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« N’est-il pas surprenant que l’enseignement de la médecine porte sur tout, sauf sur l’essence de l’activité médicale, et qu’on puisse devenir médecin sans savoir ce qu’est et ce que doit être un médecin ? »

G.Canguilhem « Le normal et le pathologique »

« On voit clairement, encore une fois, à quel point la médecine ne peut se limiter à l’objectivité de la science, et qu’elle est un art : du compromis, de la diplomatie, de l’équilibre, de l’harmonie. » « Il ne s’agit pas d’opposer homme de science et artiste mais de mettre à jour et a l’honneur la dimension artistique, c'est-à-dire créatrice, intuitive, sensible et émotionnelle, inhérente à la pratique exigeante de la science et de la technique. Ces dimensions sont fondues, conjuguées dans la pratique de l’art médical qui est un art de la relation et de la normativité. » « La fragilité de la relation, c’est sa vérité c'est-à-dire sa tension, maintenue dans l’équilibre entre le trop et le pas assez des exigences et des devoirs ; l’harmonie de l’implication réciproque qui impose un au-delà du « quant-à-soi », comme un « quant-à-nous » qui serait la nature même du lien dans son maintien et son évolution. » « Lorsque la médecine est impuissante à faire cesser la dépendance et la souffrance sans faire cesser la vie, le soin est alors même dans son inefficience thérapeutique, comme un transfert d’humanité. Une présence humaine qui reconnait l’humanité d’une présence sous l’aspect même de sa déchéance et qui l’assiste, l’accompagne, témoigne avec elle de leur commune dignité de vie, et la lui rend, au moment même ou elle s’éteint. » « C’est quand une relation est congruente, qu’elle est thérapeutique, c'est-à-dire qu’elle produit des effets bénéfiques, et cela en dégage une émotion. »

P. Barrier « La blessure et la force, PUF »

« L’éducation thérapeutique du patient est le paradigme de l’accord juste »

P. Barrier 14/06/2012

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vec ce VIIème Séminaire annuel du Diplôme Inter-Universitaire, nous souhaitons questionner la philosophie dans ce qu’elle contribue à expliciter, concernant le sens de

l’éducation thérapeutique du patient, et plus largement, le sens de l’éducation pour la santé. Pour nous accompagner dans cette démarche, nous remercions les trois philosophes qui ont accepté de passer la journée avec nous : Philippe BARRIER ; Benoit PAIN et Maël LEMOINE. Nous commencerons la matinée avec Philippe BARRIER, qui nous fait l’honneur de sa présence ; c’est en effet un élève de CANGUILHEM, que nous recevons avec d’autant plus de plaisir que « le Normal et le Pathologique » était le livre de chevet de mes années d’étudiant des années 70…. et qu’il m’a fallu attendre la fin de ma vie professionnelle pour le retrouver et en mesurer toute la pertinence et l’actualité, grâce au dernier livre de Philippe BARRIER « la Blessure et la Force » paru aux Editions PUF. Pour organiser nos échanges, remerciements à Danièle DESCLERC-DULAC, Présidente du Collectif Inter-Associatif sur la Santé de la Région Centre et Vice-Présidente de SOS Hépatites, remerciements à Philippe WALKER, Chef du Service de Diabétologie du Centre Hospitalier de Bourges, et actuellement dans un cursus universitaire de philosophie, remerciements à Monique DUCRET, Infirmière d’Education Thérapeutique à l’Unité Transversale d’Education Thérapeutique des patients au Centre Hospitalier de Dreux, qui nous a préparé une exégèse de votre livre au travers de plusieurs citations à partir desquelles nous pourrons débattre dans le cadre de notre table ronde, avec la participation des étudiants et des participants à ce Séminaire. L’après midi sera plus particulièrement consacrée aux échanges concernant l’Education pour la Santé, avec les philosophes universitaires de Poitiers et de Tours (Benoit PAIN et Maël LEMOINE). Remerciements à l’Equipe Pédagogique de ce diplôme inter-universitaire, à l’Equipe du CESEL sans qui cette initiative ne pourrait avoir lieu. Remerciements à VITALAIRE qui a accepté la retranscription de cette journée pour en faire un document écrit. François Martin Responsable Pédagogique du DIU Education Thérapeutique/Education Pour la Santé Responsable de l’Unité Transversale d’Education Thérapeutique des Patients, Chef du Service de Pneumologie du CH Dreux.

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Philippe BARRIER J’espère faire avancer le débat d’idées à propos de l’éducation thérapeutique, mais aussi de la relation de soins et de ce que j’appelle l’épreuve de la maladie. Le livre de Georges Canguilhem dérange le discours médical dominant et une certaine pratique de la relation de soins telle que je l’ai subie dans ma carrière de patient, puisque j’ai quarante-quatre ans de diabète derrière moi. J’ai essayé de la transformer de l’intérieur, à partir de ma propre expérience réflexive de cette épreuve. Ce n’est pas seulement une expérience, c’est une épreuve au sens de ce que l’on éprouve et au sens d’un test, et presque d’un challenge sportif. Je suis heureux de voir remis à l’honneur Georges Canguilhem qui est mon maître. Monique DUCRET Nous avons tenté de trouver des portes d’entrée pour parler du livre de Philippe Barrier. Je voudrais citer un premier mot, c’est le mot « dynamique ». Dans le livre tout est mouvant, il y a des ajustements, des régulations du point de vue du patient, du point de vue du soignant, la dynamique est partout. J’ai proposé d’entrer par les mots de normativité et d’auto-normativité. Ce sont des mots peu usuels. Je souhaiterais que Philippe Barrier nous explique ces mots. Philippe BARRIER Le mot de normativité est central et je l’emprunte à la conception Canguilhémienne de la norme, qui est une conception dynamique. La norme ne doit pas être quelque chose de figé, de statique, elle est au contraire un processus. C’est un mot que nous pouvons employer à côté de dynamique. C’est un processus d’ajustement, ce qui implique à la fois de la rigueur et de la souplesse, ce qui n’est pas contradictoire. Les phrases suivantes qui définissent pour Canguilhem la normativité ont fait naître en moi l’idée d’auto-normativité : « Nous pensons que la médecine existe comme art de la vie parce que le vivant humain qualifie lui-même comme pathologiques, donc comme devant être écartés ou corrigés, certains états ou comportements appréhendés relativement à la polarité dynamique de la vie sous forme de valeurs négatives ». Canguilhem dit que c’est le vivant humain lui-même qui institue la norme, c'est-à-dire qui est capable de ressentir des états ou des comportements comme pathologiques. Ce qui implique un comportement de rejet (« comme devant être corrigés ou écartés »). « Nous pensons qu’en cela le vivant humain prolonge de façon plus ou moins lucide un effort spontané propre à la vie pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et son développement pris pour norme ». C’est la vie elle-même qui est créatrice de normes. La norme est ce qui concourt au maintien et au développement de la vie. C’est sa définition de la normativité naturelle ou biologique, première. Il y a un processus biologique, mais il y a un processus conscient. Ce qui caractérise le vivant humain, c’est d’être conscient. Il y a une conscience normative dans tout vivant humain et donc a fortiori chez le patient, mais elle est à élucider puisque Canguilhem dit : « de façon plus ou moins lucide ». Je pars de cet effort d’élucidation, de cette mission éclairante qui doit être celle du médecin et du médecin éducateur, puisque sa tâche d’accompagnement de la maladie chronique est celle d’élucider cette conscience normative qui existe et qui a besoin d’être sollicitée, renforcée et éduquée. Elle se fonde sur l’intuition, sur l’éprouvé, sur le vécu et elle a besoin de compléter cette connaissance fondamentale et première de la pathologie par la connaissance scientifique qui vient s’y ajuster et la rendre effective par un travail réflexif. Je n’ai trouvé le mot auto-normativité qu’une seule fois, chez Gilbert Simondon, philosophe canguilhémien également. Il l’emploie à propos de la technique. C’est un peu abstrait, mais c’est en même temps du vécu. La réflexion philosophique ne vient, en ce qui me concerne, qu’après, elle confirme cette intuition et cette expérience de quarante ans de maladie et complète un travail de doctorat que j’ai fait à partir d’une enquête auprès de patients diabétiques. Ce n’est pas une population randomisée, ce sont 35 patients, donc 35 vies, 35 expériences, et j’ai trouvé des points de convergence avec mon propre éprouvé qui m’ont fait

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dégager cette notion d’auto-normativité, de capacité du patient à découvrir et gérer sa propre norme de santé. Monique DUCRET Nous pouvons dire que l’éducation thérapeutique se cale sur cette possibilité de régulation du patient, sur ces notions pour proposer une aide au soin. Philippe BARRIER Je dirais « devrait » se caler. Est-ce qu’elle le fait ? Je pense que oui, pour moi c’est sa finalité. Sa finalité est l’autonomie du patient, qu’il ne faut pas confondre avec l’indépendance qui serait illusoire. Le patient est dépendant de soins, d’un traitement, d’un médecin, mais cette autonomie est l’autonomie de santé, c’est l’auto-normativité, la reconnaissance de cette capacité qu’il a à comprendre le soin dans la mesure où il comprend sa maladie. Le premier point pour que l’éducation thérapeutique aille dans ce sens et accomplisse cette mission, c’est la reconnaissance de cette capacité du patient, elle est fondamentale. Elle n’est pas un fait établi dans la relation de soins ordinaires, même au sein de l’éducation thérapeutique où le modèle dominant de la relation de soins tend à se réintroduire après l’institutionnalisation de l’éducation thérapeutique. Il y a des enjeux extrêmement importants actuellement. Danièle DESCLERC-DULAC J’ai lu le livre de Monsieur Barrier avec beaucoup d’attention et il ne m’a pas laissée indifférente. Au-delà d’être présidente d’un collectif inter-associatif sur la santé, je suis également une patiente. Vous avez pris le terme de « Roman personnel de ma carrière de diabétique », c’est très évocateur. Vous utilisez toujours des termes très positifs et très dynamiques et pour un patient ce livre peut avoir valeur de philosophie de vie. Il peut également être un jeu de miroir. Ce livre est appliqué au diabète mais peut l’être à toute autre pathologie. Les termes que vous utilisez peuvent être transposés et explicités dans d’autres maladies chroniques et traitements au long cours. Quand vous dites que la maladie est une épreuve, vous ne le dites pas au sens négatif du terme mais au sens d’avoir éprouvé. C’est là que le philosophe intervient, il ne prend pas le terme dans sa structure immédiate, mais il l’intègre à l’humain et à l’être humain qui va éprouver quelque chose. Comme le mot « sachant », c'est-à-dire savant au sens de sachant. Vous décodez un certain nombre de mots. A partir de là, on voit ce que l’on peut faire d’une maladie et ce qu’elle peut induire dans nos vies, dans notre constitution personnelle. Votre titre est très évocateur, « la blessure et la force ». Vous déconnectez tous les mots que vous utilisez. Le remodelage identitaire, la restructuration sont des mots forts pour dire que l’on doit s’en sortir, l’éducation thérapeutique étant l’un des moyens. C’est remettre au cœur du système la première relation quand on est un patient, c'est-à-dire le rôle des soignants et notamment du médecin. François MARTIN Matisse a peint « L’enterrement de Pierrot ». Nous sommes dans la continuité de ce que vous avez évoqué, la maladie en termes positifs. Matisse, à partir de 1941, a eu beaucoup de problèmes de santé difficilement explicités par les collègues de Lyon qui l’ont pris en charge. A partir de ces années, il a du mal à peindre au pinceau et il décide de rentrer dans la couleur, de ne plus faire que des découpages et des collages. De 1941 à 1945, il est hospitalisé à Lyon et réfléchit à son état de malade. Sa fille est capturée par la Gestapo, sa femme a des problèmes avec les nazis, il est dans un désarroi total, et pour rentrer dans la couleur il ne va faire que des aplats couleurs et les découper. La première chose qu’il fait, c’est ce tableau « L’enterrement de Pierrot ». C’est l’une des peintures de son petit livret sorti sous le nom de « Jazz » en 1947. C’est en positif une forme d’expression et de créativité d’âme. Pour un

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peintre, ce n’est pas si fréquent. Lui-même fait un rapport entre sa maladie, l’état de marasme dans lequel il se trouve et sa nouvelle forme de création artistique. Philippe BARRIER C’est un exemple magnifique, et je suis heureux que nous en venions à l’art qui me semble fondamental dans le rapport à soi, dans le rapport à la maladie, et qui peut intervenir dans le soin. Je suis touché que vous ayez remarqué la positivité de mon approche et du vocabulaire dans l’expérience de la pathologie. Le titre se veut explicite ; ce n’est pas la blessure ou la force, c’est la blessure et la force. C'est-à-dire que la blessure peut être une force, mais elle peut tuer aussi. Je n’ai pas un optimisme névrotique de l’expérience de la maladie, c’est une dérive possible dont il faut se méfier. Je ne dis pas qu’il faut être malade pour réussir sa vie, je dis qu’en étant malade on peut, grâce à cette expérience, réussir sa vie. Mais pas toujours, l’échec est possible, la maladie tue aussi et la mort adviendra de toute façon. C’est pourquoi j’ai posé à la fin de mon livre les limites de cette positivité, les limites du soin, y compris du soin que l’on se porte à soi-même. Avec la conscience de cette limite et de la réalité de la négativité, de la mort et de la souffrance, il y a aussi cette dynamique de restructuration, remodelage, restructuration identitaire avec la maladie, c'est-à-dire une possibilité d’appropriation et non pas d’acceptation de la maladie. C’est un mot que je réfute, parce qu’il y a de la résignation dans l’acceptation, me semble-t-il. Il s’agit pour moi d’intégrer la maladie, d’en faire un élément des limites de sa vie, et un élément de sa vie tout court, comme d’autres éléments. Lorsqu’on s’est approprié la maladie, qu’on a acquis une connaissance, une pratique, et quelque chose comme un apprivoisement des affects qu’elle nous impose, on peut se reconstruire avec. L’exemple de l’art est magnifique, c'est-à-dire faire quelque chose d’une limite et d’une souffrance. Monique DUCRET Dans le film « Pina » sur la vie de Pina Bausch, on la voit dire à l’une de ses danseuses : « Tu es la plus fragile, c’est ta force ». J’ai retrouvé vos mots dans ce film. Effectivement, on peut se blesser, mais c’est aussi ce qui rend fort et met en marche des mécanismes pour être toujours au mieux. L’art est vraiment partout. Philippe BARRIER Il y a aussi une phrase de Nietzsche : « Tout ce qui ne nous tue pas nous fait grandir ». François MARTIN Canguilhem dit : « N’est-il pas surprenant que l’enseignement de la médecine porte sur tout, sauf sur l’essence de l’activité médicale et que l’on puisse devenir un médecin sans savoir ce qu’est et ce que doit être un médecin ». Philippe BARRIER C’est une phrase terrible qu’il écrit dans les années 1960, mais que l’on pourrait graver dans le marbre aujourd’hui. C’est même pire du fait du développement d’un certain technicisme dans l’enseignement médical. Je pense que les choses évolueront dans la relation de soins lorsque cette réflexion trouvera sa place dans la formation initiale. Philippe WALKER Je suis aussi une victime de Georges Canguilhem. J’ai redécouvert cet ouvrage il y a sept ans. Je dois en être à sa cinquième lecture et c’est sur cette impulsion que je me suis engagé dans un parcours réflexif. On a intitulé la promotion à laquelle j’ai eu l’honneur d’appartenir « la promotion Georges Canguilhem ». C’est une grande source de plaisir de voir la façon dont

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Philippe Barrier l’a interprété, l’a intégré dans son parcours professionnel et personnel. La médecine ne se fait pas qu’avec des médecins. Il y a plus de soignants non médecins ici que de soignants médecins. Un médecin qui ne travaille pas avec des soignants s’ampute de 90% de son efficacité de soin. Philippe Barrier remet l’équipe soignante en scène avec le médecin. Philippe BARRIER A propos de l’équipe soignante, la collégialité du soin est extrêmement importante, mais c’est un terrain délicat. Il y a peu de médecins dans nos assemblées, et des problèmes majeurs d’identité professionnelle sont en jeu et se confrontent. Il y a une hiérarchie dans les équipes médicales et dans l’institution, et elle est dommageable à cette collégialité du soin, cette coresponsabilité qui a une dimension éthique fondamentale. Je me réjouis de travailler avec des femmes, mais elles représentent 80 à 90% du personnel soignant ! Pourquoi les médecins hommes sont-ils si peu présents ? Monique DUCRET Je pense que c’est culturel, depuis toujours ce sont les femmes qui donnent les soins et on a du mal à sortir de ces schémas, c’est dans nos racines. Philippe BARRIER Je n’ai pas parlé de la dimension maternante du soin, que les médecins hommes ont du mal à intégrer parce qu’ils sont tentés par le paternalisme, qui est l’un des écueils de la relation de soin. Je pense qu’une réflexion est à mener sur cette dimension féminine du soin, mais à intégrer par les hommes et par la profession médicale dans son entier. François MARTIN Dans le livre de Philippe Barrier, on constate à quel point la médecine ne peut se limiter à l’objectivité de la science et qu’elle est un art du compromis, de la diplomatie, de l’équilibre, de l’harmonie. Philippe BARRIER Ce sont des valeurs propres à une pratique artistique. Je ne nie pas la technicité et la scientificité nécessaires de la médecine, mais ce serait la limiter que d’en faire une technique ou une science. Elle s’adjoint des techniques et des sciences qui sont de plus en plus performantes, extrêmement utiles, mais elle est un art. C’est un art aussi de la rencontre, de la présence. Les meilleurs protocoles du monde seront sans effet si on y n’est pas présent d’une manière authentique. Si ce n’est pas un être humain dans une position de soignant, de médecin qui rencontre un autre être humain dans une position de patient, de malade. Monique DUCRET Je souhaiterais comprendre ce processus de structuration, d’appropriation de la maladie. Philippe BARRIER C’est décrit à partir de mon expérience propre et de celle des patients rencontrés. C’est quelque chose de généralisable ou d’universel, qui traverse les pathologies, mais c’est en même temps une expérience singulière. C’est cette espèce d’universalité de la singularité qui est la première chose à comprendre. Autrement dit, le diabète n’existe pas, ce sont des diabétiques qui existent, et leur expérience est une expérience singulière. C’est un rapport au temps bouleversé, qui caractérise au premier chef l’expérience de la chronicité, avec un premier choc qui est l’entrée dans la maladie chronique, avec les phases de diagnostic et d’annonce. Le malade va devenir patient, va sortir d’une première expérience de la maladie qui est celle du symptôme non expliqué, de que j’appelle « l’innommable ». Le diagnostic

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intervient à la fois comme un coup que l’on vous assène, mais aussi comme une libération parce que les choses prennent sens. Donner un nom à cette première épreuve libère, permet un recul, et en même temps, c’est une condamnation à perpétuité. Je deviens quelqu’un d’autre, quelqu’un avec un manque, une insuffisance, avec quelque chose qu’il faudra acquérir, avec la nécessité d’une espèce de surconscience. Des mécanismes qui se faisaient en moi, sans que j’aie à y penser, il va falloir que je les prenne en charge. Cela va devenir mon métier de tous les jours, la pratique que je vais devoir apprendre à maîtriser et à dépasser. Cette phase initiale est fondamentale. Il y a des attitudes à avoir de la part du soignant pour qu’elle soit une initiation à la normativité, c'est-à-dire aux enjeux de normes de santé qu’elle implique. C’est un affect, quelque chose qui nous touche, qui nous blesse. On a été blessé biologiquement, psychologiquement. C’est une blessure narcissique d’entrer dans la maladie, il y a des dégâts, des affects douloureux, négatifs, destructeurs. Monique DUCRET Vous dites que c’est la perte de la naïveté et de l’innocence. Philippe BARRIER Nous le payons cher, mais c’est positif. Cela donne un autre prix à la vie, une autre compréhension de la vie. Cela a provoqué chez moi une sorte de révolution éthique. A partir de mon expérience de la maladie et de ce processus de restructuration, je me suis davantage ouvert aux autres. C’est une expérience singulière, mais il y a des traits caractéristiques que j’ai vécus et que j’ai retrouvés chez d’autres. Je ne dégage pas un modèle, il faut éviter les modèles figés qui empêchent de penser. Il faut privilégier l’expression, la libre expression des patients, l’expression de la négativité. Je vais vous présenter des exemples de possibilités de libre expression de l’affect par l’expression artistique. Cette expérience date d’une douzaine d’années et a été créée par le Professeur Jean-Philippe Assal, l’un des père de l’éducation thérapeutique en Europe. Des patients écrivent un texte soit sur leur maladie, soit sur autre chose, avec des cadres précis. Ce texte va être mis en scène par un metteur en scène professionnel qui va les aider dans le choix de leur mise en scène. Leur rapport à la maladie s’en trouvera totalement changé. (Projection du film « Le théatre du Vécu : Patients, maladie, mal-être et soignants. Fondation Recherche et Formation pour l’Enseignement du Maladie : Genève 2012 ») François MARTIN Cette remarquable mise en scène participe à la problématique d’avoir une maladie ou être malade, avec la dimension ontologique du fait d’être malade. Et si on ne l’est pas, cela peut poser un problème. Philippe BARRIER Il faut bien comprendre que c’est un texte de patients. C’est très élaboré, avec une thématique très riche. Ce travail enclenche un processus créatif et transforme le rapport à la maladie. La personne qui a écrit ce texte et qui l’a vu jouer n’est plus la même, n’a plus le même rapport à sa maladie. Cette pratique du « Théâtre du vécu » initiée par Jean-Philippe Assal a permis une transformation ontologique des patients tout à fait extraordinaire. Je prendrai l’exemple d’une personne qui était en surpoids et qui a fait ce travail. Elle a perdu un peu de poids, mais pour les médecins, l’objectif n’est peut-être pas atteint, en tout cas elle se sent bien avec son poids. C’est donc une forme de guérison au sein de la maladie chronique, dans le sens où le patient se l’approprie et développe ses potentialités personnelles.

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Danièle DESCLERC-DULAC Vous écrivez que « c’est vivre la maladie comme un état de santé comme un autre ». C’est fondamental, parce que cela signifie que l’on n’est pas comme les autres, mais que l’on a un autre état de santé et que l’on peut être comme les autres. Philippe BARRIER Cela veut également relativiser la notion de santé. La maladie est une expérience extrême de la santé. Le malade chronique est en avant-garde de la question de la normativité, que tout le monde vit, même les personnes non-malades. Peut-être leur manque-t-il l’expérience de la maladie pour avoir une conscience plus aiguë de la normativité de santé. Comment je traite mon corps, comment je vis les potentialités de la vie. On est amené à les vivre de manière beaucoup plus combattive dans l’expérience de la maladie, mais c’est un état de santé comme un autre. Philippe WALKER J’ai également eu le plaisir de lire un livre écrit avec Marcos Malavia. Philippe BARRIER Marcos Malavia est metteur en scène, et il est le premier à avoir démarré cette expérience avec Jean-Philippe Assal. Cette approche se pratique maintenant en France, à la Pitié, avec le Professeur Grimaldi, en Italie aussi, et elle tend à se répandre. Philippe WALKER Il est très difficile d’expliquer à nos tutelles son intérêt, sachant que le coût est relativement important. L’éducation thérapeutique du patient ne pousse-t-elle pas à tout rationaliser ? C'est-à-dire dans cette relation miroir entretenue avec la maladie, laisse-t-on de la place pour ce qui peut se passer dans l’inconscient du sujet et que l’on aurait du mal à aborder, ou est-ce que tout doit devenir conscient ? Pour revenir à cette dualité entre avoir ou être dans la thérapeutique du patient, j’étais au départ très intéressé par cette opposition, mais il me semble qu’en pratique les personnes alternent entre cette mise à distance et ce vécu. Philippe BARRIER Sur la tendance à la rationalisation du discours médical et de l’éducation thérapeutique elle-même, j’ai un recul critique. Je pense que c’est une erreur stratégique de la part des médecins et des soignants de penser que c’est une question purement rationnelle. Tout le monde peut comprendre qu’il a intérêt à se soigner, mais le comprendre rationnellement n’est rien, il faut le vouloir, mais également le désirer. Il faut réintroduire le désir dans la relation de soin parce qu’on l’a complètement évacué, comme si la vie du malade était une vie sans désir, mais avec de la volonté et de la raison. Ce n’est pas la réalité. La réalité, c’est que l’on a du désir et qu’il est irréductible. Mon concept d’auto-normativité se situe entre la pulsion et le rationnel, c’est ce que j’appelle une tendance ou une potentialité, quelque chose qui tend à être élucidé mais qui n’est pas purement rationnel, pas plus qu’il n’est purement pulsionnel. C’est de l’ordre de l’intuition, qui est en liaison avec la vie. Il y a une façon rationnelle d’être vitaliste, sans tomber dans l’irrationnel, dans lequel ne tombe absolument pas Canguilhem. L’approche purement rationnelle, vouloir convaincre rationnellement un patient qui n’apparaît pas comme observant, par exemple, est peine perdue, c’est une perte de temps. C'est-à-dire qu’on va aboutir à un dressage comportemental qui fonctionne trois mois puis se dégrade. Il faut comprendre pourquoi le patient a une bonne raison de se tromper. C’est une relation pédagogique. Je fais toujours le parallèle avec la relation d’enseignement. Pourquoi l’élève a raison d’avoir tort, a raison de ne pas comprendre ? Qu’est-ce qui fait qu’en lui des choses tellement fortes font qu’il ne peut pas

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comprendre ce qui me semble simple quand je l’explique, mais qui ne l’atteint pas ? Le patient est en but à des exigences contradictoires, des exigences de vie, qui sont des exigences normatives, mais qui sont en lutte avec les exigences normatives de santé. J’ai une profession, une culture, des habitudes de vie qui sont des exigences qui me tiennent, et je dois arriver à prendre conscience de leur poids et du poids des exigences normatives de santé. Un travail de régulation est à faire, et qui se fait plus ou moins intuitivement, spontanément, s’il est aidé par une relation de soin éthique et auto-normative. La question d’être ou avoir est complexe, et vous avez bien fait de souligner qu’il y a une alternance, car ce serait une erreur de penser que l’on est définitivement dans l’identification, par exemple. Mais l’identification est à double fond. Je dis que je suis diabétique évidemment, mais ce n’est pas seulement après quarante ans de carrière, c’est ce que j’en ai fait après. De même que Matisse pouvait dire qu’il était peintre. On peut dire qu’on est boulanger si on en a fait une valeur pour sa vie, mais on peut être des choses auxquelles on ne tient pas particulièrement. Tout dépend de l’appropriation ontologique qu’on en a faite. François MARTIN « La fragilité de la relation, c’est sa vérité, c'est-à-dire sa tension maintenue dans l’équilibre entre le trop et le pas assez des exigences et des devoirs ; l’harmonie de l’implication réciproque qui impose un au-delà du quant-à-soi, comme un quant-à-nous qui serait la nature même du lien dans son maintien et son évolution ». Philippe BARRIER Elle est difficile à commenter, car j’ai mis dans cette phrase tout ce que je voulais dire. C’est ce qui fait que c’est une relation éthique et normative, c’est cette exigence d’équilibration. La fragilité est la vérité de la relation. C'est comme une relation de couple. Il y a le facteur temps. Un couple dure ou ne dure pas, mais dure si ses exigences sont maintenues, sont présentes, conscientes, et sont cultivées, travaillées ensemble précisément. Il y a donc une réciprocité dans la relation. Je me méfie des formules qui deviennent des slogans. Quand on dit que le patient doit être au centre du soin et de l’éducation thérapeutique, je ne vois pas pourquoi il serait en périphérie. C’est la relation qui doit être au centre, que l’on doit soigner, dont on doit prendre soin, parce qu’elle est thérapeutique en elle-même. C’est ce que les médecins ont du mal à comprendre. Les soignants le comprennent davantage parce qu’ils le sentent dans leur vécu. La relation est thérapeutique. Le soin est relationnel, il se donne dans une relation et il aura la qualité de la relation. C’est ce qu’il faut privilégier, soigner, dont il faut prendre soin et qu’il faut chercher à développer, à enrichir, à cultiver. Monique DUCRET La relation est donc quelque chose qui se travaille en permanence, c’est à toujours recommencer pour être dans cet état d’équilibre. En éducation thérapeutique, on a beaucoup de séquences pédagogiques, des apprentissages à mettre en place et je pense qu’ils ne peuvent s’installer que dans le cadre d’une relation telle que vous la décrivez. Sinon, le patient est seulement apprenant. Mais un patient n’est pas qu’apprenant, il est surtout patient. Philippe BARRIER Il faut que cela parte d’une motivation interne. Tout a déjà été dit par Socrate dans ce qu’est la relation, la relation pédagogique et la relation de soin. Nous avons affaire à quelqu’un qui sait sans savoir qu’il sait, et apprendre, c’est faire redécouvrir ce que l’on savait intuitivement, en l’ajustant, en le corrigeant, en l’affinant, en l’élucidant. Et l’apprentissage technique est un apprentissage noble qui est également ontologique, c'est-à-dire que se plier aux exigences d’une technique, c'est aussi acquérir une liberté, une maîtrise de soi. Mais il ne faut pas que ce

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soit comme un apport extérieur, comme une imposition extérieure qui serait hors de cette expérience intime et de cette dimension ontologique d’agrandissement de soi. Danièle DESCLERC-DULAC Dans l’éducation thérapeutique, il y a l’équipe soignante et les patients, et chacun n’avance pas au même rythme. Vous parlez de cette expérience singulière, mais je crois que dans les projets d’éducation thérapeutique, cette dimension individualisée n’est pas toujours prise en compte. Par rapport aux référentiels de la Haute Autorité de Santé auxquels il faut coller pour que le dossier soit agréé, tout ce que nous sommes en train de dire n’existe pas dans cette démarche. On ne trouve pas cela dans votre livre et dans votre appréhension de ce que peut être l’éducation thérapeutique. Tant que nous n’aurons pas ce type de démarche du côté des soignants, il sera difficile de trouver la bonne marge, le bon parcours, le bon rythme, au niveau du patient. C’est une de mes interrogations. Il y a des apprentissages, mais la démarche que nous évoquons n’est pas intégrée. Nous en sommes encore au niveau du concept, qui n’est d’ailleurs pas appréhendé par tous. Puisque des hautes autorités réfléchissent aux programmes d’éducation thérapeutique, n’est-ce pas à ce niveau que quelques-uns pourraient prendre leur bâton de pèlerin pour évoquer ce que nous aimerions y trouver. J’ai besoin de rêver à cette démarche pour que le patient soit mis au cœur, qu’il soit le cœur. Philippe BARRIER Je conçois bien l’aspect douloureux de votre expérience institutionnelle. C'est vous qui avez fait ce constat et je ne peux qu’y adhérer. Le risque est non seulement que cette démarche soit absente, mais évacuée. Je ne suis jamais convoqué par ce genre d’instance et je n’ai donc pas de réponse, sinon de mener ce combat quotidien pour faire valoir les valeurs auxquelles nous tenons et les introduire dans la pratique.

Questions de la salle Marc* (intervention sans micro) Je suis travailleur social, responsable de formation, notamment concernant les questions d’éducation spécialisée. Je souhaitais dire combien je voyais moi-même un lien très intéressant entre l’éducation thérapeutique que je découvre et l’éducation spécialisée. Nous sommes nous-mêmes très attentifs lorsque l’on nous transmet des contenus de formation, autrement dit, des savoir-faire et des savoir-être à destination des futurs éducateurs spécialisés. Deux dimensions font écho à vos propos. Le premier élément, c’est bien celui de concept d’identité. Quand j’entends effectivement combien cela est différent de prononcer que d’entendre « je suis asthmatique » ou « j’ai de l’asthme », « je suis malade » ou « j’ai une maladie », je pense important de bien faire valoir aux professionnels qu’il ne faut pas « réduire » un « sujet ». En effet, il important de ne pas réduire un sujet à l’identité qui lui a valu la rencontre avec « le milieu ». Autrement dit, si le patient a probablement honte de l’identité qui lui a valu la rencontre avec le milieu des soignants, de la même manière, l’usager d’éducation spécialisé à lui-même une raison, une identité qui l’a conduite à rencontrer le champ de l’éducation spécialisé. Pour autant c’est à l’éducateur lui-même, de ne jamais réduire à cette seule identité l’usager, sans quoi, au lieu de lui reconnaître des richesses, des possibilités, de multiples environnements et multiples personnes ressources, nous le réduisons aux seuls désavantages, handicaps, facteurs d’exclusions et à la différence. Il est important d’établir une passerelle entre les deux milieux, celui des aides soignants et des éducateurs. Nous devons donc indiquer aux personnels de l’éducation spécialisée, que si la relation est une indication réciproque, elle doit pour autant rester asymétrique, si l’on souhaite qu’elle soit vertueuse. Réciproque n’est pas pour autant équitable. Et, si elle est équitable, elle ne doit pas être la promotion d’une forme d’égalité. L’équité n’est pas l’égalité. C’est aussi

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probablement parce que dans une implication réciproque des formes d’asymétries, on peut entendre une relation entre éducateur et éduqué et probablement entre soignant et soigné. Philippe BARRIER Ce rapprochement est extrêmement important et je ne peux que souscrire à vos propos, que j’aborde d’ailleurs en grande partie dans mon livre. Il est évident que la réduction d’un sujet humain, d’une liberté humaine, à son identité de malade, d’handicapé, de déviant ou autre, est une catastrophe, est stigmatisante et ruineuse. Le parallèle entre ces différentes relations d’éducation, d’apprentissage, est absolument fondamental. Sur la relation, vous avez raison, il faut se méfier de toute ambiguïté. Il ne s’agit pas que le patient devienne médecin et inversement, ce serait absurde. Chacun dans la spécificité de sa position doit aller vers l’autre pour une rencontre et l’élaboration d’une relation qui permette de dépasser le statut de chacun, mais au niveau de la présence et du gain ontologique. Mais chacun est à sa place. Monique DUCRET Vous parlez dans votre livre d’une tripartition patient/maladie/soignant, le médecin étant le médiateur entre la maladie et le patient. Avec ce schéma, on comprend mieux les choses. Philippe BARRIER Il y a une relation à un objet commun qui est constitué par les enjeux de santé de la personne, avec d’un côté un soignant, un médecin, c'est-à-dire un désir de soigner, et de l’autre un patient qui doit essayer de découvrir en lui le désir de se soigner lui-même. Cet objet est entre eux et il est partagé, sous des angles différents mais avec des objectifs communs qui peuvent se dégager. Cela permet de distancier à la fois le malade de sa maladie, et le lien en triptyque. De la salle (intervention sans micro) La situation nécessite un changement de position vis-à-vis des soignants qui ont été formés. Si on considère les enseignements que nous avons reçus lorsque nous étions plus jeunes, on constate généralement une perte de confiance en soi. Cet enseignement n’a pas suscité en nous la confiance en soi et donc, nous ne suscitons pas à notre tour une approche du patient vers son propre désir. Concernant l’éducation thérapeutique, les soignants se sont longtemps contentés de l’apprentissage de la technique, d’appliquer des processus et des normes techniques, alors qu’à l’évidence, il s’agit d’aboutir à une élévation philosophique de la position du soignant, avec suffisamment de confiance en soi et en ses capacités, pour créer cette relation dont vous parlez, en tant qu’objet commun. Je pense que la formation des pratiquants de l’Education thérapeutique doit aussi, et cela est peut-être impalpable actuellement pour nos tutelles, donner confiance aux personnes qui réalisent les soins afin qu’elles s’engagent dans cette démarche philosophique. C’est cette démarche qui paraît fondamentale et il n’y a pas d’autres postures possibles, si l’on souhaite réellement développer l’Education thérapeutique. Philippe BARRIER Nous sommes tous d’accord, et le mot confiance est très important. Il y a une souffrance des médecins aujourd'hui pour de multiples raisons. Il est important de constater le manque de confiance dans cette dimension non seulement relationnelle, mais philosophique. Le soignant est forcément dans une relation qui implique cette dimension éthique et philosophique. Or, il se la masque à lui-même, et parfois découvre qu’il en est capable. Le formatage des études l’en empêche, c'est la raison pour laquelle cette dimension philosophique doit être introduite dans la formation initiale.

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De la salle (même personne) (intervention hors micro) C’est pour cela que j’ai beaucoup apprécié l’étude des ressources humaines en première année de formation, avec des concepts bien articulés. Par ailleurs, le fait que les connaissances imposées dans le cadre de la formation des médecins et des soignants soient de plus en plus complexes, sert de prétexte à l’établissement d’une forme de barrière. Mais ces connaissances ne correspondent finalement pas au besoin de connaissance de soi. De la salle Vous employez en permanence le mot patient alors que votre discours est très dynamique. Vous avez opposé à un moment malade et patient. Philippe BARRIER Le mot patient est un choix sémantique que j’explique au début du livre, c'est-à-dire que le malade devient socialement patient à partir du moment où il est pris en charge. J’ai rédigé autrefois un article intitulé « L’impatient citoyen » pour décrire le patient comme le contraire de quelqu’un de passif. Mais a priori le terme implique en effet une certaine souffrance, passivité. Je l’ai pris dans le sens social, du statut attribué au malade dès lors qu’il est pris en charge par le système de soin. (Pause). Monique DUCRET Pour poursuivre notre réflexion sur la relation thérapeutique, nous pourrions évoquer le terme de congruence dont parle Philippe Barrier. Connaître la congruence, c'est aussi se donner les moyens de construire une relation thérapeutique avec le patient. Philippe BARRIER C'est difficile à expliquer conceptuellement, bien que ce soit un concept, car c’est de l’ordre de l’intuition. Dans la relation, la congruence, c’est être juste. Le musicien est condamné à être juste, par exemple, et les fausses notes sont emportées par l’élan de l’interprétation et par cette congruence, c'est-à-dire cette justesse. Le musicien fait ce qu’il faut au moment où il faut. Le discours musical est le discours même de la congruence, c'est-à-dire qu’il s’en dégage une harmonie qui est en équilibre entre des dysharmonies sans cesse rattrapées. C'est une dynamique équilibrante, d’ajustement permanent, dont le résultat se sent à ses effets. C’est quand une relation est congruente qu’elle est thérapeutique, c'est-à-dire qu’elle produit des effets bénéfiques. Et cela dégage une émotion. Monique DUCRET Parfois, pour approcher ce terme, on utilise le mot d’authenticité, de transparence. Dans la relation, si le soignant est congruent, c'est contagieux, c'est-à-dire que le patient en face va être lui-même congruent et on va avoir une relation juste, des personnes justes dans leur ressenti de la situation et justes avec leurs mots. Philippe BARRIER Quand on est suffisamment en accord avec soi-même au point de s’oublier soi-même, on est dans la note juste. Du coup, la personne en face atteint elle-même cette note juste, et en résonance. Ce peut être aussi bien dans la relation au guichet à la poste. Dépasser tous les a priori, qui sont des masques à l’authenticité de la présence et de la relation, permet de lever le voile des deux côtés, et quasi-automatiquement. Mais cela se cultive par l’empathie, c'est-à-dire la capacité d’écoute de l’altérité, et donc à comprendre pourquoi l’autre a raison de ne pas

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être d’accord avec moi. Cette faculté d’écoute est fondamentale dans la relation de soin pour parvenir à la congruence. Danièle DESCLERC-DULAC « Sur un plan purement psychologique, l’utilisation très fréquente qui est faite du concept de résilience vaut davantage comme écran interdisant la réflexion que comme paradigme explicatif, comme si en les étiquetant ainsi, on avait tout dit sur les phénomènes constatés de développement individuel positif consécutif à des chocs traumatiques ». J’aimerais quelques petites explications. Philippe BARRIER Je suis effectivement assez critique, non pas vis-à-vis du concept, mais de l’usage que l’on en fait. Ce n’est pas une question de vulgarisation, mais l’utilisation abusive d’un terme en vide le sens. Il faut que la réflexion soit vigilante pour qu’un terme conserve une efficience de sens et de signification. A la fin de la citation que vous avez lue, je dis qu’on qualifie maintenant de résilient quelqu’un qui guérit d’un rhume. C'est une caricature, mais c’est le risque de vider un concept de son sens en le surexploitant et surtout en le figeant. On pense qu’on a tout dit lorsque l’on a employé des mots magiques où le patient est « dans le déni », n’est « pas observant »... Je n’ai pas mis un cadre conceptuel mais un écran qui me cache la réalité de la singularité de sa situation à l’instant où je le regarde. Les concepts sont utiles quand ils sont opératoires. Ce qui me sert à mieux comprendre, à inaugurer une réflexion me permettant d’analyser une situation, c’est très bien, mais il faut se méfier de l’abus de termes. « Empowerment », par exemple, au charme anglo-saxon, un peu technique, où tout le monde entend ce qu’il veut, alors que c'est un emprunt à une sociologie datée, avec un sens politique très précis. L’emploi dans le vocabulaire de la psychologie de la santé dévoie le sens, de même que le déni est d’abord une notion psychanalytique, qui fait référence à des processus inconscients. Or, quand un soignant dit qu’un patient est dans le déni, il le classe dans les mauvais patients, il le fige dans une identité stigmatisante et qui l’empêche de voir la réalité du débat intérieur qu’il est en train de mener et qui se manifeste, pour le moment, dans une attitude négative, mais qu’il faut interroger. Je considère la résilience comme un effet des processus auto-normatifs, et quelque chose de davantage descriptif qu’explicatif. Je pense que cela a à voir avec la normativité fondamentale du vivant. C'est plus dans cette racine profonde qu’il faut chercher une explication aux réactions positives post-traumatiques. François MARTIN Hier, avec un des groupes, nous avons évoqué le fait que les soins palliatifs avaient contribué à améliorer notre compétence en éducation thérapeutique. J’ai repris une citation de Philippe Barrier : « Lorsque la médecine est impuissante à faire cesser la dépendance et la souffrance sans faire cesser la vie, le soin est alors même, dans son inefficience, thérapeutique comme un transfert d’humanité. Une présence humaine qui reconnaît l’humanité d’une présence sous l’aspect même de sa déchéance et qui l’assiste, l’accompagne, témoigne avec elle de leur commune dignité de vie, et la lui rend au moment même où elle s’éteint ». En tant que soignant, on peut être confronté – et c'est notre cas en pneumologie – à une épidémie de cancers bronchiques, en particulier sur des femmes jeunes, ce qui me pose de nombreuses questions, d’autant que j’ai consacré ma vie à la prévention, à l’éducation thérapeutique. Je me trouve dans le service tous les jours confronté à des histoires terribles, et c’est rare de trouver des contributions sur le sens de tout cela. Quand on est face à une femme de 40-50 ans qui vient en consultation, qui a trois enfants de 6 ans, 7 ans et 8 ans, dont on sait que la médiane de survie est de sept mois, malaise. Je suis content que vous soyez en capacité de

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synthétiser ce transfert d’humanité. Assister, accompagner, témoigner, fait aussi partie de notre travail et je vous remercie de l’avoir écrit. Philippe BARRIER Je suis très sensible à ce que vous dites parce que, pour un soignant, la confrontation à cette réalité ultime de la souffrance et de la mort, et de la mort anticipée, est une des limites les plus douloureuses du soin. Je pense que cette phrase synthétise parfaitement ce que je veux dire. Le sens du soin est ce transfert d’humanité, un être humain face à un autre être humain et l’affirmation de sa dignité ne serait-ce que dans le regard que je pose sur lui comme être humain, dans une ouverture à l’infini de ce qu’est un être humain, même quand il est en train d’achever sa course. François MARTIN Et l’alternative à cela va être la troisième ou quatrième ligne de chimiothérapie qu’on ne va pas manquer de proposer. C'est donc un transfert d’humanité versus troisième ligne de chimiothérapie, et malheureusement la troisième ligne de chimiothérapie gagne toujours. Philippe BARRIER Vous avez une responsabilité énorme et admirable, parce que c'est votre quotidien. Je comprends le recours à la technique pour se rassurer, mais la limite est la limite. Je pense que ce regard humain que l’on porte sur un humain est ultime à ce moment-là, mais doit se poser au départ, c'est-à-dire que l’on peut perdre cette humanité du regard dès le début. C’est involontaire. Cela commence par des choses toutes simples comme la blouse bleue qui se boutonne dans le dos. Chez les Fouriéristes, les utopistes du 19e siècle, elle avait un sens, c'est-à-dire qu’il fallait nécessairement un autre pour nous aider à nous habiller, mais là ce n’est pas le cas. Si s’y adjoint une perfusion, le patient a perdu toute autonomie pratique. Je suis multi-pathologique puisque j’ai des problèmes coronarien, rétinien etc. qui sont pris en charge et dont je prends soin, mais qui nécessitent des retours fréquents dans des hôpitaux, prestigieux, de très grands hôpitaux où je me rends plein d’énergie, et je suis à chaque fois démoli en deux jours, pour une simple visite de contrôle. Cette déshumanisation va très vite et elle est protocolarisée, avec le vocabulaire et le comportement qui vont avec. Il faut donc faire très attention. Je ne nie pas la nécessité peut-être de la blouse, encore faut-il qu’on me l’explique, mais on devrait plutôt faciliter l’humanité et la dignité de la personne. De la salle J’ai fait l’expérience de la transformation philosophique de ces situations où la vie bascule et où l’on s’avance vers un autre état de conscience. Le diagnostic, l’entrée dans une nouvelle phase de sa vie, est traumatisant, mais grâce au dialogue, à la relation de confiance qui s’instaure avec la personne pour l’aider à évoluer sur ce nouveau mode de vie, j’ai assisté parfois à des transformations philosophiques, de perception de conscience. Beaucoup de personnes qui ont connu l’expérience du cancer s’accordent à dire qu’il y a un avant et un après. Avant, j’étais futile et depuis je n’ai plus le même rapport à la vie, à mes projets, à la réalité, à mes relations avec les autres et avec moi-même. Je fais remarquer aux patients qu’ils ont changé, que leur façon de parler n’est plus la même, que ce qu’ils expriment est fort, puissant. D’ailleurs, la relation avec l’entourage proche est souvent très riche en émotion. Ce n’est pas que de l’harmonie, c’est de l’harmonique, c'est-à-dire que cela fait vibrer bien au-delà de la seule relation entre les deux, allant même jusqu’à des prises de conscience morale, de connaissance de soi, tout à fait importantes. Sachant que la mort pose aussi la question de ce que va laisser la personne au niveau de son entourage. Ces moments de vie sont des expériences philosophiques extrêmement importantes et je ne peux pas concevoir la médecine s’il n’y a pas cet objectif clair dans le fait de prolonger de quelques semaines la durée de vie.

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Philippe BARRIER Je suis extrêmement heureux et rassuré d’entendre cela dans la bouche d’un médecin. C’est une expérience à dimension spirituelle, et pas au sens religieux du terme. La spiritualité est une dimension humaine fondamentale, et parfois elle se révèle à ce moment-là. Et c’est encore à l’occasion d’une blessure, fut-elle mortelle. Philippe WALKER Dans mon parcours réflexif, je me sentais très handicapé de ne pas connaître le grec, et je l’ai appris pendant trois ans. Il se trouve que ma professeure de grec a un cancer métastasé. Elle a été hospitalisée, je suis allée la voir, et je l’ai remerciée pour tous ses apports, pour l’élan qu’elle m’a donné dans ce domaine de compréhension. Elle m’a dit : « Je sais que je vais mourir, mais je suis sereine ». Et on la sentait en pleine possession de ses moyens par rapport à cette échéance. Elle a été soulagée d’une ascite métastatique, elle se sentait mieux, elle envisageait de retourner chez elle, vaquer à ses occupations et reprendre certaines activités. Je rencontre son cousin, qui est cardiologue et travaille dans le même hôpital, qui me dit : « Elle est en train de mourir, elle ne veut pas qu’on en parle, j’ai beaucoup de difficultés à aller la voir ». Cela résume les limites de la formation scientifique. C'est un cardiologue reconnu, extrêmement compétent sur le plan technique, mais face à cet épisode de la vie d’un proche, il est totalement décontenancé et la technique ne lui est plus d’aucune aide. Il n’arrive pas à remplacer cela par autre chose et il n’a que l’absence à offrir plutôt que sa présence. Philippe BARRIER Je ne me permettrais pas de commenter ni de juger. Comment approche-t-on, aborde-t-on les limites devrait faire partie de la formation la plus élémentaire, c'est-à-dire cette dimension philosophique du soin, qui ne peut pas être exclue. Philippe WALKER Je vous propose non pas une réflexion théorique sur les interrelations entre désir et besoin dans l’éducation thérapeutique du patient, mais plutôt l’examen de quelques questions issues d’une pratique personnelle de l’éducation thérapeutique, depuis 1984. Nous avons appris pendant notre formation scientifique de soignant à prendre en compte ce qui est nécessaire pour vivre : les besoins, nos besoins, leurs besoins. Comme si la maladie avait chassé le désir. Nous n’avons pas appris à prendre en compte ce qui est nécessaire pour exister : les désirs, nos désirs, leurs désirs. Tout au plus évoque-t-on les désirs quand ça ne marche pas, quand le soignant ne sait plus comment soigner, quand le soignant dit : qu’est-ce qu’on PEUT faire pour quelqu’un qui ne VEUT rien faire ? Le désir du soigné apparaît alors comme un obstacle au soin. Mais nous sommes là pour poser la question différemment : qu’est-ce qu’on VEUT faire pour quelqu’un qui ne PEUT rien faire ? Le désir du patient apparaît alors non plus comme un mur s’opposant au soignant, comme une invitation à la recherche de soins, mais une invitation à cheminer grâce à ses désirs. Je suis très heureux d’avoir appris récemment que deux sociétés savantes internationales sur le diabète se sont prononcées dans ce sens, repris par la Société francophone du Diabète. « Autant que possible (je cite) toutes les décisions thérapeutiques devraient être prises de concert avec le patient en se concentrant sur ses préférences, ses besoins et ses valeurs ». Cela existe depuis très longtemps dans la charte du malade, mais c'est une « découverte ». L’éducation du patient est un soin. C'est en prenant soin de nos malades chroniques que nous pourrons découvrir si nous parlons trop de leurs besoins et pas assez de leurs désirs. Je vous propose trois questions concernant l’éducation thérapeutique pour cheminer ensemble. Notre vision des besoins de nos patients est-elle réellement scientifique ? Les besoins sont un peu le tapis rouge de l’approche scientifique de la médecine. Je suis scientifique de formation, j’en

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suis fier, je ne le regrette pas et j’ai appris à en connaître les limites. Notre perception des désirs de nos patients est-elle facilitée par la compassion ? Quel éclairage les refus de soin de nos patients nous apportent-ils ? Notre vision des besoins de nos patients est-elle réellement scientifique ? Nous avons appris la définition de la santé de l’OMS de 1946 comme un état de complet bien-être physique, mental et social, et qui ne consiste pas seulement à une absence de maladie ou d’infirmité. Mais le malade est, en fonction des circonstances, dirigé sur des structures différentes, éclatées, s’occupant les unes du physique, les autres du mental, ou d’autres du social. Nous n’avons pas de structure conçue pour évaluer cet état de complet bien-être physique, mental et social. Seul le médecin traitant, qui a les épaules larges mais pas beaucoup de temps, est sensé pouvoir tout faire ou tout organiser pour le patient, mais il a reçu une formation scientifique et utilise donc celle-ci pour considérer le bien-être comme être bien, être en équilibre, et la santé comme un équilibre essentiellement biologique auquel il sait répondre, parfois comme un équilibre psychologique auquel il est peu formé – sauf dans le milieu psychiatrique –, et il considère exceptionnellement l’équilibre social auquel il ne peut absolument rien. L’équilibre est comme une fin en soi, un objectif le plus souvent mesuré avec un chiffre plutôt qu’une fourchette de valeur, comme si un équilibre était un état stable qui, une fois atteint, serait destiné à rester stable. Pourtant, la réalité biologique, psychologique et sociale est tout autre, et chacun comprend facilement que même le simple fait de marcher nécessite non pas d’être en équilibre, mais de le rester. Et pour le rester, il faut utiliser toutes nos facultés d’adaptation biologique, mentale mais aussi sociale. Il s’agirait donc davantage d’équilibrage que d’équilibre. L’équilibre pourrait se concevoir si tous les facteurs impliqués dans l’équilibre étaient bien déterminés et qu’ils puissent donc faire l’objet d’une adaptation naturelle, automatique, en état de santé biologique, ou d’une adaptation humaine par la seule raison éclairée que permettrait l’éducation du patient. Mais il y a deux types de modèles : les modèles déterministes où les facteurs sont tous connus et entraînent un résultat certain, prévisible ; les modèles stochastiques où les facteurs sont en partie aléatoires et où le résultat est une probabilité. En tant que nutritionniste, je voudrais vous parler du besoin nutritionnel qui devrait, dans notre culture scientifique, servir de base pour définir l’équilibre alimentaire. Examinons comment le scientifique le détermine et comment il le présente dans la troisième édition des apports nutritionnels conseillés pour la population française. « Les besoins en un nutriment donné ou en énergie sont définis comme la quantité de ce nutriment ou d’énergie nécessaire pour assurer l’entretien, le fonctionnement métabolique et physiologique d’un individu en bonne santé ». Si l’individu est en bonne santé, on ne voit pas pourquoi s’interroger sur la façon d’améliorer son équilibre alimentaire ; s’il est en mauvaise santé, les besoins ne sont alors pas connus et les recommandations inutilisables. Parmi les besoins, on distingue les besoins nets, c'est-à-dire les besoins de nutriments utilisables après absorption intestinale et le maintien des réserves. Et les besoins nutritionnels réservés à la quantité qui doit être ingérée en spécifiant que l’absorption est très variable selon les individus, selon le nutriment et selon le régime alimentaire. L’apport nutritionnel conseillé se calcule donc par rapport aux besoins moyens, et il faut faire l’hypothèse que la distribution des valeurs des besoins suit une loi normale et donc que la moyenne correspond à la médiane, ce qui n’est pas démontré puisque les essais portent sur un petit nombre d’individus. C'est déjà la théorie qui doute de ses résultats. Ensuite, on peut se demander à quoi correspondent ces résultats dans une population non malade. L’enquête ASPCC a trouvé que seulement 3% des Français sont dans les fourchettes des apports nutritionnels conseillés. On pourrait résumer ainsi : les calculs sont justes, mais les résultats sont faux. Ils ne sont ni reproductibles, ni universalisables, nous sommes donc loin d’une vérité scientifique, mais heureusement, ce qui nous intéresse en éducation du patient, c’est de l’aider à modifier ses comportements pour l’aider à se soigner. Alors si ces résultats sont faux, parler de son alimentation à un professionnel non formé à l’éducation du patient peut être très dangereux.

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Car c’est seulement parler de ses besoins biologiques, se réduire à son objectivité dans un scientisme à une ou deux décimales près. Mais parler de son alimentation à un professionnel formé à l’éducation du patient, c'est parler de soi, aborder toute sa subjectivité que les analyses et mesures de toutes sortes ne peuvent pas aborder, c’est parler de ses désirs, même si on peut transformer par un raccourci hautement significatif ses désirs en besoins. Alors, le carnet alimentaire devient thérapeutique. Le chemin le plus court de soi à soi passe par l’autre, nous dit Levinas. Michel Foucault dans « L’usage des plaisirs » nous rapporte ce que Socrate disait à ses disciples : « Que chacun s’observe lui-même et note quelle nourriture, quelle boisson, quel exercice lui conviennent et comment il faut en user pour conserver la santé la plus parfaite. Et si vous vous observez ainsi, vous trouverez difficilement un médecin qui discerne mieux que vous ce qui est favorable à votre santé ». La prise de conscience que lui permet le journal alimentaire lorsqu’il est possible est thérapeutique. L’éducation du patient peut nous aider à comprendre l’importance de la subjectivité, sans oublier les besoins. En reconnaissant le désir du patient qui se confronte à celui du soignant, ce désir de soin peut-il s’éclairer de la compassion du soignant ? Notre perception des désirs de nos patients est-elle facilitée par notre compassion ? Compatir, c'est souffrir avec. La compassion, c’est le sentiment qui porte à plaindre et à partager les maux d’autrui. Réciprocité, symétrie du sentiment. Pour beaucoup d’auteurs, pitié et compassion sont synonymes. Pour d’autres, ils sont différents car notre piété vis-à-vis d’autrui voudrait dire qu’autrui ne soit pas affecté par ce qui fait notre peine, alors que compassion requiert que la personne visée pâtisse de cette situation. Dans tous les cas, notre pitié et notre compassion sont causées par la souffrance ou l’apparence de la souffrance d’autrui et portent sur ses souffrances. La pitié et la compassion comportent une disposition à, ou un désir de, soulager les peines d’autrui. La compassion n’est pas suffisante pour aider l’autre, en particulier dans le cadre de l’éducation thérapeutique. Dans le cadre de l’éducation du patient, seuls le regard et la compassion peuvent maintenir l’autre dans son humanité. Dans le cadre de l’éducation thérapeutique, montrer sa peine à une personne de 160 kg qui souffre de son obésité, n’allègera ni sa souffrance ni sa balance. Et celui qui bénéficie de cette compassion peut s’en amuser mais il peut aussi par fierté mal le prendre pour deux raisons. D’une part, par le sentiment de rejet issu de cette compassion. D’autre part, par l’omniprésence de cette compassion, le risque étant qu’elle seule guide le soignant et lui fasse prendre des décisions à la place du patient. C'est ce que l’on appelle le despotisme compassionnel, et c’est l’inverse de la démarche d’éducation du patient. Il peut y avoir des bénéfices pour le compatissant. Pour Schopenhauer, celui qui éprouve de la pitié trouve dans la souffrance d’autrui le chemin du salut, mais aussi une consolation pour sa propre souffrance. La compassion fige l’autre dans son état plutôt qu’elle ne favorise son changement. Ainsi, nous devons percevoir la souffrance d’autrui, mais nous devons nous garder d’être compatissants. Dans la nouvelle « Bartleby le scribe », plus l’avoué, chez qui Bartleby travaille, est compatissant et plus Bartleby utilise la phrase « I would prefer not to », c'est-à-dire « je préfèrerais ne pas », et plus l’avoué cherche à comprendre ce que ressent le scribe et faire en sorte qu’il se sente bien, plus Bartleby se réfugie dans sa formule. Alors que le physiologiste n’exprime les besoins que par des normes biologiques, qui devraient seules guider le patient et son soignant, la bienfaisance du soignant compatissant est aussi impuissante à guider le patient dans ses besoins. Le rôle du soignant en éducation est différent, il lui faut aider son patient à trouver son chemin. La compassion ne permettra pas au soignant une meilleure compréhension de la souffrance de l’autre, le soignant devra aider à trouver le chemin qui répond à la singularité du patient, qu’il est seul à pouvoir exprimer par ses désirs qui font son humanité. Le soignant devra pour cela accepter l’immensité de l’écart qui sépare la réalité du rapport du patient à la norme de santé et l’image qu’il tente d’en donner au soignant. Il est nécessaire de permettre à la confiance de s’installer, à la crainte du

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jugement de s’éloigner et à la sincérité d’un véritable échange de se construire, non pas dans une identification qui ne fait que réduire la distance à l’autre, mais dans une individuation rendant à l’autre cette distance et sa singularité. Comme le dit Philippe Barbier, « c’est le déblocage émotionnel et affectif du patient qui semble la priorité essentielle avant toute entreprise pédagogique ». Même si l’éducation n’est pas qu’une entreprise pédagogique, c’est le paradigme de l’accord juste. Paradigme que l’outil informatique en consultation n’altère pas, mais peut même favoriser. L’écran peut nous libérer de toute l’objectivité biologique pour investir dans une subjectivité de regard partagé au fil de savantes et patientes rencontres. Mais au fil de ces rencontres, nous partageons nécessairement des refus. Quels éclairages l’identification de ces refus de soin nous apporte-t-elle ? Le refus de soin est bien un moyen d’individuation. Le refus de soin est un désir ou un non-désir. Je vous propose de parler de deux situations trompeuses qui ne pourront nous être utiles que si elles sont reconnues, car le refus de soin s’avance souvent masqué par le soignant ou par le soigné. Comment le soignant peut-il se cacher derrière le soigné ? Hélène est venue me consulter contre l’accord de son médecin traitant. Le refus de soin du médecin traitant d’adresser Hélène à un spécialiste est déguisé par le généraliste en refus de soin du soigné. Dans la relation avec l’autre, le soignant perçoit une difficulté suffisamment importante pour l’inquiéter dans sa place de soignant vis-à-vis de l’autre et vis-à-vis de lui-même. On parle alors de défense du soignant pour maintenir son équilibre psychique. Les exemples sont quotidiens. Un refus de soin du soignant déguisé en refus de soin du soigné devient un problème d’observance. L’observance est pour nous le concept médical qui masque le refus de soin du soignant par un refus de soin du patient. A l’inverse, comment le soigné peut-il se cacher derrière le soignant ? Je reçois Albert en consultation. Nous avons convenu de mettre en place une insulinothérapie à domicile pour équilibrer un diabète et de s’assurer de la sécurité de sa technique d’auto-injection avec l’infirmière spécialisée en éducation du réseau Caramel. Je le revois un mois après sa première injection faite par son infirmière de proximité puis par sa femme. Je m’étonne que l’infirmière du réseau ne soit pas encore passée. Il nous dit ne pas avoir été contacté. Nous relançons Caramel, mais l’infirmière me rappelle quinze jours après pour me dire que la femme d’Albert refusait tout rendez-vous avec elle. Le refus de soin du soigné était déguisé en refus de soin du soignant. L’autonomie est le concept qui masque le refus de soin du patient. Il est essentiel de dépister ces situations pour rester dans un cadre d’aide cohérent avec le chemin du patient. L’identification de ces situations masquées permet de reconnaître et d’accompagner le patient dans la dynamique du contre-processus normatif de la maladie. Comme l’explique Philippe Barrier, ce contre-processus créateur de valeur permet au malade de sortir du temps où la maladie s'est développée, un temps anomique. Comment le refus de soin du patient peut-il devenir accouchement auto-normatif de lui-même ? J’ai rencontré Véronique dramatiquement à 26 ans alors que j’étais assistant en médecine dans une salle commune de vingt-six malades, avec une céto-acidose diabétique révélatrice d’un diabète méconnu pendant la grossesse et un enfant mort-né. Diabète bizarre pour lequel nous avons suspendu l’insuline pendant cinq ans, puis repris. C’est finalement une insuffisance rénale avec une multikystose qui nous a fait récemment découvrir que Véronique avait un diabète de type MODY-5. Equilibre glycémique difficile sous pompe externe d’insuline depuis cinq années. Véronique est très anxieuse, elle nous téléphone plusieurs fois par semaine pour des conseils et surtout être rassurée. Elle fait partie du réseau Caramel. Elle nous appelle pour s’inscrire aux Ateliers de Printemps dont le thème cette année était « L’art e(s)t la santé », mais elle appelle trop tard et nous refusons de l’inscrire. Refus de soin du soignant. Colère de Véronique. Un patient se désiste et nous la rappelons pour lui proposer la place. Elle refuse car elle ne veut pas être un bouche-trou. Refus de soin du soigné.

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Au fil du temps, on m’informe que Véronique s'est finalement inscrite à des ateliers d’art thérapie, de façon compulsive, redondante, avec apparemment un projet en tête qui reste secret jusqu’à la fin de l’automne où, après avoir exposé ses œuvres à la Journée mondiale du Diabète, elle m’offre fièrement une de ses créations. Depuis, elle a continué à faire des mosaïques et à les offrir à tous ceux qu’elle estime et ses appels téléphoniques sont beaucoup plus espacés. En conclusion, je pourrais dire que la maladie ne chasse pas le désir du malade et la difficulté rencontrée par la maladie l’attise. Nos patients nous apprennent l’humilité, et accéder à la compréhension du désir de l’autre n’est pas nécessairement le faire accéder au désir de bien se soigner. Tout n’est pas possible par le simple désir, ni pour le soignant ni pour le soigné, mais un refus de soin est un désir. Pour le comprendre il faudra en démasquer l’auteur car un refus peut en cacher un autre. Si les désirs sont reconnus et bénéficient de la compréhension du soignant, ils permettent au patient d’exister et d’investir une vie active. L’éducation thérapeutique lui permet, dans un océan de désir, de surfer sur l’écume de ses besoins. François MARTIN Nous avons évoqué la problématique de l’auto-normativité, la capacité de l’organisme à s’ajuster lui-même. C'est acté, nous sommes d’accord. Du point de vue de la terminologie, parler avec ces termes ne va pas de soi pour nous, mais c'est sans doute ceux qu’il faut utiliser. La conséquence de cela, c’est ce dont parlait Philippe Walker sur Bartleby, c'est-à-dire une difficulté à se déséquilibrer, à se mettre en danger. Qu’y a-t-il derrière le « should » et le « would » ? Philippe BARRIER C’est très difficile à traduire. Ce n’est pas « je ne préfère pas », mais « je préfère ne pas », « je préfère l’abstention ». Pour moi, c'est l’inappétence, je n’ai plus de désir. Vous avez parlé du despotisme compassionnel. La compassion éteint la potentialité du désir chez l’autre, alors qu’il faut respecter cette possibilité du désir. Ce qui ne veut pas dire qu’on va réussir à le faire « accoucher », mais au moins lui laisser l’espace pour qu’il puisse se manifester.

Questions de la salle De la salle Il serait peut-être intéressant de se placer dans la position bouddhiste où la compassion consiste à se mettre à la place des autres pour avancer dans leur désir d’être mieux. C'est assez contradictoire avec la tendance judéo-chrétienne qui consiste à plaindre et à s’apitoyer. Quand on se met dans une position de communication au niveau émotionnel, de la communion dans l’universel, la compassion prend un autre sens et va plus dans le sens du désir. Philippe BARRIER C'est tout à fait exact, le sens spirituel bouddhiste va dans le sens de l’épanouissement du désir, et du désir de tous, dans son universalité. C’est le contraire du piège compassionnel. Philippe WALKER Néanmoins, pour avoir travaillé pendant une vingtaine d’années avec des psychologues d’inspiration psychanalytique, j’ai appris que trop me rapprocher de ce que ressentait la personne, c’était d’une certaine façon lui voler son individualité. Monique DUCRET On a parlé d’appropriation de la maladie par le patient, mais elle n’est possible que si le soignant est décidé à restituer les choses à la personne en face, ce qui n’est pas souvent le cas.

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Philippe BARRIER Tout à fait, cela a été remarqué par les anthropologues de la clinique, en particulier Pellegrino, qui en fait un devoir éthique. Le devoir éthique du soignant, du médecin, c'est la restitution de l’autonomie morale du patient, c'est-à-dire l’auto-normativité en quelque sorte, la réappropriation de cette potentialité. Danièle DESCLERC-DULAC Je souhaiterais introduire dans nos échanges les associations de patients dont nous avons peu parlé. Quel rôle veut-on leur donner ? Quelles en sont les limites ? La loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner, porte sur le respect du droit des usagers dans le domaine de la santé. Or, je rappelle que ne peuvent siéger dans un certain nombre d’instances que des associations de patients ayant obtenu un agrément au niveau national par une commission d’agrément. Je ne suis pas très éloignée de l’éducation thérapeutique du patient, car un certain nombre de choses se jouent dans les conseils de surveillance, dans les commissions des relations avec les usagers, où les mêmes questions sont abordées. Le patient ressource, l’éducation thérapeutique, le roman de ma propre vie, comme le vôtre, que fait-on de tout cela ? La distanciation est une notion qu’il faudrait peut-être introduire par rapport au rôle que l’on peut être amené à jouer. Quand on lit votre livre, même si c'est le roman de votre vie, c’est un hymne de vie, et vous n’êtes pas dans le jeu, mais vous racontez votre vécu, vous le livrez comme tel. Nous avons parlé des soignants, des institutionnels, mais il faudrait également parler des associations de patients, et notamment des patients ressources pour permettre d’entrer dans la démarche dans laquelle vous nous avez fait entrer à travers votre livre. Philippe BARRIER Merci infiniment. Il y a un volet critique sur les soignants, mais également sur les patients et les pièges qui leur sont tendus avec la notion de patient expert, etc. Je n’ai pas employé le mot distanciation, car je l’ai fait par le biais d’un travail réflexif qui est la position du philosophe. Dès que l’on induit cette position, la distance se crée. Les associations font un travail qui peut être admirable, absolument nécessaire, mais il y a beaucoup de travail à faire sur soi. Danièle DESCLERC-DULAC Ce n’est pas l’expérience de l’un, mais l’enrichissement complémentaire des uns et des autres. Philippe BARRIER C’est ce qui permet qu’une expérience singulière puisse être vécue comme universelle.

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Après-midi François MARTIN Nous vous présentons la promotion de l’année 2011-2012 des étudiants du Diplôme Universitaire Education pour la Santé / Education thérapeutique qui avaient la mission de rédiger, d’élaborer une affiche qui témoigne de cette année universitaire. Nous allons les écouter. Anne HAUVILLER

Mon poster représente un labyrinthe avec le terme d’EPS, prévention primaire, tertiaire, et des points d’interrogation car j’étais un peu perdue en arrivant, sans trop savoir quelle était la différence entre tous ces termes. Puis « se découvrir ou les richesses de la diversité ». Ce sont des objets, des images qui représentent les différentes personnalités et les collectionneurs de la promotion. Cela illustre également la cohésion de notre promotion tout au long de l’année. Ensuite, des acronymes en acrostiche « accrochez-vous », que nous avons pu rencontrer tout au long de l’année et qui ne sont pas toujours faciles à mémoriser. En bas du poster, « qui a parlé du joli mois de mai ? » montrant un bureau encombré, avec des papiers partout, car c’était le rush du dernier mois pour rendre les travaux en temps voulu. Et au centre, en bleu, les connaissances acquises durant l’année, le plaisir et le partage de cette année. Adeline MICHOU

J’ai fait un poster sur le thème que j’ai choisi, l’éducation pour la santé. L’oiseau a une brindille dans le bec et se dirige vers l’arbre pour faire son nid. Les mots connaissances, communication, partage, animation, compétences psycho-sociales, prévention, empowerment et écoute font référence à l’éducation pour la santé.

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Jean-Louis ROUDIERE

J’ai essayé de montrer l’interaction qui existe entre un groupe humain. On dit toujours qu’un groupe humain, c’est la métaphore des nains qui ont tous des caractères différents, et il n’y a pas forcément d’analogie avec des étudiants du DUE. Puis les enseignants qui nous ont accompagnés. Il fallait, bien entendu, évoquer sur quoi est basée la démarche. François y figure en Dieu le Père, car c'est un peu notre père et grand-père à tous en matière de santé publique dans le département. Et on va se pencher sur les grossesses non désirées, qui est le thème de mon mémoire. En bas, les quatre étudiants qui ont fait surtout l’option éducation pour la santé, avec qui j’ai très bien travaillé. Et à la fin, on convoque les grandes figures, Alma hâta, Djakarta, Ottawa, mais on a quand même une pensée pour Chartres 2012 et le travail avec François, les ateliers Santé Ville. Carole TIRY-BELPAUME

J’ai décidé de faire un petit mixte entre les deux pôles qui m’occupent en ce moment, c'est-à-dire l’éducation pour la santé et l’autisme. J’ai pris des pictogrammes dans ARASAAC pour illustrer la définition de l’éducation pour la santé en direction des autistes, car il s’agit d’un support de communication un peu différent. Il faut sortir des habitudes, aller vers les autres, essayer de s’adapter aux autres. Il s’agit là de s’adapter aux autistes. C'est une définition de l’éducation pour la santé. Quand se pose un problème de santé, vers qui se tourner, à quoi sert l’éducation pour la santé, l’objectif final étant de vivre mieux.

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Isabelle ALVINO

Je suis une pure et dure libérale et l’éducation pour la santé en milieu urbain est une chose à laquelle je tiens, et par rapport à la relation soignant/soigné, si quelqu’un est capable de me dire qui est le soignant et qui est le soigné, je lui tire mon chapeau. J’ai représenté un homme formé de lettres qui est en cours de construction. L’échange permet à la relation soignant/soigné de se construire. Annie CHABALIER

Je suis infirmière en centre de rééducation cardiaque à Bourges en ETP. J’ai fait ce poster en lien direct avec mon sujet de mémoire qui est donc l’élaboration d’un atelier pédagogique essentiellement basé sur les facteurs de risques cardiovasculaires. J’ai voulu un poster accrocheur, d’où l’idée de toutes ces couleurs, avec tous les facteurs de risques cardiovasculaires. J’ai différencié trois types de facteurs : les non modifiables avec âge, sexe, hérédité que j’ai mis un peu en exergue ; les modifiables, ceux sur lesquels le patient pourra agir. J’ai choisi des couleurs plus vives pour accrocher le regard du public, et pas trop d’écriture pour que ce soit simple à lire car j’ai constaté que sur les posters affichés dans les couloirs des services, les images sont accompagnées de beaucoup de lecture et très peu de patients s’arrêtent pour les lire. Je l’ai proposé à un groupe de patients et j’ai eu des remarques pertinentes. Si je devais le refaire, je changerais certaines couleurs et choisirais des couleurs pastel pour mieux voir l’écriture. Et une patiente m’a suggéré de l’agrandir pour l’afficher dans le service. Peut-être que ce poster prendra donc vie dans le service.

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Sophie FURSTOSS

Mon poster « Après la chute, l’éducation thérapeutique, c’est » est un clin d’œil qui a un lien avec mon travail de mémoire puisque j’ai travaillé sur les chutes du sujet âgé. Si le fait que des politiques sont concernés pouvait faire avancer l’éducation thérapeutique et les politiques de santé pour les personnes âgées, ce serait pas mal. Valérie REYDY

J’ai repris l’idée de la fleur de santé. L’éducation thérapeutique du patient ne vivrait pas sans un tuteur, représenté par l’équipe du CESEL, l’hôpital de Dreux, les universités de Tours et de Poitiers, sans oublier les collègues de la promotion avec lesquels les rapports étaient très enrichissants, pour voir émerger les mots clés de l’éducation thérapeutique du patient, et évidemment le mot patient qui en ressort.

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Elodie CONTE

Je suis diététicienne et j’ai voulu faire une métaphore. Ce dessin a été partiellement fait à partir d’escargots que j’ai trempés dans des colorants alimentaires et qui ont fait le parcours, comme les patients qui proposent la matière et à nous de broder autour. Chantal GABLIER

J’ai voulu montrer l’alliance de l’intime et de l’éducation thérapeutique à travers le malade totalement soumis parce qu’il souffre de la maladie d’alcoolisme, et toute cette chaîne qui le relie, grâce à l’éducation thérapeutique, à une personne qui est debout et qui peut penser à nouveau à son avenir, à sa qualité de vie, et vivre quelque chose de l’ordre d’une résilience.

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Danièle NAVAILLES

J’ai voulu représenter quelque chose de simple, en sachant que tout ce qui est simple est chose compliquée. Je suis donc partie sur cette espèce de boule d’entremêlements qui, pour moi, symbolise le patient lorsqu’il apprend le diagnostic de sa maladie. Ici, la petite bonne femme est un soignant qui représente les soignants, et qui grâce au parcours de l’éducation thérapeutique va permettre de démêler cette boule, de faire ce parcours. Le patient est dans un mouvement, une dynamique, avec des possibilités d’hésitation, d’un retour sur soi avant de continuer à avancer et poursuivre sa route vers l’autonomie en ayant la possibilité de lâcher ce fil quand même. Catherine BIRAULT

J’ai fait un poster sur l’éducation thérapeutique où le patient est représenté par un arbre et les soignants par les deux jardiniers qui vont apporter des engrais et tout ce qu’il faut à l’arbre pour développer les compétences inscrites au niveau des racines qui vont permettre à l’arbre de se développer et donc au patient.

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Sandrine MONTAGNE

Je trouvais que les mots « échange », « transmission », « partage » résumaient assez bien le sigle ETP, sachant que cela va dans les deux sens, du soignant vers le patient et du patient vers le soignant. L’image symbolise le patient qui arrive finalement à se libérer du carcan que peut représenter sa pathologie et à reprendre un peu le pouvoir sur son corps et sur sa vie. Valérie BIDEUX

Je suis infirmière en consultation d’annonce et de suivi en cancérologie ORL au centre hospitalier de Dreux. J’ai intégré le DU à la demande de notre chef de service et je suis arrivée interrogative à cette formation. Tout au long de cette année universitaire, j’ai réfléchi, je me suis questionnée. Pour résumer, l’éducation thérapeutique demeure un point d’interrogation mais c’est devenu un questionnement : le questionnement du soignant, du patient, de nos pratiques, le sens à donner à la maladie, notamment grave qu’est le cancer.

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Lydie ROTIEL

Je me suis servi du labyrinthe de la cathédrale de Chartres. La photo en haut à gauche représente l’annonce du diagnostic par le médecin et donc l’entrée dans la maladie chronique. Le patient se trouve donc au centre de ce labyrinthe, encerclé par la maladie. Après, il rentre dans l’éducation thérapeutique, c’est cette poignée de main qui va le lier à tous ses éducateurs, infirmière, psychologue, diététicienne. Grâce à l’éducation thérapeutique, il va trouver une autonomie dans sa santé, et cet envol représenté par ses pieds qui marchent dans le sable. Sophie COUDRET

J’ai repris l’acrostiche de Madame Danièle Desclerc, sachant que je suis également attachée aux associations de patients. J’ai essayé de représenter un petit chemin, parce qu’on sait bien que l’éducation thérapeutique est plutôt un long chemin, et avec des mains tendues puisque les professionnels de santé accompagnants sont là pour tendre la main. Les petites abeilles sont représentées sur le poster parce que c'est le logo du réseau et elles représentent les professionnels de santé.

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Laurence GALAND

J’ai représenté l’année telle que je l’ai vécue avec tous mes collègues de formation, l’équipe du CESEL, des villes où ont lieu les formations, Poitiers, Tours et Chartres ; des nouvelles compétences en informatique, et parfois l’attente du soleil du mois de juillet pendant le mois de mai ; le début de la mise en place de l’éducation thérapeutique sur Saumur avec l’ouverture d’une unité de réadaptation cardiovasculaire ; la transformation du monde de la maladie athéromateuse en maladie aromatique ; et enfin, des points d’attention sur le temps du patient et la posture du soignant. Marie-Christine LORIN

Je suis infirmière stomathérapeute et c'est la raison pour laquelle j’ai voulu symboliser l’activité de stomathérapie par un petit kangourou que j’ai nommé Pocket et qui, je l’espère, sera le symbole de l’éducation thérapeutique à l’hôpital de Tours. J’ai habillé mon kangourou de plusieurs termes reliés à l’éducation thérapeutiques, et avec toutes les personnes qui peuvent accompagner le patient stomisé tout au long de son parcours.

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Brigitte NGUYEN

J’ai voulu représenter deux chemins de vie, à droite celui des soignants, à gauche celui des patients. Le tremplin de l’ETP par la loi HPST ; ici on voit Madame Bachelot qui tend son petit manuel, puis les choses s’éclairent, on déroule le tapis rouge, la partie centrale représente les temps de rencontre sur les chemins de la vie en ETP. Dans les bulles en bas, on voit d’un côté, dans son bureau, un médecin un peu plus âgé, et de l’autre, le patient avec des points d’interrogation qui se demande ce que tout cela représente. Le premier temps de rencontre avec une petite étoile, donc un petit espoir sur le chemin de la vie. Dans les bulles, les soignants disent « nous ne savons pas tout, nous ne décidons pas de tout », les patients disent « nous savons un peu, nous voulons en savoir un peu plus ». Et le chemin de la vie continue pour les uns et les autres, les patients finissent par avoir des objectifs dans la main, avec la balance qui penche un peu plus du côté des bénéfices. L’autre bulle représente un soignant qui donne une clé. Il y a un moment où la chaîne est rompue au niveau des patients soit parce que c'est la lune de miel, tout va bien, soit parce que c'est l’orage. Il y a un temps de rencontre, c'est la valorisation, la remise de coupe. Et finalement, tout le monde continue son chemin. En haut, dans la bulle, le patient demande : « J’en ai plein le dos, vous n’auriez pas une idée ? », et le soignant répond : « On peut faire un atelier ETP ».

Caroline SALLERAS

Je suis partie de photos personnelles de l’île de Pâques auxquelles j’ai associé le titre « Vivre avec » auquel on peut associer notamment les termes sa santé, sa maladie, un soignant, un patient. Et j’ai choisi les mots « accepter » représenté par des Moaïs dont certains sont abimés, « soutenir », « réussir » en rapport avec le rituel de l’homme oiseau de l’île de Pâques consistant à aller chercher un œuf sur la petite île la plus pointue, et « se projeter » illustré par plusieurs Moaïs tournés vers la mer, donc l’idée d’évoluer et d’aller de l’avant.

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François LORENTIN

J’ai voulu créer un poster qui puisse devenir ultérieurement un outil. J’ai représenté un programme un peu éclaté avec le cadre qui représente le patient. Chaque partie du programme sera son traitement pour certains patients, sa famille, le travail, pour d’autres. L’idée étant que l’éducation thérapeutique puisse aider le patient à construire le programme et recentrer un peu ce cadre. Anne-Laure GIBIER

J’ai voulu représenter le programme que nous mettons en place au centre hospitalier de Château du Loir intitulé « Prenez votre rythme à cœur » qui doit servir de support d’information pour les soignants de la structure et les patients sur un programme en direction des patients atteints de troubles du rythme cardiaque, avec des images diverses autour de l’éducation thérapeutique, de la qualité de vie, de la maladie, etc.

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Valérie JOIGNEAU

Je travaille à Tours, au bord de la Loire, et j’ai été transportée par toutes les interventions au cours du DUE, toutes les lectures. Au départ, je voulais intituler mon poster « Prends ton envol et pars », et je me suis dit que ce n’était peut-être pas très approprié à l’éducation thérapeutique. Je l’ai donc transformé un peu. Cela représente une équipe en bateau sur la Loire qui, au départ, tient les cordages de la montgolfière et du patient qui monte dans la nacelle, et à un moment donné le cordage se détache et la montgolfière s’élève. J’ai pris moi-même mon envol, et j’espère que les patients pourront prendre le leur. Les dernières lectures de Philippe Barrier m’ont également transportée.

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2ème Partie : Philosophie et Education pour la santé Marion ALBOUY-LLATY Je suis médecin de santé publique à l’université de Poitiers, et je représente aujourd'hui mes collègues de la faculté de médecine de Poitiers qui participent à ce diplôme. Nous accueillons Benoît Pain, chargé d’enseignement à la faculté de médecine de Poitiers autour des questions de sciences humaines, et Maël Lemoine, Maître de conférences des universités à l’université de Tours. Benoît PAIN Il s’agit de réfléchir au concept d’éducation pour la santé ou d’éducation thérapeutique et de voir quelles théories peuvent s’en dégager. Je vous propose un parcours sur les influences des philosophes sur le concept d’éducation et dans l’évolution d’une philosophie de l’éducation. On distingue trois types d’éducation pour la santé. L’éducation sanitaire, l’éducation à la santé et l’éducation pour la santé. Ces trois approches font l’objet d’une réflexion sur l’éducation. Qu’est-ce que l’éducation ? En philosophie, on a d’abord pour objectif de considérer éducation comme un processus pratique. Cette activité est délibérée et va aboutir à un résultat, donc un processus éducatif. En philosophie, on ne parle pas vraiment de pédagogie puisqu’on conçoit directement l’éducation comme ce processus pratique. La notion d’éducation entraîne une réflexion, mais il n’y a pas d’opposition entre la pratique éducative et la réflexion proprement pédagogique. L’éducation est donc conçue comme une pratique nécessaire à deux choses : une nécessité biologique et une humanisation de l’homme, sachant que la philosophie classique, essentiellement autour de Descartes et avant lui Aristote, définit l’homme comme dépourvu d’instinct et l’éducation permet donc cette humanisation. La conséquence est que l’éducation est donc anthropologique et elle engage la définition proprement de l’homme en tant que tel. Ce qui signifie que l’homme est dépendant de l’éducation et que celle-ci doit tirer en l’homme ce qu’il y a de meilleur en lui. Sur un plan anthropologique, l’éducation est ambivalente. Elle est à la fois une chance puisqu’elle est humanisation et en même temps un risque puisqu’elle est dépendance. L’éducation est une pratique universelle parce qu’elle est liée à la société et même à toute société. Il y a un ordre pratique au sens moral, social, religieux, intellectuel, c'est-à-dire qu’une société est éducatrice de ses membres. L’éducation est ici une transmission codée, ritualisée, qui va être accélérée avec la culture. Il y a donc des différences entre cultures et donc des différences de maturation des différentes sociétés. Sociologiquement, l’éducation a un rôle beaucoup plus fort. C'est l’instinct de conservation de toute société. Toute société essaie de se transmettre même si elle n’y arrive pas toujours. L’éducation est donc une pratique ordonnée, c'est-à-dire transmettre mais sans être sûr d’y arriver. C’est un processus aléatoire, avec un résultat plus ou moins voulu pour deux raisons. Premièrement, toutes les données de la société ne sont jamais maîtrisées, il y a toujours des paramètres variables, imprévisibles. Deuxièmement, il y a toujours une zone de liberté, et la liberté de réaction du sujet lui-même. C'est-à-dire que l’éducateur espère favoriser l’adhésion, mais il y a risque qu’il n’y arrive pas et parfois de souffrance, du moins échec de l’éducateur. L’éducation au sens philosophique est donc une pratique pour rendre autrui autonome. C'est-à-dire que l’éducation sera valable durant toute la vie de l’homme. Mais l’éducation est alors indispensable pour l’homme car si elle est là pour le rendre libre, elle a pour objectif de supprimer les dépendances. Au-delà d’une simple autonomie, l’éducation a donc une intention émancipatrice, c'est-à-dire rendre autonome plus rendre automatisé et que le patient puisse s’approprier lui-même son propre processus. On peut dire que l’éducation a pour but de se rendre elle-même inutile. Tout se passe comme si l’éducation se sabordait elle-même. L’éducation ayant pour but sa propre émancipation, il s’agirait donc d’intérioriser ses propres valeurs que l’on va estimer prioritaires et qui peuvent être celles de l’éducateur comme les

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siennes. Derrière l’éducation, l’éducateur va proposer des valeurs et faire en sorte que le sujet désire ces valeurs, les comprenne. Donc un mouvement de pulsion, de force vitale, et en même temps d’intellection, de raison. Il peut y avoir adhérence à ces valeurs. Cela veut dire que l’éducation n’est pas un dressage. On peut réfléchir aux protocoles, aux recommandations. Démarche éducative ou recommandation éducative, rendre autonome ou dresser à l’autonomie. Dans toute éducation, il y a des valeurs à la fois conscientes et inconscientes. Maël LEMOINE Il est important de souligner le lien qui existe entre l’éducation et une particularité de l’homme, du moins dans notre conception occidentale, à savoir sa perfectibilité. Jean-Jacques Rousseau a insisté sur ce point. Ce qui distingue l’homme des autres animaux, c’est sa perfectibilité. Il a comme propriété de ne pas être fini et par conséquent de devoir se finir lui-même quand il vient au monde. Donc pas d’éducation sans perfectibilité, c'est-à-dire sans imperfection au départ. Le soin que nous avons toujours apporté à l’éducation marque notre culture. Ce n’est pas une question d’âge. Rousseau cite au début des « Rêveries » une phrase très célèbre du législateur d’Athènes : « Je vieillis en continuant d’apprendre », je continue donc à me parfaire tout au long de ma vie et jusqu’au bout de ma vie. D’autre part, éduquer, c’est conduire hors de. Hors de quoi ? D’un état originel qui serait un état d’imperfection. Eduquer quelqu’un, c’est donc le sortir de son état d’imperfection. Un état d’ignorance, un état d’inculture. De ce terme educere émane aussi le mot dux, qui veut dire le chef. En cherchant un peu plus loin, on trouve des adjectifs pour ductile, par exemple, qui ne veut pas dire tout à fait la même chose que docile, c'est-à-dire modelable, que l’on peut mener par le bout du nez. Il existe une ambiguïté fondamentale dans l’éducation, qui est de savoir si elle permet de conduire les gens à la liberté ou à l’endoctrinement. Conduit-on les gens à une autonomie, c'est-à-dire à s’émanciper de l’enseignement qui leur a été inculqué ou leur donne-t-on une illusion d’autonomie, leur apprend-on à embrasser les bonnes valeurs, celles qui vont servir nos propres intérêts, ou à continuer la tradition que nous avons-nous-mêmes épousée. Il est important d’avoir cette question en tête. C’est un cadre intéressant pour penser certains aspects de l’éducation thérapeutique. Benoît PAIN Le mot éducation a été élaboré au cours de l’histoire de la philosophie et c'est un héritage. On distingue trois moments dans ce travail conceptuel mené sur l’éducation. Un héritage antique autour de Socrate et de Platon. Un héritage de la philosophie des Lumières. Et l’héritage du 18e siècle, essentiellement autour de Rousseau et de Kant. Au 5e et 4e siècle avant Jésus-Christ, Socrate et Platon vont distinguer le savoir de l’instruction. D’un côté, l’instruction, c'est accroître ses connaissances, souvent dans un but manipulatoire. On peut penser aux joutes verbales des sophistes. De l’autre, je fais tout ce travail de connaissance pour mieux penser, et donc peser de tout savoir sur la réflexion de l’autre. Le mot savoir a ici une dimension morale, puisqu’il s’agit de devenir meilleur, il s’agit au contact de l’autre de discuter et de donner son savoir. Le savoir est ici au service de finalités extérieures, comme acquérir la sagesse, ou des communautés humaines qui vont pouvoir dialogue entre elles. Si l’éducation et le savoir permettent de nous rendre meilleurs, c’est qu’ils nous permettent de nous questionner sur le monde extérieur et de nous questionner nous-mêmes. La formule socratique « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » est un trait d’ironie. Je sais que je ne sais rien, mais en même temps je sais un peu mieux le monde dans lequel je vis et qui je suis. On retrouve cette ironie derrière l’éducation thérapeutique. Dans vos démarches, vous allez faire émerger la conscience du patient lui-même. Va émerger une sorte d’identité narrative.

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Je cite Socrate : « Ce n’est pas de la fortune que naît la vertu, mais par la vertu la fortune et toutes les autres choses deviennent bonnes pour les hommes dans leur vie privée comme dans leur vie publique ». Il s’agit donc de nous déchaîner et non pas de nous enchaîner. Par l’éducation, par le savoir, je me délivre de mes chaînes. J’étais dans l’obscurité et je vais vers la lumière, c'est-à-dire que par éducation véritable, j’apprends à voir, et je me donne les moyens de me rendre libre. Ici, éducation signifie condition humaine. Dans l’éducation pour la santé au sens le plus large, vous engagez la condition même de votre patient. C'est-à-dire est-ce que vous l’enchaînez dans des protocoles ou est-ce qu’au contraire vous l’entraînez vers un déchaînement et donc un accouchement de lui-même. Il faut donc une méthode pour passer de l’obscurité à la lumière, c'est-à-dire savoir les orienter vers la lumière, orienter notre réflexion sur notre propre pensée et non pas un pouvoir. Cette méthode que Socrate appelle la maïeutique consiste à pousser son interlocuteur à développer son raisonnement. N’est-ce pas quelquefois le but de l’éducation dans le champ de la santé, c'est-à-dire pousser le patient dans ses propres retranchements, non pas pour le dominer, mais pour lui faire développer son propre raisonnement. Le processus éducatif chez Socrate est contradictoire, il n’y a pas uniquement un maître et un élève, mais la discussion. Qui dit éducation, dit ici ouverture puisqu’il s’agit d’apprendre par soi-même sous l’impulsion de l’autre. On retrouve ici la démarche proprement éducative dans le champ de la santé par le dialogue. Enclencher un processus de réflexion va permettre de construire un savoir nouveau. Maël LEMOINE Selon Platon, les hommes sont comme dans une caverne obscure enchaînés de telle sorte qu’ils ne voient que le fond de la caverne sur laquelle se promènent des ombres d’objets qui, pour eux, sont le monde réel. Partant de là, Pour Platon, le philosophe, c'est-à-dire celui qui sait, viendrait chercher les humains au fond d’une caverne pour leur montrer que la réalité n’est pas ce qu’ils ont devant les yeux. La première réaction de l’homme enchaîné au fond de sa caverne est de ne pas croire le philosophe et de refuser de le suivre. Platon dit aussi que si l’un d’entre eux est libéré de ses chaînes de force et tourne les yeux vers le flambeau, il va être ébloui, ne rien voir et donc ne rien comprendre. Il devra s’habituer à cette lumière. Et si on l’emmène en dehors de la caverne, il sera totalement aveuglé par la lumière du jour, il faudra que son regard s’accoutume. Dans cette allégorie de la caverne, on pourrait voir un modèle intéressant pour comprendre la situation dans laquelle se trouve le philosophe par rapport à ses disciples, mais aussi le soignant cherchant à expliquer au patient qu’il se trompe peut-être sur un certain nombre de choses, que ses représentations de la réalité sont peut-être erronées, qu’elles sont contre-productives. Platon insiste sur le fait que pour détourner le regard du fond de la caverne, pour suivre celui qui propose d’en sortir, il faut lui faire confiance, car on ne peut pas savoir ce que l’on va voir avant d’avoir vu. Cet acte de confiance fondamentale est totalement irrationnel ou relève de la séduction. C'est-à-dire que si vous voulez que quelqu’un vous fasse confiance, il faut le séduire, seducere, c'est-à-dire conduire hors sous l’influence de l’émotion que l’on suscite, des sentiments que l’on fait éprouver. Dans la situation des soignants, le principal sentiment sur lequel vous vous appuyez est la peur des conséquences de la maladie. Un passage d’un texte de Platon tiré des « Lois » est tout à fait instructif. Il s’agit d’un médecin s’adressant à un autre médecin. Le premier est assez pragmatique, il se contente de soigner les gens. Le second essaie d’expliquer aux gens leur maladie. Le premier médecin dit au deuxième : « Fou que tu es, ton malade tu ne le soignes pas. Peu s’en faut au contraire que tu ne fasses son instruction, comme s’il demandait non pas à devenir homme bien portant, mais à devenir un médecin ». Platon n’adhère à aucune des deux positions. En fait il se pose vraiment la question de savoir si l’on demande à un médecin uniquement de soigner ou d’expliquer. Expliquer n’est pas une fin en soi dans le cadre de l’éducation thérapeutique,

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l’objectif étant qu’il soit bien portant. Mais atteint-on mieux ce but en éduquant le patient, en lui expliquant sa maladie, ou simplement en le prenant en charge de manière efficiente ? Benoît PAIN Pour Platon, l’éducation est fille de la discussion. Dans son ouvrage « Le Ménon », il assimile Socrate à un poisson torpille, ce à quoi ce dernier rétorque : « Si tu veux m’assimiler à un poisson torpille qui pique sans arrêt, cela me va très bien, mais si je t’engourdis, saches que moi aussi, poisson torpille, je m’engourdis moi-même ». Il ne s’agit pas de se placer face à celui qui ne sait pas en tant que moi je sais, mais d’être conscient de son ignorance et d’activer sa propre capacité à réfléchir. Quand vous êtes dans une démarche éducative, le patient va vous faire réfléchir à sa propre démarche et par rapport à votre propre démarche. C'est la raison pour laquelle l’éducation est fille de la discussion. Rousseau a écrit deux livres capitaux sur l’éducation, à savoir « Le Contrat social », mais surtout « L’Emile ou de l’éducation ». Rousseau considère l’homme comme bon parce qu’être homme, c’est être libre. Etre libre, devenir homme, c’est donc passer par une liberté naturelle, quotidienne, où tout est permis. C’est ensuite que l’on fera l’épreuve d’une liberté sociale, d’une liberté civile, citoyenne, et que l’on va se soumettre véritablement à la loi. Eduquer, c’est d’abord travailler sur la faculté de se perfectionner. L’homme est toujours inachevé à la naissance, et éduquer, se perfectionner, c’est la faculté d’entraîner le développement des autres facultés. Il y a une primauté de l’éducation dans la démarche de Rousseau parce que se perfectionner est l’inverse de régresser, de dévier. Je suis naturellement libre et l’éducation va me permettre de garder cette liberté naturelle, même si je dois me socialiser et me soumettre à la loi. L’éducation dans la santé permet théoriquement de se perfectionner et non pas de régresser. Mais où est la norme ? C'est-à-dire qui va-t-on considérer comme déviant, à la marge de la norme que la société aura déterminée. Premier problème. D’autre part, cela signifie que l’on est homme à travers une hérédité biologique, mais qu’on le devient à travers l’épreuve du social, de la société, de l’éducation, c'est-à-dire à travers une dimension proprement morale. La Déclaration des Droits de l’homme dit bien que « tous les hommes naissent libres et égaux en droits et en devoirs ». Dans l’éducation, il s’agit d’un processus pour devenir humain et pour accéder à l’humanité. Cela veut donc dire que dans le champ de la santé, vous rappelez à votre patient qu’il est humain, mais vous lui imposez des normes et vous allez le faire accéder à une humanité, celle qui aura été normée. L’éducation est essentielle, incontournable et pose en même temps des problèmes moraux dans la faculté de se perfectionner. Le deuxième champ que nous propose Rousseau est que l’éducation permet de laisser mûrir l’enfance, c'est-à-dire qu’il faut laisser en sommeil la raison, laisser un temps à l’enfant pour qu’il puisse s’éveiller, qu’il puisse s’ouvrir progressivement à cette humanité. Pour Rousseau, éduquer, c’est apprendre à savoir perdre son temps. Laisser du temps à l’enfant pour qu’il réalise ses expériences, pour qu’il construise ses connaissances. Dans le champ de la santé, il paraît cohérent que le patient réalise des expériences, construise ses connaissances, qu’il éveille sa conscience, mais encore une fois par rapport à quelle norme ? Education ou, au contraire, marge ? Enfin, Rousseau propose deux types d’éducation : une éducation négative et une éducation positive. L’éducation négative est la première éducation. Il s’agit de préserver l’enfant qui est malléable, fragile pour éviter de le pervertir, de le déformer, et il faut donc donner du temps à son développement naturel. Après avoir laissé le temps à la maturation, on peut apprendre à former son esprit pour qu’il puisse avoir des devoirs. Il va comprendre lui-même ses devoirs et pouvoir y obéir parce qu’on lui a justement laissé ce temps d’appropriation, d’éducation négative. On retrouve ce que vous avez thématisé dans vos posters, le temps dont a besoin le patient pour former son esprit à la démarche éducative que vous lui proposez et y adhérer ensuite

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pleinement. Sinon, nous dit Rousseau, on va dresser l’enfant à obéir sans qu’il comprenne la nécessité d’obéissance. Comment intégrer un tel moment d’éducation négative dans les démarches d’éducation à la santé ? Le temps est-il possible, quel temps, le temps de la spécialité, du patient, du service, de la démarche ? Rousseau a très bien compris les enjeux. Maël LEMOINE Dans « L’Emile », Rousseau dit qu’un homme ne peut éduquer qu’un seul enfant dans sa vie car cela nécessite énormément de temps et d’attention. Si on transposait, je ne suis pas certain que Rousseau dirait qu’un soignant ne peut prendre en charge qu’un seul patient dans une démarche d’éducation thérapeutique, mais pour que ce soit réellement efficace, il ne faut avoir cinquante personnes devant soi, mais une seule et qu’elle puisse poser toutes les questions qu’elle souhaite, quand elle veut, et en prenant le temps nécessaire. La question essentielle est de savoir si vous avez le temps d’engager de vrais processus d’éducation. Si tout se passe bien, l’enfant va obéir librement. Je donnerai un exemple plus précis tiré de « L’Emile ». Rousseau dit qu’il ne faut pas utiliser la peur ou la menace pour amener un enfant à faire quelque chose. Pourquoi utilise-t-on la peur ou la menace ? Toujours pour le bien de l’enfant, bien sûr. On l’utilise, dit Rousseau, quand l’enfant est sur le point de transgresser un interdit moral. Il faut donc l’en empêcher, mais sans le punir ni le menacer. Pour ce faire, dit Rousseau, on essaie de faire en sorte qu’une loi morale soit aussi incontournable pour lui qu’une loi de la nature. Il comprendra tout seul qu’il ne peut pas. On comprend l’ambiguïté de cet obéir librement, car il n’a pas choisi librement le contenu de ce qu’il lui est interdit de faire, cela lui est imposé par son éducateur. Ce qu’il apprend à faire, c’est trouver une manière de contourner l’interdit de son éducateur. Quand vous essayez d’expliquer à quelqu’un sans le menacer, sans le punir, quelles sont les limites de sa situation, quelles sont les règles qu’il n’est pas censé transgresser, il y a toujours ce doute que ce soit vous qui ayez choisi ces règles. Protéger le développement naturel de l’enfant ne veut pas dire le protéger. C’est une différence importante car Rousseau souligne le fait que protéger l’enfant des rudesses de son environnement, au-delà de ce qui est nécessaire, c’est l’amollir, c'est-à-dire lui faire courir un danger futur. Les exemples que donne Rousseau sont un peu choquants, comme ne pas craindre d’exposer l’enfant à un certain froid, car si on ne l’expose pas au froid quand il est petit, il risque de ne pas être prêt à affronter les rudesses de la nature. La difficulté est que Rousseau dit qu’il faut protéger l’enfant seulement au point qui est nécessaire, pas plus. La question est de savoir où se situe ce point. L’idée centrale est de protéger le développement de l’enfant, c'est-à-dire de protéger l’enfant tel qu’il deviendra. S’il ne peut pas devenir ce qu’il est appelé à devenir, l’enfant ne mérite pas d’être éduqué. Benoît PAIN Au 18e siècle en Allemagne, Kant maintient aussi une pensée très forte sur l’éducation mais elle va prendre un sens beaucoup plus large. Pour lui, elle comporte l’aspect de soin, c'est-à-dire l’être biologique, éduqué au soin, et l’aspect culturel, c'est-à-dire éduqué à la culture pour faire un être social. L’éducation a deux rôles : faire de l’homme un être biologique, qui apprend à se soigner, et un être social, c'est-à-dire cultivé. L’éducation devient ici une discipline, une spécialité. C’est un ensemble de contraintes qui pèsent mais permettent à cet individu de se socialiser. L’homme va apprendre à agir en fonction des règles et devenir un homme civilisé. L’éducation oscille entre contraintes et liberté. Cette antinomie chez Kant va être à la fois un donné et un construit. La liberté est un attribut essentiel de l’homme, elle définit l’homme, mais être libre ne suffit pas pour parler de liberté, pour régler le problème de la liberté. En même temps, il faut que l’homme rentre dans un processus de réalisation de cette liberté. Cela veut donc dire que dans le champ de la santé, vous respectez le patient. Il est libre, autonome, vous l’informez, vous cherchez son

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consentement, vous faites des soins attentifs, et en même temps le processus que vous allez lui proposer, en faisant peser des contraintes sur lui, va permettre un processus de réalisation de cette même liberté. Rousseau était un penseur de l’homme naturel, et Kant est un penseur de l’homme social, culturel, civilisé. On peut dire que Kant se lance dans un processus d’idéalisation de la liberté. L’homme est libre et en même temps il doit réaliser cette liberté par des processus, sachant qu’on n’atteindra jamais totalement la pleine et entière liberté. Le processus que vous proposez dans le champ de la santé doit-il être atteint, atteignable, ou s’agit-il d’objectifs jamais réalisables qui permettent donc un processus continuel et une autonomisation continuelle du patient ? On voit ici qu’il n’y a pas d’éducation sans contraintes, et c’est parce qu’il y a des contraintes que nous pouvons être libres. Celui qui est éduqué saura se servir de sa liberté parce qu’il y a des contraintes. Ces contraintes pèsent sur l’homme, mais pour qu’elles soient acceptables, elles doivent être légales, c'est-à-dire non pas des rapports de force, mais des rapports à la règle, à la loi. D’où l’ambiguïté. Il y a un plan gouvernemental sur telle ou telle mesure cardiovasculaire, par exemple, vous faites peser des contraintes sur le patient ; le taux de ceci ou cela est trop élevé, donc risque élevé de pathologie cardiovasculaire, et cela coûte cher, et on peut faire de la prévention. Un rapport de force s’installe et c’est une contrainte négative pour Kant, c'est-à-dire que vous ne faites pas rentrer le patient dans un processus d’éducation, parce qu’il s’agit de se soumettre à une pétition de principe, à des mesures à la mode ou autres. Kant nous pose la question de ce qu’est une loi dans le champ de la santé et quelle contrainte faire peser sur le patient. Maël LEMOINE Kant est assez radical dans sa position sur l’éducation et la liberté. Pour lui, le patient a conscience d’être soumis à une loi morale. L’homme est le seul animal dans la nature à avoir conscience de l’existence d’une loi morale, il est le seul à se poser la question de ce qu’il doit faire. Si cette personne n’était pas un être moral, c'est-à-dire ne pouvait pas se rendre compte qu’il existe un problème moral, qu’il y a le bien et le mal, qu’on peut bien ou mal agir, alors vous pourriez la traiter comme du bétail et elle ne vaudrait pas votre peine. Dans un texte de Kant intitulé « La critique de la faculté de juger », il dit que si l’homme est au sommet de la nature et a le droit d’instrumentaliser le reste de la nature, c’est seulement parce qu’il a une dignité d’être moral. S’il n’a pas de dignité d’être moral, s’il cherche uniquement à satisfaire ses besoins, alors il ne vaut pas plus que la pomme qu’il cueille dans un arbre. De ce fait, si nous sommes des êtres moraux, nous sommes d’abord libres par naissance, mais nous devons construire cette liberté. L’ambiguïté entre donner et construire est très profonde. Pour parler de liberté, Kant utilise les mots libre-arbitre et liberté. Il ne dit pas exactement que la liberté nécessite une éducation, il dit même plutôt le contraire. Il estime qu’elle nécessite quelque chose de plus que le libre arbitre qui nous est donné par la nature, qu’il appelle la volonté, et parfois la volonté bonne, voire la raison pratique. C'est-à-dire la capacité que nous avons de choisir ce qui est bien, ou plutôt ce qui est moral, contre tout le reste. En d’autres termes, vous exercez votre liberté et votre raison lorsque vous choisissez ce qui est bien, ce qu’il est moral de faire. Si vous ne choisissez pas ce qu’il est moral de faire contre le reste, vous n’êtes pas un être moral, vous n’êtes pas libre. Enfin, dans une poignée de textes sur la politique, Kant utilise le mot liberté en un double sens. D’une part, une société libre est une société dans laquelle chacun fait ce qu’il veut dans la limite du respect des autres, ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. D’autre part, une société libre est une société morale, c'est-à-dire où tout le monde respecte la morale. Parfois, il semble dire que c’est la même chose, mais force est de constater qu’il y a un écart important entre les deux. Chez Kant, c'est la différence entre l’interne et l’externe, c'est-à-dire qu’on peut être moralement irréprochable à l’extérieur, et pour autant ne pas être moral du tout parce que vous avez des aspirations autres, parce que vous êtes moral sous la contrainte.

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L’idée de l’éducation chez Kant s’inscrit dans cette tension et dans le projet de faire prendre conscience aux uns et aux autres de la dignité de la loi morale. Si on parle du risque cardiovasculaire, par exemple, Kant dirait-il que le discours de la raison est celui du médecin et que le discours du patient qui refuse de suivre son traitement est celui de la nature animale qui se révolte ? Il est difficile de trancher. Le traitement proposé à un sujet pour son bien n’est pas plus moral que son désir de ne pas le suivre ou de biaiser. Benoît PAIN Kant préconisait d’agir de telle sorte que l’on considère autrui comme une fin et pas seulement comme un moyen, c'est-à-dire de considérer son patient toujours comme une finalité, un but, et jamais comme une chose. Sartre considère que Kant a les mains propres, sauf qu’il ne peut pas agir. Au 19e, siècle Marx et Hegel ont thématisé « De l’éducation ». Hegel par la dialectique, les contradictions à surmonter ; Marx par une dialectique entre l’homme, le travail et la nature. Merleau-Ponty nous a montré que lorsqu’il y a dialogue entre deux personnes, il n’y a pas deux pensées, mais trois pensées ; lorsqu’il y a dialogue entre un soignant et un soigné, il y a la pensée du patient, celle du professionnel de santé et celle qui est le produit du dialogue, ce qu’il appelle le tissage. Le dialogue a une triple dimension formatrice pour Merleau-Ponty. Dialoguer, c'est sortir de moi-même pour essayer de comprendre l’autre et me mettre au service de cette troisième pensée. Eduquer, c’est produire des arguments, donner des raisons, justifier son point de vue, et c’est chercher, mettre au point une méthode de recherche. Maël LEMOINE Marx est l’auteur du sens dans lequel on entend aujourd'hui le mot idéologie. L’objection que l’on pourrait faire à l’éducation thérapeutique est qu’il y a peut-être une idéologie derrière. On pourrait dire, par exemple, que la santé aurait une emprise totalitaire sur la société. Quelques mots sur le sens du mot idéologie chez Marx. La caractéristique d’une idéologie, dit Marx, est de considérer que son adversaire est un idéologue. L’idéologue définit la position de l’autre comme une idéologie. D’autre part, l’idéologue se caractérise par la conviction que pour modifier les pratiques, il faut modifier les idées, c'est-à-dire changer les représentations. Pour Marx, penser que l’on va changer les pratiques en changeant les idées est caractéristique d’une idéologie. En tenant un discours de changement, l’idéologue empêche les choses de changer. Selon Marx, cela sert à se donner bonne conscience, donc à se conforter dans ses pratiques. On se dit que le discours sur l’éducation thérapeutique peut également être une idéologie au sens où c’est un discours qui tendrait à maintenir certaines choses en l’état en se donnant bonne conscience. Enfin, pour Marx, l’idéologie est l’expression d’un mode de pensée dominant socialement. On peut parler de groupe de pression, d’influence, ou de groupes sociaux dont les intérêts seraient exprimés dans le discours de l’éducation thérapeutique. Les sociologues, bien plus que les philosophes, sont à même de vous montrer quels enjeux recouvre le concept d’éducation thérapeutique. Souvent, on pointe la façon dont l’industrie pharmaceutique s’empare du discours de l’éducation thérapeutique, mais il peut y avoir d’autres formes d’influence. Benoît PAIN Gaston Bachelard était professeur de philosophie des sciences à la Sorbonne et s’intéressait aux conditions objectives de la pédagogie. Il porte un regard critique sur la philosophe des sciences, appelée épistémologie, c'est-à-dire l’étude des sciences et la critique de l’histoire des sciences, et travaille sur la construction du savoir scientifique. Comment j’use de ma raison, comment je fais face aux obstacles, aux représentations, dans le savoir proprement scientifique. Dans son livre « Le Nouvel esprit scientifique », il en vient à montrer que l’esprit

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scientifique rencontre des obstacles qu’il doit surmonter. Ici, éduquer est une démarche de rupture, c'est-à-dire de rectification d’erreurs. Il faut penser d’une pensée subjective à une pensée objective, avancer non pas par processus mais par rupture, rectification d’erreurs. Il s’intéresse aux conditions requises pour qu’un enseignement ait lieu et il dégage des caractéristiques pour que cet enseignement soit proprement objectif. Première rupture à opérer, le statut de l’erreur qui ne doit pas forcément être vue comme négative. Elle n’est pas de l’ordre de la faute, elle est épistémologique, elle est logique, elle n’est pas morale. Il nous faut donc faire un travail de rectification, progresser vers plus d’objectivité. Si un patient atteint de diabète de type 2, alcoolique, tabagique, malnutri, est hospitalisé et stabilisé, et revient pour amputation deux ans après, c’est parce qu’il y a une rupture, une erreur, une incompréhension, mais il ne faut pas rentrer dans une logique de bien ou de mal. Deuxième rupture, la dimension sociale. Pour Bachelard, l’enseignement est un moment de réciprocité, de dialogue, et l’éducation est sociale et non pas une logique de maître et d’élève, voire de maître et d’esclave. Il n’y a pas de relation d’autorité. Les connaissances nous engagent dans une relation. La connaissance, l’expertise, est sociale et n’est pas dogmatique. Troisième rupture, le statut de la vérité en science est considéré comme vrai à un moment donné du développement scientifique. L’information que vous donnez va évoluer selon les connaissances. Les personnes ayant des diverticules, par exemple, ne devaient pas manger de tomates à cause des pépins, mais ce discours a vécu. Ce n’est jamais une vérité absolue, mais relative aux connaissances scientifiques, au moment donné du progrès proprement scientifique. Ce qui est vrai est donc ce qui aura été vérifié, prouvé, démontré, avéré, et ce sur quoi les spécialistes se seront mis d’accord, c'est-à-dire le travail de l’expertise à la HAS, le travail des collèges français de tel ou tel spécialiste. On retrouve l’éducation comme fille de la discussion, l’importance du dialogue dans l’éducation, non pas dans une logique de savoir, mais de vérité. Maël LEMOINE Concernant l’évolution du savoir scientifique, tu as dit que la connaissance que nous pensons avoir aujourd'hui va évoluer, et j’ajouterai peut-être, c'est-à-dire que le savoir ne va pas rester nécessairement tel qu’il est. On ne peut pas dire que tout ce que nous pensons savoir aujourd'hui, nous savons que nous ne le saurons plus demain. Certaines connaissances n’ont pas beaucoup changé. Dans le traité de Laennec de 1826, par exemple, sur la technique de l’auscultation, il n’y a pratiquement rien à jeter. L’évolution du savoir est rarement une contradiction du savoir, c'est rarement une remise en cause de ce que l’on croyait savoir. C’est le plus souvent une précision de ce que l’on pensait savoir. Je ne crois pas trop au modèle de la mémoire que l’on écrase pour la remplacer par la vérité, comme si dans les représentations d’un patient sur sa santé, le discours du soignant était destiné à remplacer des croyances erronées. Un modèle plus adéquat consisterait à faire en sorte que le patient ne se serve pas de tout ce que vous lui dites pour remplacer ce qu’il croyait auparavant, mais pour l’ajouter en essayant de le rendre cohérent avec ce qu’il croyait. La question du statut des représentations du patient et du soignant est un point important. Chacun a ses croyances, mais on peut se demander si ce sont des connaissances ou des opinions, de la science ou des hypothèses. Le soignant sait qu’il peut être remis en question, mais je crois qu’il faut dissocier plusieurs niveaux du savoir des soignants. Le premier est sa connaissance scientifique, le fonctionnement de la maladie, les mécanismes physiologiques, etc. Le second est l’expertise du soignant, c'est-à-dire sa connaissance technique des outils thérapeutiques à sa disposition. Le troisième est l’expérience, du médecin notamment, c'est-à-dire sa connaissance des situations dans lesquelles se trouve fréquemment le type de patient qu’il rencontre. Non pas que le soignant sait mieux que le patient ce qui va bien, mais il y a quand même quelque chose que le soignant sait que le patient ne sait pas sur la situation de ce

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dernier, qui n’est pourtant pas médicale. C'est-à-dire qu’il voit certains patients toujours réagir de la même manière. C’est une expérience de soignant. Benoît PAIN Je terminerai par Jürgen Habermas qui tient une place importante dans la pensée éthique française puisqu’il a écrit sur l’agir communicationnel dans les années 1970. Ce livre a inspiré le fonctionnement de nos comités d’éthique, c'est-à-dire que c’est par la discussion que va émerger un consensus, un compromis. Et c'est la démarche éthique plus ou moins officielle. Pour Habermas, il y a deux façons de penser logiquement qui sont complémentaires. D’une part, la rationalité instrumentale, c'est-à-dire ce qui est nécessaire pour comprendre la situation. Ce sont les outils. Pour comprendre un diabète, par exemple, il faut connaître les normes biologiques, la physiologie, etc. D’autre part, la rationalité communicationnelle, celle qui va produire un discours argumentatif. Donc, une seule manière de penser une situation, mais qui mobilisent une raison instrumentale et une raison communicationnelle. C’est ici le discours qui permet une appropriation de connaissance par un consensus représentationnel. Le dialogue n’est pas un travail d’accouchement ni de vérité, mais de médiation. Je vais construire une intersubjectivité, une communauté soigné/soignant. En tant que soignant, vous formez le patient lui-même, vous construisez avec lui ses propres connaissances, c’est une co-construction du savoir. Il s’agit là d’une conception morale et langagière de l’éducation. Le problème étant les patients qui ne peuvent plus parler de façon définitive ou temporaire. Maël LEMOINE Trois difficultés ont été opposées à la démarche d’Habermas. La première, c’est lorsqu’une des personnes intéressée à l’émergence d’un consensus n’est pas présente ou qu’elle ne peut pas parler en son nom propre. La seconde, c'est l’hypothèse de refus du dialogue. La troisième, c’est l’hypothèse de la manipulation du dialogue, du manque de bonne volonté pour dégager un consensus. C’est l’hypothèse dite du diable. Benoît PAIN Au final, les concepts que nous avons travaillés à travers l’histoire de la philosophie étaient destinés à vous montrer comment pouvait être pensé le mot éducation. On retrouve les trois orientations, à savoir l’éducation sanitaire qui consiste à semer des idées saines, à lutter contre l’ignorance et les idées fausses. Il en va de la responsabilité de tout professionnel de santé. Cette éducation est solidaire d’une légitimation des sciences et techniques sanitaires, et il s’agit donc d’une transmission de savoir. D’autre part, une conception volontariste que je qualifierai de persuasive, à savoir l’éducation à la santé où il faut amener l’individu à modifier son comportement, jugée nécessaire à l’amélioration de la santé publique. Il s’agit là de l’opposition entre l’individu et le collectif. Enfin, une démarche d’éducation pour la santé, que je qualifierai d’accompagnement de l’homme dans une démarche psychosociale très large. Il s’agit pour chaque individu de trouver en lui-même les solutions aux problèmes qu’ils rencontrent. Ces trois orientations d’éducation dans le champ de la santé sont mobilisées par les philosophes dans le travail conceptuel, même si les stratégies ne sont pas forcément les mêmes.

Questions de la salle Philippe WALKER Dans « La Crise de la culture », Anna Arendt a dit qu’on ne pouvait pas éduquer un adulte sans le soumettre. Est-ce dû au contexte géopolitique dans lequel vivait Anna Arendt lorsqu’elle l’a écrit, ou y a-t-il d’autres interprétations de cette formule ? D’autre part,

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Rousseau ne nous est pas d’une grande aide en matière d’éducation thérapeutique puisque dans « L’Emile », il nous dit qu’il lui faut un enfant en bonne santé car un enfant en mauvaise santé serait quelqu’un d’inutile. Benoît PAIN Concernant Rousseau, je souscris totalement à votre remarque. C'est la raison pour laquelle j’ai exclu le champ de l’éducation thérapeutique puisqu’il pose problème jusqu’au Habermas. Les concepts des philosophes sont plutôt opérants en macro santé publique. Anna Arendt a écrit un livre très historique, avec le poids de la Seconde Guerre mondiale. Elle est dans une analyse critique de la crise, et c'est une posture philosophique particulière. Elle pense aussi cette crise à l’aune de la technique, c'est-à-dire comment la technique pervertit l’homme ou, au contraire, permet un certain progrès. Si oui, cette technique modifie-t-elle négativement ou positivement la société. L’éducation chez Anna Arendt relève plus d’une éducation politique que morale. Elle est beaucoup plus attachée à penser l’éducation du citoyen, d’un citoyen mondial. Elle a donc une réflexion plutôt cosmopolitique, à la suite de Kant, qu’une réflexion proprement morale sur un individu par rapport aux autres dans une société. Maël LEMOINE On peut opposer à cela l’idée de Rousseau de vieillir en continuant d’apprendre. Dans la citation grecque, on trouve le mot didasko, c'est-à-dire la didactique que l’on oppose à la pédagogie, qui s’adresse étymologiquement aux enfants. Rousseau demande un enfant en bonne santé parce qu’il parle de l’éducation de l’enfant. Benoît PAIN Les deux mots éducation et santé ne vont pas d’emblée ensemble parce la problématique de la santé se développe à plusieurs niveaux qui ne correspondent absolument pas au niveau éducatif. La santé peut se décliner autour de trois axes : rétablissement, maintien, amélioration. Elle peut également se voir sous deux axes si je prends l’article 2 du code de déontologie médicale : le médecin est au service de l’individu et de la santé publique, c'est-à-dire individuel et collectif. La santé recherche un équilibre, contrairement à l’éducation. Par ailleurs, la santé est très historique et ses différentes conceptions sont datées. L’éducation en santé apparaît à la suite du mouvement hygiéniste du 19e siècle. Enfin, la santé est très marquée au 20e siècle, avec les progrès de la médecine notamment, où l’on peut dire que santé signifie idée d’amélioration, d’accroissement. On peut retrouver cette idée d’accroissement dans la notion d’éducation. L’éducation de transmission, de dialogue, ne va de paire avec la notion de santé. Certes la santé du 20e siècle est liée à l’amélioration, mais elle se fait un peu négativement car on pense à cette amélioration versus des catastrophes, comme les dérives utopiques, idéologiques, hygiénistes. C'est-à-dire que les lois en matière de santé sont souvent prudentielles et se mettent en place contre des éléments d’amélioration. La santé est très fortement liée à des représentations individuelles, sociales, scientifiques, alors que la dimension éducative est beaucoup plus proche d’un processus, d’un dialogue, d’un travail sur la vérité, d’un travail d’accouchement. L’éducation pourrait-elle être un ressort pour la santé ? Education et santé s’articulent autour de plusieurs axes qui ne sont pas encore évidents. Dans le Robert, l’éducation est la mise en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain, donc action d’instruire. Il s’agit ici de faire de la culture générale dans le champ de la santé, de caractériser la prise en main par l’éducation de l’objet santé. Or, l’éducation pour la santé laisse à priori entendre une articulation d’utilité, d’instrumentalisation. On peut lire dans les rapports ministériels que l’éducation pour la santé a pour but de faciliter la rencontre entre les compétences des professionnels de santé et les

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compétences de la population. L’éducation pour la santé est donc une éducation commune, mais souvent politique et il s’agit de faire communiquer différents partenaires de la santé, réduire le hiatus pouvant exister entre la santé comme norme scientifique, comme idéal et la santé comme notion vulgaire. Nous ne sommes plus dans les thématiques proprement éducatives, mais plutôt dans une visée politique et de santé globale. Maël LEMOINE Dans les théories contemporaines de la santé, en particulier dans le monde anglo-saxon, il y a deux grandes conceptions de la santé. La première est ce que l’on appelle la théorie bio-statistique de la santé, qui définit la santé comme le mode de fonctionnement biologique d’une classe donnée à l’intérieur d’une espèce. Pour être en bonne santé, il faut avoir une conformité de son fonctionnement à sa classe de référence. Dans cette première perspective, la santé est un fait biologique et la maladie est une sorte de déviation d’une norme biologique. La deuxième théorie, appelée la welfare theory, consiste à dire que la santé ne doit pas être définie comme une conformité biologique, mais comme un état biologique permettant à un individu d’atteindre le bonheur. La santé est donc un moyen d’être heureux. Le projet est beaucoup plus individuel. Dans cette dualité du concept de santé n’y a-t-il pas deux conceptions différentes de l’éducation thérapeutique, l’une qui tend à la conformation de tout le monde à un même modèle, et l’autre à une approche un peu plus individuelle, à la carte ? Le but de la prise en charge n’est peut-être pas tant de rétablir la santé que d’augmenter les capacités. La conception de Christopher Boorse, philosophe naturaliste et défenseur de la théorie bio-statistique, est assez intéressante. Il dit qu’améliorer une capacité chez un individu revient toujours à en détériorer une autre. Plus on vieillit, plus on se rend compte qu’il faut faire des choix, comme vivre moins longtemps mais de la manière qui nous convient, ou vivre plus longtemps mais de façon plus ennuyeuse, donc faire des arbitrages. Ce choix n’est jamais évident, mais il est individuel. Dans la démarche d’éducation thérapeutique, la première question à se poser est de savoir ce que veut améliorer le patient, comment il veut optimiser son existence. Et du coup, quels moyens pouvons-nous lui apporter pour lui permettre de servir cette fin. Il peut y avoir problème lorsque l’on se substitue à lui pour définir cette fin. Benoît PAIN Dans l’éducation à la santé, la préposition « à » déplace le rapport de la santé à l’éducation, car on passe d’un but à un objet. La santé devient ici un objet et n’apparaît plus comme une visée mais comme un matériau. La question se pose de la limitation de cet objet. La santé ne sera plus vécue par les hommes de façon subjective, mais objective. Elle va devenir une science sanitaire irréductible. Nous aurons d’un côté le patient qui devra rentrer dans ce que la santé aura objectivé. L’éducation à la santé pose la question de la frontière entre objectif et subjectif, c'est-à-dire jusqu’où la santé peut-elle devenir un objet face à un sujet. Cette éducation à la santé peut être négative quand il s’agit de persuader, de plus ou moins manipuler pour faire rentrer la personne dans des normes prouvées scientifiquement. On ne tient pas compte du processus proprement individuel de la personne, de sa subjectivité. Le patient est-il encore un sujet ou la santé devient-elle prédominante ? J’oserai dire qu’un rapport de force s’installe dans cette notion même d’éducation à la santé. Et pour l’éducateur, tout résidera dans l’oscillation entre convaincre, persuader, c'est-à-dire manipuler.

Questions de la salle Francois MARTIN La réflexion sur les différentes définitions de la santé est une caractéristique de notre diplôme universitaire qui se situe également clairement dans le champ de l’éducation pour la santé.

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Effectivement, les deux définitions que vous nous avez proposées ont des conséquences non négligeables en termes d’organisation et de mise en œuvre de l’éducation thérapeutique du patient dans notre système de santé. A la classique définition de LERICHE « la Santé, c’est le silence des organes » qui est une définition normée, biomédicale voire biostatistique comme vous nous le rappeliez, nous complétons par une définition plus anglosaxone effectivement pour laquelle la santé est une ressource de la personne (que la personne soit en bonne ou mauvaise santé « HEALTHY ILL PEOPLE »). Non seulement la santé est une ressource de la personne pour la démarche d’éducation thérapeutique comme Philippe BARRIER en a témoigné ce matin, mais la Santé, dans le cadre de la « promotion de la santé » aussi une ressource de la personne pour tendre vers. Des milliers de lignes ont été écrites dans les années 70 sur cette terminologie « Education à la santé/ « Education pour la santé ». S’émanciper de la norme de l’éducation à la santé a été le débat des années 70 des professionnels et militants de la promotion de la santé, préférant l’aspect dynamique, centré par les ressources de la personne. Dans le grand mouvement de la crise identitaire que vivent actuellement les professionnels de santé, il est important de rappeler que ces échanges ne sont pas menés d’un point de vue académique et que les conséquences en sont très concrètes pour les patients et professionnels de santé quel que soit le domaine de la maladie ou de la santé où ils exercent. Marion ALBOUY-LLATY Je tiens à vous remercier pour le bel éclairage que vous nous avez apporté. Je voudrais également ajouter, qu'après tout ce qui a été dit ce matin, grâce à un parcours historique, vous nous avez montré que beaucoup de choses ont été dites, il y a déjà bien longtemps. De la salle Juste un mot suite à l’intervention de François Martin. Votre exposé relate le parcours individuel de la personne. Finalement, nous qui sommes des soignants, notre travail au quotidien, c’est l’accompagnement de la personne. Parcours de vie, d’éducation, de positionnement, tout ce que vous venez de dire sur les arbitrages de choix de vie, nous y sommes confrontés au quotidien. Avoir cela en tête est un élément fondamental pour appréhender le dialogue. Mais, lorsque nous parlons d’éducation, je pense que le mot dialogue joue bien aussi la dialectique* socratique*. Cela est basique, mais c’est quelque chose qui peut faire avancer les gens* au niveau personnel* ; le fait de partir de l’individu avec un accompagnement. Je pense que nous devons avoir la modestie de parler de cela durant notre parcours avec les patients. C’est aussi votre éclairage politique dans la dimension morale et sociétale par rapport à des données scientifiques. Ce sont des axes qu’il est être très utile d’avoir en tête, pour comprendre et apprécier le positionnement anthropologique et sociologique. Finalement, il ne peut pas y avoir d’action sociale-politique, pour reprendre la problématique de Martin, sans la perception aigüe que le patient a sa propre histoire et que les différents cercles concentriques autour de nous vont constituer des écrans, des croyances et des difficultés. Je pense que dans notre pratique au quotidien auprès des gens, tout cela marque des concepts qui nous servent à appréhender l’histoire et à la faire avancer. François MARTIN Nous arrivons au terme de cette journée. Cette nouvelle promotion va s’ajouter aux précédentes dans notre carnet d’adresse et dans les invitations pour l’année prochaine. Je voudrais remercier l’équipe pédagogique de Poitiers pour sa présence et son implication dans la réalisation de cette journée. Il est très probable que le prochain séminaire se déroule à Tours. Je veux également remercier l’équipe pédagogique qui a participé à l’organisation de la journée, autour de Béatrice Decelle et de Myriam Neullas, malgré les difficultés et des

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moyens modestes. Merci également aux étudiants des DU, qui ont présenté des mémoires vraiment très intéressants. Marion ALBOUY-LLATY Je souhaite également remercier l’université de Tours pour leur aide et leur accueil. Cela nous a permis de mutualiser cette formation en Education pour la Santé et en Education thérapeutique. En effet, à la rentrée prochaine, le DU se transforme en DIU, avec le Diplôme Interrégional de l’Université de Poitiers. Enfin, Benoît et moi-même avons été très heureux d’avoir pu collaborer à cette journée.

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Remerciements Remerciements aux intervenants : Philippe BARRIER, Benoit PAIN, Mael LEMOINE. Remerciements à Monique DUCRET pour son travail d’exegèse et d’accompagnement de notre réflexion. Remerciements à l’équipe pédagogique du DIU : Béatrice DECELLE, Marion ALBOUY-LLATY, Virginie MIGEOT, Xavier PIGUEL, Emmanuel RUSCH, Myriam NEULLAS. Remerciements à Marie Christine PERROT pour sa compétence et sa patience dans l’organisation administrative de ce DU et de cette journée, Remerciements à l’équipe du Comité d’Education pour la Santé en Eure et Loir sans qui cette journée n’aurait pu avoir lieu, Remerciements à l’équipe de l’Unité Transversale d’Education Thérapeutique du centre hospitalier de Dreux et en particulier à Vanessa MALLERET pour son travail de secretariat et de mise en page du document écrit de ce séminaire. Remerciements au Conseil Général d’Eure et loir, à la directrice du pôle universitaire de Chartres d’avoir accueilli ce séminaire et de mettre à la disposition des étudiants et enseignants du diplôme universitaire, ces locaux agréables et propices à la réflexion. Remerciements à VITALAIRE grace à qui cette retranscription écrite a pu en être faite.