu’au bout sans considérer les conséquences.
La modernité avance avec une vitesse terrifiante, ce qui a des répercussions énorme sur
l’environnement. De plus en plus, le naturel doit céder le passage à l’artificiel. Sans
encourager le retour à un état primitif, Chevillard demande à ses lecteurs de ralentir de temps
16
Ibid., p. 84.
33
en temps, et de se poser la question de savoir si l’homme doit nécessairement se laisser porter
par le courant tourbillonnant de la modernité, en agrandissant ainsi le fossé entre l’homme et
la nature, représentée dans la figure de l’animal. De nouveau, il ne s’agit donc pas d’un
renversement gratuit ici, mais d’une technique littéraire qui permet à l’auteur d’aborder des
questions sociales d’une manière rafraîchissante.
3.3 La corporalité de l’homme
Un dernière méthode utilisée par l’auteur afin de mettre en question la coupure soi-disant
absolue entre l’homme et l’animal, est l’accentuation de la corporalité de l’humain. L’auteur
présente l’homme comme un être matériel, tout comme l’animal, qui se trouve dirigé par une
envie constante de répondre à ses besoins fondamentaux. Puisque dans l’œuvre de Chevillard
le physique et le psychique se révèlent indissociablement liés, l’auteur va clairement à
l’encontre de la conception dualiste de l’homme, conçue par les rationalistes dans le Siècle
des Lumières, selon laquelle l’humain se trouve composé de deux parties distinctes, à savoir
le corps et l’âme. La philosophie de Descartes est à ce propos exemplaire et constitue la base
de nombreuses traditions occidentales encore très visibles de nos jours. D’après Descartes, il
incombe à l’homme de refouler ses instincts les plus bas, si bien que sa raison peut se
développer pleinement, sans être limitée par les contraintes physiques du corps. C’est ce qu’il
explique dans son œuvre célèbre Discours de la méthode, en soulignant que si l’homme
réussit à s’élever au-dessus de sa physicalité, il sera capable d’atteindre un état éclairé. Les
animaux au contraire se trouvent réduits au statut de machine dans ce livre influent, au motif
qu’ils sont des êtres purement physiques, dépourvus d’une âme à l’image de Dieu17
.
Dans l’œuvre de Chevillard au contraire, nous ne retrouvons pas cette distinction rigide entre
l’animalité corporelle et l’humanité spirituelle. Les personnages chevillardiens ne se
présentent pas comme les élus de Dieu, aptes à se détacher de la réalité brute, mais comme
des créatures terrestres issues de la nature, et condamnées à vivre avec les limitations de leur
corps. Ce corps humain se manifeste chez Chevillard comme un fardeau que l’homme est
obligé d’entraîner toute sa vie, et qui entrave la libération totale de son être. C’est ce que nous
voyons par exemple très bien dans Sans l’orang-outan, un livre dans lequel les personnages se
17
René Descartes, Discours de la Méthode, édition publiée sous la direction de Pierre Jacerme, Agora, Paris,
1990.
34
voient tellement accablés sous le poids de leur corps, qu’ils n’arrivent guère à marcher
debout. La gravité les attire constamment vers le bas, en enlevant tout espoir d’évasion :
Le vent peut-être alors nous emportera-t-il ailleurs, loin d’ici ? Mais lorsque nous
consentons à cet éparpillement, il n’en est soudain plus question, au contraire, le sable
s’insinue sous nous vêtements, dans nos cheveux, dans nos poches, notre corps
s’alourdit encore, comme pris dans une gangue de boue, de nouveaux atomes s’y
agrègent qui tiennent au sol par tous leurs crochets. Tels sont les liens puissants qui
nous attachent à ce pays (SO, 67-68).
A plusieurs reprises, les habitants du pays mènent quand-même une tentative désespérée de se
soustraire à la force attractive du sol, en grimpant sur le épaules de quelqu’un d’autre, ou en
se hissant sur de hautes constructions, comme les pyramides. S’ils réussissent ainsi à se
procurer un court instant d’euphorie, ils finissent encore plus déprimés qu’avant lors de le
moment de leur descente obligatoire. En outre, les pyramides commencent à s’écrouler après
un certain temps, incapables de tenir sous le poids de la masse humaine qui s’assemble sur
leur sommet. Même les constructions les plus illustres de l’humanité ne parviennent donc pas
à élever l’homme durablement au-dessus de sa condition misérable.
Une autre méthode par laquelle les personnages essaient de sortir de leur prison quotidienne,
consiste à se livrer entièrement à la jouissance de la sexualité, qui constitue pour eux plutôt un
acte compulsif qu’un véritable gage d’amour. Grâce à l’extase sexuelle, ils se sentent comme
détachés de leur corps pendant l’espace d’une seconde, mais ils ne parviennent jamais à faire
endurer ce sentiment de délivrance. C’est ce que nous pouvons déduire des questions
désespérées que le narrateur se pose : « Mais comment profiter de ce flux impétueux et nous
laisser porter par lui jusqu’aux étoiles ? Comment détourner cette sève plus pressée semble-t-
il de pousser ses racines dans la terre que de fleurir dans le ciel au-dessus de ce bourbier ? »
(DH, 109). Puisque le sexe est un acte lié au corps, à la réalité matérielle, il ne permet pas aux
personnages d’accéder à une dimension spirituelle et cosmique. Bien au contraire, le désir
charnel les confronte de manière constante avec les contraintes de leur condition humaine, en
s’imposant à eux de façon impérieuse. L’idée véhiculée par l’œuvre de Chevillard semble
donc que l’homme n’est pas à même de créer un bonheur perdurable.
Si Chevillard représente le corps humain, il n’hésite pas à en donner une description détaillée,
en se focalisant surtout sur les imperfections et sur les défauts. Dans Du hérisson par exemple,
le personnage principal s’engage à écrire son autobiographie en prenant son corps nu comme
point de départ : « Je dresserai la carte de mes grains de beauté et autres merveilles
dermatologiques sans rien celer de leur forme ni de leur couleur, en tâchant de les localiser le
35
plus précisément possible afin de ne pas égarer le lecteur » (DH, 163). Ce qui est
remarquable, c’est que le narrateur se met à cette tâche difficile dans le but ultime
d’« atteindre à l’universel » (DH, 163). A l’aide de l’ironie, Chevillard réunit ici donc deux
concepts contradictoires, à savoir le temporaire ou le terrestre d’une part, et l’éternel ou le
cosmique d’autre part. De cette manière, il ridiculise le désir ardent de l’homme d’accéder à la
vérité universelle en tant qu’être éphémère et vulnérable.
Sous l’influence de la vision rationaliste sur le corps, la société occidentale a commencé à
dissimuler le plus possible cette partie supposée méprisable de l’homme, en la reléguant à
l’espace privé, de sorte que la physicalité humaine passait tabou dans des textes littéraires. Il
semble que Chevillard veuille ridiculiser cette attitude prude dont nous retrouvons toujours
des traces aujourd’hui, en présentant des passages très explicites aux lecteurs, qui les
confrontent avec les aspects les plus laids du corps humain. Un passage très frappant à ce
propos est celui dans lequel le narrateur de Du hérisson prétend être violé successivement par
un abbé, un évêque, un archevêque, et finalement par le pape en personne :
L’évêque me fit creuser le dos, cambrer les fesses, et l’archevêque alors ouvrit la porte
- solennellement le pape entra, solennellement sodomisa le garçonnet. Quel vigoureux,
vieux monsieur ! Sa main droite agrippait mon épaule, sa man gauche palpait
durement mon scrotum glabre, rose-bleu, tout ridé de froid (DH, 111).
De nouveau, l’auteur rassemble ici deux extrêmes dans une même scène, notamment le désir
corporel dans son expression la plus brute, et la vie spirituelle représentée par quatre autorités
religieuses. La scène se trouve dépeinte dans une langue qui ne laisse rien à l’imagination, qui
se veut même le plus visuel possible, comme en témoigne l’utilisation excessive d’adjectifs
descriptifs. Chevillard a aussi veillé à ce que les opposés soient reliés sur le plan linguistique,
au moyen de l’allitération dans « solennellement sodomisa ». L’auteur fait d’ailleurs
amplement usage des techniques rhétoriques dans le passage entier, qui gagne de cette façon
en théâtralité. Outre les jeux sonores comme l’allitération et l’assonance, nous remarquons
aussi la répétition de « solennellement » et l’enjambement significatif après « porte ». Le
contraste criant entre le style emphatique et le contenu grossier renforce l’ironie. Car ce que
l’auteur veut surtout atteindre avec ce passage audacieux, c’est de mettre en relief le ridicule
de la situation dans laquelle se trouve l’humain, qui s’érige d’une part en maître de la planète,
fermement convaincu d’avoir le monopole de la vérité, mais qui se montre d’autre part un être
vulnérable, incapable de manier son propre corps. En choisissant quatre membres du clergé
comme les acteurs principaux de son petit drame, il semble vouloir insister sur le fait que
36
même ceux qui prétendent avoir accès à l’éternité, n’échappent pas aux limitations de la vie
terrestre.
L’auteur présente l’homme donc comme un animal parmi les autres, sans nier cependant qu’il
possède des particularités à lui. S’il se trouve une frontière entre l’homme et l’animal chez
Chevillard, il ne s’agit pas d’une frontière horizontale, comme celle établie par Descartes, qui
sépare l’espèce humaine toute-puissante des autres créatures considérées comme inférieures,
mais d’une frontière verticale entre deux êtres équivalents. Car, tout comme l’animal,
l’homme fait partie du cycle éternel de la vie, dans lequel la régénération et la dégradation se
suivent infiniment, sans qu’il se présente jamais une occasion de s’en échapper. Chevillard
invite ses lecteurs à accepter cette vérité, plutôt que de se bercer de vaines illusions. Puisque
l’auteur est convaincu que tout est éphémère, il se montre aussi très modeste sur ce que la
littérature est capable de réaliser. C’est ce que nous remarquons dans le fragment suivant de
Du hérisson :
Non, l’ambitieux qui entend faire date et qui a les sens de la longueur du temps sait
aussi que l’immortalité conquise par l’œuvre d’art ou de science est une illusion qui se
dissipe au bout de quelques siècles mais que s’il parvient à susciter un engouement
pour ses ossements, alors il fossilera dans la mémoire des hommes […]
Quelque grand que soit le talent de l’auteur, il ne sera jamais à même de créer une œuvre à
valeur éternelle d’après Chevillard. Car, puisque chaque texte est lié à un cadre spatio-
temporel spécifique, il reflète de manière explicite ou implicite les idées courantes de son
époque, si bien qu’il ne peut jamais toucher à l’essence de l’existence. Ce qui se manifeste
comme une vérité incontestable de nos jours, sera considéré comme entièrement dépassé dans
quelques siècles. La chute succède immanquablement à l’ascension, à la fois sur plan
matériel, que sur le plan idéologique. C’est ce qui explique la fascination de l’auteur pour les
ossements humains qui d’une manière ou d’une autre ont su survivre à l’épreuve du temps,
qui ont contourné les lois de la nature pour devenir des objets d’étude pour les générations
suivantes. Ces squelettes humains ont réussi là où la littérature a échoué : insensibles aux
modes et aux tendances, ils constituent les témoins silencieux et énigmatiques de la réalité
telle qu’elle est, du principe même de la vie. Car, contrairement à la raison qui est le maître de
l’apparence, le corps n’est pas capable de tromperie, mais il se montre toujours exactement
comme il est.
37
Deuxième partie
La réalité versus la littérature
38
1 La réalité insaisissable
Comme nous l’avons déjà vu, Chevillard n’hésite pas à référer à des problématiques actuelles
dans son œuvre. Plutôt que de faire de ses livres des îlots langagiers, isolés du monde réel, il
puise pour chaque texte dans la réalité qui l’entoure, en s’intéressant le plus souvent à ce qui
est considéré comme banal et pas digne d’intérêt. En extrayant des choses censées
insignifiantes de la réalité prolifère, il désire modifier la conception de l’homme sur le monde,
et le contraindre à remettre en cause ce qu’il pensait connaître déjà. C’est ce qu’ affirme
Chevillard entre autres dans Du hérisson :
La plus pâle anecdote, l’événement le plus anodin, repris par la littérature, en
changeant ainsi d’ordre de réalité procurent à l’esprit sensible des émotions plus vives
que ne le ferait le récit d’une aventure extraordinaire, laquelle au contraire pâtit
inévitablement de sa transposition littéraire. (DH, 69)
Bien que Chevillard se fonde sur la réalité concrète pour composer son œuvre, il ne se veut
pas un écrivain réaliste qui se contente de redoubler le réel. Au contraire, il semble
constamment à la recherche de moyens qui lui permettent de se libérer du poids de la réalité,
et d’emprunter des voies nouvelles et enrichissantes. Le réel sert à l’auteur de matériel de
départ, mais ne constitue pas l’objectif principal du processus d’écriture. Pour Chevillard, la
littérature se révèle le lieu de la liberté par excellence, le seul endroit où l’homme est capable
de se défaire des contraintes et des conventions qui sont introduites dans la société humaine
au cours des siècles. C’est pourquoi l’auteur se montre fasciné par la Préhistoire dans son
œuvre, une époque pure et innocente dans laquelle rien n’est encore fixé, et tout semble
possible. Plusieurs fois, Chevillard s’exprime de manière méprisante sur la littérature du
discours dominant qui ne s’occupe que de la représentation du réel : « Reproduire, c’est
admettre, c’est donc se soumettre, c’est accepter de suivre avec les mouches coprophages les
troupeaux de rennes dans toutes leurs migrations » (PR, 117).
L’homme se montre le seul être capable de rêver, de se détacher de la réalité telle que nous la
voyons, et de se construire un univers imaginaire entièrement nouveau. Cette capacité
l’empêche de se coincer dans des habitudes anciennes, en lui permettant de planifier l’avenir,
d’affronter de nouveaux défis. C’est aussi grâce à cette faculté imaginative que l’homme se
trouve apte à mettre en question ses propres convictions, à condition cependant qu’il ose
s’ouvrir à l’inconnu. D’après Chevillard, il appartient à l’écrivain d’inciter ses lecteurs à une
39
attitude de doute et de scepticisme constant. C’est ce qu’il affirme entre autres dans un
entretien avec Mathieu Larnaudie publié dans Devenirs du roman :
Je reproche depuis longtemps au roman de s’inscrire dans l’espace idéal du songe en
se conformant pourtant au principe de réalité, alors que nous tenons avec la littérature
l’occasion de formuler des hypothèses divergentes, de faire des expériences,
d’éprouver de nouvelles façons d’être18
.
Chevillard se révolte contre une littérature servile, qui se conforme à l’ordre des choses. Non
seulement il ne croit pas qu’une telle littérature puisse apporter quelque chose de fondamental
au lecteur, mais il insiste aussi sur l’impossibilité de saisir la réalité complexe et foisonnante
dans une œuvre littéraire. Le monde constitue une totalité si versatile, et si diversifiée, que sa
représentation ne peut que se révéler décevante. C’est ce que constate le personnage principal
dans Oreille Rouge qui s’est imposé la tâche d’écrire le poème ultime pendant son séjour au
Mali, capable de résumer dans quelques lignes l’essence de l’Afrique. Mais même après de
nombreuses tentatives, il ne se trouve pas plus proche de son but qu’avant. Et Chevillard, qui
se situe en tant que narrateur omniscient loin au-dessus de son personnage, semble observer
avec une joie maligne la naïveté d’Oreille Rouge, qui se consacre de manière acharnée à sa
mission irréalisable : « Or même si les mots de son poème étaient faits d’étoupe ou d’éponge,
ils ne sauraient pourtant contenir le grand fleuve ni rien en absorber qu’un pipi de capitaine
peut-être » (OR, 118).
Même un auteur extrêmement doué ne peut pas prétendre que son œuvre égale la réalité. Car
un mot reste toujours ce qu’il est en essence : un signe linguistique séparé par un fossé
infranchissable de l’élément concret auquel il est censé référer. C’est au moins ce qui semble
être la conviction de Chevillard. Nous retrouvons cette tension entre la réalité évoquée d’une
part et la création littéraire d’autre part aussi très clairement dans Du hérisson. Dans cette
œuvre, l’auteur s’amuse à plusieurs reprises à pasticher le discours scientifique, en se
moquant ainsi de l’acharnement humain à mettre en mots l’indescriptible. Il réfère
régulièrement à deux scientifiques fictifs, soi-disant spécialistes en biologie, le professeur
Zeiger et le professeur Opole, qui ont tous les deux mené une enquête détaillée sur le
comportement de le hérisson, mais qui sont parvenus à des conclusions bien divergentes.
C’est ce qui devient clair dans le fragment suivant, qui traite sur le développement des
piquants chez les hérissons nouveau-nés :
18
Eric Chevillard, « Des Crabes, des anges et des monstres », entretien avec Mathieu Larnaudie, in : Devenirs du
roman, Editions Inculte, Paris, 2007, URL : http://www.eric-chevillard.net/e_descrabesdesanges.php.
40
Leurs piquants mous et blancs sont alors recouverts d’une peau fine. Après trois jours
ceux-ci s’allongent et durcissent, selon le professeur Zeiger ; selon le professeur
Opole, c’est une deuxième série de piquants annelés, sombres et clairs, qui pousse à ce
moment-là. Je n’ai pas d’avis sur la question […] (DH, 49).
Même après une étude précise, les deux professeurs n’arrivent pas à un consensus satisfaisant
sur le cas de le hérisson. Chevillard souligne ainsi de manière ironique qu’il est au fond
impossible de fixer en mots la signification de la réalité concrète, puisque le réel est toujours
pluriel dans ses vérités. L’homme ne sera jamais capable de créer une œuvre scientifique ou
littéraire ultime qui présente une image exhaustive du monde. S’il décrit un aspect de la
réalité, l’auteur élimine en même temps une multitude d’autres descriptions possibles, de sorte
que la réalité se trouve réduite à une copie fade et beaucoup moins riche que l’original. En
représentant le monde, l’homme l’appauvrit nécessairement. C’est pourquoi Chevillard
manifeste une attitude ambiguë par rapport à la figure du scientifique, comme en témoigne la
citation suivante :
Le personnage du scientifique ou du savant qui développe une connaissance, une
compétence dans un domaine spécifique, ultra pointu, m'inspire beaucoup de
sympathie et en même temps il m'apparaît assez pathétique, clownesque, dérisoire. Ce
mélange d'arrogance et de naïveté fait de lui un représentant parfait de l'espèce
humaine dans son rapport au monde19
.
La volonté humaine de prendre prise sur la réalité en la nommant, semble à Chevillard à la
fois compréhensible et complètement ridicule. Ainsi l’abondance de passages (pseudo-)
scientifiques dans l’œuvre de Chevillard semble reposer à la fois sur un désir de représenter et
d’analyser le monde, qui est un désir sommeillant en chaque humain, et sur une envie de
révéler la vanité d’une telle entreprise encyclopédiste. C’est ce qui remarque aussi Isabelle
Rabadi dans son essai « Palafox & CIE… : l’animal dans l’écriture romanesque d’Eric
Chevillard » : « Certes, les fictions véhiculent du savoir et l’exposent, mais, dans le même
temps, elles le minent et le fragilisent jusqu’à le rendre inefficace en termes scientifiques afin,
à terme, d’accéder à la poésie20
».
Le but final de Chevillard semble en effet « d’accéder à la poésie ». Au lieu de copier le réel
de manière docile, Chevillard l’estime plus intéressant de créer un univers fictionnel qui se
développe selon sa propre logique poétique. Puisque la littérature s’avère la seule partie de la
réalité que l’homme peut saisir, l’auteur s’acharne contre elle, en jouant avec les structures
19
Eric Chevillard, « Questions de Préhistoire », op.cit. 20
Isabella Rabadi, « Palafox & Cie… : l’animal dans l’écriture romanesque d’Eric Chevillard », in : Desblache,
Lucile, Ecrire l’animal aujourd’hui, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont Ferrand, 2006, p. 111.
41
conventionnelles profondément enracinées dans l’esprit humain. En combinant des mots et
des phrases d’une manière atypique, il espère créer les conditions favorables à ce qu’il se
produise quelque chose d’inattendu dans le texte, capable de secouer le lecteur sommeillant.
Si la littérature constitue la grille à travers laquelle l’homme contemple le monde, l’auteur
peut modifier la conception du lecteur en bouleversant les fondements littéraires. C’est ce
qu’affirme Chevillard dans l’entretien avec Mathieu Larnaudi :
Une métaphore réussie change notre rapport au réel comme si nous étions soudain doté
d’une antenne de plus. L’humour aussi court-circuite les connexions les mieux
établies, éloigne ou rapproche deux choses qui semblaient installées dans un rapport
immuable et définitif, augmente ou réduit la distance qui les séparait, il remet en cause
tous les états de faits, il produit de nécessaires catastrophes21
.
Chevillard apparaît donc comme un écrivain à deux visages. D’une part il se montre un artiste
de style, désireux d’explorer les frontières de la langue, mais d’autre part il se présente aussi
comme un auteur engagé, qui n’écrit que dans l’espoir de produire des effets en dehors du
domaine langagier. Un roman de Chevillard constitue beaucoup plus qu’un jeu linguistique de
la langue sur elle-même. Il est au contraire l’œuvre d’un auteur qui se rend compte qu’il ne
dispose pas des moyens appropriés de changer le monde de manière directe, et qui se décide
par conséquent à accéder à la réalité à travers le détour de la littérature. En s’opposant aux
formes conventionnelles qui tendent à s’imposer dans un texte romanesque, l’auteur porte
atteinte au prisme à travers lequel le lecteur voit le monde, de sorte que celui-ci se voit
contraint de reconsidérer son point de vue. C’est au moins ce que Chevillard désire atteindre à
l’aide de ses romans, tout en gardant quand-même une attitude modeste, comme en témoigne
la citation suivante tirée d’un entretien avec Olivier Bessard-Banquy :
J’espère toujours un peu, après avoir fini un livre, qu’il va se produire un effet de
retour dans le réel. Je me frotte les mains. Je ris tout seul. Je prends des airs louches.
Tout va sauter, je me dis. J’attends quelques jours. Puis, comme rien ne se passe, je
commence un nouveau livre22
.
En guise de conclusion de cette partie, nous pouvons dire que Chevillard ne privilégie dans
son œuvre ni l’univers de la langue, nie l’univers du réel. Il se rend compte au contraire que
les deux sont indissociablement liés, et qu’un texte littéraire ne peut pas se focaliser sur l’un,
sans prendre aussi en considération l’autre. La littérature ne vaut rien sans la réalité concrète
dont elle se nourrit, tout comme la réalité n’est rien sans la littérature qui permet de
21
Eric Chevillard, « Des Crabes, des anges et des monstres », op.cit. 22
Eric Chevillard, « Écrire pour contre-attaquer », entretien avec Olivier Bessard-Banquy, in : Europe, n° 868-869, août-septembre 2001. URL : http://www.eric-chevillard.net/e_ecrirepourcontreattaquer.php.
42
l’interpréter, et de la donner un sens. Dans les chapitres qui suivent, nous nous penchons plus
en détail sur ces deux aspects cruciaux de l’œuvre chevillardien : la fascination pour la langue
d’une part, et le désir de changer la réalité d’autre part, tout en gardant l’animal comme point
de départ de notre discours. Cependant, il faut remarquer qu’il s’agit d’une distinction plutôt
artificielle, puisque dans l’œuvre de Chevillard, nous l’avons dit, le réel et la langue se
fondent dans une totalité disparate.
2 Le combat contre le cliché
2.1 Les jeux de langue
Comme nous l’avons déjà remarqué, le combat contre la forme figée constitue un aspect très
important dans l’œuvre chevillardien, à tel point qu’il se présente comme le catalyseur même
du processus d’écriture. En se heurtant à cette barrière à première vue infranchissable de la
langue constituée, l’auteur se voit incité à trouver des moyens qui permettent de la contourner.
Il s’agit d’un empêchement que l’écrivain retourne en énergie. Ou pour le dire avec les mots
d’Olivier Bessard-Banquy dans son essai « La rhétorique du loufoque » : « Le travail du
cliché est bien au fondement du travail poétique de Chevillard, car le stéréotype dans son
esprit est bien plus qu’un truisme, c’est un véritable corset qui empêche l’imaginaire de se
déployer, c’est une voie sans issue sur le chemin de l’inventivité23
». Selon Chevillard, la
meilleure manière de traiter avec le poids d’une littérature conventionnelle, est de l’attaquer
de l’intérieur, en suivant jusqu’à un certain point les règles préétablies, pour s’en distancier
clairement par après. C’est un jeu constant de rapprochement et de distanciation qui s’opère.
Chevillard est conscient que son rêve ultime, la création d’un livre ex nihilo, est irréalisable,
puisque chaque œuvre littéraire se trouve héritière d’une autre, et que l’intertextualité est
partout. C’est pourquoi il décide de ne pas tenter d’éviter la confrontation avec le cliché, mais
de l’affronter de manière consciente. Par la distorsion et la réfraction des images stéréotypées,
et par un recours presque constant à l’ironie, il attire l’attention du lecteur sur le caractère
cliché des certaines expressions qui hantent notre langage. Chevillard incite ses lecteurs à
regarder avec des yeux neufs les formes conventionnelles qui sont toujours passées inaperçues
23
Olivier Bessard-Banquy, « La rhétorique du loufoque », in : Jean-Pierre Mourey et Jean-Bernard Vray
(dir.), Figures du loufoque à la fin du XX° siècle – Arts et littérature, Publications de l’Université de Saint-
Étienne, 2003, p. 152.
43
auparavant. C’est ce que nous voyons très bien dans le fragment suivant, issu de Palafox, qui
décrit le chaos au moment de la destruction du salon d’Algernon par Palafox :
Le désordre est indescriptible – il suffit d’avoir survolé deux livres pour savoir que
cette formule annonce un état des lieux rigoureux, avec inventaire des objets brisés ou
dispersés et reportage à chaud sur les mouvements de la foule : Palafox court sur la
langue table du buffet, jardine dans les saladiers, goûte à tous les plats, à tous les
bouquets […] (P, 175)
L’auteur met en relief ici une petite phrase beaucoup utilisée dans des textes romanesques ou
journalistiques : « Le désordre est indescriptible ». Il s’agit d’une combinaison de mots assez
figée, qui s’impose presque de manière automatique à l’auteur, dès le moment qu’il se met à
décrire une situation chaotique. En se focalisant sur cette phrase particulière, l’auteur veut
encourager le lecteur à sortir de ce schème récurrent, et de se débarrasser du poids accablant
de l’expression stéréotypée qui dirige notre façon de penser. Chevillard désire rendre visible
la manière dont nous sommes tenus en captivité par la langue que nous utilisons, et nous
appeler en même temps à la résistance.
Mais où se trouve l’animal dans tout cela ? Nous avons déjà vu que l’auteur réfère plusieurs
fois à l’animal réel et concret, dont le mode de vie s’oppose radicalement à celui choisi par
l’humain. Mais les hérissons, les éléphants ou les taupes qui foisonnent dans l’œuvre de
Chevillard, ne sont pas seulement les représentants d’une réalité extra-littéraire, mais ils
constituent aussi, et peut-être surtout, des mots qui font partie d’un système de langue, et qui
entraînent par conséquent toute une série d’associations sonores et sémantiques. Ils se
présentent comme des phénomènes d’écriture, qui sont nés sous la plume de l’auteur et
continuent à évoluer par après, emportés par le courant irrésistible des associations. A partir
de ces « mots animaux », l’auteur explore les possibilités de langue, tout en s’efforçant de ne
jamais tomber dans le piège de l’association facile et conventionnelle.
Nous retrouvons un exemple marquant de ce pouvoir associatif de la langue dans Du hérisson.
« Le hérisson naïf et globuleux » qui joue un rôle primordial dans ce roman, se montre
beaucoup moins la représentation d’un animal concret, que la combinaison de mots qui met en
mouvement la chaîne des associations. Par sa sonorité, sa forme, et son appartenance à un
certain champ sémantique, cette collocation évoque d’autres mots et d’autres phrases, en
incitant l’auteur à continuer son écriture. L’animal se tourne dans ce roman en matériau
poétique. Regardons un exemple de ce jeu linguistique constant : « Niglo, c’est en effet le
44
nom que les Gitans donnent au hérisson naïf et globuleux – une contraction-fusion de naïf et
de globuleux, je suppose, avec les lettres réservées ils en font un mets fabuleux » (DH, 169).
Dans Du hérisson, Chevillard se lance donc dans une aventure littéraire qui l’amène de
digression en digression, mais qui continue de circuler autour du point central de l’histoire : le
hérisson. Il s’agit d’un roman qui ne prend pas la réalité concrète comme point de départ,
mais la langue elle-même. C’est ce que Chevillard affirme aussi:
C’est aussi pourquoi Du hérisson est celui de mes livres que je préfère. Il s’approche
de ce livre sur rien qui est un vrai fantasme d’écrivain depuis Flaubert. Un livre sans
matériau qui déroule sa propre logique poétique, s’autoproduit et se déploie dans
l’espace mental de la langue, sans avoir nullement besoin de recourir aux vieilles
ficelles du récit pour tenir24
.
Chevillard essaie d’orienter son œuvre vers cet idéal d’un roman qui s’écrit en quelque sorte
lui-même, entraînant à la fois l’auteur et le lecteur dans son tourbillon lexical. Mais, comme
nous pouvons le déduire de cette citation, l’auteur est quand-même conscient de
l’impossibilité de composer un livre entièrement autonome, qui ne se trouve en aucune façon
tributaire d’un autre texte. Le rêve d’un « livre sur rien » qui ne s’épanouit que dans l’espace
littéraire créé par lui-même, se trouve complètement hors d’atteinte. C’est pourquoi Du
hérisson, outre de constituer un délire verbal, se montre aussi le récit d’un combat acharné
contre la domination de l’expression constituée, contre le règne du conventionnel. Au lieu de
se soumettre à l’influence du cliché, Chevillard semble l’utiliser comme un point de
lancement à partir duquel l’auteur peut prendre son élan, et laisser libre cours à son
imagination. Des expressions lourdes et figées comme « le hérisson naïf et globuleux »
deviennent la source d’où peut découler quelque chose de rafraîchissant et de surprenant.
Puisque l’œuvre de Chevillard n’est donc pas composée selon les règles conventionnelles de
la littérature, mais selon une logique pervertie, il requiert une position de lecture différente. Si
le lecteur se met à lire dans Du hérisson comme dans un roman traditionnel, dans l’attente de
découvrir une histoire qui s’évertue à clarifier des situations réelles dans un langage claire et
sans ambiguïté, le livre restera à jamais impénétrable pour lui. L’œuvre chevillardien
s’adresse plutôt à ceux qui y voient une occasion de laisser le réel derrière eux, et d’accéder à
un univers nouveau où de nouvelles expériences de conscience peuvent être éprouvées. Dans
Du hérisson, Chevillard consacre un passage à son irritation à l’égard de l’attitude du lecteur
traditionnel, qu’il compare avec un « boxeur poids lourd » (DH, 79), incapable de saisir les
24
Eric Chevillard, « Cheviller au corps », op.cit.
45
changements subtils que l’auteur apporte aux formes stéréotypées : « C’est à peine si je
déplace une chose de quelques millimètres pour en éprouver le poids et voir quelle trace elle
laisse dans la poussière, déjà il a cet air stupide » (DH, 79).
L’auteur se voit contraint d’expliquer à ce « boxeur » des jeux de langue tels « le paon se
marie à l’église » et « le canari n’a pas touché au blanc de son œuf » (DH, 79), de sorte que
ces formules dépassent leur but initial, qui est de libérer le texte de la pesanteur du réel : « La
formule nous avait affranchis de la réalité. L’explication nous y ramène, attachés à un bâton
par les poignets et les chevilles » (DH, 81). La littérature de Chevillard ne veut en effet pas
clarifier le réel, mais l’obscurcir, c’est-à-dire qu’elle n’offre pas des interprétations toutes
faites, mais qu’elle incite le lecteur à aller lui-même à la recherche d’une signification
intéressante. Puisque Chevillard présente des images dont la logique se trouve profondément
modifiée, ou poussée à l’extrême, il n’est pas toujours facile de leur donner un sens. Mais si
l’auteur dévoilait le mystère, en fixant ainsi une signification unique et obligatoire, l’œuvre
chevillardien se révèlerait beaucoup moins riche. Afin de pouvoir pénétrer dans les livres de
Chevillard, le lecteur doit donc oser s’ouvrir à l’inconnu.
Dans le tourbillon d’images qui constitue Du hérisson, l’animal joue clairement un rôle
important. Outre que l’antagoniste du personnage principal se révèle un hérisson, le livre
fourmille aussi de nombreux autres animaux, de toutes sortes et de toutes espèces, qui sont
convoqués dans la composition d’un univers exceptionnel. Avec une gourmandise descriptive
énorme, l’auteur s’étend sur la figure de l’animal dans une multitude de digressions ludiques.
Mais Du hérisson ne constitue pas une exception dans l’œuvre de Chevillard. Nous
retrouvons cette même fascination pour le monde animal dans tous les autres livres de
l’auteur. Il s’agit souvent de petites anecdotes indépendantes du reste de l’histoire, qui se
trouvent présentées comme des dictons sages, comme des vérités incontestables : « Rien ne
vaut un chameau pour transporter un dromadaire, encastré entre ses bosses, sinon ce même
dromadaire pour transporter ce chameau » (DH, 182). L’auteur part de quelque chose de
connu, pour s’engager par après dans une voie inattendue, dans le but de dérouter le lecteur.
Afin de produire un effet d’aliénation, il se sert fréquemment de la technique du
renversement : « certaines branches imitent des serpents pour décourager les bûcherons, dans
lesquelles s’enroulent de gros serpents qui affectent l’aspect de branches pour tromper les
chasseurs » (OR, 124).
46
Plutôt que de peindre le monde tel qu’il est, Chevillard préfère créer un ordre de réalité
différent et surprenant, en se livrant à sa passion pour la langue. Dans l’univers chevillardien,
des vérités nouvelles se substituent aux vérités anciennes et soi-disant indiscutables, qui se
trouvent souvent ridiculisées à l’aide de l’ironie. Chevillard résume cette conception de la
littérature de façon très claire dans le fragment suivant de Du hérisson :
Ecrire, je croyais que c’était cela pourtant, précipiter le monde dans une formule, tenir
le monde dans une formule, court-circuiter les hiérarchies, les généalogies, ce faisant
produire des éclairs, recenser les analogies en refusant la comparaison trop facile du
hérisson naïf et globuleux et de la châtaigne dans sa bogue malgré la tentation
permanent et sa démangeaison insupportable, créer du réel ainsi en modifiant le
rapport convenu entre les choses ou les êtres, élargir le champ de la conscience, en
somme, au lieu de le restreindre à nos préoccupations d’amour et de mort ou comment
se porte mon corps ce matin (DH, 79-80) ?
A travers les mots du personnage principal, un écrivain aussi, l’auteur fait ici une déclaration
nette sur ce qui constitue pour lui l’enjeu de la littérature. Il révèle les fondements sur lesquels
il a choisi de bâtir son œuvre. Selon Chevillard, la littérature a en effet une fonction
importante qui consiste à libérer l’esprit humain de schémas de pensée rigides, et à prémunir
l’individu contre l’influence étouffante des « grandes idées ». Puisque le monde existe pour
nous dans la fiction de la langue, il faut changer la littérature pour pouvoir toucher à la réalité.
2.2 L’intertextualité, un jeu à différents niveaux
La lutte de Chevillard contre la dominance du cliché se situe sur trois niveaux intertextuels
différents, qui se trouvent néanmoins étroitement liés. Le niveau le plus bas consiste en le
dérèglement de la logique interne des collocations figées, comme nous l’avons discuté dans le
chapitre précédent. Il s’agit de jeux sonores et sémantiques qui veulent mettre en relief le
caractère conventionnel de la langue. A un niveau plus élevé, Chevillard s’amuse à parodier
de différents discours connus, comme le discours scientifique, le discours religieux, le
discours de voyage et même le discours culinaire. Ces parodies ne couvrent parfois que
quelques lignes, mais elles peuvent aussi s’étendre sur plusieurs pages. Regardons en guise
d’exemple le passage suivant de Palafox :
Plumez Palafox pendant qu’il est encore tiède, ainsi commence la lettre de la générale,
sans ambages. Coupez nageoires et queue. Couchez-le ensuite sur le dose et incisez le
dessous du croupion. Enlevez la vessie natatoire, les intestins et autres viscères en
prenant garde de ne pas crever la poche à fiel. Retournez-le sur le ventre, tranchez le
cou, échaudez les pattes pour retirer la peau. Puis désossez, parez, farcissez de pain
aillé, arrosez de saindoux, et braisez (P, 151).
47
Ce fragment est issu d’une énumération de techniques culinaires beaucoup plus longue
encore, mais il illustre déjà clairement la méthode appliquée par l’auteur afin de démonter les
structures constitutives d’un discours particulier. D’abord, l’auteur met ses lecteurs à l’aise, en
se servant d’un langage spécifique et très reconnaissable, qui se laisse facilement inscrire dans
un cadre préétabli, mais au fur et à mesure que le passage progresse, il pousse de plus en plus
à l’extrême la logique qui l’habite, jusqu’à ce que le lecteur se trouve entièrement dérouté. A
travers le comique de l’excès, le texte cesse de référer à une réalité extralinguistique, pour
devenir autoréférentiel. Les livres de Chevillard sont tous parsemés de passages similaires,
issus de différents champs disciplinaires, et tous dotés d’un jargon spécifique, comme si
l’auteur s’efforce d’intégrer tous les domaines linguistiques dans son œuvre, pour ensuite
détraquer un à un leur mécanisme intérieur. De nouveau, il apparaît ici que c’est l’animal qui
déclenche la chaîne d’associations, et qui entraîne à la fois l’auteur et le lecteur à travers
l’univers langagier.
Le plus haut niveau intertextuel constitue finalement le niveau de l’auto-ironie. Tous les livres
de Chevillard se présentent en effet comme des romans - le marque « roman » est toujours
visiblement présent sur la couverture -, mais ils s’évertuent en même temps à miner les
principes de base du genre romanesque. D’une part, l’auteur s’acharne contre le caractère
référentiel du roman traditionnel, qui se conforme selon lui trop souvent à la réalité telle qu’il
est, d’autre part il ridiculise la représentation de la littérature romanesque comme un moyen
d’expression, capable de refléter les émotions profondes de l’auteur : « Aujourd’hui, c’est
autre chose, l’écrivain sort ses tripes les met sur la table (huit mètres), si vous êtes grand vous
aurez peut-être la chance le voir derrière ce tas d’entrailles, dressé sur la pointe des pieds, qui
agit la main et se montre du doigt » (DH, 74). Chevillard exprime ici de manière ironique son
mépris profond à l’égard de la littérature expressive, parce que d’après lui, un auteur qui met
ses propres sentiments au centre de son roman, contraint ses lecteurs à faire face une
deuxième fois à la détresse de la condition humaine qui les accable déjà. Au lieu de faire
usage de son talent littéraire pour créer un rare moment de liberté, l’écrivain romantique
reproduit sans cesse l’emprisonnement quotidien de l’homme. Les livres de Chevillard au
contraire se veulent surtout des antiromans, puisqu’ils s’emparent de toutes les conventions
romanesques dans le seul but de les pouvoir bouleverser par après.
L’œuvre chevillardien est donc clairement doté d’un fort degré d’autoréflexivité, ce qui se
montre aussi dans le choix de ses personnages principaux, qui s’avèrent presque tous des
écrivains. La présence de ces narrateurs-personnages permet à l’auteur non seulement de
48
mettre en question les fondements du roman, mais aussi de formuler sa vision personnelle sur
ce qui doit constituer le projet romanesque. Même si tous les narrateurs dans l’œuvre de
Chevillard ont une personnalité plus ou moins élaborée, ils semblent moins conçus comme
des figures d’auteurs concrètes, que comme des porteurs d’idées relatives à l’écriture et au
roman. C’est ce qui affirme aussi René Audet dans son essai « Et si la littérature… ? » :
Ce qui paraît s’imposer chez Chevillard, ce n’est pas tant l’établissement d’un
positionnement de ces auteurs représentés que la démonstration forte que la littérature
peut se saisir comme un discours, et par là même que ce discours peut être modelé,
construit, détourné. L’auteur chevillardien, en somme, est peut-être un acteur, mais il
reste d’abord et avant tout la résultante d’un propos sur la littérature25
.
Néanmoins, il ne faut pas considérer ces écrivains comme les porte-paroles de Chevillard,
créés pour transmettre les idées et les convictions de l’auteur, mais plutôt comme des
structures linguistiques qui se développent en grande partie selon les règles associatives de la
langue, si bien qu’ils ne peuvent jamais coïncider parfaitement avec leur créateur. Ils ne
forment qu’un point stable autour duquel l’auteur peut organiser son discours sur la littérature.
En outre, la mise en scène de ces narrateurs fictionnels permet à l’auteur de brouiller les
frontières entre la création littéraire et la réalité concrète, à l’aide des figures de style comme
le métalepse. De cette façon, il rompt l’illusion fictionnelle, en attirant l’attention de ses
lecteurs sur la langue elle-même.
Outre l’intertextualité implicite, qui apparaît partout dans l’œuvre chevillardien, l’auteur
intègre aussi quelques passages qui renvoient de manière explicite à un autre livre scientifique
ou littéraire. Grâce à l’intégration de ces citations dans ses romans, l’auteur a l’occasion de
saper les présupposés qui sous-tendent l’œuvre des écrivains sélectionnés. C’est surtout dans
Du hérisson que ce procédé se trouve appliqué. Chevillard insère entre autres des fragments
de L’Histoire naturelle du compte de Buffon, qu’il commente à la manière cocasse qui lui est
propre, en raillant l’acharnement du scientifique à saisir dans son œuvre toute la connaissance
de l’époque dans le domaine des sciences naturelles. (Rappelons à ce propos le nom de
famille du propriétaire de Palafox, à savoir Buffoon, ce qui semble référer à la fois au célèbre
naturaliste et au mot anglais pour un clown, un idiote) Chevillard cite aussi un passage du
bestiaire de Pierre de Beauvais, un auteur français du XIIIe siècle, et des fragments de Le
Songe et La Tempête, deux pièces de théâtres de William Shakespeare. Ces œuvres n’ont rien
en commun, sinon qu’elles se servent de métaphores animales afin de décrire les vices de
25
René Audet, « Et si la littérature… ? », in : Roman 20-50, Revue d’étude du roman du XXe siècle, n°46,
décembre 2008, p. 25.
49
l’humanité, en réduisant ainsi des créatures vivantes aux abstractions vagues. Le hérisson par
exemple se trouve dépeint comme l’incarnation même du Mal, tant par de Beauvais que par
Shakespeare. Penchons-nous sur le fragment de Pierre de Beauvais, qui se trouve accompagné
du commentaire du narrateur :
Toi, chrétien, homme de Dieu, prends garde au hérisson naïf et globuleux, c'est-à-dire
au diable, qui est couvert d’épines et qui est toujours prêt à te tendre un piège, car le
souci des biens de ce monde et le souci des plaisirs temporels sont fichés sur ses
épines. N’importe quoi. Ce genre d’affirmations péremptoires qui ne reposent sur rien
ne doit nous inspirer que mépris […] (DH, 144).
Le narrateur réagit vivement à cette déclaration de Pierre de Beauvais, en révélant ainsi sans
doute l’opinion de Chevillard lui-même. Car, de telles métaphores fixes, liant un animal à une
propriété humaine spécifique, constituent précisément le genre d’associations mécaniques
contre lesquelles l’auteur se révolte dans son œuvre. C’est pourquoi il tente dans Du hérisson
de libérer le hérisson de ce poids métaphorique dont il s’est chargé au cours des siècles, en
créant de nouveaux rapprochements surprenants. Il semble cependant qu’il y ait encore une
autre raison pour laquelle l’auteur s’insurge contre la représentation de l’animal dans ce
bestiaire médiéval. Ce qu’il condamne surtout, c’est que Pierre de Beauvais fait abstraction de
l’altérité de l’animal, en le réduisant à une créature anthropomorphe : « […] ses jugements
intempestifs ont contribuer à ruiner la réputation du hérisson naïf et globuleux, à dégrader en
symbole vivant du mal ce pauvre petit animal qui a mieux à faire que de figurer l’ennemi dans
nos fables » (DH, 145). Si l’homme dépeint l’animal comme la matérialisation des péchés
humains, il perd de vue la différence profonde de l’animal, qui l’oblige à relativiser ses
valeurs et ses points de vue.
A cause des bestiaires comme celui de Pierre de Beauvais, l’animalité n’était considérée
longtemps que dans la mesure où elle pouvait offrir une réflexion instructive des travers de
l’humain. Beaucoup d’auteurs, parmi lesquels se trouve sans doute aussi Shakespeare, se sont
inspirés de cette tradition médiévale. Nous assistons cependant à un changement de
perspective de nos jours, parce que de plus en plus d’écrivains modernes mettent l’animal lui-
même au centre de l’intérêt, en s’intéressant surtout à sa façon de concevoir l’univers. Lucile
Desblache souligne l’importance de cette tendance dans son essai « signes du temps :
animaux et visions du passé dans la fiction contemporaine » :
Se référer à l’animal exclusivement comme représentation symbolique d’une réalité
révolue, c’est renier une conception de l’altérité fondée sur l’écoute de l’autre. C’est
justifier la vision du non-humain à travers les critères et les limites humaines, c’est
50
percevoir l’autre non pas pour lui-même, mais en relation à des correspondances qui
sont les nôtres. C’est perpétuer un passé dans lequel nous nous sommes définis comme
incapables de saisir la différence comme autre et non comme inférieure26
.
Chevillard fait certainement partie de ce groupe d’auteurs qui veulent prêter une attention
renouvelée aux créatures non-humaines. L’animal chevillardien bénéficie même d’un double
statut. D’une part, il constitue la symbolisation par excellence de la réalité mystérieuse et
indescriptible, du monde extralinguistique que l’auteur ne peut pas saisir, mais qu’il veut
quand-même donner une place dans son œuvre. Il renvoie à la vie concrète, à l’altérité
troublante que l’homme tente d’écarter de son existence. D’autre part, il catalyse la création
d’une autre réalité beaucoup plus compréhensible, d’un univers langagier qui évolue selon des
lois particuliers. L’animal n’est donc certainement pas un figurant insignifiant dans l’œuvre
de Chevillard ; il se trouve au contraire à la base du processus d’écriture. Il est clair que grâce
à l’intégration des citations comme celles du compte de Buffon ou de Pierre de Beauvais dans
son œuvre, Chevillard à l’occasion de se distancier nettement de la vision de la littérature de
ses écrivains, et de revendiquer sa propre place dans le paysage littéraire.
3 Un engagement littéraire ?
3.1 La révolte contre la condition humaine
Nous avons déjà pu constater que Chevillard ne conçoit ses œuvres pas comme de simples
jeux de langue. Bien que les romans chevillardiens se déroulent toujours dans un univers
imaginaire, composé par la force de la langue, ils résultent tous d’une réaction de l’écrivain à
une ou plusieurs situations réelles qui par leur caractère injuste ou déraisonnable ont su
déclencher le processus d’écriture. La littérature constitue pour Chevillard une manière de
riposter à l’agression présente dans la réalité. C’est ce qu’il affirme dans l’entretien avec
Mathieu Larnaudie :
Lorsque j’écris – et je suis sûr qu’il en va de même pour nombre d’écrivains –, je
deviens particulièrement sensible, ultrasensible, à toute cette hostilité du monde. Je la
perçois avec une acuité nouvelle à ce moment précis et c’est pourquoi il me semble
qu’écrire, c’est toujours écrire contre. C’est une position de combat27
.
Si les livres de Chevillard apparaissent à première vue frivoles et légers, il faut aussi être
attentif à l’autre côté de son œuvre, beaucoup moins visible, mais néanmoins indubitablement
26
Lucile Desblache, « signes du temps : animaux et visions du passé dans la fiction contemporaine », in :
Desblache, Ecrire l’animal aujourd’hui, p. 279. 27
Eric Chevillard, « Des Crabes, des anges et des monstres », op.cit.
51
présent. C’est sur cet aspect plus sérieux qu’insiste Anne Roche dans son essai « Rêveur,
rageur » : « Sans du tout quitter le régime ludique qui le caractérise aux yeux de la plupart
des lecteurs, l’auteur invite à chercher des harmoniques moins joueuses, plus noires28
». Ce
que Roche met surtout en évidence, c’est la rage qui anime les personnages et qui semble
découler d’une insatisfaction profonde vis-à-vis de la vie telle qu’il est. Selon Roche,
Chevillard se sert de ces caractères fictionnels pour pousser son propre cri de colère et de
désespoir. Pensons par exemple au narrateur de Du hérisson qui présente la terre comme
« une boule d’angoisse que nos cris voudraient expulser hors du cosmos » (DH, 190).
Nous retrouvons cet intérêt pour la gravité cachée dans les livres de Chevillard aussi dans
l’essai déjà cité d’Isabelle Rabadi. Tout en accordant aussi une attention vive aux procédés
formels appliqués par l’auteur, Rabadi s’intéresse surtout à la vision de la vie dont témoigne
l’œuvre. Elle remarque que les romans chevillardiens « sont sous-tendus par un sentiment
exacerbé de la précarité de l’humain, de sa fragilité et de son aliénation spatio-temporelle »29
.
Dans son œuvre romanesque, Chevillard semble en effet livrer un combat acharné contre le
destin. Accablé par le poids de la condition humaine, il s’évertue à créer un espace dans
lequel l’homme peut être libre pour un instant, en s’affranchissant des forces anonymes qui
dirigent à la fois sa vie et sa mort. Plutôt que de constituer des expérimentations drôles et
impertinentes, les jeux linguistiques de Chevillard se révèlent des mécanismes d’autodéfense
contre la pression constante exercée par la réalité. La littérature constitue pour Chevillard
donc à la fois un lieu de refuge, où l’homme peut se sentir à l’aise en se figurant d’être à l’abri
du destin, et un lieu de révolte, où l’homme peut ventiler son sentiment d’impuissance et de
mécontentement.
La raison la plus importante pour laquelle l’homme a besoin de se réfugier dans la littérature,
est qu’il veut éviter à tout prix d’être confronté avec sa propre mort. Tant qu’il se tient dans
un univers virtuel, malléable à sa guise, l’homme peut encore s’imaginer avoir prise sur son
existence. La mort se trouve alors réduite à une image littéraire et parfaitement saisissable, de
sorte que elle perd de son caractère effrayant. Mais dès que l’homme abandonne ce territoire
de sécurité apparente, il se trouve supprimé par le poids écrasant de la peur. C’est aussi cette
crainte qui explique pourquoi l’homme préfère de tenir l’animal à l’écart, en le regardant sans
28
Anne Roche, « Rêveur, rageur / The furious dreamer », in : Revue critique de fixxion française contemporaine,
n°1, décembre 2010, URL :
http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise contemporaine.org/francais/publications/no1/roche_fr.html. 29
Isabella Rabadi, « Palafox & Cie… : l’animal dans l’écriture romanesque d’Eric Chevillard », op.cit., p. 107.
52
jamais le voir vraiment. Car, si l’homme réduit l’animal au statut d’un objet usuel sans
signifiance, trop banal pour y jeter un véritable regard sauf peut-être un coup d’œil hâtif, il
évite la confrontation avec la mortalité de l’animal, et par conséquent aussi avec sa propre
mortalité. Le moment où nous admettons l’animal dans notre champ de vision, et nous le
reconnaissons comme un être vivant, la réalité brute s’impose de nouveau à l’univers
imaginaire créé par l’homme. Cette idée se trouve aussi développée dans l’essai de Jean-
Claude Gens « L’effroi de l’animal » :
Considérer un vivant, ce serait d’abord percevoir cette inquiétante inquiétude qui le
transit, une inquiétude dont nous ne saurions évidemment être nous-mêmes exempts,
et que l’ensemble des formes de culture vise à calmer ou à sublimer. En d’autres
termes, ces formes manquent, si ce n’est esquivent, par les discours qui cherchent à
l’objectiver, l’effroi relatif à la possibilité de notre propre disparition30
.
Le thème de la mort et de l’impermanence de la vie est omniprésent chez Chevillard. Les
personnages se battent tous désespérément contre les lois de la nature, contre la fatalité, mais
ils ne réussissent pas à prendre en main leur vie. Incapable de supporter le sentiment de n’être
qu’un jouet du destin, ils se retirent dans un monde fictionnel. Ce n’est que lorsqu’ils
rencontrent le regard de l’animal, qu’ils se trouvent de nouveau contraint d’affronter
pleinement la finitude de leur être, et qu’ils sentent réapparaître cette profonde peur
existentielle. C’est ce qui arrive par exemple dans Du hérisson. A un certain moment de
l’histoire, le narrateur se met à évoquer les années de son enfance, pendant lesquelles il
s’effrayait de tout, au point de perdre la raison. En tant qu’enfant, il n’avait en effet pas
encore eu l’occasion de rationaliser cette peur, de sorte qu’elle s’imposait à lui de manière
vive et brutale. Peu à peu le narrateur s’est alors appris à maîtriser cette « angoisse de vivre et
mourir » (DH, 23), une tâche difficile dans laquelle il semble quand-même réussir, jusqu’au
moment où il se trouve confronté avec le hérisson :
Néanmoins j’avoue que cette fois, à ma grande surprise, j’ai peur. Je me croyais mieux
armé et plus maître de moi. Et je m’afflige d’être à la merci d’un incident aussi
ridicule. Mon enthousiasme révolutionnaire, les projets que j’ai conçus pour moi et
pour le monde, les transformations que je fomente, tout mon système personnel en
somme vacille pour si peu et mon entreprise capote parce qu’un hérisson naïf et
globuleux s’interpose […] (DH, 23)
L’apparition soudaine de l’animal sur son bureau ébranle brusquement les fondements sur
lesquels le narrateur avait construit son existence. Il se rend de nouveau compte de son propre
30
Jean-Claude Gens, « l’effroi de l’animal », op.cit., p. 15.
53
insignifiance face aux forces universelles. Chevillard crée donc un univers littéraire dans
l’espoir de se distancier de la mort, mais en même temps il ne cesse pas d’en évoquer la
menace.
Il est déjà devenu clair que Chevillard s’approche de la philosophie existentialiste dans son
œuvre. Nous retrouvons en effet plusieurs fois l’image de l’homme angoissé, qui se trouve
seul dans un environnement menaçant, sans qu’il puisse compter sur le soutien d’une
puissance supérieur. Faute d’une instance dirigeante capable d’orienter le cours de sa vie, le
personnage chevillardien semble flotter ça et là, entièrement désemparé, dans un monde où les
certitudes n’existent pas. Puisqu’il ne parvient pas à se fixer un objectif clair qui pourrait
donner un sens à sa vie, il tombe en proie à un ennui constant :
Je vis comme une larve. J’attends qu’on m’écrase avec le talon ou que des ailes me
poussent. Les années passent sans moi. J’ai tout mon temps - et c’est une suite de
journées lentes et de nuits interminables, en effet. Je connais l’ennui depuis toujours.
Je l’ai connu quand il était tout petit. (DH, 67-68)
Après l’angoisse, nous tombons ici sur un autre mot-clé de l’existentialisme, à savoir l’ennui,
qui se révèle une intarissable source de souffrance pour les personnages. Les jours
s’enchaînent pour eux sans qu’il se produise de quoi remplir leur existence vide et sans but.
Afin de passer le temps, ils se mettent à décrire la vanité de la vie dans un livre, en redoublant
ainsi l’absurdité dont le monde se trouve imprégné. Le sentiment de vivre dans un univers
absurde n’est pas non plus étranger à Eric Chevillard lui-même, dont témoigne la citation
suivante, issue de l’entretien avec Olivier Bessard-Banquy : « Toute chose est absurde en tant
que telle puisqu'il suffirait d'un rien pour qu'elle soit autre. Nous sommes obligés de nous
entendre sur un sens commun, nous choisissons de vivre dans un monde d'impostures et de
chimères31
». Selon l’auteur, il est impossible pour l’homme de trouver une signification
stable et cohérente qui lui permet d’accéder au mystère du monde, la réalité étant
incompréhensible en essence. Désireux d’avoir quand-même une surface solide sur laquelle il
peut s’appuyer, l’homme a donc conceptualisé un modèle réduit et manipulable de la réalité,
qui le confère un sentiment de sécurité, mais l’écarte en même temps de la vraie vie. Dans le
monde humain, l’apparence s’est ainsi substituée à la réalité.
Concernant la thématique existentialiste dans l’œuvre de Chevillard, il importe aussi de mettre
en relief l’aliénation des personnages par rapport au monde qui les entoure. A aucun moment,
31
Eric Chevillard, « Écrire pour contre-attaquer », op.cit.
54
ces figures ne semblent éprouver le besoin de s’aventurer en dehors du cocon sécurisé qu’ils
ont construit autour d’eux, ou d’entrer en contact avec le monde extérieur. Puisqu’ils se
méfient de tout ce qui ne fait pas partie de leur propre « moi », ils se voient contraints
d’affronter tout seul les questions existentielles qui les tourmentent. L’hostilité féroce de la
réalité les force à une solitude permanente. Il est devenu clair entretemps que malgré son
apparence frivole et joyeuse, l’œuvre chevillardien se fonde en essence sur une vision de la
vie et de l’homme assez pessimiste, qui trouve ses racines dans l’existentialisme. Sans vouloir
minimiser l’importance du jeu langagier dans les livres de Chevillard, nous désirons quand-
même insister sur l’existence de cette couche plus profonde, et plus noire aussi. L’auteur
s’efforce d’aborder le sérieux à travers le ludique.
A plusieurs reprises, Chevillard met en évidence la pesanteur du fardeau que chaque homme
est obligé de porter dans sa vie. Mais, au lieu d’accepter l’absurdité de l’existence, les
personnages chevillardiens semblent se trouver dans un état de révolte permanente. Remplis
d’une rage profonde envers les souffrances de l’humanité, ils se lancent dans l’écriture,
désireux de combattre de cette manière-là les déterminismes qui s’opposent à eux. Pour le dire
avec les mots du narrateur de Du hérisson : « Je conçois en effet la littérature tout à la fois
comme le lieu et l’arme de la revanche – et même de la vengeance pure et simple » (DH, 69).
L’œuvre de Chevillard semble par conséquent plutôt adhérer à la philosophie de Sartre, qu’à
celle de Camus, qui se base sur l’idée de la résignation complète. Dans le fameux l’Etre et le
Néant, Sartre invite l’homme en effet à aller à la recherche de sa propre identité unique, et à
résister le plus que possible aux forces qui veulent s’imposer à lui. Selon Sartre, l’homme est
libre de définir son propre « moi », en choisissant lui-même les circonstances qui le
détermineront. Les obstacles auxquels il se heurte fonctionnent alors comme les catalyseurs
mêmes de sa quête de liberté personnelle32
.
C’est en effet le désir de se procurer un espace de liberté, qui semble déclencher le processus
d’écriture des personnages chevillardiens, tout comme celui de l’auteur lui-même. Avides
d’échapper à la condition humaine, ils s’attaquent aux fondements de la littérature, en lâchant
la bride à leur imagination. Mais avant de pouvoir accomplir cet acte de révolte, ils ont
d’abord besoin de quelqu’un ou de quelque chose qui les retire de leur léthargie profonde. Et
c’est là que revient l’animal dans notre raisonnement. La rencontre avec l’animal fonctionne
pour les personnages comme une douche froide qui leur coupe le souffle, puisqu’elle met en
32
Jean-Paul Sartre, l’Etre et le Néant, Gallimard, Paris, 1943.
55
pleine lumière la mortalité de l’humain et les conditions misérables dans lesquelles il vit. Il
s’agit d’une confrontation avec la réalité brute et effrayante qui fait naître des sentiments
primitifs et purs comme l’angoisse et la colère, en appelant en même temps à la résistance.
3.2 Les problèmes environnementaux
Dans le chapitre précédent, nous avons constaté que Chevillard fulmine à plusieurs reprises
contre la condition humaine qui le déprime. Dans ces cas là, il ne s’agit pas d’un accès de
fureur focalisé sur une problématique particulière, mais plutôt d’une colère générale portant
sur l’humanité dans son ensemble. Néanmoins, il est possible de retrouver dans les romans de
Chevillard plusieurs passages qui renvoient à des situations spécifiques, souvent actuelles, qui
semblent avoir particulièrement frappé l’auteur. Il s’agit de faits que l’auteur condamne
fortement, parce qu’ils vont à l’encontre de son sentiment de la justice. Chevillard réussit
cependant à ne jamais devenir moraliste, grâce au fonctionnement allégeant de l’ironie.
Le livre de Chevillard qui évoque sans doute le plus de « réalité » est Oreille Rouge.
Contrairement à Du hérisson qui est conçu par l’auteur comme un roman entièrement centré
sur lui-même, Chevillard se permet dans Oreille Rouge de jeter un regard attentif sur le
monde extérieur, voire d’exprimer une opinion là-dessus par le biais d’une ironie mordante.
Ce livre a été créé après un séjour de l’auteur au Mali, qui avait laissé apparemment une
impression profonde sur l’auteur. Cependant, l’objectif principal de l’auteur ne semble pas de
donner une représentation fidèle et détaillée de ses expériences au Mali, ni de trouver une
soupape de sûreté de ses émotions, mais de créer un texte littéraire capable de faire réfléchir le
lecteur. Il est clair que l’auteur part des situations et des émotions réelles, mais il fait entrer
ses éléments dans un univers fictionnel dont lui seul détermine les lois :
Même si je ne pouvais pas taire tout ce que je voyais, cette incroyable injustice,
l’indifférence scandaleuse de l’Occident, le sort des femmes africaines, difficile à
admettre, je n’ai pas cherché à me transformer en polémiste, n’ayant ni l’autorité ni
l’envie de le faire. J’ai voulu rester du côté de la littérature car c’est elle qui m’aide à
comprendre le monde33
.
Ce qui semble répugner Chevillard le plus au Mali, c’est l’influence grandissante de la
mentalité occidentale dans le pays. Il s’irrite à la fois de l’arrogance des sociétés occidentales
qui exportent leur culture à l’étranger, tout en supplantant les mœurs locales, et à l’avidité des
33
Eric Chevillard, « Cheviller au corps », op.cit.
56
Maliens d’adopter cette culture supposée meilleure. Le Mali gémit sous les effets de la
globalisation, mais en même temps, il semble l’accueillir chaleureusement. Ainsi, le
capitalisme s’étend de plus en plus, en transformant le Mali en une société de consommation
où les produits de luxe occidentaux se vendent bien : « Voici encore un magnifique cadeau de
l’Occident à l’Afrique, se dit Oreille Rouge, et typique de notre domination, de notre
exemplarité, du triomphe de notre système à l’échelle planétaire : la fausse blonde » (OR,
140-141). Chevillard dénonce ici de manière ironique une pratique très populaire parmi les
femmes maliennes, qui consiste à décolorer la peau et les cheveux, dans le but de prendre
l’apparence des Européennes. Les couleurs vives et authentiques de l’Afrique se remplacent
ainsi progressivement par la pâleur et la fausseté de l’Occident, « où le moindre éclat est
étouffé dans le capiton, la grisaille et le déodorant » (OR, 141).
Outre la globalisation excessive, Chevillard aborde dans son œuvre encore une autre
problématique actuelle, à savoir la dégradation de l’environnement par l’intervention
humaine. L’auteur critique surtout l’arrogance de l’homme, qui s’approprie les sources
naturelles sans tenir compte de l’équilibre fragile de l’écosystème, et sans prendre sa
responsabilité à l’égard des autres êtres vivants. L’inquiétude de l’auteur vis-à-vis des
problèmes environnementaux devient particulièrement clair dans Sans l’orang-outan, dans
lequel Chevillard s’imagine l’état du monde après la mort du dernier orang-outan :
Des dysfonctionnements remarquables, la chaîne des relais est rompue, le seau
n’arrive plus à l’incendie, la fiancée attend sa bague, on cherche partout l’éponge et le
sel qui ne sont pas dans la cuisine et ne sont pourtant plus dans la mer. Nous allons
payer cher notre désinvolture, je prévois de profonds bouleversements (SO, 16).
La disparition du primate a mis en branle toute une série d’événements catastrophiques, tous
dus au déséquilibrement soudain de l’harmonie naturelle. L’orang-outan a laissé un trou béant
qui ne peut être comblé par n’importe quelle autre créature, même pas par le chimpanzé, car
lui, « il remplit déjà les fonctions de chimpanzé et il a bien assez à faire avec ça » (SO, 23).
Cette perte tragique s’explique par la « désinvolture » de l’humain qui, même après avoir reçu
des signaux alarmants, a continué de couper la forêt tropicale, jusqu’à le rendre invivable pour
les grands singes : « L’orang-outan vivait accroché aux branches. La déforestation a précipité
sa chute. On l’a abattu en plein vol ; on lui a coupé l’herbe sous le pied » (SO, 57).
Au cours des siècles, il s’est produit en effet un changement important en ce qui concerne le
rapport de l’humain à son environnement. L’homme préhistorique ressentait encore un
mélange de crainte et d’admiration envers la nature sauvage capable de lui donner la vie, mais
57
aussi de la reprendre à un moment quelconque. Pleinement conscient de sa petitesse et de sa
fragilité, il adoptait donc une attitude humble vis-à-vis des forces naturelles dont dépendait
son existence, en les vénérant comme des dieux. Il faisait pleinement usage de ce qui la nature
lui offrait, tout en veillant cependant à donner quelque chose en échange, sous la forme d’un
sacrifice. Mais peu à peu, l’homme s’est appris à rationaliser l’univers, et à le réduire à une
échelle humaine et compréhensible. Privé de la peur qui le déprimait auparavant, l’homme
moderne a conçu des manières de se soustraire aux lois de la nature, pour se créer un monde à
sa guise, où l’incertitude n’existe plus. L’éternel jeu de donner et de prendre se trouve
remplacé par un système hiérarchique et unidirectionnel, dans lequel l’homme s’érige en
maître de l’univers, en le soumettant à sa volonté. Au lieu de compter sur l’aide des forces
supérieures, l’homme moderne joue le dieu lui-même, en modelant la nature jusqu’à ce
qu’elle prenne les formes et les dimensions qui lui plaisent le plus. Mais de cette manière, dit
Chevillard, l’homme s’engage sur un terrain brûlant.
Pendant la Préhistoire, les décisions prises par l’homme ne produisaient que des effets limités,
sensibles dans l’intimité de la communauté dans laquelle il vivait, mais certainement pas en
dehors. Mais au fur et à mesure que l’intelligence humaine s’accroissait, l’homme a obtenu le
pouvoir de se décider sur des questions qui concernent le futur du monde entier. Il a acquis la
capacité d’imposer sa volonté à la nature, au moins dans certains domaines, une faculté qui
entraîne de nombreuses possibilités, mais aussi une responsabilité lourde. Chevillard semble
se demander dans son œuvre si l’homme prend cette responsabilité au sérieux. Il critique le
fait que les humains continuent d’opérer de grands changements environnementaux, sans
considérer pleinement les conséquences. C’est une crainte qu’il exprime entre autres dans
l’entretien avec André Benhaïm :
[…] l'homme contemporain est au seuil d'une nouvelle évolution biologique radicale
dont il sera le maître d'œuvre cette fois, même s'il risque fort d'en devenir la dupe. La
métamorphose aura bien lieu. Nous sommes les australopithèques de la prochaine
Histoire34
.
Chevillard souligne que l’homme se trouve à un moment clé de son histoire. Jamais
auparavant il détenait le pouvoir d’intervenir dans l’harmonie du système naturel d’une
manière si drastique. Pensons par exemple à la nourriture chimiquement modifiée, aux
expérimentations avec les cellules souches, au clonage, ou à l’insémination artificielle. Mais,
34
Eric Chevillard, « Cheviller au corps », op.cit.
58
quelque grande que soit l’intelligence humaine, l’homme ne sera jamais apte à apprécier
pleinement les risques de ses interventions, puisque la complexité de l’univers le surpasse de
loin. Il s’aventure donc dans un territoire inexploré.
Rappelons à ce sujet le dernier chapitre de Sans l’orang-outan, dans lequel le personnage
principal choisit de mener une dernière tentative désespérée de faire revenir les orang-outans,
à savoir une conception in vitro grâce aux ovocytes et aux spermatozoïdes congelés, suivie de
l’implantation de l’embryon dans un utérus humain. La réponse humaine à l’extinction de
l’orang-outan, due à l’ingérence excessive de l’homme dans l’écosystème, constitue donc une
intervention encore plus radicale dans la nature. La survie de l’orang-outan, l’incarnation par
excellence de la vie pure et primitive, dépend paradoxalement de la réussite d’une
expérimentation artificielle. Mais il est significatif que le lecteur n’apprend jamais le résultat
de l’épreuve ; le livre débouche sur une fin ouverte. L’avenir est en effet incertain : personne
ne peut prédire si l’homme sera capable de corriger les erreurs commises dans le passé, et de
rétablir l’équilibre naturel.
3.3 Les droits des animaux :
Dans Sans l’orang-outan, Chevillard condamne donc clairement l’attitude laxiste de l’homme
en ce qui concerne le maintien de la biodiversité. Néanmoins, l’auteur ne semble pas
seulement valoriser les animaux en tant que maillons essentiels dans le cycle naturel, mais
aussi en tant qu’êtres individuels qui méritent au moins un minimum de respect. Il ne les
présente pas comme les représentants anonymes de l’espèce à laquelle ils appartiennent, mais
plutôt comme des êtres individuels, capables d’éprouver des sentiments d’angoisse et de
douleur. C’est pourquoi la souffrance infligée aux animaux s’avère un thème récurrent dans
l’œuvre de Chevillard. Regardons à ce sujet un passage de Palafox dans lequel Chevillard
critique de manière ironique l’expérimentation animale :
Quelques gouttes d’acide provoquent un enchaînement de gags visuels irrésistibles, on
se croirait revenus à la grande époque du muet: la grenouille aspergée s’arrache de la
planchette de liège sur laquelle elle reposait, indolente, punaisée, décorative, bondit
comme si elle avait la fève ou le numéro gagnant ou la solution à tous les problèmes,
bouleverse le laboratoire, sautille incontrôlée au milieu des cornues, se livre sans y
croire à des expériences chimiques, alchimiques, obtient des précipités blancs, des
précipités noirs […] – son numéro s’achève lorsqu’elle implose, heureusement on en a
plein d’autres, toute une caisse. (P, 23-24)
59
Pour les scientifiques, les grenouilles n’ont pas une valeur intrinsèque, mais elles ne comptent
que dans la mesure où elles peuvent contribuer à la réussite de l’expérience. La mort d’une
grenouille n’a aucune importance, puisqu’elle peut facilement être remplacée par une autre. A
l’aide de tels passages méchants, Chevillard veut attirer notre attention sur la cruauté
scientifique sur laquelle repose le progrès de la société humaine ; il veut nous obliger à
affronter pleinement la vérité atroce, dont nous soupçonnions peut-être l’existence, mais que
nous n’avons jamais osée regarder d’une manière attentive. L’homme a en effet tendance à
détourner le regard, dès qu’il rencontre quelque chose qui le dégoûte, mais qu’il estime
quand-même nécessaire afin de pouvoir continuer son mode de vie. Nous retrouvons d’autres
formes de souffrances animales dans Du hérisson, dont un passage frappant sur les produits
chimiques avec lesquels nous arrosons nos fruits et légumes, et qui se révèlent extrêmement
nuisibles aux petits animaux. La mort des hérissons intoxiqués se trouve décrite de façon
minutieuse : « […] la sclérotique de leur œil se trouble, se colore de mauve, leur piquants
tombent un à un, leur ventre gonfle, leur salive écumeuse se mélange à la fiente verte qui
s’écoule de leur intestin continûment et se jette dans l’océan […] » (DH, 123).
Nous pouvons suggérer maintenant une deuxième explication pour la peur déraisonnable
éprouvée par le narrateur de Du hérisson lors de l’apparition de le hérisson sur son bureau.
Non seulement la présence de l’animal contraint l’homme à considérer la fragilité de son être
et la fugacité de l’existence, comme nous l’avons discuté dans le chapitre précédent, mais elle
le confronte aussi avec la cruauté dont l’humanité se révèle capable. Lorsque le narrateur
regarde dans ce « miroir animal », les aspects les plus noirs de sa personnalité se trouvent tirés
au clair. La réalité horrible qu’il avait refoulée pendant des années, s’impose désormais à lui
de manière impitoyable. Ce double effroi de l’homme face à l’animal se trouve élaboré dans
l’essai de Jean-Claude Gens :
Sphinx ou Sphinge à un double regard, l’animal ne nous renvoie plus seulement, en
ses figures les plus quotidiennes, à l’énigme que nous sommes en tant que vivants
exposés à la mort, mais aussi, en ses défigurations contemporaines dont nous nous
sommes avérés capables, à l’énigme du destin de notre époque35
.
La vue de l’animal évoque des images atroces de batteries de ponte, d’abattoirs industrialisés,
et de porcheries débordantes dans lesquelles la mutilation des porcs est la règle plutôt que
l’exception36
. Même s’il est indéniable que l’animal est capable d’éprouver des sentiments
35
Jean-Claude Gens, « l’effroi de l’animal », op.cit., p. 15. 36
Sur la cruauté envers les animaux, voir par exemple Jonathan Safran Four, Eating Animals, Little, Brown and
Company, New York, 2009.
60
comme la douleur ou l’anxiété, il se trouve souvent réduit au statut de fond disponible, qui
n’existe qu’afin de servir l’espèce humaine. Dans le monde occidental, les animaux ne
possèdent pas de droits individuels, sauf parfois les animaux de compagnie, et les animaux
menacés qui ne se trouvent alors pas protégés pour eux-mêmes, mais en tant que représentants
de l’espèce menacée de disparition37
.
La législation relative à l’animal ne s’avère donc pas conséquent du tout. Là où certains
animaux se trouve à l’abri de toute forme de violence physique en raison de leur rareté ou de
leur valeur émotionnelle, d’autres peuvent être maltraités librement sans que l’opinion
publique en fasse grand cas. En outre, l’attitude à l’égard des animaux varie énormément
d’une culture à une autre. L’exemple le plus connu est celui de la vache, qui est considérée
comme un animal religieux en Inde, mais comme un produit de consommation sans grande
valeur dans le monde occidental. Chaque culture ordonne l’ensemble des espèces selon une
classification dichotomique différente, séparant les « animaux-objets » des animaux respectés
en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Dans son œuvre, Chevillard se moque clairement de cette
distinction arbitraire entre les espèces, que l’homme ne semble avoir établie que dans le but
de justifier son style de vie. Dans le fragment suivant de Du hérisson par exemple, l’auteur
fulmine de manière ironique contre le caractère discriminant des écoducs en France, qui sont
conçus afin d’enrayer le déclin des populations d’amphibiens, mais qui ne s’avèrent pas assez
grands pour les petits mammifères, comme le hérisson :
Sans doute le comité de défense des batraciens est-il plus puissant, plus influent que
celui des petits mammifères, dispose-t-il d’appuis haut placés et de moyens de
pression inavouables sans doute ne recule-t-il pas devant la corruption. Le hérisson
naïf et globuleux nous est pourtant plus proche, son cœur possède quatre cavités, il
allaite ses petits durant cinq ou six semaines […] (DH, 104).
Chevillard souligne ici que les lois privilégiant l’une ou l’autre espèce ne reposent souvent
pas sur des critères objectifs, mais plutôt sur les préférences personnelles d’un certain groupe
d’humains. Mais l’homme, a-t-il au fond le droit de juger du sort d’un être vivant ? Et
comment la souffrance d’un certain animal peut-il être considéré comme moins grave que
celle d’un autre ? Ce sont les questions que l’auteur semble poser à ses lecteurs, néanmoins
sans jamais formuler une réponse définitive. Evidemment, Chevillard aborde ici une
problématique très complexe, qui ne se laisse pas résoudre facilement. Car, puisque l’animal
37
Sur le statut juridique des animaux, voir par exemple Grégoire Loiseau, « l’animal, bien meuble par nature,
ou le reflet de tout ce qui le sépare de l’être humain », in: Jean-Claude Nouët et Georges Chapouthier,
Humanité, animalité: quelles frontières?, connaissances et savoirs, Paris, 2006.
61
n’est pas seulement un être vivant, mais aussi un objet de commerce, l’extension des droits
des animaux entraînerait de nombreux problèmes pratiques presque insurmontables. En outre,
l’homme serait obligé alors de décider quelles espèces méritent de bénéficier d’une telle
extension. Faut-il élargir le cercle moral jusqu’aux insectes ? Jusqu’aux microbes ? Où tracer
la ligne ?
Malgré toutes les objections pratiques, il y a plusieurs philosophes occidentaux modernes qui
sont convaincus que ce n’est qu’au regard de notre comportement envers l’animal, que nous
saurons qui nous sommes. Claude Lévy-Strauss par exemple, établit dans Anthropologie
structurale un lien directe entre la séparation de l’humain et de l’animal d’une part, et
l’avènement du colonialisme et du fascisme d’autre part38
. Dans les deux cas, il s’agit de
systèmes hiérarchiques établis par une collectivité d’humains, qui cherchent à donner une
base légitime à l’oppression des groupes supposés inférieurs. En niant la valeur intrinsèque
des animaux, ou de certains groupes religieux ou ethniques, l’homme tente de se débarrasser
de sa responsabilité envers eux. Néanmoins, L’humain a toujours essayé de se discerner des
autres espèces au motif qu’il est le seul à posséder une conscience morale grâce à laquelle il
peut distinguer le bien du mal. Dès qu’il commet donc un acte immoral, que ce soit à l’égard
de ses semblables ou à l’égard des animaux, il nie sa propre identité profonde. C’est ce qui
affirme Lévy-Strauss, en insistant sur le fait que les atrocités infligées aux hommes ne
peuvent être désolidarisées de celles infligées aux animaux.
C’est une vision à laquelle adhèrent de plus en plus d’intellectuels occidentaux, parmi
lesquels se trouve, à ce qu’il semble, aussi Chevillard. S’il ne se mêle pas explicitement dans
le débat sur les droits d’animaux, il s’efforce quand-même de changer le regard que nous
portons sur les créatures non-humaines, en mettant en évidence leurs douleurs et leurs
émotions. Mais puisque Chevillard veut à tout prix éviter de devenir moraliste, il présente les
scènes sur la souffrance animale toujours de manière distanciée, souvent à l’aide de l’ironie,
en laissant le jugement définitif aux lecteurs. Cependant, il se trouve un seul passage dans Du
hérisson dans lequel l’auteur semble exprimer son opinion d’une manière assez explicite à
travers les mots du personnage principal :
Mais je souhaite pour lui une mort douce et sans danger et je puis jurer que si venait à
pénétrer dans mon bureau, ce qu’à Dieu ne plaise, au volant de sa voiture un Anglais
cruel, résolu à écraser mon hérisson naïf et globuleux, je m’interposerai. Je le jure. Je
38
Claude Lévy-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences humaines », in: Anthropologie
structurale II, Plon, Paris, 1973, p. 53.
62
reconnais aux animaux le droit d’être là, dans mon bureau peut-être pas, sur cette
Terre avec les hommes en tout cas. Ceci devait être dit.
Selon le narrateur, l’homme doit cesser de revendiquer la terre comme sa propriété,
puisqu’elle appartient à toutes les créatures qui la peuplent. L’intelligence de l’homme ne lui
donne pas le droit de supprimer les autres espèces. Afin de pouvoir regarder l’animal dans les
yeux sans être écrasé par un sentiment de culpabilité et de dégoût, les humains doivent
changer leur attitude par rapport à lui, en respectant sa valeur individuelle en tant qu’être
vivant.
63
Conclusion
Dans ce mémoire, nous avons pu constater que l’œuvre de Chevillard véhicule une rage
profonde, qui semble avoir une double raison. D’abord et avant tout, elle se tourne vers les
forces universelles qui dirigent l’existence, et qui refusent à l’humain une liberté absolue.
L’homme se trouve en effet prisonnier du cycle perpétuel de la nature, dans lequel la
naissance, la croissance et la mort se succèdent éternellement, sans que la raison humaine
puisse y résister. Quoiqu’il s’efforce de dépasser sa condition humaine, l’homme ne sera
jamais à même de prendre en mains son existence. Car, tout comme les autres espèces qui
peuplent notre terre, l’humain s’inscrit dans une totalité qui le transcende. C’est au moins ce
que Chevillard semble vouloir démontrer dans son œuvre, tout en insistant sur la physicalité
de l’homme qui marque son appartenance à la nature, à un système impérieux et contraignant.
L’auteur se distancie donc clairement de la théorie rationaliste qui établit une distinction claire
entre l’humanité éclairée et rationnelle et l’animalité impulsive, soumise aux limitations du
corps.
Puisque l’homme ne peut pas supporter le sentiment de n’avoir aucune prise sur sa vie, il se
construit à l’aide de sa raison un espace fictionnel, bien structuré, dans lequel la complexité
du réel se trouve réduite à des proportions humaines. Afin de supprimer ses craintes, il
présente comme une vérité incontestable ce qui ne constitue au fond qu’une sélection limitée
issue d’une totalité impossible à saisir. Des réalités comme la mort et la fragilité de l’homme
deviennent en effet beaucoup moins effrayantes lorsqu’elles trouvent une place dans un
système cohérent et compréhensible, contrôlé par la raison humaine. La rationalisation de
l’univers empêche donc que l’homme se trouve paralysé de peur, mais en même temps, elle
l’écarte de sa vraie nature. Bien que Chevillard fasse preuve d’une certaine compréhension
envers le désir humain de garder le contrôle de sa vie, il met surtout l’accent sur la vanité
d’une telle tentative. C’est pourquoi il s’efforce dans son œuvre de démanteler le monde
d’apparences et de chimères créé par l’humain, tout en invitant ses lecteurs à ne plus reculer
devant l’angoisse existentielle, mais à l’admettre pleinement dans leur vie. Car, si l’homme
reconnaît la fragilité de l’existence, il peut la retourner en énergie nouvelle.
Chevillard montre dans son œuvre que l’animal, en tant que représentant de la vie pure et
inaltérée, s’avère le seul capable de confronter l’humain avec la précarité de sa situation, et de
l’appeler ainsi à la révolte. En présence de l’animal, l’homme se voit privé du voile protecteur
64
qu’il avait posé entre la réalité rugueuse et lui-même, de sorte qu’il se trouve obligé de faire
face à son destin. Chevillard s’efforce de transformer l’angoisse suscitée par cette
confrontation en une colère productive, qui met en branle le processus de création littéraire.
Car, pour Chevillard, la littérature se révèle le seul lieu où l’homme peut jouir d’une certaine
liberté de mouvement, où il peut combattre les forces qui le déterminent. Si l’homme utilise la
créativité dont il est doué non pas comme une manière de se conformer à l’ordre de choses,
mais comme une méthode de prendre de la distance par rapport à la réalité telle qu’elle est, il
peut s’affranchir, au moins temporairement, du poids accablant de la condition humaine.
Chevillard présente l’homme donc comme un être libre dans la mesure où il peut se construire
une existence unique à partir des limites qui lui sont assignées. Si l’humain se trouve
impuissant devant les forces naturelles, il est bien capable de s’insurger contre les
déterminismes humains qui s’imposent à lui. Grâce à son imagination, il a l’occasion de
remettre en question ce qui semble à première vue évident, à condition cependant qu’il ne se
moule pas dans les cadres préétablis, mais qu’il ose élargir son horizon. C’est ce raisonnement
qui nous amène à la deuxième raison pour laquelle l’œuvre de Chevillard se trouve imprégné
de rage. Il est clair que l’auteur fulmine non seulement contre les forces immuables et
anonymes de l’univers, mais aussi contre les humains eux-mêmes, au moins contre ceux qui
choisissent de mener une existence conforme aux idées préconçues, sans jamais reconsidérer
les valeurs et les points de vue qui leur sont transmis. Car, l’humain n’est pas contraint
d’accepter la société humaine telle qu’elle se présente à lui ; sa connaissance énorme lui
permet au contraire d’opérer de grands changements dans le monde. Mais si l’homme choisit
la voie de la facilité, en se laissant emporter par le cours des choses, il se soustrait en quelque
sorte à la responsabilité qui s’impose à lui en tant qu’être conscient.
Chevillard souligne que la responsabilité qui pèse sur les épaules de l’homme s’accroît au fur
et à mesure que sa puissance augmente. C’est pourquoi, d’après lui, les humains se trouvent
de nos jours à un point crucial de leur histoire. Car, à cause de la croissance rapide de la
population mondiale, et le développement de nouvelles techniques scientifiques, l’homme se
révèle aujourd’hui plus que jamais capable d’intervenir de manière radicale dans les processus
naturels, à la fois au niveau macro (p.ex. l’abattage des forêts tropicales) et au niveau micro
(p. ex. la modification génétique de l’ADN). L’avenir du monde ne dépend plus seulement
des caprices des forces naturelles, mais il repose en grande partie sur les décisions prises par
les humains. Néanmoins l’homme ne semble pas prendre pleinement conscience de la portée
de ses actions, puisqu’il continue son ingérence dans la nature à un rythme de plus en plus
65
accéléré, sans s’attarder suffisamment sur les conséquences possibles. Dans son œuvre,
Chevillard ne condamne en effet pas forcément le progrès en soi, mais plutôt la manière
irréfléchie dont l’homme gère les problèmes qui en découlent. C’est pourquoi l’auteur invite
ses lecteurs à ralentir de temps en temps, à reprendre haleine, pour regarder attentivement la
route que l’homme est en train de prendre. Il insiste sur le fait que l’homme possède toujours
une liberté de choix, et que rien ne l’oblige par conséquent à suivre jusqu’au bout la voie
empruntée.
En outre, Chevillard contraint son lecteur à se poser la question de savoir s’il veut bien vivre
dans un monde dans lequel la nature doit céder la place à l’artificiel. Car, si tout ce qui est
pure et sauvage disparaît, il ne restera plus rien pour faire contrepoids à la rationalité humaine.
L’homme sera alors obligé de continuer éternellement le développement qu’il a mis en
mouvement, sans jamais pouvoir retourner à la source, à l’essence de la vie. Si Chevillard met
sur scène une multitude d’animaux dans son œuvre, c’est sans doute surtout parce qu’ils
représentent cette vie primitive et simple qui se trouve en voie de disparition. Pour Chevillard,
l’animal incarne en effet la stabilité et l’équilibre parfait ; il constitue un point d’appui grâce
auquel l’homme peut se maintenir dans une société en mutation rapide. Le mystère
insaisissable de l’animal contrebalance la logique rigide de l’humain, en le ramenant à son
origine, à sa vraie nature. Néanmoins, l’homme s’efforce de prendre prise sur ce mystère
animal qui échappe à sa compréhension, tout en l’inscrivant dans les schèmes préétablis de la
société humaine. Ainsi, il perd de vue l’altérité enrichissante de l’animal.
Dans son œuvre, Chevillard insiste plusieurs fois sur le fait que l’homme est le seul être
vivant capable de reconsidérer ses points de vue, et de relativiser ses mœurs et ses habitudes.
Le narrateur de Préhistoire affirme que l’homme est « doué de la double faculté de raisonner
et de rire, la seconde pour contrer la première » (PR, 91). Mais puisque les hommes ne se
servent pas assez de cette capacité unique d’après lui, mais s’en tiennent à des schémas de
pensée rigides, le narrateur défend la thèse qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine
véritable, mais à une espèce simienne qui dans un passé lointain a pris sa place. Ainsi,
Chevillard souligne ironiquement que si l’humain refuse de se mettre en question lui-même, il
renie en quelque sorte son identité profonde. C’est pourquoi il encourage ses lecteurs à
reconsidérer le mode de vie humain, qui semble viser à un contrôle total, à une élimination de
toute incertitude et de tout mystère. Il nous invite à admettre l’altérité insaisissable de l’animal
66
dans notre vie, en la représentant non pas comme une menace, mais comme un repère
nécessaire, comme « un point fixe dans un paysage mouvant » 39
.
39
Eric Chevillard, « Questions de Préhistoire », op.cit.
67
Bibliographie
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Chevillard, Eric, Sans l’orang-outan, Les Editions de Minuit, Paris, 2007.
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68
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