À table avec montaigne - brigitte picandet

102
À TABLE AVEC MONTAIGNE D r Brigitte Picandet

Upload: others

Post on 23-Jun-2022

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

À TABLE AVEC

MONTAIGNE

Dr Brigitte Picandet

Page 2: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet
Page 3: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

À TABLE AVEC

MONTAIGNE

Dr Brigitte Picandet

Page 4: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

1

ans nos sociétés développées, alors que l’accès à la nourriture est de plus en plus facile, que la sécurité alimentaire est en progrès constant, le comporte-ment alimentaire devient une source intarissable

d’interrogations. La relation à l’aliment, attendue comme plus sereine, s’avère plus compliquée. Une inadaptation de cette re-lation vient toucher un nombre croissant de nos concitoyens, de telle sorte que s’y intéressent désormais aussi bien les acteurs de la Santé que les sociologues et les économistes.

Comment Montaigne, ce philosophe, pétri de lettres classiques, qui vécut en pleine guerre de religion, à une époque où la four-chette n’était pas encore d’usage courant en France, où les moyens de conservation des aliments se limitaient à la salaison, peut-il nous apporter un éclairage pertinent sur un sujet aussi contemporain ?

En introduction d’un livre, une citation est souvent mise en exergue : elle se doit d’éveiller l’attention du lecteur et aussi d’il-lustrer au mieux les thèmes qui vont être développés.

Mon choix se porte sur ces trois mots « Que sais-je ? ». Cette devise fi gurait en bonne place dans la bibliothèque de Michel de Montaigne ; elle a l’étonnant pouvoir, malgré son extrême concision, d’évoquer à la fois l’esprit d’ouverture et l’humilité nécessaires à toute démarche humaniste. Mais, chez cet auteur atypique, je ne peux me satisfaire d’une seule citation tant son discours est riche et captivant.

Page 5: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

2

Allons plus avant, c’est un véritable festin immatériel que celui de picorer au fil des pages dans l’œuvre de Montaigne, dans cet ouvrage en trois volumes (trois livres), qu’il a lui-même intitulé Essais : toutes les scènes y sont si finement disséquées. Et, chez ce penseur du xvie siècle, tant de situations y sont si étonnam-ment transposables à notre temps.

Si les deux premiers livres, écrits entre 1572 et 1580 mentionnent essentiellement des événements publics, accompagnés des réflexions philosophiques toute personnelles qu’il en tire, le troisième livre, rédigé à partir de 1588, est davantage consacré à une description de sa propre personne, de son mode de vie, de son intimité, tout comme les ajouts multiples, pas moins de 763, qu’il a pris soin d’apporter aux versions initiales des deux premiers livres.

Ne boudons pas notre plaisir et savourons, portion de texte après portion de texte, toutes les observations du quotidien qu’il relate avec application : par les évocations qu’elles suscitent, elles se transforment subrepticement en de précieux préceptes de bien vivre.

Parmi les qualités de ce texte, notons sa simplicité, dans le sens où il nous épargne des circonvolutions philosophiques sophisti-quées, accessibles aux seuls érudits. C’était d’ailleurs le souhait qu’il exprime : Des opinions de la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c’est-à-dire les plus humaines et nôtres, nous dit-il, cet objectif est effectivement atteint. En revanche, il se trompe quand il prédit en préambule, que ses pages tomberont vite dans l’oubli, en annonçant même le délai : une cinquantaine d’années tout au plus : J’écris mon livre à peu d’hommes, et à peu d’années, en expliquant que la langue choisie (le françois et non le latin) évolue trop vite pour rester compréhensible sur le long terme. Si c’eût été une ma-

livre iii chap. 13

chap. 9

Page 6: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

3

tière de durée, il l’eût fallu commettre à un langage plus ferme1. Selon la variation continuelle qui a suivi le nôtre jusques à cette heure, qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d’ici à cinquante ans ? Et voici que, près de cinq siècles plus tard, ses écrits, certes modernisés, simplement par une actua-lisation de l’orthographe2 ou par un remaniement de la syntaxe les rendant plus facilement compréhensibles3, continuent de susciter force attraction. Aussi, réjouissons-nous, a posteriori, en tant que lecteurs francophones, qu’il ait finalement opté pour notre langue, cela nous confère le privilège de nous sentir plus proches.

Ainsi, depuis des années, d’illustres philosophes4 se sont ins-pirés de ce texte, l’ont commenté, de nombreux auteurs se sont plu à l’analyser ; chacun y trouvant un attrait particulier, en lien avec ses propres convictions ou ses propres centres d’intérêt.

Comme annoncé, l’objet des pages qui suivent va se focaliser sur les propos de Montaigne sous l’angle très spécifique des relations à la nourriture : que raconte notre philosophe qui pour-rait faire écho à notre conduite alimentaire ?

Une précision se doit d’être émise avant de poursuivre. Dans la deuxième moitié de sa vie, à partir de l’année 1570, Montaigne vit dans sa bibliothèque, dans sa « librairie » selon le vocabu-laire de l’époque, entouré de milliers d’ouvrages dont il s’inspire largement. Toutefois il se défend d’être un simple compilateur de textes, expliquant la distinction chez les auteurs entre ceux qui se bornent à copier et ceux qui apportent des éléments per-sonnels.1 Ayons en mémoire que Montaigne a été baigné dans le latin dès sa plus tendre enfance.

2 C’est par exemple, la version du Seuil, intitulée Montaigne œuvres complètes parue dans la collection « L’intégrale » et préfacée par André Maurois.

3 Ce sont, par exemple, la version de Claude Pinganaud et celle de Guy de Pernon.

4 Citons Descartes, Voltaire, Nietzsche… et plus récemment Maurice Merleau-Ponti, André Comte-Sponville.

Page 7: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

4

Comme quelqu’un pourrait dire de moi que j’ai seulement fait ici un amas de fleurs étrangères, n’y ayant fourni du mien que le filet à les lier. Certes, j’ai donné à l’opinion publique que ces parements empruntés m’accompagnent. Mais je n’entends pas qu’ils me couvrent et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein, qui ne veux faire montre que du mien, et de ce qui est mien par nature.

Avec la même volonté, et en toute modestie, ma contribution sera d’indiquer, dans le domaine du comportement alimentaire, ce qui me paraît juste parce que personnellement ou indirecte-ment vécu et ce qui me paraît possiblement utile à expérimenter. Les références aux observations du philosophe vont constituer un magistral support à mes propres opinions ; elles ont pour vocation d’intriguer, d’éclairer le lecteur-mangeur mais aussi de le conforter, de le rassurer.

livre iii chap. 12

Page 8: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

7

De l’expérience

ans la quête de la vérité, Montaigne considère que le savoir théorique a ses limites et que l’on peut tirer moult informations utiles et complémentaires, si l’on sait exploiter, en sus, le champ de l’expérience.

L’expérience, qui au sens premier signifi e « acte d’éprouver » prend ici le sens plus philosophique de « connaissance des choses acquise par le biais du vécu ».

Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut [manque], nous y employons l’expérience, qui est un moyen plus faible et moins digne ; mais la vérité est chose si grande que nous ne devons dédaigner aucune entre-mise qui nous y conduise.

Une première observation, issue notamment des diffi cultés ren-contrées lorsqu’il occupait la charge de magistrat au tribunal de Bordeaux : vouloir imposer des lois qui puissent s’appliquer à toutes les situations est vain. La diversité et la complexité des situations imposent une souplesse incompatible avec la rigidité des lois, des règles. Dans le même temps, s’obstiner en cherchant à considérer tous les cas particuliers et à les détailler dans la loi rend celle-ci inintelligible.

livre iii chap. 13

Page 9: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

8

La raison a tant de formes, que nous ne savons laquelle nous prendre, l’expérience n’en a pas moins. La conséquence que nous voulons tirer de la ressemblance des événements est mal sûre, d’autant qu’ils sont toujours dissemblables : il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété. […] La multiplication de nos inventions n’arrivera pas à la variation des exemples. […] il se sent par expérience que tant d’interprétations dissipent la vérité et la rompent, […]

De façon encore plus approfondie, Montaigne insiste sur la va-riabilité des situations, non seulement entre individus mais aus-si, sur leur variabilité, dans le temps, chez un même individu.

Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec des lois fixes et immobiles.

Cette mise en garde vis-à-vis de la rigidité des lois ne peut-elle pas s’appliquer, aussi, aux règles nutritionnelles préconisées par les experts et largement diffusées sur les ondes, qui sont tristement … strictes et sans nuance ?

livre iii chap. 13

Ibid.

Page 10: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

9

À côté de ces considérations touchant l’ensemble des citoyens, Montaigne aime à concentrer son attention sur un sujet qu’il connait particulièrement bien. Son champ d’observation pri-vilégié est celui qui concerne sa propre personne, son propre comportement, dont il estime pouvoir tirer de précieux ensei-gnements.

De l’expérience que j’ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage, si j’étais bon écolier.

Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n’étaient les miennes premières. Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, livre consubstantiel à son auteur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres.

Cet ouvrage les Essais n’est pas un livre comme les autres, il enrichit son propre auteur à mesure qu’il s’écrit. S’efforcer de se raconter sans voile, en toute lucidité, représente un réel exercice d’introspection. Le fait de coucher sur le papier (donner corps et mettre en registre) permet d’apprendre à mieux se connaître, de mettre de l’ordre dans son imagination, de fixer ses pensées, d’éviter de les laisser se dissiper. Toutefois, cela nécessite ap-plication, car il est aussi question d’éveiller sa curiosité, son esprit critique.

L’avertissement à chacun de se connaître doit être d’un impor-tant effet, puisque ce dieu de science et de lumière [Apollon] le fit planter au front de son temple5, comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller. […] Car encore faut-il quelque degré d’intelligence à pouvoir remarquer qu’on ignore, et faut pousser à une porte pour savoir qu’elle nous est close.

5 Temple de Delphes.

livre iii chap. 13 *

livre ii chap. 18

* Ibid.

Page 11: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

10

Tout en ayant conscience que rien n’est jamais acquis, qu’il faut savoir se remettre en question et ne pas se figer dans des croyances.

Moi qui ne fais autre profession [se connaître soi-même], y trouve une profondeur et variété si infinie, que mon appren-tissage n’a autre fruit que de me faire sentir combien il me reste à apprendre.

Sur les acquis concernant le bien-être du corps, Montaigne in-siste sur l’importance de son propre vécu au regard de l’art, « art » signifiant ici la médecine, dont il se méfie fortement.

Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d’ex-périence plus utile que moi, qui la présente pure, nullement corrompue et altérée par art et par opination [interprétation]. L’expérience est proprement sur son fumier au sujet de la mé-decine, où la raison lui quitte [abandonne] toute la place.

livre iii chap. 13

Ibid.

Page 12: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

13

Des sensations

Sur les odeursontaigne décrit volontiers les émotions, plai-santes ou au contraire désagréables, suscitées par la perception de senteurs particulières, il y consacre même un chapitre entier6 du livre I.

LJ’aime pourtant bien fort à être entretenu de bonnes senteurs, et hais outre mesure les mauvaises, que je tire de plus loin que tout autre : … Les senteurs plus simples et naturelles me semblent plus agréables. … Quelque odeur que ce soit, c’est merveille combien elle s’attache à moi et combien j’ai la peau propre à s’en abreuver. Celui qui se plaint de nature, de quoi elle a laissé l’homme sans instrument à porter les senteurs au nez, a tort ; car elles se portent elles-mêmes. … Les étroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluants, s’y7 col-laient autrefois et s’y tenaient plusieurs heures après. […] Je voudrais bien, pour en juger, avoir eu ma part de l’art de ces cuisiniers qui savent assaisonner les odeurs étrangères avec la saveur des viandes [aliments].

6 Chapitre 55 intitulé « Des senteurs ».

7 Se collaient à sa moustache.

livre i chap. 55

Page 13: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

14

Notre philosophe est un bon vivant, il ne cache pas sa jouis-sance de faire usage de son odorat, qu’il a, apparemment, bien aiguisé, que ce soit dans le jeu amoureux tout comme à table.

Sur le goûtJe ne suis pas excessivement désireux ni de salades ni de fruits, sauf les melons. Mon père haïssait toute sorte de sauces : je les aime toutes. […] Il y a des mouvements en nous, inconstants et inconnus ; car des raiforts pour exemple, je les ai trouvés premièrement commodes puis fâcheux, à présent derechef commodes. En plusieurs choses, je sens mon estomac et mon appétit aller ainsi diversifiant : j’ai rechangé du blanc au clairet8, et puis du clairet au blanc.

Montaigne se décrit plutôt gourmand, en tout cas, gourmand de sauces sans le moindre soupçon de culpabilité, et remarque qu’il n’a pas les mêmes goûts que son père. Il observe égale-ment que ses goûts sont amenés à changer au cours du temps.

Je suis friand de poisson, et fais mes jours gras des maigres, et mes fêtes des jours de jeûne : je crois ce qu’aucuns disent, qu’il est de plus aisée digestion que la chair [la viande].

Cette remarque peut être comprise au premier degré, comme une anticipation, de quelques siècles, de la mode du régime végétarien. Mais, elle peut également être perçue comme une réflexion sur le bien-fondé des pratiques religieuses relatives à la nourriture et notamment ici à l’alternance de période de gras et de période de maigre. N’est-ce pas espièglerie, chez ce catholique incontesté, que de discrètement moquer de telles consignes ?

8 Vin rosé.

livre iii chap. 13

Ibid.

Page 14: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

15

Sur le choix des alimentsPour les estomacs tendres, il faut des ordonnances contraintes et artificielles. Les bons estomacs suivent simplement les pres-criptions de leur naturel appétit. Ainsi font nos médecins, qui mangent le melon et boivent le vin frais, cependant qu’ils tiennent leur patient obligé au sirop et à la panade. L III 9.

Plaçons-nous au xxie siècle, les « estomacs tendres » ne pour-raient concerner que les pathologies dont le traitement impose un régime alimentaire particulier et strict (citons la goutte, la maladie cœliaque, l’insuffisance rénale…). Retenons en re-vanche que, pour ceux qui ne sont pas touchés par ce type de désagrément, c’est le « naturel appétit » qui devrait, selon Mon-taigne, les guider dans leur choix alimentaire, et non les recom-mandations restrictives d’un médecin. Une première charge à l’encontre du corps médical : nous verrons que ce ne sera pas la dernière. Le médecin utiliserait ici la prescription alimentaire comme simple moyen de soumission de son patient sans être convaincu de l’intérêt de cette prescription sur la santé de ce dernier. Le patient, pour sa part, n’est pas tenu de suivre aveu-glément les consignes du médecin ; il lui est plutôt suggéré de se fier à ses goûts.

Il serait à désirer qu’il y eût plus de proportion du commande-ment à l‘obéissance ; et semble la visée injuste, à laquelle on ne peut atteindre […] Lui est-il injuste de ne faire point ce qu’il lui est impossible de faire ? Les lois qui nous condamnent à ne pouvoir pas nous accusent elles-mêmes de ne pouvoir pas.

La réflexion de Montaigne sur la finalité des lois est ici générale, elle peut s’appliquer parfaitement aux règles spécifiques, émises par les institutions sanitaires sur la nutrition, ainsi qu’aux pres-criptions des praticiens qui les reprennent sans discernement.

livre iii chap. 9

Ibid.

Page 15: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

16

Des recommandations trop théoriques9, des règles comporte-mentales trop strictes, des consignes trop restrictives quant à la nature des aliments, ne peuvent être suivies dans la durée, et de ce fait, il apparaît spontanément un certain degré de culpa-bilité chez celui qui s’était engagé à les suivre et n’y parvient pas. L’incapacité « programmée » à les respecter va faire naître une série impressionnante de déconvenues et une perte de confiance en soi.

Pesanteur et inadaptation des règles, dans la mesure où elles sont contraires à nos inclinations, nous condamnent d’emblée.

Sur les sensations d’appétitMontaigne nous dépeint différents tableaux de la vie quotidienne où l’appétit joue un rôle, et a une influence sur l’organisation de ses repas, qu’il s’agisse de l’horaire ou du menu.

Il avoue par exemple qu’il n’aime pas se lever tôt ; et raconte qu’en voyage, il est le dernier levé :

La paresse à me lever donne loisir à ceux qui me suivent de dîner10 à leur aise avant partir. Pour moi, je ne mange jamais trop tard ; l’appétit me vient en mangeant, et point autrement ; je n’ai point de faim qu’à table.

En de telles situations, davantage soucieux de poursuivre sa route, il se passe sans difficulté de prendre son premier repas de la journée (le dîner en l’occurrence)11 si son lever a été tardif.

9 Citons le plan PNNS Plan national Nutrition Santé, qui est censé s’appliquer au « Français moyen », ce dernier n’existant pas…

10 Le dîner est alors fixé entre 10 h et 11 h du matin.

11 Rappelons qu’au xvie siècle, les deux repas principaux sont le dîner pris en fin de matinée et le souper pris en fin d’après-midi, alors que le déjeuner, pris au réveil, est le plus souvent léger.

livre iii chap. 9

Page 16: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

17

Il nous indique également qu’il n’a jamais observé de plat qui lui soit spécifiquement difficile à digérer. Le désagrément digestif ne provient pas d’un plat particulier qui serait intrinsèquement nocif mais plutôt de l’excès de quelque plat.

Le trop manger m’empêche ; mais, par sa qualité, je n’ai encore connaissance bien certaine qu’aucune viande [aucun plat] me nuise.

Et, sur le même registre relatif aux quantités :

Nature m’a aussi, d’autre part, apporté les siennes12 : comme de ne soutenir plus deux pleins repas en un jour sans surcharger mon estomac. Montaigne semble trouver son équilibre avec deux repas par jour. Dès ma jeunesse, je dérobais [sautais] parfois quelque repas : ou afin d’aiguiser mon appétit au lende-main, car, comme Epicure jeûnait et faisait des repas maigres pour accoutumer sa volupté à se passer de l’abondance, moi, au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieux son profit, et se servir plus allégrement de l’abondance.

Montaigne constate ici, tout simplement, qu’un fort appétit aug-mente chez lui le plaisir de manger. Il sait moduler volontaire-ment ses sensations alimentaires de façon en accroître le plaisir, (et non pour s’accoutumer à la frugalité tel Epicure).

Ou je jeûnais pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d’esprit, car l’un et l’autre s’apparessent [de-viennent paresseux] cruellement en moi par la réplétion, et surtout, je hais ce sot accouplage d’une déesse si saine et si allègre avec ce petit dieu indigeste et roteur, tout bouffi de la fumée de sa liqueur.

Montaigne nous rappelle un autre avantage des repas légers : « il y a une vie après le repas » comme le scande avec vivacité un slogan pour une eau minérale connue.

12 « Mollesses » dans le texte, que l’on peut traduire par faiblesses.

livre iii chap. 13

Ibid.

Ibid.

Page 17: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

18

Cependant, certains banquets peuvent s’éterniser, comment s’y adapter alors que les pratiques de l’antiquité ne sont plus de mise ?

Les longues tables me fâchent et me nuisent : car, soit pour m’y être accoutumé enfant, à faute de meilleure contenance, je mange autant que j’y suis. Pourtant, chez moi, quoiqu’elle soit des courtes, je m’y mets volontiers un peu après les autres, sur la forme d’Auguste ; mais je ne l’imite pas en ce qu’il en sortait aussi avant les autres. Au rebours, j’aime à me reposer longtemps après et en ouïr conter, pourvu que je ne m’y mêle point, car je me lasse et me blesse de parler l’estomac plein, autant comme je trouve l’exercice de crier et contester avant le repas très salubre et plaisant. Les anciens Grecs et Romains avaient meilleure raison que nous, assignant à la nourriture, qui est une action principale de la vie, si autre extraordinaire oc-cupation ne les en divertissait, plusieurs heures et la meilleure partie de la nuit, mangeant et buvant moins hâtivement que nous, qui passons en poste toutes nos actions, et étendant ce plaisir naturel à plus de loisir et d’usage, y entresemant divers offices de conversation utiles et agréables.

Sur la durée des repas, Montaigne n’est pas d’une cohérence parfaite, il n’apprécie pas les repas trop longs, car trop copieux. Nous retrouvons l’inconfort dont il se plaint quand son esto-mac est « trop » plein. Toutefois, il semble dans le même temps louer les usages antiques des Grecs et des Romains qui consa-craient du temps à leurs festins. L’explication de cette apparente contradiction reposerait sur deux éléments : d’une part, sur la vi-tesse d’ingestion (les anciens mangeant lentement mangeaient moins) et sur la pertinence des conversations entretenues entre les plats.

livre iii chap. 13

Page 18: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

19

De l’importance de la convivialité ! De l’importance, surtout, de la qualité des convives !

Je crois qu’il est plus sain de manger plus bellement [délicate-ment] et moins, et de manger plus souvent. Mais je veux faire valoir l’appétit et la faim : je n’aurais nul plaisir à traîner, à la mé-dicinale, trois ou quatre chétifs repas par jour, ainsi contraints. Qui m’assurerait que le goût ouvert que j’ai ce matin, je le re-trouvasse encore à souper ? Prenons, surtout les vieillards13, pre-nons le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d’almanachs les éphémérides et aux médecins.

Même sur prescription médicale, Montaigne refuse de se forcer à prendre un repas s’il n’a pas faim. Il refuse également d’an-ticiper sur une faim éventuelle qui apparaîtrait plus tard dans la journée. Quand il s’agit de manger, il accorde clairement sa préférence à ses envies plutôt qu’à une injonction extérieure, y compris quand celle-ci est émise par un médecin.

La presse [embarras] des plats et des services me déplait autant qu’autre presse. Je me contente aisément de peu de mets.

Manger peu lui suffit, le satisfait.

Les anciens préconisaient de « faire bonne chère à l’heure de la retraite et du repos » de façon à ne pas interrompre les activités de la journée.

Pour la santé, je trouve depuis par expérience, au rebours, qu’il vaut mieux diner et que la digestion se fait mieux en veillant.

Montaigne, pour sa part, a constaté que prendre un repas co-pieux tardivement, juste avant d’aller se coucher, ne lui convient pas car la digestion est alors plus difficile. Il note même avec précision qu’un délai de trois heures lui est nécessaire entre le souper et le coucher. 13 Montaigne, âgé de plus de 50 ans quand il écrit ce texte, se considère vieillard. L’espérance de vie à son époque n’était guère supérieure à 30 ans.

livre iii chap. 13

Ibid.

Ibid.

Page 19: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

20

Et, sans m’essayer14, ne puis ni dormir sur jour, ni faire col-lation entre les repas, ni déjeuner15, ni m’aller coucher sans grand intervalle, comme trois bonnes heures après le souper, […] Et sain et malade, je me suis volontiers laissé aller aux appétits qui me pressaient. Je donne grande autorité à mes désirs et propensions. […] Mon appétit en plusieurs choses s’est assez heureusement accommodé par soi- même et ran-gé à la santé de mon estomac. L’acrimonie et la pointe des sauces m’agréèrent étant jeune ; mon estomac s’en ennuyant depuis, le goût l’a incontinent suivi. Le vin nuit aux malades ; c’est la première chose de quoi ma bouche se dégoûte, et d’un dégoût invincible. Quoi que je reçoive désagréablement me nuit, et rien ne me nuit que je fasse avec faim et allégresse ; je n’ai jamais reçu nuisance d’action qui m’eût été bien plaisante. Et si [ainsi] ai fait céder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion médicinale.

Faire confiance à son corps, qui sait, mieux que la raison, ce qui est bon pour lui et ce qui ne l’est pas. Se laisser guider par ses envies ne saurait nuire.

Et n’est train de vie si sot et si débile que celui qui se conduit par ordonnance et discipline. Il se rejettera souvent aux ex-cès mêmes, s’il m’en croit : autrement la moindre débauche le ruine ; il se rend incommode et désagréable en conversation.

À quoi sert de s’enfermer dans des règles de vie trop strictes ? Une attitude rigide, on pourrait dire obsessionnelle, ne semble pas favoriser la courtoisie dans les échanges avec autrui. Et si l’on prenait le temps d’évaluer les résultats de ses comporte-ments systématiques basés sur des croyances nébuleuses, si l’on acceptait de se détacher de ses croyances, au lieu de s’y accrocher, de peur de se sentir perdu ? 14 Sauf à en être contraint.

15 Prendre un petit-déjeuner.

livre iii chap. 13

Ibid.

Page 20: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

21

Ni le vin n’en est plus plaisant à celui qui en sait les facultés premières. Au contraire ! Et le corps et l’âme interrompent et altèrent le droit qu’ils ont de l’usage du monde, y mêlant l’opi-nion de science.

Restons au niveau des sensations basiques sans chercher à in-tellectualiser la démarche. Y introduire des connaissances théo-riques ne fera que nous priver du plaisir simple de la dégustation.

Je ne puis pourtant entendre comment on vienne à allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l’imagination un appétit artificiel et contre nature. Mon estomac n’irait pas jusques là ; il est assez empêché à venir à bout de ce qu’il prend pour son besoin.

Cette remarque de bon sens se comprend, tout simplement, ainsi : pour quelle raison chercher à manger au-delà de ses besoins ?

Car il se sent évidemment, comme le feu se pique à l’assistance du froid, que notre volonté s’aiguise aussi par le contraste : et qu’il n’est rien naturellement si contraire à notre goût que la satiété qui vient de l’aisance, ni rien qui l’aiguise tant que la rareté et difficulté. […] Il en va ainsi partout, la difficulté donne prix aux choses. […] Nous défendre quelque chose, c’est nous en donner envie.

Montaigne pointe ici la force du désir quand l’objet convoité se fait rare : il illustre ce phénomène en prenant l’exemple des relations galantes. Il en est exactement de même pour les mets. S’interdire un aliment, sous le prétexte d’une certaine nocivité, c’est attiser l’envie d’en consommer.

livre iii chap. 11

livre ii chap. 2

chap. 15

Page 21: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

22

Ma forme de vie est pareille en maladie comme en santé : même lit, mêmes heures, mêmes viandes me servent, et même breuvage. Je n’y ajoute du tout rien, que la modération du plus et du moins, selon ma force et appétit.

En cas d’indisposition, le principe suivi est simple : maintenir ses habitudes en adaptant les quantités d’aliments à l’intensité de ses sensations, et en évitant de s’en faire « détourner » par des conseils médicaux inappropriés.

livre iii chap. 13

Page 22: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

25

Des injonctions médicales

ans le chapitre consacré au pédantisme, Montaigne réserve une place de choix aux médecins, traités sans déférence de faux savants.

Il fallait s’enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant. Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire et lais-sons l’entendement et la conscience vide. […] Ils connaissent bien Galien, mais nullement le malade. Personne n’est exempt de dire des fadaises. Le malheur est de les dire curieusement [avec soin].

Il explique plus loin que, s’il ressent une forte aversion à l’égard des médecins, et surtout à l’égard de leurs pratiques, ce peut être en lien avec l’histoire de sa famille qui en conserve de mau-vais souvenirs, mais pas seulement. Cette méfi ance s’est vue renforcée au fi l de ses propres constats.

Mes ancêtres avaient la médecine à contre-cœur, […] il est pos-sible que j’aie reçu d’eux cette dispathie naturelle à la méde-cine ; mais s’il n’y eût eu que cette considération, j’eusse essayé de la forcer. Car toutes ces conditions qui naissent en nous sans

livre i chap. 25

livre iii chap. 1

livre ii chap. 37

Page 23: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

26

raison, elles sont vicieuses, c’est une espèce de maladie qu’il faut combattre ; il peut être que j’avais cette propension, mais je l’ai appuyée et fortifiée par les discours qui m’en ont établi l’opinion que j’en ai.

Pour Dieu, que la médecine me fasse un jour quelque bon et perceptible secours, voir comme je crierai alors de bonne foi : « Enfin je tends les mains à une science utile16».

La charge est très forte, avec un premier reproche, d’ordre gé-néral, qui attribue aux pratiques médicales le pouvoir d’allonger plutôt que d’abréger les délais spontanés de guérison, voire quand elles n’aggravent pas la maladie.

De ce que j’ai de connaissance, je ne vois nulle race de gens si tôt malade et si tard guérie que celle qui est sous la juridiction de la médecine. Leur santé même est altérée et corrompue par la contrainte des régimes. Les médecins ne se contentent point d’avoir la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison échap-per leur autorité.

Tout bien considéré, il recommande plus volontiers, face à cer-tains « petits » maux17, de simplement patienter et de les laisser évoluer, plutôt que de suivre la prescription d’un médecin.

Laissons faire un peu à nature : elle entend mieux ses affaires que nous.

Le deuxième grief porte sur l’incohérence des prescriptions qu’il a personnellement subie. Cherchant à soulager la lithiase uri-naire dont il souffrait, il a eu l’occasion de fréquenter différentes stations thermales européennes et s’est alors vu conseiller diverses recommandations médicales, qui s’avéraient parfois

16 Horace, Épode, xvii, 1, en latin dans le texte.

17 Il s’agit par exemple des rhumes et des migraines, qu’il cite plus loin.

livre iii chap. 13 *

livre ii chap. 37

* Ibid.

Page 24: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

27

contradictoires alors qu’il s’agissait de la même pathologie. D’où cette défiance exacerbée, qu’il exprime de façon violente :

Voilà comment ils vont batelant et baguenaudant à nos dépens en tous leurs discours ; et ne me sauraient fournir proposition à laquelle je n’en rebâtisse une contraire de pareille force.

Si votre médecin ne trouve bon que vous dormez, que vous usez de vin, ou de telle viande, ne vous chaille : je vous en trouverai un autre qui ne sera pas de son avis. La diversité des arguments et opinions médicinales embrasse toute sorte de formes.

Seriez-vous malgré tout tenté de suivre les prescriptions d’un médecin, il conseille de ne pas suivre, celles qui imposeraient de s’éloigner trop de son propre mode de vie. Il estime que soigner en créant une rupture brutale avec les habitudes du patient n’est pas une bonne approche.

Je vois que la maladie m’en déloge d’un côté ; si je crois les médecins, ils m’en détourneront de l’autre ; et par fortune et par art, me voilà hors de ma route. Je ne crois rien plus certai-nement que ceci : que je saurais être offensé par l’usage des choses que j’ai si longtemps accoutumées.

Restant à juste titre suspicieux quant à l’efficacité des remèdes proposés, il ne cède pas à la croyance qui voudrait qu’un traite-ment soit nécessairement pénible à supporter pour être efficace. Toujours dans sa quête du bien-être, il refuse de se voir infligé une sorte de double peine en acceptant un remède douloureux en soi.

Je n’aime point à guérir le mal par le mal. Je hais les remèdes qui importunent plus que la maladie. D’être sujet à la colique et sujet à m’abstenir du plaisir de manger des huîtres, ce sont deux maux pour un. Le mal nous pince d’un côté, la règle de l’autre. Puisqu’on est au hasard de se mécompter [tromper],

livre ii chap. 37

livre iii chap. 13

Ibid.

Ibid.

Page 25: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

28

hasardons-nous plutôt à la suite du plaisir. Le monde fait au rebours et ne pense utile qui ne soit pénible, la facilité lui est suspecte.

Autre conseil : ne pas se laisser influencé par ce qui est écrit, une affirmation ne devient pas fiable par le seul fait d’être couchée sur du papier.

Que ferons-nous à ce peuple qui ne fait recette que de témoi-gnages imprimés, qui ne croit les hommes s’ils ne sont en livre, … Mais moi, qui ne mécrois non plus la bouche que la main des hommes et qui sais qu’on écrit autant indiscrètement qu’on parle, […] — Ces pâtissages de lieux communs, de quoi tant de gens ménagent leur étude, ne servent guère qu’à su-jets communs ; et servent à nous montrer [faire étalage], non à nous conduire, ridicule fruit de la science, que Socrate exagite [critique] si plaisamment contre Euthydème. J’ai vu faire des livres de choses ni jamais étudiées, ni entendues, l’auteur com-mettant à divers de ses amis savants la recherche de cette-ci et de cette autre matière à le bâtir, se contentant pour sa part d’en avoir projeté le dessein et empilé par son industrie ce fagot de provisions inconnues ; au moins est sien l’encre et le papier.

Certains ouvrages ne sont, comme il l’a observé, que de pures compilations plus ou moins bien comprises de leurs auteurs, et sans grand intérêt.

Il poursuit avec une mise en garde très ferme à propos des croyances anciennes : elles ne sont pas nécessairement vraies, sous le seul prétexte qu’elles sont transmises depuis longtemps !

[…] j’estime de même de la vérité que, pour être plus vieille, elle n’est pas plus sage.

livre iii chap. 13 *

chap. 12

* Ibid.

Page 26: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

29

Enfin, il considère qu’un excès de savoir ou de règles est plutôt nuisible au bien-être :

Il ne nous faut guère de doctrine pour vivre à notre aise. […]— J’ai vu en mon temps cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université, et les-quels j’aimerais mieux ressembler.

Cette remarque fait directement écho à la « surabondance » actuelle de messages pseudo-scientifiques en matière de santé, qui envahit notre sphère médiatique et qui génère plus d’inter-rogations et d’inquiétudes que de certitudes ou d’apaisement.

En conséquence, il en conclut que notre santé est une chose trop sérieuse pour être laissée entre des mains étrangères et que, sous réserve de bien se connaître, il vaut mieux s’en occu-per personnellement.

À propos des médecins, On peut dire d’eux pour le plus, qu’ils vendent des drogues médicinales, mais qu’ils soient méde-cins, cela ne peut-on dire. J’ai assez vécu pour mettre en conte l’usage qui m’a conduit si loin.

Montaigne est âgé de 56 ans quand il écrit ces lignes, et est conscient qu’il a dépassé l’espérance de vie de ses contempo-rains. En matière d’ « hygiène de vie », à savoir choix des aliments, des breuvages, heure du coucher, Montaigne se fie à ce qu’il a observé comme lui étant bénéfique au fil des années, sans se laisser influencer par les recommandations des médecins, dont le rôle se réduit, pour lui, à être de simples vendeurs de potions.

Reconnaissant toutefois que la médecine de son siècle dispose de peu de moyens et que certains médecins manifestent des qualités humaines dans leurs relations avec leurs patients, des remarques moins désobligeantes à leur égard, formulées sous forme de requêtes, sont également exprimées.

livre iii chap. 12livre ii

chap. 12

livre iii chap. 13

Page 27: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

30

[…] là où les premiers accueils du médecin envers son patient doivent être gracieux, gais et agréables ; et jamais médecin laid et rechigné n’y fit œuvre. Au contraire donc, il faut aider d’ar-rivée et favoriser leur plainte, et en témoigner quelque appro-bation et excuse. Par cette intelligence, vous gagnez crédit à passer outre, et, d’une facile et insensible inclination, vous vous coulez aux discours plus fermes et propres à leur guérison.

Cette observation ressemble à une superbe leçon d’empathie destinée aux étudiants en médecine ! Est-il besoin de rappeler que la bienveillance à l’égard du patient fait partie intégrante du métier de soignant ? Le serment d’Hippocrate reprend cet impé-ratif avec d’autres mots. À titre symbolique, cet engagement est d’ailleurs prononcé à haute voix lors de la soutenance de thèse, cérémonie qui officialise l’entrée dans la communauté médicale. Il est le plus souvent respecté, mais pas toujours hélas, nous verrons plus loin dans quel contexte il est parfois oublié.

livre iii chap. 4

Page 28: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

33

De la nature et de la quête du plaisir

ontaigne met l’accent à de nombreuses reprises sur le bénéfi ce, en toutes circonstances, d’adop-ter un comportement en phase avec la nature,-citant Cicéron18, Tout ce qui vient au revers du

cours de la nature peut être fâcheux, mais ce qui vient selon elle doit être toujours plaisant.

Vantant la simplicité par opposition aux artifi ces, et rappelant la démarche de Socrate qui s’attachait à édicter des préceptes en rapport avec la vie quotidienne, Celui-ci ne se propose point des vaines fantaisies : sa fi n fut nous fournir de choses et de préceptes qui réellement et plus jointement servent à la vie. […] — Mais il n’y a rien d’inutile en nature ; […] — J’ai pris, comme j’ai dit ailleurs, bien simplement et crûment pour mon regard ce précepte ancien : que nous ne saurions faillir à suivre nature, que le souverain précepte c’est de se conformer à elle. […] — Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que pru-dent et juste.

18 En latin dans le texte : Omnia quae secundum naturam fi unt, sunt habenda in bonis.

livre iii chap. 13

chap. 12

chap. 1

chap. 12

chap. 13

Page 29: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

34

Pour Montaigne, comme pour Cicéron cité plus haut, se confor-mer à la nature va de pair avec la recherche du plaisir.

Mais non guère moins fat, est celui qui retranche celles [les voluptés] que nature lui a trouvées. Il ne les faut ni suivre ni fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gracieusement et me laisse plus volontiers aller vers la pente naturelle. […] Nature a maternellement observé cela, que les ac-tions qu’elles nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison mais aussi par l’appétit [par le goût] : c’est injustice de corrompre ses règles. […] L’extrême fruit de ma santé, c’est la volupté.

Il nous confie cet exemple personnel, et quelque peu étonnant :

Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la pros-périté ; je la sens ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes [proportionnées] à celui qui nous l’oc-troie. Ils jouissent les autres plaisirs comme ils font celui du sommeil, sans les connaître. À celle fin que le dormir même ne m’échappât ainsi stupidement, j’ai autrefois trouvé bon qu’on me le troublât pour que je l’entrevisse.

Montaigne, jouisseur assumé, nous explique comment il sait utiliser toutes les astuces pour savourer davantage les plaisirs du quotidien comme cette sensation plaisante ressentie lors de l’endormissement.

Si c’est une médecine voluptueuse, acceptez-la ; c’est toujours autant de bien présent. … Le plaisir est des principales espèces du profit. L III 13

Cette solide association entre acte naturel et source de jouissance est incontestable s’agissant des deux fonctions

livre iii chap. 13

Ibid.

Ibid.

Page 30: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

35

primordiales dévolues aux êtres vivants, à savoir vivre et se reproduire La première fonction nécessite de se nourrir, c’est l’étape initiale19, faute d’énergie, aucune autre activité n’est pos-sible. Si l’acte de manger était neutre sur l’échelle du plaisir, comment nos ancêtres auraient-ils pu survivre tout au long de ces millénaires qu’a duré notre préhistoire ? Les périodes de disette liées aux alea climatiques n’auraient-elles pas risqué de causer l’extinction de notre espèce, sans cette puissante et constante incitation à quérir de la nourriture ?

Ainsi, le plaisir en soi n’est pas à écarter, nul besoin toutefois qu’il soit démesuré et Montaigne, de citer Lucain, en latin dans le texte20, Observer une juste mesure, se tenir dans les limites, suivre la nature pour y associer la notion de modération.

La philosophie n’estrive21 point contre les voluptés naturelles, pourvu que la mesure y soit jointe, et en prêche la modération, non la fuite [l’abandon] ; l’effort de sa résistance s’emploient contre les étrangères et bâtardes. Elle dit que les appétits du corps ne doivent pas être augmentés par l’esprit, et nous avertit ingénieusement de ne vouloir point éveiller notre faim par la saturité [satiété], de ne vouloir que farcir au lieu de remplir le ventre.

La deuxième fonction primordiale, comme décrite plus haut, est aussi évoquée, avec la même réserve quant aux désagréments possibles en cas d’excès.

Moi, qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience qui nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la 19 Pour illustrer cette exigence naturelle : le tube digestif est l’organe qui est responsable d’absorber les aliments, ceux-ci apportant nutriments et énergie. Il doit donc être opérationnel pour permettre aux autres organes de fonctionner. On sait depuis peu qu’en cas de carence en protéines, en particulier chez le sujet âgé, le tube digestif est prioritaire pour capter les protéines alimentaires.

20 Servare modum, finemque tenere, Naturamque sequi.

21 Ne s’oppose pas aux voluptés.

livre iii chap. 12

chap. 5

chap. 13

Page 31: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

36

culture du corps. J’estime pareille injustice prendre à contre-cœur les voluptés naturelles que de les prendre trop à cœur.

La forme physique se doit d’être entretenue, tout au long de la vie ; et les plaisirs qui en découlent aucunement dédaignés.

Montaigne observe que la démarche naturelle, de type intuitif, n’est pas la seule à pouvoir guider nos actions. En parallèle, on pourrait même dire en concurrence, existe un autre moteur, très puissant, capable d’influencer notre comportement : la coutume.

L’accoutumance est une seconde nature, et non moins puis-sante. Ce qui manque à ma coutume, je tiens qu’il me manque. […] — Car c’est à la vérité une violente et traitresse maîtresse d’école que la coutume. Elle établit en nous, peu à peu, à la dérobée, le pied de son autorité ; mais, par ce doux et humble commencement, l’ayant rassis et planté avec l’aide du temps, elle nous découvre tantôt un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons plus la liberté de hausser seule-ment les yeux. […] si nous considérons, ce que nous essayons ordinairement, combien l’accoutumance hébète nos sens. […] Les lois de la conscience, que nous disons naître de nature, naissent de la coutume.

Dans ce chapitre 23 du livre I, intitulé « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue », Montaigne souligne le poids des habitudes acquises pendant l’enfance et dénonce l’incons-équence des parents qui délaissent à d’autres l’éducation de leurs enfants. Les coutumes sont très difficiles à modifier, on ne se pose pas la question de leur bien-fondé, on craint volontiers de les enfreindre. On se donne bonne conscience à les suivre, simplement parce qu’elles sont coutumes.

livre iii chap. 10

livre i chap. 23

Page 32: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

37

La recherche du plaisir dans toute action est revendiquée, comme par exemple dans le choix de ses lectures :

Les difficultés, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles ; je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux. Si je m’y plantais, je m’y perdrais, et le temps : car j’ai un esprit primesautier. Ce que je ne vois de la première charge, je le vois moins en m’Y obstinant. Je ne fais rien sans gaieté ; et la contention trop ferme éblouit mon jugement, l’attriste et le lasse.

Montaigne se refuse à accomplir des tâches intellectuelles qui ne lui sont pas plaisantes, s’apercevant que chez lui, la contrainte est inefficace et l’obstination stérile. Cette remarque mérite réflexion : se pose -t-on la question de l’intérêt de s’im-poser des contraintes alors que la disposition d’esprit n’est pas là. On appelle cela volonté, ne serait-ce pas aussi une perte de temps ? Pourquoi ne pas choisir de mettre en adéquation son action et son goût à ladite action, pour un meilleur résultat ?

C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nôtres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait.

Pourquoi se compliquer l’existence en allant rechercher des plaisirs lointains, sans chercher à goûter ceux qui sont à notre portée, accessibles sans effort mais ignorés. Et, parmi ces plai-sirs, il estime, comme d’autres, que ceux de la table ont une bonne place.

Ce n’est pas une fête peu artificielle et peu voluptueuse qu’un bon traitement de table : ni les grands chefs de guerre ni les grands philosophes n’en ont refusé l’usage et la science.

livre ii chap. 10

livre iii chap. 13

Ibid.

Page 33: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

38

Dans le respect de nature, il a le souci de toujours associer la vo-lupté à ce qui est nécessaire à la survie, comme les repas. Pour cela, il choisit préférentiellement des convives avec lesquels il sera agréable de converser.

À la familiarité de la table j’associe le plaisant, non le prudent. livre i chap. 28

Page 34: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

41

De l’harmonie entre corps et esprit

en déplaise à la vision cartésienne, corps et esprit sont intimement liés.

[…] Mais tout ceci se peut rapporter à l’étroite cou-ture de l’esprit et du corps s’entrecommuniquant

leurs fortunes.

Dans la vision de Montaigne, ces deux entités exercent un pou-voir bénéfi que l’une sur l’autre et méritent même considération.

À quoi faire démembrons-nous en divorce un bâtiment tissu d’une si jointe et fraternelle correspondance ? Au rebours, re-nouons-le par mutuels offi ces. Que l’esprit éveille et vivifi e la pesanteur du corps, le corps arrête la légèreté de l’esprit et la fi xe. […] — La nature du corps importe beaucoup à l’âme qui l’habite : car des parties de ce corps, les unes aiguisent l’esprit, les autres l’émoussent 22.

Il ne faut donc pas rompre cette synergie naturelle entre corps et esprit.

Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps, qu’on dresse, c’est un homme ; il n’en faut pas faire à deux. Et, comme dit Platon, 22 Citation traduite de Cicéron.

livre i chap. 21

livre iiichap. 13

chap. 12

livre ichap. 26

Page 35: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

42

il ne faut pas les dresser l’un sans l’autre, mais les conduire également, comme un couple de chevaux attelés à un même timon.

Selon notre philosophe, l’entretien de sa condition physique ne doit aucunement être négligé au profit d’une activité purement intellectuelle. Et, s’agissant notamment de l’éducation des en-fants, les exercices physiques se doivent de faire partie intégrante de l’apprentissage au même titre que les leçons de rhétorique.

Cette entité visible qu’est le corps a, par essence, une plastique.

La beauté est une pièce de grande recommandation au com-merce des hommes ; c’est le premier moyen de conciliation des uns aux autres, et n’est homme si barbare et si rechigné, qui ne se sente aucunement frappé de sa douceur. Le corps a une grande part à notre être, il y tient un grand rang ; ainsi sa structure et composition sont de bien juste considération. Ceux qui veulent déprendre [séparer] nos deux pièces principales et les séquestrer l’une de l’autre, ils ont tort. Au rebours, il les faut r’accoupler et rejoindre. Il faut ordonner à l’âme non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mépriser et abandonner le corps (aussi ne le saurait-elle faire que par quelque singerie contrefaite), mais de se rallier à lui, de l’embrasser, le chérir, lui assister, le contreroler, le conseiller, le redresser et ramener, quand il fourvoie, l’épouser en somme et lui servir de mari ; à ce que leurs effets ne paraissent pas divers et contraires, ains [mais] accordants et uniformes.

Ceux qui ne s’intéressent qu’à l’esprit, tout comme ceux qui ne s’intéressent qu’au corps font « pareille erreur », en s’écartant de leur sujet qui est l’homme.

Je me laisse aller, comme je suis venu, je ne combats rien : mes deux maîtresses pièces [corps et âme] vivent de leur grâce, en paix et bon accord.

livre ii chap. 17

livre iii chap. 12

Page 36: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

43

En toutes circonstances, il s’avère sage de ne pas chercher à lutter, de ne pas vouloir donner l’avantage à l’une plutôt qu’à l’autre, laissant ainsi les interférences naturelles opérer. Mon-taigne illustre ce précepte à propos des repas.

Je hais qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit aux nues, pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l’esprit s’y cloue ni qu’il s’y vautre, mais je veux qu’il s’y applique, […] car je dis, comme ce même Epicure qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange qu’avec qui on mange, … Il n’est point de si doux apprêt pour moi, ni de sauce si appétissante, que celle qui se tire de la société.

Et d’insister sur la notion de convivialité qui allie à merveille plaisirs du corps et plaisir de l’esprit.

Que le discernement de l’esprit s’accompagne du discernement du palais. D’après Cicéron

Nombreux sont les chapitres dans lesquels Montaigne insiste sur le caractère indissociable des voluptés du corps et de celles de l’esprit. Il regrette que l’on attribue une connotation négative aux plaisirs physiques par opposition aux divertissements intel-lectuels, alors que son constat est que les uns se nourrissent des autres. Il déplore dans le même temps cette absence commune de distinction entre le plaisir modéré qu’on pourrait qualifier de naturel et l’excès de plaisir qui devient malsain. C’est ainsi, par exemple, qu’il importe pour lui de distinguer, à table, les bienfaits de la dégustation d’une part et les désagréments de la gloutonnerie d’autre part.

C’est indécence, outre ce qu’il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger goulûment comme je fais, […] J’en perds le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables, pourvu que ce soient des propos de même, plaisants et courts.

livre iii chap. 13

Ibid.

Page 37: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

44

Même s’il reconnait que son comportement peut – parfois- ne pas être en adéquation avec ce qu’il préconise ! Par ailleurs, pour rester sur le registre de la table, si l’on débute son repas dans une certaine sérénité d’esprit, il n’en sera que meilleur car mieux apprécié.

La conscience d’avoir bien dispensé les autres heures est un juste et savoureux condiment des tables.

Le corps dans sa dimension esthétique représente un sujet de réflexion pour notre philosophe qui s’avoue très sensible à l’épure des physionomies. Mais qu’en est-il de l’harmonie entre corps et esprit quand chez une même personne une âme bien faite se trouve affublée d’un physique disgracieux ?

Socrate, qui a été un exemplaire parfait en toutes grandes quali-tés, j’ai dépit qu’il eût rencontré un corps et un visage si vilains, comme ils disent, et disconvenables à la beauté de son âme, lui si amoureux et si affolé de la beauté. Nature lui fit injustice. Il n’est rien plus vraisemblable que la conformité et relation du corps à l’esprit. […] Cettui-ci [Cicéron] parle d’une laideur déna-turée et difformité de membres. Mais nous appelons laideur aussi une mésavenance [un déplaisir] au premier regard, […] La laideur qui revêtait une âme très belle en La Boétie était de ce prédicament [de cette espèce]. Cette laideur superficielle qui est pourtant très impérieuse est de moindre préjudice à l’état de l’esprit et a peu de certitude en l’opinion des hommes.

Je ne puis dire assez souvent combien j’estime la beauté qualité puissante et avantageuse. […] Un même mot embrasse en grec le bel et le bon.

La sémantique n’échappe pas à ce lien entre le beau et le bien.

livre iii chap. 13

livre iii chap. 12

Ibid.

Page 38: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

45

C’est une faible garantie que la mine ; toutefois, elle a quelque considération.

Montaigne observe que la beauté a un fort pouvoir et qu’elle influence favorablement le jugement. Admettant volontiers être lui-même très sensible à la beauté, il fait le constat que l’assimi-lation du « beau » au « bon » est une tendance naturelle, sans que cette tendance soit toujours justifiée. Ainsi, s’agissant de Socrate, qui se décrit lui-même comme étant disgracieux, Mon-taigne le regrette et parle d’injustice ; s’agissant de son ami La Boétie, reconnu lui-aussi comme étant laid, son expérience lui permet de nommer cette laideur « superficielle ». Introduisant cette distinction, il estime qu’elle cause moins de préjudice à l’esprit et moins de tort sur l’opinion d’autrui.

[…] mais sur le pavé, depuis mon premier âge, je n’ai aimé d’aller qu’à cheval ; à pied, je me crotte jusques aux fesses, et les petites gens sont sujets par ces rues à être choqués et cou-doyés à faute d’apparence. […] — J’ai au demeurant la taille forte et ramassée.

En toute objectivité, Montaigne déplore sa petite taille qu’il es-time « un peu en dessous de la moyenne », et qu’il considère non seulement comme un « défaut » mais aussi comme un han-dicap dans les charges de commandement, reconnaissant l’au-torité conférée par « une belle présence et majesté corporelle ».

Parmi les défauts physiques, Montaigne fait également réfé-rence aux peaux ridées :

Et, entre les premières laideurs, je compte les beautés artifi-cielles et forcées. … Une laideur et une vieillesse avouée est moins laide et moins vieille qu’une autre peinte et lissée.

livre iii chap. 12

livre iii chap. 13

livre ii chap. 17

livre iii chap. 5

Page 39: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

46

Ne s’agit-il pas d’une charge dénonçant l’utilisation des artifices cosmétiques du xvie siècle qui visaient à masquer les disgrâces physiques, notamment celles liées à l’âge ? Aux yeux du sage, ils ne faisaient qu’enlaidir davantage ceux qui en usaient.

En tant que disgrâce, l’excès de poids n’est devenu une préoc-cupation que récemment. Il est aujourd’hui considéré comme non conforme aux critères esthétiques et génère plus qu’hier un regard négatif. De plus, cette caractéristique physique est associée à l’idée que les personnes qui la présente en sont res-ponsables, par leur comportement.

Les philosophes du passé23, comme aujourd’hui les chercheurs en sciences humaines24, tous aboutissent à cette même consta-tation : le sujet beau bénéficie toujours d’un avantage favorable. L’objectif sera donc de chercher à transformer cette disgrâce naturelle en disgrâce superficielle aux regards des autres.

23 George Santayana, 1896, The sense of beauty, New York Charles Scribner’s sons.

24 Sophie Cheval, 2013, Belle autrement !, Édition Armand Colin.

Page 40: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

49

De l’acceptation

ar, m’étant trouvé en tel degré de fortune dès ma nais-sance, … Je n’ai eu besoin que de la suffi sance de me contenter, qui est pourtant un règlement d’âme, à le bien prendre, également diffi cile en toute sorte de

condition, et que par usage nous voyons se trouver plus facile-ment en la nécessité qu’en l’abondance ; d’autant à l’aventure que, selon le cours de nos autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette, et la vertu de la modération plus rare que celle de la patience.

Montaigne reconnaît volontiers avoir eu la chance « d’être bien né », à la fois au sens de l’aisance matérielle et de l’environne-ment intellectuel, mais il indique qu’il n’a pas cherché à en tirer plus amples profi ts. Il pointe la sagesse qui consiste à savoir se contenter de ce que l’on a. Il explique plus loin que cette attitude de modération présente pour lui deux avantages. Tout d’abord, elle évite les déconvenues éventuelles qui pourraient se pro-duire, si la course au « toujours plus » se soldait par un échec. Ensuite, et surtout elle est source de liberté, off rant le champ libre pour d’autres occupations que la recherche farouche d’une meilleure position hiérarchique.

livre ii chap. 17

Page 41: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

50

N’a-t-on pas le regard trop souvent attiré, par envie, vers les attributs d’autrui sans même penser à jouir opportunément de ses propres biens ? N’est-ce pas, tout simplement, se créer des tracas inutiles aux dépens de plaisirs parfaitement accessibles ?

Accepter sa situation sans chercher à briguer plus haut est une chose, supporter les événements adverses, affectifs ou phy-siques, qui viennent perturber sa quiétude en est une autre.

Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même, et m’applique à eux s’ils ne s’appliquent à moi. Je n’ai guère d’art pour savoir gauchir la fortune et lui échapper ou la forcer.

Bien identifier parmi les obstacles qui se présentent, ceux qui sont insurmontables et éviter alors de lutter vainement mais accepter la situation, aussi inconfortable soit-elle, et apprendre à s’y adapter au mieux. Si l’on fait preuve d’un peu de patience, le temps peut devenir un allié.

L’expérience m’a encore appris ceci, que nous nous perdons d’impatience. Les maux ont leur vie et leurs bornes, leurs ma-ladies et leur santé. […] Je suis de l’avis de Crantor, qu’il ne faut ni obstinément s’opposer aux maux, et à l’étourdie, ni leur suc-comber de mollesse, mais qu’il leur faut céder naturellement, selon leur condition et la nôtre.

Il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut éviter. Notre vie est composée comme l’harmonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, doux et âpres, aigus et plats, mols et graves. Le musicien qui n’en aimerait que les uns, que voudrait-il dire ? Il faut qu’il s’en sache servir en commun et les mêler. Et nous aussi, les biens et les maux, qui sont consubs-tantiels à notre vie. […] — Quand les médecins ne peuvent purger le catarrhe, ils le divertissent et le dévoient à une autre

livre ii chap. 17

livre iii chap. 13

Ibid.

livre iii chap. 4

Page 42: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

51

partie moins dangereuse. Je m’aperçois que c’est aussi la plus ordinaire recette aux maladies de l’âme.

Un subterfuge utilisé par Montaigne, lorsqu’il se trouve envahi de pensées douloureuses, consiste à porter son esprit vers des sujets plus légers.

[…] une aigre imagination me tient25 ; je trouve plus court, que de la dompter, la changer ; je lui en substitue, si je ne puis une contraire, au moins une autre. Toujours la v-ariation soulage, dissout et dissipe. Si je ne puis la combattre, je lui échappe, et en la fuyant je fourvoie, je ruse… je me sauve dans la presse d’autres amusements et pensées, où elle perd ma trace et m’égare.

Il a parfaitement analysé le fait que chercher activement à chas-ser une pensée négative ne fait que l’entretenir.

Les plus griefs et ordinaires maux sont ceux que la fantaisie nous charge. L III 13

Il a également observé à quel point les douleurs craintes nous font davantage souffrir que celles qui sont réellement vécues. Et il insiste sur l’influence de l’imagination : la crainte d’être malade rend malade.

De manière que, jusques à la santé que j’estime tant, il me serait besoin de ne la pas désirer et m’y adonner si furieu-sement que j’en trouve les maladies importables. On se doit modérer entre la haine de la douleur et l’amour de la volupté ; et ordonne Platon une moyenne route de vie entre les deux. […] il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’hypothéquer qu’aux occasions justes ; lesquelles sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement.

25 C’est la mort de son très cher ami Etienne de La Boétie qu’il évoque ici.

livre iii chap. 4

chap. 13

chap. 10

Page 43: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

52

Savoir se concentrer sur les questions qui nous tiennent vrai-ment à cœur, savoir relativiser, évite de s’épuiser à des tâches subalternes, voire inutiles.

Mais acceptation ne signifie aucunement résignation :

S’agissant des états émotionnels subis, Montaigne observe qu’ils ont une fâcheuse tendance à prendre le dessus sur la rationalité. Car l’impression des passions ne demeure pas en lui superficielle, ains [mais] va pénétrant jusques au siège de sa raison, l’infectant et la corrompant.

Et de vanter, plus loin, la sagesse des stoïciens, capables de maintenir un certain discernement dans leur jugement y compris lorsqu’ils se trouvent sous l’emprise de fortes émotions.

S’agissant des obstacles matériels placés sur notre chemin, il ne convient ni de lutter ni de rester passif, mais plutôt d’adopter une attitude flexible.

La meilleure de mes complexions corporelles, c’est d’être flexible et peu opiniâtre : j’ai des inclinations plus propres et ordinaires et plus agréables que d’autres ; mais avec bien peu d’effort je m’en détourne, et me coule aisément à la façon contraire.

Il dénonce l’incongruité des comportements rigides ou pro-tocolaires et préconise de revoir, avec lucidité, toute stratégie engagée qui s’avère inefficace, pour en suivre une autre, plus adaptée.

Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer à des régimes contraints et s’y astreignent superstitieusement : il leur en faut encore, et encore après d’autres au-delà : ce n’est jamais fait. […] L’affirmation et l’opiniâtreté sont signes exprès de bêtise.

livre i chap. 12

livre iii chap. 13

Ibid.

Page 44: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

Si l’obstination ne mène visiblement à rien, encore faut-il dispo-ser de connaissances suffisantes et avoir la capacité d’analyser les situations. Ainsi, une meilleure compréhension de ses maux permet de mieux les supporter.

Je ne suis pas philosophe ; les maux me foulent selon qu’ils pèsent ; et pèsent selon la forme comme selon la matière, et souvent plus. J’en ai plus de connaissance que le vulgaire [ personne inculte], si [ainsi] j’ai plus de patience. Enfin, s’ils ne me blessent, ils m’offensent. C’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler.

livre iii chap. 9

Page 45: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

55

De la méditation

ai mis tous mes eff orts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage.

Pour atteindre cet objectif, il apparaît, tout au long des Essais, que Montaigne n’a cessé de chercher à mieux

décrire ses comportements et ses pensées, et à mieux com-prendre leurs interactions.

Nous sommes de grands fols : Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n’ai rien fait aujourd’hui. – Quoi, avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. … -Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besongne [action] de toutes. L III 13

Il se plait à répéter la devise de Socrate « Connais-toi toi-même », qu’il a suivie avec application, y consacrant beaucoup de son temps.

Je m’étudie plus qu’autre sujet. C’est ma métaphysique, c’est ma physique. […] — Nature nous a étrennés d’une large faculté à nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous.

livre ii chap. 37

livre iii chap. 13

Ibid.

livre ii chap. 18

Page 46: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

56

Il n’a pas manqué de constater la puissance et l’influence de toute activité mentale.

[…] car le corps reçoit les charges qu’on lui met sus, justement selon qu’elles sont ; l’esprit les étend et les appesantit souvent à ses dépens, leur donnant la mesure que bon lui semble.

Si nous ne pouvons commander nos pensées : elles nous ar-rivent de façon spontanée, nous pouvons en revanche leur donner la dimension adéquate et éviter ainsi de nous laisser entraîner dans des considérations exagérées, empêchant par la même d’occuper notre esprit à des tâches plus nobles.

Un élément va nous faciliter la démarche de méditation : l’apti-tude à entretenir une certaine ouverture d’esprit. Face à ce que notre philosophe nomme « le mouvement irrégulier, inégal et multiforme de la vie », ce dernier préconise de savoir se détour-ner de ses inclinations, de se détacher de ses idées. En effet, se laisser enfermer dans un carcan rigide a pour conséquence fâcheuse, selon lui, de brider la réflexion.

C’est être, mais ce n’est pas vivre que se tenir attaché et obligé par nécessité à un seul train. Les plus belles âmes sont celles qui ont plus de variété et de souplesse.

Quelle douce invitation à la détente !

Pourquoi se cramponner à ses habitudes, sous le seul prétexte que ce sont justement des habitudes, et qu’à ce titre elles ap-portent une certaine tranquillité, alors que l’on pourrait se poser la question de leur pertinence ?

Le méditer est une puissante étude et pleine, à qui sait se tâter et employer vigoureusement : j’aime mieux forger mon âme que la meubler.

Sachons renoncer au savoir pour le savoir et cherchons plutôt à fortifier nos capacités de réflexion.

livre iii chap. 10

chap. 3

Ibid.

Page 47: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

57

Apprendre à discerner les sujets qui méritent attention et à ne pas accorder le même temps, le même effort indistinctement à toutes les causes : aux petites choses comme aux grandes, à ce qui ne [les] touche point comme à ce qui [les] touche. … Ils ne cherchent la besongne que pour embesongnement26.

Il pointe également, dans le chapitre 3 du livre I intitulé « Nos affections s’emportent au-delà de nous » cette tendance de l’être humain à se transporter dans le futur :

Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l’espérance nous lancent vers l’ave-nir, et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus.

Tendance qu’il s’efforce de ne pas suivre :

Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau jardin, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi.

En une seule phrase, à la fois claire, dense et rythmée, Mon-taigne décrit l’une de ses habitudes qui consiste à s’efforcer – dans certaines circonstances- de porter toute son attention sur l’instantané et qui peut se résumer ainsi « Vivre le moment présent ». Il semble avoir expérimenté et apprécié les effets de cette pratique mentale, connue aujourd’hui pour générer sé-rénité et apaisement. Etonnement, elle constitue la base d’un type de méditation dite méditation de « pleine conscience » («mindfulness » pour les Anglo-saxons)27 qui fait l’objet d’un 26 Au sens de « le travail pour le travail ».

27 Voir article « The mindful revolution » dans le numéro de Time du 3 février 2014.

livre iii chap. 10

livre i chap. 3

livre iii chap. 13

Page 48: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

58

engouement étourdissant depuis quelques années. Des pro-grammes standardisés basés sur cette pratique ont été mis au point et concernent notamment le traitement des douleurs chroniques, de la dépression, des troubles anxieux. Troublante réalité de se dire que Montaigne l’avait, il y a bien longtemps, si sobrement et si justement décrite.

Il se montre soucieux d’optimiser les bons moments, donnant au mot « passe-temps » une signification très personnelle.

J’ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte et je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon.

Il se montre désintéressé par la gloire et les titres, de même que peu soucieux de laisser un héritage matériel à la postérité, il se plait à se concentrer sur sa conduite au quotidien.

Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres, et gagner non pas des batailles, et provinces, mais l’ordre et tranquillité à notre conduite ? Notre grand et glorieux chef d’œuvre, c’est vivre à propos.

Avec toujours, cette touche de prudence :

Rien de plus indigne que de faire marcher l’assertion et la décision avant la perception et la connaissance28.

et cette humilité :

Nous raisonnons hasardeusement et inconsidérément dit Timée en Platon, parce que, comme nous, nos discours ont grande participation au hasard.

Restons humbles et gardons toujours en mémoire que notre jugement est faillible.28 Montaigne cite ici Cicéron, en latin dans le texte.

livre iii chap. 13

Ibid.

Ibid.

livre i chap. 47

Page 49: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

60

RESTONS HUMBLES ET GARDONS TOUJOURS

EN MÉMOIRE QUE NOTRE JUGEMENT

EST FAILLIBLE

Page 50: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

61

l nous suffi t maintenant de recueillir l’ensemble des commentaires relatifs aux observations que Montaigne a faites dans ses Essais, à propos du comportement humain en général et du comportement en lien avec la nourriture

en particulier, voici près de cinq siècles, et nous obtenons … un parfait guide de bonne conduite alimentaire, d’une actualité impressionnante. En eff et, s’agissant de :

l’apport de l’expérience en complément des connaissances… diététiques,

la place accordée aux sensations… alimentaires,

la défi ance face aux injonctions médicales…en matière de nutrition,

l’infl uence de la nature, le rôle du plaisir,l’harmonie entre corps et esprit,l’acceptation des désagréments,

la méditation de pleine conscience dans l’acte de manger,

tout était déjà évoqué.

Tout était raconté avec une sincérité absolue.

Tout était décrit avec une perspicacité déroutante.

Page 51: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

62

Tout était évoqué sans être scientifiquement démontré, mais ce n’était pas le dessein puisque l’idée était de simplement « se raconter ».

Et si nous cherchions, avec l’éclairage des données scientifiques dont nous disposons aujourd’hui, à évaluer le bien-fondé des conduites alimentaires telles que soigneusement rapportées.

Cet exercice l’aurait vraisemblablement intéressé : lui qui était curieux, en voyage à l’étranger, de découvrir la variété des modes alimentaires et des tenues de table de ses hôtes :

Quand j’ai été ailleurs qu’en France et que, pour me faire cour-toisie, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d’étrangers.

Rappelons qu’il avait l’esprit très ouvert à l’égard des nouveautés scientifiques et qu’il était, par exemple, l’un des rares contem-porains de Copernic à soutenir sa théorie de l’héliocentrisme 29.

29 Marc Foglia (Docteur de l’Université Paris-I Sorbonne) 2012 Montaigne et la révolution copernicienne.

livre iii chap. 9

Page 52: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

63

L’apport de l’expérience en complément des connaissances diététiques

La clairvoyance de notre auteur à propos de la difficulté à éta-blir des lois générales, applicables à tous et à toutes, trouve de multiples illustrations dans le domaine de la diététique. Des consignes alimentaires à visée de santé publique sont édictées sur la base d’une recherche le plus souvent rigoureuse, quoique reposant essentiellement sur des données purement déclara-tives, donc non contrôlables. Celles-ci sont ensuite diffusées à large échelle par les autorités sanitaires, qui ont tendance à les considérer comme universelles.

Au plan des recommandations purement quantitatives, il existe des formules qui établissent par exemple quel est l’apport énergétique exprimé en calories, recommandé dans l’optique d’une stabilité pondérale. Pour un individu donné, les formules prennent en compte dans leur calcul différents paramètres dont l’âge, le sexe, le poids et la taille, ainsi qu’une estimation du degré d’activité physique, mais aucunement le climat ni la saison : malgré leur complexité, ces formules sont à l’évidence imparfaites. Dans le domaine de l’équilibre énergétique, l’une des composantes à considérer est cette fonction dite de ther-morégulation qui permet à notre organisme de se maintenir à une température interne constante. Il est logique de penser que pour assurer cette iso-thermie, il nous faudra consommer un

Page 53: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

64

nombre de calories nécessairement variable d’un jour à l’autre selon, notamment, la température extérieure, toutes choses étant égales par ailleurs. À noter, de plus, que les choses ne sont jamais « toutes égales par ailleurs », de nombreux facteurs viennent influencer le niveau des besoins énergétiques quoti-diens : intensité de l’activité intellectuelle, qualité du sommeil, …et sûrement d’autres facteurs non encore connus.

La question se pose donc de l’intérêt pratique de ces formules théoriques d’apport calorique quotidien, en dehors des cas particuliers des sportifs de haut niveau ou des protocoles de recherche. Si les consignes en apport calorique sont respectées sans donner le résultat escompté, les efforts effectués pour les suivre seront mal vécus ; la notion d’incompétence, se fera jour et l’alimentation deviendra la source d’une émotion de type in-quiétude ou rejet, avec le risque d’excès alimentaire « compen-satoire ».

Un chapitre entier du livre III s’intitule précisément « De l’expé-rience », montrant à quel point notre auteur estime insuffisante, pour résoudre certaines questions, l’unique contribution de la théorie, fût-elle parfaitement solide et étayée.

Plaçons-nous maintenant dans la position du thérapeute qui souhaite aider son patient à perdre du poids, nous voyons com-bien cette subtilité perçue par Montaigne lui échappe totalement.

En effet, d’un point de vue purement rationnel, pour réduire la masse pondérale d’une personne en surpoids, la démarche consiste à diminuer de façon contrainte les apports alimen-taires. C’est ce qui a été largement préconisé dans les années 1950/1980 30 : les sujets obèses étaient soumis à des régimes hypocaloriques drastiques (de l’ordre de 800 calories par jour, soit moitié moins que leurs besoins de base théoriques) et les conséquences étaient invariables : perte de poids rapide, 30 L’obésité et ses conséquences délétères sur la santé apparaissent après la seconde guerre mondiale.

Page 54: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

65

importante dans les premières semaines, abandon du régime plus ou moins précoce selon le cadre, reprise systématique des kilos perdus et dépassement aussi systématique du poids ini-tial, autant dire conséquences opposées à l’effet recherché. Les nutritionnistes d’alors, dans cette optique de rationalité basée exclusivement sur les apports caloriques quotidiens, ont ensuite proposé des variantes du régime hypocalorique équilibré, ce fut l’ère, pas si ancienne d’ailleurs, des régimes hypocaloriques dé-séquilibrés : pauvres en sucres, pauvres en graisses, ou riches en protéines, avec pour tous, … le même déplorable insuccès 31·32.

« La plupart des obèses ne poursuivent pas leur programme amai-grissant. Parmi ceux qui le poursuivent, une grande part ne maigrit pas, et ceux qui ont perdu du poids le reprennent. »

Ce constat sans appel, avait été dénoncé, dès 1971 par un psy-chiatre américain, Albert J Stunkard 33.

Vouloir régler un phénomène, apparemment homogène, à sa-voir une prise de poids excessive, par un moyen univoque et sans nuance, est voué à l’échec. Tout simplement parce que chaque personne en surpoids possède : un patrimoine génétique, une histoire familiale, une histoire personnelle, une éducation, des goûts, des aspirations, des contraintes, un environnement, un passé médical, une flore digestive, qui lui sont propres et qui en font un être unique. La prise de poids est toujours la résultante, dans une version dysfonctionnement, de tous ces facteurs à la fois complexes et intriqués.

31 Coelho J.S., Polivy J., Herman C.P. 2006 Appetite. Nov;47(3):352-60. « Selective carbohydrate or protein restriction: effects on subsequent food intake and cravings ».

32 University Californy Los Angeles 2007 Researchers report « Dieting does not work ».

33 S. B. Penik, R. Filion, S. Fox and A. J. Stunkard 1971 « Behavior modification in the treatment of obesity », Psychosomatic medicine, vol 3 ; 49-56.

Page 55: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

66

LA CRAINTE DE LA SOLUTION UNITAIRE EST LE COMMENCEMENT DE LA SAGESSE.Michel Serres 1992 Le tiers instruit, Édition Gallimard

Plusieurs décennies après l’alerte de Stunkard, une prise de conscience, basée sur une longue série d’expériences négatives, semble enfin se faire jour dans la communauté médicale : il devient progressivement admis que les régimes amaigrissants sont inefficaces, qu’ils sont même souvent dangereux.

LA PRATIQUE DES RÉGIMES À VISÉE AMAIGRISSANTE N’EST PAS UN ACTE ANODIN. EN EFFET, LE RISQUE D’APPARITION DE CONSÉQUENCES NÉFASTES PLUS OU MOINS GRAVES SUR LA SANTÉ NE PEUT ÊTRE, DANS TOUS LES CAS, NÉGLIGÉ.

Telle est la conclusion, pour le moins sobre au regard de la réalité, figurant dans le rapport très documenté [ 158 pages ] de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, l’anses 34 et publié en 2010.

Délaissons les règles générales, dont on voit les piteux résultats, intéressons-nous plutôt au comportement alimentaire et enga-geons cette quête d’informations personnelles telle que vantée à plusieurs reprises par notre sage.

34 Rapport d’expertise collective 2010 Évaluation des risques liés aux pratiques alimentaires d’amaigrissement, Édition scientifique.

Page 56: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

67

Dans le domaine de la prise en charge de l’obésité, voyons comment une approche basée sur l’expérience s’avère, en effet, particulièrement judicieuse. Considérons l’expérience dans ces deux acceptations successivement, nous nous apercevons que la première « acte d’éprouver » constitue l’étape indispensable à la seconde « connaissance des choses acquise par le biais du vécu ». Il nous faut d’abord ressentir avant de pouvoir déduire et conclure que telle sensation perçue -par soi-même- transmet tel message spécifique -pour soi-même.

Autour de l’acte de manger, de multiples pensées traversent l’esprit, en rapport avec des registres variés, parmi lesquels :

GOÛTJ’apprécie

le croustillant de ce feuilleté

ANGOISSEEst-ce la bonne

ration ? Cet aliment est-il sain ?

FAIMMon estomac

réclame depuis un moment

REJETPas question

de frites, trop gras

RÉCONFORTJ’ai besoin de quelque

chose de sucré

ENVIEJ’aime trop !

COMPULSIONC’est la tablette entière ou rien

LIMITEJe ne devrais pas

me resservir

Sous réserve d’y prêter attention, une multitude d’informations précieuses se trouve disponible car tous ces ressentis subjectifs ont un sens, et conditionnent le comportement alimentaire.

C’est ce qu’avait anticipé Stunkard qui a été le premier à préco-niser, dans la prise en charge de l’obésité, une démarche visant, dans un premier temps, à prêter attention à ses sensations, à observer son comportement alimentaire et à le noter sur un car-net puis à l’analyser de façon à déterminer quelles modifications adaptées seraient bénéfiques.

Page 57: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

68

De son côté, la science physique, avec ses tables de calories par gramme d’aliment, avec ses calculs du nombre de calories à ingérer en fonction de l’âge, du sexe, et autres critères, est inca-pable de déterminer quels sont les besoins énergétiques précis qui vous assurent une stabilité pondérale. Trop de complexité, trop de facteurs impliqués, certains encore non découverts à ce jour, pour pouvoir être mis en équation.

Le concept d’homéostasie, introduit par Claude Bernard à la fin du xixe siècle, explique que les êtres vivants ont la capacité de maintenir leurs constantes physiologiques (pression arté-rielle, température corporelle par exemple) dans une fourchette étroite, malgré les interactions avec le milieu extérieur, ceci en raison de systèmes d’autorégulation performants. Le poids cor-porel fait partie des constantes physiologiques qui bénéficient d’un système d’autorégulation.

Ainsi votre organisme est capable, si vous êtes suffisamment attentif à ses messages, de vous guider dans vos prises alimen-taires et de vous permettre de maintenir votre masse adipeuse à son niveau d’équilibre. Ce maintien est principalement assuré par la régulation de la prise alimentaire35 : elle est naturelle chez l’enfant, puis s’efface, plus ou moins, au profit d’autres consi-dérations toutes venues de l’extérieur. Les personnes perdent leur capacité à se baser sur leur ressenti physique (faim, rassa-siement, satiété) et passent alors du mode « régulé » au mode « contrôle ». Cette faculté adaptatrice sophistiquée, issue de l’évolution de l’espèce humaine, se trouve ainsi gommée, inutili-sée, avec des conséquences parfois très fâcheuses sur la courbe de poids36. 35 Berthoud H.R., 2004, « Mind versus metabolism in the control of food intake and energy balance », Physiol Behav nº 81, 781-793.

36 Klesges R.C.,Isbell TR and Klesges L. M., 1992, « Relationship betweendietary restraint, energy intake, physical activity and body weight : a prospective analysis » J. Abnorm, Psychol nº 101 668-674

Page 58: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

69

Dans le mode « contrôle », on observe en effet sous certaines conditions une augmentation paradoxale de la consommation alimentaire. Cette attitude qui consiste à limiter volontairement sa consommation alimentaire dans le but de perdre du poids ou dans celui d’éviter d’en prendre a été décrite pour la première fois en 1975 sous le terme de « restriction cognitive »37. La res-triction cognitive est une tentative, réussie ou non, d’atteindre un poids inférieur à son poids d’équilibre et de s’y maintenir. Il s’agit d’une inhibition volontaire de la pulsion de manger, le risque de désinhibition est son revers. Comme l’explique par-faitement Michèle Le Barzic 38 : lorsque la force de « l’inhibition à manger » volontariste est épuisée ou empêchée, la pulsion alimentaire se libère avec d’autant plus de force qu’elle avait été réprimée.

Dans la composition de nos menus (nature, quantité) n’est-il pas tentant d’abandonner cette pratique du contrôle et de laisser notre ressenti naturel nous guider ?

Ils conduisent toujours à une reprise du poids, pourquoi s’obs-tiner à en engager un nouveau ?

Apprendre à détecter ce qui est bénéfique pour soi et ce qui ne l’est pas : votre seul raisonnement, aussi puissant soit-il, n’a aucun moyen de savoir quelle est la ration alimentaire qui vous convient le mieux à un moment donné, seul votre corps peut vous l’indiquer. Pour cela, soyez à l’écoute de votre corps.

37 Herman C. P. and Mack D., 1975, J. Pers 43 ; 647-660.

38 Le Barzic M., 2001, « Le syndrome de restriction cognitive : de la norme au désordre du comportement alimentaire » Diabetes and metabolism nº 27, 512-516.

STOP À LA PRATIQUE RÉPÉTÉE DE RÉGIMES RESTRICTIFS

Page 59: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

71

La place accordée aux sensations alimentaires

Au plan physiologique, la sensation de faim et celle de rassasie-ment sont les deux manifestations corporelles qui sont censées rythmer les prises alimentaires. Au plan social, la coutume fixe, logiquement, les horaires des repas, ce qui facilite l’organisa-tion de la vie en communauté et surtout donne l’opportunité de partager ces moments dans la convivialité. Comment parvenir à combiner ces deux principes à première vue incompatibles ?

Ayons en mémoire que la coutume varie selon les civilisations et selon les époques ; comme il nous l’a raconté, Montaigne avait l’habitude de prendre deux repas principaux par jour : dîner et souper.

La coutume est/reste très pesante en Europe au xxie siècle, au mépris parfois de la physiologie.

Sauter un repas

Une croyance très répandue est qu’il est fortement déconseillé de sauter un repas. Deux arguments sont généralement avancés pour étayer cette recommandation. Le premier est de dire que lors du repas suivant, la prise alimentaire va se trouver augmen-tée de façon outrancière. Le deuxième est de dire que lors des repas suivants, l’organisme va stocker davantage par réaction à la privation passagère qu’il a subi.

Page 60: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

72

Le premier est souvent vérifié et voici pourquoi : c’est l’idée (et non la perception) que l’on se fait de l’apport énergétique du re-pas précédent qui détermine le comportement du repas suivant. Si l’on n’a pas mangé, automatiquement, on va se programmer pour manger plus lors du repas suivant et alors, oui, on man-gera davantage. Le raisonnement supposé logique, basé sur la mémoire de ce que l’on a mangé l’emporte systématiquement sur le degré de la faim réellement perçue pour calibrer le repas suivant. On va inconsciemment et artificiellement augmenter sa sensation de faim. Ce phénomène d’adaptation « théorique » a été démontré dans une expérimentation réalisée par une équipe de psychologues de l’université de Bristol avec des sujets vo-lontaires39. Autrement dit, l’argument repose sur une crainte réelle, auto-réalisatrice, « je risque de trop manger, après », c’est une émotion sans rapport avec les sensations. Redonner la pri-mauté aux sensations lors du repas suivant suffit à rendre cet argument inconsistant.

Le deuxième argument est également à réfuter, ce qui n’est pas aisé compte tenu des croyances en cours. Une explication est nécessaire.

La réaction du corps à la privation temporaire de nutriments, qui consiste à augmenter ses capacités de stockage, est une réalité : c’est même le phénomène qui explique les dégâts des régimes restrictifs. Toutefois, une confusion se doit d’être levée concer-nant l’échelle de temps dans laquelle s’inscrit cette privation.

Il y a en effet une différence majeure, pour notre corps, entre :

– Des apports alimentaires espacés dans la journée, typique-ment en cas de repas sauté.

39 L’expérimentation en question est détaillée en page 37.

Page 61: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

73

– Des apports alimentaires fortement réduits au cours de plu-sieurs jours consécutifs voire plusieurs semaines, typiquement en cas de régime restrictif.

Dans la première situation, la période de satiété post-prandiale est simplement allongée, la faim physiologique est aiguisée, le repas suivant est apprécié, aucune conséquence ne se produit sur le métabolisme du tissu adipeux car il est constitué pour, naturellement, supporter des écarts plus ou moins longs entre les prises alimentaires de la même journée.

Dans la deuxième situation, le corps est soumis à une agression car la privation est prolongée. Il a la capacité de s’adapter : pour se protéger, il y répond par une augmentation du nombre de cellules du tissu adipeux, dont les conséquences sont à la fois lourdes et pérennes.

Se passer de petit-déjeuner

Le repas le plus important, c’est le petit déjeuner, il faut prendre un petit-déjeuner copieux… Une antienne à laquelle il est difficile d’échapper : parents, grands-parents, diététiciens, médecins nu-tritionnistes, journalistes, publicitaires (surtout ceux qui vantent les bienfaits de céréales ou de boissons chocolatées), tout le monde le répète, est-ce une raison pour que cela devienne une vérité absolue ?

Les études qui décrivent un lien entre prise de petit-déjeuner et absence d’obésité sont relativement nombreuses40 . Certaines études montrent à l’inverse que le fait de prendre un petit-dé-jeuner entraîne une augmentation des apports énergétiques journaliers totaux41.

40 Lecerf, J.-M., 2011, « Petit-déjeuner, est-ce utile ? » Cahiers de nutrition et de diététique, nº 46, 30-39.

41 Kant, A.- K., 2015, « Within comparison of eating behaviors, time of eating, and dietary intake on days with and without breakfast », Am. J., ClinNutr nº 102, 661-670.

Page 62: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

74

Toutes ces études sont des études observationnelles, elles ont l’avantage de considérer le sujet dans un environnement alimen-taire non modifié par rapport à ses habitudes mais il est impos-sible d’en déduire un lien causal et donc une vraie démonstra-tion. En particulier, si les personnes obèses ne prennent pas de petit-déjeuner, est-ce lié à des conditions socio-économiques particulières ? S’agit-il d’une des causes de leur obésité ou d’une attitude corrective secondaire à la constitution de leur obésité ? Ne voit-on pas des personnes en surpoids qui culpabilisent parce qu’elles ne prennent pas de petit-déjeuner et se créent ainsi des reproches inutiles ?

Chez une personne en surpoids qui ne prend pas de petit-dé-jeuner, est-ce que lui recommander un petit déjeuner va l’aider à perdre du poids ?

Pour étudier les effets de la consommation d’un petit-déjeuner versus l’absence de petit-déjeuner, il est possible de réaliser un autre type d’étude : ce sont les études de type interventionnel. Celles-ci portent le plus souvent sur un nombre limité de sujets (quelques dizaines) et sur une courte durée de suivi (quelques semaines). Les conditions d’étude imposées aux participants sont en général éloignées de leurs habitudes alimentaires quoti-diennes, les conclusions ne donc pas faciles ni à établir sur le long terme, ni à extrapoler à d’autres populations. La tendance est de mettre en avant les études venant conforter sa propre croyance.

Au total, il convient de rester prudent à propos de ce rituel du petit-déjeuner, dans la mesure où de nombreux facteurs inter-viennent venant compliquer l’analyse des résultats rapportés : facteurs socio-économiques, degré d’activité physique, qualité des aliments ingérés le matin, …

 À partir de l’ensemble des données disponibles, faire la recom-mandation, comme le font tous les auteurs, de conseiller un

Page 63: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

75

petit-déjeuner me paraît rapide. Il n’est pas non plus question de recommander une absence systématique de petit-déjeuner.

Laissons chacun libre de décider de prendre, ou non, son pe-tit-déjeuner, selon la faim du moment. Laissons chacun choisir la nature des aliments selon ses envies, la quantité s’adaptera.

Tenter le jeûne

Le contexte religieux est aujourd’hui moins prégnant mais une mode est récemment apparue préconisant la pratique du jeûne dans l’optique de purifier l’organisme, de le « détoxifier », de le renforcer en le soumettant à des contraintes artificielles. Il existe des indications thérapeutiques du jeûne, là n’est pas notre propos.

Comme vu plus haut, les effets peuvent être bénéfiques ou délétères sur la masse pondérale selon la durée de privation imposée à l’organisme : une durée courte (de l’ordre de 24 h) n’aura pas d’effet sur le stock de cellules adipeuses, l’appétit sera aiguisé, le plat ingéré à l’issue de cette courte période sera simplement mieux apprécié.

En revanche, une durée prolongée, comme proposée dans des programmes standardisés de 2 à 4 semaines, provoque des mo-difications majeures de notre métabolisme qui se met en mode « économie d’énergie » à titre d’adaptation. Certes, une perte de poids importante est alors constatée, mais les conditions sont également réunies pour susciter une réaction violente de l’or-ganisme dès la reprise de l’alimentation : à savoir une synthèse de nouvelles cellules adipeuses. Cette adipocyto-synthèse sera la cause d’une reprise du poids corporel, d’ampleur supérieure le plus souvent à celle de la perte. Les promoteurs de ces pro-grammes ne s’en cachent pas, puisqu’ils préconisent, dans le cadre d’une prise en charge de l’obésité, une répétition des cures à raison d’une par an 42. 42 Wilhelmi de Toledo F., 2005, L’art de jeûner, Jouvence Éditions.

Page 64: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

76

Écouter les messages officiels pour le choix de ses aliments.

Même si la prévalence de l’obésité ne représente pas en France, une situation aussi sérieuse que dans d’autres pays

43, les au-

torités sanitaires se préoccupent des choix alimentaires de la population et souhaitent l’orienter dans le sens d’une meilleure qualité nutritionnelle. De fait, nous entrons dans une période, en termes de santé publique, où les interdits alimentaires vont se multiplier. En effet, la loi sur l’étiquetage va s’appliquer et les aliments considérés comme ayant une faible valeur nutrition-nelle porteront une étiquette rouge, bien visible 44. Elle concerne les aliments transformés. L’objectif est a priori louable 45 : éclai-rer le consommateur sur la composition de ce qu’il achète, en le mettant en garde quant aux risques potentiels sur sa santé, en cas de consommation inadaptée. L’objectif sera-t-il atteint ? A-t-on prévu de le mesurer ? et si oui comment ?

Laissons de côté le risque induit de voir consommés en ex-cès les aliments qui porteront l’étiquette verte, puisque « plus sains ». Cette attitude est courante : elle est souvent pratiquée avec les laitages dits « allégés » selon le raisonnement suivant : je peux me permettre de manger deux yaourts, au lieu d’un seul, puisque c’est un produit pauvre en matière grasse … Pour fixer mes apports, mes repères sont le volume des aliments et la quantité de calories « autorisée », ma satisfaction se limite au volume ingéré mais j’occulte dans le même temps le plaisir que m’aurait procuré un yaourt au lait entier. Ce dernier, je le mets délibérément et fièrement à l’écart, car je sais qu’il est « trop riche en énergie ».

43 L’obésité concerne 14 % de la population française contre plus de 30 % aux États-Unis.

44 Le « nutriscore » comporte un dégradé de couleurs, du vert au rouge, du plus sain au moins sain.

45 Sous réserve que l’attribution de la couleur se base sur des critères non contestables.

Page 65: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

77

S’interdire un aliment, c’est le placer ipso facto dans la catégorie « désirable ». C’est, comme l’a observé notre auteur, lui conférer un statut particulier avec toutes les conséquences, fâcheuses le plus souvent, qui en découlent, Quand l’interdit n’est plus tenable : on décompense et on engloutit l’aliment tabou dès que l’occasion se présente.

Autres attitudes possibles du consommateur dans ce contexte d’étiquetage à visée éducative :

– Il peut culpabiliser à l’idée de ne pas respecter les consignes officielles, surtout si l’aliment le plus à son goût est le plus « rouge » dans la gamme des couleurs,

– Il peut à l’inverse refuser de se laisser imposer des recom-mandations jugées trop directives et volontairement choisir les produits à étiquette rouge par réaction, par transgression.

Au total, cette démarche, incitée par les autorités sanitaires, pro-voque un comportement de contrôle, elle contribue à éteindre le plaisir de déguster qui devrait être le moteur dans l’acte de s’alimenter. De plus, elle fait insidieusement la promotion des produits transformés, ceux qui sont « prêts à être consommés », ceux avec lesquels on n’a pas pu créer de lien préalable lors de leur préparation… alors que c’est sur les produits frais, achetés sur le marché (voire à la ferme), cuisinés à la maison, qu’il fau-drait faire porter les messages.

En effet, l’ensemble des sensations perçues lors de la prépara-tion d’un plat véhicule déjà toute une série de micro-émotions plaisantes qui viennent apporter leur contribution à la satisfac-tion ressentie lors du repas.

Page 66: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

78

Au total ne nous laissons pas trop influencer par la couleur des étiquettes et ne nous imposons pas des règles trop rigides.

Sans nous éloigner, tel un reclus, de notre environnement social, faisons davantage confiance à notre faim, notre rassasiement, … qu’il nous faut réapprendre à détecter si les habitudes nous en ont fait oublier la perception,

LAISSONS-NOUS GUIDER PAR NOS GOÛTS, NOS ENVIES,

PRENONS LE TEMPS DE DÉGUSTER, CHAQUE REPAS PEUT APPORTER SON LOT DE SATISFACTIONS,

ET OPTONS AINSI POUR UNE NOURRITURE

PLUS INTUITIVE.

Page 67: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

79

La défiance face aux injonctions médicales… en matière de nutrition

La médecine du xvie siècle n’a rien de commun avec celle que nous connaissons aujourd’hui. Des progrès considérables ont été réalisés, dans la plupart des disciplines médicales, en par-ticulier dans le domaine des pathologies infectieuses et car-diaques. Les connaissances restent toutefois parcellaires dans le domaine des maladies dites métaboliques, celles qui ont un possible lien direct avec l’alimentation. Quant aux avancées sur l’obésité, elles sont pour le moins insatisfaisantes.

Des efforts de recherche non négligeables ont pourtant été en-trepris depuis une cinquantaine d’années par l’industrie phar-maceutique pour découvrir « le » médicament de l’ obésité. Nous constatons que les résultats sont maigres pour ne pas dire inexistants : les médicaments qui ont réussi à franchir toutes les étapes, de la découverte du principe actif jusqu’à la mise sur le marché, en revendiquant l’indication « surpoids » ont été retirés de la vente à plus ou moins brève échéance. Leur bénéfice attendu au regard de leurs effets indésirables s’est en effet tou-jours avéré insuffisant après une période plus ou moins longue de commercialisation

Une molécule 46 fait exception : mise sur le marché en 1999, elle est toujours en vente dans les pharmacies en 2018. Ce principe

46 Orlistat.

Page 68: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

80

actif agit localement dans l’intestin et possède une propriété in-téressante : celle de réduire l’absorption des graisses par le tube digestif. Ses effets sur le poids sont réels mais très modestes : voyons comment ils sont évalués. Considérons la définition officielle de l’efficacité d’un traitement amaigrissant qui se base sur la notion de « répondeurs ». Un patient est dit « répondeur » quand il perd au moins 5 % de son poids corporel en 3 mois par rapport à son poids initial. Le produit en question a montré dans les études cliniques qu’il doublait le nombre de répondeurs à savoir : on dénombrait 40 % de répondeurs chez les sujets trai-tés par le principe actif versus 20 % chez les sujets du groupe recevant un placebo. Ses effets indésirables (troubles du transit intestinal) sont pour leur part assez mal tolérés, incitant souvent à l’arrêt du traitement.

En dépit de tous les efforts consentis en recherche et dévelop-pement, nous nous trouvons aujourd’hui à un stade bien peu avancé des connaissances sur la constitution des obésités, et en conséquence, sur les moyens pharmacologiques éventuels à proposer pour les prévenir ou les traiter.

Face à un patient présentant un surpoids ou une obésité, et dans la mesure où son état requiert une prise en charge, le corps médical se trouve quasiment démuni. Dans le même temps, des actes médicaux de plus en plus sophistiqués, de type imagerie, infiltration, chirurgie interventionnelle, anesthésie péridurale, … se développent avec -toujours- un risque plus élevé de compli-cations iatrogènes47 de ces actes en cas d’obésité.

Il nous faut l’avouer, tout en le déplorant, s’agissant des pa-tients en situation d’obésité, l’attitude bienveillante, naturelle-ment attendue des soignants, fait généralement défaut : avec des conséquences préjudiciables auprès des personnes qui subissent cette stigmatisation. 47 Complication liée à l’acte médical et non à la maladie.

Page 69: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

81

Interrogeons-nous sur cette défaillance particulièrement ré-pandue chez les praticiens de la santé face à cette catégorie de patients. Deux facteurs semblent se conjuguer ; d’une part un sentiment d’impuissance devant ce qu’ils considèrent un échec de leurs recommandations, d’autre part la conscience d’un risque accru – en cas d’acte médical supposé bénin - en-couru par le patient en raison de son poids, d’où cette réaction parfaitement condamnable mais hélas souvent observée : les praticiens ont tendance, très maladroitement de surcroit, à faire culpabiliser le patient.

Dans ce contexte, la qualité de la relation médecin-malade se trouve amplement dégradée. Faute de temps pour une dé-marche adaptée, le médecin reprend, sans grande conviction, la liste des recommandations classiques (rappel des aliments interdits, pratique du sport, …) et demande globalement à son patient de surveiller son poids et de – l’injonction est automa-tique – « faire attention ». Attitude parfaitement inappropriée face à une souffrance masquée.

Il se trouve que les personnes qui souhaitent perdre du poids, que cela soit justifié ou non, sont de plus en plus nombreuses. Elles subissent toutes, comme tout le monde, les injonctions officielles issues du pnns pour Programme National Nutrition Santé 48.

Difficile d’échapper à cette triade très connue, car répétée en continu sur les ondes et ce, depuis maintenant des années :

MANGEZ CINQ FRUITS ET LÉGUMES

PAR JOUR

ÉVITEZ LES ALIMENTS GRAS, SALÉS,

SUCRÉS

ÉVITEZ DE GRIGNOTER

48 Document établi par une instance officielle dédiée, visant à améliorer la consommation alimentaire des Français, première version publiée en 2001.

Page 70: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

82

A-t-on évalué les effets de ces messages lapidaires ? Sont-ils uni-formément perçus ? Tous les consommateurs qui les reçoivent en ont-ils la même compréhension ?

Une autre instance officielle49 a été chargée par le ministère de la Santé d’effectuer une analyse de ce programme. La critique a été sévère, retenons notamment parmi les remarques : « im-pact faible », « mots d’ordre d’efficacité limitée », alors que « la prévalence du surpoids et de l’obésité reste un sujet de préoc-cupation », et surtout « indisponibilité des résultats portant sur l’état des lieux ».

Aucune possibilité d’évaluation rationnelle de l’impact de ce programme : on continue quand même puisque ce pnns en est à sa version 3 depuis son instauration en 2001

Les autorités se sont-elles posées la question simple, émise par Claude Fischler 50 :

PEUT-ON CHANGER L’ALIMENTATION PAR DÉCRET ?

Les injonctions, plus ou moins contradictoires, créent de l’anxiété déclare ce sociologue.

Les mêmes écueils avaient pourtant été antérieurement ob-servés outre atlantique : dans la campagne américaine de lutte contre l’obésité, des auteurs s’étaient interrogés sur ce qu’ils ont dénommé « The american paradox », à savoir une réduction de la consommation moyenne de graisses de la population mais, dans le même temps, une augmentation de la prévalence de l’obésité.51 Ce phénomène auraient dû alerter sur l’efficacité des préconisations prodiguées.

49 igas Inspection Générale de la Santé – évaluation du pnns 3 – rapport 2016.

50 Cahiers de nutrition et de diététique, 1989, 24 ;59-61- Claude Fishler est l’auteur de nombreux ouvrages sur le comportement alimentaire dont Manger, 2008, Odile Jacob.

51 Heini A. and Weinsier R., 1997, Divergent trends in obesity and fat intake patterns. The american paradox. The American Journal of Medicine Vol 102, 259-264.

Page 71: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

83

Si l’impact de ce type de programme est a priori reconnu comme étant faible ou nul encore faudrait-il qu’il ne soit pas négatif. Et, en pratique, pour certaines personnalités, celles qui sont par nature inquiètes, psychorigides, consciencieuses, perfec-tionnistes, le chiffre de 5 devient une obsession quotidienne, pouvant conduire à ingérer un fruit de plus après le dîner pour respecter ce fameux quota, avec l’assurance in fine de manger au-delà de ses besoins !

On le voit, la difficulté réside dans la recherche d’une solution in-dividualisée, adaptée à chaque personne : quelle peut-être la por-tée d’un message uniforme, destiné à une population entière ?

Pour ceux qui souffrent d’un problème de surpoids, aucune ré-ponse satisfaisante n’ayant été apportée, ni par le pharmacien, ni par le médecin, ni par les autorités sanitaires, il reste la lecture des revues et, ou pire la consultation des annonces publicitaires.

Comment ne pas évoquer ici les dégâts monstrueux des ré-gimes restrictifs à visée amaigrissante, qui entraînent, tentative après tentative, une prise de poids inexorable, parfois énorme, toujours angoissante, et qui continuent pourtant d’être suivis, pire, d’être promus.

Viennent se greffer sur ces mirages, onéreux parfois, promettant l’amaigrissement, les injonctions à manger mieux : c’est-à-dire plus sain. La vague du « bio » est arrivée ; sans la rejeter, sachons ne pas succomber à toutes ses prédications.

Que sait-on vraiment aujourd’hui de la dangerosité de certains pesticides présents dans notre alimentation … À l’heure où les instruments de mesure permettent de détecter des traces in-fimes de toute molécule ? Les données qui circulent n’ont pas les mêmes sources, ni la même fiabilité. Veillons à faire la diffé-rence entre une information publiée dans un article scientifique,

Page 72: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

84

lui-même issu d’une revue à comité de lecture et une commu-nication d’ong militante, relayée dans une émission télévisée par une journaliste – supposée  – sérieuse, mais qui garde l’œil rivé sur son audimat !

Honte aux pourvoyeurs d’angoisse alimentaire tels ceux, sous couvert d’un pseudo vernis scientifique52, énoncent des vérités tronquées voire des contre-vérités à seules fins mercantiles.

SORTONS DE CE TINTAMARRE ABRUTISSANT, OUBLIONS CES TRISTES INJONCTIONS.

REVENONS AU PLUS VITE À L’OBSERVATION, À LA RELATION MÉDECIN-MALADE, À L’EMPATHIE, À LA COMPRÉHENSION SANS JUGEMENT, À LA RECHERCHE DE SA PROPRE VOIE, EN ACCORD AVEC SES VALEURS ET AVEC SON MODE DE VIE.

Les troubles du comportement alimentaire, de tout grade et de toute forme, peuvent aujourd’hui bénéficier d’un accompagne-ment personnalisé basé sur une approche bienveillante : des associations se mobilisent dans ce sens53, des psychothérapies s’y intéressent, nous le verrons plus loin.

52 Ils sont notamment démasqués par Gil Rivière-Wekstein dans son ouvrage intitulé Panique dans l’Assiette, préfacé par le Pr Denis Corbet, édité chez Le Publieur.

53 Groupe de Réflexion sur l’Obésité et le Surpoids (France), Équilibre (Canada).

Page 73: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

85

L’influence de la nature, le rôle du plaisir

La référence à Nature est très fréquente dans les Essais. Quelles en sont les significations les plus habituellement utilisées chez notre auteur ? Cela mérite précisions puisque le Littré nous en donne pour sa part pas moins de vingt définitions différentes : depuis « Ordre établi dans l’univers » à « Ensemble des senti-ments innés », ou « Condition de l’homme telle qu’on la sup-pose antérieurement à toute civilisation » en passant par « Per-sonnification de l’ensemble des lois naturelles » et par « Ce qui appartient d’origine à l’être humain par opposition à coutume ».

Nous retiendrons les deux dernières.

Prenons les lois de la physiologie, telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui après les milliers de siècles qu’a duré l’évolution de l’humanité. Que nous disent-elles ? Tout simplement que l’être humain, programmé pour se reproduire doit, en premier lieu, assurer sa survie en ingérant une nourriture adéquate, en qualité et en quantité. Pour lui faciliter cette action, il dispose des si-gnaux naturels que sont les sensations alimentaires. La faim si-gnale le besoin de s’alimenter, le plaisir accompagne l’ingestion des aliments dont le corps a besoin, le dégoût (essentiellement l’amertume) alerte sur le risque de toxicité, le rassasiement se manifeste quand les besoins ont été comblés.

Page 74: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

86

Ces signaux basiques sont -ils utilisés de façon optimale par le mangeur d’aujourd’hui ?

S’agissant par exemple des quantités ingérées.

L’heure des repas dépend principalement des impératifs sociaux et du mode de vie en collectivité de chacun. Si l’heure d’appa-rition de la faim se cale au mieux avec ces rythmes imposés, l’intensité de la faim est rarement identique d’un jour à l’autre. En effet, les besoins du corps sont fonction des dépenses éner-gétiques : la faim sera plus aiguisée si une activité physique plus intense a été pratiquée et / ou si les apports alimentaires ont été moins énergétiques au cours des heures ou jours qui précèdent le repas en question. Pourquoi alors, par automatisme, se servir toujours les mêmes portions ?

On a pu observer que la sensation de faim physiologique, celle qui a pour fonction de nous aider à fixer nos besoins, peut être brouillée par toute une série de facteurs extérieurs. Un des fac-teurs est un facteur de type cognitif : par anticipation autopro-grammée, le cerveau fixe à l’avance les besoins attendus pour le prochain repas (et donc les quantités à ingérer) et ne laisse pas le message du corps s’exprimer.

Pour illustrer ce phénomène, une expérience a été réalisée avec des sujets volontaires54 qui devaient coter le degré de faim res-sentie après un repas et trois heures plus tard. Le repas était une soupe de 300 ou 500 millilitres (mL). L’expérimentation était conçue de telle sorte que la moitié des participants qui pensaient être dans le groupe 300 mL avait en fait ingéré 500mL et la moitié des participants qui pensaient être dans le groupe 500 mL avait en fait ingéré 300 mL. L’analyse des résultats a permis de montrer que l’intensité de la faim estimée juste après

54 Brunstrom J. M. et al., Plos One, 2012, vol 7, 12, Episodic memory and appetite regulation in Humans.

Page 75: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

87

le repas était en rapport avec la quantité réelle ingérée (soit lo-giquement plus faible chez tous ceux qui avaient effectivement ingéré 500mL) alors que trois heures plus tard, l’intensité de la faim était conforme à ce qu’ils pensaient avoir ingéré (soit plus forte chez ceux qui pensaient avoir ingéré 300 mL, y compris chez ceux qui avaient ingéré 500 mL).

Ces conditions expérimentales étaient certes particulières, mais il existe de nombreuses situations dans la vie quotidienne où le volume du repas est fixé à l’avance, par une décision pseu-do-rationnelle, qui prend le dessus sur toute manifestation corporelle. C’est par exemple le cas du petit-déjeuner, qui se transforme souvent en rituel stéréotypé, [mon café/ mes trois tartines beurrées/ mon jus d’orange/ …], sans que la question des quantités ou du choix des aliments ne se pose ?

Intéressons-nous maintenant à la composante « volupté ».

Le plaisir de la table est souvent associé à une occasion spé-cifique, lors d’un repas familial ou lors d’un événement festif. Les autres repas sont pour leur part considérés comme une obligation physiologique, qui ampute l’emploi du temps, empê-chant de se consacrer à d’autres tâches qui seraient plus utiles. Quel dommage de ne pas chercher à profiter de ces instants, où l’appétit vient aiguiser les papilles, où la faim vient stimuler le plaisir des premières bouchées ? Même si le mets considéré est simple, rien n’empêche de prendre le temps de le déguster. Certes, le plaisir perçu dans ce contexte est limité par rapport à celui ressenti lors d’une fête mais il existe et, sous réserve de se trouver dans des dispositions sereines en début de repas, il peut être … quotidien, pourquoi s’en priver ?

Page 76: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

88

Qu’en est-il des peurs alimentaires au xxie siècle ?

L’apprentissage du danger en cas d’ingestion de produits amers ou malodorant s’acquiert au cours de l’enfance. La méfiance à l’égard des substances vénéneuses, des aliments potentielle-ment toxiques est une constante, elle fait partie intégrante de notre arsenal de survie, elle est justifiée. Elle prend des formes différentes selon les époques, et ne peut se comprendre qu’en cohérence avec la société qui l’éprouve 55, elle était bien évidem-ment plus diffuse avant Pasteur. Ainsi, même si la peur de la di-sette était prédominante jusqu’à la première moitié du xxe siècle, les angoisses alimentaires, parfois mêlées aux croyances ances-trales, ont toujours existé. Par exemple, pour ne citer que les plus connues, celles qui étaient liées à la consommation de :

– Pomme de terre, au xvie siècle, une rumeur, entretenue par son caractère nouveau, lui attribuait une forte toxicité (source de lèpre, peste, et autres maladies) à tel point que certains par-lements en avaient interdit la culture. Il a fallu attendre 1772 et les travaux d’Antoine Parmentier, pharmacien militaire et nutri-tionniste pour faire lever cet interdit.

– Viande avariée, qui a conduit, au xixe siècle, à la séparation des deux métiers : boucher et charcutier. Le premier ne vend que de la viande fraîche, le second uniquement de la viande cuite. L’ob-jectif consiste à empêcher le boucher d’être tenté, le cas échéant, de masquer par la cuisson la qualité « dégradée » de sa viande

–Seigle contaminé par un champignon parasite, l’ergot qui est à l’origine de gangrène létale. Le « mal des Ardents » décrit en l’an 997 s’est manifesté sous forme d’épidémies itératives, avec son cortège d’angoisses, au fil des siècles avant que sa cause soit découverte au xixe siècle.

55 Madeleine Ferrières, 2006, Histoire des peurs alimentaires du Moyen âge à l’aube du xxe siècle, Éd. du Seuil.

Page 77: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

89

Même si l’hygiène alimentaire s’est progressivement imposée, au fil des connaissances acquises, en particulier dans le do-maine de la microbiologie, il importe de respecter ce réflexe de protection à savoir cette vigilance face à un aliment nouveau, que les experts nomment « néophobie » et qui doit demeurer. Mais en parallèle, une nouvelle phobie alimentaire voit le jour qui a tendance à prendre une ampleur parfaitement dispropor-tionnée. Les différents contrôles mis en place depuis des an-nées dans la chaîne alimentaire sont majoritairement sérieux et fiables, ils devraient nous permettre d’être plus sereins en face de nos assiettes. C’est l’inverse qui se produit, les techniques de contrôle permettent des détections pointues. Le qualificatif couperet de « cancérigène potentiel » attaché à un ingrédient, sans aucune pondération du risque réel avec la dose ingérable, génère des comportements aussi irrationnels que ceux de nos ancêtres. Cette nouvelle peur, souvent entretenue par les media, rend le consommateur préoccupé voire angoissé : ce qui lui ôte, hélas, toute possibilité de ressentir le moindre agrément lors de son repas. Qu’il est regrettable de voir ainsi disparaître cette fonction essentielle de l’aliment.

Quittons le paramètre « risque », lorsque le consommateur dé-cide maintenant de choisir un aliment en raison du paramètre « densité énergétique », pourquoi s’imposer des aliments moins goûteux (produits allégés, légumes sans matière grasse, …) avec l’assurance que la satisfaction gustative sera réduite ou même absente ? S’il est pris en quantité limitée, un bon produit, non transformé, savoureux, apportera la même quantité de calories et … le plaisir en plus.

Ressentir son rassasiement est une capacité inhérente à tout être humain, dès sa naissance. En cours de repas, le bébé ressent parfaitement le signal, il sait repérer le moment précis

Page 78: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

90

où ses besoins sont couverts et où tout surplus d’aliment serait inutile. Il l’exprime sans difficulté : selon son âge, il s’arrête de téter, tourne la tête, repousse son assiette, … À l’âge adulte, cette capacité est parfois masquée par une multitude de consi-dérations venues brouiller le message au fil des ans. Pour ceux qui ont perdu cette capacité, la fin des plats puis du repas, est fixée par toute une série de moyens externes, déconnectés des perceptions et beaucoup moins adaptés aux besoins réels du moment, comme : je prends toujours cette taille de portion, je termine mon assiette par principe, je me ressers parce que j’aime ce plat, j’accepte qu’on me resserve pour faire plaisir à mon hôte, … Dans toutes ces situations, le comportement est-il approprié ? La question ne se pose pas, il est prédéterminé par la coutume.

CHERCHONS À RETROUVER CE MOYEN FIABLE ET NATUREL, LA RÉGULATION ALIMENTAIRE, DONT NOUS IGNORONS PARFOIS L’EXISTENCE, TANT SON USAGE A ÉTÉ OUBLIÉ.

Cette approche visant à mettre l’accent sur la recherche de la régulation naturelle fait l’objet de travaux assez récents, notam-ment aux États-Unis.

Certains médecins américains s’intéressant à la vague d’obé-sité dans leur pays 56, commencent à réfléchir aux facteurs de motivation susceptibles de faciliter le succès d’un programme de perte de poids. Ils ont compris que les techniques prônant l’interdit, en matière de prise alimentaire, sont sans effet. Ils ont observé que se concentrer sur l’objectif final, en impo-sant une « volonté » pure et dure dans le suivi d’un régime est

56 Stoeckel et al., 2017, Obesity March S17-S25, Psychological and neural contributions to appetite self-regulation.

Page 79: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

91

désespérément stérile, simplement parce que le chemin pour y parvenir sera nécessairement semé d’obstacles qui deviendront, à un moment, insurmontables.

Prenons l’exemple d’une consigne telle que « ne plus manger de fromages ». Si cette consigne est vécue comme une privation, la respecter impose une lutte permanente. Des tentations ne manqueront de se présenter au cours du programme et il est à parier que la résistance du lutteur va finir par céder.

À l’inverse, ils ont constaté que, si dès la mise en place du pro-gramme, on fait émerger une source de plaisir, par exemple en focalisant sur l’acquisition d’une compétence, alors la motiva-tion va se maintenir voire s’amplifier. Ce peut être par exemple « apprendre à cuisiner » ou « apprendre à faire le marché ». Alors, le chemin est agréable pour atteindre le but, et il n’y aura pas de difficultés à le suivre.

Ainsi, pour acquérir de nouvelles habitudes alimentaires plus saines, ils proposent différentes stratégies, qui toutes incluent dans la démarche la notion de plaisir, intellectuel, affectif ou autre.

Mieux, ces auteurs concluent sur une note optimiste : avec des interventions personnalisées, les phénomènes de dysfonction-nements mentaux à l’origine des obésités sont … réversibles.

Page 80: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

92

Page 81: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

93

L’harmonie entre corps et esprit

À la complicité entre corps et esprit que Montaigne recom-mande fortement car il la juge bénéfique, on peut opposer le contre-exemple de l’obésité qui le plus souvent est la résultante d’une dysharmonie entre corps et esprit.

En effet, avant qu’une prise de poids excessive et sa suite de conséquences fâcheuses sur la santé, se soit installée, il se pro-duit généralement une série d’événements qui s’accompagnent, chaque fois, d’un trop-plein alimentaire. Que l’on soit triste, que l’on soit inquiet, que l’on s’ennuie, l’aliment constitue l’une des consolations le plus facilement accessible. En présence de ce surplus de nourriture ingérée, le corps n’a pas le choix : il stocke ce qui n’est pas utilisé sous forme de tissu gras ou charge adipeuse. Si les événements se répètent, l’organisme a la capa-cité d’accueillir ces excès en hypertrophiant les cellules du tissu adipeux. Les adipocytes ont en effet cette remarquable faculté de pouvoir augmenter de volume dans des proportions éton-nantes. De plus57, et cela est connu depuis peu, le corps peut, chez l’adulte et dans certaines conditions, accroître sa capacité de stockage en fabriquant de nouvelles cellules adipeuses à partir de cellules souches58.57 Comme cela a déjà été mentionné dans un chapitre précédent.

58 Maumus M., Sengenes C. et al., 2008, J. Clin, Endocrinol Metab, 93, 4098-4106, Evidence of in situ proliferation of adult adipose tissue-derived progenitor cells :influence of fat mass. micro-environment and growth.

Page 82: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

94

À l’analyse objective, manger dans ce contexte n’est pas vrai-ment un plaisir mais un moyen d’oublier, ou plutôt de suppor-ter, très momentanément, les tracas qui encombrent l’esprit, c’est encore un moyen d’occuper son désœuvrement par une action banale. Les sensations de satiété s’effacent au profit des émotions. Le corps change de fonction, il encaisse sans pouvoir jouer son rôle dans l’homéostasie pondérale59, il devient réser-voir. Le système de régulation est désamorcé et parfaitement inopérant. Ce corps, qui va s’alourdissant, s’épaississant, de-vient en parallèle le témoin visible de nos excès, la mémoire de nos souffrances et des dérives qu’elles ont induites, comment l’aimer ? Le risque est alors d’en faire un ennemi à combattre.

Toutefois, nous ne pouvons éviter les épisodes douloureux, les moments de solitude, les relations de conflit. Toutes ces situa-tions jalonnent notre vie, avec une fréquence variable mais ja-mais nulle. À la lumière de ce que nous apprennent les sciences de la psychologie sur l’influence des émotions dans notre com-portement, il sera judicieux d’apprendre à repérer ces situa-tions « à risque » et à imaginer, en fonction des circonstances, notre mode personnel d’apaisement autre que celui, instinctif, de manger sans faim. Tout l’enjeu sera d’éviter d’oublier notre corps, de le réduire à une abstraction, de le mépriser voire de le bannir mais au contraire de veiller à restaurer la confiance dans ces compétences innées à assurer notre équilibre pondéral.

L’activité physique, dont les effets bénéfiques couvrent de nom-breuses facettes, va nous y aider.

C’est en particulier le rôle de cette discipline récente60 qu’est la psychomotricité, qui, grâce à des exercices physiques adaptés, permet de se sentir en phase avec son corps, avec effet immé-diat sur le bien-être psychique.59 Capacité du corps à maintenir le poids dans une fourchette étroite autour du poids d’équilibre (voir page 30).

60 Année du premier diplôme d’état de psychomotricien en France : 1974.

Page 83: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

95

Au plan physiologique, on a observé que l’activité physique faci-lite la perception du rassasiement au cours du repas61.

Au plan métabolique, il est maintenant démontré62 que l’ac-tivité physique joue un rôle bénéfique dans le contrôle de la glycémie63.

Nous sommes sensibles à l’esthétique des silhouettes, il est hypocrite de le nier. Les enfants, dès l’âge d’un an, sont sponta-nément attirés par les visages les plus harmonieux et adaptent leur comportement en conséquence64.

Comment se sentir confortable quand on cherche à éviter les miroirs par peur de découvrir ses formes.

L’acceptation de ses rondeurs, n’est pas chose facile, tout le monde en convient. De multiples stratégies sont élaborées, de façon généralement inconsciente, pour vivre avec cette enve-loppe un peu trop encombrante. Cela peut revêtir une totale dissociation entre la tête et le corps (mon corps vit sa vie indé-pendamment de moi, je me désintéresse complètement de tout ce qui se passe au- dessous de mon cou) ou un renforcement du fardeau (je ne me prive de rien, de toutes les façons, j’ap-partiens à la catégories des « gros »), en passant par la mise en accusation des causes qui ont favorisé cet état : traumatisme, maltraitance, deuil, arrêt du tabac, hérédité,… mais la dépres-sion est toujours présente, latente ou objective, et elle ne fait qu’aggraver la situation. Un accompagnement extérieur est alors nécessaire pour sortir de ces voies sans issue. Il va permettre

61 King N. A. et al., 2009, « Dual process action of exercice on appetit control : increase in orexigenic drive but improvement in meal-induced satiety », Am. J. Clin Nutr nº 90 ; 921-927.

62 Sigal R.- J. et al., 2007, « Effects of aerobic training, resistance training or both on glycemic : a randomized trial », Ann Intern Med nº 147 (6) ; 357-369.

63 Concentration de sucre dans le sang.

64 Langlois J. H. et al., 2003, Infants prefer attractive faces, Current perspectives, Nova science Publishers 23-38.

Page 84: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

96

une amélioration du désagrément, sans réussir toujours à l’ef-facer, tant les complications de tous ordres, familiale, affective, professionnelle, physique, sanitaire, psychique, … générées par un surpoids ou une obésité sont complexes et intriquées. La voie de l’apaisement définitif est parfois difficile à trouver.

Il n’est pas question d’abandonner les recherches sur l’optimi-sation des prises en charge au plan curatif, mais, il me paraît indispensable d’agir en amont. C’est sur la prévention du surpo-ids qu’il serait, selon moi, le plus pertinent de porter ses efforts. Sachant que les causes d’un surpoids sont souvent en lien avec des événements de l’enfance, il convient de montrer aux adultes à quel point leur attitude peut se révéler « à risque de favoriser une obésité ». Chez les parents ou chez tout adulte amené à vivre auprès d’enfants, on observe, dans le rapport à l’aliment, des attitudes très diverses, citons ceux qui :

UTILISENT L’ALIMENT

COMME RELAIS AFFECTIF

IMPOSENT UN TROP-PLEIN

DANS L’ASSIETTE

SONT TROP PERMISSIFS

COMPENSENT LEUR ABSENCE

PAR DES FRIANDISES

STIGMATISENT LE GÂCHIS

ALIMENTAIRE

Sans oublier ceux qui, soucieux d’un éventuel risque de surpoids chez leur rejeton,

PRIVENT DE FRIANDISES

FOCALISENT SUR LE CONTENU

DES REPAS

Page 85: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

97

Toutes les attitudes s’estiment justifiées, fondées, basées sur des principes éducatifs précis, respectables, voire éthiques, elles peuvent être sans conséquence sur la courbe pondérale de l’en-fant et c’est heureux. Elles peuvent en revanche, par leur carac-tère rigide ou excessif, constituer un terrain propice à la surve-nue d’un trouble du comportement alimentaire. Celui-ci pourra lui-même se manifester précocement dans la vie de l’enfant tout aussi bien que plus tardivement, à la faveur d’un événement extérieur déstabilisant, venant provoquer cette dysharmonie corps/esprit. Ces troubles alimentaires induits par l’attitude des parents sont maintenant bien connus65·66, en particulier l’attitude qui consiste à présenter l’aliment comme source de récompense : il importe de sensibiliser les parents à ces risques de façon à agir préventivement.

La constitution d’une obésité de l’adulte sans facteur favori-sant identifié au cours de l’enfance est également possible. La prescription ou l’auto-prescription de régimes restrictifs, néces-sairement répétitifs, en constitue souvent la cause. Cela a déjà été évoqué. Allons plus loin, et comme le suggère le professeur Jean-Pierre Poulain67

PROPOSONS D’INSTITUER UN CONTRÔLE RÉGLEMENTAIRE DES « FONDEMENTS SCIENTIFIQUES DES PRODUITS ET SERVICES PRÉTENDANT PERMETTRE UNE PERTE DE POIDS ».

65 Birch L.L., 2014, Learning to eat, birth to age 2y, Am. J., Clin Nutr nº 99 ; 723S-728S.

66 Galloway A.-T., Fiorito L.- M. et al., 2006, « Finish your soup » : counterproductive effects of pressuring children to eat on intake and affect Appetite, nº 46 ; 318-323. 

67 Professeur de sociologie à l’université de Toulouse, auteur de « Sociologie de l’Obésité », 2014, édition Presse universitaire de France.

Page 86: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

98

À la pression de l’entourage autour de la minceur, s’ajoute désor-mais, plus puissamment qu’au xvie siècle, le diktat de la « jeu-nesse à tout prix ». Entretenir son corps est certes à encourager mais chercher à cacher son âge est parfaitement contre-nature. Il faut savoir accepter ses rides. Les subterfuges agressifs qui sont proposés aux coquettes et aux coquets pour réduire les méfaits du temps sur leur peau sont une tromperie, souvent le regard des autres est perdant, ils préféraient le visage d’avant l’acte de « lissage ».

Page 87: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

99

L’acceptation des désagréments

Des souffrances, ou des événements que nous vivons intime-ment comme des souffrances, émaillent notre existence, qu’elles soient physiques ou morales, intenses ou légères, passagères ou lancinantes, nous avons peu de chance d’y échapper totale-ment. Chercher à les surmonter par la lutte est vain. Toutes les stratégies de diversion que l’on met en place pour s’en éloigner ne font que les renforcer, et leur réitération va favoriser, à terme, la survenue de troubles du comportement réels et invalidants tels : troubles obsessionnels compulsifs, agoraphobie, crises de boulimie…

L’une des thérapies actuellement en vigueur pour prendre en charge ce type de troubles psychologiques a été proposée voici une trentaine d’années sous la dénomination « act » (Thérapie d’acceptation et d’engagement 68), par Steven C. Hayes69, un universitaire américain. Dans le cadre de cette psychothéra-pie, le thérapeute utilise des métaphores pour faire prendre conscience au sujet à quel point ses efforts pour améliorer son état sont vains, mais surtout à quel point ils occupent tout l’es-pace, le privant de toute possibilité d’agir dans le sens de ses

68 Acceptance and Commitment Therapy.

69 Steven C. Hayes a publié depuis 1978 des centaines d’articles et des dizaines d’ouvrages sur cette approche. Citons un ouvrage de référence  écrit avec Strosahl K. D. et Wilson K. G. en 1999 : Acceptance and commitment therapy : an experiential approach to behavior change. New York The Guilford Press.

Page 88: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

100

valeurs. Schématiquement, l’attitude visée est celle qui consiste à : être flexible, ne pas se cramponner à ce qui ne marche pas, se concentrer ce que l’on a identifié comme étant important.

Le propos n’est pas, ici, de développer cette intéressante théo-rie, qui s’enrichit régulièrement de concepts élaborés, issus des sciences cognitives. Elle est appliquée avec succès dans un large éventail de maladies : non seulement dans les patho-logies de l’anxiété mais aussi en cancérologie, et en cas de dou-leurs chroniques. Elle s’inscrit à l’échelon international dans un mouvement dynamique de la psychologie comportementale, et les grandes lignes de cette thérapie sont décrites sur des sites internet facilement consultables, l’un anglophone70, l’autre francophone71.

Toutefois, il est remarquable -voire troublant- de constater qu’elle se base sur bon nombre de principes qui avaient été non seulement observés mais aussi pratiqués et promus par Montaigne, parmi lesquels :

L’ACCEPTATION – NON PASSIVE – DES SITUATIONS DÉPLAISANTES

LA FLEXIBILITÉ, DANS

SES OPINIONS COMME DANS SES

ATTITUDES

L’INUTILITÉ DE LA LUTTE

CONTRE LES PENSÉES

DOULOUREUSES

LA FOCALISATION DES PENSÉES SUR

SES PROPRES SUJETS D’INTÉRÊT 72

LA COMPRÉHENSION DES PHÉNOMÈNES

MENTAUX IMPLIQUÉS DANS LES ÉTATS

DE CONTRARIÉTÉ.

70 www.contextualpsychology.org

71 www.lemagazineact.fr

72 Dans la théorie act on parle de « valeurs ».

Page 89: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

101

Ce n’est donc que justice, de retrouver une citation de notre philosophe, à savoir :

QUI CRAINT DE SOUFFRIR, IL SOUFFRE DÉJÀ DE CE QU’IL CRAINT

dès la première page du manuel73 rédigé par deux des psycho-logues français, Jean-Louis Monestès et Matthieu Villatte, qui œuvrent à la diffusion de ce type de thérapie.

Il n’a échappé à personne que le recours à l’aliment comme source de réconfort est extrêmement fréquent en cas de mal-être. Cela peut prendre différentes formes : grignotage plus ou moins continu, envie incontrôlable de sucré, besoin de croquer des pistaches, engloutissement de tablette(s) de chocolat, lever nocturne suivi d’ouverture du placard à gâteaux secs, …

Il paraitra donc logique que les thérapies inspirées de la dé-marche act aient été proposées chez les sujets présentant des troubles du comportement alimentaire. Et … elles donnent des résultats très encourageants.74

Voici sûrement une voie à explorer dans l’offre des prises en charge destinées aux personnes souffrant d’anorexie, de sur-poids ou d’obésité.

73 La thérapie d’acceptation et d’engagement. Pratiques en psychothérapie, 2011, Elsevier Masson.

74 Juarascio A. et al., 2017, A pilot study of an acceptance-based behavioral treatment for binge eating disorder, J. Contextual Behav Sci 1-7.

livre iii chap. 13

Page 90: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

103

La méditation de pleine conscience dans l’acte de manger

Pour compléter les situations rapportées plus haut, « Quand je danse, je danse, quand je dors, je dors… » nous pouvons perfi-dement ajouter : « Quand je dîne, je dîne ». C’est effectivement le concept développé par une école américaine75 qui publie régu-lièrement des études sur les bienfaits d’introduire une dose de méditation dite de pleine conscience dans le contexte du repas.

La pleine conscience se définit comme un acte par lequel nous portons une attention entière et dénuée de tout jugement à l’ex-périence (pensées, émotions, sensations) du moment présent 76. Chaque être humain possède l’aptitude à se mettre dans la dispo-sition mentale dite de pleine conscience, toutefois des exercices spécifiques associés à une pratique régulière la renforcent.

75 The center for mindful eating tcme, www.tcme.org.

76 Dr Jan Chozen Bays, 2016, Réapprendre à manger, Éditions les Arènes.

Page 91: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

104

Pour tenter de juguler l’augmentation impressionnante de la prévalence de l’obésité aux États-Unis, différentes méthodes, hors régimes, sont régulièrement proposées. Parmi elles, cette approche, basée sur la méditation de pleine conscience77, oc-cupe une bonne place. L’hypothèse repose sur l’idée que, à table, diriger son esprit – autrement – c’est-à-dire en l’aidant à être à l’écoute de son corps permet tout à la fois de :

RALENTIR LA VITESSE

D’INGESTION

DÉTECTER LA SENSATION

DE RASSASIEMENT

AMPLIFIER LES SENSATIONS

AGRÉABLES SI L’ALIMENT

EST GOÛTEUX

PERCEVOIR LES SENSATIONS DÉPLAISANTES

DANS LE CAS CONTRAIRE

PRENDRE CONSCIENCE DE L’ENSEMBLE

DES SENS IMPLIQUÉS (VUE, GOÛT, ODORAT…)

Et, au final

PROFITER AU MIEUX DU REPAS ET SORTIR DE TABLE SATISFAIT

Elle a pour objectif d’aider les patients, en particulier les man-geurs compulsifs et les mangeurs émotionnels, à modifier leur attitude devant un repas.

Une publication récente 78 a recensé 21 études sérieuses, menées entre 1999 et 2013, et rapportant les résultats de cette pratique de « pleine conscience » chez les patients atteints d’ obésité. Les

77 Intuitive eating.

78 Gillian A. O’Reilly, Lauren Cook et al., 2014, Obesity Review, Mindfulness interventions for obesity related eating behaviors : a literature review.

Page 92: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

105

auteurs concluent que 18 des 21 études font mention d’éléments tangibles en faveur d’un bénéfice de ces pratiques sur le com-portement alimentaire et/ou sur le poids des sujets. Même si des réserves sont émises : population étudiée essentiellement féminine, durée du suivi trop courte (2 à 3 mois), les auteurs es-timent que les résultats sont suffisamment encourageants pour engager des recherches complémentaires dans ce domaine.

À ce jour, de multiples livres, articles sont publiés ayant pour sujet la méditation de pleine conscience 79. Des stages structu-rés, longs et onéreux sont organisés pour apprendre cette pra-tique dont le bénéfice se confirme comme incontestable dans de nombreux domaines, y compris celui de la prise en charge des troubles alimentaires.

Un autre profil de mangeurs pourrait utilement s’inspirer des préceptes de Montaigne, lorsqu’il nous vante la souplesse des « belles âmes ». Il s’agit de ceux (de plus en plus nombreux) qui s’enferment dans une attitude rigide de « perfectionnisme diététique » encore appelé orthorexie.

Pour exemple, ceux qui scrutent laborieusement les étiquettes des produits alimentaires, et se font une fierté d’établir la liste de tous les synonymes du sucre qui s’y trouvent cachés, …

Veulent-ils parader en société en étalant leur connaissance dié-tétique ? Veulent-ils devenir experts en vocabulaire nutritionnel ?

Certes, nous sommes envahis par un flot d’informations anxiogènes autour de notre assiette. La rébellion, plus ou moins organisée, contre les industriels de l’agro-alimentaire ne capte-t-elle pas notre temps, notre énergie pour finalement nous priver des menus plaisirs de la dégustation ?

79 Citons celui qui a développé et théorisé ce principe : Jon Kabat-Zinn.

Page 93: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

106

Si, à juste titre, la volonté de manger sainement dicte nos choix alimentaires, voyons quels moyens sont à notre disposition pour y parvenir. À quoi sert la lecture de tous les additifs et autres ingrédients volontiers catalogués comme dangereux qui figurent sur les emballages ? Se créer des angoisses inutiles en compulsant le net ? ou guider la constitution de notre panier ? N’est-il pas plus sage de simplement préférer les aliments non transformés ? Ils ne portent pas d’étiquette. N’est-il pas plus as-tucieux de consacrer ce temps à choisir nos produits de base, à préparer nos propres plats et à s’approprier des recettes simples qui deviendront très vite des recettes « maison » ?

L’ALIMENTATION QUOTIDIENNE NOUS OFFRE TOUTES LES OCCASIONS DE DÉVELOPPER CETTE VALEUR SÛRE DÉFENDUE PAR MONTAIGNE QU’EST LA VOLUPTÉ, POURQUOI S’EN PRIVER ?

Page 94: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

107

En résumé,

Page 95: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

108

Je m’abstiendrai de formuler des consignes directives, en émettre serait contraire à la démarche préconisée.

Toutefois, puisqu’il appartient à chacun de déterminer quelle est – face à l’aliment – l’attitude la mieux adaptée, je propose simplement quelques points d’ancrage.

SE CONNAÎTRE, S’OBSERVER, ÉCOUTER LES MESSAGES DE SON CORPS, EXPÉRIMENTER SANS A PRIORI, EXPLORER, INVESTIGUER

Dans le domaine de la prise en charge de l’obésité, nous avons vu que les connaissances théoriques ne suffisent pas, et qu’une approche basée sur l’expérience s’avère utile —— S’entraîner à mieux détecter ses sensations alimentaires (faim/ rassasie-ment/satiété) —— En début d’initiative, comme cela n’est pas toujours évident, noter sur un carnet ce que l’on ressent peut faciliter la compréhension —— Chacun son assiette : ce qui est bénéfique à l’un ne l’est pas nécessairement à l’autre.

PROFITER, APPRÉCIER, SAVOURER, DÉGUSTER, LAISSER LA NATURE S’EXPRIMER, RECHERCHER LE PLAISIR

Miser sur le bien-être, sur les lois naturelles qui se doivent d’être respectées —— Le plaisir est nul si l’on se force à manger sans faim, par anticipation d’une éventuelle faim —— Choisir son menu en fonction de ses goûts, ses envies. Le corps sait guider vers ce qui lui est nécessaire, aussi bien en termes de qualité que de quantité des apports alimentaires : lui faire confiance.

Si l’on sait se mettre en de bonnes dispositions, chaque repas peut apporter son lot de satisfactions —— L’activité physique doit s’intégrer dans l’agenda quotidien et ne jamais être vécue comme une contrainte.

Page 96: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

109

SAVOIR ÊTRE CRITIQUE VIS-À-VIS DES DIVERSES RECOMMANDATIONS « ANTI-OBÉSITÉ »

Les méthodes qui préconisent le contrôle ont fait la preuve de leur dangerosité —— Les régimes amaigrissants sont ineffi-caces sur le long terme —— Les injonctions, plus ou moins contradictoires, créent de l’anxiété —— Tant que les méthodes « officielles » en vigueur ne seront pas évaluées de façon sé-rieuse, il convient de rester prudent quant à leur efficacité.

SAVOIR ACCEPTER, ÊTRE SOUPLE, SE CONCENTRER SUR L’ESSENTIEL,

Accepter d’être un peu enveloppé à 18 ans, et ne pas céder à la tentation des régimes : cela évite de se retrouver obèse à 40 ans.

Apprendre à supporter ses contrariétés autrement qu’en luttant.

Savoir remettre en cause la masse des croyances alimentaires emmagasinées depuis l’enfance, ne plus s’en imaginer « dé-pendant ». Ne retenir que celles qui ont un réel intérêt pour soi.

S’efforcer de hiérarchiser ses actions en donnant la préférence à ce qui compte vraiment.

MÉDITER, ÊTRE EN PAIX

À tout âge, la quiétude mentale prévient le risque de surpoids.

Débuter le repas en toute sérénité en s’aidant, par exemple, de la méditation de pleine conscience ou en pratiquant des exercices respiratoires ayant la même finalité physiologique —— Il existe une juste mesure entre la frugalité punitive et l’excès gargan-tuesque.

Page 97: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

111

Conclusion

Laissons-nous guider par ce grand humaniste, si proche de nous, malgré les siècles écoulés. Imprégnons-nous sans modération de ses principes simples visant à une vie bonne,

et,

voulons-nous établir avec notre nourriture une relation plus sereine ?

Sans chercher à mimer strictement les habitudes de Montaigne, car chaque personnalité est unique, efforçons-nous plutôt, comme il l’a fait lui-même, d’adapter avec souplesse notre comportement à nos goûts, nos envies, nos sensations, notre environnement, nos contraintes, et à suivre de façon intuitive le sillage de Nature, elle-même en quête de plaisir.

À table, sans hésiter, adoptons la « Montaigne Attitude ».

Brigitte Picandet Paris le 10 octobre 2019

Ayant conscience que l’état de nos connaissances est en perpétuelle évolution, que celle-ci est extrêmement rapide, en particulier dans le domaine médical, je fais toutefois le pari que l’apport inestimable de Montaigne en raison du caractère universel de ses principes, restera d’actualité pendant les siècles à venir.

Page 98: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

113

INDEX DES AUTEURS

montaigne, œuvres complètes, Édition du Seuil, collection L’intégrale, préfa-cée par André Maurois

montaigne, Les Essais, mis en français moderne par Claude Pinganaud, Édition Arlea

montaigne, extraits de l’édition de 1595, mis en français moderne par Guy de Pernon, Éditions Glyphe

montaigne, Montaigne et la philosophie, Je ne suis pas philosophe, André Comte-Sponville, Édition H. Champion

——

berthoud h. r., 2004, Mind versus metabolism in the control of food intake and energy balance, Physiol Behav, 81 781-93

birch ll, 2014, Learning to eat, birth to age 2y Am J Clin Nutr, 99 ; 723S-728S

boggio vincent, 2002, Que faire ? mon enfant est trop gros, Édition Odile Jacob

brunstrom j.-m. et al., 2012, Plos One, vol 7, 12, « Episodic memory and appetite regulation in Humans »

cheval sophie, 2013, Belle autrement !, Édition Armand Colin

chozen bays jan, 2016, Réapprendre à manger, Éditions les Arènes

coelho j. s., polivy j., herman c. p. 2006 Appetite. Nov; 47(3) : 352-60. « Selective carbohydrate or protein restriction: effects on subsequent food intake and cravings »

ferrières madeleine, 2006, Histoire des peurs alimentaires du Moyen âge à l’aube du xx e siècle, Édition du Seuil

fishler claude, 1989, Cahiers de nutrition et de diététique, 24 ; 59-61

fishler claude, 2008, Manger, Édition Odile Jacob

foglia Marc, 2012, Montaigne et la révolution copernicienne

galloway a.t., fiorito l. m. et al., 2006, Finish your soup : counterproductive effects of pressuring children to eat on intake and affect Appetite, 46 ; 318-323

hayes s. c. , strosahl k. d. et wilson k. g., 1999, Acceptance and commitment therapy : an experiential approach to behavior change, New York The Guilford Press

heini a. and weinsier r., 1997, « Divergent trends in obesity and fat intake patterns, The American paradox », The American Journal of Medicine, Vol 102, 259-264

herman c.p. and mack d., 1975, J Pers, 43 ; 647-660

igas, inspection générale de la santé, 2016, évaluation du pnns 3 – rapport

isnard-bagnis corinne, 2017, La méditation de pleine conscience, collection Que sais-je, Édition PUF

Page 99: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

114

juarascio a. et al., 2017, A pilot study of an acceptance-based behavioral treatment for binge eating disorder, J Contextual Behav Sci, 1-7

kant a. k., 2015, Within comparison of eating behaviors, time of eating, and dietary intake on days with and without breakfast, Am J ClinNutr, 102-661-670

king n. a. et al., 2009, Dual process action of exercice on appetit control : increase in orexigenic drive but improvement in meal-induced satiety, Am J Clin Nutr, 90 ; 921-927

klesges r. c., isbell t. r. and klesges l. m., 1992, Relationship betweendietary restraint, energy intake, physical activity and body weight: a prospective analysis, J Abnorm Psychol, 101 668-674

langlois j. h. et al., 2003, « Infants prefer attractive faces », Current perspectives, Nova science Publishers 23-38

le barzic michelle, 2001, Le syndrome de restriction cognitive : de la norme au désordre du comportement alimentaire, Diabetes and metabolism, 27 ; 512-516

lecerf jean-michel, 2011, Petit-déjeuner, est-ce utile ? Cahiers de nutrition et de diététique, 46, 30-39

lecerf jean-michel, 2013, À chacun son vrai poids, Édition Odile Jacob

lutz joshua, 2014, « The mindful revolution », Time, February 3, 2014

maumus m. , sengenes c. et al., 2008, J. Clin Endocrinol Metab, 93, 4098-4106, Evidence of in situ proliferation of adult adipose tissue-derived progenitor cells: influence of fat mass micro-environment and growth

monestès jean-louis et villatte matthieu, 2011, La thérapie d’acceptation et d’engagement, Pratiques en psychothérapie, Édition Elsevier Masson

o’reilly g. a., cook l. et al., 2014, Obesity Review, Mindfulness interventions for obesity related eating behaviors : a literature review

penik s. b., filion r., fox s. and stunkard a. j., 1971, Behavior modification in the treatment of obesity, Psychosomatic medicine, vol 3, 49-56

poulain jean-pierre, 2002, Sociologies de l’alimentation, Édition PUF

poulain Jean-Pierre, 2009, Sociologie de l’Obésité, Édition PUF

polivy Janet, 2017, What’s that you are eating? social comparison and eating behavior, J of eating disorders, 5:18

rivière-wekstein gil, 2017, Panique dans l’Assiette, Édition Le Publieur

Rapport d’expertise collective, 2010, Évaluation des risques liés aux pratiques alimentaires d’amaigrissement, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, Édition scientifique

Page 100: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

115

santaya george, 1896, The sense of beauty, New York Charles Scribner’s sons

serres michel, 1992, Le tiers instruit, Édition Gallimard

sigal r. j. et al., 2007, Effects of aerobic training, resistance training or both on glycemic : a randomized trial. Ann Intern Med, 147 (6) ; 357- 369

stoeckel et al., 2017, « Obesity March » S17-S25, Psychological and neural contributions to appetite self-regulation

University of Californy Los Angeles, 2007, Researchers report « Dieting does not work »

wilhelmi de toledo f, 2005, L’art de jeûner, Jouvence Éditions

SITES WEBcontextualpsychology.org

equilibre.ca

gros.org

lemagazineact.fr

tcme.org

Page 101: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

À TABLE AVEC MONTAIGNE

Édité à compte d’auteur Dépôt légal décembre 2019

Imprimé à Lavaur par Art & Caractère en novembre 2019

Illustration de couverture : Portrait de Montaigne par Thomas de Leu

ornant l’édition des Essais de 1608

Lettrine : Menschealphabet,

Flötner, 1560

Conception graphique et mise en page : Adeline Goyet Design graphique et typographie

acommeadeline.fr

2019

Page 102: À TABLE AVEC MONTAIGNE - Brigitte Picandet

118

« Il faut être à l’écoute de son corps… c’était déjà dans Montaigne » remarque Michel Serres dans le numéro de Philosophie Magazine paru en août 2014 et consacré à cet illustre penseur. Surprise par la modernité de cette approche, celle justement que je pré-conise, cinq siècles plus tard, auprès de mes patients, je suis allée rechercher, dans les Essais, les arguments avancés pour la justifier. Ma recherche a été tellement fructueuse que j’ai eu envie d’en partager les résultats. Aussi, je vous les livre dans cet ouvrage. En toute modestie, mon propos est d’indiquer, dans le domaine du comportement alimentaire, ce qui me paraît juste parce que personnellement ou indirectement vécu et ce qui me paraît possiblement utile à expérimenter. Les références aux observations du philosophe constituent un magistral support : elles ont pour vocation d’intriguer, d’éclairer le lecteur-mangeur mais aussi de le conforter et de le rassurer.

Après ses études de médecine et de biologie, Brigitte Picandet va occuper différents postes dans la sphère de la santé : en recherche fondamentale (sur la biochimie des lipides), en recherche clinique notamment en cardiologie et en diabétologie. Elle ouvre ensuite un cabinet de praticien libéral de psycho-nutrition où elle accompagne les patients en difficulté avec leur poids. Membre du Groupe de Réflexion sur l’Obésité et le Surpoids, et de la ligue contre l’Obésité, elle contri-bue à bâtir et à suivre des actions de prévention de l’obésité, avec le souci de leur évaluation.

www.brigittepicandet.com

ISBN 978-2-9569336-1-8 8 €