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Philosophie L’Art 1 L’Art L’image est tiré du film « F for fake » du réalisateur Orson Wells (« Vérité et mensonge » en VF), film dans lequel le réalisateur se met lui-même en scène en train d’enquêter sur plusieurs faussaires célèbres mais aussi plus globalement sur le mensonge et la tromperie dans l’art. L’art serait toujours dans un dialogue entre vérité et mensonge, ni entièrement faux, ni reflet identique du réel. L’art n’est-il que tromperie ? N’est-il qu’une imitation par l’homme de ce que l’on peut trouver dans la nature ? L’art n’est-il qu’un déploiement d’artifices et de procédés techniques visant à nous faire croire que ce qu’il nous montre est vrai ou beau ? On peut tout d’abord tenter de comprendre l’art par opposition à la technique. L’art et la technique sont deux modes de production d’objet et de transformation de la nature. Ils correspondent au domaine de ce qui est produit par l’homme ȋ« Technè » en grec, d’où vient le mot « technique ») par opposition à ce qui est naturel, engendré par la nature (« Phusis » en grec, qui donna le mot « physique »). Si art et technique viennent de la même origine ȋl’intervention humaine) ils ne sont pas cependant identiques : L’œuvre d’art se suffit à elle-même, c’est une activité qui peut être sans autre but qu’elle- même, c’est une fin en soi, alors que l’objet technique est apprécié pour son utilité, il reste un moyen. La technique demande souvent l’élaboration d’une théorie ou elle est la reproduction d’un modèle déjà existant alors que l’art crée de l’original, de l’unique. De plus, le mot d’œuvre d’art ne semble pas avoir d’unité définitionnelle, ce mot a désigné des alités différentes à travers l’histoire. Dans l’Antiquité les œuvres d’arts étaient assimilées à de beaux objets techniques. Ce sont modèles formels parfaitement réussis. L’artiste est réduit à un artisan. )l n’y a pas de recherche d’originalité, les œuvres ne sont pas signées. A la Renaissance, la distinction entre les arts libéraux (activités réservées aux hommes libres dans l’Antiquité, par exemple la musique, la grammaire, la logiqueȌ et les arts mécaniques ȋceux

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  • Philosophie – L’Art

    1

    L’Art

    L’image est tiré du film « F for fake » du réalisateur Orson Wells (« Vérité et mensonge » en VF), film dans lequel le réalisateur se met lui-même en scène en train d’enquêter sur plusieurs faussaires célèbres mais aussi plus globalement sur le mensonge et la tromperie dans l’art. L’art serait toujours dans un dialogue entre vérité et mensonge, ni entièrement faux, ni reflet identique du réel. L’art n’est-il que tromperie ? N’est-il qu’une imitation par l’homme de ce que l’on peut trouver dans la nature ? L’art n’est-il qu’un déploiement d’artifices et de procédés techniques visant à nous faire croire que ce qu’il nous montre est vrai ou beau ? On peut tout d’abord tenter de comprendre l’art par opposition à la technique. L’art et la technique sont deux modes de production d’objet et de transformation de la nature. Ils correspondent au domaine de ce qui est produit par l’homme « Technè » en grec, d’où vient le mot « technique ») par opposition à ce qui est naturel, engendré par la nature (« Phusis » en grec, qui donna le mot « physique »). Si art et technique viennent de la même origine l’intervention humaine) ils ne sont pas cependant identiques :

    L’œuvre d’art se suffit à elle-même, c’est une activité qui peut être sans autre but qu’elle-même, c’est une fin en soi, alors que l’objet technique est apprécié pour son utilité, il reste un moyen.

    La technique demande souvent l’élaboration d’une théorie ou elle est la reproduction d’un modèle déjà existant alors que l’art crée de l’original, de l’unique. De plus, le mot d’œuvre d’art ne semble pas avoir d’unité définitionnelle, ce mot a désigné des réalités différentes à travers l’histoire. Dans l’Antiquité les œuvres d’arts étaient assimilées à de beaux objets techniques. Ce sont modèles formels parfaitement réussis. L’artiste est réduit à un artisan. )l n’y a pas de recherche d’originalité, les œuvres ne sont pas signées. A la Renaissance, la distinction entre les arts libéraux (activités réservées aux hommes libres dans l’Antiquité, par exemple la musique, la grammaire, la logique et les arts mécaniques ceux

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    qui relèvent d’une production artisanale) subit des changements. Léonard de Vinci tente de faire entrer la peinture dans les arts libéraux par exemple. L’artiste veut montrer qu’il n’est pas qu’un artisan, que le savoir-faire ne suffit pas pour créer une œuvre belle. C’est à cet époque que la distinction entre technique et art est marquée : on distingue alors l’art au sens de savoir-faire et l’art au sens des Beaux-arts. Dans l’art contemporain, l’œuvre est réduite à une idée ou un événement et la beauté est clairement rejetée comme critère de l’œuvre d’art. Dès lors, la question se pose de savoir s’il est encore possible de définir l’œuvre d’art, d’en trouver une essence que partageraient chacune de ses manifestations. Si lien art et technique sont historiquement étroit, peut-on néanmoins aller jusqu’à définir l’art par la maîtrise d’une technique ou d’un ensemble de procédés techniques ?

    I. L’art peut-il se passer de technique ? a. Critique de l’inspiration Dans la conception antique de l’art puis dans la tradition romantique du X)Xème siècle, on pense la création de l’œuvre d’art à partir de l’inspiration. Dans son sens originaire (venant du mot

    enthousiasme), elle signifie « accueil de la divinité en soi », l’inspiration signifiant alors que l’artiste est aidé par une divinité qui lui permet d’atteindre une beauté supérieure à ce que le commun des mortels est capable de produire. L’inspiration a ensuite pris un sens plus large, signifiant alors une intuition géniale dont seules quelques personnes étaient douées.

    « Puisqu'il est évident que l'inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l'artiste, à l'origine des arts et toujours, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait, sur quoi il exerce d'abord sa perception, comme l'emplacement et les pierres pour l'architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri pour le musicien, une thèse pour l'orateur, une idée pour l'écrivain, pour tous des coutumes acceptées d'abord. Par quoi se trouve défini l'artiste, tout à fait autrement que d'après la fantaisie. Car tout artiste est percevant et actif, artisan toujours en cela. [...] Ainsi la méditation de l'artiste serait plutôt observation que rêverie, et encore mieux observation de ce qu'il a fait comme source et règle de ce qu'il va faire. Bref, la loi suprême de l'invention humaine est que l'on n'invente qu'en travaillant. Artisan d'abord. […] Dès qu'un homme se livre à l'inspiration, j'entends à sa propre nature, je ne vois que la résistance de la matière qui puisse le préserver de l'improvisation creuse et de l'instabilité d'esprit. Par cette trace de nos actions, ineffaçable, nous apprenons la prudence ; mais par ce témoin fidèle de la moindre esquisse, nous apprenons la confiance aussi. »

    Alain, Système des Beaux-arts.

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    Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquet. 1875.

    b. Le génie : don naturel ou maîtrise technique ?

    Le génie, le don, le talent sont autant de mot pour désigner la particularité qu’ont les artistes et qui les distingue des autres hommes. )l s’agirait d’une prédisposition, en quelque sorte une préparation déjà présente chez l’artiste, innée1. C’est comme si produire de la beauté était naturel chez l’artiste alors c’est difficile voire impossible pour le reste des individus.

    « On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ; ° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c'est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; ° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables […] » Kant, Critique de la faculté de juger, §46.

    Le problème des mots de génie, de don ou de talent est que l’on oublie une des composantes importantes de la création, il s’agit du travail. « Ne venez surtout pas me parler de dons naturels, de talents innés ! On peut citer dans tous les domaines de grands hommes qui étaient peu doués. Mais la grandeur leur est « venue », ils se sont faits « génies » (comme on dit) grâce à certaines qualités dont personne n’aime à trahir l’absence quand il en est conscient. )ls possédaient tous cette 1 Qui appartient à l'être dès sa naissance.

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    solide conscience artisanale qui commence par apprendre à parfaire les parties avant de se risquer à un grand travail d’ensemble ; ils prenaient leur temps parce qu’ils trouvaient plus de plaisir à la bonne facture du détail, de l’accessoire, qu’à l’effet produit par un tout éblouissant. »

    Nietzsche, Humain trop humain.

    De plus, dans notre conception du génie, nous commettons l’erreur de n’y inclure que les domaines artistiques et littéraires alors que l’on peut tout à fait être génial dans la l’invention de produits techniques.

    « L'activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l'activité de l'inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s'expliquent si l'on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d'observer diligemment leur vie intérieure et celle d'autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d'apprendre d'abord à poser des pierres [...]. D'où vient donc cette croyance qu'il n'y a de génie que chez l'artiste, l'orateur ou le philosophe ? qu'eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l'« être » !). […] tout ce qui est fini, parfait, excite l'étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or, personne ne peut voir dans l'œuvre de l'artiste comment elle s'est faite; c'est son avantage, car partout où l'on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L'art achevé de l'expression écarte toute idée de devenir; il s'impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l'expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science.

    Nietzsche, Humain trop humain.

    Pourquoi trouve-t-on du plaisir à l’art et pas aux autres domaines de production ?

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    c. Le développement technique et l’art.

    Le philosophe Walter Benjamin expose dans son livre L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, la thèse selon laquelle l’art dépend de l’avancée des techniques d’une époque donnée.

    « Les Grecs ne connaissaient que deux procédés de reproduction mécanisée de l'œuvre d'art : le moulage et la frappe. Les bronzes, les terracottes2 et les médailles étaient les seules œuvres d'art qu'ils pussent produire en série. Tout le reste restait unique et techniquement irreproductible. Aussi ces œuvres devaient-elles être faites pour l'éternité. Les Grecs se voyaient contraints, de par la situation même de leur technique, de créer un art de valeurs éternelles. C'est à cette circonstance qu'est due leur position exclusive dans l'histoire de l'art, qui devait servir aux générations suivantes de point de repère. Nul doute que la nôtre ne soit aux antipodes3 des Grecs. Jamais auparavant les œuvres d'art ne furent à un tel degré mécaniquement reproductibles. Le film offre l'exemple d'une forme d'art dont le caractère est pour la première fois intégralement déterminé par sa reproductibilité. Il serait oiseux4 de comparer les particularités de cette forme à celles de l'art grec. Sur un point cependant, cette comparaison est instructive. Par le film est devenue décisive une qualité que les Grecs n'eussent sans doute admise qu'en dernier lieu ou comme la plus négligeable de l'art : la perfectibilité de l'œuvre d'art. Un film achevé n'est rien moins qu'une création d'un seul jet ; il se compose d'une succession d'images parmi lesquelles le monteur fait son choix - images qui de la première à la dernière prise de vue avaient été à volonté retouchables. Pour monter son Opinion publique, film de 3 000 mètres, Chaplin en tourne 5 . Le film est donc l'œuvre d'art la plus perfectible, et cette perfectibilité procède directement de son renoncement radical à toute valeur d'éternité. Ce qui ressort de la contre-épreuve : les Grecs, dont l'art était astreint à la production de valeurs éternelles, avaient placé au sommet de la hiérarchie des arts la forme d'art la moins susceptible de perfectibilité, la sculpture, dont les productions sont littéralement tout d'une pièce. »

    Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. (1935)

    Stamnos grec du 5e s. av. J.-C. dit d’« Ulysse et les Sirène »

    2 Poteries faites en terre cuite. 3 A l’opposé. 4 Inutile.

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    Georges Méliès, "Le Voyage dans la lune", (1902) Dès lors que l’œuvre d’art ne peut plus être définie par un processus de création précis (comme nous le montre l’art contemporain qui ne repose plus sur le travail de la matière et la maîtrise d’un savoir faire et qu’elle se trouve profondément transformée par le développement technique, comment sait-on lorsque l’on a affaire à une œuvre d’art ? Qu’est-ce qui définit une œuvre d’art ? II. La réception de l’œuvre d’art Parmi les théories de l’art, il y a une dimension importante que l’on appelle la réception de l’œuvre. Cela désigne le rapport qu’entretien le spectateur avec l’œuvre. L’œuvre d’art est-

    elle ce que tout le monde désigne comme étant beau ? L’œuvre est-elle définie par sa beauté ? Si oui, apprécier cette beauté nécessite-t-il des pré-requis, une culture, des connaissances… ?

    a. Le jugement de goût peut-il être universel ?

    Si l’art est ce qui provoque en nous le besoin de juger « cela est beau » comment se forme ce jugement ? Est-il universel ? S’il est universel cela signifie qu’il ne demande pas de connaissance spécifique des techniques et de l’histoire de l’art et donc que tout le monde devrait juger une même œuvre comme étant belle. Or, on pourrait penser à première vue que pour apprécier l’art il faut une certaine culture, une connaissance des mouvements artistiques… Dans sa définition du jugement de goût, Kant tente de montrer que ce type de jugement se fait sans concept et qu’il est universel. En effet, il le définit comme un jugement universel, sans concept et désintéressé. Je n’ai aucun intérêt à juger une chose belle, contrairement à un bon vin que je jugerais agréable car il satisfait un désir en moi. C’est ainsi qu’il distingue le beau de l’agréable. L’agréable est ce sur quoi on ne peut pas discuter :

    « Pour ce qui est de l’agréable, chacun reconnaît que le jugement par lequel il déclare qu’une chose lui plaît, étant fondé sur un sentiment particulier, n’a de valeur que pour sa personne. C’est pourquoi, quand je dis que le vin des Canaries est agréable, je souffre5 5 Je permets

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    volontiers qu’on me reprenne et qu’on me rappelle que je dois dire seulement qu’il m’est agréable ; et cela ne s’applique pas seulement au goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi à ce qui peut être agréable aux yeux et aux oreilles de chacun. Pour celui-ci la couleur violette est douce et aimable, pour celui-là elle est terne et morte. Tel aime le son des instruments à vent, tel autre celui des instruments à corde. Ce serait folie de prétendre contester ici et accuser d’erreur le jugement d’autrui lorsqu’il diffère du nôtre, comme s’ils étaient opposés logiquement l’un à l’autre ; en fait d’agréable, il faut donc reconnaître ce principe que chacun a son goût particulier (le goût de ses sens). » A l’inverse, on peut exiger l’accord de tout le monde sur le jugement d’une œuvre d’art : « Il en est tout autrement en matière de beau. Ici, en effet, ne serait-il pas ridicule qu’un homme, qui se piquerait6 de quelque goût, crût avoir tout décidé en disant qu’un objet (comme, par exemple, cet édifice, cet habit, ce concert, ce poème soumis à notre jugement) est beau pour lui ? Car il ne doit pas appeler beau ce qui ne plaît qu’à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour moi de l’attrait et de l’agrément, personne ne s’en inquiète ; mais lorsque je donne une chose pour belle, j’attribue aux autres la même satisfaction ; je ne juge pas seulement pour moi, mais pour tout le monde, et je parle de la beauté comme si c’était une qualité des choses. Aussi dis-je que la chose est belle, et si je m’attends à trouver les autres d’accord avec moi dans ce jugement de satisfaction, ce n’est pas que j’ai plusieurs fois reconnu cet accord, mais c’est que je crois pouvoir l’exiger d’eux. Jugent-ils autrement que moi, je les blâme, je leur refuse le goût, tout en exigeant pourtant d’eux qu’ils le possèdent. On ne peut donc pas dire ici que chacun a son goût particulier. Cela reviendrait à dire qu’il n’y a point de goût, c’est-à-dire qu’il n’y a point de jugement esthétique qui puisse légitimement réclamer l’assentiment universel. » Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 7. (1790)

    Il y a quelque chose de différent dans le jugement de quelque chose de beau, on en dit toujours plus que lorsque qu’on dit « cela me plait », on passe à une exigence supérieure. On veut dire en fait que cela est beau universellement, peu importe le contexte ou le spectateur.

    b. Les conditions sociales du jugement

    « Le sociologue ne se propose pas de réfuter la formule de Kant pour qui « le beau plaît universellement sans concept », mais plutôt de définir les conditions sociales qui rendent possibles cette expérience et ceux pour qui elle est possible, amateurs d’art ou « homme de goût », et de déterminer par là dans quelles limites elle peut en tant que telle exister. Il établit, logiquement et expérimentalement, que plaît ce dont on a le concept ou, plus exactement, que seul ce dont on a le concept peut plaire ; que par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l’apprentissage et, dans le cas particulier, l’apprentissage par l’accoutumance et l’exercice, en sorte que, produit artificiel de l’art et de l’artifice, ce plaisir qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité plaisir cultivé. [ …] Accorder à l’œuvre d’art le pouvoir d’éveiller la grâce de l’illumination esthétique en toute personne, si démunie soit-elle culturellement, et de produire elle-même les conditions de

    6 Se vanter

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    sa propre diffusion […] c’est s’autoriser à attribuer dans tous les cas aux hasards insondables de la grâce ou à l’arbitraire des « dons » des aptitudes qui sont toujours le produit d’une éducation inégalement répartie, donc à traiter comme vertus propres à la personne, à la fois naturelles et méritoires, des aptitudes héritées. »

    Pierre Bourdieu, L’amour de l’art. (1969)

    III. La définition fonctionnelle

    « La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées pour répondre à la question « Qu'est-ce que l'art ? » Cette question, souvent confondue sans espoir avec la question de l'évaluation en art « Qu'est-ce que l'art de qualité ? », s'aiguise dans le cas de l'art trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle s'aggrave encore avec la promotion de l'art dit environnemental et conceptuel. Le pare-chocs d'une automobile accidentée dans une galerie d'art est-il une œuvre d'art ? Que dire de quelque chose qui ne serait pas même un objet, et ne serait pas montré dans une galerie ou un musée – par exemple, le creusement et le remplissage d'un trou dans Central Park comme le prescrit Oldenburg ? Si ce sont des œuvres d'art, alors toutes les pierres des routes, tous les objets et événements, sont-ils des œuvres d'art ? Sinon, qu'est-ce qui distingue ce qui est une œuvre d'art de ce qui n'en est pas une ? Qu'un artiste l'appelle couvre d'art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n'emportent la conviction.

    Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de l'embarras provient de ce qu'on pose une fausse question - on n'arrive pas à reconnaître qu'une chose puisse fonctionner comme œuvre d'art en certains moments et non en d'autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n'est pas « Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d'art ? » mais « Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d'art ? » - ou plus brièvement, comme dans mon titre, « Quand y a-t-il de l'art ? ».

    Ma réponse : exactement de la même façon qu'un objet peut être un symbole - par exemple, un échantillon - à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une couvre d'art en certains moments et non en d'autres. À vrai dire, un

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    objet devient précisément une œuvre d'art parce que et pendant qu'il fonctionne d'une certaine façon comme symbole. Tant qu'elle est sur une route, la pierre n'est d'habitude pas une œuvre d'art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d'art. Sur la route, elle n'accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée elle exemplifie certaines de ses propriétés - par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage d'un trou fonctionne comme œuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. D'un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d'art si l'on s'en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s'abriter.

    [... ] Peut-être est-ce exagérer le fait ou parler de façon elliptique que de dire qu'un objet est de l'art quand et seulement quand il fonctionne symboliquement. Le tableau de Rembrandt demeure une œuvre d'art, comme il demeure un tableau, alors même qu'il fonctionne comme abri ; et la pierre de la route ne peut pas au sens strict devenir de l'art en fonctionnant comme art. De façon similaire, une chaise reste une chaise même si on ne s'assied jamais dessus, et une boîte d'emballage reste une boîte d'emballage même si on ne l'utilise jamais que pour s'asseoir dessus. Dire ce que fait l'art n'est pas dire ce qu'est l'art ; mais je suggère de dire que ce que fait l'art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef. »

    Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » (1977), in Manières de faire des mondes.

    IV. Y a-t-il une vérité de l’art ? a. Le problème de l’apparence trompeuse.

    La conception platonicienne de l’essence vraie. SOCRATE - Pourrais-tu me dire ce qu'est, en général, l'imitation car je ne conçois pas bien moi-même ce qu'elle se propose.

    GLAUCON - Alors comment, moi, le concevrai-je ? […] SOCRATE - Nous avons, en effet, l'habitude de poser une certaine Forme, et une seule, pour chaque groupe d'objets multiples auxquels nous donnons le même nom. Ne comprends-tu pas ?

    GLAUCON - Je comprends.

    SOCRATE - Prenons donc celui que tu voudras de ces groupes d'objets multiples. Par exemple, il y a une multitude de lits et de tables.

    GLAUCON - Sans doute.

    SOCRATE - Mais pour ces deux meubles, il n'y a que deux Formes, l'une de lit, l'autre de table.

    GLAUCON - Oui.

    SOCRATE - N'avons-nous pas aussi coutume de dire que le fabricant de chacun de ces deux meubles porte ses regards sur la Forme, pour faire l'un les lits, l'autre les tables dont nous

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    nous servons, et ainsi des autres objets ? Car la Forme elle-même, aucun ouvrier ne la façonne, n'est-ce pas ?

    GLAUCON - Non, certes.

    SOCRATE - Mais vois maintenant quel nom tu donneras à cet ouvrier-ci.

    GLAUCON - Lequel ?

    SOCRATE - Celui qui fait tout ce que font les divers ouvriers, chacun dans son genre.

    GLAUCON - Tu parles là d'un homme habile et merveilleux.

    SOCRATE - Attends, et tu le diras bientôt avec plus de raison. Cet artisan dont je parle n'est pas seulement capable de faire toutes sortes de meubles, mais il produit encore tout ce qui pousse de la terre, il façonne tous les vivants, y compris lui-même, et outre cela il fabrique la terre, le ciel, les dieux, et tout ce qu'il y a dans le ciel, et tout ce qu'il y a sous la terre, dans l'Hadès.

    GLAUCON - Voilà un sophiste tout à fait merveilleux.

    SOCRATE - Tu ne me crois pas ? Mais dis-moi : penses-tu qu'il n'existe absolument pas d'ouvrier semblable ? ou que, d'une certaine manière on puisse créer tout cela, et que, d'une autre, on ne le puisse pas ? Mais tu ne remarques pas que tu pourrais le créer toi-même, d'une certaine façon.

    GLAUCON - Et quelle est cette façon ? demanda-t-il.

    SOCRATE - Elle n'est pas compliquée, répondis-je ; elle se pratique souvent et rapidement, très rapidement même, si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous côtés tu feras vite le soleil et les astres du ciel, la terre, toi-même, et les autres êtres vivants, et les meubles, et les plantes, et tout ce dont nous parlions à l'instant.

    GLAUCON - Oui, mais ce seront des apparences, et non pas des réalités.

    SOCRATE - Bien, dis-je, tu en viens au point voulu par le discours ; car, parmi les artisans de ce genre, j'imagine qu'il faut compter le peintre, n'est-ce pas ?

    GLAUCON - Comment non?

    SOCRATE - Mais tu me diras, je pense, que ce qu'il fait n'a point de réalité ; et pourtant, d'une certaine manière, le peintre lui aussi fait un lit. Ou bien non ?

    GLAUCON - Si, répondit-il, du moins un lit apparent.

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    Vincent van Gogh, "La Chambre à Coucher", (1888)

    Le problème de l’art comme apparence. SOCRATE - Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l'une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l'auteur — autrement qui serait-ce ? […] Une seconde est celle du menuisier. Et une troisième, celle du peintre, n'est-ce pas ? Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits.

    GLAUCON - Oui, trois.

    SOCRATE - Et Dieu, soit qu'il n'ait pas voulu agir autrement, soit que quelque nécessité l'ait obligé à ne faire qu'un lit dans la nature, a fait celui-là seul qui est réellement le lit ; mais deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne les a jamais produits et ne les produira point. […] Dieu sachant cela, je pense, et voulant être réellement le créateur d'un lit réel, et non le fabricant particulier d'un lit particulier, a créé ce lit unique par nature. […] Veux-tu donc que nous donnions à Dieu le nom de créateur naturel de cet objet, ou quelque autre nom semblable ?

    GLAUCON - Ce sera juste, dit-il, puisqu'il a créé la nature de cet objet et de toutes les autres choses.

    SOCRATE - Et le menuisier ? Nous l'appellerons l'ouvrier du lit, n'est-ce pas ?

    GLAUCON - Oui.

    SOCRATE - Et le peintre, le nommerons-nous l'ouvrier et le créateur de cet objet ?

    GLAUCON - Nullement.

    SOCRATE - Qu'est-il donc, dis-moi, par rapport au lit ?

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    GLAUCON - Il me semble que le nom qui lui conviendrait le mieux est celui d'imitateur de ce dont les deux autres sont les ouvriers.

    SOCRATE - Soit. Tu appelles donc imitateur l'auteur d'une production éloignée de la nature de trois degrés.

    GLAUCON - Parfaitement, dit-il.

    SOCRATE - Donc, le faiseur de tragédies, s'il est un imitateur, sera par nature éloigné de trois degrés du roi et de la vérité, comme, aussi, tous les autres imitateurs. […] Ceci un lit, que tu le regardes de biais, de face, ou de toute autre manière, est-il différent de lui-même, ou, sans différer, paraît-il différent ? Et en est-il de même des autres choses ?

    GLAUCON - Oui, dit-il, l'objet paraît différent mais ne diffère en rien.

    SOCRATE - Maintenant, considère ce point ; lequel de ces deux buts se propose la peinture relativement à chaque objet : est-ce de représenter ce qui est tel qu'il est, ou ce qui paraît, tel qu'il paraît ? Est-elle l'imitation de l'apparence ou de la réalité ?

    GLAUCON - De l'apparence.

    SOCRATE - L'imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c'est, semble-t-il, parce qu'elle ne touche qu'à une petite partie de chacun, laquelle n'est d'ailleurs qu'une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier ; et cependant, s'il est bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu'il aura donné à sa peinture l'apparence d'un charpentier véritable.

    GLAUCON - Certainement.

    SOCRATE - Eh bien ! Ami, voici, à mon avis, ce qu'il faut penser de tout cela. Lorsque quelqu'un vient nous annoncer qu'il a trouvé un homme instruit de tous les métiers, qui connaît tout ce que chacun connaît dans sa partie, et avec plus de précision que quiconque, il faut lui répondre qu'il est un naïf, et qu'apparemment il a rencontré un charlatan et un imitateur, qui lui en a imposé au point de lui paraître omniscient, parce que lui-même n'était pas capable de distinguer la science, l'ignorance et l'imitation.

    GLAUCON - Rien de plus vrai, dit-il.

    SOCRATE - Nous avons donc à considérer maintenant la tragédie et Homère qui en est le père, puisque nous entendons certaines personnes dire que les poètes tragiques sont versés dans tous les arts, dans toutes les choses humaines relatives à la vertu et au vice, et même dans les choses divines ; il est en effet nécessaire, disent-elles, que le bon poète, s'il veut créer une belle œuvre, connaisse les sujets qu'il traite, qu'autrement il ne serait pas capable de créer. Il faut donc examiner si ces personnes, étant tombées sur des imitateurs de ce genre, n'ont pas été trompées par la vue de leurs ouvrages, ne se rendant pas compte qu'ils sont éloignés au troisième degré du réel, et que, sans connaître la vérité, il est facile

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    de les réussir (car les poètes créent des fantômes et non des réalités), ou si leur assertion a quelque sens, et si les bons poètes savent vraiment ce dont, au jugement de la multitude, ils parlent si bien.

    Platon, La République, livre X, 595c-599a

    b. La dialectique du mensonge. L’art, en tant qu’artifice n’est-il qu’une pâle imitation ? Une copie fausse, une contre façon de la réalité ? N’a-t-on affaire qu’à de l’illusion et qu’au mensonge dans l’art ?

    L’artiste « danse dans les chaînes ». On peut, pour chaque artiste, poète et écrivain grec, se demander : quelle est la contrainte nouvelle qu’il s’impose et qu’il rend attrayante à ses contemporains au point de trouver des imitateurs) ? Car ce qu’on appelle « invention » (dans la métrique, par exemple) est toujours un de ces liens que l’on se met soi-même. Danser dans les chaînes, se rendre la tâche difficile, puis répandre par-dessus l’illusion de la légèreté, tel est le talent qu’ils veulent nous montrer. Chez Homère déjà on peut déceler une quantité de formules héritées et de lois du récit épique dans les limites desquelles il lui fallait danser ; et lui-même créa de nouvelles conventions pour ceux qui viendraient après lui. Voilà l’école où se formèrent les poètes grecs : se laisser d’abord imposer une contrainte multiple, par les poètes anciens ; puis, de ce non content, inventer une contrainte nouvelle, s’y plier et en triompher avec grâce, tant et si bien que l’on remarquât et la contrainte et le triomphe. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, §140.

    Le travail de l’apparence. Petit à petit, on apprend ainsi à marcher avec grâce même sur les passerelles étroites qui franchissent des gouffres vertigineux, et l’on en revient avec le butin d’une suprême souplesse de mouvement, comme en témoigne l’histoire de la musique aux yeux de tous les contemporains. On voit bien là comment les chaînes se relâchent pas à pas jusqu’à pouvoir paraître complètement rejetées : c’est cette apparence qui est le résultat suprême d’une nécessaire évolution de l’art. Nietzsche, Choses humaines, trop humaines, §221.

    c. La communicabilité permise par l’art.

    « La grandeur de l'art véritable, […], c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne

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    les a pas « développés ». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous la matière, sous de l’expérience, sous des mots, quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-mêmes, l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. »

    Proust, Le Temps Retrouvé.

    L’ArtI. L’art peut-il se passer de technique ?a. Critique de l’inspirationb. Le génie : don naturel ou maîtrise technique ?c. Le développement technique et l’art.II. La réception de l’œuvre d’arta. Le jugement de goût peut-il être universel ?b. Les conditions sociales du jugementIII. La définition fonctionnelleIV. Y a-t-il une vérité de l’art ?a. Le problème de l’apparence trompeuse.b. La dialectique du mensonge.c. La communicabilité permise par l’art.