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MarcLevy

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MarcLevy

MarcLevyapubliéneufromans:Etsic’étaitvrai…(2000),Oùes-tu?(2001),Sept jours pour une éternité… (2003), La prochaine fois (2004), Vous revoir(2005),MesAmisMesAmours(2006),Lesenfantsdelaliberté(2007),Toutesceschosesqu’onnes’estpasdites(2008)etLepremierjour(2009).Traduitdanslemondeentier,adaptéaucinéma,MarcLevyestdepuisneufansl’auteurfrançaisleplusludanslemonde.

Retrouveztoutel’actualitédeMarcLevysur:www.marclevy.info

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DUMÊMEAUTEURCHEZPOCKET

ETSIC’ÉTAITVRAI…OÙES-TU?

SEPTJOURSPOURUNEÉTERNITÉ…LAPROCHAINEFOIS

VOUSREVOIRMESAMIS,MESAMOURS

LESENFANTSDELALIBERTÉTOUTESCESCHOSESQU’ONNES’ESTPASDITES

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MARCLEVY

LAPROCHAINEFOIS

ROBERTLAFFONT

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ÀLouis,ÀmasœurLorraine.

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Jonathan,

T’appelles-tu toujours ainsi ? Je réalise aujourd’hui qu’il y a tellement dechosesquejenesavaispasetjerepoussesanscesselesmesuresdecevidequim’entouredepuisquetuesparti.Souvent lorsque lasolitudeobscurcissaitmesjournéesjeregardaisleciel,puislaterre,aveccettefaroucheimpressionquetuétaislàquelquepart.Etilenfutainsiaucoursdetoutescesannées,seulementnousnepouvionsplusnousvoir,ninousentendre.

Il paraît quenouspourrionspasser l’unà côtéde l’autre sansmêmenousreconnaître.

Je n’ai cessé de lire depuis le jour de ton départ, visité tant de lieux à tarecherche,àcelled’unmoyendecomprendre,d’unquelconquesavoir.Etpluslespagesdelaviesetournaient,plusjeréalisaisquelaconnaissances’éloignaitdemoi, comme dans ces cauchemars où chaque pas en avant vous fait reculerd’autant.

J’aiarpentélesgaleriessansfindesgrandesbibliothèques,lesruesdecettevillequifutlanôtre,celleoùnouspartagionspresquetousnossouvenirsdepuisl’enfance.Hier,j’aimarchélelongdesquais,surlespavésdumarchéàcielouvertque tu aimais tant. Je me suis arrêté par-ci par-là, il me semblait que tum’accompagnais, et puis je suis revenudans ce petit bar près duport, commechaque vendredi. Te souviendras-tu ? Nous nous y retrouvions si souvent à latombée du jour.Nous jouions à entraîner l’autre dans des dérives demots quijaillissaientdenosbouchescommeautantdepassionsquenousvivionsensemble.Etnousparlionssanscompterlesheuresdecestableauxquianimaientnosviesetnoustransportaientversd’autrestemps.

Dieu,quenousavonsaimé lapeinture toietmoi ! Jeparcours souvent leslivresquetuécrivais,j’yretrouvetaplume,tesgoûts.

Jonathan, jenesaispasoùtues. Jenesaissi toutcequenousavonsvécuavaitunsens,silavéritéexiste,maissitutrouvescepetitmotunjour,alorstusaurasquej’aitenumapromesse,cellequejet’aifaite.

Jesaisquelorsquetuserasdevantlatoile,tumettrastesmainsdanstondos,tuplisseraslesyeuxcommeàchaquefoisquetuessurprisetpuistusouriras.Si,comme je le souhaite, elle est à tes côtés, tu la prendras sous ton bras, vousregarderezàdeuxcettemerveillequenousavonseuleprivilègedepartager,etpeut-être, peut-être te souviendras-tu.Alors, si tel est le cas, àmon tourde tedemanderquelquechose,tumeledoisbien.Oubliecequejeviensd’écrire,enamitiéonnedoitrien.Maisvoicinéanmoinsmarequête:

Dis-lui,dis-luiquequelquepartsurcetteterre,loindevous,devotretemps,j’aiarpentélesmêmesrues,riavectoiautourdesmêmestables,etpuisquelespierresdemeurent,dis-luiquechacunedecellesoùnousavonsposénosmainsetnos regardscontientà jamaisunepartdenotrehistoire.Dis-lui, Jonathan,quej’étaistonami,quetuétaismonfrère,peut-êtremieuxencorepuisquenousnousétionschoisis,dis-luiquerienn’ajamaispunousséparer,mêmevotredépartsi

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soudain.Ilnes’estécouléaucunjourdepuislorssansquejepenseàvousdeux,avec

l’espoirdevotrebonheuràvivre.Jesuisunvieilhommedésormais,Jonathan,etl’heuredemonpropredépart

approche, mais grâce à vous deux, je suis un vieillard au cœur rempli d’uneétincellede lumièrequi lerendsi léger.J’aiaimé!Est-cequetous leshommespeuventpartirrichesd’uneconditionaussiinestimable?

Quelques lignes encore et tu replieras cette lettre, tu la rangerassilencieusementdanslapochedetaveste,tucroiserasensuitetesmainsdanstondosettusouriras,commemoient’écrivantcesderniersmots.Moiaussi,jesouris,Jonathan,jen’aijamaiscessédesourire.

Bonnevie,àvousdeux.Tonami,Peter

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1.–C’estmoi, je quitte Stapledon, je serai en bas de chez toi dans une demi-

heure,j’espèrequetueslà?Fouturépondeur!J’arrive.Peterraccrochanerveusement,ilfouilladanssespochesàlarecherchedeses

clésavantdeserappelerqu’illesavaitconfiéeslaveilleauvoiturier.Ilconsultasamontre, l’avion pourMiami ne décollait de Logan Airport qu’en fin d’après-midi,mais en ces temps troublés lesnouvelles consignesde sécurité imposaientde seprésenteràl’aéroportaumoinsdeuxheuresavantledépart.Ilrefermalaportedupetit appartement élégant qu’il louait à l’année dans une résidence du quartierfinancieretempruntalecorridorauxmoquettesépaisses.Ilappuyatroisfoissurlebouton d’appel de l’ascenseur, geste d’impatience qui n’avait jamais accélérél’arrivée de la cabine. Dix-huit étages plus bas, il passa d’un pas pressé devantM. Jenkins, le concierge de l’immeuble, et l’informa qu’il serait de retour lelendemain. Il avait laissé dans son entrée un sac de linge à faire enlever par lalaveriequitouchaitl’immeuble.M.Jenkinsrangeadansuntiroirlecahier«ArtsetCulture»duBostonGlobequ’ilétaitentraindelire,inscrivitlarequêtedePeterdansunregistredeservice,etilabandonnasoncomptoirpourlerattraperetluiouvrirlaporte.

Sur leperron, ildépliaungrandparapluiesigléetprotégeaPeterde la fineaversequitombaitsurlaville.

–J’aifaitdemandervotreautomobile,déclara-t-il,enfixantl’horizonbouché.–C’esttrèsaimableàvous,réponditPeterd’untonsec.–MmeBeth,votrevoisinedepalier,estabsenteencemoment,aussi,quandj’ai

vulacabines’éleveràvotreétage,j’enaidéduit…–JesaisquiestMmeBeth,Jenkins!Le concierge regarda le voile de nuages gris et blancs tendu au-dessus de

leurstêtes.–Fâcheuxtemps,n’est-cepas?reprit-il.Peterneréponditpas.Ildétestaitcertainsavantagesqu’offraitlaviedansune

résidencedeluxe.Chaquefoisqu’ilpassaitdevantlecomptoirdeM.Jenkins,unepart de son intimité lui semblait violée.Derrière son comptoir face aux grandesportesàtambour,l’hommeauregistrecontrôlaitlesmoindresalléesetvenuesdesoccupantsdelarésidence.Peterétaitconvaincuquesonconciergefiniraitparensavoir plus sur ses habitudes que la plupart de ses amis. Un jour, deméchantehumeur, il s’était faufilé par l’escalier de service jusqu’au parking pour quitterl’immeuble par la porte du garage. À son retour, il passait altier devant Jenkinslorsquecedernierluitenditcourtoisementunecléàtêteronde.AlorsquePeterleregardaitinterloqué,Jenkinsditd’untonneutre:

–Sileparcoursinversedevaitretenirvotreattention,cecivousseratrèsutile.Les portes palières des étages sont verrouillées depuis l’intérieur de la cage

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d’escalier,voicidequoiremédieràcefâcheuxproblème.Dans l’ascenseur, Peter s’était fait un point d’honneur de ne laisser

transparaîtreaucuneémotion,certainqueJenkinsneperdaitriendesonattitude,filmée par la caméra de surveillance. Et lorsque, six mois plus tard, il avaitentretenuunerelationéphémèreavecunecertaineThaly,unejeuneactricetrèsenvogue,ils’étaitsurprisàpasserlanuitdansunhôtel,préférantl’anonymatdulieuàla mine éblouie de son concierge, dont l’inaltérable bonne humeur matinalel’agaçaitauplushautpoint.

–Jecroisquej’entendslemoteurdevotrevéhicule.L’attentenedevraitplusêtrelongue,monsieur.

–Vousreconnaissezaussilesvoituresàleurbruit,Jenkins?ditPeterd’untonvolontairementimpertinent.

–Oh!pastoutes,monsieur,maisvotrevieilleanglaisea,vousl’admettrez,unléger claquement de bielles, une sorte de « Dadeedoo », évoquant le délicieuxaccentdenoscousinsd’outre-Atlantique.

Peterhaussalessourcils,ilfulminait.Jenkinsétaithommeàavoirrêvétoutesa vie d’être né citoyen de SaMajesté, distinction d’une certaine élégance danscettevilleauxtraditionsanglo-saxonnes.LesgrospharesrondsducoupéJaguarXK140jaillirentdelaboucheduparking.Levoiturierimmobilisalavoituresurlaligneblanchetracéeaumilieuduperron.

–N’est-ilpas,moncherJenkins!s’exclamaPeterenavançantverslaportièrequelevoiturierretenaitouverteàsonattention.

La mine froissée, Peter prit place derrière son volant, fit rugir la vieilleanglaiseetdémarraenadressantunpetitgestedelamainàJenkins.

Il vérifia dans le rétroviseur que ce dernier, comme à son accoutumée,attendrait qu’il ait tourné au coin de la rue pour s’autoriser à rentrer dansl’immeuble.

–Vieuxcrouletabille!TuesnéàChicago,toutetafamilleestnéeàChicago!marmonna-t-il.

IlenclenchasontéléphoneportabledansunréceptacleetappuyasurlatoucheoùétaitmémorisélenumérodudomiciledeJonathan.Ils’approchadumicrofichédanslepare-soleilethurla:

– Je sais que tu es chez toi ! Tu n’as pas idée de ce que ton filtrage peutm’agacer.Quoique tu sois en trainde faire, il te resteneufminutes.Bon, tuasintérêtàêtrelà!

Ilsepenchapourchangerlafréquencedupostederadioabritédanslaboîteàgants. En se redressant, il découvrit à une distance encore raisonnable de sacalandreunefemmequitraversaitlachaussée.Uneattentionplusparticulièreluifit prendre conscience qu’elle marchait au rythme de ce pas que parfois l’âgeimpose.Lespneusabandonnèrentquelquesrubansdegommenoiresurl’asphalte.Quandlavoiturefutarrêtée,Peterrouvritlespaupières.Lafemmepoursuivaitsatraversée, paisible. Les mains encore crispées sur le volant, il inspira, défit sa

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ceinture et se déplia à l’extérieur du coupé. Il se précipita et se confondit enexcuses,entraînantlavieilledameparlebraspourl’aideràparcourirlesquelquesmètresquilaséparaientdutrottoir.

Il lui tendit sa carte, et s’excusa. Usant de tout son charme, il jura que laculpabilité de lui avoir infligé une telle frayeur le rongerait pendant une bonnesemaine.Lavieilledameavaitl’airtrèsétonné.Ellelerassuraenagitantsacanneblanche.Seulesonouïedéfaillanteexpliquaitlesursautqu’ellen’avaitpuréprimerquandill’avaitsigalammentsaisieparlecoudepourl’aideràtraverser.Peterôtaduboutdesdoigtsuncheveuégarésurlagabardinedelafemmeetlalaissaàsajournée, reprenant le cours de la sienne. Il recouvra ses esprits dans l’odeurfamilière du vieux cuir qui envahissait l’habitacle. Il poursuivit à douce allure sarouteversledomiciledeJonathan.Autroisièmefeu,ilsifflotaitdéjà.

*

Jonathangrimpait lesmarches de la ravissantemaisonqu’il habitait dans le

quartierduvieuxport.Audernierétage,laportedel’escaliers’ouvraitsurl’ateliersousverrièreoùsacompagnepeignait.AnnaValtonetluis’étaientrencontrésunsoir de vernissage. Une fondation appartenant à une riche et discrètecollectionneusedelavilleprésentait letravaild’Anna.Enexaminant lestableauxexposésdanslagalerie,illuiavaitsembléquel’éléganced’Annaétaitomniprésentedans sa peinture. Son style appartenait à un siècle auquel il avait consacré sacarrièred’expert.Lespaysagesd’Annaétaient infinis, ilusademotschoisispourles lui commenter. Le sentiment d’un professionnel à la renommée aussiprestigieuse que celle de Jonathan alla droit au cœur de la jeune femme quiexposaitpourlapremièrefoissestoiles.

Depuis lors, ils ne s’étaient presqueplusquittés et auprintemps suivant, ilsavaientemménagéprèsduvieuxportdanscettemaison,qu’Annaavaitchoisie.Lapièceoùellepassaitlaplusgrandepartdesesjournéesetcertainesdesesnuitsjouissaitd’unevasteverrière.Auxpremièresheuresdumatin,lalumièreirradiaitlelieu,l’imprégnantd’uneatmosphèreteintéedemagie.L’immenseparquetblondaux larges lattes filaitdumurenbriquesblanchesapparentes jusqu’auxgrandesfenêtres. Lorsqu’elle abandonnait son pinceau, Anna aimait venir griller unecigarette, assise sur l’un des rebords en bois d’où la vue s’étendait sur toute labaie.Quelquesoitletemps,ellesoulevaitlesguillotinesquicoulissaientaisémentsurdescordeauxdechanvre,ethumaitlemélangesuavedutabacetdesembrunsportésparlamer.

LaJaguardePeterserangealelongdutrottoir.–Jecroisquetonamiestlà,dit-elleenentendantJonathanderrièreelle.Ils’approchaet lapritdanssesbras,plongeantsatêtedans l’ombredeson

coupourunbaiser.Annafrissonna.–TuvasfaireattendrePeter!

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Jonathanpassasamainparlecoldelarobeencotonetpuislafitglissersurlesseinsd’Anna.Lescoupsdeklaxonredoublèrent,ellelerepoussagaiement.

–Ton témoin est un tantinet gênant, allez, file à ta conférence, plus vite tuseraspartietplusvitetuserasrevenu.

Jonathan l’embrassa à nouveau et s’éloigna à reculons. Lorsque la porte del’entréeclaqua,Annaallumaunenouvellecigarette.Encontrebas,lamaindePeterapparutuninstanthorsdel’habitaclepourlasalueralorsquelavoitures’éloignait.Annasoupiraetdétournasonregardverslevieuxportoùtantd’immigrantsavaientjadisaccosté.

–Pourquoin’es-tujamaisàl’heure?demandaPeter.–Àtonheure?–Non,àcelleoùlesavionsdécollent,oùlesgenssedonnentrendez-vouspour

déjeuneroudîner,l’heurequiestsurnosmontres,maistoitun’enportespas!–Tuesesclavedutemps,moijerésiste.–Quandtudisuntrucpareilàtonpsy,est-cequetusaisqu’iln’écouteplusun

traîtremotdecequetuluidisensuite?Ilsedemandesi,grâceàtoi,ilvapouvoirs’acheterlavoituredesesrêvesenversioncoupéouencabriolet.

–Jen’aipasdepsy!–Tuferaisbiendereconsidérerlachose.Commenttesens-tu?–Ettoi,qu’est-cequitemetd’aussibonnehumeur?–Tuaslulescahiers«ArtsetCulture»duBostonGlobe?–Non,réponditJonathanenregardantparlafenêtre.–MêmeJenkinslesalus!Jemefaisassassinerparlapresse!–Ahoui?–Tul’aslu!–Untoutpetitpeu,réponditJonathan.–Unjouràlafac,jet’aidemandésituavaiscouchéoupasavecKathyMiller

dontj’étaisamoureux,tum’asrépondu:«Unpetitpeu.»Tupourraismedéfinircequetuveuxdirepar«unpetitpeu»?Çafaitvingtansquejemedemande…

Peterfrappasursonvolant.–Nonmais,tuasvucetitreracoleur:«Lesdernièresventesducommissaire-

priseurPeterGwel sontdécevantes ! »Qui abattuun recordhistorique inégalédepuisdixanspourunSeurat?QuiafaitlaplusbelleventedeRenoirdecesdixdernièresannées?Et lacollectiondeBowenavecson Jongkind, sonMonet, sonMaryCassattetlesautres?Etquiaétél’undespremiersàdéfendreVuillard?Tuasvucequ’ilcotemaintenant!

–Peter,tutefaisdumalpourrien,lemétierdelacritiquec’estdecritiquer,c’esttout.

–J’aitrouvéquatorzemessagesinquietsdemesassociésdeChristie’ssurmon

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répondeur,voilàcequimefaitdumal!Ils’arrêtaaufeurougeetcontinuademaugréer. Jonathanattenditquelques

minutesettournaleboutondelaradio.LavoixdeLouisArmstrongs’envoladansl’habitacle.Jonathanremarquauneboîteposéesurlabanquettearrière.

–Qu’est-cequec’est?–Rien!grommelaPeter.Jonathanseretournaetendétaillalecontenu,hilare.– Un rasoir électrique, trois chemises lacérées, deux jambes de pyjama,

séparées l’une de l’autre, une paire de chaussures sans lacets, quatre lettresdéchirées,letoutaspergédeketchup…Tuasrompu?

Petersecontorsionnapourfaireglisserlepetitcartonausol.– Tu n’as jamais eu de mauvaise semaine ? reprit Peter en augmentant le

volumedelaradio.Jonathansentaitsontracmonter,ilenfitpartàsonami.–Tun’asaucuneraisond’avoirletrac,tuesincollable.–C’estexactementlegenredeconsidérationidiotequivousenvoiedroitdans

lemur.–Jemesuisfaitunedecesfrayeursauvolant,ditPeter.–Quand?–Ensortantdechezmoi,toutàl’heure.LaJaguarredémarraetJonathanregardadéfilerparlafenêtrelesanciennes

bâtissesduvieuxport.Ilsprirentlavoierapidequiconduisaitàl’aéroportdeLoganInternational.

–CommentvacecherJenkins?demandaJonathan.Peter parqua sa voiture sur l’emplacement qui faisait face à la guérite du

vigile.IlluiglissadiscrètementunbilletaucreuxdelamainpendantqueJonathanrécupérait sa vieille sacoche dans lamalle arrière. Ils remontèrent la travée duparking où leurs pas se faisaient écho. Comme chaque fois qu’il prenait l’avion,Peterperditpatience lorsqu’on luidemandad’ôter sa ceintureet ses chaussuresaprèsqu’ileutfaitsonnertroisfoisleportiquedesécurité.Ilmarmonnaquelquesmots peu aimables et l’officier en charge inspecta son bagage jusqu’aumoindredétail.Jonathanluifitsignequ’il l’attendraitcommed’habitudeprèsdukiosqueàjournaux. Lorsque Peter l’y rejoignit, il était plongé dans les pages d’un livre deMilton Mezz Mezrow, une anthologie du jazz. Jonathan acheta le livre.L’embarquementsefitsansencombreetlevolpartitàl’heure.Jonathanrefusaleplateau-repasquiluiétaitproposé,abaissalepetitvoletduhublot,allumalalampede courtoisie et se plongea dans les notes de la conférence qu’il s’apprêtait àdonnerdansquelquesheures.Peterfeuilletalemagazinedelacompagnie,puislanoticedesécurité,enfinlecataloguedesachatsàbordqu’ilconnaissaitparcœur.Puisilsebalançadanssonfauteuil.

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– Tu t’ennuies ? demanda Jonathan sans lever les yeux du document qu’ilconsultait.

–Jepense!–C’estbiencequejedisais,tut’ennuies.–Pastoi?–Jerévisemaconférence.–Tuespossédéparcetype,rétorquaPeterenreprenantlanoticedesécurité

du737.–Passionné!–Àceniveaud’obsession,monvieux, jemepermetsd’insistersur lanature

possessivedelarelationqu’entretientcepeintrerusseavectoi.– Vladimir Radskin est mort à la fin du XIXe siècle, je n’entretiens aucune

relationaveclui,maisavecsonœuvre.Jonathanreplongeadanssalecture,letempsd’uncourtinstantdesilence.– Jeviensd’avoirune impressionde«déjàvu»,ditPeternarquois jusqu’au

bout des lèvres, mais c’est peut-être parce que c’est la centième fois que nousavonscetteconversation.

–Qu’est-ceque tu faisdanscet avion si tun’aspas lemêmevirusquemoi,hein?

–Un,jet’accompagne;deux,jefuislesappelsdemescollèguestraumatisésparl’articled’uncrétindansleBostonGlobe;ettrois,jem’ennuie.

Peter prit un feutre dans la poche de sa veste et fit une petite croix sur lepapier quadrillé où Jonathan rédigeait ses ultimes annotations. Sans quitter duregard l’iconographie qu’il étudiait, Jonathan dessina un rond à côté de la croixtracéeparPeter.Aussitôt,cedernierlebordad’uneautrecroixetJonathantraçalerondsuivantàladiagonale…

Levolseposaavecdixminutesd’avancesur l’horaireannoncé.Ilsn’avaientenregistréaucunbagageetuntaxilesconduisitjusqu’àleurhôtel.Peterregardasamontreetannonçaqu’ilsdisposaientd’unebonneheureavantlaconférence.Aprèss’êtreenregistréauprèsdelaréception,Jonathanmontasechanger.Laportedesachambre se referma derrière lui sans bruit. Il posa sa sacoche sur le petitsecrétaire en acajou face à la fenêtre et s’empara du téléphone. Lorsque Annadécrocha,ilfermalesyeuxetselaissaguiderparsavoix,commes’ilétaitauprèsd’elledansl’atelier.Toutesleslampesyétaientéteintes.Annaavaitprisappuisurlereborddelafenêtre.Au-dessusd’elle,parlalargeverrière,quelquesbrillancesd’étoilesquirésistaientauxhalosdeslumièresdelavillesedispersaient,délicatesbroderiessuruneétolepâle.Lesembrunsdelamervenaientfouetterlescarreauxanciens,réunispardesborduresdeplomb.Cesdernierstemps,Annas’éloignaitdeJonathan, comme si les rouages d’unemécanique fragile s’étaient grippés depuisqu’ilsavaientdécidédesemarier.LespremièressemainesJonathaninterprétaitla

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distancequ’ellemettaitentreeuxcommeunepeurfaceàl’engagementd’unevie.Pourtant,c’étaitellequiavaitsouhaitéplusquetoutcettecélébration.Leurvilleétaitaussiconservatricequelemilieudel’artdanslequelilsévoluaient.Aprèsdeuxannéespasséesensemble,ilétaitdebontond’officialiserleurunion.Lesvisagesdela société bostonienne le suggéraient un peu plus à chaque cocktail mondain, àchaquevernissage,àchaquegrandeventeauxenchères.

JonathanetAnnaavaientcédéàlapressiondelasociétémondaine.Labonneapparence de leur couple était aussi le gage de la réussite professionnelle deJonathan. À l’autre bout de la ligne téléphonique Anna se taisait, il écouta sarespirationetdevinasesgestes.Les longsdoigtsde lamaind’Annaseperdaientdanssadensechevelure.Enfermantlesyeux,ilauraitpresquepusentirsapeau.Àlafindujour,sonparfumsemélangeaitauxessencesdebois,imprégnantchaquerecoinde l’atelier.Leurconversations’achevasurunsilence, Jonathanreposa lecombinéetrouvritlesyeux.Soussesfenêtres,unflotcontinudevoituress’étiraitenunlongrubanrouge.Unsentimentdesolitudel’envahit,commechaquefoisqu’ilétait loin de chez lui. Il soupira, se demandant pourquoi il avait accepté cetteconférence. L’heure tournait, il défit son bagage à main et choisit une chemiseblanche.

Jonathan inspira avant d’entrer sur la scène. Il fut accueilli par desapplaudissements, puis le public s’estompadans une semi-obscurité. Il prit placederrièreunpupitreéquipéd’unepetitelampeencuivrequiveilleraitsursontextecommeunesouffleuse ; Jonathanmaîtrisaitsonexposé ; il savaitsondiscoursdecœur.Lepremiertableaudel’œuvredeVladimirRadskinqu’ilprésentaiticicesoirfutprojetédanssondossurun immenseécran. Ilavaitchoisidefairedéfiler lestoiles du peintre russe par ordre chronologique inverse. Une première série descènesdecampagneanglaiseillustraitletravailqueRadskinavaitaccompliàlafindesavieécourtéeparlamaladie.

Radskinavaitpeintsesdernièresœuvresdepuissachambre,quesasantéluiinterdisait de quitter. Il y mourut à l’âge de soixante-deux ans. Deux portraitsmajeursdeSirEdwardLangton, l’unenpied, l’autreassisderrièreunbureauenacajou,représentaientcecollectionneuretmarchandderenomquifitdeVladimirRadskin son protégé. Dix tableaux s’attachaient à traduire avec une sensibilitéinfinie la vie des pauvres dans les faubourgs de Londres à la fin duXIXe siècle.SeizeautrescomplétèrentlaprésentationdeJonathan.Bienqu’ilignorâtlapériodeexacteà laquelle il lesavaitréalisées, leurs thèmesrenvoyaientà la jeunessedupeintreenRussie.Sixdesespremièresœuvres,toutescommandéesparletsarlui-même,montraientdespersonnalitésdelacour,dixautresdelaseuleinspirationdujeune artiste illustraient lamisèrede la population.Ces scènesde rues furent àl’originede l’exil forcédeRadskinqui dutquitterprécipitamment et à jamais saterre natale. Alors que le tsar lui consacrait une exposition dans sa galeriepersonnelle dupalais de l’Ermitage àSaint-Pétersbourg,Vladimir avait accrochécertainesdesespeinturesquifirentscandale.L’empereurluivouaunehaineaussifarouchequesoudainepouravoirdépeintavecplusde fidélité lessouffrancesde

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son peuple que l’excellence de son règne. L’histoire racontait que lorsque leconseiller aux affaires culturelles de la cour l’interrogea sur les raisons d’un telcomportement, Vladimir répondit que si l’homme dans sa quête de puissance senourrissaitdumensonge,sapeintureétaitsoumiseàlarèglecontraire.

L’art, dans ses moments de faiblesse, ne pouvait au pire qu’embellir. Ledénuementdupeuple russeétait-ilmoinsdigned’être représentéque le tsar lui-même?Leconseiller,quiestimaitlepeintre,lesaluad’ungesteamer.Ilouvrituneportedérobéedanslagrandebibliothèqueempliedeprécieuxmanuscritsetconvialejeunehommeàfuirauplusviteavantquelapolicesecrèteneviennelechercher.Il ne pouvait désormais plus rien pour lui. Après avoir emprunté un escaliertortueux,Vladimirparcourutunlongcorridorsombre,telleunesentequimenaitàl’enfer. Se guidant dans l’obscurité de ses seules mains qu’il écorchait sur desparoisrâpeuses,ilsedirigeaversl’aileouestdupalais,passantdesouterrainsoùildevaitsevoûter,encavesauxpierreshumides.Devieuxratsslavesquierraientensens inverse frôlaient son visage, s’intéressant parfois de trop près à cet intrusqu’ilssuivaientalorsetmordaientauxchevilles.

Lorsquelanuittombaenfin,Vladimirremontaàlasurfaceettrouvarefugesurle plateau d’une charrette, caché dans une balle de vieille paille usée par leschevaux de l’empereur. Il s’y dissimula pour attendre le lever du jour et fuir lepalaisàlafaveurdel’agitationdumatin.

Tous les tableaux de Vladimir avaient été saisis l’après-midi même. Ilsbrûlaient,alimentantlacheminéemonumentaled’ungrandbanquetquedonnaitleconseillerdutsar.Lafêteduraquatreheures.

À minuit les convives se précipitèrent aux fenêtres pour se divertir duspectacle qui leur était offert dans l’enceinte du palais. Tapi dans l’ombre d’unealcôve,Vladimirassistaàunassassinat.SafemmeClara,arrêtéedanslasoirée,futentraînéepardeuxgardesjusqu’aulieudesonsupplice.Dèsqu’elleapparutdanslacour, ses yeux ne quittèrent plus les étoiles. Douze fusils se levèrent. Vladimirsupplialecielpourqu’elledétournesonregardetcroiseuneultimefoislesien.Ellen’enfitrien,elleinspiraprofondément,douzecoupsdefeuclaquèrent.Sesjambess’abandonnèrentetsoncorpsdéchirés’effondrasur laneigeépaisseetmaculée.L’échode sonamour s’évadapar-delà lemurd’enceinteet le silence régna.À lalumièredeladouleurquil’étreignait,Vladimirdécouvritquelavieétaitplusfortequesonart.L’accordparfaitdetouteslescouleursdumonden’auraitpudépeindresapeine.Cettenuit-là,levinquicoulaitàflotssurlestablesallaitpourluisemêlerausangperduducorpsdeClaraabandonnéàlamort.Desruisseauxrougecarminfirentfondrelemanteaublancetdessinèrentdesépigraphessurlespavésdénudésqui pointaient leur tête sombre comme autant d’éclats noirs dans le cœur dupeintre.Vladimiremportaenmémoirel’unedesesplusbellesœuvresqu’ilréalisaàLondresdixannéesplustard.Ilreconstituaaufildesannéesd’exilcellesdesapériode russe détruites, en les modifiant car plus jamais Vladimir ne peignit decorpsoudevisagedefemmeetplusjamaislamoindretouchederougen’apparutdanssapeinture.

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Ladernièrediapositives’effaçadel’écran.Jonathanremercial’assembléequisaluait sa conférence par de nombreuses ovations. Les applaudissementssemblaientpesersursesépaulescommeautantdefardeauxquitourmentaientsadiscrétion. Il se courba, et caressa la couverture de son dossier, redessinant dudoigtlepourtourdeslettresquiformaientlenomdeVladimirRadskin.«C’esttoiqu’ils saluent, mon vieux », murmura-t-il. Les joues empourprées, il ramassa sasacocheetsaluaunedernièrefoisl’assistanced’ungestedemainmaladroit.Dansla salle, un homme se leva et l’interpella, Jonathan serra sa sacoche contre sapoitrine et fit de nouveau face au public. L’homme se présenta à haute et clairevoix.

–FrantzJarvitch,delarevueArtandNews.MonsieurGardner,trouvez-vousnormalqu’aucuntableaudeVladimirRadskinnesoitexposédansungrandmusée?Pensez-vousquelesconservateurslenégligent?

Jonathanserapprochadumicrophonepourrépondreàsoninterlocuteur.– J’ai consacré une grande partie de ma vie d’expert à faire connaître et

reconnaîtresontravail.Radskinestuntrèsgrandpeintre,maiscommebeaucoupd’autres, ignoré de son temps. Il n’a jamais cherché à plaire, la sincérité est aucœurdesonœuvre.Vladimirs’efforçaitdepeindrel’espoir,ils’intéressaitàcequ’ilyadevraichezl’homme.Celaneluiattiraitpaslesfaveursdelacritique.

Jonathanrelevalatête.Sonregardsemblaitsoudainementailleurs,attiréversunautretemps,unautrelieu.Ilselibéradutrac,etlesmotssedélièrentcommesile vieux peintre, en lui, se remettait à l’ouvrage avec son propre cœur pourchevalet.

–Regardezlesvisagesqu’ilpeignait,leslumièresqu’ilcomposait,lagénérositéet l’humilité de ses personnages. Jamais une main fermée, jamais un regardtrompeur.

Lasallerestasilencieuse,unefemmeseleva.– Sylvie Leroy, du Tekné du musée du Louvre. La légende raconte que

personnen’aurait jamaisvu ledernier tableaudeVladimirRadskin,unepeinturedemeuréeintrouvable.Qu’enpensez-vous?

– Ce n’est pas une légende, madame. Dans une correspondance qu’ilentretenait avec Alexis Savrassov, Radskin écrit avoir entrepris, en dépit de lamaladiequil’affaiblissaitdejourenjour,cequ’ilaffirmeêtresaplusbelleœuvre.LorsqueSavrassov,prenantdesnouvellesdesasanté,luidemandeoùilenestdesontravail,Vladimirrépond:«Parfairecetableauestmonseulremèdecontrelaterriblesouffrancequidéchiremesentrailles.»VladimirRadskins’estéteintaprèsavoirachevécettedernièrepeinture.Cetableaudisparaîtramystérieusementaucoursd’uneventeprestigieuseorganiséeàLondresen1868,unanaprèsledécèsdupeintre.

Jonathanexpliquaquecettetoile,probablementmajeure,avaitétéretiréeauderniermomentetpourdesraisonsqu’ilignoraitaucunedespeinturesdeVladimirRadskin n’avait trouvé preneur ce jour-là. Le peintre sombra dans l’oubli pour

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longtemps. C’était un fait injuste qui désolait Jonathan comme tous ceux quivoyaientenRadskinl’undespeintreslesplusimportantsdesonsiècle.

– La richesse d’un cœur attise souvent la jalousie ou le mépris de sescontemporains,poursuivit Jonathan.Certainshommesnevoient lebeauquedanscequiestmort.Maisaujourd’hui,letempsn’aplusdeprisesurVladimirRadskin.L’art naît du sentiment, c’est ce qui le rend intemporel, immortel.Néanmoins, lamajorité de son travail est exposée dans des petits musées ou fait partie dequelquesgrandescollectionsprivées.

– On raconte que dans son dernier tableau, Radskin aurait dérogé àl’interdictionqu’ils’étaitimposée,etqu’ilyauraitinventéunrougeexceptionnel?reprituneautrepersonne.

ToutelasallesemblaitattendrelaréponsedeJonathan.Ilmitsesmainsdanssondos,plissalesyeuxetrelevalatête.

– Comme je viens de vous le dire, le tableau en question s’est volatilisé defaçonsoudaine,avantmêmed’êtredévoiléaupublic.Etjusqu’àcejour,aucunautretémoignage n’en fait état. J’en cherchemoi-même la trace depuis que je fais cemétier. Seules les correspondances que Vladimir Radskin entretenait avec sonconfrèreSavrassovetquelquesarticlesde lapressede l’époqueprouventqu’ilabienexisté.Ilestprudentderépondrequetouteautreaffirmationsurlesujetqu’ilreprésenteousursacompositionrelèvedelalégende.Jevousremercie.

Jonathan accueillit une nouvelle série d’applaudissements et se dirigea d’unpas pressé vers l’extrémité de la scène qu’il abandonna par les coulisses. Peterl’attendait,lepritparl’épauleetlefélicita.

*

Àlafindel’après-midi,lessallesdeconférencesduCentredeconventionde

Miami se vidaient des quatre mille six cents congressistes qu’elles accueillaientsimultanément. La marée humaine se délitait en courants qui investissaient lesmultiples bars et restaurants du complexe. Sur ses trentemille pieds carrés, leJamesL.KnightCenterétaitreliéparunepromenadeàcielouvertàl’hôtelHyattRegencyquioffraitplusdesixcentschambres.

Uneheures’étaitécouléedepuislafindel’exposédeJonathan.Petern’avaitpas quitté son téléphone portable et Jonathan s’était assis sur un tabouret decomptoir. Il commanda unBloodyMary et défit le bouton du col de sa chemise.Danslefonddelasalleauxlumièrescuivrées,unvieuxpianisteégrenaitdansl’airunmorceaudeCharlieHaden.Jonathanregardalebassistequil’accompagnait.Ilserraitsoninstrumentcontresoncorps,luimurmurantchacunedesnotesqu’illuifaisait jouer. Peu de gens leur portaient attention. Pourtant leur interprétationrelevaitdudivin.Àlesvoirtousdeuxonpouvaitaisément imaginerqu’ilsavaientparcouruunelonguerouteensemble.Jonathanselevapourglisserunbilletdedixdollars dans le verre à pied posé sur le Steinway.En signe de remerciement, le

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contrebassistefitclaquerl’unedesescordesd’unpincementsec.QuandJonathanretournaaubar,lebilletavaitdisparuduverresansqu’uneseulenoteeûtmanquéà la partition que le duo exécutait. Une femme avait pris place sur le tabouretvoisindusien.Ilssesaluèrentcourtoisement.Sachevelureargentéeluifitaussitôtpenseràsamère.Ilexisteunâgeoùlamémoirevisuellequenousgardonsdenosparents se fige, comme si l’amour nous interdisait le souvenir de les avoir vusvieillir.

Elle regarda au revers de la veste de Jonathan le badge qu’il avait oubliéd’enlever.Elleydécouvritsonnometsaqualitéd’expertenpeinture.

–Quelleépoque?demanda-t-elleenguisedebonjour.–XIXesiècle,réponditJonathanensoulevantsonverre.–Unepériodemerveilleuse,repritlafemmeensirotantunelonguegorgéedu

bourbonquelebarmanvenaitdeluiresservir.J’yaiconsacréunegrandepartiedemesétudes.

Intrigué,Jonathansepenchapourexamineràsontourlebadgequ’elleportaitautourducou.Onpouvaitylirelethèmedusymposiumsurlessciencesoccultesauquel elle participait. Jonathan trahit son étonnement d’un léger hochement detête.

–Vousn’êtespasdugenreàlirevotrehoroscope,n’est-cepas?demandasavoisine.

Elleavalaunenouvellegorgéeetajouta:–Jevousrassure,moinonplus!Ellepivotasursontabouretet lui tendit lamain,oùrégnaità l’annulaireun

diamantsingulier.–C’estunetailleancienne,reprit-elle,ilestbienplusimpressionnantqueson

poidsréelencarats.Maisc’estunepierredefamille,etjel’aimeparticulièrement.Jesuisprofesseur,jedirigeunlaboratoirederecherchesàl’universitéYale.

–Surquoiportentvostravaux?–Surunsyndrome.–Unenouvellemaladie?Lesyeuxremplisdemalice,ellelerassura.–Lesyndromedu«déjà-vu»!LesujetintriguaitJonathandepuistoujours.Cetteimpressiond’avoirdéjàvécu

cequiétaitentraindeluiarriverneluiétaitpasétrangère.–J’aientendudirequec’estnotrecerveauquianticipel’événementàvenir.–C’estlecontraire,c’estunemanifestationdelamémoire.–Maissinousn’avonspasencorevécuquelquechose,commentpouvons-nous

nousensouvenir?–Quivousditquevousnel’avezpasvécu?

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EllecommençaàluiparlerdesviesantérieuresetJonathaneutunairpresquemoqueur.Lafemmepritunecertainedistancepourletoiser.

–Vousavezunjoliregard.Vousfumez?–Non.–Jem’endoutais,l’odeurvousdérange?demanda-t-elleensortantunpaquet

decigarettesdesapoche.–Nonplus,réponditJonathan.Ils’emparad’unepochetted’allumettesposéesurlecomptoir,engrattauneet

tenditlebrasverselle.Letabacgrésilla.Laflammes’éteignitaussitôt.–Vousenseignez?reprit-il.–Ilm’arriveencorederemplirquelquesamphithéâtres.Etvousquinecroyez

pasauxviesantérieures,pourquoipassez-vouslavôtreauXIXesiècle?Jonathanfutpiquéauvif,ilréfléchitquelquesinstantsetsepenchaverselle.– J’entretiens une relation presque passionnelle avec un peintre qui vivait à

cetteépoque.Ellefitéclaterentresesdentsleglaçonqu’ellesuçaitetdétournasonregard

verslesétagèreschargéesdebouteilles.–Commentest-onamenéàs’intéresserauxviesantérieures?repritJonathan.– En regardant sa montre et en ne se satisfaisant pas de ce qui est écrit

dessus.–Ça,c’estunpointdevuequej’essaiedésespérémentdefairecomprendreà

monmeilleurami.D’ailleurs,jen’enportejamais!LafemmeledévisageaetJonathansesentitmalàl’aise.–Jevouspriedem’excuser,reprit-il,jenememoquaispasdevous.–C’estpeufréquent,unhommequis’excuse.Quefaites-vousexactementdans

lemilieudelapeinture?Lacendredelacigarettesecourbaitdangereusementau-dessusducomptoir.

Jonathanfitglisserlecendriersousl’indexjaunidesoninterlocutrice.–Jesuisexpert.–Alors,votremétiervousfaitvoyager.–Beaucouptrop.Lafemmeauxcheveuxargentcaressadudoigtleverredesamontre.–Letempsvoyageaussi.Ilchanged’unlieuàunautre.Rienquedansnotre

paysnousavonsquatreheuresdifférentes.– Je n’en peux plus de ces décalages, mon estomac non plus d’ailleurs.

Certainessemainesjeprendsmonpetitdéjeuneràl’heuredudîner.– La perception que nous avons du temps est erronée. Le temps est une

dimensionrempliedeparticulesd’énergie.Chaqueespèce,chaqueindividu,chaque

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atometraversecettedimensiondifféremment. Jeprouveraipeut-êtreun jourquec’estletempsquicontientl’universetnonlecontraire.

IlyavaitsilongtempsqueJonathann’avaitpascroisélaroutedequelqu’undepassionné qu’il se laissa volontiers entraîner par la conversation. La femmecontinuasonpropos.

–Nous avons aussi cru que la terre était plate, et que c’était le soleil quitournaitautourdenous.Laplupartdeshommessecontententdecroirecequ’ilsvoient.Un journous comprendronsque le tempsest enmouvement, qu’il tournecommelaterreetnecessedesedilater.

Jonathanrestaitperplexe.Poursedonnerunecontenance,ilfouillalespochesdesonveston.Lafemmeauxcheveuxblancsapprochasonvisage.

–Lorsquenousaccepteronsderemettreencauselesthéoriesquenousavonsinventées,nouscomprendronsbienplusdechosessur laduréerelativeet réelled’unevie.

–C’estcequevousenseignez?demandaJonathanenreculantlégèrement.–Regardezdoncvotretête!Vousimaginezcellesdemesétudiantssijeleurs

dispensaisaujourd’huilefruitdemestravaux?Nousavonsencorebientroppeur,nousnesommespasprêts.Etaveclamêmeignorancequecelledenosancêtres,nousqualifionsdeparanormaloud’ésotériquetoutcequinouséchappeetdérangenotresavoir.Noussommesuneespècepassionnéeparlarecherchemaisquiapeurdedécouvrir.Nousrépondonsànospeursparnoscroyances,unpeucommecesanciens marins qui refusaient l’idée du voyage, convaincus qu’éloignés de leurscertitudeslemondes’achevaitenunabîmesansfin.

–Monmétier a aussi ses côtés scientifiques. Le tempsaltère la peinture etrendbiendeschosesinvisiblesàl’œil.Vousn’avezpasidéedesmerveillesquenousdécouvronslorsquenousrestauronsunetoile.

Lafemmelesaisitsoudainpar lebras.Elle le fixagravement.Sesprunellesbleuessemblèrentbrillertoutàcoup.

– Monsieur Gardner, vous ne saisissez absolument pas la portée de monpropos.Maisjeneveuxpasvousassommerdemots.Jesuisintarissabledèsquel’onabordecesujet.

Jonathan fit un signe au barman pour qu’il la resserve. À l’ombre de seslourdespaupières, leregarddesavoisineaccompagnait legesteduserveur.Ellesuivaitlemouvementduliquideambréquiondulaitlelongdesparoisdecristal.Elleagitaquelquesglaçonsquis’entrechoquèrentdansleverreetl’engloutitd’untrait.PuisqueJonathansemblaitl’yinviter,ellepoursuivit:

–Nousattendonsencorenosnouveauxexplorateurs,nospassagersdutemps.Il suffira d’une poignée de nouveaux Magellan, Copernic et Galilée. Nous lestraiteronsd’hérétiques,nousrironsd’euxmaiscesonteuxquiouvrirontlesroutesdel’univers,euxquirendrontvisiblesnosâmes.

–C’estunproposoriginalpourunescientifique,sciencesetspiritualiténefontgénéralementpasbonménage.

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– Débarrassez-vous de ces lieux communs ! La croyance est une affaire dereligion, laspiritualiténaîtdenotreconscience,quiquenoussoyonsoupensionsêtre.

–Vouspensezvraimentqu’aprèslamortnosâmesnoussurvivent?–Cequiestinvisibleàl’œilnecessepasd’existerpourautant!Elle avait parlé d’âme, Jonathan pensa à celle d’un vieux peintre russe qui

l’habitaitdepuisundimanchedepluieoùsonpèrel’avaitemmenéaumusée.Danslagrandesalleauplafondimmense,unepeinturedeVladimirRadskinl’avaitsaisi.L’émotionqu’ilavaitressentieavaitouvertengrandlesportesdesonadolescenceetorientéàjamaislecoursdesavie.

Lafemmeledévisagea,lebleudesesyeuxviraaunoir,Jonathansentitqu’ellelejaugeait.Elledétournasonregardverssonverre.

–Cequi nepeutpas réfléchir la lumière est transparent, dit-elle d’une voixrauque,celan’enexistepasmoinsetnousnepouvonsplusvoir lavie lorsqu’ellequittenotrecorps.

– Je dois vous confier qu’il m’arrive souvent de ne pas la voir non plus àl’intérieurdecertainsd’entrenous.

Elleesquissaunsourireetsetut.–Maistoutmeurtunjouroul’autre,repritJonathanunpeugêné.–Chacundenous fait etdéfait sonexistenceà sonpropre rythme.Nousne

vieillissonspasàcausedutempsquipasse,maisenfonctiondel’énergiequenousconsommonsetrenouvelonspourpartie.

–Voussupposezquenoussommesmuspardessortesdebatteriesquenoususonsetrechargeons?

–Plusoumoinsbien,oui.Silebadgequ’elleportaitnetémoignaitdesesqualitésscientifiques,Jonathan

auraitvolontiersdécidéqu’ilavaitaffaireàl’unedecesmarginalesesseuléesquihantentleschaisesdebarenquêted’unvoisinpourécouterleursfolies.Perplexe,ilfitànouveausignedelaresservir.Elledéclinal’offred’unmouvementdetête.Lebarmanreposalabouteilledebourbonsurlecomptoir.

–Vouspensezqu’uneâmevitplusieursfois?repritJonathanenrapprochantsontabouret.

–Certaines,oui.–Quandj’étaisenfant,magrand-mèremeracontaitquelesétoilesétaientles

âmesdeceuxquimontaientauciel.–Lalumièred’uneétoilenemetpasuncertaintempsànousparvenir,c’estle

tempsquil’achemineversnous.Comprendrecequ’estréellementletemps,c’estsedonnerlesmoyensd’unvoyagedanssadimension.Noscorpssont limitésparlesforcesphysiquesquis’opposentàeux,maisnosâmesensontaffranchies.

–Ceseraitmerveilleuxd’imaginerqu’ellesnemeurentjamais.Jeconnaiscelle

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d’unpeintre…–Ne soyez pas trop optimiste, la plupart des âmes finissent par s’éteindre.

Nous, nous vieillissons, elles, changent de taille, au fur et à mesure qu’ellesmémorisent.

–Qu’est-cequ’ellesmémorisent?– Le voyage qu’elles parcourent dans l’univers ! La lumière qu’elles

absorbent ! Le génome de la vie ! C’est le message qu’elles véhiculent, depuisl’infinimentpetitversl’infinimentgrand,quetoutesrêventd’atteindre.Nousvivonssuruneplanètedontbienpeud’entrenousaurontfaitletouraucoursdeleurvie,ettrèspeud’âmesréussirontàatteindrelebutdeleurvoyage:parcourirlecerclecompletdelacréation.Lesâmessontdesondesélectriques.Ellessecomposentdemilliards de particules, comme tout ce qui fait partie de notre univers. Commel’étoiledevotregrand-mère,l’âmeredoutesapropredispersion,toutpourelleestunequestiond’énergie.C’estpourcelaqu’elleabesoind’uncorpsterrestre,ellel’investit,s’yrégénèreetpoursuitsontrajetdansladimensiondutemps.Quandlecorps ne contient plus suffisamment d’énergie, elle l’abandonne et cherche unenouvellesourcedeviequil’accueillerapourcontinuersonpériple.

–Etcombiendetempscherchet-elle?–Unjour,unsiècle?Celadépenddesaforce,delaressourced’énergiequ’elle

arégénéréeaucoursd’unevie.–Etsielleenmanque?–Elles’éteint!–Quelleestcetteénergiedontvousparlez?–Lasourcedelavie:lesentiment!PeterfitsursauterJonathanenposantsamainsursonépaule.– Pardon de t’interrompre mon vieux, mais ils ne vont pas garder notre

réservation.Pourtrouveruneautretable,ceseraunvéritablecalvaire,cetendroitregorgedeploucsaffamés.

Jonathanpromitqu’illerejoindraitaurestaurantdansquelquesinstants.Petersalualafemmeetsortitdubarenlevantlesyeuxauciel.

–MonsieurGardner,repritlafemme,jenecroisnullementauhasard.–Quevientfairelehasardici?–L’excèsd’importancequenousluiaccordonsestredoutable.Detoutcequeje

viens de vous raconter, retenez une seule chose. Il arrive que deux âmes serencontrentpourn’enformerplusqu’une.Ellesdépendentalorsàjamaisl’unedel’autre.Ellessontindissociablesetn’aurontdecessedeseretrouver,devieenvie.Siaucoursd’unedecesexistencesterrestresunemoitiévenaitàsedissocierdel’autre,àromprelesermentquileslie,lesdeuxâmess’éteindraientaussitôt.L’unenepeutcontinuersonvoyagesansl’autre.

Levisagedelafemmechangeabrutalement,sestraitssedurcirent,sesyeux

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redevinrentd’unbleuprofond.ElleselevaetsaisitJonathanparlepoignet.Elleleserradetoutessesforces.Savoixsefitplusgraveencore.

–MonsieurGardner,àcetinstant,quelquechoseenvousdevinequejenesuispasunevieillefemmequiauraitperdusaraison.Faitestrèsattentionàcequejevaisvousdire:n’abandonnezpas!Elleestrevenue,elleestlà.Quelquepartsurcetteterre,ellevousattendetvouscherche.Désormaisletempsvousestcomptéàtousdeux.Sivousrenonciezl’unàl’autre,ceseraitbienpirequedepasseràcôtéde vos vies, ce serait perdre vos âmes. La fin de vos deux voyages serait unincroyablegâchispourvousquiêtessiprèsdubut.Quandvousvousreconnaîtrez,nepassezpasàcôtél’undel’autre.

Peter,quiétaitrevenusursespas,agrippaJonathanparlebras,leforçantàfaireundemi-toursurlui-même.

– Ils ne veulent pas me donner la table tant que nous ne serons pas « aucomplet»!Jeviensdenégociertroisminutesderépitaveclemaîtred’hôtelavantqu’ilnousremetteenqueuedeliste.Dépêche-toi,ilyauneentrecôtesaignantequin’enpeutplusdesaigner!

Jonathansedégageabrusquementde l’emprisedesonami,maisquand il seretourna,lafemmeauxcheveuxblancsavaitdisparu.Soncœursemitàbattre,ilseprécipitadanslecouloir.Maislafouleavaitengloutitoutespoirdelaretrouver.

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2.Le maître d’hôtel les avait installés dans un box au fond de la salle de

restaurant.Assissurunebanquetteenmoleskinerouge,Jonathanavaitdumalàselibérerdelatensionquil’avaitenvahi.Lecontenudesonassietteétaitintact.

–C’estdrôlecequetufais,ditPeterenmastiquantavecappétit.–Qu’est-cequejefais?–Tunecessesdedesserrertonnœuddecravate.–Etalors?–Tun’enportespas!Jonathanremarquaquesamaindroite tremblait, il lacachasous la tableet

fixaPeter.–Tucroisàladestinée?– Cette entrecôte n’a aucune chance de s’en sortir, si c’est ce que tu veux

savoir.–Jeteparlesérieusement!–Sérieusement?Peter piqua un bout de pomme de terre qu’il sauça copieusement dans son

assiette.–Ilyaunvolà22heures:situparstoutdesuite,tupeuxencoreleprendre,

poursuivit Peter en regardant au bout de sa fourchette l’immense bouchée deviande.Tuasunemineépouvantable.

Jonathan,quin’avaittoujourspastouchéàsonplat,arrachaunpetitboutdepainàlacoupelleposéeentreeux.Ilécrasalamietièdeentresesdoigts.Danssapoitrine,soncœurcontinuaitdebattrelachamade.

–Jem’occuperaidelanoted’hôtel,file!LavoixdePeterluiavaitsemblésoudainpluslointaine.–Jenemesenspastrèsbien,ditJonathanquitentaitderecouvrersesesprits.–Épouse-launebonnefoispourtoutes,tucommencesàmefatigueravecton

Anna.–Tunevoudraispasrentrercesoiravecmoi?Surl’instant,Peternecompritpasl’appelàl’aidedesonami.Ilseresservitun

verredevin.–Jevoulaisprofiterdecedînerpour teparlerdesproblèmesque j’aience

momentaubureau,jevoulaisréfléchiravectoiàlafaçonderéagiràcesarticlesquim’attaquentgratuitement.Jevoulaisquetutepenchessurlecontenudemesprochainesventes,maisjevaisdînerentêteàtêteaveccetteentrecôte,c’estdéjàça.Jenepeuxpaslalaissertomberelleaussi,celanuiraitàl’idéequ’onsefaitdesjoyeusessoiréesdecélibataire.

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Jonathanhésita,puisselevaetpritsonportefeuilledanslapochedesaveste.–Tunem’enveuxpas?Peterretintsonbras.– N’y pense même pas. Tu ne peux pas payer un repas où tu n’étais pas

présent.Jevaisteposerunequestiontrèspersonnelledontlaréponseresteratoutàfaitentrenous?

–Biensûr,ditJonathan.Peter pointa d’un air circonspect lemorceaude viande intact qui trônait au

milieudel’assiettedeJonathan.–Tun’yvoispasd’objection?Etavantquesonamineréponde,iléchangealesassiettesetenchaîna.–Allez, file,etembrasse-lapourmoi. Je te téléphoneraidemainenarrivant.

J’aivraimentbesoinquetum’aidesàredresserlabarre,çatangueaubureau.Jonathanposasamainsurl’épauledesonamietlaserraentresesdoigts,ily

retrouva un peu de cet équilibre qui lui faisait défaut. Peter releva la tête etl’observalonguement.

–Tuessûrquetuvasbien?–Oui,justeuncoupdefatigue,net’inquiètepas,pourlerestetupeuxcompter

surmoi.Ilfilaverslasortie.Lesmillelumièresdeladevanturedel’hôtell’aveuglèrent.

Ilfitunsigneauchasseur.Avecsonairéblouietmaladroit,Jonathanressemblaitàunjoueurépuiséparlamalchance.Untaxiavançasousl’auvent.Dèsquelavoitureeutdémarré,ilouvritsafenêtreàlarecherched’unpeud’air.

–Mauvaisefortune?demandalechauffeurquilescrutaitdanssonrétroviseur.Jonathan le rassurad’unmouvementde tête. Il ferma lesyeuxetappuyasa

nuqueaudosseretdelabanquette.Leslampadairestraçaientsoussespaupièresclosesuntraitdiscontinud’éclatsfaisantsurgirdesamémoirelesouvenirduboutdecartonqu’enfantilaccrochaitauxrayonsdelaroueavantdesabicyclette.L’airs’étaitrafraîchi.Jonathanrouvrit lesyeux.Unpaysagedebanlieuedéfilaitpar lafenêtre.Ilsesentitvidédetouteenvie.

–J’aiquittél’autoroute,ilyavaitunaccident,ditlechauffeur.Jonathan fixa le regard de l’homme, qui se reflétait dans le miroir

rectangulaire.–Vousaviezl’airdebiendormir.Tropfêté?–Non,troptravaillé!–Ilfautbiensetueràquelquechose!–Danscombiendetempsarrivons-nous?demandaJonathan.–Plustrèslongtemps,j’espère.Letrajetestauforfait.Au loin, les lumièresorangéesde lazoneaéroportuairesedétachaientde la

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pénombre. Le taxi se rangea le long du trottoir réservé aux passagers de laContinentalAirline. Jonathanacquitta sa course et sortit de laFordblancheauxportièresrouges.Lavoitures’éloigna.

Aucomptoird’enregistrement,l’hôtesseluiindiquaquelesquatrefauteuilsdepremière étaient pris, la classe économique, quant à elle, était presque vide.Jonathanchoisitunhublot.Àcetteheureavancéedelasoirée,lefluxdevoyageursseraréfiait,ilpassalecontrôledesécuritérapidementetempruntal’interminablecouloirquimenaitàlasalled’embarquement.

UnMcDonnellDouglasauxcouleursdelaContinentalAirlines’arrimaauboutde la passerelle. Le nez de l’appareil semblait effleurer la baie vitrée. Un petitgarçonquiattendaitencompagniedesamèrefitunsignede lamainauxpilotesperchésdansleurcabine.Lecommandantdebordluiretournasongeste.

Quelques instantsplus tard,ungrouped’unedizainedevoyageursdébouchadelacoursivepourdisparaîtreunpeuplus loin,avaléparunescalator.L’hôtessequirefermaitlaportederrièreeuxrassuralespassagers.Lenettoyagedel’avionétaitdéjàencoursetl’attentetouchaitàsafin.

Quelquesinstantsplustardsontalkie-walkiegrésilla,elleaccusaréceptiondumessage, se pencha sur le micro et annonça le début de la procédured’embarquement.

L’avion émergea de l’épaisse couche de nuages, une lumière argentéeilluminait la nuit. Jonathan inclina son fauteuil à la recherche d’un semblant deconfort et tenta en vain de trouver le sommeil. Il colla son visage au hublot etcontemplalescrêtescotonneusesquiglissaientsouslesailes.

*

Àsonretour,lamaisonétaitsilencieuse.Jonathantraversalepalieretentra

dans sa chambre.Le lit n’était pasdéfait,Annadevait être là-haut. Il sedirigeavers la salledebains.Sous le jetdedouche, l’eaupuissante fouettait sonvisageavant de ruisseler sur son corps. Il se laissa faire longtemps. Puis il enfila unpeignoiretmontaversledernierétage.Ilouvritlaportedel’atelier.Aucunelampen’étaitallumée.Laluneàtraverslaverrièresuffisaitàtrahirlapénombre.Annaétaitassoupiesurunebanquette.Ils’approchad’ellesansfairedebruit,etrestadeboutàlaregarderdormir.Ils’agenouillaeteutenviedeluicaresserlajoue.Elleeutunmouvementdereculdanssonsommeil.Ilétenditjusqu’auxépauleslechâlegrisquirecouvraitsesjambesetrebroussachemin.Ilsecouchaseulaumilieudugrandlitetserecroquevillasouslacouette.Enécoutantlapluiequifrappaitauxcarreaux,ilglissadansunprofondsommeil.

*

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L’hivers’installasurBostondanslaneige.LespréparatifsdeNoëlparaientlavieillevilledelumièresétincelantes.Entredeuxvoyages,JonathanretrouvaitAnnadansleurmaison,oùd’autrespréparatifsl’attendaient.

Annaorganisaitleurmariagedanslemoindredétail,choixdupapierpourlesinvitations,parterresde fleursdans l’église,successiondestextesaucoursde lamesse, sélection desmets servis lors du cocktail qui précéderait le grand dîner,plansdetablesquisedevaientderespectersansaucunefaussenoteleshiérarchiescomplexes de la société bostonienne, audition des musiciens qui composeraientl’orchestre et sélection des morceaux qu’ils joueraient selon le moment de lasoirée.EtJonathanquivoulaitaimerAnnas’investissaitàsescôtésdanssonenviefrénétiquequecemariagesoitleplusbeauquelavilleaitconnudepuisdeslustres.Tousleurssamedisétaientconsacrésàunevisitedesmagasinsspécialisés,chaquedimanche à l’étude des catalogues et échantillons empruntés la veille. Il luisemblait,àlafindecertainsweek-ends,queleschoixdesnappesoubouquetsquiorneraient les tablesdesa soiréedemariageôteraientbienplusdebeautéà lacérémoniequ’ilsn’étaientsupposésluienapporter.Lessemainespassaientetsonenthousiasmediminuait.

*

Le printemps fut précoce, et les terrasses des restaurants du vieux ports’étendaientdéjàjusqu’aumarchéàcielouvert.AnnaetJonathan,quin’avaientpascessé d’œuvrer depuis le matin, avaient pris place autour d’un copieux plat decrustacés.Annasortituncahieràspiraleetleposadevantelle.Jonathan,lesourcilenéveil,laregardaitenrayerleslignesdeladernièrepagenonsansespérerquecelaannonçaitpeut-êtrelafintantattenduedespréparatifs.Dansquatresemaines,àcetteheure-cidelajournéeleurunionseraitconsacréeparleslienssolennelsdumariage.

–Troisweek-endsdereposcompletnenousferontpasdemalsinousvoulonsêtretoutàfaitconscientslejourJ!

–Tutrouvesçadrôle?demandaAnnaenmâchouillantsonstylo.–Jesaisquec’esttonstylopréféré,tuasdûenuserunebonnevingtaineces

derniersmois,maistudevraisessayerleshuîtres.– Tu sais, Jonathan, je n’ai ni mère ni père pourm’aider à organiser cette

cérémonie,etquandjeteregarde,ilyadesmomentsoùj’aivraimentl’impressiondememariertouteseule!

– Anna, il y a desmoments où j’ai l’impression que c’est avec les ronds deserviettequetuesentraindetemarier!

Annalefustigeaduregard,ellerepritsoncahier,selevaetquittalaterrassedu restaurant. Jonathan ne tenta pas de la retenir. Il attendit que les visagesindiscretsdesesvoisinssedétournentpourreprendretranquillementlecoursdesonrepas. Ilprofitadecette find’après-midide libertépourarpenter lesrayons

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d’unegrandesurfacededisquesetfitunehaltedansunmagasinoùunpullépaisetnoirluitendaitlesmanchesdepuislavitrine.Flânantdanslesruesdelavieilleville,il essaya de joindre Peter sur son portable, mais il n’obtint que sa messagerievocale. Il y laissa un message. Il s’arrêta un peu plus tard devant l’étal d’unfleuriste,composaunbouquetderosespourpresetrentrachezluiàpied.

Dans la cuisine, Anna portait un tablier en vichy qui lui cintrait la taille etrehaussaitsapoitrineaudécolleté.ElleneprêtaaucuneattentionaubouquetqueJonathanavaitposésurlatable.Ils’assitsurl’undesgrandstabourets.Lesyeuxpleinsdetendresse,ilregardaAnnaquicontinuaitlapréparationdudînersansdireunmot.Sesgestesbrusquestrahissaientunecolèrefroide.

–Jesuisdésolé,dit-il,jenevoulaispasteblesser.–C’estraté!Iln’yapasquepournousquejeveuxrendrecettecérémonie

inoubliable,jesuistafemmeetjeparticipeausuccèsdetacarrière,figure-toi!Cen’estpasmoiquiaibesoind’avoirlaconsidérationetl’estimedetouslesnotablesfortunésdelacôteEst.Enaccrochanttestableauxdansleursalon,c’estunpeudetaréussitequ’ilsespèrentvoirsurleursmurs.

–Tuneveuxpasqu’onarrêtecettedisputeidiote?dit-il.Tiens,dis-moienfinquiseratontémoin;depuisletemps,tuasdûprendretadécision?

Ilseleva,fitletourducomptoirettentadelaserrerdanssesbras.Annalerepoussa.

–Tudoisfaireenvie,Jonathan,reprit-elle,c’estpourcelaquejememaquille,mêmepour aller faire les courses, c’est pour celaque cettemaisonest toujoursimpeccablementtenue,quelesdînersquenousydonnonssontsanspareil.Cepaysmarcheàl’envie,alorsnevienssurtoutpasmereprochermonsoucideperfection,jesuisexigeantepourtonfutur.

–Lestableaux,jenelesvendspas,Anna,jelesexpertise,réponditJonathanensoupirant.Jemefichedecequepensentlesgens,etpuisquenousnousmarionsilfautquejet’avoueunechosetrèsimportante:peuimportelemaquillage,lematinquand je te regarde dormir je te trouve infiniment plus belle que lorsque tu tepréparespourunesoirée.Àcemomentdelajournée,dansl’intimitédenotrelit,aucunautreregardnevienttroublerceluiquejeteporte.Jevoudraisqueletempsnous rende complices, au lieu de nous séparer comme il le fait depuis quelquessemaines.

Elleposasurlecomptoirlabouteilledevinqu’elleavaitcommencéàouvriretleregardafixement.Jonathanpassaderrièreelle,sesmainsglissèrent le longdesondospourvenirsaisirseshanchesetsesdoigtsdélièrentlescordonsdutablier.Annarésistaencoreunpeu,puisselaissafaire.

Le jour s’ouvrit surun soleil froid. Ladisputede la veille s’était apaisée audébut de la nuit. Jonathan se leva et prépara un plateau de petit déjeuner qu’ilportaàAnna.Ils lepartagèrentenprofitantdecelongmatindedimanche.Annamonta dans son atelier et Jonathan continua de se prélasser. Ils sautèrent ledéjeuneretflânèrentaudébutdel’après-mididanslesruellesduvieuxport.Vers

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quatreheures,ilsdévalisèrentl’étald’untraiteuritalienenprévisiondudîneretsepenchèrentunpeuplustardsurlesétagèresduvidéoclubàl’angledeleurrue.

*

À l’autre bout de la ville, la chevelure ébouriffée de Peter émergeait d’une

épaisseliterie.Lalumièredujouravaitfiniparl’extrairedesonprofondsommeil.Ils’étiraetjetaunbrefcoupd’œilauradio-réveilposésursatabledenuit.Lagrassematinéequ’ils’étaitoctroyées’étaitprolongéeau-delàdetoutessesespérances.Ilbâillalonguement,puischerchaàtâtonslatélécommandedesatélévisionsouslesépaisplisde lacouette.Quand il la trouva, ilappuyasurune touche.Faceà lui,l’écranrivéaumursemitàscintiller,ilfitdéfilerleschaînes.Unepetiteenveloppequi clignotait dans l’angle inférieur de l’écran lui indiquait qu’il avait reçu uncourrierélectronique.Ilvalidalafonctiondelectureetlemessageapparut.L’en-têteindiquaitqu’ilavaitétéenvoyélejourmêmeparuncorrespondantdelamaisonChristie’sàLondres. Ilétait15heuressur lacôteEstdesÉtats-Unisetdéjà20heuresdel’autrecôtédel’océan.

–Ilsn’ontquandmêmepaslulejournal,euxaussi!grognaPeter.Letexteétaitécritenpetitscaractères.Peterabhorraitleslunettesdelecture

qu’ildevaitporterdepuisquelquesmois.Parrefusdevieillir,ilpréféraits’imposerunegymnastiquecocasseoùs’enchaînaientquelquessavantesgrimacessupposéesaméliorersonacuitévisuelle.Letexteluifitécarquillerlesyeux.Alorsqu’ilrelisaitpourlatroisièmefoisconsécutivelecourrierélectroniquedesoncorrespondantdeLondres, samainchercha le téléphoneet sans regarder les touchesducadran ilcomposa un numéro et attendit nerveux. Après dix sonneries, il raccrocha etrecommença.Autroisièmeessai,ilouvritrageusementletiroirdesatabledenuitetprit son téléphoneportable. Ilappela lesrenseignementsetdemandaqu’on lemetteenrelationauplusviteaveclebureaudesréservationsdeBritishAirways.Ilcoinçal’appareilsansfildanssoncouetsedirigeaverssondressing.Sehissantsurlapointedespiedspourattraperunevaliseperchéesurladernièreétagère,ilenagrippaitlapoignéequandelleglissabrusquementverslui,entraînantunepiledesacsdevoyagequiluitombèrentdessus.L’agentderéservationpritenfinsonappelalorsqu’iljuraitenpyjama,enfouidanssondressing.

–Lacouronnede laReineaencoredisparuetvousêtes tousen trainde lachercher?

*

Il était 18 heures, le ciel s’enveloppait d’une nuit précoce qui charriait une

averseau-dessusdelaville.Lesnuagessegonflaient,prenantlaformedegrandesbâchesserrées lesunescontre lesautres, sigorgéesd’eauqu’ellesse teintaientpartransparenced’ambreetdenoir.Quelquesgouttesenpercèrentl’épaisvoile,

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ellestraçaientdanslagrisailledessillagesdroitsetargentésavantdeseprécipiterenordreviolentsurlebitume.Jonathanabaissalechâssisàguillotinedelafenêtre.Une soirée devant la télévision s’adapterait très bien à ce temps sombre. Il serenditdanslacuisine,ouvritleréfrigérateuretensortitlesboîtesquicontenaientles différentes entrées italiennes qu’Anna avait choisies. Il alluma le four pourréchauffer le gratin d’aubergines, en parsema généreusement la surface deparmesan et avança vers le téléphone mural. Il allait composer le numéro del’atelierd’Annalorsquelevoyantd’appeldelaligneextérieuresemitàclignoter,précédantlasonnerie.

–Maisoùétais-tupassé?C’estladixièmefoisquej’essaiedetejoindre!–Bonsoir,Peter!–Prépareunepetitevalise,jeterejoindraiàl’aéroportdeLogandanslasalle

d’embarquementdeBritishAirways,l’aviondeLondrespartà21h15,jenousairéservédeuxplaces.

–Supposonsdeuxsecondesquenousnesoyonspasdimanche,que jenesoispasdansmacuisineen traindepréparerundînerà la femmeque j’épousedansquatresemaines,etquejenem’apprêtepasàrevoiravecelleArsenicetvieillesdentelles,quelleseraitlaraisondecevoyage?

– J’aime bien quand tu parles comme ça, on se croirait déjà en Angleterre,repritPeterd’untoncaustique.

–Bon,monvieux,c’étaitunplaisirdeteparlermaispourreprendreunedetesexpressions favorites, je suisenpleineconversationavecungratind’aubergines,alorssitunem’enveuxpas…

–JeviensderecevoirunmaildeLondres,uncollectionneurmetenventecinqtoilesdemaître,ellesseraienttoutesd’uncertainVladimirRadskin…ellessontàquoiteslasagnes?

–Tuessérieux?–Àl’occasion,jeteprésenteraimoncorrespondant,jerigoleplusquandjevais

chezledentiste!Jonathan,ceseranousoulaconcurrencequiorganiseralaventedecestableaux,àtoidedécider,lemarchénousdépartagesouventsurlaqualitédel’expertise.

Jonathanfronça lessourcils, ilenroulanerveusement lecordondutéléphoneautourdesonindex.

–IlnepeutpasyavoircinqtoilesdeRadskinquisoientvenduesàLondres.–Jenet’aipasditqu’ellesyseraientvendues,ellesyserontexposées.Pour

unecollectiondecetteimportance,jeferailaventeàBoston…etjesauvemavieprofessionnelle.

–Tonchiffreestfaux,Peter.Jeterépètequ’ilnepeutpasyavoircinqtableauxmis en vente. Je sais où se trouvent toutes les toiles de Radskin, seules quatred’entreellessontencoredansdescollectionsprivéesnonidentifiées.

–C’esttoi,l’expert,ditPeteravantd’ajouterd’untonmoqueur:Jemedisais

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justementent’appelantàcetteheureinduequecemystèrevalaitpeut-êtreunplatdepâtes.Àtoutàl’heure.

Jonathan entendit un déclic, Peter avait raccroché sans même lui dire aurevoir.Ilreposalecombinéaccrochéaumur.Quelquessecondesplustard,Anna,quin’avaitperduaucunmotdeleurconversation,enfitdemêmedepuissonatelier.Elleposasonpinceaudans lepotd’eauets’enrouladanssonétoleenpashmina,puiselledétachasescheveuxetdescendit lesescaliersvers la cuisine. Jonathanétaitrestédeboutprèsdutéléphone,songeur.Lavoixd’Annalefitsursauter.

–C’étaitqui?–Peter.–Ilvabien?–Oui.Annahuma l’odeurde saugequiembaumait lapièce.Elleouvrit laportedu

fouretcontemplalegratinquirissolaitsouslegril.–Onvase régaler, jemets le filmet je t’attendsdans le salon, jemeursde

faim,pastoi?–Si,si,ditJonathand’unevoixpresquemaussade.En passant devant le plan de travail Anna attrapa un petit artichaut par la

queueetledégustaaussitôt.–Jepourraismedamnerpourlacuisineitalienne,dit-ellelabouchepleine.Elle essuya une goutte d’huile à la commissure de ses lèvres puis quitta la

pièce. Jonathan soupira, il sortit le plat brûlant et composa un plateau chargéd’attentions.Ildisposalesentréestoutautourdel’uniqueassietteetrangeasapartdansleréfrigérateur.Puisildébouchaunebouteilledechiantietenemplituntrèsjoliverreàpiedqu’ilposaprèsduramequindemozzarella.

Annas’étaitinstalléedanslecanapé,legrandécranplasmaétaitdéjàallumé,ilsuffiraitd’appuyersurlatélécommandedulecteurdeDVDpourquelaprojectiondufilmdeCapracommence.

–Tuveuxquej’ailletecherchertonplateau?demanda-t-elled’unevoixdoucealorsqueJonathanposaitlesiensursesgenoux.

Il s’assit à côtéd’elle et lui prit lamain.L’air contrit, il lui expliquaqu’il nedîneraitpaslà.Avantqu’ellenepuisseréagir,illuiavoualesujetdel’appeldePeterets’excusaaussitendrementqu’illepouvait.Ildevaitpartir,passeulementpourluimais aussi pour son ami qui était dans une situation professionnelle délicate. LamaisonChristie’snecomprendraitpasqu’ilnégligeunetellevente.Ceseraitunefauteprofessionnellequipourraitsérieusementnuireàsacarrièreàlaquelleelle-même tenait tant. Par honnêteté, il finit par avouer qu’il avait toujours rêvéd’approcher ces toiles, d’en effleurer les reliefs, d’en observer les couleurs sansqu’elles aient été altérées par l’optique d’un appareil photographique ou lecouchaged’uneimpressionsurpapier.

–Quiestlevendeur?demanda-t-elleduboutdeslèvres.

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–Jen’ensaisrien.EllespourraientapparteniràundescendantdugaleristedeRadskin. Jen’ai jamaisretrouvédetracesd’ellesenventepublique,et lorsde lapremièreéditionducatalogueraisonnédel’œuvredupeintre,j’aidûmecontenterdephotographiesetdecertificatsd’authenticité.

–Combiendetableaux?Jonathanhésitaavantdeformulerlechiffre.Ilsavaitqu’ilétaitimpossiblede

partageravecellecetespoirquil’animaitdedécouvrirlacinquièmepeinturedontPeterluiavaitparlé.LederniertableaudeVladimirRadskinétaitauxyeuxd’Annaune chimère, un effet de la passion dévorante et malsaine que son futur marientretenaitpourcevieuxpeintrefou.

Jonathan entra dans son dressing, ouvrit une petite valise, choisit quelqueschemises soigneusement pliées, un pull-over, des cravates et des sous-vêtementspourcinq jours.Concentré sur sonbagage, iln’avaitpasentendu lespasd’Annadanssondos.

– Tu m’abandonnes encore pour ta maîtresse, à quatre semaines de notremariage,tunemanquespasd’air!

Jonathanrelevalatête,lasilhouetteattirantedesafuturefemmesedécoupaitdansl’encadrementdelaporte.

–Mamaîtresse,commetudis,estunvieuxpeintre,foucommetudisaussi,etquiestmortdepuisdesdécennies.À l’aubedenotreunion,celadevraitplutôtterassurersurmesgoûts.

–Jenesaispascomment jedoisprendrececommentaire,si je fais toujourspartiedetesgoûts.

–Cen’estpascequejevoulaisdire,répondit-ilenlaprenantdanssesbras.Annarésistaàl’étreintedeJonathan,ellelerepoussa.–Tut’enfonces,monvieux!–Anna,jen’aipaslechoix.Nerendspaslachoseplusdifficile.Pourquoijene

peuxpasvivrecegenredejoiesavectoi,bonsang!– Et si Peter avait appelé la veille de la cérémonie, tu aurais annulé notre

mariage?–Peterestmonmeilleuramietnotretémoin,iln’auraitpasappelélaveillede

lacérémonie,–Ahoui?Ilneseseraitpasgêné!– Tu te trompes, en dépit d’un certain humour auquel tu n’es pas sensible,

Peterabeaucoupdetact.–Alorsildoitbienlecacher.Maiss’ilavaitappelé,qu’aurais-tufait?–Alors je supposeque j’auraisdû renoncer àmamaîtressepour officialiser

monunionavecmacompagne.Jonathanespéra,sanstropycroire,qu’Annacesseraitdeleharceler.Pourne

pasalimenterladisputequ’elleessayaitdeprovoquerentreeux,ilpritsonbagage

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etserenditdanslasalledebainscherchersonnécessairedetoilette.Ellelesuivitd’un pas énergique. Il passa devant elle et décrocha unmanteau. Alors qu’il sepenchaitpourl’embrasser,ellereculaetledévisagea.

–Tuvoisbien,tul’avouestoi-même,Peterauraittéléphonélematinmêmedumariage!

Jonathandescenditl’escalier;lorsqu’ilarrivadanslehall,iltournalapoignéede la porte et se retourna pour regarder longuement Anna qui se tenait brascroisés,enhautdesmarches.

–Non,Anna,ilauraitattenduquejeletuelelundimatinpournepasl’avoirfait.

Etilsortitenclaquantlaporte.Jonathanhélauntaxi.Ilindiquaauchauffeurde le conduire au terminal British Airways à l’aéroport de Logan. L’averse avaitinondélaville.L’eauquiruisselaitencoresurlestrottoirseffaçaaussitôtsespas.Lorsquelavoitures’éloigna,leslattesdustoreenboisretombèrentsurlafenêtredel’atelierd’Anna.Ellesouriait.

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3.JonathanattendaitPeter,deboutdevant laborned’embarquementduvolBA

776. Il suivit du regard les derniers passagers qui s’engouffraient dans lapasserelle.Unemainseposasursonépaule.Peterremarqualaminefripéedesonami,ilhaussalesourcil.

–Jesuistoujoursvotretémoin?–Autrainoùvontleschoses,c’estdemondivorcedonttuserastémoin.–Situveux,jesuisd’accordaussi,maisilfaudraquetutemariesd’abord,ily

adeschronologiesàrespecter.Lechefd’escaleleurfitunsigneimpatient,laportedel’avionn’attendaitplus

qu’euxpour se refermer.Peter s’installaprèsduhublot. Jonathaneut àpeine letemps de ranger sa petite valise dans le compartiment à bagages que déjàl’appareilreculait.

Une heure plus tard, alors que l’hôtesse s’approchait de leurs sièges, Peterl’informacourtoisementquenil’unnil’autrenevoulaientduplateau-repasqu’elleleurtendait.Jonathanregardasonami,intrigué.

–Net’inquiètepas!murmuraPeterd’untoncomplice.J’aimisaupointdeuxrusesenorpouraméliorercesvolslong-courriers.Jesuispassécheztontraiteurfavorietj’aiachetédequoinousfaireunvraidîner.Jeculpabilisaisunpeuàcausedeteslasagnes.

–C’étaitungratind’aubergines,réponditJonathanagacé.Etoùsetrouvecefestin,jesuisaffamé?

–Dans l’un des porte-bagages au-dessus de nous. Dès que l’hôtesse et sonchariot de nourritures sous vide auront franchi le rideau, j’irai chercher notredîner!

–Ettonsecondstratagème?Petersepenchapoursortirdesapocheunepetiteboîtedemédicamentsqu’il

agitasouslesyeuxdesonami.–Ça ! dit-il l’air satisfait en luimontrant deux comprimés blancs.C’est une

pilulemiracle.Quand tu te réveilleras tu regarderas par la fenêtre et tu diras :«Tiens,ondiraitLondres!»

Peter fit glisser lesdeux cachetsdans le creuxde samain. Il en offrit un àJonathanquilerefusa.

–Tuastort,ditPeterenenvoyanténergiquementlapetitepastilleaufonddesa gorge. Ce n’est pas un somnifère, ça aide juste à s’endormir, et le seul effetsecondaire,c’estqu’onnevoitpaslevolpasser.

Jonathannechangeapasd’avis.Peterposasatêtecontrelehublotetchacunde soncôtéplongeadans sespensées.Lechefde cabine termina son serviceetdisparutdansl’espaceréservéaupersonnelnavigant.Jonathandéfitsaceintureet

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seleva.–Danslequel?demanda-t-ilàPeterendésignantlarangéedecompartiments

quis’étendaitau-dessusdeleurtête.Peterneréponditpas.Jonathansepenchapourconstaterqu’ils’étaitassoupi.

Illuitapotal’épauleethésitaavantdelesecouerplusieursfois.Ileutbeauinsister,rienn’y fit,Peterdormaitàpoings fermés. Jonathanouvrit levoletducasierquiétaitau-dessusd’eux.Unedizainedesacsetdemanteauxétaientimbriquéslesunsdans les autres dans un fatras inextricable. Il se rassit furieux. La cabine futplongée dans l’obscurité. Une heure plus tard, Jonathan éteignit sa veilleuse etcherchaàatteindrelaboîtedesomnifèresdanslavestedesonvoisin.Peterronflaitgénéreusement,recroquevillécontrelehublot,sapochedroiteétaitinaccessible.Sixheuresplustard,l’hôtesseréapparutdanslacabine,poussantdevantelleun

nouveauchariot.Jonathanquelafaimavaittirailléduranttoutlevolaccueillitavecbonheur son petit déjeuner. Elle se pencha pour ouvrir la tablette de Peter quis’éveilla en bâillant alors qu’elle lui présentait son plateau, il se redressabrusquement.

–Maisjet’aiditquejem’occupaisdudîner!dit-ilenfustigeantJonathanduregard.

–Situdisunmotdeplus,laprochainefoisquetuteréveillerasturegarderasparlafenêtreettudiras:«Tiensondiraitl’hôpitalSaint-VincentdeLondres.»

L’hôtesseservit son repasàPeter, Jonathanypiquaaussitôt labriocheet lecroissantqu’ilengouffragoulûmentdanssabouchesouslesyeuxébahisdesonami.

Untaxilesconduisitdel’aéroportd’Heathrowjusqu’aucentredeLondres.Aux premières heures du matin, la traversée de Hyde Park était un

enchantement,propreàfaireoublierque l’onsetrouvaitaucœurd’unedesplusgrandes capitales d’Europe. Les troncs des arbres séculaires émergeaient d’unvoiledebrumequirecouvraitencorelesimmensespelouses.Jonathanregardaparlafenêtredeuxchevauxgrisauxrobestachetéestrotterenéquipagesurlesablefraîchement lisséde l’alléecavalière. Ils franchirent lesgrillesdePrinceGâte. Iln’étaitpasencore8heuresdumatin,pourtantlerond-pointdeMarbleArchétaitdéjà un enfer pour la circulation. Ils remontèrent Park Lane et le black cab lesdéposaenfinsousl’auventdel’hôtelDorchester,situéenbordureduparcdanslequartiercossudeMayfair.Chacunpritpossessiondesachambre.PeterrejoignitJonathan dans la sienne. Il était en train de s’habiller et lui ouvrit la porte vêtud’unechemiseblancheetd’uncaleçonàmotifsécossais.

–Jereconnaislàl’éléganceduvoyageur!s’exclamaPeterenentrant.Jeseraiscurieux de savoir ce que tu porterais si je t’emmenais en Afrique ? Ce vol m’aépuisé,ajouta-t-ilens’enfonçantdanslegrosfauteuilencuirquijouxtaitlafenêtre.

Jonathandisparutdanslasalledebainssansluirépondre.–Tuboudesencore?criaPeter.LatêtedeJonathanpassaparl’entrebâillementdelaporte.

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–J’aipassélafindemonweek-endàteregarderdormirdansunavionet jesuisprobablementen instancedeséparationàquatresemainesdemonmariage.Pourquoiest-cequejebouderais?demanda-t-ilenajustantlenœuddesacravate.

–Tumetstoujourslepantalonendernier?questionnaPetergoguenard.–Çateposeunproblème?–Non,pasdutout,maisencasd’incendie,moi,jemesensmoinsgênédesortir

danslecouloirsansmacravate.Jonathanletançaduregard.–Nefaispascettetête-là,repritPeter,c’esttonpeintrequinousamèneici.–Est-cequetoninformateurestfiableaumoins?–Auprixqu’ilnouscoûte,ilaintérêtàl’être!Ilabienécritcinqpeintures

danssonmessage,ditPeterenregardantparlafenêtre.–Ehbien,ils’esttrompé,crois-moi!–J’aitrouvésonmailsurmonordinateurenmeréveillant,etjen’aipasréussi

àlejoindre.Ilétaitdéjàtardici,etjenepeuxpasluireprocherdevivresavieundimanchesoir.

–Tut’esencorelevéaumilieudel’après-midi?Petereutl’airpresquegênéenrépondantàJonathan.– J’avais un peu veillé… Dis donc, mon vieux, c’est moi qui ai sacrifié mon

week-endpourquetuassouvissestapassion,alorsn’essaiepasdemeculpabiliser!–Parcequ’uneventedecetteimportancen’arrangeraitpastesaffairesavec

tesassociés,monsieurlecommissaire-priseur?–Disonsquenousavonssacrifiénotreweek-endàunecausecommune!–As-tud’autresinformations?–L’adressede lagalerieoùserontexposées les toilesàpartird’aujourd’hui.

C’est làquedevrontavoir lieulesexpertisesavantqueleoulespropriétairesnechoisissentl’heureuxéluquis’occuperadelavente.

–Avecquies-tuenconcurrence?–Avectoutcequitientunmarteauetquisaitdire«adjugé».Jecomptebien

surtoipourquecesoitlemienqu’onentendetomber!LarenomméedeJonathanseraitunatoutmajeurdanslapartiedeséduction

qu’entreprendraient les différents commissaires-priseurs pour emporter cettevente.Enétantlepremieràseprésenteretencompagnied’unexpertdelaqualitédeJonathan,Peters’offraitunebellelongueurd’avance.

Ilstraversèrent legrandhallduDorchester,Peters’arrêtadevant lebureaudu concierge. Il lui demanda la direction à prendre pour se rendre à l’adresserédigéesurlepapierqu’il luitendait.L’hommeenhabitrougefitpromptementletourdesoncomptoir,dépliaunplanduquartierettraçaaustylol’itinérairequesonhôte devrait emprunter pour rejoindre la galerie d’art. D’un ton posé, il lui

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recommandadereleverlatêteenplusieurspointsduparcours,qu’ilmarquad’unecroix,pouradmirertellefaçade,ouédificequinemanqueraientpasdedonnerdel’intérêtàsavisite.Perplexe,Peterhaussa lesourciletdemandaauconciergesipar le plus grand des hasards il n’aurait pas un cousin ou un parent éloigné quivivrait à Boston. Le concierge s’étonna de la question, et les escorta jusqu’à laporte à tambour qu’il fit tourner à leur passage. Il les accompagnamême sousl’auventet se sentit ledevoirde reprendreuneàune toutes les indicationsqu’ilavait données quelquesminutes plus tôt. Peter lui arracha le plan desmains etentraînaJonathanparlebras.

Les petites rues qu’ils sillonnaient resplendissaient sous le soleil. Lesdevantures des magasins le long des trottoirs en pierre blanche rivalisaient decouleurs. Des jardinières de fleurs accrochées à intervalles réguliers au col deslampadaires se balançaient dans la brise légère. Jonathan avait la sensation devivredansunautretemps,uneautreépoque.Ilmarchaitversunrendez-vousqu’ilattendait depuis toujours, admirant les toitures des maisons en ardoise etbardeaux.Etmêmesil’informateurdePetersetrompait,mêmesiJonathandevaitêtre déçu comme il s’y préparait, il savait que dans l’une de ces galeries quitournaientledosàPiccadilly,ilapprocheraitenfindeprèslesdernierstableauxdeVladimir Radskin. Il leur fallut à peine dixminutes pour arriver devant le n° 10Albermarlestreet.Peterpritlepetitboutdepapierdanslapochedesonvestonetvérifia l’adresse. Il jetauncoupd’œilàsamontreetpressasonvisageentre lescroisillonsdeferquiprotégeaientlavitrine.

–Çadoitêtreencorefermé,dit-ild’unairdépité.–Tuauraisdûtravaillerdanslapolice,répliquaJonathandutacautac.De l’autre côté de la chaussée, Jonathan remarqua la devanture d’un petit

établissementoùl’onservaitcafésetviennoiseries.Ildécidadetraverserlarue,Peterlesuivit.L’endroitétaitaccueillant.L’arômedesgrainsfraîchementmoulussemélangeaitàceluidesbriochesàpeinesortiesdu four.Les raresclientsétaientaccoudésàdestableshautes,chacunplongédanslalectured’unjournaloud’unerevue.Quandilsétaiententrés,aucund’entreeuxn’avaitrelevélatête.

Devant le comptoir en vieux marbre grainé, ils commandèrent deuxcappuccinos,etchacunemportasacollationverslatablettequibordaitlavitrine.C’estlàqueJonathanvitClarapourlapremièrefois.Vêtued’unegabardinebeige,elleétaitassisesurl’undestabouretsettournaitlespagesduHeraldTribuneenbuvantsoncafécrème.Absorbéeparsalecture,elleportadistraitementleliquidefumantjusqu’àsabouche,grimaçaensebrûlantlalangueet,sansjamaisdétournerles yeux de l’article qu’elle lisait, elle reposa le gobelet à tâtons et tournarapidementunepage.Claraavaituncharmesensuel,mêmeaffubléed’untraitdemoustacheblanchequelacrèmeavaitdéposéeau-dessusdesalèvresupérieure.Jonathansourit,ilprituneservietteenpapier,s’approchaetlaluitendit.Claras’enemparasansreleverlatête.Elles’essuyaetlaluirendittoutaussimécaniquement.JonathanlarangeadanssapocheetnequittaplusClaraduregard.Elleachevalalecturequisemblaitlacontrarier,repoussalejournaletsecoualatêtededroiteà

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gauche,puiselleseretournaenregardantJonathan,perplexe.–Nousnousconnaissons?Jonathanneréponditpas.Laservietteenpapieràlamain,illuidésignalapointedesonmenton.Clara

tamponnaleboutdesonvisage,retournalaserviette,réfléchitquelquessecondesetsesyeuxs’éclairèrent.

–Pardon,dit-elle.Jesuisvraimentdésolée,jenesaispaspourquoijeliscettepresse,àchaquefoisçamemetencolèrepourlerestedelajournée.

–Etqueracontaitcetarticle?demandaJonathan.– Aucune importance, répondit Clara, des choses qui se veulent aussi

techniques que savantes et qui ne sont finalement que des considérationsprétentieuses.

–Maisencore?– C’est vraiment très gentil à vous de vous intéresser ainsi mais vous n’y

comprendriezprobablementrien,c’estterriblementennuyeuxetliéaumondedanslequeljetravaille.

–Donnez-moiunechance,quelleestcetteplanète?Clararegardasamontreetrécupéraaussitôtsonfoulardposésurletabouret

voisin.–Lapeinture!Jedoisvraimentfiler,jesuisenretard,j’attendsunelivraison.Ellesedirigeaverslaporteetseretournajusteavantdesortir.–Merciencorepour…–Iln’yapasdequoi,l’interrompitJonathan.Elle esquissa une légère révérence et quitta l’établissement. Par-delà la

vitrine,Jonathanlaregardatraverserlarueencourant.Surletrottoird’enface,elleintroduisituneclédansunpetitboîtierfichédanslafaçadeetlerideaudeferde la galerie située au 10 Albermarle street se releva. Peter s’approcha deJonathan.

–Qu’est-cequetufais?– Je crois que nous pouvons y aller, répondit Jonathan qui regardait la

silhouettedeClaradisparaîtredanslagalerie.–C’estavecellequenousavonsrendez-vous?–J’enaibienl’impression.–Eh bien, dans ce cas, tu vasme changer tout de suite la façon dont tu la

regardais.–Dequoiparles-tu?–Demeprendrepouruncrétin,cen’estpasgrave,ça faitvingtansqueça

dure.

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En réponse à l’air étonné de Jonathan, Peter fit une grimace en pointant lebout de sonmenton. Il sortit du café,mimant le geste d’agiter unmouchoir. Lagalerie était éclairée par la lumière du jour. Jonathan appuya sa tête contre lavitrine. Lesmurs étaient nus, la pièce vide, la jeune femme devait se trouver àl’arrièredelaboutique.Ilappuyasurlapetitesonnettequisetrouvaitjusteàcôtéde la porte en bois peinte en bleu. Peter se tenait derrière lui. Clara apparutquelquesinstantsplustard.Elleportaitencoresonmanteauetfouillaaussitôtdanssespoches.EllesouritenreconnaissantJonathan,fitpivoterleloquetetentrebâillalaporte.

–J’aioubliémescléssurlecomptoir?–Non,ditJonathan,sinonjesupposequevousn’auriezpaspurentrer.–Vousavezprobablementraison,monporte-monnaiealors?–Nonplus.–Monagenda ! Je leperds tout le temps, jedoisavoirhorreurdes rendez-

vous.–Vousn’avezrienoubliédutout,jevousrassure.Impatient,PeterpassadevantJonathanettenditsacartedevisiteàClara.–PeterGwel,jereprésentelamaisonChristie’s,nousarrivonscematinmême

deBostonpourvousrencontrer.– Boston ? C’est bien loin, le siège de votre établissement n’est-il pas

londonien?demandaClaraenlaissantentrersesvisiteurs.Retournantsursespas,elle leurdemandacequ’ellepouvait fairepoureux.

Peter et Jonathan se regardèrent étonnés. Jonathan la suivit vers le fond de lagalerie.

–Jesuisexpertentableaux.Nousavonsapprisque…Claral’interrompit,l’airamusé.– Jedevinecequivousamène,bienquevoussoyez trèsenavance.Comme

vouspouvezleconstater,jen’attendslapremièrelivraisonqu’enfindematinée.–Lapremièrelivraison?demandaJonathan.– Pour des questions de sécurité les tableaux seront transportés

individuellement,aurythmed’unparjour.PourlesvoirtousilvousfaudrapasserlasemaineàLondres.Cettegalerieestindépendante,maisdansmonmétiercesontsouventlescompagniesd’assurancesquicommandent.

–Vouscraignezunvolaucoursdutransport?–Vol,accident,unetellecollectionexigequelquesprécautions.UncamiondedéménagementauxcouleursdelaDelahayeMovingserangea

devant lavitrine.Clarafitunsigneauchefd’équipequidescendaitdesacabine.PeteretJonathanétaientchanceux,lepremiertableauvenaitd’arriver.Lehayonarrière s’abaissa et trois hommes transportèrent une immense caisse jusqu’aucentredelagalerie.Avecmilleprécautionsilsdéfirentuneàunelesplanchesqui

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protégeaient l’œuvre. Lorsqu’elle fut enfin extraite de son sarcophage de bois,Clara indiqua aux manutentionnaires la cimaise où elle devait être suspendue.Jonathanbrûlaitd’impatience.Lestransporteursl’accrochèrentavecuneprécisionquiforçaitl’admiration.Dèsqu’ilss’enécartèrent,Clarainspectal’encadrementetétudiaminutieusement la toile. Satisfaite, elle signa le bon de réception que luitendaitlechefd’équipe.

Deux heures s’étaient presque écoulées lorsque le camion quitta la rue.Pendant tout ce temps Peter et Jonathan avaient religieusement regardé Clararéceptionner et mettre en place le tableau. Jonathan voulut l’aider à plusieursreprisesmaisellenelelaissapasfaire.Ellerelialecadreàl’alarmeetgrimpasurun grand escabeau pour orienter un à un chacun des petits projecteurs quiéclaireraient la toile. Jonathan se positionna en face et lui donna quelquesindications de réglage dont elle ne tint pas vraiment compte. Elle redescenditplusieursfoispourobserverelle-mêmeletravailaccompli.Grognonnantquelquesmotsqu’elleseulecomprenait,elleremontaitaussitôtsursonéchelleetmodifiaitsonéclairage.Petersoufflaàl’oreilledesonamiqu’ilavaitbiencrujusque-làqueluiseulétaitfouetpossédéparlepeintrerusse,maisqu’illuisemblaitdésormaisque son titre était en compétition. Jonathan le tança du coin de l’œil et Peters’éloigna, passant le reste de sa matinée pendu à son téléphone portable. Ilarpentait la vitrine au fil des communications, tantôt à l’intérieur de la galerie,tantôtsurletrottoirquandClaraetJonathanéchangeaientleurspointsdevuesurla qualité de la lumière obtenue. Vers une heure de l’après-midi, Clara se postadevant le tableau, à côté de Jonathan. Bras sur les hanches, ses traits sedétendirent,elleluidonnaunpetitcoupdecoudequilefitsursauter.

–J’aifaim,dit-elle,pasvous?–Si!–Vousaimezlacuisinejaponaise?–Oui.–Etvousêtestoujoursaussibavard?–Oui,ditJonathanjusteavantdereprendreunnouveaucoupdecoude.–C’estuntableaumerveilleux,n’est-cepas?repritClarad’unevoixémue.L’œuvrereprésentaitundéjeunerdecampagne.Unetableétaitdisposéesur

uneterrasseenpierrequibordaitunedemeure.Unedouzainedeconvivesétaientassisalorsqued’autres se tenaientdeboutunpeuplus loindans lepaysage.Unimmensepeuplierabritaitsoussonombredeuxhommesentenueélégante.Letraitdu peintre était si juste, que leurs lèvres semblaient délivrer les propos qu’ilséchangeaient.Lacouleurdesfeuillageset la luminositéduciel témoignaientd’unbelaprès-midid’unétédisparudepuisplusd’unsiècleetquisemblaitavoirtoujoursduré. Jonathan pensa que plus un seul de ses personnages n’existait, que leurscorpsn’étaientplusquepoussière,etpourtant,souslepinceaudeVladimir,ilsnedisparaîtraientjamais.Ilsuffisaitdelesregarderpourlesimaginerencoreenvie.IlbrisalesilencecontemplatifqueClaraetluiobservaientdepuisdelonguesminutes.

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–C’estundesesdernierstableaux.Avez-vousremarquécetangleparticulier?Raressontlesscènespeintesainsi.Vladimirajouédelahauteurpouraugmenterlaprofondeurdesonchamp.Commeunphotographel’auraitfait.

–Etvous,avez-vousremarquéqu’iln’yaaucunefemmeautourdecettetable?Unechaisesurdeuxestvide.

–Iln’enpeignaitjamais.–Misogyne?–Veufetinconsolable.–Jevoustestais!Allez,venez,monestomacmetenaillequandjel’ignoretrop

longtemps.Clara entraîna Jonathan, elle prévint la télésurveillance, coupa les lumières,

enclencha l’alarme et referma la porte derrière elle. Sur le trottoir, Peter, quicontinuaitdefairelescentpas,leurfitsignequ’ilterminaitsaconversationetlesrejoindraitaussitôt.

–Votreamiaunebatteriequinesedéchargejamaisouilréussitàusercelledesoncorrespondant?

–Ildébordetellementd’énergiequ’ildoitlesrechargertoutseul!–Çadoitêtrequelquechosecommeça,venez,c’estpresqueenface.Jonathan etClara traversèrent la rue, ils entrèrent dans le petit restaurant

japonaisets’assirentdansunbox.JonathanprésentaitlemenuàClaraquandPeterfituneentréefracassanteetlesrejoignit.

–Charmantcetendroit,dit-ilens’asseyant.Pardondevousavoirfaitattendre,jepensaisqu’avecledécalagehorairej’auraisunpeudetempsavantquelebureaudeBostonn’ouvre,maislesloupssontmatinaux.

–Tuasfaim?ditJonathanentendantlacarteàsonami.Peterouvritlemenuetlereposasurlatable,laminedépitée.– Vous aimez vraiment ça, le poisson cru ? Je préfère lesmets quime font

oublierqu’ilsétaientvivantsjusteavantquejelesregarde.–Vousvousconnaissezdepuislongtemps?demandaClaraamusée.Le déjeuner fut agréable. Peter usa de tous ses charmes, il fit rire Clara

plusieursfois.Discrètementilgriffonnaquelquesmotssuruneservietteenpapierqu’ilglissadanslamaindeJonathan.Celui-ciladépliasursesgenoux;aprèsavoirlu,ilroulalepapierenbouleetlelaissatomberparterre.Del’autrecôtédelarue,sous un ciel londonien qui se chargeait de nuages, le tableau d’un vieux peintrerusse resplendissait de la lumière d’un été d’autrefois qui ne cesserait jamaisd’exister.

Aprèsledéjeuner,PeterrejoignitlesbureauxdeChristie’standisqueJonathanretournaavecClaraverslagalerie.Ilypassasonaprès-midiassissuruntabouret,faceàlatoile.Ilenexaminaitchaquedétailàlaloupeetreportaitméthodiquementsesannotationsdansungrandcahieràspirale.

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Peteravaitfaitdépêcherunphotographequiseprésentaàlagalerieenfindejournée. Ce dernier installa minutieusement son matériel. De grands parapluiesblancsperchéssurdestrépiedss’ouvrirentdechaquecôtédutableau,reliéspardescordonsàl’appareilàchambre6x6.

Danslacouleurdusoir,lavitrines’illuminadedizainesd’éclairsaurythmedeséclatsdeflashesquisesuccédaient.Vudelarueonauraitcruqu’unorageavaitéclatéàl’intérieurdelagalerie.Àlafindelajournée,lephotographerangeaseséquipements dans l’arrière-boutique et salua Jonathan et Clara. Il reviendrait lelendemain,àlamêmeheure,pourlesecondtableau.Alorsqu’ilsaluaitClarasurlepasdelaporte,Jonathanauthentifialasignatureaubasdelatoile.LetableauétaitbienLeDéjeuneràlacampagnedeVladimirRadskin,elleavaitétéexposéeàParisaudébutdu siècle, puis àRomeavant laguerre et ferait partiede laprochaineéditionducatalogueraisonnédel’œuvredupeintre.

Celafaisaitlongtempsdéjàqueleseffetsdudécalagehorairepesaientsurlesépaules de Jonathan. Il proposa à Clara de l’aider à fermer la galerie. Elle leremerciamaiselleavaitencoredutravail.Elleleraccompagnajusqu’aupasdelaporte.

–C’étaitunemerveilleusejournée,dit-il,jevousensuistrèsreconnaissant.–Mais je n’y suis vraiment pas pour grand-chose, réponditClara d’une voix

douce,c’estluiqu’ilfautremercier,ajouta-t-elleenmontrantletableau.Ensortantsurletrottoir,ilretintdifficilementunbâillement.Ilseretournaet

regardafixementClara.–J’avaismillequestionsàvousposer,dit-il.Ellesourit.–Jecroisquenousauronstoutelasemainepourcela,allezvouscoucher,jeme

suisdemandétoutl’après-midicommentvousfaisiezpourtenirdebout.Jonathanreculaetesquissaunaurevoirde lamain.Clara leva lasienneetun

taxinoirvintserangerlelongdelachaussée.–Merci,ditJonathan.Il y grimpa et lui fit encore un petit signe par la fenêtre. Clara rentra et

referma la porte de la galerie, elle revint vers la vitrine et regarda le taxis’éloigner, songeuse. Une autre question avait occupé son esprit, depuis ledéjeuner. L’impression d’avoir déjà rencontré Jonathan était devenue obsédante.Alorsqu’ilcontemplaitletableau,assissursontabouret,certainsdesesgestesluisemblaientpresquefamiliers.Maiselleavaiteubeauypensersanscesse,ellenepouvaitassociernilieunidateàcesentiment.Ellehaussalesépaulesetretournaderrièresonbureau.

Enarrivantdanssachambre,Jonathanremarqualapetitelumièrerougequiclignotait sur le cadran du téléphone. Il posa aussitôt sa sacoche, décrocha lecombinéetappuyasurlatouchedelamessagerievocale.LavoixdePetern’avaitrienperdudesonénergie.Tousdeuxétaientconviésàunvernissagequiseraitsuivid’un dîner dans un restaurant élégant, avec des « vrais plats », « cuits », avait

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ajoutéPeter.Ill’invitaitàlerejoindredanslehallvers21heures.Jonathanfitsemblantd’ignorerlaraisondesalégèredéception.Illaissaàson

tour unmessage dans la chambre de Peter. La fatigue avait eu raison de lui, ilpréférait dormir, ils se retrouveraient le lendemainmatin. Il composaaussitôt lenumérodesamaisonàBoston.Letéléphonesonnadanslevide,Annaétaitpeut-êtredanssonatelieretelleavaitcoupélasonnerie,ouelleétaitsortieetn’avaitpasenclenchélerépondeur.Jonathansedéshabillaetentradanslasalledebains.

Deretourdanssachambre,enveloppéd’unépaispeignoirencoton, ilrepritson cahier et relut ses notes. Il effleura du doigt, au bas d’une page remplie dedescriptions,lapetiteesquissequ’ilavaittracéedansl’après-midi.Bienqueletraitfût maladroit, le profil de Clara était parfaitement reconnaissable. Jonathansoupira,reposasoncahier,éteignitlalumière,mitsesmainsderrièresanuqueetattenditquelesommeill’emporte.

Une heure plus tard, il ne dormait toujours pas, il sauta hors du lit, prit uncostumedanslapenderie,passaunechemisepropreetquittasachambre.Ilcourutdanslelongcouloirquimenaitauxascenseurs,laçaseschaussuresdanslacabineetfinissaitd’ajustersacravatequandlesportess’ouvrirentsurlerez-de-chaussée.IlrepéraPeterquisetenaitprèsd’unecolonneenmarbreàl’autreboutduhall.Jonathansehâta,maisalorsqu’ils’approchaitdePeter,uneautresilhouette,celle-citrèsféminine,sedétachadelacolonne.LebrasdePeterentouraitlatailled’unesculpturale jeunefemmedont latenuen’habillaitquelestrictminimum.Jonathansourit et s’immobilisa, tandis que Peter disparaissait en bonne escorte dans letambourdelaporteprincipale.SeulaumilieuduhallduDorchester,Jonathanavisalebaretdécidade s’y rendre.La foule y était dense.Legarçon l’installa àunepetitetable,Jonathans’enfonçadansunfauteuilclubencuirnoir.Unbourbonetunclub sandwich l’aideraient probablement à réconcilier les effets du décalagehoraireavecsesenvieschangeantes.

Ilouvraitunjournalquandsonœilfutattiréparlescheveuxblancsargentésd’unefemmeassiseaubar.Jonathansepencha,maisplusieurspersonnesmasséesau comptoir obstruaient son champ de vision, l’empêchant de voir son visage.Jonathanlaguettaquelquesinstants,ellesemblaitfixerlebarman.

Ilallaitreprendresalecturelorsqu’ildétaillalafaçonparticulièredontlamaintachetéedelafemmefaisaittournoyerlesglaçonsdanssonverredewhisky,puisilremarqualabaguequiornaitsondoigt.Soncœurs’emballaetilselevaaussitôt.Sefrayantdifficilementunchemindanslafoule,ilparvintenfinàrejoindrelebar.

Maisunefemmed’untoutautreâgeavaitprisplacesurletabouret.Elleétaitentouréed’uneéquipedetradersetl’agrippajoyeusement,l’invitantàsejoindreàeux.Jonathaneutdumalàs’extirperdugroupedefêtards.Ilsehissasurlapointedespiedset,commesurunocéanimaginaire,vitlachevelureblancheglisserverslasortie.Lorsqu’ilarrivaà laporte, lehallde l’hôtelétaitvide. Il le traversaencourant,seprécipitasousl’auventetdemandaauportiers’ilavaitvuunefemmesortir quelques instants plus tôt. Embarrassé, celui-ci lui fit comprendreélégammentquesonmétier lui interdisaitderépondreàcegenredequestions…

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NousétionsàLondres.

*Jonathan et Peter s’étaient retrouvés aux premières heures du matin pour

courirdansleparc.–Tuasunetête,disdonc!Pourquelqu’unquiestcenséavoirfaitletourdu

cadran,çaneteréussitpasdedormir,ditPeteràJonathan.Tuesressorti?–Non,jen’aipasfermél’œil,c’esttout.Ettoi,tasoirée?–Barbanteàsouhait,encompagniedenotables.–Ahoui,vraiment?Etcommentétait-elle?–Notable!–C’estbiencequimesemblait.Peterpritappuisurl’épauledeJonathan.– Bon, disons que j’ai changé de programme au dernier moment, mais

seulementparcequetunem’accompagnaisplus.J’aibesoindecafé,dit-ilenjoué,moinonplusjen’aipasbeaucoupdormi.

–Évite-moilesdétailssituveuxbien,enchaînaJonathan.–Tuesdebonnehumeur,c’estbien.Nosconcurrentsn’aurontpasconstitué

leurséquipesavantvendredi,celanouslaisseunesemained’avancesureuxpouremportercettevente.Alorsaccroche-moiunpeudeséductionàtonvisageavantd’allervoirnotregaleriste,jenesaispasencoreàquiappartiennentcestableauxmaissonavisseradéterminantetj’ail’impressionqu’ellen’estpasinsensibleàtoncharme.

–Peter,tum’emmerdes.–C’estbiencequejedisais,tuesd’excellentehumeur!repritPeteressoufflé.

Tudevraisyallermaintenant.–Jetedemandepardon?–Tun’asqu’uneenvie,c’estderetournervoirtontableau,alorsfonce!–Tunevienspasavecmoi?–J’aidutravail.Emporter lestoilesdeRadskinauxÉtats-Unisn’estpasune

partiegagnéed’avance.–Ehbien,organisetaventeàLondres.–Pasquestion,j’aibesoindetoisurplace.–Jenevoispasoùestleproblème?–Enrentranttechangeràl’hôtelprendstonagendaetvérifiecequejevaiste

dire:tuessupposétemarieràBostonfinjuin.–Tuveuxvendrecestableauxdansunmois?

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–Nousbouclonslecataloguegénéraldansdixjours,jepeuxencoreêtredanslestemps.

–Toncerveausaitquetun’espassérieuxquandtudisça?–Jesais,c’estunparidefou,maisjen’aipaslechoix,grommelaPeter.–Jenecroispasquetusoisfou,làc’estbeaucoupplusqueça!– Jonathan, cet article a mis le bureau sens dessus dessous. Hier dans les

couloirs,lesgensmeregardaientcommesij’étaisentraindemourir.–Tuesenpleineparanoïa!– J’aimerais bien, soupira Peter. Non, je t’assure, les choses prennent une

mauvaise tournure, cette vente peut me sauver et j’ai vraiment besoin de toicommejamais.Faisensortequenousnousoccupionsdetonvieuxpeintre.Sicetteadjudication nous échappait, je ne m’en remettrais pas, et puis toi non plusd’ailleurs.

Cette semaine, les bureaux londoniens de Christie’s étaient en pleineeffervescence.Expertsetvendeurs,acheteursetcommissairessesuccédaientdansles différentes salles de réunion. Les spécialistes de chaque département s’ycroisaientdumatinau soir, se réunissantpourétablir les calendriersdesventesdans les différentes succursales dumonde, valider les catalogues et répartir lesœuvresmajeuresentrelesadjudicateurs.Peterdevraitconvaincresesassociésdele laisseremporter les tableauxdeVladimirRadskinàBoston.Dansunpeuplusd’unmois,setenaitsoussonmarteauuneventedetoilesdemaîtresduXIXesiècledont les revues d’art internationales ne se priveraient pas de se faire l’écho.Bousculer lesprogrammesn’étaitpasunfaitcoutumierdesesemployeurs,Petersavaitquelapartieseraitdifficileet,danssasolitude,ilfinissaitpardouterdelui-même.

Il était un peu plus de 10 heures lorsque Jonathan arriva devant le 10Albermarlestreet,Claraétaitdéjàlà.Àtraverslavitrine,ellelevitdescendredeson taxi et traverser la rue en direction du petit café. Il en ressortit quelquesminutesplustard,portantdeuxgrandscapuccinosdansdesgobeletsencarton,elleluiouvritlaporte.Vers11heures,lecamiondelaDelahayeMovingserangealelongdutrottoirdevantlagalerie.LacaissequicontenaitlasecondetoilefutposéesurdestréteauxaucentredelapièceetJonathansentitgrandirenluiunecertaineimpatience chargée de souvenirs. D’une part d’enfance dont il n’avait jamais sutotalementsedéfaire,ilconservaitcettecapacitéintacteàs’émerveiller.Combiend’adultes autourde lui avaient oublié ce sentiment inouï ?Aussi désuetque celapuisseparaîtrepourcertains,Jonathanpouvaits’enthousiasmerdelacouleurd’unsoir, de l’odeur d’une saison, du sourire au visage d’une passante anonyme, d’unregardd’enfant,d’ungestedevieillardouencoredel’unedecessimplesattentionsducœurquipeuventnourrirlequotidien.EtmêmesiPetersemoquaitparfoisdelui,Jonathans’étaitjuréqu’ilresteraitfidèletoutesavieàlapromessequ’ilavaitfaite un jour à son père, de ne jamais cesser de s’émerveiller. Masquer sonimpatience lui semblait encore plus difficile aujourd’hui qu’hier. Peut-être lui

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faudrait-il attendre encore pour découvrir l’œuvre dont il rêvait tant, peut-êtremême ne ferait-elle pas partie de cette collection, mais Jonathan croyait en sabonneétoile.

Il regardait les déménageurs déclouer une à une les lattes de bois clair. Àchaque planche qu’ôtait méticuleusement le chef d’équipe, il sentait son cœurbattreunpeuplusfort.Claraàcôtédeluicroisasesdoigtsderrièresondos,elleaussifrémissaitd’impatience.

–Jevoudraisqu’ilsarrachentcesboutsdebois,làmaintenant,etlevoirtoutdesuite,murmuraJonathan.

–C’estparcequ’ilsvont faireexactement lecontraireque je lesaichoisis !réponditClaraàvoixbasse.

Lecoffrageétaitplusimposantqueceluidelaveille.Ledéballagedutableauprendrait encore une bonne heure. L’équipe de transporteurs fit une pause. Ilsallèrent s’asseoir sur le hayon de leur camion pour profiter de cette journéeensoleillée.ClarafermalagalerieetinvitaJonathanàallerprendreunpeul’air.Ilsremontèrentlarueàpiedetsoudainementellehélauntaxi.

–VousavezdéjàétévouspromenerlelongdelaTamise?

Ilsmarchaientsouslesrangéesd’arbres,lelongdesquais.JonathanrépondaitàtouteslesquestionsqueClaraluiposait.Elleluidemandacequil’avaitincitéàdevenirexpertetsanslesavoirouvritunefenêtresursonpassé.Ilss’assirentsurunbancetJonathanluicontacetaprès-midid’automneoùsonpèrel’avaitemmenédansunmuséepour lapremière fois. Il luidécrivit lesproportionsdecettesalleimmense où ils étaient entrés. Son père avait lâché sa main, signe de liberté.L’enfants’étaitarrêtésoudainementdevantuntableau.L’hommequiétaitpeintsurlatoileaumilieudugrandmursemblaitneregarderquelui.

– C’est un autoportrait, avait murmuré son père, il s’est peint lui-même,beaucoupdepeintresontfaitça.JeteprésenteVladimirRadskin.

Et l’enfant complice s’était mis à jouer avec le vieux peintre. Qu’il aille secacher derrière une colonne, qu’il arpente la salle dans un sens oudans l’autre,d’unpaslentoupressé,qu’ilavanceourecule,leregardlesuivait,luietrienquelui. Etmêmequand il plissait ses paupières, l’enfant savait que « l’hommede lapeinture»continuaitdelefixer.Fasciné,ils’étaitapprochédelatoileetlesheuresqu’il passa devant le tableau s’égrenèrent sans compter. Comme si toutes lespendulesàmille lieuesavaientrenoncéà leur tic-tac,commesideuxépoquessemariaient,par laforced’unseulsentiment,d’unregard.Etduhautdesesdouzeans, Jonathan semit à imaginer.D’un trait depinceau sur un tableauqui défiaittouteslesrèglesdephysique,lesyeuxd’unhommeluidisaientpar-delàlessièclesdesmotsqueseulunenfantpeutentendre.Sonpèreavaitprisplacederrièrelui,assissurunbanc.Jonathancontemplait latoile,captivé; lepèrecontemplaitsonfils,sonplusbeautableauàlui.

–Ets’ilnevousavaitpasemmenéaumuséecejour-là,qu’auriez-vousfaitdevotrevie?demandaClarad’unevoixtimide.

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Était-cesonpère,cethommeausourireéternelquiavaitguidésespasverscepetit tableau accroché aumur, était-ce le destin, s’étaient-ils confondus tous lesdeuxcejour-là?Jonathanneréponditpas.IldemandaàsontouràClaracequilaliaitauvieuxpeintre.Ellesourit,regardaauloinl’horlogeauclocherdeBigBen,selevaetarrêtauntaxi.

–Nousavonsencorebeaucoupdetravaildevantnous,dit-elle.Jonathan n’insista pas, il lui restait encore deux jours, et si la chance lui

souriait, si ce cinquième tableau existait vraiment, alors peut-êtremême trois àpasserensacompagnie.

Lematinsuivant,JonathanavaitrejointClaraetlescamionneursavaientlivréle tableaudu jour.Maispendantqu’ilss’affairaientaudéballage,uneAustinminirutilantes’arrêtadevantlavitrine.Unjeunehommeendescenditetentradanslagalerie, les bras chargés de documents. Clara lui fit un signe et s’éclipsa dansl’arrière-boutique. L’inconnu, silencieux, détaillait Jonathan depuis dix minutesquand Clara réapparut vêtue d’un pantalon de cuir et d’un haut dessiné par ungrandcouturier. Jonathanétait fascinépar ladouceursensuellequi sedégageaitd’elle.

–Nousseronsderetourdansdeuxheures,ditClaraaujeunehomme.Ellepritàlahâtelesdossiersqu’ilavaitposéssurlebureau,sedirigeaversla

porteetseretournaversJonathan.–Vousm’accompagnez,dit-elle.Surletrottoir,ellesepenchaversluietmurmura:– Il s’appelle Frank, il travaille dansmon autre galerie. Art contemporain !

ajouta-t-elleenajustantsonbustier.Jonathan,unpeuéberlué,luiouvritlaportière.Claraentradanslavoitureet

sefaufilasurlefauteuilopposéenpassantau-dessusdulevierdevitesse.–Levolantestdel’autrecôtécheznous,dit-ellerieuseenfaisantvrombirle

moteurdelaCooper.LagaleriedeSohoétaitcinqfoisplusgrandequecelledeMayfair.Lesœuvres

qui étaient exposées ne relevaient pas de la compétence de Jonathan, mais ilreconnut aux murs trois Basquiat, deux Andy Warhol, un Bacon, un Willem deKooningetaumilieudebiend’autresœuvres,quelquessculpturesmodernes,dontdeuxdeGiacomettietdeChillida.

Clara discuta une demi-heure avec un client, elle suggéra à un assistantd’intervertir deux tableaux, vérifia la propreté d’un meuble en passantdiscrètementledoigtdessus,signadeuxchèquesqu’unejeunefemmeauxcheveuxrougessoutenusdequelquesmèchesvertesluiprésentadansunparapheurorange.Elle tapaensuiteuncourriersurunordinateurquiaurait toutaussibienpuêtreune œuvre d’art, puis, satisfaite, proposa à Jonathan de l’accompagner chez unconfrère.Elle demandaque l’on prévienneFrank qu’il lui faudrait rester un peuplus longtemps à Mayfair et, juste après avoir salué les quatre personnes quitravaillaientdanssagalerie,ilsrepartirentdanslapetitevoiture.

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EllesillonnalesruesétroitesdeSohod’uneconduiteénergiqueetréussitàsefaufiler dans la seule place libre sur Greek street. Jonathan l’attendit pendantqu’ellenégociaitl’acquisitiond’unesculpturemonumentaleauprèsd’unmarchand.Ilsarrivèrentau10Albermarlestreetaudébutdel’après-midi.Letableaun’étaitpas celui qu’il avait espéré découvrir,mais sa beauté compensa la déception deJonathan.

L’arrivéeduphotographemarqualafind’uneintimitééphémèredanslaquelletous deux, sans jamais se l’avouer, se sentaient heureux. Pendant que Jonathanexpertisait la toile, Clara s’affaira derrière son bureau à classer des papiers,rédigerdesnotes.Detempsentemps,ellelevaitlesyeuxetl’observait;detempsen temps, il faisaitdemême, les rares foisoù leurs regardssesurprenaient l’unl’autre,ilssedérobaientaussitôt,fuyantcettecoïncidence.

Peter avait passé sa journée chez Christie’s, occupé à réunir les élémentsnécessairesàlapréparationdesavente.Ilavaitrécupérélesclichésdelaveilleetsélectionnaitceuxquipourraient figurerdanssoncatalogue.Quand iln’étaitpasauprèsdel’undesesadministrateursàdémontrerqu’ilréussiraitàtoutorganiserdans les temps, il s’enfermait dans la salle des archives. Face à l’écran d’unterminald’ordinateurreliéàl’unedesplusgrandesbanquesdedonnéesprivéesquiexistaitsurlesventesd’art,ilarchivaitettriaittouslesarticlesrecensésettouteslesiconographiesreproduitesdepuisunsièclesurl’œuvredeVladimirRadskin.Leconseild’administrationquistatueraitsursonsortavaitétérepousséaulendemainetPeteravaitaufildesheuresl’impressionquel’encoluredesachemisenecessaitderétrécirautourdesoncou.

Il retrouva Jonathan à l’hôtel pour l’entraîner dansune soiréemondaine, cequeJonathandétestaitpar-dessustout.Mais,professionoblige,ilfitbonnefigureaucoursd’unspectacledemusic-hallquiréunissaitdegrandscollectionneurspourl’un,degrandsacheteurspourl’autre.Àlafindelareprésentation,Jonathanétaitrentrésansdétour.EnparcourantlesruesdeCoventGarden,ilrepensaitàlaviequis’écoulaiticiautrefois.Lesfaçadesresplendissantesétaientdécrépies,lesruesdecequartier,l’undesplusprisésdelagrandemétropole,étaientalorsmisérableset insalubres. Quelque part, à la faible lumière de l’un des lampadaires quiéclairaientlepavéluisant,ilauraitpucroisercentcinquanteansplustôt,dansunedecesruelles,unpeintrerussequicroquaitavecdesboutsdecharbontailléslespassantsaffairésautourdumarché.

Peter,lui,avaitrencontréuneancienneamieitaliennedepassageàLondres.Ilavaithésitéquelquesinstantsàl’inviteràprendreundernierverre.Aprèstout,saréunionauraitlieuendébutd’après-midi,lemomentdelajournéeoùilcommençaitàsesentirenverve.Iln’étaitqueminuitetilentradansunclubaubrasdeMéléna.

Jonathanselevadebonneheure,Petern’étaitpasaurendez-vousdanslehallet ilenprofitapourserendreà lagalerieen flânantd’unpas léger. Il trouva lagrillefermée,achetaunjournaletattenditClaraaucafé.LejeuneFrankl’ytrouvaunpeuplustardetluitendituneenveloppe.Jonathanladécacheta.

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CherJonathan,Pardonnez mon absence, je ne pourrai être avec vous ce matin. Frank

réceptionneraletableaupourmoietbiensûrlesportesdelagalerievoussontouvertes.Jesaisquevousserezimpatientdedécouvrirletableaudujour,ilestmerveilleux.Cettefois jevouslaisseentièrementarrangersonéclairage, jesaisquevousvousentirerezàmerveille.Jevousrejoindraidèsquejelepourrai.JevoussouhaiteunebellejournéeauprèsdeVladimir.J’auraisaiméêtreenvosdeuxcompagnies.

Affectueusement,Clara.

Songeur, ilreplia lepetitmotet lerangeadanssapoche.Quandilreleva latête,lejeunehommeétaitdéjààl’intérieurdelagalerie.LecamiondelaDelahayeMovingvintsegarerlelongdutrottoir.Jonathanrestaassisaucomptoiretrepritla lecture du petit mot de Clara. Il rejoignit Frank vers 11 heures ; à midi, ilsn’avaientpasencoreéchangéunmot.Lechefd’équipelesinformaqueledéballageprendraitencoredutemps.Jonathanregardasamontreetsoupira,ilneressentaitmêmepasl’enviedesepenchersurlestoilesdéjàaccrochées.

Il avança vers la vitrine, compta d’abord les voitures qui passaient, estimaensuite le tempsmoyen qu’il fallait au contractuel sur le trottoir d’en face pourrédigerunprocès-verbal, sept clientsétaient entrésdans le café,quatred’entreeuxavaientconsommésurplace,leréverbèredevaitmesurerenvirondeuxmètresdix.UneCooperrougeremontalarue,maisellenes’arrêtapas.Jonathansoupira,ilsedirigeaverslebureaudeClaraetpritletéléphone.

–Oùes-tu?demanda-t-ilàPeter.–Enenfer!J’aiunegueuledeboisenchênemassifetmaréunionestavancée

d’uneheure.–Tuesprêt?–J’ensuisàquatreaspirinessic’estcequetuveuxsavoiretjepensedéjààla

cinquième.Qu’est-cequec’estquecettevoix?luidemandaPeteralorsqu’ilallaitraccrocher.

–Qu’est-cequ’ilyaavecmavoix?–Rien,ondiraitjustequetuenterrestagrand-mère.–Non,hélas,çac’estdéjàfaitmonvieux.–Jesuisdésolé,pardonne-moi,j’ailetrac.–Jesuisàtescôtés,courage,toutsepasserabien.Jonathan reposa le combiné et observa Frank qui s’affairait dans l’arrière-

boutique.–Voustravaillezicidepuislongtemps?demanda-t-ilentoussotant.–CelafaittroisansqueMademoisellem’aengagé,réponditlejeunehommeen

repoussantletiroird’uncaissonàdossiers.–Vousvousentendezbientouslesdeux?demandaJonathan.

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Frank le regarda perplexe et retourna à son travail. Jonathan rompit ànouveaulesilenceuneheureplustard,proposantaujeunehommed’allermangerunhamburger.Frankétaitvégétarien.

*Peterentradanslasallederéunionets’installaàlaseuleplacequiétaitlibre

autour de la grande table en acajou. Il ajusta son fauteuil et attendit son tour.Chaque fois que l’un de ses collègues prenait la parole, il lui semblait qu’unedivision de chars montés sur des chenilles rouillées remontait le long de sestympans pour s’exercer au tir dans ses tempes. Les débats s’éternisaient. SonvoisindedroiteachevasaprésentationetPeter futenfinconviéàcommencer lasienne. Les membres du conseil consultèrent le dossier qu’il avait distribué. Ildétaillalecalendrierdesesventesetconcentraplusparticulièrementsonexposésurcellequ’ilorganiseraitàBostonàlafindumoisdejuin.Quandilfitpartdesavolonté d’y adjoindre les tableaux de Vladimir Radskin récemment annoncés, unmurmureparcourutl’assemblée.Ledirecteurquiprésidaitlaséancepritlaparole.Il rappelaàPeterque laclientequiproposait lespeinturesdeRadskinétaituneéminentegaleriste.SielleconfiaitlesœuvresdecepeintreàChristie’s,elleétaiten droit d’attendre que l’on s’occupe de ses intérêts avec la plus grandeconsidération.Iln’yavaitaucunenécessitéàprécipiterleschoses.LesventesquisetiendraientàLondresausecondsemestreconviendraientparfaitement.

–Nousavonstouslucetarticleetnouscompatissons,moncherPeter,maisjedoutequevousréussissiezàcréerunévénementautourdeRadskin,cen’estquandmêmepasVanGogh!conclutjoyeusementledirecteur.

LesrirescontenusdesescollèguesmirentPeterhorsdeluimaislelaissèrentàcourtd’arguments.

Uneassistanteentra,portantunplateaugarnid’unelourdethéièreenargent.Lesdébatss’interrompirentletempsqu’ellefasseletourdelatablepourresservirceuxquilesouhaitaient.Parlaporterestéeouverte,PetervitJamesDonovansortird’unbureau.DonovanétaitlecontactquiluiavaitadresséuncourrierélectroniqueàBoston,uncertaindimanche.

– Excusez-moi un instant, dit-il en bégayant avant de se précipiter dans lecouloir.

IlattrapaDonovanparlamancheetl’entraînaunpeuplusloin.–Dites-moi,grommelaPeterd’unevoixserrée,jevousailaissésixmessages

endeuxjours,vousavezperdumonnuméro?–Bonjour,monsieurGwel,réponditsobrementsoninterlocuteur.– Pourquoi ne m’avez-vous pas rappelé ? Vous lisez trop les journaux vous

aussi?–On a volé mon téléphone portable et je ne sais pas de quoi vous parlez,

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monsieur.Peters’efforçaderetrouversoncalme.Ilépoussetalereversdelavestede

Donovanetl’entraînaunpeuplusloin.–J’aiunequestionterriblementimportanteàvousposer,etvousalleztenter

deréunirtoutcequevousavezdematièregrisedisponiblepourmedonnerlaseuleetuniqueréponsequejeveuilleentendre.

–Jeferaidemonmieux,monsieur,réponditDonovan.–AusujetdeRadskin,vousm’avezbienécritdansvotremailquecinqtableaux

étaientannoncés?Lejeunehommesortitunpetitcarnetencuirdesapocheetlefeuilletadans

unsens,puisdansl’autreavantderevenirenarrière.Ils’arrêtaenfinsurunepageetditd’unairravi:

–C’estprécisémentcela,monsieur.–Et commentavez-vousobtenucechiffre,précisément ?demandaPeterau

combledel’exaspération.Son informateur lui expliqua qu’une galerie avait contactéChristie’s et qu’il

avait été dépêché à un rendez-vous fixé le vendredi précédent à 14 h 30 au 10Albermarlestreet.C’étaitladirectricedelagaleriequil’avaitreçuenpersonneetluiavaitdonnétouteslesinformations.Enrentrantaubureauà16heures,ilavaitétabliunrapportdevisitequ’ilavaitremisàsondirecteurdedépartementà16h45.Cedernierayantdemandésiunadjudicateurde lamaisonétaitattachéàcepeintre,MlleBlenzdubureaudesrecherchesavaitcitélenomdePeterGwelquitravaillaitrégulièrementavecJonathanGardner,expertetspécialistedeValdimirRadskin.

–Jemesuisempressédevousadresseruncourrierélectroniquequej’aitapédechezmoilesamedienfind’après-midi.

Peterleregardafixementetditd’unevoixlaconique:–C’esteffectivementassezprécis,Donovan.Aprèsl’avoirremercié,ilinspiraàpleinspoumonsetentraànouveaudansla

salle.–J’aiunebonneraisondevouloirprésentercestableauxàBostonle21juin,

annonça-t-ilfièrementàl’assemblée.Lacommissiontrancha:silederniertableaudeRadskinexistaitvraiment,s’il

était bien l’œuvre majeure du peintre, et si Jonathan Gardner s’engageait àl’expertiserdanslesplusbrefsdélais,alorsdanscecas,etseulementdanscecas,Peter pourrait organiser sa vente de juin. Avant de le laisser quitter la salle, ledirecteurluiadressaunemiseengardeformelle.Aucuneerreurdansceparcoursquiluisemblaithasardeuxneseraittolérée;Peterengageaitsaresponsabilitédecommissaire-priseurdevantsespairs.

Claran’étaitpasvenuedelajournéeàlagalerie.Unappelpasséaumilieudel’après-midi l’avait excusée. Jonathan avait procédé avec le jeune Frank à

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l’accrochageetauréglagedeséclairagesduquatrièmetableaude lasemaine. Ilavait consacré le reste de son temps à ses travaux d’expertise. Pendant que lephotographefaisaitsesprisesdevue,Jonathans’étaitrenduaucafé.Encherchantdelamonnaiedanslapochedesaveste,ilavaitretrouvélaservietteenpapierqu’ilavait tendueàClaraaupremier instantde leur rencontre. Ilgoûta leparfumdemuscquis’endégageaitencore.Ilrentraàpiedàl’hôtel.Peterlerejoignitendébutdesoirée.Peudemotsfurentéchangésaucoursdeleursoirée.Chacunétaitperdudanssespensées.Peter,épuiséetmigraineux,montadirectementsecoucher.

De retour dans sa chambre, Jonathan laissa un message à Anna sur lerépondeur,ils’allongeasursonlitpourreprendresesnotesdujour.

ClaraavaitrefermélerideaudesagaleriedeSohosurunejournéeharassantedetravail.Àl’heuredelasortiedesthéâtres,ellechangead’itinérairepouréviterlesembouteillages.

Jonathan alluma la télévision. Après avoir visité tous les programmes, il serelevaets’approchadelafenêtre.QuelquesvoituresfilaientàvivealluresurParkLane. Il regarda en contrebas les rubans de lumière qu’elles étiraient jusqu’aulointain.UneCooperrougeralentitaucarrefourets’éloignaversNottingHill.

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4.Cevendredidedébutjuinseraitpeut-êtrel’undesjourslesplusimportantsde

savie. Jonathanétaitdéjà levé.L’avenuedésertesoussesfenêtrestémoignaitdel’heureencoretrèsmatinale.Ils’assitaubureaudansl’angledelapièceetrédigealemotqu’ilfaxeraitàAnnaavantdepartir.

Clara,J’ai tenté de te joindre chaque soir mais sans succès. Tu devrais

réenregistrerl’annoncesurnotrerépondeur,aumoinsj’entendraistavoixquandjetéléphoneàlamaison.Àl’heureoùjet’écriscesmotstudorsencore.Lesoleilselèvesurmajournée,j’auraisvouluquetusoislà,aujourd’huisurtout.Cematin,jedécouvriraipeut-êtreenfin ce tableauque j’espèrevoirdepuisde si longuesannées. Je ne veux pas être exagérément optimiste mais tout au long de cesjournéeslondoniennesj’aifiniparaccepterl’idéed’ycroirevraiment.Serait-celafind’unerecherchequej’aimenéependantprèsdevingtans?

Je repense à mes nuits étudiantes où seul, dans ma chambrée, je lisaispendantdesheureslesouvragesraresquisuggéraientl’existencedecetteœuvreunique.Ledernier tableaudeVladimirseramaplusbelleexpertise. Je l’ai tantattendue.

J’aurais vouluquecesmomentsquim’éloignentdenousnecoïncidentpasaveclespréparatifsdenotremariage.Maispeut-êtrequecesquelquesjoursnousferont du bien à tous les deux. Je voudrais rentrer à Boston et que nous nousretrouvions, loin de ces tensions qui nous séparent depuis de trop longuessemaines.

Jepenseàtoi,j’espèrequetuvasbien,donne-moidetesnouvelles.Jonathan

Ilreplialalettre,laglissadanslapochedesavesteetdécidad’allermarcherdanslatiédeurdumatinnaissant.Ilconfialemotauconciergeenpassantdevantlaréception et sortit dans la rue.De l’autre côté de l’avenue, le parc s’offrait auxvisiteurs.Lesarbresétaientdéjàfournisetlesparterresdefloraisonsrivalisaientde beauté. Jonathan avança jusqu’au petit pont qui surplombait le lac central. Ilregarda les majestueux pélicans qui ondoyaient sur l’eau calme. En remontantl’allée, il se dit qu’il aurait apprécié de vivre dans cette ville qui lui semblaitfamilière.L’heuretournait,ilrebroussacheminetserenditàpiedverslagalerie.Ils’installadanslepetitcaféenattendantqueClaraarrive.L’Austinsegaradevantlaportebleue.Claraintroduisitlaclédanslepetitboîtierdel’alarmeaccrochéàlafaçadeet lerideauauxcroisillonsdeferse levasur leur journée.Clarasemblaithésiter,lagrilles’immobilisaàmi-hauteuretredescendit.Elletournalestalonsettraversalachaussée.

Elle entra d’unpas décidé et le rejoignit quelquesminutes plus tard, tenant

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deuxtassesdanssesmains.–Cappuccinosanssucre!Faitesattention,c’estbrûlant.Jonathanlaregardastupéfait.–Pourconnaîtreleshabitudesdequelqu’un,ilsuffitdeprendreletempsdele

regardervivre,dit-elleenpoussantungobeletverslui.Elleportalaboissonàseslèvres.–J’aimececiel,dit-elle,lavilleestsidifférentequandilfaitbeau.– Mon père me disait que, quand une femme parle du temps, c’est qu’elle

chercheàéviterd’autressujets,réponditJonathan.–Etquedisaitvotremère?– Que lorsque c’était le cas, la dernière chose à faire était de le lui faire

remarquer.–Votremèreavaitraison!IlssedévisagèrentquelquesinstantsetClarasouritjusquedanssesyeux.–Vousêtesforcémentmarié,n’est-cepas?Peter entra juste à ce moment-là dans le café. Il salua Clara et s’adressa

aussitôtàJonathan.–Ilfautquejeteparle.Clara prit son sac, elle regarda Jonathan fixement et déclara qu’elle devait

ouvrirlagalerie,elleleslaissaitdiscuterentreeux.–Jen’interrompaispasuneconversation,j’espère?demandaPeterenprenant

latassedeClara.–Qu’est-cequec’estquecettetête?demandaJonathan.–Tusais,quandonditmortauxcons,ilfautêtreprudent,ilyaunvrairisque

d’hécatombe!Mesassociésanglaissontentrainderevenirsurleurdécision.IlsprétendentqueRadskinayantpeintunegrandepartiedesonœuvreenAngleterre,c’estàLondresquesestableauxdoiventêtremisauxenchères.

–Vladimirétaitrusseetnonanglais!–Oui,ça,jeteremercie,jeleleuraidéjàdit.–Quecomptes-tufaire?–Qu’ai-jedéjàfait,tuveuxdire?J’aiimposéquecetteventesetiennelàoùvit

leplusgrandexpertconcerné.–Ahoui?–C’esttoi,imbécile,leplusgrandexpertconcerné!–J’aimebienquandc’esttoiquiledis.–Leproblème, c’estque le conseil nevoit aucun inconvénientàprendreen

chargetonséjouràLondres,etletempsquetujugerasnécessaire.–C’estgentildeleurpart.

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–Tuasmangédumouaupetitdéjeuner?Tusaisbienquec’estimpossible!–Etpourquoi?– Parce que tu temaries dans trois semaines à Boston et quema vente se

dérouledeuxjoursplustard!Cettegaleristetefaittournerlatête,monvieux,jesuistrèsinquietpourtoi.

–Etilsontacceptécetteexcuse?– Ils sont hostiles à mon empressement, ces gens sont conservateurs. Ils

préféreraientattendrelarentrée.–Et tu ne penses pas que ce seraitmieux, nous aussi nous aurions plus de

temps.–Jepensequetum’entraînesdepuisvingtansdanstesconférences,jepense

queRadskinmériteunetrèsgrandeventeetcesontcellesdejuinquiréunissentlesplusgrandscollectionneurs.

–Moi,jepensequecesontlestableauxdeVladimirquirendronttaventeauxenchères exceptionnelle, je pense que tu redoutes les mauvaises langues de lacritique,etjepenseaussiqu’étanttonamijet’aideraidumieuxquejelepeux.

Peterletoisadepiedencap.–Jepensequetunemanquespasd’air!–Peter,soissérieux,silachancemesourit,etsicederniertableauapparaît

aujourd’hui, l’expertise représentera un travail considérable, il faudra faire desrecherches,etj’aidéjàquatreautresrapportsàrédiger.

–Si la chance nous sourit, nous organiserons la vente de la décennie. Je telaisse, et fais en sorte que lundi nous ayons signé un contrat avec la ravissantejeune femme qui travaille en face. Si cette vente m’échappait, ma carrièreprendraitunsacrécoupd’arrêt,jecomptevraimentsurtoi!

–Jeferaidemonmieux.–Pastropquandmême,jeterappellequejesuistontémoin!Tut’ensouviens

encore?–Parfoistuesvulgaire,monvieux.–Oui,maisj’aimebienquandc’esttoiquiledis!Petertapotal’épauledesonamietsortitducafé.Jonathanleregardasauterdansuntaxietquittal’établissementàsontour.Ils’arrêtasurletrottoiretobservaClarapar-delàladevanture.Elleétaiten

traind’ajusterleséclairagesau-dessusdelatoilelivréelaveille.Elleeutunpetitair gêné, descendit de son échelle et vint lui ouvrir la porte. Il ne fit aucuneremarqueetsecontentadevérifierl’heureàsamontre,lecamionnedevraitplustarderetsonimpatienceétaitàsoncomble.Ilpassasamatinéeauprèsdesquatretableaux. Tous les quarts d’heure, il se levait et guettait discrètement la rue.Derrière son secrétaire, Clara le guettait du coin de l’œil. Il s’approcha unenouvellefoisdelavitrineetcontemplaleciel.

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–Ondiraitqueletempsvasecouvrir,dit-il.–C’estaussivraipourleshommes?demandaClaraenrelevantlatête.–Qu’est-cequiestvraipourleshommes?–Lesconversationssurlamétéo!–Jesuppose,réponditJonathan,gêné.– Avez-vous remarqué que les rues sont désertes ? C’est un jour férié en

Angleterre.Personnenetravaille…saufnous.Etcommeonestvendredi,lesgensontpris un longweek-end.LesLondoniens adorent aller à la campagne. Jeparsmoi-mêmedansmamaison,cetaprès-midi.

JonathanregardaClaraet,sansdireunmot,s’enretournatravailler,furieux.Ilétaitmidi,lescommercesdelarueétaientfermés.JonathanselevaetinformaClaraqu’ilallaitprendreuncaféenface.Alorsqu’ilétaitsurlepasdelaporte,elleattrapa sa gabardine posée sur une chaise et le rejoignit. Sur le trottoir, elle lesaisitparlebrasetl’entraîna.

–Nesoyezpasimpatientcommeça,cettetêtenevousvapasdutout.J’aiuneidée,dit-elle. Jevaischangermesplans,cesoir je resteraiàLondres.Comme ilfera nuit, nous ne pourrons pas parler du temps, et puis pour ce week-end jeconnaisdéjàlamétéo,pluiesamedi,soleildimanche,oulecontraire,icionnesaitjamais!

Etilsentrèrentdanslepetitcafé.L’après-midi,elleluiconfialagalerieetlelaissatravaillerseul.

Jonathantournaitenrond,Peterl’appelavers17heures.–Alors?dit-ild’untonimpatient.–Alorsrien,réponditJonathand’unevoixmaussade.–Commentçarien?–Commeenquatrelettres!Jenepeuxpasfairemieux.–Merde!–End’autrestermes,jepartagetonopinion.–Alorsc’estfoutu,grommelaPeter.–Peut-êtrepastoutàfait,personnen’estjamaistoutàfaitàl’abrid’unebonne

nouvelle.–C’estuneintuitionouunespoir?demandaPeter.–Peut-êtrelesdeux,avouaJonathantimidement.– C’est bien ce que je craignais, j’attends ton appel ! acheva Peter en

raccrochant.L’imperturbableFrankpassaen finde journéepour fermer lagalerie.Clara

était retenue, elle rejoindrait Jonathan à l’adresse que le jeune collaborateurgriffonnaitsurunboutdepapier.

Enrepassantàsonhôtel, ilnetrouvaaucuneréponseaumessagequ’ilavait

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envoyé à Anna. Après s’être changé, il composa une nouvelle fois le numéro deBoston.C’étaittoujourssaproprevoixqu’ilentendaitsurlerépondeur.Ilsoupiraetraccrochasanslaisserdemessage.

*

Claraluiavaitdonnérendez-vousdansunpetitbaràlamodedanslequartier

de Notting Hill. La douceur de l’éclairage et la musique en faisaient un lieuagréable. Elle n’était pas encore arrivée et Jonathan l’attendait au comptoir. Ildéplaçait pour la dixième fois une coupelle d’amandes devant lui quand il la vitfranchirlaporte,ilselevaaussitôt.Elleportaitsoussagabardinelégèreunerobenoireprèsducorps.EllerepéraJonathan.

–Pardonnez-moi,jesuisenretard.Mavoitureestéquipéed’unélégantsabotàlarouedroiteetlestaxissefontrares.

JonathanremarqualesregardsquisefaisaientattentifsaupassagedeClara.Illa dévisagea pendant qu’elle consultait la carte des cocktails. Les traits de sabouchesedessinaientsoussespommettesà la lumièredelabougieposéesur lecomptoir. Jonathanattenditque le serveurs’écarte,puis il sepencha timidementversClara.

Ilsparlèrentaumêmemomentetleurdeuxvoixsemêlèrent.–Vousd’abord,repritClaraenriant.–Cetterobevousvamerveilleusementbien.–J’enaiessayésix,etj’aiencorefaillichangerd’avisdansletaxi.–Moi,c’estlacravate…quatrefois.–Maisvousportezuncolroulé!–Jen’aipasréussiàmedécider.–Jesuiscontentededîneravecvous,ditClaraenjouantàsontouravecles

amandes.–Moiaussi,ditJonathan.Clarademanda conseil aubarman. Il lui recommandaun trèsbon sancerre,

mais Clara n’avait pas l’air convaincue. Le visage de Jonathan s’éclaira et il ditaussitôtaubarmand’untonamusé:

–Mafemmepréfèrelevinrouge.Claraleregardalesyeuxgrandsécarquillés,ellerecomposarapidementune

attitude, tendit lacarteà Jonathan,etannonçaqu’elle laisserait sonmarichoisirpourelle.Ilnesetrompaitjamaissursesgoûts.Jonathancommandadeuxverresdepomeroletl’hommeleslaissaàleurintimité.

–Vousavezunetêted’adolescentquandvousêtesdétendu.L’humourvousvabien.

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–Sivousm’aviezconnuadolescent,vousnediriezpasça.–Commentétiez-vous?–Pourréussiràêtredrôledevantunefemme,ilmefallaitenvironsixmois.–Etmaintenant?–Maintenant ça vabeaucoupmieux, avec l’âge jeme sensplus sûrdemoi,

trois mois suffisent ! Je crois que j’étais plus à l’aise avec la météo, murmuraJonathan.

– Eh bien si cela peut vous aider, moi je me sens très à l’aise en votrecompagnie,ditClaralesjouesempourprées.

L’atmosphère était enfumée, Clara eut envie d’air frais. Ils sortirent del’établissement. Jonathan héla un taxi et ils prirent le chemin des quais de laTamise.Ilsmarchaientsurlelongtrottoirquibordelefleuvetranquille.Lalunesereflétait dans l’eau calme. Un vent doux effleurait les branches des platanes.Jonathan interrogea Clara sur son enfance. Pour des raisons que personne nepouvaitluiconter,elleavaitétérecueillieparsagrand-mèreàl’âgedequatreanset était partie à huit ans grandir dans une pension anglaise. Elle n’avait jamaismanqué de rien, son aïeule fortunée venait la voir chaque année le jour de sonanniversaire. Clara gardait un souvenir éternel de la seule fois où elle la fits’évaderdesmursdesonécole.Ellefêtaitsesseizeans.

–C’estdrôle,ajouta-t-elle,onditque l’onneretient riendeprécisdes troispremièresannéesdenotrevieetpourtantcetteimagedemonpèreauboutdelarueoùnoushabitionsresteprésenteenmoi.Enfin,jecroisquec’étaitluitoutdumoins.Ilagitaitsamainmaladroitement,commepourmedireaurevoir,etpuisilmontaitdansunevoitureetilpartait.

–Vousl’avezpeut-êtrerêvé?ditJonathan.–C’estpossible,detoutefaçonjen’aijamaissuoùils’enallait.–Etvousnel’avezjamaisrevu?– Jamais, je l’espérais chaque année. Noël était une période étrange. La

plupartdesfillesducollègerentraientdansleurfamille,etmoi,jusqu’àmestreizeans,jepriaisjustelebonDieupourquemesparentsviennentmevoir.

–Etaprès?–Jepriaispourlecontraire,pourqu’ilsneviennentsurtoutpasm’arracherà

cetendroitdontj’avaisenfinréussiàfairemamaison.C’estdifficileàcomprendre,je sais. Enfant, je souffrais de ne jamais rester longtemps aumême endroit, dutempsdemesparentsnousnedormionspasplusd’unmoissouslemêmetoit.

–Pourquoivousdéplaciez-voussanscesse?–Jen’ensaisrien,magrand-mèren’ajamaisvoulumeledire.Jen’airienpu

apprendredequiconque.–Etqu’avez-vousfaitpourcetanniversairedevosseizeans?–Maprotectrice,c’estcommecelaquej’appelaismagrand-mère,étaitvenue

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mechercheràlapensiondansunemagnifiqueautomobile.C’estidiot,maissivoussaviezcommej’étaisfièredevantlesautresfilles.Pasparcequelavoitureétaituneincroyable Bentley, mais parce que c’était elle qui la conduisait. Nous avonstraverséLondresoù,endépitdemesjérémiades,ellen’apasvoulus’arrêter.Alorsj’aiavalédesyeuxaussiviteque je lepouvais lesfaçadesdesvieilleséglises, lesdevanturesdespubs,lesruesaniméesdepiétons,toutcequidéfilaitparlafenêtreetsurtoutlesbergesdelaTamise.

Et depuis ce jour,Clara avait toujours eu rendez-vousquelquepart avecunfleuve.À chacunde ses voyages, elle aimait s’échapper de toute obligationpourallermarcher près des eaux rondes, lever la tête sous les voûtes des ponts quijoignentlesrivesd’unecité.Aucunquain’avaitdesecretpourelle.EnmarchantlelongdelaVltavaàPrague,duDanubeàBudapest,del’ArnoàFlorence,delaSeineà Paris ou du Yangtze à Shanghai, la rivière la plus chargée de mystères, elleapprenaitl’histoiredesvillesetdeleurshommes.JonathanluiparladesbordsdelarivièreCharles,duvieuxportdeBostonoùilaimaittantallerflâner.Ilpromitdeluifairevisiterlesruespavéesdumarchéàcielouvert.

–Oùalliez-vouscejour-là?repritJonathan.–À la campagne ! J’étais furieuse, j’envenaisde la campagne !Nousavons

dormidansunechambred’hôteldontjepourraisencorevousdécrirechaquedétail.Jemesouviensdutissuquihabillaitlesmurs,delacommodequigrinçait,del’odeurduboiscirédelatabledenuitcontrelaquellejem’étaisendormieaprèsavoirluttécontrelesommeil.Jevoulaisentendresonsouffleàcôtédemoi,sentirsaprésence.Le lendemain,avantdemeramenerà lapension,ellem’avaitemmenéevoirsonmanoir.

–Unbeaumanoir?–Dansl’étatdanslequelilétaitonnepouvaitpasdireça,non.–Alorspourquoifairetoutcecheminpourvouslemontrer?–Ma grand-mère était une femme curieuse. Ellem’avait conduite jusque-là

pour passer un marché avec moi. Nous étions dans la voiture devant la grillefermée,ellem’aditqu’àseizeansonétaitenâged’engagersaparole.

–Quellepromessedeviez-voustenir?–Jevousennuieavecmeshistoires,non?demandaClara.Ils s’assirent sur un banc. Le réverbère au-dessus de leur tête les éclairait

danslanuitrécente.Jonathanlasuppliadecontinuer.–Ilyenavaittroisenfait.Jedevaisluijurerqu’àsamort,jemettraisaussitôt

cettedemeureenventeetquejenem’aventureraisjamaisàl’intérieur.–Pourquoi?–Attendez lesdeuxautrespourcomprendre.Grand-mèreétaitunefarouche

négociatrice.Ellevoulaitquej’embrasseunecarrièrescientifique,ellevoulaitquejesoischimiste.ElledevaitvoirenmoiunesortedenouvelleMarieCurie!

–J’aicommel’impressionquesurcepointvousn’avezpastenuparole.

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–Cen’estrienàcôtédemadernièreobligation!Ilfallaitquejem’engageànejamaism’approcherdeprèsoudeloindetoutcequipouvaittoucheraumondedelapeinture.

– Effectivement, dit Jonathan perplexe, mais pourquoi, et quelle était lacontrepartiedevosengagements?

–Ellemeléguaitlatotalitédesafortune,etcroyez-moi,elleétaitconsistante.Dèsquej’aipromis,nousavonsfaitdemi-tour.

–Vousn’êtesmêmepasentréesdanslemanoircejour-là?–Nousnesommesmêmepasdescenduesdelavoiture,–Vousavezvendulapropriété?–J’avaisvingt-deuxansquandmagrand-mèreestmorte,j’étaismoi-mêmeen

train de dépérir en troisième année de chimie. J’ai abandonné la faculté desscienceslejourmême.Iln’yeutpasdecérémonied’enterrement,parmitoutesseslubiestestamentaires,elleenavaitajoutéune:lenotairen’avaitpasledroitdemedireoùellereposait.

EtClara,quis’étaitjurédeneplusjamaistoucheràuneéprouvettedesavie,s’étaitinstalléeàLondrespourétudierl’histoiredel’artàlaNationalGallery,elleavaitensuitepasséunanàFlorenceetparachevésoncycleà l’écoledesBeaux-ArtsdeParis.

–Moiaussi,j’ysuisallé,ditJonathanenthousiaste,peut-êtreyétions-nousenmêmetemps?

–Aucunechance,réponditClaraenfaisantlamoue.Jeregrettequecelavousaitéchappémaisnousavonsquandmêmequelquesannéesd’écart!

Jonathanseredressasurlebanc,l’airtrèsembarrassé.–Jevoulaisdirequej’yaidonnédesconférences.–Etvousvousenfoncez!dit-ellerieuse.L’heureavaitpassésansquel’unoul’autrel’aitvuetourner.JonathanetClara

seregardèrent,complices.–Vousavezdéjàeuunesensationdedéjà-vu?dit-elle.– Oui, celam’arrive souvent,mais là c’est tout à fait normal, nous sommes

venusmarchericihier.–Jeneparlaispasdeça,repritClara.–Pourtoutvousavouer,sijen’avaispasredoutéunebanalitéaffligeantequi

m’aurait faitpasseràvosyeuxpourun imbécile, jevousauraisbiendemandésinousnenousétionspasdéjàrencontrésdanscecaféoùnousnoussommesvuslapremièrefois.

– Je ne sais pas si nos chemins se sont croisés, dit-elle en le regardantfixement,maisparfoisilmesemblevousconnaîtredéjà.

Elleselevaetilsabandonnèrentlesrivesdufleuve.Ilsentrèrentcôteàcôtedanslesfaubourgsdelaville.Lemouvementd’unetrotteuseimpalpablescandait

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sonrythmedanslanuitsilencieuse,commesiletempsprésentvoulaitlesretenirlà,touslesdeuxsurcepavédésert,danslamagiedel’instantprécoce,àl’abrid’unvoileinvisibleàtoutautrequ’eux.Leurscorpsensefrôlantinventaientunnouveluniversquisemuait,imperceptible,suivantleurspas.Untaxinoiravançadansleurdirection.JonathanregardaClara,unsouriretristeauxlèvres.Illevalebrasetlavoiture se rangea. Il ouvrit la portière. À l’instant où Clara y montait, elle seretournaetluiditd’unevoixdoucequ’elleavaitpasséunetrèsbonnesoirée.

–Moiaussi,réponditJonathanenfixantlapointedeseschaussures.–Quandrepartez-vousàBoston?–Peterrentredemain…jenesaispas.Ellefitunlégerpasverslui.–Alors,àbientôt.Elle l’embrassasur la joue.Ce fut la toutepremière foisque leurspeauxse

touchaientetlapremièreaussiquel’incroyablephénomèneseproduisit.Jonathansentitd’abordsatêtetourner,laterresedérobaitsoussespieds.Il

ferma les yeux et ses paupières furent envahies par des milliers d’étoiles. Unétrangevertigel’entraînaitversunailleurs.Lesvalvesdesoncœurs’ouvrirentengrandpourlaisserpasserl’affluxdesangquiabondaitviolemmentdanssesveines.Sestempesbourdonnaient.Progressivement,autourdeluilepaysagedelaruesemitàchanger.Dansleciel,lesnuagesglissèrentversl’ouestàviveallure,laissantfiltrerlerondd’unelunebrillante.Lestrottoirssecouvrirentd’unebrumerasante,sousleverresouffléd’untrèsvieuxlampadaire,laflammed’unebougieremplaçaitl’éclairageélectrique.Lebitumerefluasur lachaussée,découvrantdespavésdeboisdansungrondementsourd,commeunemer fuyant lagrèveaugrandgalop.Lesfaçadesdesmaisonssedécrépirentuneàune,mettantpar-cilabriqueànuetrévélant par-là de la chaux vive.À la droitede Jonathan, la grille d’une impasseapparut,grinçantsursesvieuxgondsdéjàrouillés.

Dans sondos, il entendit les sabotsd’unchevalqui se rapprochait augrandtrot.Ilauraitbienvoulutournerlatêtemaisaucundesesmusclesnerépondait.Unevoixqu’ilnepouvaitidentifierluisoufflaitàl’oreille«vite,vite,faitesvite,jevous en supplie ». Jonathan sentit ses tympans prêts à éclater. L’animal étaitmaintenanttoutprès,ilnepouvaitlevoirmaisressentaitsonsouffle,etlehalodesnaseaux fumants passa sur son épaule. Le vertige grandissait, ses poumons luicomprimaientlecœur.

Ilcherchaunerespirationdansunultimeeffort.IlentenditlavoixlointainedeClaraquil’appelait;toutdevintimmobile.

Puis,lentement,lesnuagesrecouvrirentànouveaulalune,legoudronrefluasurlespavésdebois,lesmursendésordreserhabillèrentunàundebriquesbienordonnées. Jonathan ouvrit les yeux. Le réverbère dont l’ampoule mal visséeclignotaitavaitreprissaplace,etleronronnementd’unmoteurdetaxisuccédaitàceluidusouffled’unchevaldisparudanssonétourdissement.

–Jonathan,vousallezbien?répétalavoixdeClarapourlatroisièmefois.

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–Oui,jecrois,dit-ilenreprenantsesesprits,j’aieuunvertige.–Vousm’avezfaitunedecespeurs,vousêtesdevenutoutpâle.–Cedoitêtrelafatigueduvoyage.Nevousinquiétezpas.–Montezavecmoi,jevaisvousdéposer.Jonathanlaremercia.Sonhôtelétaitprèsd’ici,marcherluiferaitleplusgrand

bienetlanuitétaitdouce.–Vousreprenezdescouleurs,ditClaraapaisée.–Oui,toutirabien,jevousassure,c’étaitunpetitétourdissementderiendu

tout.Rentrez,ilesttard.Clarahésitaquelquesinstantsavantdes’engouffrerdansletaxi.Ellereferma

laportièreetJonathanregardalavoitures’éloigner.Parlavitrearrière,Claraleregardaitaussi.Sonvisagedisparutdanslescintillementdesfeuxdutaxiquivenaitdetournerauboutdelarue.Jonathanseremitenmarche.

Ilavaitrecouvrétoussesesprits,maisunechosecontinuaitdeleperturber.Ledécor qui lui était apparu dans son éblouissement ne lui était pas totalementinconnu.Quelquechosequisurgissaitdufonddesamémoireluiendonnaitpresquelacertitude.Unefinepluiesemitàtomber,ils’arrêta,levalatêteetluioffritsonvisage.Cettefois,soussespaupières,ilrevitClaraentrerdanslebar,ledélicieuxmomentoùelleavaitôtésagabardine,etpuislesourirequandellel’avaitvuassisaucomptoir.Àcet instantprécis ilauraitvoulupouvoirremonter lesaiguillesdutemps.Ilrouvritlesyeuxetenfouitsesmainsaufonddesespoches.Enreprenantlecoursdesamarche,sesépaulessemblèrentétrangementluipeser.DanslehallduDorchester,ilsalualeconciergedelamainetsedirigeaversles

ascenseurs. Au pied des escaliers, il changea d’avis et grimpa les marches. Enentrant dans sa chambre il trouva une enveloppe sous le seuil de la porte,probablementl’accuséderéceptiondelatélécopiequ’ilavaitenvoyéeàAnna.Illaramassaetlaposasurlebureau.Puis,ilabandonnasavestetrempéesurlevaletde pied et entra dans la salle de bains. Lemiroir réfléchissait la pâleur de sestraits. Ilprituneservietteetséchasescheveux.Deretoursurson lit, ilposasamain sur le combiné et appela son domicile bostonien. Une nouvelle fois lerépondeurenregistral’appel.JonathandemandaàAnnadelerappelersansfaute,ils’inquiétaitdenepasavoirdenouvelles.Quelquesinstantsplustard,lasonneriedutéléphoneretentit,Jonathanseprécipitaetdécrocha.

–Maisoùétais-tu,Anna?dit-ilaussitôt.Jet’aiappeléedixfois,jecommençaisvraimentàmefairedusouci.

Ilyeutquelquessecondesdesilence,etlavoixdeClararépondit.–C’estmoiquimefaisaisdusouci, jevoulais justem’assurerquevousétiez

bienrentré.–C’esttrèsgentilàvous.Lapluiem’atenucompagnie.–C’estcequej’aivu,j’aipenséquevousn’aviezniimperméableniparapluie.–Vousavezpenséàça?

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–Oui.–Jenepeuxpasvousdirepourquoi,maiscelamefaitplaisir,vraimentplaisir.Ellemarquauntemps.– Jonathan, au sujet de notre soirée, je voulais vous dire quelque chose

d’important.Il se redressa sur le lit, serra un peu plus le combiné contre son oreille et

retintsarespiration.–Moiaussi,dit-il.–Jesaisquevousvousêtesretenudem’enparler,neditesrien,c’esttoutà

votrehonneuretjecomprendsvotrediscrétion,jel’admiremême.Jedoisavouerquemoi-mêmejenevousaipasfacilitélatâche,enfinjeveuxdirequenousavonstournétouslesdeuxautourdecettequestiondepuisnospremièresdiscussionsàlagalerie.Envousécoutantcesoir,j’aiacquisunecertitudeetjecroisqueVladimirauraitacceptémadémarche.Jecroismêmequ’ilvousauraitfaitconfiance,entoutcas,moij’aidécidédelefaire.Onadûvousmonteruneenveloppe,jel’aidéposéeàlaréceptiondevotrehôtelenvousquittant.Ellecontientunitinéraire.Louezunevoiture et venez me rejoindre demain. J’ai quelque chose d’important à vousmontrer,quelquechosequevousaurezplaisiràvoir.Jevousattendsàmidi,soyezponctuel.BonsoirJonathan,àdemain.

Ellecoupalacommunicationsansluilaisserletempsderépondre.Jonathansedirigeaverslepetitbureau,pritl’enveloppeetdéplialeplan.Ilréservaunvéhiculepourlelendemainauprèsdelaréceptiondel’hôteletenprofitapourdemandersiaucune télécopie n’était arrivée pour lui. Le concierge répondit qu’une certaineAnnaValton avait cherché à le joindre dans l’après-midi, le seulmessage qu’elleavait laissé était de le prévenir de son appel. Jonathan haussa les épaules etraccrocha.

Lesommeill’emportadèsqu’ilfutcouchéetsanuitfuttourmentéeparunrêveétrange. Il déambulait à cheval sur les pavés glissants d’un vieux quartier deLondres.Avançantaupas,ildétaillaitlespassantsquisebousculaientdevantunemaisondansunegrandeagitation.Tousportaientunhabitd’unautretemps.Pouréchapperàlafoulequisemassaitautourdelui,ilselançaitaugalop.

Aubout,laruelledébouchaitsurunpaysagedecampagne.Ilralentitautrotenpénétrantunealléebordéedegrandsarbres.Unefemmequichevauchaitàsescôtés le rejoignit par sa droite. Une pluie fine se mit à tomber. « Vite, vite,dépêchez-vous»,supplia-t-elleenrelançantsamontureaugrandgalop.

*

Leréveiltéléphonéqu’ilavaitcommandélaveilleletiradesonsonge.Ilquittal’hôtelDorchesterauvolantd’unevoituredelocationetpritl’autorouteparl’estdela ville. Suivant à la lettre les indications données par l’itinéraire de Clara, il

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emprunta une bretelle de sortie cent kilomètres plus loin. Une demi-heure plustard, il naviguait sur une petite route de campagne, se remémorant sans cessequ’en Angleterre il lui fallait tenir sa gauche. De longues barrières en boisbordaientdevastesplaines.Ilrepéralafourchemarquéesurleplanetplusloinlatavernequ’elle avait indiquée.Deux viragesplus tard, il prit unpetit sentierquis’enfonçaitdanslaforêtépaisse.Lesnids-de-pouleballottaientsonvéhicule, ilneralentitpassonallure.Ilentraînaitdanssonsillagedevastesgerbesdebouequiéclaboussaientlesbas-côtés,cequin’étaitpassansl’amuser.Puislepetitchemins’éclaira sous une rangée de grands arbres. Il s’arrêta devant une grille en ferforgé.De l’autre côté de l’imposant portail, un chemindegraviers dessinait unecourbe qui bordait à cent mètres un ravissant manoir anglais. Trois longuesmarchesdepierrecernaientlespourtoursdel’esplanade,au-devantdelademeure.Deux grandes portes vitrées encadraient, de chaque côté, l’entrée principale.Clara,enimperméableléger,tenaitunsécateuràlamain.Ellesedirigeaversunrosier qui grimpait le long du mur et en tailla quelques fleurs aux tonalitésblanches. Elle coupa les tiges, huma les corolles, et commença à composer unbouquet. Elle était d’une beauté éblouissante. Le soleil qui jouait à cache-cacheperça la fine couche de nuages. Clara laissa aussitôt glisser son imperméable àterre.Letee-shirtblancquilaserraitaucorpsdécouvraitsesépaules,soulignantsesformes.

Jonathan sortitde la voiture.Quand il s’approchade lagrille,Claraentraàl’intérieur de la demeure. En poussant le portail de samain gauche, il vit à sonpoignetlamontrequ’Annaluiavaitoffertelejourdeleursfiançailles.Devantlui,unraide lumièredoréeentrapar laporte-fenêtredumanoiret se répandit sur lesparquets blonds du salon. Jonathan resta un long moment immobile avant deprendreunedécisiondontilsavaitdéjàcombienelleluicoûterait.Ilretournasursespas,s’engouffradanslavoitureetenclenchalamarchearrière.SurlaroutequileramenaitversLondres,iltaparageusementsurlevolant.Ilregardal’heureautableaudebord, prit son téléphoneportable et appelaPeter. Il l’informaqu’il lerejoignait directement à l’aéroport et le pria de prendre son bagage dans sachambre,puisilcontactaBritishAirwaysetconfirmasaréservation.

En route, son humeur était sombre, non à cause du rêve brisé de voir cetableauqu’ilavaitattendudepuistantd’années,maisparcequ’uneidéel’obsédait.Plus les kilomètres l’éloignaient dumanoir, plus la présencedeClaraqu’il fuyaits’imposaità lui.EnarrivantàHeathrow, ils’avoua laseulevéritéquis’imposait.Claraluimanquait.

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5.Petertrépignaitenfaisant lescentpasdans lasalled’attente.Si levolpour

Bostonn’avaitpasderetard,Jonathanseraitchezluienfind’après-midi.–Qu’est-cequetun’aspascompris?demandaJonathan.– Vingt ans que tu m’entraînes dans tes congrès, que nous arpentons des

couloirs de bibliothèques à éplucher des tonnes d’archives à la recherche dumoindre indicequi tepermettraitd’éclaircir lemystèrede tonpeintre, vingtansquenousparlonsde luipresquequotidiennement,et tuasrenoncéàsavoirsicetableauexistait?

–Iln’yavaitprobablementpasdecinquièmetableau,Peter.–Commentlesais-tupuisquetun’espasentrédanscechâteau?Ilmelefaut,

Jonathan, j’enaibesoinpourquemesassociésnemevirentpas.J’ai l’impressiond’êtreenfermédansunaquariumdontlesparoisrétrécissentàl’eau.

ÀLondres,Peteravaitprisdesrisquesénormes.Ilavaitréussiàconvaincreleconseil de retarder l’impression du catalogue de la prestigieuse maison, ce quirevenait à envoyerun signal fort aumondede l’art, autant annoncerqu’uncoupd’éclatsepréparait.Cesouvragespériodiquesfaisaientréférenceetleurcontenuengageaitlaréputationdelacélèbreinstitutionquil’employait.

–Rassure-moi,tunet’espasavancéauprèsd’eux,quandmême?– Après ton appel de ce matin, où tu m’as rapporté ta conversation et ton

départ précipité à la campagne, j’ai contacté le président de notre bureau deLondres.

–Tun’aspasfaitça?demandaJonathansincèrementinquiet.–Noussommessamedi,jel’aiappeléchezlui!geignitPeterenenfouissantsa

têteaucreuxdesesmains.–Qu’est-cequetuluiasdit?–Que jem’engageaispersonnellementetque,s’ilme faisaitconfiance,cette

venteseraitl’unedesplusgrandesdeladécennie.Petern’avaitpaseutort.SiJonathanetluiavaientrévéléladernièreœuvrede

VladimirRadskin,lesacheteursdesplusgrandsmuséesseraientvenuspréempteràsaventemalgrélesoffresdesgrandscollectionneurs.Jonathanauraitoffertàsonvieux peintre le renom dont il rêvait pour lui depuis toujours et Peter seraitredevenul’undescommissaires-priseurslesplus«prisés»dumoment.

– Ilmanqueun détail important à ton tableau idyllique ! As-tu envisagé unealternative?

–Oui,tum’enverrasdesmandatspostauxsurl’îledéserteoùtum’aurasfaitexilercontrelapromessequejenemesuicidepasaprèsavoirétéraillépartoutelaprofession.

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Les côtes américaines étaient en vue et la conversation entre les deuxcompèresn’avaitpascessédetoutlevol,augranddamdespassagersautourd’euxqui n’avaient pas pu fermer l’œil du voyage. Quand l’hôtesse avait présenté lesplateaux-repas,PeteravaitinnocemmentsoulevélevoletdesonhublotettournélatêteverslesnuagespouréviterleregarddeJonathan.Ilseretournaàlavitessedel’éclair,pritlatarteletteauchocolatsurleplateaudeJonathanetl’engouffra.

–Tuavouerasquecettenourritureestvraimentdégueulasse.– Nous sommes à trente mille pieds au-dessus de l’océan, nous pouvons

rejoindredeuxcontinentsenhuitheuressansavoirlemaldemer,tunevaspasteplaindreparcequeladinden’estpasàtongoût!

–Siseulementc’étaitdeladindedanscesandwich!–Faiscommesic’enétait!PeterfixalonguementJonathan,jusqu’àcequecelui-cileremarque.–Qu’est-cequetufais?demandaJonathan.–Quand j’ai récupéré tes affaires dans ta chambre, j’ai trouvé l’accusé de

réceptiondelatélécopiequetuasenvoyéeàAnna.Jen’auraispasdûlaliremaisjesuistombédessus,alors…

–Alorsquoi?interrompitJonathand’untonsec.–AlorstuasécritClaraaulieud’Anna!Jepréféraistepréveniravantquece

nesoittafiancéequiteledise.Lesdeuxamisseregardèrentcomplices,etPeteréclataderire.–Vraiment,jemedemande!dit-ilenreprenantsonsouffle.–Etqu’est-cequetutedemandes?–Cequetufousavecmoidanscetavion!–Jerentrechezmoi!–Jevaisreformulermaquestion,tuvasvoirquemêmetoituvascomprendre!

Jemedemandedequoituaseupeur?Jonathanréfléchitlonguementavantdeluirépondre.–Demoi!J’aieupeurdemoi.Peterhocha la têteet regardapar lehublot lapresqu’îledeManhattanque

l’ondevinaitauloin.–Maismoiaussij’aisouventpeurdetoi,monvieux,etçanem’empêchepas

d’êtretonmeilleurami!Fréquente-toiunpeuplussouvent,tut’habituerasàtoutesteslubies,tufinirascommemoiparêtrepassionnéparunvieuxpeintrerussedonttuteparlerasàlongueurdejournée.Tuteverraspréparertonmariageentirantunetêtedecentpiedsdelong.Non,jet’assure,situarrivesàdeveniramiavectoi-même,tuverrasàquelpointlavieestpleinederebondissements!

Jonathanne lui réponditpas, il reprit lemagazinede lacompagnieaériennedans la poche du fauteuil devant lui. Le hasard est parfois provocateur. Au

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décollage,enfeuilletantcemensuel,ils’étaitarrêtésurunecourteinterviewd’unegaleristetrèsenvogueàLondres.UnephotodeClaraillustraitlachronique,elleétait prise devant son manoir. Jonathan se pencha et rangea la revue dans sasacoche.Peterleregardafaireducoindel’œil.

–Sijepeuxmepermettre,repritPeter,quitteàm’exilersurmonîledéserte,ilfautabsolumentquej’yailleseul.

–Ahoui,etpourquoi?–Parcequesituesobligédem’yrejoindre,elleneseraplusdéserte!–Etpourquoijeseraisobligédet’yrejoindre?–Pourt’êtrecomplètementtrompédevieàBoston,ett’enêtrerenducompte

troptard!–Àquoifais-tuallusionPeter?demandaJonathand’untonagacé.–Àrien!réponditPeternarquoisenprenantnégligemmentsonexemplairedu

magazinedebord.Aprèsavoirfranchiladouane,PeteretJonathansedirigèrentversleparking

gardé. Ils s’engagèrent sur la passerelle qui surplombait les voies d’accès auterminal.Petersepenchaàlabalustrade.

–Tuasvulaqueueauxtaxis!Àquidit-onmercid’avoireulegéniedeprendresavoiture?

Dans la longue file de passagers qui se formait sur le trottoir, Jonathan neremarquapaslafemmeauxcheveuxblancsquimontaitdanslavoituredetête.

La périphérie de la ville était embouteillée, il avait fallu plus d’une heure àPeterpourraccompagnersonamichezlui.Jonathanposasamalletteetaccrochasonimperméableàunepatère.Leslumièresdelacuisineétaientéteintes.IlappelaAnna dans l’escalier mais n’obtint aucune réponse. Sa chambre baignait dansl’obscurité,lelitn’étaitpasdéfait.Ilentendituncraquementau-dessusdesatêteet grimpa aussitôt vers le niveau supérieur. Il repoussa doucement la porteentrebâilléedel’atelier.Lapièceétaitvide.Unenouvelletoiled’Annareposaitsurson chevalet, Jonathan s’en approcha et la détailla. Le tableaudépeignait la vuedontonjouissaitdepuisl’atelierausiècledernier.Ilreconnutsurlatoilelesraresédifices qui avaient résisté aux assauts du temps et s’érigeaient encore sous lesfenêtresdeleurmaison.Aucentredutableau,unbrick,grandvoilieràdeuxmâts,accostait le vieux port.Quelques passagers s’affairaient sur le pont.Une famillefranchissaitlapasserellequijoignaitlequai.SiJonathans’étaitapprochéplusprèsencore,ilauraitpuadmirerlaprécisiondutraitdepinceaud’Anna.Latexturedebois se détachait finement de celle de la coque du navire.Un homme à la fortecarruretenaitsafilleparlamain,lacapuchequirecouvraitsonvisageétaitd’unbeaugrisperle.Àlamaindesafemmequis’accrochaitaubastingageencorde,ondevinaituneimposantebague.

Jonathan pensa à son meilleur ami, seul chez lui. Peter avait beau vouloirdonner le change, Jonathan le connaissait trop pour ignorer l’inquiétude qui le

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rongeait,etilsesentaitcoupable.Ilsedirigeaverslebureaud’Annaetdécrochaletéléphone. Peter était en ligne. Jonathan regarda la pièce, baignée dans lesderniersrayonsdujourquifiltraientparlaverrière.Lacouleurdontseteintaientleslattesétaitaussidoréequelesparquetsblondsd’unvieuxmanoiranglais.Soncœur semit à cogner au diapason d’une envie qui le remplissait de bonheur. Ilraccrocha,sortitdel’atelieretdévalalesmarches.Ilagrippasapetitevalisesurlachaisedel’entréeetrefermalaportederrièrelui.Ilgrimpadansuntaxietindiquaauchauffeursadestination.

–AéroportdeLogan,leplusvitepossible,s’ilvousplaît!Le conducteur regarda lamine de son passager dans son rétroviseur et les

pneusdubreakFordcrissèrentsurl’asphalte.Alorsquelavoituretournaitaucoindelarue,lamaind’Annalaissaretomber

les lamellesdustoreenbois.Derrière lavitredesonatelier,elle souriait.Annadescenditlesescaliers,enclenchalerépondeurdanslacuisineetpritsesclésdansunecoupelle.Dansl’entrée,elleavisal’imperméablequeJonathanavaitoubliésurleportemanteau.Ellehaussalesépaules,sortitdelamaisonetremontalarueàpied.Unpeuplusloin,elleentradanssavoitureetpritladirectiondunord.Elletraversa le Harvard Bridge qui enjambait Charles River et poursuivit sa routejusqu’àCambridge.Lacirculationétaitdense.Elles’engageadansMassAvenue,contournalecampusuniversitaireetbifurquadansGardenstreet.

Annavenaitdesegarernon loindun°27.Ellegrimpa les troismarchesduperronetsonnaàl’interphone.Lagâcheélectriquegrésillaetlaportes’ouvrit.Elleprit l’ascenseur jusqu’au dernier étage. La porte au bout du couloir étaitentrebâillée.

–C’estouvert,ditunevoixdefemme,àl’intérieur.L’appartementétaitélégant.Danslesalon,lemobilierd’époqueparfaitement

ciréétaitagrémentédequelquespiècesd’argenterie.Lesvoilagesaccrochésauxbaiesvitréesmétalliquesondulaientlégèrement.

–Jesuisdanslasalledebains,j’arrivetoutdesuite,repritlavoix.Annas’installadansunfauteuilenveloursbrun.Delà,ellepouvaitjouird’une

remarquablevuesurDanehyPark.Lafemmeàquiellerendaitvisiteentradanslapièce,abandonnalaserviette

aveclaquelleelles’essuyaitlesmainssurledossierd’unechaise.–Cesvoyagesm’épuisent,dit-elleàAnnaenlaprenantdanssesbras.Puis,dansunecoupellefinementciselée,ellerécupéraunebagueparéed’un

magnifiquediamantdetailleanciennequ’elleremitàsondoigt.

*

Jonathanavaitreprisdesforcespendantlevol.Ilavaitfermélesyeuxdèsquel’avion avait quitté la piste et les avait rouverts au moment où le train

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d’atterrissage sortait du ventre de l’appareil de la British Airways. Il loua unevoiture et quitta Heathrow pour s’engager sur l’autoroute. Quand il aperçut lapetitetavernedevantlui,ilappuyasurl’accélérateur.Unpeuplustard,l’imposantegrillenoiredudomaineseprofiladevantsonpare-brise;elleétaitgrandeouverte.Ilpénétradanslapropriété,ralentitets’immobilisadevantlaterrasse.

Lafaçadeétaitcaresséeparlesoleil.Desrosierssauvagesgrimpaientlelongdesmursenfarandolesdecouleurpastel.Aumilieud’unronddepelouse,ungrandpeuplierondulaitdanslevent,effleurantlatoituredeseshautesbranches.Claraapparutsurlaterrasseetdescenditlesmarches.

–Ilestmidipile,dit-elleenvenantàsarencontre,àune journéeprès,vousêtesàl’heure!

–Jesuisvraimentdésolé,c’estunelonguehistoire,répondit-ilgêné.Elle fit demi-tour et retourna dans le manoir. Jonathan resta désemparé

quelques instants avant de la suivre. Dans cette demeure de campagne, chaquechose semblait être posée par hasard et avait pourtant sa place.Certains lieux,sansquel’onsachepourquoi,vousoffrentuneimmédiatesensationdebien-être.LamaisonoùClarapassaitunegrandepartiedesavieétaitdeceux-là.L’endroitétaitaccueillant,commesi,aufildesannées,elleyavaitdistillédebonnesondes.

–Suivez-moi,dit-elle.Ilsentrèrentdansunevastecuisineausolrecouvertdetommettesbrunes.Le

temps semblait ici n’avoir eu aucun cours. Quelques braises rougeoyantesachevaientdeseconsumerdansl’âtred’unecheminée.Clarasepenchaversunepanière en osier et prit une bûche qu’elle jeta sur les cendres. Les flammes seravivèrentaussitôt.

–Lesmurssontsiépaisqu’étécommehiverilfautchauffercettepièce.Sivousyentriezlematin,vousseriezsurprisparlefroidquiyrègne.

Elledéposadesplatssurlagrandetable.–Vousvoulezunetassedethé?Jonathan s’adossa au mur et la regarda. Même dans ses gestes les plus

simples,Claraétaitélégante.–Vous n’avez donc respecté aucune des volontés de votre grand-mère ? dit

Jonathan.–Bienaucontraire.–Nousnesommespasdanssonmanoir?–Elle était finepsychologue. Lameilleuregarantie que je réalise cequ’elle

souhaitaitvraimentétaitdemefairepromettrelecontraire.L’eausiffladanslabouilloire.ClaraservitlethéetJonathans’assitàlagrande

tableenbois.–Avantquejeretourneàlapension,ellem’ademandésij’avaisbienpenséà

croiserlesdoigtsenfaisantmespromesses.

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–J’imaginequec’estunefaçondevoirleschoses.Claras’assitfaceàlui.– Connaissez-vous l’histoire de Vladimir et de son galeriste Sir Edward ?

demandaClara.Aufildutemps,ilssontdevenusinséparablesetlarelationqu’ilstissèrentdevintcellededeuxfrères.OnracontequeVladimirseraitmortdanssesbras.

Sa voix était pleined’uneattente joyeuse. Jonathan se sentait bien etClaracommençasonrécit.

AprèsavoirfuilaRussiedanslesannées1860,RadskinarrivaenAngleterre.Londresétait le refuge temporairede tous lesexilés,onycroisaitTurcs,Grecs,Suédois,FrançaisetEspagnols,mêmedesvoyageursdeChine.Lavieillecitéétaitsi cosmopolite que l’alcool le plus populaire y avait été baptisé « la boisson detouteslesnations»,maisVladimirnebuvaitpas,ilétaitsanslesou.IlvivaitdansunechambresordideduterriblequartierdeLambeth.Radskinétaitunhommefieretcourageuxet,endépitdesapauvreté,ilpréféraitmourirdefaimquedetendrelamain.Lejour,avecdesboutsdecharbonsqu’iltaillaitcommedescrayons,ilserendait au marché de Covent Garden où, sur de vieux papiers récupérés, ilesquissaitlesvisagesdespassants.

En vendant ses dessins pour quelques sous gagnés par jour de chance, ilrepoussaitd’autant samisère.C’estainsiqu’il rencontraSirEdwardet ledestinjoua pleinement son rôle ce matin d’automne, dans les allées à ciel ouvert deCoventGarden.

SirEdwardétaitunrichemarchandd’artdegranderéputation.Iln’auraitjamaisdûserendresurlaplacedumarché,maislamaladievenait

d’emporter l’unede ses servantes et son épouse voulait qu’il la remplace sur-le-champ.LorsqueVladimirRadskinbranditsouslenezdeSirEdwardleportraitqu’ilvenaitdefairedeluialorsqu’ils’étaitarrêtédevantunétaldelégumes,legaleristedevina immédiatement le talent de cet homme en piteuse condition. Il achetal’esquisseetl’étudiatoutelasoirée.Lelendemainilrevintencalèche,accompagnédesafille,etdemandaàl’hommedeladessiner.Vladimirrefusa.Ilnepeignaitpasdevisagedefemme.Sonanglaissommaireneluipermettantpasdesefairebiencomprendre,SirEdward s’emporta.Lapremière rencontredecesdeuxhommesqui n’allaient plus se quitter faillit se terminer par une volée de coups. MaisVladimirprésentacalmementàSirEdwardunautredessin.Unportraitdelui,enpiedcettefois,etqu’ilavaitréaliséentièrementdemémoirejusteaprèssondépart.L’attitudeétaitsaisissantedevérité.

–C’estleportraitdeSirEdwardquiestexposéàSanFrancisco?–L’esquissedecetableau,oui,c’estàpartirdecedessin…Clarafronçalessourcils.–Vousconnaisseztoutesceshistoires,jesuisentraindemeridiculiser,vous

êtesleplusgrandexpertquisoitsurcepeintreetjevousracontedesanecdotesquel’onpeuttrouverdansn’importequellivresurlui.

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Lamain de Jonathan s’était approchée de celle deClara. Il eut envie de larecouvrir,maisilretintsongeste.

– Tout d’abord, il existe très peu de livres consacrés à Radskin, et je vousassurequejeneconnaissaispascetteanecdote.

–Vousmefaitesmarcher?–Non,maisilfaudramedirecommentcesinformationsvoussontparvenues,

jelespublieraidansmaprochainemonographie.Clarahésitaunpeuavantdereprendrelecoursdesonrécit.–Bon,jevouscrois,dit-elleenluiversantduthé.Parcequ’ilétaitméfiant,Sir

EdwarddemandaàVladimirdedessinersur-le-champunportraitdesoncocher.–Etcecroquisestà l’originedutableauquenousavonsdéballémercredi?

demandaJonathanenthousiaste.–Absolument,Vladimiretluiétaientamis,liésparunemêmepassion.Sivous

êtesentraindevousmoquerdemoietquevoussavezdéjàtoutça,jepeuxvouspromettre…

–Nepromettezrien,continuez.Vladimirétaituntrèsboncavalierdanssajeunesse.Biendesannéesplustard,

quand le cheval favori du cocher s’effondra au beau milieu d’une rue, Vladimirconsolalechagrindecethommeenréalisantsonportraitdevantlesécuries,prèsde samonture. Le cocher avait vieilli et Vladimir peignit son visage à partir dudessinqu’ilavaitréaliséàmainlevée,unmatind’automnedansl’humiditéâcredumarchéàcielouvertdeCoventGarden.

Jonathannerésistapasàl’enviededireàClaraquecettehistoireenrichiraitconsidérablementlavaleurdelatoilequiseraitmiseenvente.Claranefitaucuncommentaire. Sa nature d’expert reprenant le dessus, il tenta plusieurs fois desavoird’oùelletiraitsessources.IlcherchaitàtrierdanslesproposdeClaralapartdevéritéde lapartde légende.Toutau longde l’après-midi,ellepoursuivitl’histoiredeVladimiretdeSirEdward.

LegaleristerendaitvisitepresquequotidiennementàVladimir, l’apprivoisantparsesattentions.Auboutdequelquessemaines,illuioffritsanscontrepartiedeloyerunechambreconvenablementchaufféedanslessoupentesd’unedesmaisonsbourgeoisesqu’ilpossédaitnonloindumarché.

Ainsi,Radskinn’auraitplusàparcourirlesruescrasseusesetdangereusesdeLondresdanslapâleurdupetitmatinetdansl’ombredusoirtombant.Lepeintrerefusalagratuitédulieu.Iléchangeasongîtecontrequelquesdessins.Dèsqu’ilfutinstallé,SirEdwardluifitlivrerdeshuilesetdespigmentsdegrandequalitéqu’ilimportait de Florence. Vladimir réalisa lui-même ses mélanges de couleurs etaussitôtreçuslespremierschâssisentoilésqueSirEdwardluiavaitfaitporter,ilabandonnalefusainetseremitàlapeinture.Cefutledébutdesapériodeanglaisequidurapendantleshuitannéesqu’illuirestaitàvivre.Installédanssachambreprès de Covent Garden, le peintre exécutait les commandes du galeriste. SirEdwardvenaitenpersonnelefournirenmatériel.Chaquefois,ilrestaitunpeuplus

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longtemps en compagnie de l’artiste. Ainsi, au fil des semaines, le galeristeapprivoisalafiertédupeintredontilvoulaitfairesonprotégé.Enunanceluiqu’ilappelaitsonamirussepeignitsixgrandestoiles.Claralesénuméra:Jonathanlesconnaissaittoutesetluiindiquadansquelcoindumondechacunesetrouvait.

MaissonexodeetsesconditionsdevieprécairesdanslequartierdeLambethavaient affaibli les conditionsphysiquesdeVladimir. Il lui arrivait souvent d’êtretorturépard’effroyablesquintesde toux,sesarticulations le faisaientdeplusenplussouffrir.Unmatin,alorsqu’illevisitait,SirEdwardletrouvaallongéàmêmelesoldumodestestudiooùill’avaitinstallé.Perclusderhumatismes,iln’avaitpaspuserelevertoutseuldulitdontilétaittombé.

Vladimirfuttransportéimmédiatementdanslamaisondevilledugaleristequiveilla sur luiquotidiennement.Quandsonmédecinpersonnel rassuraSirEdwardsur le bon rétablissement de sonprotégé, il le fit conduire dans sa propriété endehors de la ville pour qu’il y passe une convalescence confortable. Vladimir yretrouva une santé éclatante. Grâce à Sir Edward, il fit plusieurs voyages ensolitaireàFlorence,pourallerseprocurerlui-mêmelespoudresdepigmentsaveclesquelles il composait sescouleurs siprofondes.SirEdward le traitacommeunfrère.Toutaulongdecesannées,leuramitiéfutexemplaire.Quandilnevoyageaitpas, Vladimir peignait. Sir Edward exposait ses tableaux, dans sa galerie deLondres,etquanduntableaunetrouvaitpasd’acquéreur,legaleristel’accrochaitauxmursdel’unedesesdemeures,donnantsonsoldeaupeintrecommesil’œuvres’étaitvendue.Huitannéesplus tard,Vladimir tombaànouveaumaladeetcettefoissonétatsedégradarapidement.

–Ilmourutaudébutd’unmoisde juin,assispaisiblementdansunfauteuil,àl’ombred’ungrandarbreoùSirEdwardl’avaitporté.

La voix de Clara s’était attristée en finissant son récit. Elle se leva pourdébarrasserlatableetJonathanl’aidaaussitôtsansluidemandersonavis.Clarapritlestasses,Jonathanlathéièreetilsportèrentletoutverslesdeuxvasquesàlafaïencecraquelée,surplombéesd’uneimposanterobinetterieencuivre.L’eaucoulaenunlongfilet.JonathanavouaàClaraqu’ilignoraitpresquetoutdel’épisodedecampagnedeVladimir et lui rapporta quelques autres fragments de l’histoire duvieuxpeintreauquelilavaitconsacrésavie.

L’après-miditouchaitàsafin,ClaraetJonathanavaienttraverséensemblelesbrumesduvieuxLondres,décrit lamaisonoùVladimiravaitvécuprèsdeCoventGarden,visitélejardinderosesoùilaimaitflânerquandilétaitàlacampagne.Àforced’évoquerlepeintre,ilsauraientpresquepuentendresonpasfairecraquerlapailledesécuriesquandilvenaitrendrevisiteàsonamicocher.Jonathanétaitentrain de rincer la vaisselle, Clara l’essuyait à ses côtés. Il était subjugué par lasensualitéquisedégageaitd’elle.Ellesehissasurlapointedespiedspourrangerlesassiettesdansunégouttoirenboisaccrochéaumurau-dessusdesatête.Ileutcentfoisenviedelaprendredanssesbras,centfoisilyrenonça.Claraactionnalapoignéedurobinet.Elleessuyasesmainssurlereversd’untablierqu’elledéfitetqu’elleabandonnaprèsdel’antiquecuisinièreàbois.Ellesedirigeaverslui,pleine

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devie.–Allezvenez,suivez-moi,dit-elle.Ellel’entraînaparlaportedelacuisinequidonnaitsurl’arrièredumanoir.Ils

traversèrentlacourets’arrêtèrentdevantuneimmenseremise.Quandelletournala clé, Jonathan sentit battre son cœur. Elle repoussa énergiquement les deuxgrandesportes.Àl’intérieurdelagrange,lacalandred’unroadsterMorganbrillaitdetousseschromes.Clarapritplacederrièrelevieuxvolantenboisetlemoteurvrombit.

–Nefaitespascettetête-là,venez!Jedoisfairedescoursesauvillage.Vousdécouvrirez ce qui vous amène ici à notre retour. Après tout, qui a vingt-quatreheuresderetard?dit-elle,lesyeuxpleinsdemalice.

Jonathans’installaàsescôtésetClaradémarrasurleschapeauxderoues.Le cabriolet traversa la campagneà vive allure. Ils s’arrêtèrentdevantune

petite épicerie. Clara acheta le dîner. Jonathan ressortit les bras chargés d’unecagettequ’ilposasurlaminusculebanquettearrière.Auretour,Claraluiconfialevolant.Nerveux,ilenclenchalapremièrevitesseetlemoteurcala.

–Lagarded’embrayageestunpeusèchequandonn’yestpashabitué!dit-elle.

Jonathan ravala sa fierté et chercha à cacher son impatience. En arrivantdevantlamaison,ilfinitparsedétendre.Lescoursesabandonnéesdanslacuisine,Clara l’entraîna à l’intérieur dumanoir. Elle lui fit parcourir un long couloir quidébouchait dans la grande bibliothèque. Les allèges des murs aux boiseriesdécrépiesparletempsétaientrehausséesdetenturesanciennes.Au-dessusdelacheminéeunegrandehorloges’étaitarrêtéeàsixheuresetpluspersonnenesavaits’il s’agissait d’un soir ou d’un matin. Quelques livres aux reliures uséesrecouvraientunetableenacajouquirégnaitaumilieudelapièce.Parlesfenêtresàpetitscarreaux,onpouvaitdéjàvoirlesoleils’estomperderrièrelescrêtesdescollines.Jonathanremarquadansunrenfoncementlapetiteporteverslaquellesedirigeait Clara. Elle s’engouffra sous l’alcôve, Jonathan voulut reculer pour luicéderlepassage.Lorsqu’elleposasamainsurlapoignée,leurscorpssefrôlèrentetl’étrangevertigerecommença.

Delourdsnuagesobscurcirentlecielàunevitessefulgurante.Lejourcessaetla pluie du soir se mit à tomber. Une fenêtre de la bibliothèque céda à unebourrasque. Jonathan traversa la pièce et tenta de la refermer, mais son brasrefusadeluiobéir.Toussesmuscless’engourdissaient.IlvoulutappelerClaramaisaucunsonnesortaitdesabouche.Au-dehors,toutchangeait.Lesrosierséclatantsaccrochésàlafaçadedumanoirlarecouvraientdésormaisdefaçonsauvage.Desvoletsdécrépiscouinaientàl’étage,souslesassautsduvent.Quelquestuilesdelatoituredégringolaientavantd’éclatersurleparvis.Jonathanavaitl’impressiondesuffoquer,sespoumonsletorturaient.L’aversegiflasesjoues.Devantlamaison,unfiacre en piteux état était attelé. Les sabots battant la terre trahissaient lanervositéduchevalqu’uncocherenhaut-de-formetentaitderetenirenserrantleslonges dumieux qu’il le pouvait. À l’intérieur de la berline, une jeune silhouette

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étaitemmitoufléedansunecapegrise,unecapucherecouvraitsatête.Uncoupled’âge mûr sortit de la demeure à la hâte. L’homme à la carrure imposante fitgrimperlafemmequ’ilprotégeaitdesonbras.Ilrefermalaportière,passasatêteparlafenêtreethurla:«Parlesbois,vite,ilsarrivent!»Lecocherfouettalamontureetlavoiturecontournalegrandarbre.Lepeuplierquirégnaitdansleparcn’avaitplusaucun feuillage.L’étéquinaissait àpeine semblait déjà toucherà samort.Lavoixinconnuerevintàlui:«Vite,vite,dépêchez-vous!»murmurait-elleensemélangeantausouffledesrafales.

Jonathandétournapéniblementsonregardversl’intérieurdelabibliothèque.Ledécoravaitchangé.Àl’extrémitédelapièce,laportequidonnaitsurlecouloirs’ouvritbrusquement.Jonathanvitdeuxsilhouettesquifuyaientversl’étage.L’unetenaitsoussonbrasungrandpaquet ficelédansunecouverture. Jonathansavaitquedansquelquessecondesl’airviendraitàluimanquer.Ilinspiraprofondémentettentadetoutessesforcesdeluttercontrel’engourdissement,ilreculad’unpasetlevertigecessaaussitôt.Claraétaittoujoursenfacedelui.Ilétaitdenouveausousl’alcôve.

–Çaarecommencén’est-cepas?demanda-t-elle.–Oui,réponditJonathanenreprenantsonsouffle.–Moi aussi celam’arrive, je fais ces rêves,murmura-t-elle.Cela se produit

quandnousnoustouchons.L’étrangeleparaîtencorepluslorsqu’onseconfie.Elleleregardafixementet

sansplusriendireelleentradanslepetitbureau.Lechevaletétaitposéaumilieudelapièce.QuandClaraôtalacouverturequi

protégeaitletableau,elleoffritàJonathancemomentuniquedontilavaittoujoursrêvé.Ilregardalatoileetn’encrutpassesyeux.

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6.Dedos, figéedans l’éternitédu tableau, la jeune femmese tenaitdebout, la

robe plissée qu’elle portait était d’un rouge dense et profond, un rouge commeJonathann’enavaitjamaisvu.Ileffleuralatoileduboutdesdoigts.L’œuvreétaitplus belle que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Le sujet d’abord qui dérogeait àtouteslesrèglesqueVladimirs’étaitimposées,etpuiscerougeindescriptiblequiluirappelaqueVladimirbroyaitetpréparaitlui-mêmesescouleursàl’ancienne.

Unegriseriesubmergeaitsaméditationd’expert.Lethèmeducontre-jourquelepeintreavaitadopté iciétaitd’unefacturedéjàcontemporaine. Ilnes’agissaitpasdevibrationdelumièremaisdefigurationprécise,d’uneavancéeprémonitoiredans le XXe siècle. En arrière-plan, un peuplier bleuté sur ciel vert d’émeraudeannonçaitdéjàlefuturfauvisme.EtJonathanperçutmieuxencoreladimensiondutalent de son peintre. Vladimir n’était d’aucun temps. Ce tableau était sansprécédentnisemblable.

–Alorstul’asfait,vieuxbougre!murmura-t-il.Tul’asfait,tonchef-d’œuvre.IlrestaainsidelonguesheuresàregarderLaJeuneFemmeàlaroberouge,et

Claraqui avait quitté lapiècene vint à aucunmomentde lanuit interrompre lesilencequienveloppaitlaréunionsingulièredupeintreetdesonhistorien.

Ellen’entradans lebureauqu’au leverdu jour.Elleposaunplateau surunsecrétaire, repoussa les rideaux et laissa filtrer la lumièrepar la fenêtrequ’elleentrouvrit.Jonathanplissalesyeuxets’étira.Ils’assitfaceàelleàlapetitetableetluiservitunetassedethé.Ilsseregardèrentquelquetempssansriensedireetcefutluiquibrisal’instantcomplice.

–Quecomptez-vousenfaire?–Celavabeaucoupdépendredevous,dit-elleenressortant.Jonathanrestaseulunmoment.Ilsavaitmaintenantqueletableauqu’ilavait

étudiétoutelanuitoctroieraitenfinàRadskinlareconnaissancequiluiétaitdue.LaJeuneFemmeàlaroberougeconsacreraitlepeintreparmisescontemporains.LesconservateursduMetropolitandeNewYork,delaTateGaleriedeLondres,dumuséed’OrsayàParis,duPradoàMadrid,desOfficesàFlorence,duBridgestoneàTokyo, tous voudraient désormais exposer l’œuvre deRadskin. Jonathan eut unepensée furtive pour Peter, qui se demanderait lequel d’entre eux surenchériraitpour accrocher définitivement cette œuvre au mur de son musée. Il prit sontéléphoneportabledanssapoche,composasonnuméroet laissaunmessagesursonrépondeur.

–C’estmoi, dit-il, j’ai une nouvelle que je voulais partager avec toi. Je suisdevant ce tableau que nous avons tant cherché et, tu peuxme croire, il est au-dessusdetoutesnosespérances.Ilferadetoileplusheureuxetleplusenviédescommissaires-priseurs.

–Àundétailprès,ditClaradanssondos.

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–Queldétail?demandaJonathanenrangeantsonportabledanssapoche.–Vousêtesvraimentsouslechocpourquecelavousaitéchappé!Elle se leva et lui tendit la main pour l’entraîner vers le tableau. Ils

échangèrentunregardperplexeetellecachaaussitôtsamainderrièresondos.Ilsavancèrent jusqu’au chevalet. Jonathan examina une nouvelle fois la peinture deVladimir.Quand ilpritconsciencedesonerreur, ilécarquilla lesyeux,souleva latoileetregardal’envers.Enuninstantilsaisitl’étenduecatastrophiquedecequiluiavaitéchappé:VladimirRadskinn’avaitpassignésonderniertableau.

Clara s’approcha de lui et voulut poser sa main sur son épaule pour leréconforter,elleserésigna.

–Nevousenvoulezpas,vousn’êtespas lepremieràqui letableau jouecetour.SirEdwardnonplusnes’enétaitpasrenducompte,toutaussisubjuguéquevous.Venez,nerestezpaslà.Jecroisqu’unepetitepromenadeàpiedvousferadubien.

Ellepoursuivitdansleparcl’histoiredupeintreetdugaleriste.Vladimiravaitétéemportébrutalementparsamaladie,ildécédajusteaprès

avoirachevéLaJeuneFemmeàlaroberouge.SirEdwardneseremitpasdelamortdesonami.Foudedouleuretderagequeletravaildesonpeintrenesoitpasreconnuàsajustevaleur,ilengageapubliquementsaréputationunanplustardetannonçaqueladernièreœuvredeVladimirRadskinétaitl’unedesplusimportantesdusiècle.Ilorganiseraità ladateanniversairedesadisparitionuneprestigieuseventeoùlatoileseraitprésentée.Degrandscollectionneursaccoururentdumondeentier.Laveilledesenchères,ilsortitletableauducoffreoùill’avaitabritépourl’apporteràlasalledevente.

Quandils’aperçutqu’iln’étaitpassigné,ilétaittroptard.Leprodigedugrandcérémonial qu’il avait organisé pour consacrer l’œuvre de son ami se retournacontrelui.Touslesmarchandsetcritiquesdel’époquel’utilisèrentpourl’attaquer.Lesmilieuxde l’art le raillèrent.SirEdward futaccuséd’avoirprésentéun fauxgrossier.Déshonoré, ruiné, il abandonna sespropriétés et quittaprécipitammentl’Angleterre. Il partit vivre en Amérique avec sa femme et sa fille et mourutquelquesannéesplustard,dansleplusgrandanonymat.

–Maiscommentsavez-voustoutcela?demandaJonathan.–Vousn’aveztoujourspascomprisoùvousvoustrouvez?Àl’airperplexedeJonathan,Claraneputrefrénerunrirefrancquijailliten

éclats.–MaisvousêtesdanslademeuredeSirEdward.C’esticiquevotrepeintrea

passésesdernièresannées,c’esticiqu’ilapeintungrandnombredesestableaux.AlorsJonathanregardatoutautourde luietvit lemanoirsousbiend’autres

aspects.Quandilspassèrentdevantlepeuplier,ilessayad’yimaginersonpeintreentraind’ytravailler.Ildevinal’endroitoùVladimiravaitposésonchevaletpourréaliserl’undestableauxqu’ilpréférait.L’œuvredontilvoyaitlepaysageoriginalenfacedeluiétait,àsaconnaissance,exposéedansunpetitmuséedelaNouvelle-

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Angleterre.Jonathanregardalaclôtureblanchequientouraitledomaineàpertedevue.Lacollinequirehaussaitlepaysageétaitbienplushautesurletableauqu’ellene l’était en réalité. Alors, Jonathan s’accroupit sur ses genoux et comprit queVladimiravait réalisésapeintureassisetnondebout.Claraavaitdûse tromperdanslachronologiedesonrécit.Deuxansaprèsavoiremménagéici,Vladimirétaitprobablementdéjàtrèsaffaibli.Ilsrentrèrentverslamaisonparunbelaprès-midid’été.

Jonathanpassalerestedelajournéedanslepetitbureau.IlretrouvaClaraaudébut de la soirée, elle fredonnait dans la cuisine. Il entra sans faire de bruit,s’adossaauchambranledelaporteetlaregarda.

–C’estdrôle,vouscroisez toujoursvosmainsdansvotredosetvousplisseztoujourslesyeuxquandvousêtessongeur.Unechosevousperturbe?demanda-t-elle.

–Plusieurs !Yaurait-ilunepetiteaubergedecampagneoù jepourraisvousemmenerdîner,jeperfectionneraisbienmaconduitesurvotreMorganetpuisj’aifaim,pasvous?

–Jemeursde faim!dit-elleen jetantdans l’évier lescouvertsqu’elle tenaitdanslamain.Jemontemechanger,jeseraiprêtedansdeuxminutes.

Elle tintpresqueparole. Jonathaneutàpeine le tempsd’essayerde joindrePeter,sanssuccès,etdeconstaterquelabatteriedesontéléphoneportableavaitrendul’âme,queClaral’appeladuhallaubasdesescaliers.

–Jesuisprête!Le roadster filait sous la lumière voilée d’un croissant de lune. Clara avait

regroupésacheveluresousunfoulardquilaprotégeaitduvent.Jonathancherchaitàquandremontaitladernièrefoisqu’ils’étaitsentilecœuraussiplein.IlrepensaàPeter,ilfaudraitqu’illepréviennequeLaJeuneFemmeàlaroberougen’étaitpassigné.Ilimaginaitdéjàsatêteetletravailqu’ildevraitaccomplirpoursauversonami.Il luifaudraittrouverenquelquesjourslesmoyensd’authentifieruntableauquisedifférenciaitdel’œuvredupeintresupposél’avoirréalisé.

Etmêmesi chaqueempreintedepinceauvalaitpour luibienplusque toutesignature, l’absence d’une simple griffe sur la toile soulèverait bien desinterrogationsdans lesmilieuxde l’art.Enpremier, ildevraitdécouvrirpourquoiVladimir n’avait pas apposé son nom sur son tableau. Etait-ce parce qu’il avaitdérogéàsesdeuxrèglesabsolues:nejamaisutiliserdepigmentrougeetnejamaispeindrede femme?Si tellesétaient lesseulesraisonsdecetétrangeanonymat,alorsilavait,sanslesavoir,jouélepiredestoursàl’expertquitenteraitunsiècleet quelques décennies plus tard de faire valoir au monde la dimension de sontravail.

«Pourquoias-tufaitça,Vladimir?»pensaitJonathan.–C’estlaquestionquejenecessedemeposer,repritClara.La petite lampe à la table où l’aubergiste les avait installés éclairait

délicatementlevisagedeClara.Jonathanrelevalatêteetneputrésisteràl’envie

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delaregarder.–Vouslisezdansmespensées?–Jelespartage!Etpuisjen’aipasdemérite,voslèvresaccompagnaientles

motsquevousmurmuriezsansquevousvousenrendiezcompte.– Non signée, la toile va susciter bien des controverses. Il nous faut des

élémentsconcretsquiprouventqueRadskinenestbienl’auteur.–Paroùcomptez-vouscommencer?–Par lacompositionde lapeinture,et il faudraque jeretrouve l’originedes

pigments de La Jeune Femme à la robe rouge pour les comparer à ceux qu’ilutilisaitdanssesautrespeintures.Celanousfourniraunepremièreséried’indices.

Leursmainsétaientsiprochesqu’il leurauraitsuffidequelquescentimètresgagnéssurlapudeuroulapeur,pourn’enformerplusqu’une.Etquisaitsiensejoignantellesneleurauraientpaslivrélesréponsesauxquestionsquetousdeuxseposaientsansoserselesconfier?

Au manoir, Jonathan occupa une chambre d’amis. Il posa son sac sur unfauteuilets’appuyadesesmainssurlelitsurplombéd’undaisauxtenturesécrues.Puisilserenditversl’unedesdeuxfenêtresquiouvraientsurleparcetsentitleseffluves du grand peuplier qui oscillait dans la clarté de la nuit. Il frissonna,repoussalesvoletsintérieursetentradanslasalledebains.Claramarchaitdanslecouloir, elle marqua un temps d’arrêt devant la porte de sa chambre, puis elles’éloignaverscellequ’elleoccupaitauboutducorridor.

Ilselevadetrèsbonneheure.Dèsqu’ilfutprêt,ildescenditverslacuisine.Lapiècesentaitbonlefeudeboiséteint.Claran’avaitpasexagéré,aupetitmatinlapièce était glaciale. Deux bols étaient posés sur la grande table, près d’unepanière.Jonathanydéposaunmot.Ilravivalefeuetsortitparlaportearrièrequ’ilrefermasans fairedebruit.Leparcsemblaitdormirenveloppédans laroséedel’aube. Jonathan emplit ses poumons d’air frais, il aimait cette heure du jour oùdeuxmondessiétrangerssecôtoientuncourtinstant.Nilesbranchesdesarbresni les tigesdes rosiersaccrochésaux façadesne frissonnaient.Legraviercrissasoussespas.Ilmontaàborddesavoiture,lançalemoteuretquittaledomaine.Surlapetiteroutebordéedeshautsarbres, ilregardalemanoirrapetisserdanssonrétroviseur.Aumomentoùiltournaitdanslechemin,Claraouvritsesfenêtresàl’étage.

Unefinepluietombaitsurl’aéroportd’Heathrow,Jonathanrenditsavoitureetemprunta la navette qui le conduisit vers les guichets d’Alitalia. Le vol pourFlorencenepartaitquedeuxheuresplustard,ilallaflânerducôtédesboutiques.

Clara entra dans la cuisine, elle s’approcha du feu qui crépitait dans lacheminéeetsourit.Ellesedirigeaverslagazinière,posalathéièresurunbrûleurets’assitàlatable.L’intendantequivenaitentretenirlamaisonchaquejouravaitapportéun journal etdupain frais.Ellepouvait entendre sespas rassurantsau-dessusdesatête.ClaraaperçutlalettrequeJonathanavaitlaisséeàsonattention.

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Elleabandonnasonjournaletdécachetal’enveloppe.

Clara,Jesuispartitôtcematin.J’auraisvoulufrapperàvotreportepourvousdire

aurevoir,maisvousdormiezencore.QuandvouslirezceslignesjeseraienrouteversFlorence,surlestracesdenotrepeintre.C’estdrôle,ilm’aurafalluattendretoutcetempspourfairelaplusgrandedesdécouvertesquelaviem’aitofferte.Jevoulaispartageravecvousunepensée,siprésenteauxpremiersinstantsdemonréveil. Cette révélation est pareille à un voyage, je crois qu’il a commencé aumoment précis où je vous ai rencontrée.Mais quand cela fut-il, vraiment ? Lesavez-vous?

Je vous téléphonerai ce soir, je vous souhaite une bonne journée, j’auraisaimélapasseràvoscôtés;jesaisdéjàquevotreprésencememanquera.

Bienàvous,Jonathan.

Clarareplialalettreetlarangeatrèslentementdanslapochedesarobedechambre. Elle respira à fond, regarda calmement le lustre suspendu au plafond,levalesmainsversleciel,etpoussaunimmensecridejoie.

La tête étonnée de Dorothy Blaxton, l’intendante de la maison, passa parl’entrebâillementdelaporte.

–Vousm’avezappelée,madame?Claratoussotadanslecreuxdesamain.–Non,Dorothy,c’estcertainementl’eaupourlethéquisifflait!– Probablement, répondit-elle en regardant la buse de gaz que Clara avait

oubliéd’allumersouslabouilloire.Claraselevaettournoyasurelle-même,sansmêmes’enrendrecompte.Elle

demandaàMissBlaxtonde tenir lamaisonprête et dedisposerquelques fleursdanslachambred’amis,ellerentraitàLondresmaisseraitderetourtrèsbientôt.

–Bienentendu,madame,repritl’intendanteenrepartantverslesescaliers.Et dès queDorothyBlaxton fut dans le couloir, elle leva les yeux au ciel et

remontaàl’étage.

Aumomentmêmeoùlesrouesdel’aviondeJonathanquittaientlapiste,ClaradanssaMorgan laissaitderrièreelle ledomaine.Unsoleil rondetchaudbrillaitdansleciel.

Ellegarasavoituredevantlagaleriedeuxheuresplustard.

Àquelquesmilliersdekilomètresdelà,untaxidéposaitJonathanPiazzadéliaRepubblica,devantl’hôtelSavoy.Ilpritpossessiondesachambre,etpassaaussitôtunappelàunamiqu’iln’avaitpasrevudepuis longtemps.Lorenzodécrochaà la

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premièresonnerieetreconnutaussitôtsavoix.– Qu’est-ce qui t’amène chez nous ? demanda Lorenzo avec son accent de

Toscane.–Tueslibreàdéjeuner?réponditJonathan.–Pourtoi,toujours!Oùes-tudescendupuisquetun’espasvenudormiràla

maison?–AuSavoy.–AlorsjeteretrouveaucaféGillidansunedemi-heure.La terrasse était bondée mais Lorenzo était un habitué de tous les lieux

fréquentésdelaville.Unserveurluidonnal’accolade,serralamaindeJonathanetlesinstallaaussitôtsouslesregardscourroucésdestouristesquifaisaientlaqueuedevant l’établissement. Jonathan refusa poliment la carte que lui présentait lemaîtred’hôtel.

–Jeprendscommelui!Les conversations s’enchaînèrent autour de la table où les deux amis

savouraientlajoiedeseretrouver.–Alors,tucroisquetul’astrouvé,tonfameuxtableau?– J’en suis certainmais j’ai vraiment besoin de ton aide pour que lemonde

partagemonavis.–Maispourquoin’a-t-ilpassignésatoile,tonmauditpeintre?–Jenelesaispasencore,etc’estjustementpourçaquej’aibesoindetoi.–Tun’aspaschangé!Tuestoujoursaussifou.DéjàsurlesbancsdesBeaux-

Arts, quandnous faisionsnotre stageàParis, tume rebattais les oreillesde tonVladimirRadskin.

–Toinonplus,tun’aspaschangé,Lorenzo.–J’aichangédevingtansdeplus,alorsj’aichangéquandmême.–EtLuciana?–Toujoursmonépouse,etaussilamèredemesenfants,tusaiscequec’est,ici

enItalie,lafamilleestuneinstitution.Ettoituesmarié?–Presque!–C’estbiencequejedisais,tun’aspaschangé.Leserveurposal’additionetdeuxcafésserréssurlatable.Jonathansortitson

porte-cartesmaisLorenzoposaaussitôtsamainsurlasienne.–Range-moiça,lesdollarsnevalentplusrienenEurope,tunelesavaispas?

Bon, jevaist’accompagnerchezZecchi, leursatelierssetrouventtoutprèsd’ici.Peut-êtreenapprendrons-nousplus là-bassur lespigmentsqu’utilisait tonRusse.Ils ont conservé les mêmes préparations depuis des siècles. Ce magasin est lamémoiredenotrepeinture.

–JeconnaislesétablissementsZecchi,Lorenzo!

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–Oui,maistuneconnaispersonnequiytravaille,moisi!Ils quittèrent laPiazzadéliaRepubblica.Un taxi les déposa au19 via délia

Studio.Lorenzoseprésentadevant lecomptoir.UneravissantefemmebrunequirépondaitauprénomdeGraziellavintl’accueilliràbrasouverts.Lorenzomurmuraquelquesmotsàsonoreillequ’elleponctuaitde«Si»presquechantés.Elleluifitun clin d’œil et les entraîna tous les deux vers l’arrière-boutique. Là, ilsempruntèrentunvieilescalierenboisdontchaquemarchegrinçaitsousleurspas.Graziella avait emporté une clé aux formes impressionnantes. Elle la fit tournerdanslaserrured’uneportequiouvraitsurd’immensescomblesprotégésdetoutelumière.Unefinepelliculedepoussièrerecouvrait lesmilliersd’ouvragesalignéssur des rayonnages qui s’étendaient à l’infini sous la charpente. Graziella seretournaversJonathanets’adressaàluipresquesansaccent.

–Enquelleannéevotrepeintreest-ilvenuici?–Entre1862et1865.–Alors suivez-moi, lesmains courantes de cette époque se trouvent un peu

plusloin.Elleparcourutuneétagèreduboutdesdoigtsets’arrêtadevantlesreliures

craqueléesdecinqregistresqu’elletiraàelle.Elleposa lesgrands livres surunedesserte.Toutes les commandespassées

aux établissements Zecchi depuis quatre siècles étaient consignées dans cescahiers.

–Dansletemps,c’étaiticiquelespréparationsdepigmentsetd’huilespuress’effectuaient, dit Graziella. Les plus grands maîtres ont foulé ces planchers.Maintenantc’estunesalled’archivesquidépenddumuséedeFlorence.Voussavezquevousdevriezavoiruneautorisationduconservateurpourêtreici.Simonpèremevoyait,ilseraitfurieux.MaisvousêtesunamideLorenzo,alorsvousêtesicichezvous.Jevaisvousaideràchercher.

Jonathan,LorenzoetGraziellas’affairèrentautourdelatable.Aufildespagesmanuscrites du registre qu’il consultait, Jonathan imaginaitVladimir arpentant lapièce en attendant que ses commandes fussent préparées. Radskin disait que laresponsabilitéd’unpeintreneselimitaitpasàl’excellenceesthétiqueettechniquedesacomposition,ilfallaitaussisavoirlaprotégerdesassautsdutemps.Lorsqu’ilenseignaitenRussie, ilavait tropsouventregretté lesdommagescauséspardesrestaurations malheureuses pratiquées sur les toiles des maîtres qu’il estimait.JonathanconnaissaitquelquesrestaurateursàParisquipartageaientvolontierslepointdevuedesonpeintre.Ilsentendirentcraquerl’escalier,leursangseglaça,quelqu’unmontait.Graziellaseprécipitasurlesregistresetcourutlesremettreenbonneplace.Lapoignéede laportegrinça,Graziellaeutàpeine le tempsdeserecomposer une attitude innocente pour accueillir son père qui entrait dans lapièce,levisagesombre.GiovannipassasamaindanssabarbeetchapitraLorenzo.

–Qu’est-cequetufaisici?Nousn’avionspasrendez-vous.– Giovanni, c’est toujours un tel plaisir de te voir, répondit Lorenzo en

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marchantjoyeusementverslui.IlprésentaJonathanàsonhôte.LestraitsdupèredeGraziellasedétendirent

dèsqu’ilréalisaquesafillen’étaitpasseuleavecLorenzodanslessoupentesdesamaison.

–N’enveuxpasàtafille,maisjel’aisuppliéedelaisservoiràl’undemesplusfidèles amis ce lieu unique à Florence. Il vient d’Amérique, de Boston. Je teprésenteJonathanGardner,nousnoussommesconnussurlesbancsdelafacultédeParisoùnousavonsétudiéensemble.C’estundesplusgrandsexpertsquisoientaumonde.

–L’exagérationn’estpasunefataliténationale,Lorenzo,faisdesefforts!ditlepèredeGraziella.

–Papa!réprimandasafille.Giovanni toisa Jonathan, ilpassasamaindanssabarbe,sonsourcildroitse

relevaetiltenditenfinlamain.–Bienvenuechezmoi,sivousêtesunamideLorenzo,alorsvousserezaussi

unami.Maintenant,ilseraitpréférablequevousdescendiezpourpoursuivrevotreconversation. Les occupants de cette pièce n’aiment pas beaucoup les courantsd’air.Suivez-moi.

Le vieil homme les conduisit dans une immense cuisine. Une femme auxcheveuxnouéssousunfoulardsetenaitfaceauxfourneaux.Elletirasurlecordondeson tablieret se retourna tendantunemaingénéreuseaux invitésdesa fille.JonathanlaregardaetlemouvementparticulierdesespaupièrestrahitlemanquedeClara qui venait de le surprendre.Une heure plus tard, Lorenzo et JonathanquittaientlademeuredeGiovanni.

–Turestescesoir?demandaLorenzoenleraccompagnantàtraverslesrues.–Oui,jepréfèreattendrelerésultatdesrecherchesquej’aidemandéesàton

amie.–Graziellaytravaillera,tupeuxluifaireconfiance.–Sisonpèrelalaisseœuvrer.– Ne t’inquiète pas, je le connais très bien, comme ça il a l’air d’être

redoutable,maisdevantsafilleilfondcommedelaneige.–Jetedoisunefièrechandelle,Lorenzo.–Viensdoncdîneràlamaison,Lucianaseracontentedeterevoir,etpuisnous

parleronsdetestravaux.Lorenzo abandonna Jonathan devant son hôtel et retourna travailler à

l’académiedesartsoùildirigeaitundépartementderecherches.JonathanauraitvouluserendreauxOffices,maislemuséeétaitfermé.Alorsprenantsonmalenpatience,iltraversalePonteVecchioetmarchajusqu’àlaPiazzaPitti.IlachetaunbilletauguichetetentradanslesjardinsdeBoboli.Iltraversalacourintérieureetgravitlesescaliersquipermettentdegagnerla

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terrasse séparée du palais par la fontaine deCarciofo. La vue que l’on avait deFlorenceétaitémouvante.Auloinledômeetlecampanilesurplombaientlestoitsquisemblaientsechevaucherjusqu’àl’infini.IlseremémoraletableauexposéauLouvre que Camille Corot avait peint en 1840. Dans la perspective du parcs’ouvrait l’amphithéâtre construit au XVe siècle. Au centre il admira la vasqueromaine et l’obélisque égyptien. Il remonta vers le sommet de la colline. À sadroite, une allée montante débouchait sur un rond-point. Il s’assit au pied d’unarbrepourreprendresonsouffledansladouceurdel’après-midiflorentin.Surunpetitbancdepierrevoisin,uncouplesetenaitparlamain.Ilsadmiraientsilencieuxlamajestédesœuvresquilesentouraient.IlrègnedanslesjardinsdeBoboliuneatmosphèreempreinted’unequiétudequeseuls lessièclesfaçonnent.Levagueàl’âme,JonathanfermalesyeuxsurladouceurdeleurintimitéetsedirigeaversleViottolone.

LalonguetravéebordéedecyprèsséculairesdescendaitenpenteforteverslaPiazzaledell’Isolottooùtrônaitunbassincirculaireornédestatues.Ensoncentre,unîlotportaitdesorangersetdescitronniers.Jonathans’approchadelafontainedel’Océan.Aumilieudespersonnagesmythiques,levisagedeVladimirsereflétasoudainementdansl’eaucalme,commesilepeintres’étaitapprochédanssondossansqu’ilaitentendusespas.Jonathanseretourna.Ilcrutreconnaîtrelasilhouettede Vladimir qui se cachait maintenant derrière un arbre. Le vieux peintredéambulaitnonchalammentaumilieudetouteslesculturespasséesquiimprègnentce lieu de leurs parfums secrets. Intrigué, Jonathan le suivit dans sa promenadejusqu’aubassindeNeptune;Vladimirs’arrêtadevantlastatuedel’Abondanceets’approchade lui.D’undoigtpointésursabouche, il lui fitsignedeneriendire,posaunemainprotectricesursonépauleetl’entraîna.

L’allée qu’ils descendaient côte à côte les ramenait au pied du fort duBelvédère.Ilsempruntèrentunelargerampe,àladroitedupalaiselleconduisaitversdesgrottes.«C’estunecréationaménagéeparBuontalenti,elleestcomposéedeplusieurssallesornéesdevasques,depeintures,destalactitesetd’unerochesculptée»,luisoufflasonpeintreàl’oreille.«Regardecommetoutcelaestbeau»,murmura-t-ilencore.Puisillesaluaetdisparutdanssarêverie.Jonathanselevadubancoùils’étaitassoupi.Ensortantduparc,passantdevantlapetitefontainedeBacchus,ilsalualepetit

nainquichevauchaitunetortue.

*

Graziella remonta à pas de loup dans la soupente. Elle fit tourner toutdoucement la poignée de la porte, parcourut les longs rayonnages et pritdélicatementleregistre.Elleleposasurlatableetcommençaàlalumièred’unepetitelampel’étudequeluiavaitdemandéeLorenzo.Absorbéedanssalecture,ellesursauta quand son père s’assit à côté d’elle. Il la prit par l’épaule et la serracontrelui.

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–Alors,qu’est-cequenouscherchonspourtesamis,mafille?Ellesouritetl’embrassasurlajoue.Lespagesdesvieuxlivrestournèrent,les

finesparticulesdepoussièrequiscintillaientens’alignantdanslesraisdelumièreretraçaienttouteslesécriturespasséesdeceslieuxchargésdemystères.GraziellaetGiovannitravaillèrentjusqu’àlafindujour.

*

LesoirtombaitsurFlorence,JonathanarrivadevantlafaçadeduXVIesiècle

quiabritaitlesappartementsdeLorenzo.Aumêmemoment,GraziellasortaitdanslacourdelamaisonZecchi.Cen’étaitpaspourseprotégerdelafraîcheurdusoirtoscan qu’elle portait une grande étole. Elle cachait, serrée contre sa taille, ungrand registre à la reliure craquelée. Elle leva les yeux vers les fenêtres desétages,sonpèreetsamèreétaientdevantlatélévision,ellepassasousleporcheets’engouffradanslesruesdelavieilleville.

*

ÀLondres,Clara était en compagnie d’un commissaire-priseur anglais et del’expertquil’accompagnait.Elleregardadiscrètementsamontre.Lesconcurrentsde JonathanetPeter furent informésqu’elleavaitdéjà fait sonchoixetque leurcandidature n’était pas retenue. Elle quitta la pièce. Avant de fermer la porte,ClararegardalareproductiondelapeinturedeCamilleCorotaccrochéesurlemurdelasallederéunion.Elleétaitd’unefidélitésaisissante.Elles’abandonnadanslepaysage,sonespritflottaitpar-delàlestoitsdeFlorence.

*

AnnaarpentaitlesruesdumarchéàcielouvertduvieuxportdeBoston.Elles’installa à la terrasse de l’un des nombreux cafés qui bordaient les allées. Elleouvritsonjournal.Unefemmeàlachevelureblanchearrivadixminutesplustardets’installaenfaced’elle.

–Désoléedeceretard,maislacirculationestinfernale.–Alors?demandaAnnaenreposantsonquotidien.–Alorstoutsedérouleau-delàdemesespérances.Sijemedécidaisàpublier

unjourmestravaux,j’obtiendraisleprixNobel.–Situpubliaisunjourtestravaux,ont’enfermeraitaussitôtdansunasile.–Tuasprobablementraison,l’humanitéatoujoursdéniélesdécouvertesquila

bouleversent.Etpourtant,commedisaitundemesvieuxamis,elletourne!

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–Tuaslesphotos?–Biensûrquej’ailesphotos.–Alorstoutvapourlemieuxdanslemeilleurdesmondes.Jesuispresséed’en

finir,ditAnna.–Patience,machérie,repritlafemmeauxcheveuxblancs,nousattendonsce

moment depuis des temps qui ne se comptent plus, alors apprivoise-moi cesquelquessemainesàvenir.Ellespasserontbienplusvitequetunel’imagines,fais-moiconfiance.

– C’est ce que j’ai toujours fait, dit Anna en levant la main pour attirerl’attentionduserveur.

*

Luciana avait préparé un somptueux dîner. Les deux enfants de Lorenzovinrent saluer Jonathan. Graziella les rejoignit aumoment où ils s’apprêtaient àpasseràtable.

–Jecroisquej’aitrouvéquelquechose,ditGraziella,maisnousverronscelatoutàl’heure.

Aussitôt le repas achevé, elle alla chercher dans l’entrée le paquet qu’elleavaitapportésoussonétole.

Elle posa le registre sur la table du salon et l’ouvrit. Jonathan et Lorenzoavaientprisplaceàcôtéd’elle.

–VotreVladimirn’estpasvenuàFlorence,en toutcas, iln’a jamaismis lespiedschezZecchi.

–C’estimpossible!ditJonathan.LorenzoluifitsignedelaisserGraziellaparler.Graziellatournaunepage,puis

uneautreavantderevenirenarrière.– Regardez, c’est là, dit-elle en désignant les écritures finement tracées à

l’encrebleue.Elle pointa du doigt la première colonne où était enregistré l’objet de la

commande,pigments,huile,pinceaux,solvant,conservateur,lasecondeindiquaitladate de la préparation, la troisième la somme due et enfin la dernière, lecommanditaire.Auboutdelalignemanuscrite,figuraitlenomdeSirEdward.

–Cen’estpasluiquivenait,ajouta-t-elle.LemystèrequeJonathanétaitvenuéclaircirenceslieuxs’épaississait.– J’ai préparé à votre intentionune liste exhaustive de ce qu’il achetait.Un

détailvavousintéresser.Lemoinsquel’onpuissedireestquevotregaleristenelésinaitpasàladépense.Leshuilesqu’ilchoisissaitcoûtaientunevéritablefortunepourl’époque.

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ElleexpliquaàJonathanque,pouraugmenterleurpureté,lesmanufacturiersétalaientleshuilesdansdegrandsbacsqu’ilsdisposaientsurlestoitsbrûlantsdelamaisonZecchi.Lesoir,ilsrecueillaientlaseulesurfaceduliquide.

–Maiscen’estpastout,j’airetrouvélatracedespinceauxqu’ilachetait.CesontdesMajolicas,unequalitétrèsprécieuse,réaliséeavec lesmêmespoilsqueceux que l’on utilisait pour la fabrication des blaireaux à barbe. Ceux-là aussicoûtaient extrêmement cher. Mais ils assuraient un lissage très précis et trèsrégulierdesmélangesdecouleurssurlapalettedupeintre.

Luciana leur apporta du café. Ils allèrent le boire, loin des cahiers queGraziellarefermaavecprécaution.

–Si tu te fais prendre par ton père, je vais entendre hurlermon nom danstoutelaville,ditLorenzoenlaregardant.

–C’estluiquim’aaidéàl’emballer.Tuconnaispapaaussibienquemoi.Lorenzoavaitétél’élèvedeGiovanni,unélèveterrible,commelequalifiaitle

père de Graziella, mais l’un de ses préférés, parce que sa curiosité étaitinépuisable.

–En revanche, repritGraziella, je préférerais être en vacances àRome s’ilvenaitàapprendrecequejeviensdefaire.

Graziella sortit un papier de sa poche où elle avait recopié toutes lescompositionsdespigmentsqueSirEdwardavaitachetésàFlorence.

–Jevousairécupéréunéchantillondechacun.Vouspourrezlescompareràceuxdevotretableau,jenesaispassicelavoussuffiraàl’authentifiermaisc’esttoutcequejepeuxfaire.

JonathanselevaetserraGrazielladanssesbras.–Jenesaispascommentvousremercier, luidit-il.C’estexactementcedont

j’avaisbesoin.Les joues empourprées, Graziella se libéra de son étreinte spontanée et

toussota.–Rendezdoncsavéritéaupeintre,jel’aimaisbienmoiaussi,votreVladimir.Lasoirées’acheva.LorenzoraccompagnaGraziellaetsonprécieuxmanuscrit.

Quand il la déposa devant la maison Zecchi, elle lui demanda si Jonathan étaitcélibataire.Lorenzosouritetluiexpliquaqu’ilpressentaitquelaviesentimentaledesonamiétaitunpeucompliquéeencemoment.Graziellahaussalesépaulesetsourit.

– C’est toujours comme cela quand un hommeme plaît. Après tout, commedisaitmagrand-mère,unebelle rencontre, ce sont lesbonnespersonnesaubonmoment,maisj’aiététrèsheureusedefairesaconnaissance.Salue-lepourmoietdis-lui que si d’aventure il revenait seul à Florence, je serais très heureuse dedéjeuneraveclui.

Lorenzo promit de faire la commission et dès que la porte de Graziella futrefermée, il reprit le chemin du retour. Luciana profita de l’absence deLorenzo

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pourengagerlaconversationavecJonathan.–Alorscommeça,tut’esenfindécidé,tuvastemarier,m’aditLorenzo?–Le19juin,sivousvouliezvenirceseraitformidable.– Et formidablement au-delà de nos moyens ! Mon mari fait un métier

admirableetlevoirvivresapassionmecombletouslesjours,maislesfinsdemoisd’unchercheur sontassez rigoureuses.Nous sommesheureux, tu sais, Jonathan,nousn’avonsjamaiscesséd’êtreheureux,nousavonstoutcequ’ilnousfaut,ilyabeaucoupd’amourdanscettemaison.

–Jelesais,Luciana,Lorenzoettoiêtesdesgensquej’admire.Lucianasepenchaversluietluipritlamain.–Est-cequetutepréparesunaussijolifuturaveclafemmequetuépouses?–Pourquoimeposes-tucettequestiondecesyeuxnoirs?–Parceque jene te trouvepas trèsheureuxpourquelqu’unquicélèbreses

nocesdansquelquessemaines.– Je suis un peu confus ces derniers temps, je devrais être auprès d’elle à

Bostonpour l’aideràpréparer lacérémonie,et jesuis lààFlorenceen traindecouriraprèsdesénigmesquiattendentdepuisplusd’unsiècleetquiauraientpuattendrequelquesmoisdeplus.

–Alorspourquoilefais-tu?–Jenesaispas.–Moi,jecroisquetulesaistrèsbien,tuesunhommeintelligent.Iln’yaque

cetableauquiasurgidanstavie?JonathanregardaLucianainterdit.–Tuasdesdonsdevoyancemaintenant?–Leseuldonquej’ai, luiditLuciana,c’estdeprendreletempsderegarder

monmari,mesenfantsetmesamis,c’estmafaçonàmoidelescomprendreetdelesaimer.

–Etquandtumeregardes,quevois-tu?–Jevoisdeuxlumièresdanstesyeux,Jonathan.C’estunsignequinetrompe

pas. L’une éclaire ta raison et l’autre tes sentiments. Les hommes compliquenttoujourstout.Faisattention,lecœurfinitparsedéchirerquandonletirailletrop.Pourentendrecequ’iltedit,ilsuffitdesavoirl’écouter.Moi,jeconnaisunmoyenfacile…

Lorenzosonnaàlaporte.LucianaselevaetsouritàJonathan.–Ilaencoreoubliésesclés!–Qu’est-cequiestfacile,Luciana?–Aveclagrappaquejet’aiservie,tudormirastrèsbiencesoir,c’estmoiqui

la prépare et je connais bien ses effets. Demainmatin, quand tu te réveilleras,prêteattentionaupremiervisagequiviendraàtoi,sic’estlemêmequeceluidela

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personneà laquelletupensaisent’endormant,alorstutrouveras laréponseà laquestionquitetourmente.

Lorenzoentradanslapièceettapotal’épauledesonami.Jonathanseleva,etsalua tendrement ses hôtes. Il promit de ne plus laisser passer autant de tempsavantdeleurrendreunenouvellevisite.Lecoupleleraccompagnajusqu’auboutdelarueetJonathanpoursuivitseulsoncheminjusqu’àlaPiazadéliaRepubblica.LecaféGilli fermaitet lesemployésrangeaient la terrasse.Unserveur lui fitunsigneamical.Jonathanluirenditsonsalutettraversalaplacepresquedéserte.Enchemin,iln’avaitcessédepenseràClara.

*

Clara entra dans le petit appartement qu’elle occupait à Notting Hill. Ellen’allumaaucunelumière,secoulantdanslapénombreduliving.Ellepassasamainsur la console de l’entrée, la laissa errer sur le dosseret du canapé, effleura lepourtourde l’abat-jourqui recouvrait la lampeetavança jusqu’à la fenêtre.Elleregardalaruedéserteencontrebasetlaissaglissersagabardineàterre.Elledéfitlecordondesajupeetôtasonchemisier.Nue,elletiraàelleleplaidposésurledossier d’un fauteuil et se blottit dedans. Elle jeta un regard furtif vers letéléphone,soupiraetentradanssachambre.

*

JonathanavaitquittéleSavoyauxpremièresheuresdumatin.Ils’étaitenvoléàborddupremiervolpourLondres.Dèsquel’avionseposa,ilsemitàcourirdansles interminables couloirs d’Heathrow, il passa la douane haletant et reprit sacourse.Arrivésurleparvisduterminal,ilavisalalonguefileàlastationdetaxis,fit demi-tour et fonça vers le train rapide. Le Heathrow Express desservait lecentre de la capitale en quinzeminutes : s’il ne ratait pas le prochain départ ilpourraitarriveràtempspourtransformerenréalitécetteenviequ’ilavaiteuedèssonpremierréveil.

Il arrivahaletantausommetdesescalatorsvertigineuxquiplongeaientverslestréfondsdelaterre.Jonathanlesdescenditquatreàquatre,ilabordaunviragepérilleuxsurlessolsenmarbreglissantetaboutitdansunlongcorridordontilnepouvait pas percevoir l’extrémité. Les panneaux électroniques suspendus àintervalles réguliers aux plafonds annonçaient le prochain départ pour Londresdansdeuxminutesetvingt-septsecondes.Laplate-formen’étaitpasencoreenvue,Jonathanaccélérasacourseeffrénée.

Lecouloirsemblaitnejamaisfinir,unelonguesonnerieretentit, ledécomptedessecondess’affichaitenclignotantvivementsurlesbandeauxlumineux.Ilusadesesdernièresforces.Lesportesdutrainsefermaientquandilarrivasurlequai.Jonathan jeta les bras en avant et propulsa son corps à l’intérieur du wagon.

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L’Heathrow Express de 8 h 45 démarra. Les quinze minutes du voyage luipermirentderécupérerunsemblantdesouffle.Dèsque lamotrice immobilisa leconvoi,JonathantraversalagaredePaddingtonencourantetsautadansuntaxi.Ilétait 9 h 10 précises quand il s’installa enfin dans le petit café vis-à-vis du 10Albermarle street, Clara arriverait dans cinq minutes. Qui avait dit que pourapprécierleshabitudesdequelqu’un,ilsuffisaitdeprendreletempsdeleregardervivre?

Absorbéedans la lectured’unarticle,Clarasedirigead’unpasautomatiquevers le comptoir. Elle commanda un cappuccino sans lever les yeux, déposa unepiècesurlacaisse,récupérasongobeletetvints’asseoiraucomptoirquibordaitlavitrine.Elleportaitlecaféàseslèvresquandunmouchoirblancentradanssonchamp

devision.Ellenerelevapastoutdesuitelatêteet,sentantquerefrénerlajoiequilagagnaitseraitunvraigâchis,ellepivotasurelle-mêmeetvoulutserrerJonathandans sesbras.Elle repritplaceaussitôt sur son tabouret, tentantdecacher sonvisageetdedissimulersagênederrièresatassedecafé.

–J’aidebonnesnouvelles,ditJonathan.IlsentrèrentdanslagalerieetJonathanluiracontapresquetouslesdétailsde

sonvoyageenItalie.–Jenecomprendspas,ditClarasongeuse.Dansunecorrespondanceàunde

ses clients, Sir Edward se félicitait d’avoir envoyé Vladimir à Florence, alorspourquoiavoirmenti?

–Jemeposelamêmequestion.–Quand pourrez-vous effectuer les comparaisons entre les échantillons que

vousavezrapportésetceuxdelatoile?–IlfautquejejoignePeterpourqu’ilmerecommandeauprèsd’unlaboratoire

enAngleterre.Jonathan regarda samontre, il était presquemidi àLondres et 7heuresdu

matinsurlacôteEstdesÉtats-Unis.–Peut-êtrequ’iln’estpasencorecouché!

*

Petercherchaitàtâtonslasourcedecebruitinsupportablequil’empêchaitdefinirhonorablementsanuit.Ilôtalemasquedesesyeux,passasonbraspar-dessuslevisageendormid’unedénomméeAnita,etdécrochaletéléphoneenbougonnant:

–Quiquevoussoyez,vousvenezdeperdreunêtrecher!Etilraccrocha.Quelques secondes plus tard, la sonnerie retentissant à nouveau, Peter

émergeadesacouetteépaisse.

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–Emmerdeurettêtu!Quiestàl’appareil?–C’estmoi,réponditcalmementJonathan.–Tuasvul’heurequ’ilest,noussommesdimanche!–Mardi,noussommesmardi,Peter!–Merde,jen’aipasvuletempspasser.Pendant que Jonathan lui expliquait ce dont il avait besoin, Peter secoua

délicatementlacréaturequidormaitàsescôtés.Ilchuchotaaucreuxdel’oreilled’Anitad’allersepréparerrapidement,ilétaitterriblementenretard.

Anitahaussalesépaulesetseleva,Peterlarattrapaparlebrasetl’embrassatendrementsurlefront.

–Etjetedéposeenbasdecheztoisituesprêtedansdixminutes.–Tum’écoutes?demandaJonathanàl’autreboutdelaligne.–Etquiveux-tuquej’écouted’autre?Répètequandmêmecequetuviensde

dire,ilesttrèstôtici.Jonathanluidemandadelemettreenrelationavecunlaboratoireanglais.–PourpasserlatoileauxrayonsX,j’aiunamiquetupourrasappelerdema

part,sonlaboratoiren’estpastrèsloindetonhôtel.Jonathangriffonnasurunpapierl’adressequeluidictaitPeter.–Pourlesanalysesorganiques,repritPeter,laisse-moipasserquelquescoups

detéléphone.– Je te laisse la journée, je te rappelle que c’est pour toi que le temps est

compté.–Mercidemelerappelerausautdulit,jesentaisqu’ilmemanquaitquelque

chosepourbiencommencermajournée!Peteravaitpresqueachevédeclasserladocumentationqu’ilavaitrapportée

de Londres. Les heures passées dans les locaux des archives de Christie’s luiavaientpermisdephotocopierdesextraitsdepressepubliéspendantlesannéesoùRadskinvivaitenAngleterre.

Dèsqu’ilenauraitterminélalecture,ilétabliraitunesynthèseducontenudetous les articles évoquant la fameuse vente organisée par Sir Edward, celle aucoursdelaquelleletableaus’étaitvolatilisé.

–Ilfautquenousdécouvrionspourquoiiladisparu.–Voilàquiestrassurant,nousnecherchonscetteinformationquedepuisvingt

ans, je vais certainement réussir à élucider lemystère enquinze jours, réponditPeterd’untonsarcastique.

–Tesouviens-tudecequetedisaittoncopainpolicier?repritJonathan.–J’aipleindecopainsdanslapolice,alorssoisplusprécis!–CeluiquihabiteàSanFrancisco!

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–Ahoui,GeorgesPilguez!–Tumel’ascitécentfoisaucoursdenosinvestigations,ilsuffitd’unminuscule

indicepourremonterlefild’unévénement.–JepensequePilguezledisaitmieuxquecelamaisjevoiscequetuveuxdire.

Jeterappelleraidèsquej’auraipuorganiserlasuiteduprotocoled’examens.AnitasortaitdelasalledebainsaumomentoùPeterraccrochait,elleportait

unjeanetuntee-shirtassezserréspoursepasserdetoutrepassageunefoislavés.Peterhésitaettenditsamainàlajeunefemmepourqu’ellel’aideàselever.Ellefutaussitôthappéeverslelit.

*

JonathancomposalenuméroquePeterluiavaitcommuniqué.Leradiologueluidemandalesdimensionsdesatoileet le fitpatienteren ligne. Ilreprit l’appareilquelquesinstantsplustard,Jonathanavaitdelachance,illuirestaitdeuxplaquesderadiographiedontlestaillesconviendraient.

Le rendez-vous fut fixé en début d’après-midi. Clara et Jonathan seregardèrenthésitantsavantdebondirsurdescouverturespouremballerl’œuvre.Caissedeprotectionetcamionsécurisévenaientdes’évaporerdans la fièvredeleurquête.IlssautèrenttouslesdeuxdansuntaxiquilesdéposadansunepetiteruecoincéeentreParkLaneetGreenstreet. Ilssonnèrentà l’interphoneetunevoix les invita à rejoindre le second étage. Jonathan grimpait les escaliers avecimpatience,intrigué,Clarafermaitlamarche.

Uneassistanteenblouseblancheouvritlaporteetlesfitentrerdansunesalled’attente.Une femmeenceinteattendait le compte rendude sonéchographieduquatrièmemois,unjeunehommeàlajambeplâtréeregardaitsadernièreradiodecontrôle.Quandlapatienteà l’épauleenécharpedemandaàJonathand’unevoixsuspicieusedequoiilsouffraitexactement,Clarasecachaderrièreunexemplairedu Times qui traînait sur une table basse. Le Dr Jack Seasal apparut dansl’entrebâillement de la porte. Il fit un signe discret à Jonathan et Clara. « Uneurgence»,grogna-t-ilens’excusantauprèsdesesautrespatients.

–Alors,faites-moivoircettemerveille!dit-ilravienlesfaisantentrerdanslasallederadio.

JonathanôtalescouverturesetJackSeasal,amidePeteretgrandamateurdepeinture,s’extasiadevantlabeautédeLaJeuneFemmeàlaroberouge.

–Petern’avaitpasexagéré,dit-ileninclinantlatabled’examenàl’horizontale.Je compte lui rendre visite en septembre à Boston, nous avons un congrès demédecins,poursuivit-ilenaidantJonathanàinstallerlatoile.

Le radiologuebalisa la zoned’irradiationà l’aidedemarqueurs.Enchaînantdesgestesassurés, il inséra sous la table laplaquequi abritait le film, ajusta legénérateur perpendiculairement à la surface de la toile et tendit deux tabliers

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brunsàsesvisiteurs.–Pourvousprotéger!dit-il,c’estobligatoire.

Affublésdeleurtablierdeplomb,ClaraetJonathanreculèrentderrièrelacabinedeverre.LeDrSeasalvérifiaunedernièrefoissonappareillageetlesrejoignit.Ilappuyasurunbouton.Lefaisceaurayonnanttraversachaqueépaisseurdutableaupourrévélersurunnégatifàlachimiebienparticulièrequelques-unsdesmystèresqu’ilcachait.

–Nerespirezpas,jefaisunedeuxièmeprise,ditlemédecinenallantchangerlaplaque.Jonathan et Clara patientèrent autour de l’appareil le temps nécessaire au

développement.LeDrSeasalrevintquinzeminutesplus tard. Ilsubstituaàdeuxclichés de fémur et à celui d’un poumon droit, enfichés sur le panneau rétrofluorescentceuxqu’ilvenaitdedévelopper.LaradiographiedutableaudeVladimirapparutentransparence.

Pourtoutexpertourestaurateur,radiographieruntableauestunmomenttrèsparticulier.LesrayonsXrévèlentunepartieinvisibledel’œuvre;ilsfourniraientàJonathan des indications précieuses sur la nature du support qu’avait utiliséVladimir.Encomparantcesradiosàcellesobtenuessurd’autrestableauxdumêmepeintre,ilpourraitcertifierquelatoilesurlaquelleétaitpeinteLaJeuneFemmeàlaroberougeavaitlemêmetissagequecellesutiliséesparRadskinenAngleterre.

Enétudiantleclichédeplusprès,Jonathancrutdécelerquelquechose.–Pourriez-vouséteindrelalumièredelapièce?murmura-t-il.–Cesontbienlesseulesradiographiesdontjenepourraispasdicterlecompte

rendu,dit JackSeasalensedirigeantvers l’interrupteur, j’espèrenéanmoinsquevousappréciezl’excellentequalitédestirages.

Lapiècefutplongéedansuneobscuritécontrariéeparleseulrayonnementdupanneaumural.LescœursdeClaraetde Jonathansemirentàbattre tousdeuxd’unmêmerythme.Devantleursyeuxébahis,dechaquecôtédeLaJeuneFemmeàlaroberouge,apparutuneséried’annotationsaucrayon.

–Qu’est-cequec’est,qu’a-t-ilvoulunousdire?–Jenevoisquedessériesdechiffresetquelqueslettresmajuscules,répondit

Clarad’unemêmeintonation.–Moi aussi,mais si je réussis à authentifier son écriture, nous avons notre

preuve,murmuraJonathan.Le Dr Seasal toussota dans leur dos. Dans la salle d’attente, les patients

l’étaientdemoinsenmoins!Jonathan récupéra les radiographies, Clara protégea le tableau dans les

couverturesetilsremercièrentchaleureusementleradiologuepoursonaccueil.Enpartant,ilspromirentdetransmettresesamitiésàPeterdèsqu’ilsluiparleraient.

De retour à la galerie, ils s’installèrent autour de la table lumineuse surlaquelleClaraavaitcoutumedevisionnerdesdiapositives.Ilsypassèrentlereste

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deleurjournéeàétudierlesradiographies.ClararedessinaitméthodiquementlesannotationsdeVladimirsurlecahierdeJonathan.Ill’abandonnaquelquesinstantspourallerchercherdesdocumentsdanssasacoche.

Clarafitmaladroitementtomberlegrandcahieràspirale,ellesepenchapourle ramasser et chercha à retrouver la page où elle était en train d’écrire. Elles’arrêtasoudainsurunautrefeuillet.Sondoigteffleuralentementl’esquissed’unvisagequ’ellereconnaissait.Jonathanrevenaitverselle.Ellerefermavitelecahieretlereposasurlatable.

L’écritureenmajusculesqueVladimir avait tracéeau crayon sur sa toilenepermettait pas d’identifier formellement son auteur. Les efforts de cette journéen’étaientpasvainspourautant.Jonathanavaitpuanalyserlatoilequiavaitservidesupportàlapeinture.Elleétaitentouspointsidentiqueàcellesqu’ilavaitétudiéesdanslepassé.Tisséed’unetramedequatorzefilshorizontauxaucentimètrecarréetparautantdeverticaux,elleétaitparfaitementsimilaireàcellesqueSirEdwardfournissaitàVladimir.Ilenétaitdemêmepourlechâssissurlequelelleétaitmiseentension.Lanuitvenue,JonathanetClararefermèrentlagalerieetdécidèrentdemarcherdanslesruescalmesduquartier.

–Jevoulaisvousremercierpourcequevousfaites,ditClara.–Noussommesencoretrèsloindubut,réponditJonathan,etpuisc’estmoiqui

devraisvousremercier.Le longdes trottoirsdésertsqu’ilsparcouraient, Jonathanrévélaqu’ilaurait

encorebesoind’aidepourmeneràbiensamissiondanslesdélaisimpartis.Mêmes’il était convaincu de l’authenticité du tableau, d’autres examens seraientnécessairespourpouvoirrendreunavisincontestable.

Claras’arrêtasouslalumièred’unréverbère,etluifitface.Elleauraitvouluparler, trouver quelques mots justes, mais peut-être qu’à cet instant précis lesilenceétaitencorecequ’ilyavaitdeplusjusteentreeux.Elleinspiraetrepritsamarche.Jonathanaussirestasilencieux.Àquelquesmètresde là, ilsarriveraienttousdeuxdevantsonhôteletsesépareraientsousl’auvent.Àcemomentdelanuit,ilauraitvouluprolongeràl’infinilespasqu’illeurrestaitàfaire.Etcefaisant,danslelégerbalancementdeleursbrasquilongeaientleurscorps,leursdeuxmainssefrôlèrent.LepetitdoigtdeClaras’accrochaausien,lesautress’enlacèrent.Danslanuitlondonienne,deuxmainsn’enformaientplusqu’une,etlevertigereprit.

De somptueux luminaires en cristaux éclairaient de leursmille bougies uneimposante salle de ventes dont tous les sièges étaient occupés. Des hommes enhaut-de-forme et en habit se pressaient dans les travées, occupant le moindrerecoin, certains étaient accompagnés de femmes aux robes amples. Sur uneestrade, un gentilhomme officiait derrière son pupitre. Lemarteau retomba surl’adjudicationd’unvaseancien.Derrièrelui,danslescoulissesoùJonathanetClaracroyaientsetrouver,deshommesenblousegrisesehâtaient.Unpanneautapissédeveloursrougepivotasurunaxeetlevasedisparutdelasalle.Ilfutenlevédesonsocleparunmanutentionnairequileremplaçaaussitôtparunesculpture.

L’homme retourna le panneau, offrant le bronze à la vue des enchérisseurs.

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JonathanetClaraseregardèrent.C’étaitlapremièrefoisqu’ilssedevinaientl’unl’autredansleursvertigesinexplicables.S’illeurétaitimpossibledeprononcerlemoindremot,ilsneressentaientpaslessouffrancesdesprécédentsmalaises.Bienaucontraire, lesmains toujoursunies, leurscorpssemblaientcommedélivrésdetoutâge.Jonathans’approchadeClara,elles’abandonnacontreluietilreconnutleparfumdesapeau.Lemarteauducommissaire-priseurlesfitsursauter,unétrangesilence envahit la salle. Le panneau pivota à nouveau, la sculpture fut ôtée etl’hommeenblousegriseaccrochauntableauquetousdeuxreconnurentaussitôt.Un huissier annonça la mise aux enchères imminente de l’œuvre majeure d’ungrand peintre russe. Le tableau qui était gagé, précisa l’huissier de justice,provenaitdelacollectionpersonnelledeSirEdwardLangton,galeristeréputédelasociété londonienne.Un clerc traversa la salle et grimpa sur l’estrade, il portaitsoussonbrasuneenveloppequ’ilremitàl’huissier.L’officierdécachetalepli,pritconnaissance de la lettre qu’il contenait et se pencha pour la transmettre aucommissaire-priseur dont le visage se glaça. Il demanda au jeune notaire des’approcheretluiposaunequestionàl’oreille:

–Vousl’a-t-ilremiseenmainpropre?Le clerc assermenté acquiesça sobrement d’un mouvement de tête. Alors, le

commissaire cria à haute voix à l’intention des manutentionnaires de ne plusprésenterletableau,ils’agissaitd’unfaux!Puis,ilpointadudoigtunhommeassisau dernier rang. Tous les visages convergèrent vers Sir Edward qui se levaitprécipitamment.Unevoixs’élevapourcrierauscandale,uneautreàl’escroquerie,un troisième demanda comment seraient payés les créanciers, « tout ça n’étaitqu’unesupercherie»,hurlaitunequatrièmevoix.L’hommeàlafortecarruresefrayauncheminàtraverslafoulequiseresserrait.

Il réussit à franchir les portes qui ouvraient sur le grand escalier. Il dévala lesmarches,poursuivipardesmarchandsquilebousculaientets’enfuitdanslarue.Lasalledesventessevidaderrièrelui.«Vite, vite »,murmura la voix auxoreillesde Jonathan.Devant lui, un couple

fuyait,emportantàl’abrid’unecouvertureladernièreœuvredeVladimirRadskin.Quandilseurentdisparudanscescoulissesd’unautretemps,levertiges’estompa.

ClaraetJonathanseregardèrentinterdits.Danslaruedéserte,lesampoulesdes lampadaires cessèrent de scintiller. Ils levèrent lentement la tête. Sur lefrontispice de l’immeuble devant lequel leurs mains s’étaient croisées, uneinscriptiongravéedans lapierreblanchedisait : «AuXIXe siècle était établi icil’hôteldesventesduComtédeMayfair.»

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7.Peterrefermaitlaportedesonbureauquandsontéléphonesonna.Ilfitdemi-

touretappuyasurleboutonduhaut-parleur.M.Gardnersouhaitaitluiparler;ilpritlacommunicationsansattendre.

–Ildoitêtretrèstardpourtoi, jem’apprêtaisàpartir,dit-il,enreposantsasacocheàsespieds.

Jonathan l’informade l’avancementde ses recherches. Il avait authentifié lesupport du tableau, mais il lui était impossible de trouver le moindre sens auxannotationsque lepeintreavait cachéessous lapeintureet,à songrandregret,l’écritureenlettresmajusculesn’autorisaitaucuneidentificationformelle.Jonathanavaitbesoindel’aidedesonami.Lesexamensqu’ilvoulaitpratiquerrequéraientdesmoyenstechniquesdontpeudelaboratoiresprivésdisposaient.Peteravaituneidée,uncontactàParisquipourraitpeut-êtreleurrendreservice.

Avantderaccrocher,Peterparlad’unedécouvertequ’ilavaitfaiteenfouillantlesarchiveslondoniennes.Unarticledepressedatédejuin1867etquileuravaitéchappéjusqu’icirelataitunscandalesurvenuaucoursdelaventeauxenchères.Lejournalistenefournissaitpasd’autresdétails.

–Lechroniqueurs’intéressaitplutôtàdéfaire la réputationde tongaleriste,ditPeter.

–J’aidebonnesraisonsdecroireque letableauaétévoléce jour-là,ouentoutcassubtiliséjusteavantsaprésentation,réponditJonathan.

–ParSirEdward?demandaPeter.–Non,cen’estpasluiquiacachéletableaudansunecouverture.–Dequoiparles-tu?demandaPeter.–C’estunpeucompliqué,jet’expliquerai.–Detoutefaçon,repritPeter,cen’étaitpasdanssonintérêt.Laventeaurait

donnéunevaleurconsidérableàsacollection,etc’estlecommissaire-priseurquiteparle.

– Je crois que la fortune dont il se targuait était épuisée depuis longtemps,conclutJonathan.

–Maisquellessonttessources?demandaPeterintrigué.–C’estunelonguehistoiremonvieux,etjenepensepasquetuaiesenviede

l’entendre.SirEdwardn’étaitpeut-êtrepaslegentlemanquenousavionssupposétoi et moi, ajouta Jonathan. Tu as pu obtenir des informations sur son départprécipitéenAmérique?

–Trèspeudechose.Maistuavaisvujustesurlaprécipitation.JenesaispascequiluiestarrivémaislemêmearticleracontequedesgensontmissamaisondeLondresàsaclesoirmêmedecettevente.Lapolicelesauraitfaitévacueravantqu’ilsn’ymettentlefeu.Quantàlui,iln’ajamaisreparu.

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La veille, Peter s’était rendu aux archives du vieux port de Boston. Il avaitconsulté les listesdespassagersqui émigraientd’Angleterre à cette époque.UnbrickenprovenancedeManchesteravaitfaitescaleàLondresavantdetraverserl’Atlantique. Il avait accosté à une date qui correspondait à celle à laquelle SirEdwardauraitpuprendreplaceàbord.

–Malheureusementpournous,poursuivitPeter,iln’yavaitaucunLangtonsurcenavire,j’aivérifiétroisfois,maisj’aitrouvéquelquechosed’amusant.Uneautrefamilledescenduedecebateaus’estinscritesurlesregistresd’immigrationdelavillesouslenomdeWalton.

–Qu’ya-t-ild’amusant?ditJonathanengriffonnantsurunefeuilledepapier.–Rien ! Tu le lui diras toi-même, c’est toujours émouvant de retrouver une

tracedesesoriginesoudecellesdeparentséloignés.Àunelettreprès,Waltonestlenomdejeunefilled’Anna,tafuturefemme!

LecrayonnoirsebrisadanslamaindeJonathan.Ilyeutunlongsilence.Peterl’appela plusieurs fois à l’autre bout de la ligne, il appuya nerveusement sur lecommutateur,maisJonathanneréponditpas.Enreposantlecombinédutéléphone,ilsedemandacommentJonathanpouvaitaffirmerqueletableauavaitétéemballédansunecouverture?

*

Jonathan et Clara quittèrent Londres aux premières heures de l’après-midi.Peterleuravaitarrangéunrendez-vousenfindejournéeavecsoncontactàParis.Tantquelatoilen’étaitpasauthentifiée,lescompagniesd’assurancesnepouvaientexiger qu’elle voyage sous protection. De toute façon, le peu de temps dont ilsdisposaientnelepermettaitpas.Claral’avaitentouréed’unecouvertureetl’avaitprotégéeàl’abrid’unehousseencuir.

Untaxi lesdéposaà l’aéroportdelaCity.Fermant lamarchesur l’escalatorquilesmenaitaupremierétageduterminal,JonathansedélectadelasilhouettedeClara. En attendant le départ de leur vol, ils prirent place dans le café quisurplombaitlapiste.Collésàlavitre,ilspouvaientvoirlespetitsjetscommerciauxqui se succédaient à intervalles réguliers. Jonathan alla chercher unrafraîchissementaubarpourClara.Accoudéaucomptoir, ileutunepenséepourPeter,puispourVladimiretfinitpars’interrogersurcequil’entraînaitréellementdanscettecourse.Ilrevints’asseoiràlatableetregardaClara.

–Ilyadeuxquestionsque jemepose,dit-il.Maisriennevousobligeàmerépondre.

–Commencezparlapremière!dit-elleenportantleverreàseslèvres.–Commentcestableauxsont-ilparvenusjusqu’àvous?–Ilsétaientaccrochésaumurquandmagrand-mèrearachetélemanoir,mais

c’estmoiquiairetrouvéLaJeuneFemmeàlaroberouge.

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Et Clara lui raconta les circonstances dans lesquelles elle avait fait cettedécouverte.Quelquesannéesplustôt,elleavaitdécidéd’aménagerlescomblesdela maison. La charpente étant classée, il avait fallu attendre longtemps uneautorisationadministrativepourfaireeffectuerlestravaux.Quandellefutrefusée,Claradécidad’abandonnerleprojet.Maislebruitduvieuxplancherquicraquaitlanuitl’obsédait.M.Wallace,uncharpentierdelarégionquiaimaitbienClara,avaitacceptédeledémonterencachette,d’enremplacerleslambourdesetdereposerleslattesd’origine.Dèsquelapoussièreauraitreprissesdroits, l’inspecteurdesmonumentshistoriqueslui-mêmen’yverraitrien.Unjour,lemenuisierétaitvenulachercher, il fallaitqu’ellevoiequelquechose.Clara l’avaitsuivisous latoiture.Ilvenaitdetrouver,cachéentredeuxlambourdes,uncaissonenboisd’unmètredelongetdemêmelargeur.Claraetluilesortirentdesacacheetleposèrentsurdestréteaux. Protégée d’une couverture grise, La Jeune Femme à la robe rougeressurgissaitdupasséetClaraenavaitimmédiatementidentifiél’auteur.

La voix d’un haut-parleur interrompit son récit. L’embarquement venait decommencer. Un couple s’embrassait devant le poste de contrôle. La femmevoyageaitseule.Quandellepassadel’autrecôtéduportiquedesécurité,l’hommeagitalamainavectendresse.Lafemmedisparutdansl’arrondiducouloiretlamainrestaquelque tempssuspenduedans lesairs. Jonathanregarda l’hommerepartirversl’escalator,lesépauleslourdes.Songeur,ilrattrapaClaraquimarchaitverslaporten°5.

Le City Jet d’Air France atteignit Paris en quarante-cinq minutes. Lesdocuments de la galerie leur permirent de franchir la douane française sansencombre.Jonathanavaitréservédeuxchambresdansunerésidencehôtelièreaubasdel’avenueBugeaud.Ilsydéposèrentleursbagages,confièrentletableauaucoffre de l’établissement et attendirent que vienne le soir. Sylvie Leroy, uneéminentecollaboratriceducentrederechercheetderestaurationdesMuséesdeFrance, les rejoignit au bar de l’hôtel en début de soirée. Ils avaient pris placederrièreunetablediscrètesousunpetitescalierenbois.Lesmarchesgrimpaienten colimaçon vers une coursive bordée d’une bibliothèque. Sylvie Leroy écoutaattentivementJonathanet.Clara,puisellelesaccompagnadanslepetitsalonquiséparait les deux chambres de leur suite. Clara défit la fermeture Éclair de lahousse en cuir, sortit la toile de sa couverture et l’exposa sur le rebord de lafenêtre.

–Elleestmagnifique,murmuralajeunescientifiquedansunanglaisparfait.Après avoir longuement étudié le tableau, elle s’assit dans un fauteuil,

résignée.–Hélas,jenepeuxrienfairepourvous,jeleregrette.Jel’aidéjàexpliquéà

Peterhier au téléphone.Les laboratoiresduLouvrene sepenchentque surdesœuvresintéressantlesMuséesnationaux.Nousnetravaillonsjamaispourleprivé.Sans la demande expresse d’un conservateur, je ne peux pas mettre noséquipementsàvotredisposition.

–Jecomprends,ditJonathan.

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–Moi jenecomprendspas, repritClara.NoussommesvenusdeLondres, ilnousresteàpeinedeuxsemainespourprouverquecetableauestauthentique,etvousdisposezdetouslesmoyensnécessaires.

–Nous sommes totalement déconnectés des problèmes dumarché de l’art,mademoiselle,repritSylvieLeroy.

–Maisc’estd’artqu’ils’agitetnondemarché,diténergiquementClara.Nousnousbattonspourquel’œuvremajeured’unpeintreluisoitattribuée,paspourquecetableaubattedesrecordsensalledesventes!

SylvieLeroytoussotaetsourit.–N’yallezpastropfortquandmême,c’estPeterquivousrecommandeàmoi!–Claravousditlavérité.Jesuisunexpert,pasunmarchand,repritJonathan.– Jesaisquivousêtes,monsieurGardner,votreréputationvousprécède. Je

m’intéresse beaucoup à vos travaux, certains m’ont été très utiles. J’ai mêmeassisté à l’une de vos conférences àMiami. C’est là que j’ai lié connaissance etpartagéundînertardifavecvotreamiPeter,maisjen’aipaseulachancedevousrencontrer.Vousétiezdéjàreparti.

SylvieLeroyselevaetserralamaindeClara.–Jesuistrèsheureused’avoir faitvotreconnaissance,dit-elleàJonathanen

quittantlepetitsalon.–Quefaisons-nousmaintenant?demandaClaraquandlaportesereferma.–Étantdonnéquej’aibesoind’unmatérieldeprisedevuesàinfrarouges,d’un

équipementd’éclairageenlumièrerasante,d’unspectromètreàtorcheplasmaetd’unmicroscope électronique à balayage, je pense qu’une promenade dans Parisserait lameilleuredeschosesà faire,et j’aiunepetite idéede l’endroitoùnousrendre.

Letaxiroulaitàbonnealluresurlesvoiessurberges.Dansl’axedupontduTrocadéro,latourEiffelscintillaitdemilleéclatsquereflétaientleseauxcalmesdelaSeine.LesorsdudômedesInvalidesluisaientdansladouceurdecesoird’été.Lavoiturelesdéposaaupieddel’Orangerie.SurlaplacedelaConcorde,unvieilhommeesseulé déambulait entre les deux fontaines. L’eau coulait à profusion end’immenses gerbes qui jaillissaient de la bouche des statues. Clara et Jonathanmarchèrent silencieux le longdesquais.Longeant lesTuileries,en regardant lesalléesd’arbresquis’étendaientsurleurgauche,JonathaneutunepenséepourlesjardinsdeBoboli.

–QuandnousseronsàBoston,nous ironsnouspromenersur lesrivesde larivièreCharles?demandaClara.

–Jevousenfaislapromesse,réponditJonathan.IlspassèrentdevantlaportedesLions.Sousleurspas,danslessous-solsdela

courduLouvres’étendaient les laboratoiresderechercheetderestaurationdesMuséesdeFrance.

Sylvie Leroy allait disparaître dans la bouche demétro quand son portable

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sonna. Elle s’arrêta au haut des marches et fouilla dans son sac. Dès qu’elledécrocha, la voix de Peter lui demanda ce qu’elle faisait sans lui dans la plusromantiquedesvillesdumonde.

*

Annaœuvraitdevantsonchevaletauxdernièresretouchesd’untableau.Ellereculapouradmirer laprécisionde son travail.Unesériedepetitsbips retentitdanslapièce.Ellereposasonpinceaudansunpotdeterrecuiteetvints’asseoirderrière lebureauaccoléà l’unedes fenêtresau fondde l’atelier.Elle s’installadevantsonordinateur, tapasoncodepersonnelsur leclavieret inséraunecartenumérique dans un lecteur magnétique ; aussitôt, un diaporama s’afficha surl’écran.Un premier cliché pris depuis la ruemontrait Jonathan et Clara, côte àcôte,contemplantuntableaudansunegaleriedeAlbermarlestreet,surlesecondla faible lumière des réverbères donnait une couleur orangée à la petite ruedéserte,mais leregardqu’ilsseportaientétaitsanséquivoque.Sur letroisième,JonathanetClarasepromenaientdanslesjardinsd’unmanoiranglais.Uneautrephoto les surprenait tousdeux, attablésderrière la vitrined’uncafé,puis faceàface sous l’auvent de l’hôtel Dorchester. Sur un sixième, on voyait Jonathan,accoudéaucomptoirdubard’unaéroport,Claraétaitassiseàunetableprèsd’unevitre qui surplombait la piste. Le cliché était si précis qu’on pouvait mêmedistinguer les couleurs de l’avion qui venait d’atterrir. Une petite enveloppeclignotadans lecoin inférieurde l’écran.Annatéléchargea ledocumentquiétaitjoint au courrier électronique qu’elle venait de recevoir. Une nouvelle série dephotosnumériquess’ajoutaautomatiquementdanssonordinateurauxprécédentes.Anna les détailla. À Paris, en bas de l’avenue Bugeaud, Clara et Jonathandescendaient les marches d’une résidence hôtelière. La dernière image lesmontrait grimpant dans un taxi, le document était horodaté à 21 h 12. Annadécrocha son téléphone et composa un numéro urbain. La voix qui décrocha ditaussitôt.

–Ellessontparfaites,n’est-cepas?–Oui,grommelaAnna,leschosesseprécisent.–Ne soispas tropoptimiste.Les choses, comme tudis, n’avancentpasà la

vitesse souhaitée, je le crains.Ne t’ai-je toujourspasditquece typeétaitd’unelenteurahurissante?

–Alice!criaAnna.–Bon, c’estmon avis et je le partage, reprit la voix à l’autre bout du fil. Il

n’empêchequ’ilnenousrestequetroissemainespourréussir,etilnefautpasqu’ilsrenoncent.C’estunpeurisquémaisjecroisqu’ilsvontavoirbesoind’unpetitcoupdemain.

–Quecomptes-tufaire?demandaAnna.–J’aiquelquesrelationstrèsbienplacéesenFrance,tun’aspasbesoind’en

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savoirplus.Nousdéjeunonstoujoursdemain?–Oui,réponditAnnaenraccrochant.Lamain de son interlocutrice reposa le combiné du téléphone. À son doigt,

brillaitundiamant.

*

ClaraetJonathantraversaientlapasserelledesArts.Lalunecroissanteétaithautperchéedansleciel.

–Vousêtesinquiet?demanda-t-elle.–Jenevoispascommentjeréussiraiàauthentifiercetableaudanslestemps.–Maisvouspensezvraimentqu’ilestdelui!–J’ensuiscertain!–Etvotreconvictionnesuffirapas?–JedoisdonnerdesgarantiesauxassociésdePeter.Euxaussiengagentleur

responsabilité.Sil’authentificationdelatoileétaitremiseencauseaprèslavente,ils en seraient directement responsables auprès de l’acquéreur, et devraient lerembourser.Nousparlonsdemillionsdedollars.J’aibesoindepreuvestangibles.Ilfautquejepuissefairelesexamensdontj’aibesoin.

– Si les laboratoires du Louvre ne nous sont pas accessibles, commentcomptez-vousfaire?

–Jen’ensaisrien.Jetravailled’habitudeavecdeslaboratoiresprivés,maisilssontsurchargés,ilfautréserverleursservicesdesmoisàl’avance.

Jonathan haïssait ce pessimisme qui le gagnait. Sa mission était devenueessentielle.Encertifiant l’œuvre, il sortiraitPeterd’unesituationprofessionnelledélicate et consacrerait enfin Vladimir Radskin. Mais plus encore, peut-êtrecomprendrait-il enfin quelque chose à l’étrange phénomène qui l’empêchait deprendre Clara dans ses bras sans que lemonde bascule autour de lui. Samains’approchalentementduvisagedeClaraetl’effleurasansletoucher.

–Sivoussaviezcommej’aimerais,dit-il.Clara recula et se retourna pour faire face au fleuve. Elle s’appuya sur le

garde-corps.Labrisesoulevaitsescheveux.–Moiaussi,murmura-t-elleenregardantcoulerlaSeine.LasonneriedutéléphoneportabledeJonathanretentit.Ilreconnutlavoixde

SylvieLeroy.– Je ne sais pas comment vous avez fait, monsieur Gardner, vous avez des

relations trèsefficaces. Jevousattendsdemainmatinau laboratoire.L’entréesetrouvederrière laportedesLions,dans lacourduLouvre.Soyez làà7heures,ajouta-t-elleavantdecouperlacommunication.

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Peter avait décidément des ressources exceptionnelles, pensa Jonathan enquittantlerestaurant.

*

À cette heure matinale, le Centre de Recherche et de Restauration desMuséesdeFranceétaitencorefermé.JonathanetClaradescendirentl’escalierquiconduisaitdans les soubassementsde l’aileduLouvre.SylvieLeroy lesattendaitderrièrelavitreblindéedulaboratoire.Ellepassasonbadgedansunlecteuretlaporte glissa aussitôt dans lemur. Jonathan lui serra lamain, elle les pria de lasuivre.

Les lieux étaient d’une modernité saisissante. De longues passerellesmétalliques surplombaient d’immenses salles où chercheurs, techniciens etrestaurateurs s’affairaient dans la journée.Cent soixante personnes travaillaientauxdifférentsprogrammesdecetteorganisation. Inventeursdestechnologies lesplus modernes en la matière, les chercheurs du C2RMF, gardiens d’une grandepartiede lamémoiredescivilisations,consacraient leurvieàanalyser, identifier,restaurer,protéger,etinventorierlesplusgrandesœuvresdupatrimoine.

Sansladiscrétionquilescaractérisait,leséquipesduCentrederechercheetderestaurationdesmuséesdeFranceauraientpus’enorgueillirdelamultiplicitéde leurs compétences. Les banques de données que les chercheurs avaientconstituéesau fildesannéesétaientreconnuesetutiliséesdans lemondeentier.Plusieurs réseaux européens et nationaux collaboraient avec eux. FrançoisHébrard, chef de la filière « Peintures de chevalet », les attendait au bout ducouloir.Àsontour,ilprésentasonbadgedevantunlecteurmagnétiqueetlalourdeporte motorisée du centre d’analyses s’effaça lentement. Clara et Jonathanpénétrèrentdansl’undeslaboratoireslesplussecretsdumonde.Devastessallesse répartissaient le long d’un couloir, au centre un ascenseur en verre et acierpermettait de rejoindre les bureaux à l’étage supérieur. De multiples écransdiffusaientleurhalovertetluminescentàtraverslescloisonsvitrées.JonathanetClaraentrèrentdansunesalledontlahauteursousplafondétaitimpressionnante.Ungigantesque appareil photographique à soufflet glissait sur des rails. L’équipeinstalla le tableausurunchevaletetdétailla longuement lapeinturedeVladimirRadskin. Au-delà des moyens techniques dont ils disposaient, les chercheurs neperdaientjamaisdevuelerespectetlacompréhensiondel’intégritéphysiqued’uneœuvre. Le technicien chargé de réaliser les clichés ajusta une série de rampeslumineusesautourdelatoile.LaJeuneFemmeàlaroberougefutphotographiéeenlumièredirecte,puisàl’ultravioletetenfinàl’infrarouge.

Ces prises de vue particulières permettraient de mettre en évidencel’existence d’un dessin sous-jacent, d’éventuels repentirs ou des restaurationseffectuées au cours des années. La spectrométrie infrarouge ne donna pas derésultatssatisfaisants.Pourpercerlessecretsdutableau,ilfallaitd’abordtenterd’endissocierleséléments.Enfindematinée,plusieursmicroprélèvementsfurent

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effectués et les divers échantillons qui n’étaient pas plus grands qu’une têted’épingle furent soumis à des analyses de chromatographie gazeuse. La savantemachine permettait d’isoler les multiples molécules dont la peinture étaitcomposée.Unefoislespremiersrésultatsobtenus,FrançoisHébrardlessaisitsurl’un des terminaux du réseau informatique. Quelques minutes plus tard,l’imprimante se mit à crépiter. Une quantité impressionnante de tracés et degraphiques apparut sous leurs yeux. Un chercheur commença aussitôt lescomparaisons,préparantainsisaproprebasederéférence.Unefièvregagnaitpeuàpeulelaboratoire.Del’autrecôtédelatoile,LaJeuneFemmeàlaroberouge,dont personne ne voyait le visage, devait pourtant sourire de ses effets. Depuisqu’elleétaitentréedansceslieux,l’équipedechercheursnecessaitdes’agrandir.

L’appareillageleplusétrangeauquelfutsoumisletableauallaitpermettred’enmesurerlescouleurs.Legonio-spectro-photo-colorimètreavaitbeauressembleràun vieux projecteur de cinéma, il n’en était pas moins un appareil hautementperfectionnéetdélivrasesrésultatsenuneminuteàpeine.FrançoisHébrards’enempara, les relut deux fois et tendit la feuille à Sylvie Leroy. Tous deux seregardèrent intrigués. Sylvie murmura quelques mots à son oreille. Hébrardsemblahésiter,puisilhaussalesépaules,décrochauntéléphonemuraletcomposaunnuméroàquatrechiffres.

–AGLAÉest-elleopérationnelle?demanda-t-ild’unevoixassurée.Ilattendit la réponseet raccrochasatisfait.Puis, ilentraîna Jonathanpar le

bras. Après avoir franchi une autre porte sécurisée, ils pénétrèrent dans uncomplexeétonnant.Àl’entrée,uncouloirenbétonformaitunlabyrinthe.

–C’estune façondeseprotégerdesatomes,murmuraHébrard. Ilsnesontpasassezfutéspourtrouverlasortie!

Auboutdececorridorsinueux,ilsarrivèrentdansuneimmensepièceoùétaitinstallél’accélérateurdeparticules.Desdizainesdetubesserejoignaientselonunelogique que seuls quelques savants et techniciens pouvaient apprécier.L’AccélérateurGrandLouvred’AnalyseÉlémentaire,fleurondecevasteensemble,était l’unique installationdecegenredans lemondeàêtreentièrementdédiéeàl’étudedupatrimoineculturel.Unefois leséchantillonsmisenplace,JonathanetClaras’installèrentdansunepiècevoisine,assisdevantlesterminauxinformatiquesqui enregistraient la progression des analyses qu’AGLAEeffectuait sur La JeuneFemmeàlaroberouge.Lajournéeprenaitfin.Assisàsonbureau,FrançoisHébrardconsultaledossier

qu’il avait sous lesyeux. JonathanetClara lui faisaient face,aussi fébrilesqu’uncoupledeparentsquiattendraientlediagnosticdupédiatre.Lesrésultatsétaientsurprenants. Les matières naturelles qu’utilisait Vladimir étaient d’une extrêmevariété.Huiles,cires,résines,pigments,leurconstitutionchimiqueserévélaitd’uneincroyablecomplexité.Àcestadedeleursanalyses, lestechniciensduLouvrenepouvaient déterminer de façon certaine la composition du pigment rouge quiteintaitlarobedelajeunefille.Sacouleurviveétaitétonnante.Àl’opposédetoutevraisemblance,letableau,quin’avaitfaitl’objetd’aucunerestauration,semblaitne

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pasavoirsubilesaltérationsdutemps.– Je ne sais pas quoi vous dire, conclut Hébrard. Si nous n’étions tous ici

impressionnésparlesmultiplespointsdelatechniquedeRadskin,nousdirionsquecetableauestl’œuvred’ungrandchimiste.

Hébrardn’avaitrienvudeteldetoutesacarrière.–Ilyaunvernissurlatoilequiestd’unecompositionquenousneconnaissons

pasetsurtoutquenousnecomprenonspas!ajoutaHébrard.La Jeune Femme à la robe rouge contrariait toutes les règles du

vieillissement. On ne pouvait se satisfaire des conditions particulières de saconservationpourrésoudrel’énigmequiseposaitàtousleschercheursducentre.Qu’avaitdoncfaitVladimirpourqueletempsembellissesonœuvreplutôtquedel’altérer?demandaJonathanenquittantleslieux.

– Jeneconnaisqu’unealchimiequidonnede labeautéà l’âge,ditClaraenremontantlesescaliers:lesentiment!

Ils décidèrent d’écourter leur séjour à Paris et eurent juste le temps derécupérerleursaffairesàl’hôtel.Encheminversl’aéroport,JonathantéléphonaàPeter pour lui faire un compte rendu de sa journée. Quand il le félicita d’avoirobtenucerendez-vousimpossibleavecleséquipesduLouvre,Petersemblaétonné.

–Jetejurepourlatroisièmeetdernièrefoisquej’aidormitoutelanuitavecmon amour-propre sous l’oreiller. Sylvie Leroy m’a envoyé paître hier soir, autéléphone!

Etilraccrocha.L’avion qui ramenait Clara et Jonathan vers Londres se posa sur le petit

aéroportdelaCityaudébutdelasoirée.

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8.La JeuneFemmeà la robe rouge reposait enrobée de sa couverture grise,

dans le taxi qui faisait route vers le centre de la ville. Jonathan déposaClara àNottingHill,surWestbourneGrove.

–Venez,dit-elle,vousn’allezpasdînerseulàvotrehôtel.Ils grimpèrent les marches de l’escalier, et s’immobilisèrent sur le palier

devant la porte fracturée de l’appartement de Clara. Jonathan lui ordonna deredescendredanslaruejusqu’àcequ’ilsécuriseleslieuxetreviennelachercher,mais, comme il s’y attendait, elle entra la première. Le salon était intact, rienn’avaitétédérangédanslachambre.

Un peu plus tard, ils s’assirent dans la petite cuisine pendant que la polices’activait.Lesinspecteursnetrouvèrentaucuneempreinte.Rienn’avaitétévolé;lecommissaireconclutquelescambrioleursavaientdûêtredérangésavantmêmedepénétrerdansl’appartement.Clarasoutintlecontraire,certainsobjetsn’étaientplusàleurplace.Elledésignalalampedechevetsurlatabledenuit,déplacéedequelquescentimètres,l’inclinaisond’unabat-jourdanslesalonquiétaitdifférente.LespoliciersremplirentunemaincouranteetabandonnèrentClaraetJonathan.

– Vous sentiriez-vous plus tranquille si je restais jusqu’à demain matin ?demandaJonathan.Jedormiraisdanslecanapédevotresalon.

–Non,jeprendsquelquesaffairesetjeparsaumanoir.– Jen’aimepasquevouspreniez la routemaintenant, il pleut et il feranuit

noire.–Jeconnaislecheminparcœur,rassurez-vous.

Mais Jonathan serait inquiet tant qu’elle ne serait pas arrivée. Et l’idée de lasavoir seule là-bas ne lui plaisait pas non plus, répéta-t-il fermement. Clara leregardaronchonneretsonvisages’éclaira.

– Vous avez vos mains dans le dos, vos yeux sont encore plus plissés qued’habitude et vous faites votre tête d’enfant de cinq ans, alors je crois que vousn’avezpaslechoix,vousvenezavecmoi!

Clara se dirigea vers sa chambre, elle ouvrit le tiroir de sa commode et,intriguée,ellesoulevaunepiledepullspuisuneautre.

–Cestypessontvraimentmalades,cria-t-elleàJonathanqui l’attendaitdansl’entrée.

Ilpassalatêteparlaporte.–Ilsontvolémesanalyses!–Quellesanalyses?demandaJonathan.–Unbilansanguinquej’aifaitlasemainedernière.Jenevoispasàquoicela

pourraleurservir!–Vousavezpeut-êtreunfanclub!

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–C’estsûrementcela,cestypessontdérangés,voilàtout!Jonathanbricolalaserrurepourquelaporteserefermetantbienquemalet

ilsdescendirentdanslarue,emportantaveceuxLaJeuneFemmeàlaroberouge.Quandilsarrivèrentsurletrottoir,Jonathans’arrêtaetinterpellaClara.

–J’aipeurquenousnerentrionspastouslestroisdansvotreAustin!Clarane réponditpaset l’entraînaderrière son immeuble.Dans l’impasseaux

pavés dépolis, d’anciennes écuries étaient transformées en ravissantes maisonsd’habitationauxfaçadesfleuries.Clarasoulevauneportedegarageetactionnaleboutond’unpetitboîtieraufonddesapoche.LesfeuxduLandRoverclignotèrentaufonddubox.

–Jevousaideà lacalerdans lecoffre?demanda-t-elleenouvrant lehayonarrièredu4x4.

Jonathan ne s’était pas trompé. À peine avaient-ils quitté l’autoroute qu’unelourdepluiesemitàtomber.Larouteluisaitsouslesrouesdu4x4etlesessuie-glaces peinaient à chasser l’eau du pare-brise. La taverne après la fourche seperdaitdanslanuitnoire,deprofondesrigolessecreusaientlelongdupetitcheminquis’enfonçaitdanslessous-bois.Lachausséedevenaitdeplusenplusinstableetletout-terrainballottait,patinantdanslaboue.Jonathans’accrochaàladragonneau-dessusdelaportière,Claratenaitfermementlevolant,luttantcontreleventquichassait la voiture vers le bas-côté. Les bourrasques sifflaient jusque dansl’habitacle.Enfin,lestroncsdeshautsarbressereflétèrentdanslesfaisceauxdesphares.Lagrilledumanoirétaitouverte.

–Jevaismegarerdanslacour,ditClaraàvoixhaute.J’iraiouvrirlaportedelacuisineetvousvousprécipiterezàl’intérieuravecletableau.

–Donnez-moilaclé,réponditJonathan.–Non, insista Clara, la serrure est difficile quand on n’en a pas l’habitude,

faites-moiconfiance.Lesgravierscrissèrent,etClara immobilisa leLandRover.Elledutpresque

lutter pour repousser sa portière et se précipita à l’extérieur. Dès qu’elle eutouvert la porte d’entrée, elle se retourna vers Jonathan et lui fit signe de larejoindre.Jonathansortitdelavoitureetsedirigeaverslecoffre.–Vite,vitedépêchez-vous!luicriaClaradepuislepasdelaportedumanoir.Sonsangsefigeadansl’instant.Penchéàl’intérieurdel’habitacle,ilregarda

sa main qui saisissait la toile dans sa couverture grise et quand Clara cria denouveaudanslanuit:«Vite,vitedépêchez-vous»,ilreconnutlavoixquisurgissaitdans ses vertiges. Il repoussa le tableau vers la banquette, referma le hayon etavançalentementdanslefaisceaudesphares.Claraleregardainterdite,lapluieruisselaitsurses joues.Àsonregard,ellecomprit l’évidenceetseprécipitaàsarencontre.

–Crois-tuqu’onpuisses’aimeraupointquelamortn’effacepaslamémoire?

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Crois-tuqu’ilsoitpossiblequ’unsentimentnoussurviveetnousredonnevie?Crois-tuqueletempspuisseréunirsansfinceuxquisesontaimésassezfortpournepasl’avoirperdu?Est-cequetucroisça,Clara?

–Jecroisquejesuisamoureusedetoi,répondit-elleenposantsatêtesursonépaule.

Jonathanlaserradanssesbras,etClaramurmuraàsonoreille.–Mêmeentrel’ombreetlalumière.Ilss’embrassèrent,aussisincèresdansleuréternitéqu’unsentimentàsontout

premierjour.Lepeupliers’inclinasouslevent,lesvoletsdumanoirs’ouvrirentl’unaprès l’autre et, autour d’eux, tout recommença à changer. À la lucarne dessoupentes,l’ombredeVladimirsouriait.

Soudain,lescuirsdeslivreséparpilléssurlatabledelabibliothèquen’étaientpluscraquelés.Lesboiscirésde lacaged’escalierbrillaientdans la lumièrequedispensait la lunepar lesportes-fenêtresdusalon.À l’étage,dans lachambredeClara,lestapisseriesavaientretrouvéleurscouleursoriginelles.Sajupeglissalelong de ses jambes, elle s’approcha de Jonathan et se serra contre lui. Ilss’aimèrentjusqu’aupetitmatin.

Lejourentradanslapièce.ClaraseblottitdanslacouverturequeJonathanavaitremontéesursesépaules.Desamainellelecherchaàtâtons.Elles’étiraetouvrit les yeux. La place qu’occupait Jonathan était vide. Elle se redressabrusquement.Lemanoir avait repris sa tonalitéhabituelle.Claraabandonna sesdraps,nuedanslejournaissant.Elles’approchadelafenêtreetregardalacourencontrebas.QuandJonathanluifitunpetitsignedelamain,elleseprécipitasurlecôtépours’enroulerdanslerideau.

Jonathansourit,fitdemi-touretrentradanslacuisine.Claralerejoignit,vêtued’unpeignoir.Ilétaitaffairédevantlagazinière.Lapiècesentaitbonlepaingrillé.Àl’aided’unepetitecuillère,ilfitglisserlamoussedulaitchaudsurlecaféetlasaupoudradechocolat.IlposalebolbrûlantdevantClara.

–Cappuccinosanssucre!Embuéedesommeil,Claraplongealeboutdesonnezdanslatasseetavalale

café.–Tum’asvueàlafenêtre?demanda-t-elled’unepetitevoix.–Absolumentpas,répondit Jonathanquisebattaitavecunetranchedepain

coincée dans le toaster. Et puis je ne me serais pas permis de te regarder, auprésentilnes’estencorerienpasséentrenous.

–Cen’estpastrèsdrôle,grommela-t-elle.Jonathaneutenviedeposersesmainssursesépaules,ilrecula.–Jesaisquecen’estpasdrôle,maisilfaudrabienfinirparcomprendrecequi

nousarrive.–Tuasl’adressed’unbonspécialiste?Jeneveuxpasêtrepessimistemaisj’ai

peurquelemédecinduvillagenousfasseenfermertouslesdeuxdansunasilesi

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nousluidécrivonsnossymptômes!Jonathanlançadansl’évierletoastcarboniséquiluibrûlaitlesdoigts.–Tuaslesmainsdansledos,etjenevoispastatêtemaisjeseraisprêteà

parierquetesyeuxsontplissés,àquoipenses-tu?demandaClara.– Lors d’une conférence, j’ai croisé une femme qui pourrait peut-être nous

aider.–Quelgenredefemme?demandaClara.–Unprofesseurquienseigneà l’universitéYale, jedoispouvoirretrouversa

trace.Vendredimatin,jeprésenteraimonrapportauxassociésdeChristie’s,etjepartirailesoirmême.

–TuvasrentrerauxÉtats-Unis?JonathanseretournaetClara le laissaàsonsilence.Leschosesqu’ildevait

réglerdans savien’appartenaientqu’à lui.Pour sevivre l’un l’autre, il fallait sequitterànouveau.

Jonathanpassa lerestede lamatinéeauprèsdeLa JeuneFemmeà laroberouge. À midi, il rentra à Londres et s’enferma dans sa chambre d’hôtel pourrédigerlesconclusionsdesonrapport.

Clara l’avait rejoint au début de la soirée. Au moment où il s’apprêtait àenvoyerune-mailàPeter,elleluidemandasolennellements’ilétaitsûrdecequ’ilfaisait. L’analyse des pigments n’avait pas permis de comparaison probante, pasplusquelestravauxd’examensentreprisdansleslaboratoiresduLouvren’avaientfourniderésultatincontestable.MaisJonathan,quiavaitconsacrésavieàétudierl’œuvredeVladimirRadskin,avait identifié la techniqueappliquéeau tableau, letrait depinceauet le tissagede la toilequi servait de support.Sa conviction luisuffisait maintenant à assumer pleinement le risque qu’il s’apprêtait à prendre.Malgrél’absenced’unepreuveformelle, ilengageraitbientôtdevantsespairssaréputationd’expert.Vendredimatin,ilremettraitauxassociésdePeterlecertificatd’authenticitéde La JeuneFemmeà la robe rouge,dûment signéde samain. IlregardaClaraetappuyasurunetouchedesonclavier.Moinsdecinqsecondesplustard,unepetiteenveloppeclignotasurl’écrandePetercommesurceluidetouslesmembresdudirectoiredeChristie’s.

Le lendemain soir, Clara déposa Jonathan sur le quai du terminal 4 del’aéroport d’Heathrow. Il avait préféré qu’elle ne l’accompagne pas jusqu’auxportiquesdesécurité.Ilssedirentaurevoirlecœurlourd.

AlorsquelavoituredeClarafilaitsuruneroutedelacampagneanglaise,unaviontraçaitunelongueligneblanchedansleciel.Cettenuit-là,lesrotativesdesimprimeriestitraientsurlescolonnesduNewYorkTimes,duBostonGlobeetduFigaro:

LEDERNIERTABLEAUD’UNGRANDPEINTRERUSSEVIENTD’ÊTREAUTHENTIFIÉ.

Disparue depuis près de cent quarante ans, la toile majeure du peintre

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Vladimir Radskin ressurgit de l’ombre. Authentifiée par le célèbre expertJonathanGardner,cettepeinturedevraitêtrelepointd’orguedelaprestigieuseventequ’organiseChristie’sàBostonle21juinprochainsouslemarteaudePeterGwel.

Un article semblable rédigé par le chroniqueur artistique du Corriere déliaSera fut intégralement repris dans les premières pages de trois revues d’artinternationales. Six rédactions de chaînes de télévisions européennes et deuxréseauxaméricainsdécidèrentdedépêcherleurséquipessurplace.

JonathanarrivaàBostonaudébutdelasoirée.Quandilallumasontéléphoneportable,samessagerieétaitdéjàsaturée.Letaxi ledéposasur levieuxport. Ils’installaàlaterrasseducaféoùilavaitpartagétantdesouvenirsavecPeter.Ill’appela.

–Tuessûrdecequetufais,cen’estpasuncoupdetête?luidemandasonmeilleurami.

Jonathanserraletéléphonecontresonoreille.–Peter,siseulementtupouvaiscomprendrecequim’arrive.–Là, tum’endemandes trop, comprendre tes sentiments, oui !Comprendre

l’histoireabracadabrantequetuviensdemeraconter,non!Jeneveuxmêmepasl’entendreettuvasmefaireleplaisirdenelarévéleràpersonneetsurtoutpasàAnna.Sinouspouvonséviterqu’elleserépandedanstoutelavilleendisantquetuesdingueetqu’ilfauttefaireinternerceseraitmieux,surtoutàtroissemainesdelavente.

–Jememoquedecettevente,Peter.–C’estbiencequejedis,tuestrèsatteint!Jeveuxquetufassesdesradios,

tuaspeut-êtreunanévrismequis’estrompusoustoncrâne.Çapètevite,cestrucs-là!

–Peter,arrêtededéconner!s’emportaJonathan.IlyeutuncourtsilenceetPeters’excusa.–Jesuisdésolé.–Pasautantquemoi,lemariageestdansdeuxsemaines.Jenesaismêmepas

commentparleràAnna.–Maistuvaslefairequandmême!Iln’estjamaistroptard,netemariepas

contre ta volonté parce que les cartons d’invitation sont envoyés ! Si tu aimescommetumelediscettefemmeenAngleterre,alorsprendstavieenmainetagis!Tu as l’impression que tu es dans la merde et pourtant, si tu savais comme jet’envie.Si tusavaiscommej’aimeraispouvoiraimercommeça.Negâchepascedon. J’écourtemon voyage et je rentrerai deNew York demain pour être à tescôtés.Retrouve-moiaucaféàmidi.

Jonathan flâna le long des quais. Clara lui manquait à en crever et dansquelquesinstantsilrentreraitchezluipourdirelavéritéàAnna.

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Quandilarriva,toutelamaisonétaitéteinte.IlappelaAnnamaispersonnenerépondit. Il grimpa jusqu’à son atelier. C’est là qu’il trouva une série de photosétaléessur lebureaud’Anna.Surl’uned’elles,Claraet luiseregardaientsuruntrottoird’aéroport.Jonathanpritsatêteentresesmainsets’assitdanslefauteuild’Anna.

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9.Elle ne rentra qu’au petitmatin. Jonathan s’était endormi sur le canapé du

salonaurez-de-chausséedelamaison.Ellesedirigeadirectementverslacuisinesansluiadresserlaparole.Elleversadel’eaudanslacafetière,mitlecafédanslefiltreetappuyasurlebouton.Elledéposadeuxtassessurleplandetravail,pritlepaquetdetoastsdansleréfrigérateur,sortitdeuxassiettesduplacardau-dessusdel’évier,toujourssansdireunmot.Elleposauncouteausurlacoupelleenverredubeurrier,etseulleclaquementdesespasrésonnaitsurlecarrelage.ElleouvritànouveauleréfrigérateuretsapremièrephrasepourJonathanfut:

–Tuprendstoujoursdelaconfituredefraisesaupetitdéjeuner?Jonathan voulut s’approcher d’elle mais elle le menaça avec le couteau à

beurre.LeregarddeJonathanfixalalamededeuxcentimètresàboutrond,etelleleluijetaàlafigure.

–Arrête,Anna,ilfautquenousparlions.–Non!hurla-t-elle,iln’yarienàdire!–Anna,tuauraispréféréquenousnoussoyonsrenducomptedenotreerreur

danssixmoisoudansunan?–Tais-toi,Jonathan,tais-toi!–Anna,nous jouonsà lacomédiedecemariagedepuisdesmois, jemesuis

accrochétantquej’aipu,parcequejevoulaisquenousnousaimions,jelevoulaissincèrement.Maisonnepeutpasmentirauxsentiments.

–Maisonpeutmentiràlafemmequel’onvaépouser?C’estça?–Jesuisvenupourtedirelavérité.– À quel moment de cette vérité as-tu trouvé le courage de m’affronter,

Jonathan?–Hier,quandelles’estimposéeàmoi.Jet’aiappeléedeLondrestouslessoirs,

Anna.Anna prit nerveusement son sac, l’ouvrit et en sortit une pochette d’autres

photosqu’ellecommençaàjeteruneàuneàlatêtedeJonathan.–Làtuétaisàlaterrassed’uncafédeFlorence, icidansuntaxiplacedela

Concorde,làencoredansunaffreuxmanoiranglaisetpuisicidansunrestaurantdeLondres…tuasfaittoutçadanslamêmejournée?Touscesmensongesonteulieuavant-hier?

JonathanregardalaphotodeClaratombéeàsespieds.Soncœurseserraunpeuplus.

–Depuisquandmefais-tusuivre?–Depuisque tum’asenvoyéun faxoù tum’appellesClara ! Jesupposeque

c’estsonnom?

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Jonathanneréponditpas,etAnnahurladeplusbelle.–C’estbiensonnom,Clara?Dis-le,jeveuxt’entendreprononcerleprénomde

cellequiveutbrisermavie!Auras-tucecourage-là,Jonathan?–Anna,cen’estpasClaraquiabrisénotreunion,c’estnousqui l’avonsfait

toutseuls,sansaucunecomplicité.Nousnoussommesabandonnés l’unet l’autredansdesviesquenousvoulionsàtoutprixressemblantes.Mêmenoscorpsnesetouchaientplus.

– Nous étions épuisés par les préparatifs du mariage, Jonathan, nous nesommespasdesanimaux!

–Anna,tunem’aimesplus.–Ettoi,tum’aimescommeunfoupeut-être?–Jetelaisserailamaison,c’estmoiquivaispartir…Ellelefustigeadesyeux–Tunevasrienmelaisserdutout,parcequetunequitteraspascesmurs,tu

nesortiraspasdenotreviecommeça,Jonathan.Cemariageauralieu.Lesamedi19 juin, àmidi, que tu le veuilles ou non, je serai officiellement ta femme et cejusqu’àcequelamortnoussépare.

–Tunepeuxpasmeforceràt’épouser,Anna.Quetuleveuillesounon!–SiJonathan,crois-moi,jelepeux!Sonregardchangeasoudain,Annas’apaisa.Sesmainsqu’elle tenaitserrées

contresapoitrinedescendirent le longdesoncorpsettoutes lesridesdecolères’effacèrent de son visage une à une. Elle déplia le journal posé sur le plan detravail.LaphotodeJonathanétaitencouvertureàcôtédecelledePeter.

–OnsecroiraitpresquedansAmicalementvôtre !N’est-ce pas, Jonathan ?Alors j’ai unequestion à te poser.Quand la presse apprendraque l’expert qui aauthentifiéletableauquibattralesrecordsd’enchèresdecesdixdernièresannéesn’estautrequel’amantdelafemmequilemetenvente,lequel,deClaraoudetoi,iralepremierenprisonpourescroquerie?Àtonavis,Jonathan?

IlregardaAnnatétanisé.Laterresemblaits’ouvrirsoussespieds.Ellerepritlejournaletcommençad’unevoixironiquelalecturedel’article.– Révélé par une éminente galeriste, ce tableau au passé inconnu a été

authentifié par l’expert Jonathan Gardner. Il sera mis en vente par la célèbremaison Christie’s sous le marteau de Peter Gwel… Ton ami sera rayé de laprofession,ilseracondamnéàdeuxansavecsursispourcomplicité.Toi,tuperdrastonprécieuxtitremaisgrâceàmoi,tun’écoperasquedecinqans.Mesavocatsseferontundevoirdeconvaincrelejuryquetamaîtresseestlaprincipaleinstigatricedel’escroquerie.

Jonathan en avait assez entendu, il tourna sur ses talons et se dirigea versl’entrée.

–Attends,net’envapas,ricanaitnerveusementAnna,laisse-moiencoretelire

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quelqueslignes,ellessonttoutesàtonhonneur,tujugeraspartoi-même…Grâceàl’authentification apportée par Jonathan Gardner, le tableau estimé à deuxmillionsdedollarspourraitatteindredesenchèresdeuxàtroisfoissupérieures…

Annalerattrapadanslehalletleretintparlamanchedesaveste,leforçantàlaregarder.

–Pouruneescroqueriepubliquedesixmillionsdedollars,ellepasserabiendixansderrièrelesbarreauxetlatristenouvellepourvousdeux,c’estquelesprisonsnesontpasmixtes!

Jonathansentaitlanauséelegagner.Ilseprécipitadanslarueetsecourbaendeuxau-dessusducaniveau.Lamaind’Annaseposasursondos.

– Dégueule mon vieux, vomis-la du fond de tes entrailles. Quand tu aurasretrouvélaforcedel’appelerpourluidirequetunelareverrasplus,quetoutçan’étaitqu’unepassaderidiculeetquetunel’aimespas,jeveuxêtrelà!

Anna tourna les talons et rentra dans la maison. Un vieux monsieur quipromenaitsonchiens’approchadeJonathan.Ill’aidaàs’asseoirparterreetlefits’adossercontrelaroued’unevoitureenstationnement.

Lelabrador,quin’aimaitpasdutoutl’étatdanslequelsetrouvaitcethommeassis par terre à sa hauteur, souleva sa main d’un coup de museau et la lapagénéreusement.LevieilhommeconviaJonathanàrespirerprofondémentdans lecreuxdesesmains.

–C’estunepetitecrisedespasmophilie,ditM.Skardind’untonquisevoulaitrassurant.

Commeleluidiraitsafemmequandilrentreraitdesapromenade,undocteur,mêmeàlaretraite,restaittoujoursundocteur.

*

Peter l’attendait depuis une demi-heure à la terrasse du café où ils avaientl’habitudedeseretrouver.QuandilvitarriverJonathan,sonagacementcessasur-le-champetilselevapouraidersonamiàs’asseoir.

–Qu’est-cequit’arrive?demanda-t-ild’unevoixnouéed’inquiétude.–Qu’est-cequinousarriveàtous?répétaJonathanleregardperdu.Etpendantl’heurequisuivit,ilracontaàPetercommentenquelquesjourssa

vievenaitdebasculer.–Moi,jesaiscequetuvasluidire,àAnna.Tuvasluidiremerde!Peterétaitsiencolèrequeleursvoisinsdetablecessèrentleurconversation

pourmieuxlesécouter.–Ellen’estpasbonne,votrebière?leurdemandaPeterexaspéré.Lafamilleattabléeàcôtéd’euxdétournaleregard.

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–Çanesertà riend’êtrevulgaireetagressif,Peter, çan’arrangerapas leschoses.

–Tuneficheraspastavieen l’air,mêmesicetableauvalaitdixmillionsdedollars.

–Ilnes’agitpasquedemavie,maisdelatienneetdecelledeClara.–Alorstuterétractes,tudisquetuasdesdoutesquantàl’authenticitéeton

arrêtetout.JonathanlançasurlatableunexemplaireduWallStreetJournal,puisduNew

York Times, du Boston Globe et du Washington Post qui avaient tous reprisl’information.

–Et c’est sans compter les hebdomadaires qui sortent cet après-midi et lesmensuels.Ilesttroptardpourfairemarchearrière,j’aisignéetremislecertificatd’authenticité à tes associés de Londres. Quand Anna dévoilera ses photos à lapresse,lescandaleéclatera.Christie’sseporterapartiecivile,lesavocatsd’Annaleurprêterontmain-forte,etmêmesinousévitons laprison,cedont jedoute, tuserasradiéetmoiaussi.QuantàClara,elleseraruinée.Pluspersonnenemettraunpieddanssesgaleries.

–Maisnoussommesinnocents,bonsang!–Oui,maisnousneseronsquetroisàlesavoir.–Jet’aiconnuplusoptimiste,ditPeterensetordantlesmains.–JevaisappelerClaracesoir,soupiraJonathan.–Pourluidirequetunel’aimesplus?–Oui, pour lui dire que je ne l’aime plus, parce que je l’aime justement. Je

préfèrelarendreaubonheurplutôtquedel’entraîneràmescôtésdanslemalheur.C’estçaaimer,non?

PeterregardaJonathanconsterné.–Alorsça!dit-ilenmettantsesmainssurseshanches.Tuviensdemepondre

unetiradeamoureusequiauraitfaitpleurermagrand-mère,peut-êtremêmemoid’ailleurssituavaiscontinuéencoreunpeu.TuasfaituneoverdosedepuddingàLondres?

–Cequetuescon,Peter!ditJonathan.–Jesuispeut-êtreconmaistuassouri,nemeracontepasdebobards,jet’ai

vu!Tuvois,mêmedanslapanadeonvacontinueràsemarrer,etsitafutureex-femmecroitqu’ellevanousenempêcher,onvaluimontrertouslesdeuxquenousavonsdelaressource.

–Tuasuneidée?–Aucunepourl’instant,maisfais-moiconfiance,çaviendra!Peter et Jonathan se levèrent et marchèrent, bras dessus, bras dessous,

parcourantlespavésdumarchéàcielouvert.PeterdéposaJonathanaumilieudel’après-midi.Quand il reprit laroute, ilenclenchasontéléphoneportabledans le

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réceptacledutableaudebordetcomposaunnuméro.–Jenkins?C’estPeterGwel,votrelocatairepréféré,j’aibesoindevous,mon

cherJenkins.Pourriez-vousmonterdansmonappartement,etregrouperquelquesaffairespourmoicommesivousfaisiezvotreproprevalise?Vousavezlaclé,n’est-cepas,etvoussavezaussioùjerangemeschemises?Pardonnez-moisij’abusedenotreamitié,moncherJenkins,maispendantmonabsence,jevaisvousdemanderderechercherquelquesinformationsenvillepourmoi,jenesaispaspourquoi,maismoninstinctmeditquevousavezuntalentdelimiercachéquelquepart.Jeserailàdansuneheure!

Peterraccrochajusteavantquesavoiturenes’engagedansletunnel.Quand il quitta la résidence Stapledon en début de soirée, il laissa un long

messageàJonathansursonportable.–C’estPeter,tusais,jedevraistedétesterpouravoirenunbaisercompromis

laventeauxenchèresdemavie,ruinénosdeuxcarrièresetc’estsansparlerdetonmariage dont j’étais le témoin, mais paradoxalement c’est tout le contraire.Nous sommesdansunpétrin incroyable et je nem’étais pas senti d’aussi bonnehumeur depuis longtemps. Je n’ai pas arrêté deme demander pourquoi,mais jecroisquemaintenantjelesais.

PendantsacommunicationaveclerépondeurdeJonathan,Peterfouillaitdanssaveste.Lepapierqu’ilavaitsubtiliséàsonamiétaitbienaufonddesapoche.

–ÀLondres,reprit-il,j’avaiscomprisenvousvoyanttouslesdeuxdanscecaféquecen’étaitpasletableauquiterendaitheureuxàcepoint.Desregardscommeceuxquevousavezéchangéssontassezrarespourqu’onencomprenne lesens.Alors voilà mon vieux, quand tu parleras à Clara ce soir, débrouille-toi pour luilaisserentendreentre lesmotsquemêmedans les situationsdésespérées, il yatoujoursdel’espoir.Etsitunesaispascommentleluidire,alorstun’aurasqu’àmeciter.Tunepourraspasmejoindrejusqu’àdemain,maisjetetéléphoneraietjet’expliqueraitout.Jenesaispasencorecomment,maisjevaisnoussortirdelà.

Ilraccrocha,rongéparledoute,maissatisfait.

*

Jonathanentradansl’atelierd’Anna.Ellepeignaitfaceàsonchevalet.–Jecèdeàtonchantage,tuasgagné,Anna!Ilrebroussachemind’unpasdécidé.Quandilarrivaàlaporte,ilajoutasans

seretourner:–JetéléphoneraiseulàClara,tupeuxvolermavie,maispassadignité,c’est

sansappel!Etildescenditlesescaliers.

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*

Clararaccrochalentement.Seuleàlafenêtredumanoir,ellenevoyaitpaslepeuplieroscillerauvent.Leslarmesperlaientdesesyeuxfermés.Lanuitquisuivits’étira en longs sanglots. Dans le petit bureau, la jeune femme à la robe rougesemblaitcourber ledos,commesi lechagrinquiavaitenvahi lademeureentraitjusquedanslatoilepourvenirpesersursesépaules.Dorothyrestaaumanoircettenuit-là.QueMademoisellenepuissecontenirsonchagrindevantelleprouvaitquela peine était trop profonde pour être vécue seule. Il est parfois des présencesapaisantes,mêmesiellessontsilencieuses.

Au matin, Dorothy entra dans le petit bureau. Elle raviva le feu dans lacheminéeetportaunthéàClara.Quandelles’approchad’elle,elleposalatassesurunguéridon,s’agenouillaetlapritdanssesbras.

–Vousverrez,pourqueleschosesdelavieviennentàvous,ilnefautjamaiscesser d’y croire, murmurait-elle sans cesse, et Clara se laissa pleurer sur sonépaulejusqu’aujourlevé.

Quandlesoleildemidiseposasurelle,Claraouvrit lesyeuxet lesrefermaaussitôt.Était-celalumièreouleklaxonquirésonnaitdanslacourquilatiraitdesonsommeil?Ellerepoussalacouvertureetselevaducanapé.Dorothyentradanslapièce,etcommeletempsdesconfidencesappartenaitauroyaumedelanuit,elleannonçahautetclair.

–Mademoiselleaunvisiteurd’Amérique!Peter trépignait dans la cuisine où Miss Blaxton l’avait instamment prié

d’attendrependantqu’ellevérifieraitsiMademoisellevoulaitbienlerecevoir.Surles instructions formelles de Dorothy, Clara monta en courant dans sa chambrepourunerapidetoilette.AupaysdeSaMajestélareined’Angleterre,unefemmen’apparaîtraitpasentenuedechagrindevantunvisiteurinconnu,mêmes’ill’avaitdéjàcroiséeenville,insistaDorothyenlasuivantdanslesescaliers.

*

– Alors ilm’aime ? demandaClara assise en face de Peter à la table de lacuisine.–Ah,maisiln’yenapasunpourracheterl’autre!Jeviensdepasserlanuitdans

l’avion, j’ai roulé à tombeau ouvert pendant deux heures dans une voiture où levolant a été installédumauvais côté, je viensde tout vous raconter, et vousmedemandez s’il vous aime ? Eh bien oui, il vous aime, vous l’aimez, moi aussi jel’aime, ilm’aimeaussi, tout lemondes’aimemaistout lemondeestquandmêmedanslepétrin!

– Monsieur déjeunera-t-il là ? demanda l’intendante en entrant dans lacuisine?

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–Vousêtescélibataire,Dorothy?– Ma condition ne vous regarde pas, nous ne sommes pas en Amérique,

réponditMissBlaxton.– Bon, donc vous êtes célibataire ! J’ai quelqu’un de formidable à vous

présenter ! Un Américain de Chicago qui vit à Boston et qui a le mal du paysanglais!

*

Jonathan était resté seul dans la maison. Anna était partie aux premièresheuresdu jour,ellene rentreraitque tarddans la soirée. Ilmontadans l’atelierpourconsultersoncourrierélectronique,etallumal’ordinateur.Lesfichiersd’Annaétaientprotégésparuncoded’accès,maisilpouvaitaccéderàl’Internet.Peterneluiavaitlaisséaucunmessageetiln’avaitaucuneenviederépondreauxdemandesd’interviewsquienvahissaientsaboîteauxlettres.Ilpréféraredescendredanslesalon.Alorsqu’iléteignaitl’écran,sonœilexpertfutattiréparunpetitdétailsuruntableaud’Annaaccrochéaumur. Jonathan sepencha sur l’œuvre. Intrigué, il enexaminauneautre.Fébrile, ilouvrit lagrandearmoireetressortituneàunelespeinturesd’Annarangéesdelonguedate.Ilretrouvasurplusieursd’entreellesledétailidentiquequiglaçaitsonsang.Ilseprécipitaverslebureau,ouvritletiroiretpritsaloupe.Ilinspectaànouveaulestableaux,unàun.Aufonddechacunedesesscènesdecampagne, lademeurequ’Annapeignaitn’étaitautreque lemanoirdeClara.Laplusrécentedecesréalisationsavaitdixanset,àcetteépoque,Jonathanne connaissait pas encoreAnna. Il descendit précipitamment l’escalier, sortit encourantsurletrottoir,sautadanssavoitureetfilaverslasortiedelaville.Silacirculation le luipermettait,dansdeuxheures il franchirait lesgrillesducampusuniversitairedeYale.

LarenomméedeJonathanluipermitd’êtrereçuparlerecteur.Ilattenditdansunimmensecouloirauxmursboisésoùétaientaccrochésdebientristesportraitsd’hommesdelettresoudescience.LePrWilliamBackerl’invitadanssonbureau.Le recteur s’étonnait de la requête de Jonathan, il s’attendait à ce qu’ill’entretienne de peinture et voilà qu’il lui parlait de sciences, et pas des plusorthodoxes.Backerétaitdésolé,aucunprofesseurnecorrespondaitausignalementdonnépar Jonathan,pasplusde femmesqued’hommes, titulairesouhonoraires,n’enseignaientdepareillesmatières.LedépartementderecherchesdontJonathanfaisaitétatavaitbienétéhébergéparsonuniversité,maisiln’existaitplusdepuislongtemps.SiJonathanlesouhaitait,ilpourraitvisiterleslocaux.Lebâtiment625jadis occupé par la chaire de sciences avancées était à l’abandon depuis que ledépartementavaitétéfermé.

– Vous travaillez ici depuis longtemps ? demanda Jonathan à l’homme duserviced’entretienquileguidaitautraversducampus.

–Depuisquej’aiseizeans,etj’auraisdûprendremaretraiteilyacinqans,

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alorsjesupposequeoui,réponditM.O’Malley.Ildésignauneimposantemasureenbriquesrougesetimmobilisalavoiturette

électriqueaubasdesmarchesduperron.–C’étaitici,ditl’hommeeninvitantJonathanàlesuivre.O’Malley chercha la bonne clé dans un trousseau qui en comptait

probablement une bonne centaine. Après avoir hésité quelques instants, il enintroduisituneàlongpannetondanslaserrurepiquéederouille.

Lagrandeportequiouvraitsurlehalldubâtiment625grinçasursesgonds.– Personne n’est venu ici depuis quarante ans, regardez-moi ce bazar ! dit

O’Malley.Aux yeux de Jonathan, hormis l’épaisse couche de poussière qui recouvrait

parquetsetmobiliers,leslieuxétaientplutôtbienconservés.O’Malleyluifitvisiterle laboratoire. La vaste pièce comptait dix paillasses en carrelage blanc, toutesrecouvertesd’éprouvettesetd’alambics.

– Il paraît qu’ils travaillaient sur des problèmes de mathématiquesexpérimentales,moij’aiditauxinspecteursqu’ilsbricolaientsurtoutdesformuleschimiquesici.

–Quelsinspecteurs?demandaJonathan.–Vousn’êtespasaucourant? Jecroyaisquevousétiez icipourça.Tout le

mondeconnaîtl’histoiredanslarégion.En remontant le couloir qui conduisait à la salle des professeurs, O’Malley

raconta à Jonathan ce qui avait conduit à la fermeture précipitée de l’anciendépartementde sciencesavancées, commeon l’appelait ici.Trèspeud’étudiantsétaient admis dans cette section. La plupart de ceux qui se présentaient étaientrefusésàl’examend’entrée.

–Nonseulementilfallaitêtreuncrackdanstouteslesmatièresscientifiques,mais il fallaitaussiêtreunprodigeenphilosophie.Etpuis,avant l’admission, ilyavait un entretien sous hypnose avec la directrice de recherche. C’est elle quiéliminaittoutlemonde.Personnenetrouvaitgrâceàsesyeux.Elleétaitbizarre,cette femme. Elle a travaillé dix ans dans ces murs et personne au cours del’enquêtenesesouvenaitdel’avoircroiséesurlecampus.Àpartmoibiensûr,maismoijeconnaistoutlemondeici.

–Vousnem’aveztoujourspasditsurquoiportaitcetteenquête.–Ilyaquaranteans,unétudiantadisparu.–Disparuoù?demandaJonathan.–Ben,c’estunpeutoutleproblème,monsieur.Sivoussavezoùvosclésont

disparu,ellesn’ontplusdisparu!Non?–Quellesontétélesconclusionsdelapolice?–Qu’ilavaitfaitunefugue,maismoijen’ycroispas.–Pourquoi?

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–Parcequejesaisquec’estdanslelaboqu’ils’estvolatilisé.–Ilapeut-êtreéchappéàvotrevigilance,vousn’aviezpaslesyeuxpartoutau

mêmemoment.–Àl’époque,poursuivitO’Malley, jefaisaispartiedel’équipedesécurité.En

ces temps-là, « sécurité » était un bien grand mot. Notre boulot consistait àempêcher les garçons d’aller la nuit fricoter du côté des dortoirs des filles… etréciproquement.

–Etlejour?–Comme tous les gardiens de nuit, nous dormions le jour ; enfin,mes deux

collèguesroupillaient,moipas. Jenedors jamaisplusdequatreheures, ilparaîtque c’est génétique, c’est pour çad’ailleurs quema femmem’aquitté.Alors cetaprès-midi-là,moij’entretenaislapelouse.EtlejeuneJonas,jel’aivuentrerdanslebâtimentetiln’enestjamaisressorti.

–Etlapolicenevousapascru?–Ilsontsondélesmurs,ilsontratisséleparc,ilsontinterrogélavieille,que

vouliez-vousqu’ilsfassentdeplus?Etpuisjebuvaisunpeuàl’époque,alorsvoussavez,lafiabilitéetlacouperosenefontpasbonménagechezuntémoin.

–Quiestlavieilledontvousparlez?–C’étaitladirectrice,suivez-moi.O’Malleycherchaunenouvelleclédanssontrousseau, ilouvrit laported’un

bureauetprécédaJonathan.Lespetitscarreauxdesdeuxfenêtresétaientsisalesque la lumièreentrait àpeinedans lapièce.Unpupitreenbois recouvertd’uneépaisse couche grise avait été repoussé contre un mur. Une chaise étaitabandonnéeàlarenversedansunangleàcôtéd’unportemanteautoutdeguingois.Enface,unvieuxcaissonàtiroirsavaittoutaussimauvaisemine.

–Jenesaispaspourquoiilsappelaientçalasalledesprofesseurs,iln’yavaitqu’ellequienseignaitici,ditO’Malley.

Ils’approchadesrayonnagesquirecouvraientl’undesmursetfouilladansunepiledevieuxjournauxjaunis.

–Tenez,c’estelle,lavieille!ajoutalegardienenmontrantàJonathanlaphotosurlapremièrepage.

La femmequi se tenait debout entouréede ses quatre élèvesnedevait pasavoirplusdetrenteans.

–Pourquoil’appelez-vouslavieille?demandaJonathanenregardantlecliché.– Parce qu’à cette époque, je n’avais que vingt ans, bougonna O’Malley en

donnantdupieddanslapoussière.Jonathans’approchadelafenêtrepourmieuxdétaillerlaphotographiejaunie.

Levisagedelajeunefemmeneluidisaitrien,maissamainattirasonattention,elleportaitàl’annulaireundiamantimpressionnant.

–C’est celui-là, Jonas ? demanda Jonathan en pointant le jeune homme à la

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droiteducadre.–Commentlesavez-vous?demandaO’Malleyétonné.–Jen’ensavaisrien,réponditl’expert.Ilplialafeuilledujournalducampusetlarangeadanssapoche.Surlaphoto,

le jeunehommequi avaitmis sesmainsdans sondosplissait les yeux, peut-êtresimplementàcauseduflash.

–Quandvousnel’appeliezpas«lavieille»,quelnomutilisiez-vous?–Onnel’ajamaisappeléeautrement.–Quandellevousparlait,vousneluirépondiezpasenl’appelant«lavieille»?

insistaJonathan.–Ellenenousadressaitpaslaparole,etnousn’avionsrienàluidire.–Pourquoilahaïssez-vousautant,monsieurO’Malley?LevieuxgardienseretournaversJonathan.– Pourquoi êtes-vous venu ici, monsieur Gardner ? Toutes ces choses sont

anciennes et ce n’est pas bon de remuer le passé. J’ai du travail à faire, nousdevrionspartird’ici.

JonathanagrippaO’Malleyparlebras.– Puisque vous parlez de passé, je suis prisonnier d’une époque que je ne

connaispas,etj’aitrèspeudetempspourdécouvrircequis’ycache.L’amid’unamidisait qu’il suffit d’un minuscule indice pour remonter le fil d’un événement. Jecherchecettepetitepiècedepuzzlequimepermettraitd’enreconstituerl’image.J’aibesoindevous,monsieurO’Malley.

LegardienfixaJonathan,ilinspiraprofondément.– Ils ontpratiquédesexpériences ici.C’estpourcelaque lebâtimentaété

fermé,pouréviterlescandaleaprèsladisparitiondeJonas.–Quelgenred’expériences?–Cesélèvesavaientétésélectionnésparcequ’ilsfaisaientdescauchemars.Je

saisquecelapeutparaîtreabsurdemaisc’estlavérité.–Quelgenredecauchemars,O’Malley?L’homme fronça les sourcils. Répondre à la question semblait lui peser

terriblement.Jonathanposasamainsursonépaule.– L’impression de revivre des événements qui appartenaient à d’autres

époques?C’estça?O’Malleyhochadelatêteensigned’acquiescement.–Elle les faisaitentrerentranse,elledisaitqu’ils’agissaitd’atteindrenotre

conscienceprofonde,unétat subliminalquidevaitnouspermettred’accéderà lamémoiredenosviesantérieures.

–Àl’époque,vousnefaisiezpasdutoutpartiedelasécurité,vousétiezundesesétudiants,O’Malley,n’est-cepas?

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–Oui,monsieurGardner,j’étaiseffectivementundesesétudiants,etquandlelaboratoireafermé,jen’aijamaisplusrienétudiédemavie.

–Qu’est-cequivousestarrivé,O’Malley?–Ladeuxièmeannée,ellenous injectaitdesproduitsdans lesveines,c’était

pourprovoquerles«phénomènes».Àlatroisièmepiqûrequelavieillenousafaite,Coralie et moi nous nous sommes souvenus de tout. Vous êtes prêt à entendrequelquechosedevraimentterrible,monsieurGardner?Alors,écoutezbien!En1807,nousvivionsavecmafemmeàChicago,j’étaisunbonmarchanddetonneaux,jusqu’àcequeCoralietuenotrefille.Lapetiteavaitunanquandellel’aétoufféedans ses langes. J’aimaismon épouse,mais elle était atteinte d’unemaladie quidétruit lescellulesducerveau.Lespremierssymptômesnesontquedescolèrespassagères,maiscinqansplustard,ceuxquiensontatteintssombrentdansunefolieirréversible.Coralie a été pendue à un gibet. Vous n’avez pas idée de ce que l’on souffre

quandlebourreaunevousfaitpaslagrâcedeserrerlenœudpourqu’ilvousbriselesvertèbres.Jel’aivuesebalancerauboutdesacorde,seslarmesmesuppliaientd’abréger ses souffrances. J’aurais voulu tuer demesmains tous ces salauds debadaudsquilaregardaientmourir,etj’étaisimpuissantaumilieudelafoule.Ellearecommencéen1843, jenel’avaispasreconnueetellenonplus,sinonpeut-êtrequ’onne se seraitpasaiméscommeons’aimait.Unepassioncommeçan’existeplus de nos jours,monsieur Gardner. Tout a encore recommencé en 1902 et lavieillem’aditqu’ilenseraitainsietainsiàchaquefois.Peuimportequemafemmeporteunautrenomouunautrevisage,elleétait toujours lamêmeâme,avecsapartdefoliequireviendraitnoushanter.Leseulmoyenpourquenossouffrancescessentàjamaisétaitquel’undenousdeuxrenonceàaimerl’autredesonvivant.Àdéfautquel’untrahisselesentimentquileliaitàl’autre,chaquevienouvellenousréuniraitetreproduiraitlamêmehistoire,lamêmesouffrance.

–Etvousl’avezcrue?–Si vous aviez fait les cauchemarsquenous avons vécus éveillés,monsieur

Gardner,vousl’auriezcruevousaussi!Quand le laboratoire fut fermé, la fiancée de M. O’Malley en était à sa

troisièmecrisedecolèresincontrôlables.Ellemitfinàsesjoursàl’âgedevingt-troisans.Lejeunehommequ’ilétaitalorss’exilaauCanada.Vingtansplustard,ilrevintàYalese faireembauchercommehommed’entretien. Ilavait tantchangéquepersonnenelereconnut.

–Etpersonnen’ajamaiseulamoindreidéedecequiestarrivéàceJonas?demandaJonathan.

–Lavieillel’atué.–Commentenêtes-voussicertain?– Il avait rêvé quelque chose lui aussi. Le matin de sa disparition, il avait

annoncéqu’ilabandonnaitledépartement.IlpartaitdetouteurgenceàLondres.–Etvousn’avezrienditàlapolice!

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– Si je leur avais raconté ce que je viens de vous dire, vous pensez qu’onm’auraitcru,ouenfermédansunasile?

O’Malley raccompagna Jonathan jusqu’à sa voiture garée sur le parking ducampus. Quand Jonathan lui demanda pourquoi il avait choisi de revenir ici,O’Malleyhaussalesépaules.

– C’est l’endroit où je me sens le plus près d’elle, les lieux aussi ont unemémoire,monsieurGardner.

AumomentoùJonathanallaitdémarrer,O’Malleysepenchaàsaportière.–Lavieilles’appelaitAliceWalton!

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10.PeterétaitlittéralementfascinéparlatechniquedeRadskin.Leraidelumière

qui se reflétait sur la branchemajeure du peuplier avant de traverser la petitefenêtreàdroitedutableauétaitpeintavecuneefficienceremarquable.Lateinteargentéequ’ilprenaitencaressant leplancherauxpiedsde la jeune femmeà larobe rouge était identique à celle dont la lune teintait ce soir le petit bureau.Plusieurs fois,Peter s’étaitamuséàéteindre la lumièrepourconstaterceteffet,saisissantdevérité.Ilavançajusqu’àlafenêtreetregardalegrandarbre,puisletableau.

–OùétaitlachambredeVladimir?demanda-t-ilàClara.– Justeau-dessus, vousyavezposévosbagages, vousdormirezdans son lit

cettenuit.Il était tard, et Clara prit congé de son invité. Peter voulait rester encore

quelquetempsauprèsdutableau,elleluidemandas’iln’avaitbesoinderienetillarassura:ildisposaitd’unearmeinfailliblecontreledécalagehorairesouslaformed’unepetitepiluleauxeffetsépatants.

–Merci,Peter,ditClaraaupasdelaportedelabibliothèque.–Dequoi?–D’êtrelà!EtquandPeterseretourna,Claraétaitdéjàpartie.Allongédanssonlit,PetertempêtaitcontreJenkins.L’imbécileavaitconfondu

unantibiotiqueavecunsomnifère.Onnepouvaitpluscomptersurpersonne!S’ilétaitdéjàonzeheuresenAngleterre,cequirestaitpourluiuneheureprécoce,lesoleiln’étaitpasencorecouchéàBoston.Incapabledetrouverlesommeil,Peterseleva,pritsesdossiersdanssavaliseetlesemportasursonlit.Commeilfaisaitbientropchaudàsongoûtdanslapièce,ilserelevaaussitôtetallarouvrirlafenêtre.Ilinspiraunegrandeboufféed’airfraisetregardaémerveillélarobeargentéedontla lunepresquepleinehabillait lepeuplier.Saisid’undoute, ilenfilaunerobedechambre et redescendit dans le bureau. Après avoir regardé attentivement letableau,ilretournaàlafenêtredesachambre.Labranchemajeures’étendaitbienau-dessusdesatête,àhauteurdelatoiture.Etcommelesarbresgrandissentenhissant leur cime vers le ciel, Peter supposa que Vladimir avait dû peindre sontableau depuis les combles. Il se promit d’en parler dès le lendemain à Clara.L’impatiencesefaisaitcomplicedesoninsomnie,aussiquandilentenditlesmarchescraquer sous les pas de son hôtesse, il entrebâilla la porte de sa chambre etl’appeladansl’escalier.

–J’allaischercherdel’eau,vousenvoulez?demandaClaradepuisl’escalier.– Jen’enbois jamais,çame fait rouiller ! réponditPeterenavançantsur le

palier.IlrejoignitClaraetluidemandadelesuivredanslebureau.

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–Jeconnaiscetableauparcœur!dit-elle.–Jen’endoutepas,maissuivez-moiquandmême,insistaPeter.Aprèsuncourtpassagedanslacuisine,PeterguidaClarajusqu’àlafenêtrede

sachambre.– Voilà, constatez par vous-même ! Je vous garantis que Vladimir travaillait

depuisl’étagesupérieur!–C’estimpossible,ilétaittrèsaffaibliàlafindesavie,etildevaitrassembler

toutessesforcespoursetenirdevantlatoile.Ilestdéjàpérilleuxpourquelqu’unde vaillant d’emprunter les marches qui conduisent vers les combles. Aucunepersonnedanssonétatneseseraitaventuréelà-haut.

–Périlleuxoupas,jevousdisquecettefenêtren’estpascellequejevoisdansletableau,icielleestbeaucoupplusgrande,laperspectiven’estpaslamêmeetlabrancheprincipalerègneàlahauteurdutoit,pasàcelledemachambre!

ClarafitremarqueràPeterqu’enunsiècleetdemilepeuplieravaitpousséetquel’imaginationfaitaussipartiedesdonsd’unpeintre.Surcesderniersmots,elleseretiradanssesappartements.

Peter se recoucha de mauvaise humeur. Au milieu de la nuit, il ralluma salumière et retourna à la fenêtre.SiVladimir avait été capablede reproduiredemanièresiexpertelesrefletsdelapleinelunesurl’arbretelsqu’illesvoyaitdepuissafenêtre,pourquoiseserait-ilembarrasséàendéplacerletronc?

Ilusadurestedesoninsomniepourtenterdetrouveruneréponse.Àl’aube,ilétaittoujoursassissursonlit,etrelisaitencoreledossierdelaprestigieuseventequ’ilnedésespéraitpastoutàfaitdetenirdansdeuxsemaines.Dorothyarrivaà6h30etPeterdescenditaussitôtprendreuncafédanslacuisine.

– Il fait un froid de loup ici, dit Peter en se frottant les mains près de lacheminéedelacuisine.

–C’est une vieille demeure, réponditDorothy en lui dressant un couvert depetitdéjeunersurlagrandetableenbois.

–Voustravaillezicidepuislongtemps,Dorothy?–J’avaisseizeansquandjesuisentréeauservicedeMadame.–Madamequi?demandaPeterenremplissantsonbol.–Lagrand-mèredeMademoiselle.–Ellevivaitlà?–Non,Madamenevenaitjamaisici,j’habitaisseule.–Etvousn’aviezpaspeurdesfantômes,Dorothy?ditPeterenlataquinant.–Àl’imagedeshumains,monsieur,ilssont,selonleursmanières,debonneou

mauvaisecompagnie.Peterhochadelatêteenbeurrantsatartine.–Lemanoirabeaucoupchangédepuiscetteépoque?

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–Nousn’avionspasletéléphone,c’estàpeuprèstout.Mademoiselleamodifiéladécorationdequelquespièces.

Dorothys’excusa,elleavaitdutravail,ellelaissaPeterfinirsonpetitdéjeuner.Il feuilleta le journal, rangea son bol dans l’évier, et décida d’aller chercher sesdossiersdanssachambre.La journées’annonçaitbelle, il travailleraitdehorsenattendantqueClaradescende.Enremontantdanssachambre,Peters’arrêtaaumilieude l’escalierdevantunegravureencadréequi représentait lemanoir.Elleétait datée de 1879. Il se pencha pour l’étudier. Perplexe, il redescendit lesmarches,sortitettraversalacour.Ils’arrêtaaupieddugrandpeuplieretregardaattentivement la toiture de la maison. Puis il rebroussa chemin, retourna dansl’escalieretdécrochal’estampequ’ilemportasoussonbras.

–Clara,Clara,venezvoir!Peterhurlaitaubeaumilieudelacour.Dorothysortitencolèredelacuisine.–Mademoiselleserepose,monsieur,faitesmoinsdebruit,jevousenprie!–Allezlaréveiller!Dites-luiquec’estimportant!–Pourrais-jesavoircequeMonsieuratrouvéd’importantaumilieudelacour

qui justifie que je réveilleMademoiselle qui a bien besoin de sommeil après lesterriblesnuitsqu’elleapasséesparlafautedel’amideMonsieur?

–Vousavezréussiàdiretoutçasansreprendrevotrerespiration,Dorothy?Vousm’impressionnez !Dépêchez-vous,ou jevais lacherchermoi-mêmedanssachambre.

Dorothy partit en levant les bras au ciel, murmurant que ces Américainsn’avaientdécidémentpasdemanières!Clara,enrobedechambre,rejoignitPeterqui faisait lescentpasautourde l’arbre.Elle jetaunœilà lagravurequ’ilavaitposéeaupieddutronc.

–Ellen’étaitpasaccrochéelàhiersij’aibonnemémoire?dit-elleensaluantPeter.

PetersebaissaetprésentalecadreàClara.–Regardez!–C’estlemanoir,Peter!–Combien comptez-vous de lucarnes dans la toiture ? demanda-t-il d’un ton

exaspéré.–Six,réponditClara.Illapritparl’épauleetluifitexécuterundemi-tour.–Etmaintenant,combienencomptez-vous?–Cinq,murmuraClara.Peterlapritparlebrasetl’entraînaàl’intérieurdelamaison.Ilsgravirentles

marches quatre à quatre et Dorothy, qui n’aimait guère la tenue que portaitMlleClaraencompagniedePeter,sortitdesacuisinepourlessuivrejusquesouslescombles.

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*

Jonathangriffonnaunmot.IlinformaitAnnaqu’ilpassaitlajournéeaumuséeet dînerait avec le conservateur. Il serait de retour vers dix heures ce soir. Ilhaïssaitdedevoirl’informerdesonemploidutemps.Ilarrachalafeuilleaubloc-notesetlaconfiaàlacoccinelleaimantéesurlaporteduréfrigérateur.Puisilsortitetremontaletrottoirsursadroite.Ils’installaauvolantdesavoitureetattenditpatiemment.

Uneheureplustard,Annaquittait lamaison,elle tournasursagauche.Dèsqu’elleeutdémarré,ellepritladirectiondunord,traversantleHarvardBridgeetpoursuivant sa route jusqu’à Cambridge. Jonathan se gara à l’entrée de Gardenstreetetnelaperditpasdesyeuxquandellegrimpalestroismarchesdel’élégantimmeuble. Dès qu’elle disparut à l’intérieur, il sortit de son véhicule etmarchaijusqu’àlaportevitrée.Danslehall,lepetitcadranrougeau-dessusdesportesdel’ascenseur indiquait que la cabine s’était immobilisée au treizième étage. Ilrebroussachemin.Annaréapparutdeuxheuresplustard.JonathansecouchasurlesiègepassagerquandlaSaabpassaàsahauteurendescendantlarue.Dèsqu’Annaeut franchi le carrefour, il] retourna d’un pas décidé vers le 27 Garden street,hésitauninstantdevantlesboutons13Aou13Bdel’interphoneetdécidadesonnerauxdeux.Lagâcheélectriquegrésillaaussitôt.

Laporteauboutducouloirétaitentrebâillée.Jonathanlarepoussalentement,etunevoixqu’ilidentifiasur-le-champdit:

–Tuasoubliéquelquechose,machérie?En le voyant dans son entrée, la femme aux cheveux blancs eut un léger

sursautqu’ellecontrôlaparfaitement.–MadameWalton?ditfroidementJonathan.

*

Mainssurleshanches,DorothysetenaitdroitecommeunbâtonaumilieudelagrandepiècesouslescomblesettenaittêteàClara.

–Dorothy,jurez-moisurl’honneurquemagrand-mèren’apasfaitmodifierlatoituredecettemaison!

Peterlaregardaitattentivement.Ilsoulevalamassequ’ilétaitallérécupérerdanslagrangeetfrappasurlemurdufond.Lapiècetrembla.

–Jenejureraipas!répondit-ellefurieuse.–Pourquoinem’enavez-vousjamaisparlé?demandaClara.Peter redonna un coup de massue et une première fissure vint lézarder la

paroi.

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–Nousn’avonsjamaiseul’occasiond’abordercesujet.–Jevousenprie,Dorothy!Notrearchitecte,M.Gœsfield,s’étonnaitquela

mairienous refuse l’autorisationde réaménager lescombles, il a répétémaintesfoisqu’ilétaitconvaincuqu’ilyavaitdéjàeudestravauxdanscettepièce.

ClarasursautaquandPeterfrappaànouveaulemur.–Vous souteniez enmaprésenceque lemanoir était tel qu’il avait toujours

été ! Je m’en souviens comme si c’était hier, d’ailleurs vous étiez odieuse avecM.Gœsfield.

Lapiècevibraànouveau,unenuéedepoussièreruisseladelatoiture.ClaralevalatêteetentraînaDorothyunpeuplusloinverslafenêtre.

– Votre grand-mère m’avait fait promettre ! C’est elle qui a fait classer lemanoir.

–Pourquoi?demandaPeterdufonddelapièce.Ilrepoussadupiedleséclatsdeplâtrequi jonchaient lesol.Labriquenoire

était maintenant à nu sur une grande surface du mur. Ses épaules le faisaientsouffrir.Ilinspiraàfondetfrappaànouveau.

–Jen’ensaisrien,grommelaDorothyàClara,votregrand-mèredécidaitdetoutmaisc’étaitunefemmejuste.Elledisaitquevousseriezunegrandebiologisteetvousn’enavezfaitqu’àvotretête…

–Ellevoulaitquejesoischimiste!Etellevoulaitaussiquejevendecemanoir,vousensouvenez-vous?l’interrompitClara.

–Oui,bougonnaDorothyquiétaitsiattachéeàceslieux.Les parpaings commençaient à se dissocier. Peter gratta les joints avec le

manchedesonoutil.Laparoicommençaàsecourbersousl’effetducoupsuivant.–Pourquoia-t-ellefaitdisparaîtrecettefenêtredanslatoiture,Dorothy?Dorothy regarda fixement Clara, hésitant à répondre. Devant l’instance de

Mademoiselle,ellecéda.–Parcequ’ilestarrivémalheuràsafillequandelleaussiavoulucreuserdans

cemur.DitesàMonsieurd’arrêter,jevousenprie!–Voussavezcequiestarrivéàmamère?demandaClarafébrile.Peter réussità retirerunepremièrebrique, ilpassa lamaindans le trouet

étenditlebras.L’espacederrièrelacloisonsemblaitprofond.Ilrepritlamasseetredoublad’énergie.

–Votregrand-mèrem’avaitembauchéeauvillage,ellevenaitderacheter lemanoir.Lescauchemarsdesafilleontcommencéaucoursdespremièresvacancesqu’ellesontpasséestouteslesdeuxici.

Peter déposa un second parpaing, l’espace était suffisant pour qu’il puissepassersonvisagedansl’orifice.Del’autrecôtédumur,ilfaisaitnuitnoire.

–Quelgenredecauchemars?demandaClara.

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–Ellehurlaitdeschosesterriblesdanssonsommeil.–Vousvoussouvenezdecequ’elledisait?–J’auraisbienvoulupouvoiroublier !C’était incompréhensible,ellerépétait

sanscesse:«Ilvavenir.»Lesmédicamentsdumédecinétaientimpuissantsàlacalmer etMadame désespérait de voir son enfant dans cet état. Quand elle nepassaitpassajournéeàfouillerchaquerecoindumanoir,safilles’asseyaitsouslesbranchesdupeuplier.Jelaprenaisdansmesbraspourl’apaiseretellemeconfiaitqu’elleparlaitdanssesrêvesavecunhommequ’elleconnaissaitdepuistoujours.Jenecomprenaisrien,elledisaitqu’ils’appelaitJonasmaintenant,qu’ilss’étaientdéjàaimésavant.Ilnetarderaitpasàvenirlachercher,ilsavaitdésormaiscommentlaretrouver.Etpuis,ilyaeucetteterriblesemaine,oùsonchagrinl’aemportée.

–Quelchagrin?–Ellenel’entendaitplus,elledisaitqu’ilétaitmort,qu’onl’avaittué.Ellen’a

plusvoulus’alimenter,sesforcesl’onttrèsviteabandonnée.Nousavonsdispersésescendresaupieddugrandarbre.Madameafaitreboucherlemuretdisparaîtrela fenêtredans la toiture. Jevousensupplie,ditesàM.Gwelderenonceravantqu’ilnesoittroptard.

Peterenétaitauvingtièmecoupdemassue,etsesbrasluifaisaientunmaldechien. Il réussit enfin à se faufiler par l’ouverture et passade l’autre côtéde laparoi.

–C’étaitmonpère,ceJonas?repritClara.– Oh non ! mademoiselle, Dieu vous en garde. Votre grand-mère vous a

adoptéebienplustard.Claras’adossaauchambranledelafenêtre.Elleregardalacourencontrebas

et retint sa respiration.La tristessequi luimontaitauxyeux lui interdisaitdeseretourneretdefairefaceàDorothy.

–Vousmentez!Jen’aijamaisétéadoptée,dit-elleenretenantunsanglot.– Votre grand-mère était une femme de bien ! Elle visitait de nombreux

orphelinats dans la région. Elle vous a aimée dès qu’elle vous a vue, elle disaitqu’ellevoyaitsafilledansvosyeux,qu’elles’étaitréincarnéeenvous.Cesontdeshistoiresqu’elles’inventaitpourcalmersadouleur,Madamen’étaitplus lamêmeaprès le décès. Elle interdisait que vous approchiez du manoir. Elle-même n’yentraitjamais.QuandellevenaitdeLondresmeremettremonsalaireetl’argentdel’entretien,jedevaisl’attendreàlagrille.Jepleuraischaquefoisquejelavoyais.

Peter toussait à cause de la poussière. Il attendit immobile que ses yeuxs’accoutumentàlapénombre.

–Comments’appelaitlafilledemagrand-mère?LesyeuxdeDorothyBlaxtons’emplirentàleurtourdelarmes.Ellepritdans

ses bras la jeune femme qu’elle aimait tant et dit à son oreille d’une voixtremblante:

–Commevous,mademoiselle,elles’appelaitClara.

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–Vousdevriezvenirvoircequejeviensdetrouver!criaPeterdel’autrecôtédumur.

*Jonathanentradanslesalondel’appartementbourgeois.–Qu’est-cequevousfaitesici?demandafroidementMmeWalton.– Je reviens de Yale et c’est moi qui vais poser les questions aujourd’hui,

réponditsèchementJonathan.QuefaisaitAnnachezvous,madameWalton?Lafemmeauxcheveuxblancsleregardafixement.Ilsentituneexpressionde

compassiondanssonregard.–Ilyatellementdechosesquivouséchappent,monpauvreJonathan.–Maispourquivousprenez-vous?dit-ilens’emportant.–Pourvotrebelle-mère!Cequiseravraidansquelquesjours.Jonathanladévisagealonguement,cherchantquelleétaitlapartdevéritédans

sespropos.–Lesparentsd’Annasontmorts!–Celafaisaitpartiedenotreplandevouslefairecroire.–Maisquelplan?–Votrerencontreavecmafille,depuislejourdesapremièreexposition,que

j’avaisorganiséeàgrandsfrais,jusqu’àvotremariage.Toutétaitprévu,ycompriscette liaison aussi pathétique qu’inevitable avec Clara, c’est ainsi qu’elle seprénommeànouveau,n’est-cepas?

–C’estvousquinousavezfaitsuivreenEurope?–Moi ouquelques amis, quelle est la différence, puisque le résultat est là !

MescontactsvousontétébienutilesauLouvre,n’est-cepas?–Maisqu’est-cequevouscherchez?criaJonathan.–Àmevenger!Àrendrejusticeàmafille,hurlaAliceWalton.Elle alluma une cigarette. En dépit du calme apparent qu’elle affichait à

nouveau,lamainornéedelabagueaudiamantfrottaitnerveusementleplaidquirecouvraitlecanapéoùelleavaitprisplace.Ellepoursuivit.

–Maintenant que les dés sont jetés et que votre sort est scellé, laissez-moiterminerpourvouslatristehistoiredeSirEdwardLangton,quifutmonmari.

–Votremari?MaisLangtonestmortdepuisplusd’unsiècle!– Les cauchemars ne pouvaient pas tout vous révéler, soupira Alice. Sir

Edward avait deux filles. C’était un homme généreux, bien trop généreux. Noncontentd’avoirdévouésontalentetsafortunedemarchandàsonpeintreRadskin,ilentretenaitunepassionpoursafilleaînée.Rienn’étaittropbeaupourelleetsi

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voussaviezcommesacadettesouffraitde ladésaffectiondesonpère !Mais leshommes n’entendent que leurs envies, sans réfléchi aumal qu’ils font. Commentavez-vouspunousfaireça?

–Vousfairequoi?Jenecomprendspasdequoivousparlez!–Safilleaînée, lapréférée,s’étaitentichéed’unjeuneetbrillantexpert, les

deux amoureux ne se quittaient plus, ils étaient tout l’un pour l’autre. Edwardsupportaitmaldevoirsafilleluiéchapper,ilétaitjaloux,commebiendespèresledeviennentpassagèrementquand leurs enfants aspirent à voler de leurspropresailes.Moi, jenerêvaisquedecedépart.J’espéraisqu’Edwardretrouveraitenfinplusd’attentionsàl’égardd’Anna.AprèslamortdeVladimir,ilnenousrestaitplusgrand espoir de faire face à nos engagements. Seule la vente de son derniertableaupouvaitnoussauverde la faillite.Lasommequenouscomptionsentirerétait conséquente et toutes les autres toiles invendues que mon mari avaitaccumuléesaufildesannéesauraientprisdelavaleur.Cen’étaitquejustice,aprèsqu’EdwardeutentretenuVladimirsilongtempsdansuneopulenceindécenteetceaudétrimentdenotrefortune!

*

Àsontour,ClarasefaufiladansletrouquePeteravaitélargi.Derrièrelemurtout trahissait lamisère. Lemobilier sommaire se composait d’un pupitre, d’unechaiseàl’assiserudimentaire,d’unpetitlitquiressemblaitàungrabatd’hôpitaldeguerre.Unvieuxpotenfaïencereposaitsurl’unedestroisétagères.Aufonddelapièce, un filet de lumière zénithale frappait le plancher juste au-dessus d’unchevalet.Peters’enfonçadanslapénombre.Illevalatêteetrepéralesplanchesdeboisclouéesauplafond.Ilsemitsurlapointedespiedsetlesarrachauneàune.Unepâleurgrisâtre irradia lechevalet.Peterrepoussa levasistasqu’ilvenaitdelibéreretsehissaàlaforcedesesbras.

Satêteblanchiedepoussièredépassaitparlatoitureenpente.Ilregardaleparcquis’étendaitautourdeluietquandilvitlabranchemajeuredupeuplierquieffleuraitlagouttièreencontrebas,ilsouritetredescenditdanslapièce.

–Clara, jecroisquenousvenonsderetrouver lavraiechambredeVladimirRadskin.C’esticimêmequ’ilapeintLaJeuneFemmeàlaroberouge.

*

AliceWaltonfittournerlabagueautourdesondoigt.Sonmégotfumaitencoredanslecendrier,ellel’écrasanerveusementetallumaaussitôtuneautrecigarette.Laflammedel’allumetteéclairatristementsonvisage.Lasouffranceetlacolèreétaientgravéesdanschacunedesesrides.

–Hélas,lejourdelavente,unexpertmalintentionnéafaitparvenirunelettre

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aucommissairepriseur,ilprétendaitqueletableauétaitunfaux!Celuiquiavaitdénoncélaventeetruinémafamillen’étaitautrequelecompliceéperdud’unefilleaînéequisevengeaitdesonpèrepouravoirinterditsonmariage.Vousconnaissezlasuite,noussommepartispourl’Amérique.Monmaris’estéteintquelquesmoisaprèsnotrearrivée,mortd’avoirétédéshonoré.

Jonathanselevaetsedirigeaverslabaievitré.Riendetoutçanepouvaitêtrevrai.Lamémoireduderniercauchemarqu’ilavaitpartagéavecClara l’obsédait.TournantledosàAlice,ildodelinaitdelatêteensignederefus.

–Ne faites pas l’innocent, Jonathan ! Vous ave été saisi par les rêves, vousaussi.Jenevousaijamaispardonnéàtouslesdeux.Lahaineestunsentimentquipeut entretenir longtemps la force vive de nos âmes. Je n’ai eu de cesse de lacultiver pour revivre. À chaque époque, j’ai su vous retrouver et contrarier vosdeuxdestins.CommejemesuisamuséequandvousétiezmonétudiantàYale.Vousétieztouslesdeuxsiprèsdubut.Danscettevie-là,vousvousfaisiezappelerJonas,vousétiezvenuétudieràBostonetvousvouliezaméricaniservotreprénom,maispeu importe, vous ne pouvez pas vous souvenir de tout ça. Vous étiez près deretrouverClara,vousaviezvudansvosrêvesqu’elleétaitàLondres,maisj’aipuvoussépareràtemps.

–Vousêtescomplètementfolle!Jonathaneutune irrésistibleenviedequitterces lieuxqui l’étouffaient. Ilse

dirigea vers laporte. La femmeaux cheveuxblancs le retint brutalementpar lebras.

–Lesgrandsinventeursonttousunpointencommun,ilssaventsedétacherdumondequilesentoure,pourimaginer.J’airéussiàrendrefolleCoralieO’Malley,etj’ysuispresquearrivéeavecClaralejouroùj’aiempoisonnéJonas.Jevousl’aiditlorsdenotrepremièrerencontreàMiami.Aimer,haïr,c’estcréersavieaulieudela contempler. Le sentiment nemeurt pas toujours, Jonathan. Il vous a réunis àchaquefois.

Jonathanlatoisafroidement,ilpritsamainetladétachadesonbras.–Qu’est-cequevouscherchez,madameWalton?–ÀépuiservosâmesetvousséparerdeClaraàjamais.C’estpourcelaqu’il

fallaitque jevous laissed’abordvousretrouver. Jetoucheàmonbut.Sivousnepouvez vivre cet amour, cette vie sera votredernièreà tous lesdeux.Vosâmesn’ontpresqueplusdeforce.Ellesnesurvivrontpasàunenouvelleséparation.

–Alorsc’étaitdonccela?ditJonathanenselevant.Vousvoulezvousvengerdequelquechosequevousauriezvécuilyaplusd’unsiècle?Etadmettonsquejesuive votre logique, vous sacrifieriez l’unede vos filles à ce désir inassouvi ?Etvousprétendezquevousn’êtespasfolle?

Jonathansortitde l’appartementsansseretourner.Quandil franchit leseuildelaporte,AliceWaltonhurladanssondos.

–Claran’étaitpasmafille,seuleAnnal’était!Etquevouslevouliezoùnon,c’estàellequevousserezmariédansquelquesjours.

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*

–Lemoinsquel’onpuissedire,c’estqueRadskinn’apasdûruinerSirEdwardennotesdefrais!

Petertoussota.L’airdelachambreétaitâcre,légèrementimprégnéd’ail.–Ilvivaitdanscecagibi?demandaClaraconsternée.– Voilà au moins une chose qui me semble incontestable ! ajouta Peter en

déposantunnouveauparpaingausol.Enuneheure,ilavaitpratiquéuneouverturesuffisammentraisonnabledansle

murpourquelalumièredescombleséclairelapièce.Peterdésignalessoupentesdumanoir.

–L’universclosdeVladimirprenaitplusl’apparenced’unecelluledeprisonqued’unechambred’hôte.

Peter, intrigué,regardait lesol, lacouleurduboisdifféraitdecelledurestedescombles.

–Évidemment,cettepartiedeplanchern’aijamaisétérefaite!–Évidemment!repritClara.Petercontinuad’examinerlapièce,ilsebaissapourregardersouslelit.–Qu’est-cequevouscherchez?demandaClara.–Sapalette,sespinceaux,desfiolesdepigments,unindice.–Jenevoisriendanscettepièce,commesiquelqu’unavaitvouluôtertoute

tracedesavieici.Ilgrimpasurlelitetpassalamainsurlesétagères.–J’aitrouvéquelquechose,s’exclamaPeter.IlsautasursespiedsettenditunpetitcarnetnoiràClara.Ellesoufflasurla

couverture, unnuagedepoussière s’élevadans l’air. Peter lui ôta impatiemmentl’objetdesmains.

–Jevaisl’ouvrir,moi!–Doucement!ditClaraeninterrompantsongeste.–Jesuiscommissaire-priseuret,aussiétrangequecelapuissevousparaître,

j’aiunecertainehabitudedemanipulercequiestancien.Claraluirepritlecahierdesmainsettournadélicatementlapremièrepage.–Qu’est-cequ’ilcontient?suppliaPeter.–Jen’ensaisrien,çaressembleàunjournal,maisl’écritureestencyrillique.–Enrusse?–C’estlamêmechose!

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–Jesaisbienquec’estlamêmechose,bougonnaPeter.–Attendez,ditClara,ilyaaussitouteunesériedesymboleschimiques.– Vous en êtes certaine ? demanda Peter dont le ton de la voix trahissait

l’excitation.–Oui!réponditClaraagacée.

*

Assisderrièresonbureau,FrançoisHébrardterminaitsajournéeenrelisantle rapport que Sylvie Leroy lui avait apporté. Depuis la visite de Jonathan, leschercheursduLouvreavaientcontinuédetenterdepercerlesmystèresdupigmentrouge.

–VousavezréussiàjoindreM.Gardner?demandalechefdudépartement.–Non,lamessageriedesonportableestsaturée,onnepeutmêmepluslaisser

demessages,etilnerépondpasàsese-mails.–Quanddoitavoirlieucettevente?demandaHébrard.–Le21,c’est-à-diredansquatrejours.–Aveclemalquenousnoussommesdonné,ilfautabsolumentqu’ilsoitmisau

courant.Faitescommebonvoussemble,maistrouvez-le!Sylvie Leroy sortit du bureau et retourna vers son atelier. Elle connaissait

quelqu’unquipourraitluidirecommentjoindreJonathanGardner,maisellen’avaitaucuneenviedel’appeler.Ellepritsasacocheetéteignitlalumièreau-dessusdesatabledetravail.Danslescouloirs,ellecroisaplusieurscollèguesmaiselleétaitsicontrariéequ’ellenelesentenditmêmepaslasaluer.Ellepassadevantlaguéritedupostedesécuritéetinsérasonbadgedanslelecteur.Lagrandeportecoulissaaussitôt.SylvieLeroyremontal’escalierextérieur.Lecielétaitflamboyant,etl’airsentaitdéjàl’été.ElletraversalacourduLouvre,s’assitsurunbancetprofitadelabeautédupaysagequi l’entourait.LapyramidedePei renvoyait lesrougesdusoleilcouchantjusquesouslesarcadesdelagalerieRichelieu.Elleregardalafiledesvisiteursquis’allongeaitenunlongrubansurl’esplanade.Travaillerdansceslieux empreints de féerie était un rêve dont elle ne se réveillerait jamais. Ellesoupiraenhaussantlesépaulesetcomposaunnumérosursontéléphoneportable.

*

Dorothyavaitdressélecouvertsurlapetitetabledelaterrasse.Ilsdînèrenttôt,ilsrentreraientàLondresaupetitmatin.L’équipedelaDelahayeMovingdevaitseprésenteràlagalerieendébutdematinéepourpréparerLaJeuneFemmeàlaroberouge à son voyage. Clara et Peter prendraient place à bord d’un fourgonsécuriséquilesconduirait,sousbonneescorte,àl’aéroportd’Heathrow.Lescinq

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tableauxdeVladimirvoyageraientdanslessoutesdu747delaBritishAirwaysquiles emmènerait à Boston. À l’aéroport de Logan, un autre camion blindé lesattendrait.Demain,àLondres,PeterscanneraitlespagesmanuscritesducahierdeVladimir et les enverrait par courrier électronique à un collègue de nationalitérussequiencommenceraitaussitôtlaretranscription.IlresservitunetassedecaféàClara,chacunavaitl’espritailleursetpeudemotss’échangeaientdepuisledébutdurepas.

–Vousluiavezparléaujourd’hui?demandaClara,brisantlesilence.– Il est 7 heures du matin à Boston, Jonathan doit à peine se lever. Je lui

téléphoneraitoutàl’heure,c’estpromis.LeportabledePetervibrasurlatable.–Vouscroyezàlatransmissiondepensée?ditPeter joyeux.Jesuissûrque

c’estlui!–Peter,c’estSylvieLeroyàl’appareil,jepeuxteparler?Peters’excusaauprèsdeClaraets’éloigna.LachargéedemissionduC2RF

commençaaussitôtuncompterendudétailléàPeter.–Nousavonsréussiàdécomposerpartiellement lepigment.Ilestàbasede

cochenillesdepoirier.Nousn’yavionspaspensécard’ordinairec’estuncolorantquiestaussibeauquefugaceetnousnecomprenonstoujourspascommentvotrepeintrearéussiàcequelateintenesedégradepasaufildutemps.Néanmoinslesbasesdedonnéessontformellessurcepoint.NouspensonsquelemystèredecetableaureposedanslevernisqueRadskinyaappliqué.Ilnousest inconnu,maissespropriétés semblentêtre toutà fait remarquables.Si tuveuxmonopinion, iljoue un rôle de filtre, comme un film qui serait par endroits transparent etopacifiantàd’autres.Nousavonsdécouvertdetrèslégèresombressurlesradiosdelatoile,maisellessonttropfinespourqu’ils’agissederepentirs,mêmesitoutlemonde au labo n’est pas d’accord sur ce dernier point.Maintenant accroche-toibien, parce que nous avons fait deux découvertes importantes. Radskin a aussiutilisé du rouge d’Andrinople, je te passe les détails de la formule, elle date duMoyenÂge.Pourobtenirunecouleurviveetstable,onmélangeaitdesgraisses,del’urineetdusangd’animaux.

–Tucroisqu’ilaégorgéunchien?interrompitPeter.J’éviteraideprécisercedétailaucoursdelavente,situn’yvoispasd’inconvénient!

– Tu aurais tort, Vladimir n’a pas fait de mal à une mouche. Je pense queRadskin a composé son rouge avec lesmoyens dont il disposait, et les résultatsADNsontformels,nousavonsretrouvédusanghumaindanssonpigment.

Bien que sous le choc, Peter crut un instant qu’il avait enfin là un moyend’authentifierletableau.Silepeintreavaitutilisésonpropresang,ilauraitsuffidecomparer lesanalysesd’ADN,maissonexcitationpassagèreretombaaussitôt, lecorps de Vladimir était devenu poussière, et il n’existait plus de matière quipermetted’établirunecomparaison.

–Quelleestl’autredécouverteimportante?demandaPetersoucieux.

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–Quelquechosed’étrange,laprésencedeRéalgar,uncolorantinutileetqueVladimirn’auraitjamaisvouluutiliser.

–Pourquoi?demandaPeterperplexe.–Parceque son rouge est dominépar les autres et qu’il contient desdoses

extrêmementtoxiquesdesulfured’arsenic.Peter repensa à l’effluve aillé qu’il avait senti en passant la tête dans

l’ouverturedumur.L’odeurétaitcaractéristiquedecepoison.– Le Réalgar est de la même famille que la mort-aux-rats, si on en inhale,

autantdirequel’onsesuicide.–Tupeuxm’envoyerunecopiedecerapportàmonbureaudeBoston?–Jeteprometsdelefaireenrentrant,maisàunecondition.–Toutcequetuvoudras!–Nem’appelleplusjamais!EtSylvieLeroyraccrochaaunezdePeter.Laluneselevaau-dessusdelalignequedessinaientlescimesdescollines.–Elleserapleinecettenuit,ditPeterenregardantleciel.Claraavaitl’airsitristequ’ilposasamainsursonépaule.–Noustrouveronsunesolution,Clara.–Jecroisquenousdevrionstoutarrêter,dit-ellesongeuse.J’iraipeut-êtreen

prisonletempsqu’ilfaudraetpuisjeleretrouverai.–Vousl’aimezàcepoint-là?demandaPeter.–Plusencore,j’enaibienpeur,ajouta-t-elleenselevant.Claras’excusad’avoirlecœurtroplourd.Il laraccompagnajusqu’àlaporte

delacuisineetretournaà latableprofiterdeladouceurdusoir. IlétaitbientôtminuitsousleméridiendeGreenwich,lalumières’éteignitàlafenêtredeClaraetPeter monta dans sa chambre pour préparer ses affaires. Il fit demi-tour dansl’escalieretsedirigeavers lepetitbureau.Quelques instantsplus tard, ilmontasouslescombles,s’assitsurlavieillechaiseetposadélicatementLaJeuneFemmeàlaroberougesurlechevaletdeVladimirRadskin.

–Tevoilààtaplace,murmuraPeterdanslasolitudedelanuit.–C’estun jolicadeaupourVladimir,noussommes le jouranniversairedesa

mort,soufflaClaradanssondos.–Jenevousaipasentenduearriver,ditPetersansseretourner.–Jesavaisquevousseriezlà.La lunemontait dans le ciel et ses reflets entrèrent par la lucarne du toit.

Soudain,touslesreliefsseparèrentd’unerobedecouleurbleueargent.Lalumièrefrappaletableauetlevernissurlatoilel’absorba.Peuàpeu,souslesyeuxébahisdePeteretClara,unvisageapparutsouslalonguecheveluredeLaJeuneFemmeàlaroberouge.Lalunerondecontinuasalenteascensionetpluselles’élevait,plus

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sesrayonsilluminaientletableau.Àminuit,quandellefutauzénith,lasignaturedeVladimirRadskinsedessinaàl’angledelatoile.PeterbonditdesachaiseetserraClaradanssesbras.

–Regardez!ditClaraenpointantdudoigtlatoile.Lafigureseprécisaitpeuàpeu,lesyeuxd’abord,puislenez,lesjoues,enfinla

bouche, délicate. Peter retint sa respiration, il regarda tour à tour Clara et LaJeuneFemmeàlaroberouge:leurstraitsétaiententoutpointidentiques.Centcinquanteansplustôt,Vladimiravaitachevélaplusbelleœuvredesavie,ils’étaitéteint, assis sur cette chaise aupetitmatin. La lunedéclinait déjà et dèsque lalumière abandonna le vernis, le visage et la signature du peintre s’effacèrent ànouveau de la toile. Clara et Peter se séparèrent après être restés une longuepartiedelanuitdanslachambredupeintre,faceautableau.Ilsseretrouvèrentaux premières lueurs du jour. Après avoir chargé leurs bagages et installé letableaudanslecoffredelavoiture,PetertentadésespérémentdejoindreJonathan.

–Rienàfaire!Ildort.–NousessaieronsàLondres,etpuisencoreàl’aéroport.–Jel’appelleraiducockpits’illefaut,ajoutaPeter.

Ils arrivèrent à la galerie à 9heures.Avantd’ouvrir le rideaude fer,Clararegardauncourtmomentlavitrinedupetitcaféquibrillaitdanslesoleil.Unpeuplus tard dans la matinée, les transporteurs refermèrent le couvercle sur lecoffragequiabritaitLaJeuneFemmeàlaroberouge.

Àmidi, le fourgonde laDelahayequittaAlbermarle street, escorté par unevoituredepolicebanalisée.Claraétaitàl’avantdelacamionnette,Peteravaitprisplaceauprèsdutableau,danslacabinearrière.

–Lesportablesnepassentpas ici,dit leconvoyeuràPeterquis’escrimaitàutilisersontéléphone.Lesparoissontblindéesetignifugées.

– Au prochain feu rouge, je peux descendre deux petites minutes, il fautvraimentquejejoignequelqu’un?

–Jenecroispas,monsieur,réponditlechefd’équipeensouriant.Leconvois’immobilisasurlapiste,aupieddu747.Petersignacinqbonsde

priseencharge.Cesdocuments faisaientde lui, et ce jusqu’à la vente, le tuteurlégal des dernières œuvres de Vladimir. À partir de cette minute, il assumaitl’entière responsabilité des tableaux.Clara et lui se dirigèrent vers l’escalier desecours de la passerelle arrimée au fuselage de l’appareil. Peter leva la tête etregardalasalled’embarquementoùlespassagersduvolattendaient.

–C’estencoremieuxquedevoyageravecdesenfantsenbasâge!–NoustéléphoneronsàJonathanenarrivantàBostonditClara.–Non,nousl’appelleronsdelà-haut,repritPeterendésignantleciel.Ilescaladalesmarches.

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*

Jonathan avait peu dormi. Quand il sortit de la douche, il entendit les pasd’Anna qui montait dans son atelier. Il enfila un peignoir et descendit dans lacuisine. La sonnerie du téléphone grelotta. Il décrocha le combiné mural etreconnutaussitôtlavoixdePeter.

–Maisoùes-tu?demandaJonathan,jetecherchedepuisdeuxjours!–C’estvraimentlemondeàl’envers!Jesuisàdixmillemètresau-dessusde

l’Atlantique.–Tuesdéjàenroutepourtonîledéserte?– Pas encore mon vieux, je t’expliquerai, j’ai une très bonne nouvelle à

t’annoncer,maisjetepassed’abordquelqu’un.Peter tendit le téléphone àClara.Quand Jonathan entendit sa voix, il serra

l’écouteurcontresonoreille.– Jonathan, nous avons la preuve ! Je te raconterai tous les détails dès que

nousarriverons,c’estàpeinecroyable.NousarrivonsàLoganà17heures.– Jevousattendraià l’aéroport,dit Jonathanque toute fatigueavaitsoudain

abandonné.–J’auraisaiméteretrouvertoutdesuite,maisdèsnotrearrivée,nousserons

prisenchargepar lasécurité.Nousdevonsaccompagner les tableaux jusqu’à lasalledescoffresdeChristie’s.J’airéservéunechambreauFourSeasons,retrouve-moiàl’hôtel,jet’attendraidanslehallà20heures.

–Etjeteprometsquejet’emmèneraimarcherlelongdesquaissurlevieuxport.Lesoir,lavueestmagnifique,tuverras.

Claratournalatêteverslehublot.–Tum’asmanqué,Jonathan.Elle rendit le combiné à Peter qui salua son ami et rangea l’appareil sous

l’accoudoirdesonfauteuil.Jonathan raccrocha le téléphone au support mural de la cuisine, et Anna

reposa celui de son atelier sur son enclave. Elle prit son téléphone portable ets’approchadelafenêtrepourappeleraussitôtunnuméroàCambridge.Ellesortitdelamaisonunquartd’heureplustard.

*

L’hôtessedistribuadanslacabinelesformulairesd’immigration.–VousnevouliezpasqueJonathannousrejoignedanslefourgon?demanda

Peter.– J’étais prête à l’attendre dix ans, je vais essayer de résister le temps de

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passerparmachambre.Vousavezvulatêtequej’ai!

*

Grâceàl’escortedepolice,illeurfallutàpeinevingtminutespourrejoindrelaville.Dèsquelederniertableaufutenfermédanslasalledescoffres,Clarasautadansun taxipourgagnersonhôtel.PeterenpritunautrepourallerdéposersavaliseetrécupérersavieilleJaguar.Àsademande,Jenkinsl’avaitfaitconduiredel’aéroportparlevoiturierdelarésidence.

Il appela en chemin le correspondant auquel il avait confié la traduction ducahier de Vladimir. Celui-ci avait passé la nuit et la journée sur lemanuscrit. Ilvenaitdeluitransmettreparcourrierélectroniquelapremièrepartiedutextequ’ilavaitretranscrite.Pourlerestedudocument,quin’étaitcomposéquedeformuleschimiques,ilfaudraitfaireappelàunautregenred’interprète.Peterleremerciasincèrement.Letaxiarrivaitàlarésidence.Iltraversalehallencourant,ettantpis pour le regard de son concierge s’il trépignait d’impatience dans la cabined’ascenseur. Dès qu’il arriva dans son appartement, il alluma son écrand’ordinateuretimprimaaussitôtledocument.

Peter redescendit dix minutes plus tard, il avait à peine eu le temps de sedoucheretd’enfilerunechemisepropre.Jenkinsl’attendaitsurleperron,ildépliasongrandparapluiesigléetprotégeaPeterdelafinepluiequitombaitsurlaville.

–J’ai faitdemandervotreautomobile,déclaraM.Jenkins,en fixant l’horizonbouché

–Fâcheuxtemps,n’est-cepas?ditPeter.Les gros phares ronds du coupé Jaguar XK 140 jaillirent de la bouche du

parking.Peteravançaverssavoiture,ils’arrêtaàmi-chemin,etretournasursespasetserraJenkinsdanssesbras.

–Aufait,vousêtesmarié,Jenkins?–Non,monsieur,jesuiscélibataire,hélas,réponditleconcierge.En route, Peter appela Jonathan et s’approcha dumicro fiché dans le pare-

soleilpourhurler:–Jesaisparfaitementquetueslà!Tun’aspasidéedecequetonfiltragepeut

m’agacer.Quoiquetusoisentraindefaire,ilterestedixminutes,j’arrive!

*

Le coupé se rangea le long du trottoir, Jonathan grimpa à bord et Peterredémarraaussitôt.

–Jeveuxquetumeracontestout,ditJonathan.Peter lui fit le récit de son incroyable découverte de la nuit. Vladimir avait

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appliqué un vernis dont seul le spectre d’une lumière particulière projetée à laverticaledelatoilepouvaitcontrarierleseffets.Reproduirelesconditionsexactesdans lesquelles le phénomène s’observait serait complexe, mais avec l’aided’ordinateursilsfiniraientparyarriver.

–LevisageressemblaitvraimentàceluideClara?demandaJonathan.–Àceniveaudeprécision,crois-moi,c’estbienplustroublantqu’unesimple

ressemblance!Et quand Jonathan s’inquiéta de savoir si Peterpensait vraiment pouvoir lui

fairepartagerunjourcequ’ilavaiteuleprivilègedevoircettenuit-là,sonamilerassura. Les chimistes finiraient bien par décrypter les formules du peintre et,même si cela devrait prendre du temps, la toile retrouverait un jour son étatoriginal.

–Crois-tu que c’est ce qu’il aurait voulu ?Radskin avait bienune raisondecachersasignature.

–Une très bonne raison, affirma Peter. Tiens, voici la transcription de sonjournalintime,celavatepassionner.

Peter prit les documents sur la banquette arrière et les tendit à son ami.L’interprète avait joint à sa traduction les photocopies des feuillets originaux.Jonathan effleura du doigt l’écriture manuscrite de Vladimir et commença lalecture.

Clara,Notrevien’auraguèreétéfaciledepuislamortdetamère.Jemesouviens

de cette fuite où tousdeuxnous traversions àpied lesplainesdeRussie. Je teportaissurmesépaules,ilmesuffisaitdesentirtespetitesmainsaccrochéesdansmes cheveux pour ne jamais abandonner. Je pensais nous sauver en nousconduisantenAngleterre,mais lamisèrenousattendaitpatiemmentàLondres.Quanddanslaruejedessinaislespassants,jet’abandonnaisauxnourricesd’unjour. Pour te garder, ellesmeprenaient le gain des rares esquisses que j’avaisréussi à vendre. J’ai bien cru que Sir Edward serait notre sauveur. Mepardonneras-tuunjourcettenaïvetéquinousauraséparésl’undel’autredèsnospremiersjoursici?Entechoyantcommesaproprefille,ilgagnaitettrahissaitàlafoismaconfiance.Tun’avaisquetroisansquandilm’aarrachéàtoi.J’emporteavecmoileparfumd’enfancedecedernierbaiserquetuasposésurmonfrontilyasilongtemps.Lamaladiem’avaitgagnéetprofitantdemafaiblesse,Langtonm’afaittransporterdansceréduitd’oùjet’écris.Voilàmaintenantsixansquejenesuisplussortidecettecellule;autantdetempssanspouvoirteprendredansmes bras, voir la lumière qui brille dans tes yeux. Tu portes en eux la vie quihabitaitsibientamère.

En échange des peintures que je lui fournis, Langton s’occupe de toi, tenourritett’élève.Lecochermerendsouventvisiteetmedonnedetesnouvelles.

Parfois, ilnousarrivederireensemble, ilmeracontetesexploitsetmedit

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quetuesbienplusdébrouillardequelaproprefilledeLangton.Lesjoursoùtujoues dans la cour, il m’aide à me rendre jusqu’à la petite fenêtre sous lescombles.D’ici,j’entendstavoixettantpissimesosmetiraillentdedouleur,c’estlàmaseule libertédetevoirencoregrandir.L’ombredecevieilhommequetuaperçoissouslatoitureetquitefaitdésormaissipeur,c’estcelledetonvraipère.Quandlecochermequitte,ilsevoûte,portantsursesépauleslefardeaudesonsilenceetdesahonte.Lescouleursducouragel’ontabandonnédepuisquesonchevalestmort.Jeluiavaispeintuntableau,maisLangtonleluiaconfisqué.

Clara, je n’ai plus de forces. Mon ami le cocher est venu me dire uneconversation qu’il a surprise. Le jeu a entraîné Langton dans de grandesdifficultésfinancièresetsonépouseluiafaitvaloirqu’aprèsmamort,mestoilesprendraient de la valeur et les sauveraient de la ruine.Depuis quelques jours,mesentraillesmefontterriblementsouffriretjecrainsbienqu’iln’aitcédéàlatentation du pire. Ma petite fille, si tu n’existais pas, si tes rires au-dehorsn’étaientpasmesplusbeauxéclatsdevie,jet’avoueraisaccueillirlamortcommeunedélivrance.Maisjenepeuxpaspartirl’espritenpaixsansm’assurerd’avoirsuàmamanièretelaisserunsouvenirunique.

C’est là ma dernière peinture, mon chef-d’œuvre puisque c’est toi monenfant, que je peins. Tu n’as que neuf ansmais tu portes déjà aujourd’hui lestraitsdetamère.PourqueLangtonnepuissetedéposséderdecetableau, j’aicachétonvisageetdissimulémasignature,àl’abrid’unvernisdontjesuisseulàconnaîtrelaformule.

Tu vois, toutes ces années d’adolescence à Saint-Pétersbourg où jem’ennuyaistantsurlesbancsdel’écoledechimieaurontfiniparm’êtreutiles.Lejourdetesseizeans,lecocherm’afaitlesermentdeteremettrececahierquejelui confie. Il te conduira chez des amis russes qui en assureront pour toi latraduction.Iltesuffiradefaireexécuterlaformulequej’airetranscritedanslespages qui suivent pour savoir comment ôter ce vernis que j’ai appliqué. Enrévélantlatoileetavecl’aidedececahiertupourrasprouverquecetableauestàtoi.C’estmonuniquehéritage,mapetite fille,maisc’estceluid’unpèrequi, siprèsetsiloindetoiàlafois,n’ajamaiscessédet’aimer.Onditquelesentimentsincèrenemeurtpas,jecontinueraidet’aimerbienaprèsmamort.

J’auraisvoulutevoirgrandir,tevoirdevenirfemme.Sijen’avaisdroitqu’àun seul espoir,ma seule ambition de père serait que la vie te permette d’allerjusqu’auboutdetesrêves.Accomplis-lesClara,n’aiejamaispeurd’aimer.Moi,jet’aimecommej’aiaimétamèreetl’aimeraijusqu’àmonderniersouffle.

Cetableauesttien,àtoi,maClara,mafille.

VladimirRadskin,18juin1867.

Jonathanreplialesfeuillets.Ilneputdirelemoindremotàsonami.

*

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Clarasortitdubainetentourasatailled’uneserviette.Elleregardasatête

danslemiroirau-dessusdesvasquesetgrimaça.Savaliseétaitouvertesurlelitetsesaffairesdisperséesjusquesurlecanapé.Toutcequiressemblaitdeprèsoudeloinàunerobesebalançaitàdescintressuspendusà l’abat-jourde la lampeenpied,àlatêtedelabuseanti-incendieetàchaquepoignéedeplacard.Prèsdelafenêtre,d’autresvêtementsreposaientenbouleaupieddugrosfauteuil.Le jeanavait encore toutes ses chances, à condition que la chemise d’homme qu’elleessayaitveuillebiendescendresuffisammentsurseshanches.

Elleabandonnasachambreaudésordre.Ellerefermalaporteetaccrochaàlapoignée lepetitpanneau«Nepasdéranger».L’ascenseurs’ouvritsur lehall,Clararegardasamontre,ilétaithuitheuresmoinsdix.EnattendantJonathan,elleeutenvied’allersedésaltérer.Unverredevinl’apaiserait.Elleentradanslebardel’hôtelets’installaaucomptoir.

LavieilleJaguarremontaitvers lecentredelaville.Quandilsarrivèrentaupieddel’hôteloùClaraétaitdescendue,JonathansetournaversPeter.

–Ellealucedocument?–Non,pasencore,latraductionestarrivéechezmoi,justeavantquejevienne

techercher.–Peter,ilfautquejetedemandequelquechose.–JesaisJonathan,nousallonsretirerletableaudelavente.Jonathanposaunemain complice sur l’épaulede sonmeilleur ami.Quand il

descenditdelavoiture,Peterouvritlafenêtreetluicria:–Tuviendrasquandmêmemevoirsurmonîledéserte?Jonathanluifitunsignedelamain.

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11.Quand Jonathan entra dans le Four Seasons, son cœur tambourinait

d’impatience. Il cherchaClara et s’approchade l’accueil. Le conciergeappela lachambremaispersonnenerépondait.Unattroupements’étaitforméàl’entréedubar.Jonathansupposaquelaretransmissiond’unmatchdebaseballdevaitattirerplusdemondequel’endroitnepouvaitencontenir.Puis,ilentenditunesirènedanssondos.Uneambulances’approchait.Ilavançaverslafouleetsefrayaunchemin.Clara était allongée, inerte au pied du comptoir, le barman l’éventait avec uneserviette.

–Jenesaispascequ’ellea!répétait-ilpaniqué.Clara avait bu un verre de vin et, quelques minutes plus tard, elle s’était

effondrée.Jonathans’agenouillaetpritlamaindeClaradanslasienne.Salonguechevelureétaitrépanduedechaquecôtédesonvisage.Elleavaitlesyeuxclos,leteint pâle, un filet de sang rouge fuyait de sa bouche. Le vin qui s’épanchait duverre brisé se mélangeait au sang de Clara, dessinant sur le sol en marbre unruisseaucarmin.

Lesurgentistesarrivèrentdevant lesportesde l’hôtel, traînantderrièreeuxunecivièredanslehall.Unefemmeauxcheveuxblancs,quisortaitdederrièreunecolonne,leurcédacivilementlepassage.

Jonathan prit place à bord de l’ambulance. Les gyrophares du fourgon seréfléchissaient dans les vitrines des rues étroites. Le chauffeur espérait qu’ilsseraient à l’hôpital dans dix minutes à peine. Clara n’avait toujours pas reprisconnaissance.

–Latensionbaisse,ditl’undessecouristes.Jonathansepenchasurelle.–Jet’ensupplie,nemefaispasça,murmura-t-ilenlaserrantdanssesbras.LemédecinlerepoussapourimplanteruneperfusiondanslebrasdeClara.La

solution saline pénétra la veine, elle remonta vers le cœur qui s’accéléra ànouveau. Le niveau du tensiomètre grimpait de quelques degrés. Satisfait, leréanimateurposasurl’épauledeJonathanunemainquisevoulaitrassurante.Àcemoment, il ignorait que le liquide entraînait dans son sillage des milliers demolécules étrangères qui ne tarderaient pas à s’attaquer aux cellules du corpsqu’ellesvenaientd’envahir.JonathancaressaitlevisagedeClara;quandsondoigtpassasursajoue,ellesemblaluisourire.Dèsquelevéhicules’immobilisadanslesasdesurgences, lesbrancardiersposèrentClarasurun lit roulant.Unecoursefolle s’engagea dans les couloirs. Les néons qui défilaient au-dessus de sa têtefaisaientcillersespaupièrescloses.Jonathanluitintlamainjusqu’àlaportedelasalle d’examens. Peter qu’il avait appelé à son secours l’avait immédiatementrejoint, ilavaitprisplacesur l’unedesbanquettesdésertesquibordaient le longcorridoroùJonathanfaisaitlescentpas.

–Net’inquiètepascommeça,ditPeter,c’estjusteunpetitmalaise.Lafatigue

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duvoyage,lesémotionsdecesderniersjours,celledeteretrouver.Tuauraisdûlavoir quand nous sommes arrivés à l’aéroport. Si je ne l’avais pas retenue, elleauraitouvertelle-mêmelaportedelacabine,l’avionn’étaitpasencoreàl’arrêt!Ah,tuvois,tuasencoresouri!Tudevraismefréquenterplussouvent,iln’yaquemoiquiarriveàtedétendre.J’aicruqu’elleallaitarrachersonpasseportdesmainsdudouanierquandilluiademandéquelleétaitladuréedesonséjour.

Mais Jonathan,quiarpentait lecouloir,devinait l’inquiétudedesonamidanssesexcèsdemots.Deuxheuresplustard,unmédecinseprésentadevanteux.

LePrAlfredMoore,quePeteravaitfaitappeler,necomprenaitpaslecasquiluiétaitsoumis.Lescomptesrendusd’examensqu’il lisaitdéfiaienttoutelogique.L’organisme de Clara s’était soudainement mis à fabriquer une véritable arméed’anticorpsquis’attaquaientauxcellulesdesonpropresang.Lavitesseàlaquellelesglobulesblancsdétruisaient lesrougesétait impressionnante.Àcerythme-là,lesparoisdesonsystèmesanguinnetarderaientpasàsedéliter.

–Combiendetempsavons-nouspourlasauver?demandaJonathan.Mooreétaitpessimiste.Quelqueshémorragiessous-cutanéesavaientdéjàfait

leur apparition, les organes internes ne tarderaient pas à saigner à leur tour.Demainauplustard,lesveinesetlesartèrescommenceraientàsedéchireruneàune.

–Maisilyabienuntraitement?Ilyenatoujoursun!NoussommesauXXIesièclenomdeDieu,lamédecinen’estplusimpuissante!s’emportaPeter.

Mooreleregardadésolé.–Reveneznous voir d’ici deuxou trois siècles, vous aurez sûrement raison.

Monsieur Gwel, pour pouvoir soigner cette jeune femme, il faudrait que nousconnaissionsl’originedesonmal.Laseulechosequejepuissefairepourl’instantc’est de la perfuser avec des coagulants et tenter de retarder l’échéance, maishélasguèreplusdevingt-quatreheures.

Moores’excusasincèrementettournalestalons.Jonathanlerattrapadanslecouloir. Il lui demanda s’il y avait une infime possibilité que Clara ait étéempoisonnée.

–Voussuspectezquelqu’un?demandaMoorecirconspect.–Répondezàmaquestion,insistaJonathan.–Lesrecherchesdetoxinesn’ontriendonné.Jepeuxlesfaireapprofondirsi

vousavezdebonnesraisonsdecroireàcettehypothèse.LePrMooreétaitdubitatif. Ilexpliquaà Jonathanquesipoison ilyavait, il

altérait les globules blancs de Clara afin que ces derniers considèrent lesplaquettesetlesglobulesrougesdesonpropresangcommedescorpsétrangers.

– Ce n’est que dans ce cas que les défenses naturelles de son organismeentameraientleprocessusd’autodestructionauquelnousassistons,conclut-il.

–Maiscelaesttechniquementenvisageable?demandaJonathan.– Disons que ce n’est pas totalement impossible, nous serions alors en

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présenced’unetoxinefabriquéesurmesure.Pourmettreaupointuntelproduit,ilserait nécessaire de connaître au préalable la formule sanguine précise de lavictime.

–Etpeut-onlaverouchangersonsang?demandaJonathansuppliant.LeprofesseurMooresourittristement.–Ilfaudraitquenousdisposionsd’unequantitébientropimportante…Jonathanl’interrompitetluiproposaaussitôtdedonnerlesien,ilajoutaqu’il

étaitApositif.– Elle est de rhésus négatif et d’un autre groupe, si l’un de vous deux

transfusaitsonsangàl’autre,illetueraitsur-le-champ.Mooreajoutaqu’ilcompatissaitsincèrement,maiscequeproposaitJonathan

était irréalisable. Il promit de contacter le laboratoire de sérologie pourapprofondirlarecherched’uneéventuelletoxine.

–Pournerienvouscacher,ajoutaMoore,ceseraitnotreseulespoir,certainspoisonsontunantidote.

Sansoser ledire, lemédecinsepréparaitaupire, letempsne jouaitpasenleurfaveur.JonathanleremerciaetcourutrejoindrePeter.Il lesuppliadeneluiposeraucunequestionetde rester enpermanenceauprèsdeClara. Il serait deretourdansquelquesheures.Sisonétats’aggravaitsensiblementPeterlejoindraitsursonportable.

IlempruntalepontetbrûlatouslesfeuxsurCamdenAvenue.Ilabandonnasavoiture le long du trottoir et se précipita vers le n° 27. Un homme sortait del’immeubleencompagniedesonchien,Jonathanenprofitapours’engouffrerdansle hall et entra dans la cabine d’ascenseur. Il tambourina à la porte au fond ducouloir.QuandAliceluiouvrit,illasaisitàlagorgeetlarepoussaaufonddusalon.LafemmeauxcheveuxblancstrébuchasurunguéridonetentraînaJonathandanssachute.Elleeutbeausedébattredetoutessesforces,ellenepouvaitrésisteràl’emprisedeJonathanquil’étouffaitdesesdeuxmains.Ellecherchadel’airenvainet un voile rouge vint obscurcir son champ de vision. Sentant qu’elle perdaitconnaissance,elleeutàpeinelaforcedemurmurerqu’elledisposaitd’unantidote.L’étreinteserelâchaetl’airentradanssespoumons.

–Où?hurlaJonathanquilaretenaittoujoursàterre.–Jen’aivraimentpaspeurdelamortetvoussaveztrèsbienpourquoi,alorssi

vousvoulezsauvervotreClara,ilvafalloirchangerd’attitude.Jonathanlutdanssonregardque,cettefois,ellenementaitpas.Illalibéra.–Jevousattendais,maispassitôt,dit-elleenserelevant.–Pourquoiavez-vousfaitça?–Parcequejesuistêtue!ditAliceensefrottantlescoudes.Claradoitpayer

pourcequ’elleafait.–Vousavezmenti,Claran’étaitpaslafilleaînéedeSirLangton.

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–C’estexact.Cequilarendencorepluscoupableàmesyeux.Aprèslamortdesonpère,monmari l’avaitofficiellementadoptée. Il l’aimaitcommesapropreenfant,ilétaitsonbienfaiteuretenvolantcetableau,ellel’atrahi.

–LangtonaassassinéVladimir!criaJonathan.–Non,çacen’étaitpaslui,ditAliceWaltond’untonsatisfait.Monmarin’était

qu’un pauvre joueur criblé de dettes, il fallait bien que quelqu’un corrige sesfaiblesses et nous sauve de la faillite. L’initiative était de moi, lui l’a toujoursignorée.

–MaisClaral’asu,elleavaitretrouvélejournaldeVladimir.Ellen’apastrahivotre mari, elle ne s’est même pas vengée, elle s’est contentée d’exaucer ladernièrevolontédesonpère.Nousvousavonsempêchéedevendreletableauquevousluivoliez.

– Ce sera votre version des faits, mais en attendant c’est moi qui détiensl’antidote.

Alicepritdanslapochedelavestedesontailleurunpetitflaconquicontenaitun liquide légèrement ambré. Elle dit à Jonathan qu’il serait impossible auxmédecinsdedétecterlamoindretracedupoisonqu’elleavaitversédansleverredeClara,avantcommeaprèssamort.Iln’avaitd’autremoyendelasauverquedesuivresesinstructionsàlalettre.Lemariageavecsafilleréuniraitdemaintoutelahaute société de Boston. Il n’était pas question pour elles de supporter l’affrontd’uneannulationdedernièreminute.Claraetluiavaientdéjàdéshonorésonmari,ellenetoléreraitpasqu’ilsrecommencentavecsafille.Àmidi,JonathanépouseraitAnna. Après la cérémonie, elle irait rendre visite à Clara et lui administraitl’antidote.

–Etpourquoivouscroirais-je?demandaJonathan.– Parce que le temps qui vous reste ne vous laisse guère d’autre choix !

Maintenantsortezdechezmoi.Nousnousverronsdemainàl’église.

*

Lachambred’hôpitalbaignaitdansunelumièrelaiteuse.Peterétaitassissurunechaiseauprèsdulit.Uneinfirmièreentrapourfaireunnouveauprélèvement.Elledébranchalaperfusionetfitsesuccédersixpetitstubesdeverreauboutdel’aiguille plantée dans le bras de Clara. L’une après l’autre, les éprouvettes seremplissaientd’un liquidedeplusenplus fluideetdemoinsenmoinsrouge.Dèsqu’ellesétaientpleines,ellelesrebouchait,lessecouaiténergiquementavantdelesdéposersurunpetitréceptacleprévuàceteffet.Quandledernier futplein,elleremitlaperfusionenplace,ôtasesgantsetallalesjeterdanslapoubelleréservéeauxdéchetsmédicaux.Pendantqu’elleavaitledostourné,Peterpritundestubesetlemitaufonddesapoche.

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*

AprèsledépartfracassantdeJonathan,Annaétaitsortiedelaremiseoùelles’étaitcachée.Elleétaitassisedanslefauteuiletregardaitfixementsamère.

–Àquoiserttoutçamaintenant?Ildivorceraaussitôt.– Ma pauvre fille, répondit Alice. J’ai encore tellement de choses à

t’apprendre ! Demain, il t’aura épousée, on ne divorce pas devant Dieu. EnprononçantsonvœualorsqueClaraseraentraindemourir,ilrompralesermentquileslietouslesdeux.Cettefois,ilsserontséparésàjamais.

Alicedévissalebouchonduflacond’antidoteetenversalecontenuaucreuxdesamain.Ellefrottaaussitôtsanuque.

–C’estmonparfum!dit-elled’unevoixenjouée.Jeluiaimenti!Annaselevaet,sansdireunmot,pritsonsacetsedirigeaversl’entrée.Elle

regardasamère,songeuse,etrefermalaporte.–Àmoiaussituasmenti,ditAnna,triste,ensortantdel’immeuble.

*

JonathanentradanslachambreetPeterleslaissaseuls.Ils’assitsurlelitetposaseslèvressurlefrontdeClara.– Tu vois, je t’embrasse et nous restons au présent, murmura-t-il la gorge

serrée.Les yeux de Clara s’entrouvrirent, et dans un sourire pâle, elle réussit à

prononcerquelquesmots.–Ilfautdirequejen’aiplusbeaucoupdeforces,tusais.ElleresserrasesdoigtssurlamaindeJonathanetpoursuivitd’unevoixfaible.–Nousn’auronsmêmepaspufairecettepromenadesurlesquaisdetonvieux

port.–Jet’emmènerailà-bas,jetelepromets.– Il fautque je te raconte la findenotrehistoire,monamour, je la connais

maintenantquejel’airêvéecettenuit.–Jet’ensupplie,Clara,gardetesforces.–Sais-tucequenousavonsfaitquandLangtonafuilemanoir?Nousyavons

faitl’amour;jusqu’àlafindenosdeuxviesnousn’avonscessédefairel’amour.Ellefermalesyeuxetsonvisageseteintadeladouleurquil’emportait.–Enm’adoptant, Langton avait fait demoi son héritière. À force de travail

nous avons pu rembourser ses dettes et conserver la demeure. Nous nous ysommes aimés, Jonathan, et jusqu’au dernier jour. Quand tu t’es éteint, je t’ai

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couchéaupieddugrandarbre.J’aicachéletableaudanslescomblesetjemesuisallongéetoutcontretoi,jusqu’àcequelavieveuillebienmequitteràmontour.Etau cours de cette seule nuit sans toi, j’ai fait le serment de continuer à t’aimermêmeaprèsmamortetdeteretrouveroùquetusois.Tuvois,j’aitenuparole,ettoiaussi.

Étouffédechagrin,ilentouraClaradesesbrasetmitsatêteaucreuxdesonépaule.

–Nedisplusrien,jet’enprie,repose-toi,monamour.–Situsavaiscommejet’aime,Jonathan.Aucuneminutesanstoinevalait la

peined’exister.Écoute-moi,jecroisquej’aipeudetemps.Cesdernièressemainesauront été les plus belles dema vie, rien de ce que je n’avais vécu ne valait lebonheur que tu m’as donné. Il faudra que tu me promettes d’être heureuxmaintenanttoiaussi.Jeveuxquetuvives,Jonathan.Nerenoncepasaubonheur.Ilya tantd’émerveillementsau fondde tesyeux.Nousnous retrouveronsun jour,peut-êtreencoreunefois.

LesyeuxdeJonathans’emplirentdelarmes.Dansunultimeeffort,Claralevalamainpourcaressersajoue.

–Serre-moiunpeuplusfortmonJonathan,j’aisifroid.Cefurentsesderniersmots.LesyeuxdeClarasefermèrentdoucementetson

visage s’apaisa peu à peu. Son cœur battait faiblement. Jonathan la veilla sansrelâchetoutaulongdelanuit.Illatenaitcontreluietlaberçaitdetendresse.SaproprerespirationsecalaitauxmouvementsdeClara.L’aubeselevaitetsonétatn’avait cessé d’empirer d’heure en heure. Jonathan posa un long baiser sur sabouche,puisilseleva.Avantdequitterlachambre,ilseretournaetmurmura.

–Jenetelaisseraipaspartir,Clara.Quandlaportesereferma,lesangquifuyaitlapeaudeClarateintaledrapqui

lacouvraitd’unpigmentrouge.Seslongscheveuxencadraientsonvisagepaisible.LalumièredujourquientraparlafenêtreachevaderecomposerdanslapièceletableaudeLaJeuneFemmeàlaroberouge.

Peterarrivaitauboutducouloir,ilpritJonathanparl’épauleetl’entraînaversledistributeurdeboissonschaudes.Ilinséraunepiècedanslafenteetappuyasurlatouchecafécourt.

–Tuvasenavoirbesoinetmoiaussi,dit-ilentendantlatasseàJonathan.–J’ail’impressiondevivreuncauchemaréveillé,ditJonathan.– J’espère que tu me vois dedans parce que moi aussi, soupira Peter. J’ai

téléphoné à mon ami de la criminelle. Je lui enverrai par Fédéral Expressl’échantillon de sang que j’ai emprunté à l’infirmière. Il va mettre les meilleurstechniciensdelapolicescientifiquesurlecoup,jetejurequ’onluiferalapeau,àcetteordure.

–Qu’est-cequetuasracontéexactementàtoncopainflic?demandaJonathan.–Toutel’histoire,jeluiaimêmepromisdeluiadressernosnotesetunecopie

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ducahierdeVladimir.–Etiln’apasvoulut’enfermerdansunasiledefous?–Ne t’inquiète pas, Pilguez est un spécialiste des dossiers bizarres. Il y a

quelquesannées, ilm’a raconté l’unedesesenquêtesàSanFranciscoàcôtédelaquellenotrecasfaitfigurederoutine.

Jonathanhaussalesépaulesetsedirigeaverslasortie.Alorsqu’ils’éloignait,Peterl’appela.

–Toutàl’heure,jeseraiàtescôtés,nel’oubliepas,etmêmesivotrehistoiremeferapasserpourunfou,quandnousauronssauvéClara,jetémoigneraiaussi.

*

Tous les bancs de l’église Saint Stephen étaient occupés. La haute sociétébostonienne semblait s’être donné rendez-vous de part et d’autre de l’alléecentrale.Deuxvoituresdepolicebloquaient lesaccèsdeClarkstreetpendant letemps de la cérémonie. Peter avait pris place, la mine sombre, à la droite deJonathan. Les orgues résonnèrent et l’assemblée silencieuse se retourna. Annaétirait sa longue traînevers lanefaubrasdesamèrequi serait son témoin.Lacérémoniedumariagecommençaà11heures.Ens’asseyantàlagauchedesafille,AliceadressaunsourireàPeter.Ellejubilait.

*

LeprofesseurMooreentradanslachambredeClara.Ils’approchadulitetposasamainsursonfront.Lafièvrenecessaitdemonter.Ils’assitauborddulitetsoupiratristement.Ilpritunmouchoirenpapiersurlatabledenuitetessuyaletraitdesangquis’écoulaitd’unenarine.Ilselevaetajustaledébitduliquidedeperfusion. Les épaules lourdes, il ressortit de la pièce, refermant doucement laportederrièrelui.Claraouvritlesyeux,ellegémitetserendormitaussitôt.

*

La cérémonie durait depuis une demi-heure et le prêtre s’apprêtait à faireprononcer aux mariés leurs vœux. Il se pencha vers Anna et lui fit un sourirebienveillant.Maiselleneleregardaitpas.Lesyeuxemplisdelarmes,ellefixaitlevisagedesamère.

–Pardonne-moi,murmura-t-elle.ElledétournasonregardversJonathanetpritsamain.–Tunepeuxplusrienpourelle,Jonathan,maistupeuxencorequelquechose

pourvousdeux!

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–Qu’est-cequetudis?–Tuastrèsbiencompris,parsd’iciavantqu’ilnesoittroptard.Tunepeux

pluslasauver,maistupeuxencorelaretrouver,file.L’égliseentièrerésonnaduhurlementdecolèrequepoussaAliceWaltonquand

PeteretJonathanseruèrentdansl’allée.Leprêtrerestalesbrasballants,ettoutelasalleselevaquandilsfranchirentlesgrandesportes.Duhautduparvisdésert,Peterinterpellalepolicieradosséàsonvéhicule.

– Je travaille en couverture secrète pour le commissaire Pilguez de lacriminelle de San Francisco, vous pourrez vérifier tout ça en route, c’est unequestion de vie ou demort, emmenez-nous immédiatement au BostonMémorialHospital.

Lesdeuxamisn’échangèrentaucunmotdans lavoiture.Lasirènedepoliceouvraitlaroutedevanteux.Jonathanavaitappuyésatêtecontrelavitre,lesyeuxembués,ilregardaitdéfilerauloinlesgruesduvieuxport.Peterlepritsoussonépauleetleserracontrelui.

Quand ilsarrivèrentdevant lachambredeClara, Jonathanse retournaverssonmeilleuramietleregardalonguement.

–Est-cequetupeuxmepromettrequelquechose,Peter?–Toutcequetuvoudras!–Quelquesoitletempsquecelateprendra,ilfaudraqueturendesjusticeà

Vladimir.Jure-moique,quoiqu’ilarrive,tu iras jusqu’aubout.C’estcequeClaraauraitvoulu.

–Jetelejure,nousleferonsensemble,jen’abandonneraipas.–Ilfaudraquetulefassestoutseul,monvieux,moijenepourraiplus.Jonathanouvritdoucementlaportedelachambre.Danslapénombre,Clara

respiraitfaiblement.–TuveuxquitterBoston?demandaPeter.–Enquelquesorte,oui.–Oùcomptes-tualler?Jonathanpritsonamidanssesbras.–Moiaussi,j’aifaitunepromesse,tusais.JevaisemmenerClaramarcherle

longdesquais…laprochainefois.Ilentradanslapièceetrefermalaporte.Peterentenditlebruitdelacléqui

tournaitdanslaserrure.–Jonathan,qu’est-cequetufais?demanda-t-ilinquiet.Iltambourinacontrelemontant,maissonamineluiréponditpas.Jonathan s’assit sur le lit auprès deClara. Il enleva sa veste et remonta la

manchedesachemise.Ilretiral’aiguilledelapochedeperfusionetlafitpénétrerdanssonproprebras,reliant leursdeuxcorps.Quand ils’allongeaprèsd’elle, le

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sang deClara coulait déjà lentement dans ses veines. Il caressa sa joue pâle etapprochasabouchedesonoreille.

–Jet’aime,sanssavoirm’arrêterdet’aimer,sanssavoircommentnipourquoi.Jet’aimeainsicarjeneconnaispasd’autrefaçon.Oùtun’existespas,jen’existepasnonplus.

JonathanposaseslèvressurlabouchedeClaraetpourladernièrefoisdesavie,toutsemitàtournerautourdelui.

*

L’automnenaissaitàpeine.Petermarchaitseulsurlespavésdumarchéàcielouvert.Sontéléphoneportablesonna.

–C’estmoi,ditlavoixauboutdutéléphone.Onl’acoincée.Jet’avaispromislesmeilleursexpertsdupays,etj’aitenuparole,nousavonsidentifiélatoxine.J’ailetémoignagedubarmanquiaformellementreconnuMmeWalton.Etpuis jet’aigardélemeilleurpourlafin,safilleestprêteàtémoigner.Lavieillenesortiraplusjamais de prison. Tu viendras à San Francisco un de ces jours ? Natalia seraitcontentedetevoir,ajoutaPilguez.

–Promis,avantNoël.–Quecomptes-tufaireaveclestableaux?–Jevaistenirunepromesse,moiaussi.– Il faut quand même que je te dise quelque chose, mais je te jure que je

garderaiçapourmoi.Commetume l’avaisdemandé, j’ai faitcomparer l’analyseADNdetondossieràcelledelajeunefemmequiaétéempoisonnée.

Peters’arrêtademarcher,ilretintsarespiration.–Lelaboestformel,lesdeuxéchantillonssontdefiliationdirecte.End’autres

termes,lesangquiestsurlatoileestceluidesonpère.Alorstuvois,aveclesdatesquetum’asdonnées,çanepeutpascoller!

Peterappuyasurleboutondesonportable.Sesyeuxs’inondèrent,ilregardalecieletcriaensanglotantdejoie:

–Tumemanques,monvieux,vousmemanqueztouslesdeux.Ilmit sesmains dans ses poches et reprit son chemin. Le longdes quais, il

souriait.Quand Peter rentra à la résidence, il croisa Jenkins qui l’attendait sous

l’auvent,deuxvalisesétaientàsespieds.–Çava,Jenkins?ditPeter.– Je ne saurai jamais comment vous remercier pour ce séjour que vous

m’offrez.Toutemavie j’ai rêvédeconnaîtreun jourLondres.C’est leplusbeaucadeauqu’onm’aitfait.

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–Etvousavezbienconservél’adresseetlenumérodetéléphonequejevousairemis?

Jenkinsacquiesçadelatête.–Alorsbonvoyage,moncherJenkins.EtPeterentraensouriantdanslarésidenceStapledontandisqueJenkinslui

faisaitunsignedelamainenmontantdansletaxiquil’emmenaitversl’aéroport.

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12.Saint-Pétersbourg,biendesannéesplustard…Lajournées’achevait,dansquelquesminuteslemuséedel’Ermitagefermerait

ses portes. Les visiteurs qui se trouvaient dans la salle « Vladimir Radskin » sedirigeaientverslasortie.Ungardienfitunsignediscretàsoncollègue.Lesdeuxhommesenuniformeserapprochèrentdiscrètementd’unjeunecouplequiquittaitla pièce. Quand ils jugèrent que la situation le leur permettait, ils encadrèrentl’homme et la femme et les prièrent de les accompagner sans faire d’histoires.Devant l’insistance courtoise des agents de sécurité, les deux touristes, qui necomprenaient pas ce qu’on leur voulait, acceptèrent de les suivre. Sous bonneescorte,ilstraversèrentunlongcouloiretempruntèrentuneportedérobée.Aprèsavoirgraviunescalierdeservice,nonsansressentirunecertaineinquiétudeaufuret à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs du bâtiment, on les fitpénétrerdansungrandbureau.Ilsfurentinvitésàprendreplaceautourdelatablede réunion.Quelqu’unallait bientôt venir les voir.Unhommed’unecinquantained’années,portantuncostumestrict,entraets’assitenfacedeux.Ilposaundossierdevantluiqu’ilconsultaplusieursfoistoutenregardantlejeunecouple.

– Je dois dire que c’est stupéfiant, dit-il dans un anglais légèrement teintéd’accent.

–Jepeuxsavoircequevousnousvoulez?demandalejeunehomme.–C’estlatroisièmefoiscettesemainequevousvenezadmirerlestableauxde

VladimirRadskin,n’est-cepas?–Nousaimonscepeintre,réponditlafemme.Youri Egorov se présenta. Il était conservateur en chef de l’Ermitage et se

félicitaitdelesaccueillirtouslesdeuxdanssonmusée.–Latoilequevouscontempliezlonguementcetaprès-midisenommeLaJeune

Femmeàlaroberouge.Elleaétérendueàsonétatoriginalgrâceautravailderestaurationacharnéentreprisparuncommissaire-priseuraméricain.C’estluiquia fait don à cemusée des cinq tableaux de Radskin qui sont exposés ici. Cettecollectionestd’unevaleur inestimableetnousn’aurionsprobablement jamaispul’acquérirdanssatotalité.Maisc’estgrâceàcegénéreuxdonateurquecegrandpeintre russe est revenu après bien des années dans son pays natal. Encontrepartiedececadeaufaitànotrenation,lemuséedel’Ermitages’étaitengagéauprès de son donateur à tenir une promesse un peu particulière. Monprédécesseurayantprissaretraitevoilàquelquesannées,c’estàmoiqu’incombedésormaisd’assumercettemission.

–Quellemission?demandalecoupleenchœur.Leconservateurtoussotadanslecreuxdemainavantdereprendre.–M.PeterGwelnousavait faitpromettrequesiun jourune femmedont le

visageressemblaitdefaçontroublanteàceluideLaJeuneFemmeàlaroberouge

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se présentait devant la toile, nous aurions le devoir de remettre à l’homme quil’accompagnerait une lettre écrite de sa main. Nous vous avons longuementobservée,madame,etjecroisqueletempsestvenud’exécuternotrepromesse.

Leconservateurouvrit ledossieret tendit lepliaucouple.Le jeunehommedécachetal’enveloppe.Enlisantlalettrequ’ellecontenait,ilselevaetarpentalapièce.

Quand il en eut terminé la lecture, il replia la feuille et la rangeasilencieusementdanslapochedesaveste.

Ilcroisaensuitesesmainsdanssondos,plissalesyeuxetsourit…etdepuiscejour-là,ilnecessajamaisdesourire…

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RemerciementsNathalieAndré,StéphanieBataille,KamelBerkane,AntoineCaro,FrançoisCuriel,MarieDrucker,JulieDupage,GuillaumeGallienne,SylvieGendron,PhilippeGuez,Étienne Hellman, Katrin, Asha, Mark & Kerry, Marie Le Fort, Sophie Lefèvre,Raymond et Danièle Levy, Jean-Pierre Mohen, Pauline Normand, Marie-EveProvost,RobertetLaureZaigue.LeFrenchBookshopdeLondres.ToutesleséquipesdeséditionsRobertLaffont.LeCentrederechercheetderestaurationdesmuséesdeFrance,Christie’s

et

SusannaLeaetAntoineAudouard.