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Document fourni par la société Bibliopolis http://www.bibliopolis.fr Théâtre [Document électronique] / Beaumarchais ; [texte établi par Jean-Pierre de Beaumarchais] L'Autre Tartuffe ou la mère coupable Un mot sur La Mère coupable Pendant ma longue proscription, quelques amis zélés avaient imprimé cette pièce, uniquement pour prévenir l'abus d'une contrefaçon infidèle, furtive, et prise à la volée pendant les représentations. Mais ces amis eux-mêmes, pour éviter d'être froissés par les agents de la Terreur, s'ils eussent laissé leurs vrais titres aux personnages espagnols (car alors tout était péril), se crurent obligés de les défigurer, d'altérer même leur langage, et de mutiler plusieurs scènes. Honorablement rappelé dans ma patrie après quatre années d'infortune, et la pièce étant désirée par les anciens acteurs du Théâtre français, dont on connaît les grands talents, je la restitue en entier dans son premier état. Cette édition est celle que j'avoue. Parmi les vues de ces artistes, j'approuve celle de présenter en trois séances consécutives, tout le roman de la famille Almaviva, dont les deux premières époques ne semblent pas, dans leur gaieté légère, offrir de rapport bien sensible avec la profonde et touchante moralité de la dernière; mais elles ont, dans le plan de l'auteur, une connexion intime, propre à verser le plus vif intérêt sur les représentations de La Mère coupable. J'ai donc pensé, avec les comédiens, que nous pouvions dire au public: Après avoir bien ri, le premier jour, au Barbier de Séville, de la turbulente jeunesse du Comte Almaviva, laquelle est à peu près celle de tous les hommes. Après avoir, le second jour, gaiement considéré, dans La Folle Journée, les fautes de son âge viril, et qui sont trop souvent les nôtres. Par le tableau de sa vieillesse, et voyant La Mère coupable, venez vous convaincre avec nous que tout homme qui n'est pas né un épouvantable méchant, finit toujours par être bon quand l'âge des passions s'éloigne, et surtout quand il a goûté le bonheur si doux d'être père! C'est le but moral de la pièce. Elle en renferme plusieurs autres que ces détails feront ressortir. Et moi, l'auteur, j'ajoute ici: Venez juger La Mère coupable, avec le bon esprit qui l'a fait composer pour vous. Si vous trouvez quelque plaisir à mêler vos larmes aux douleurs, au pieux repentir de cette femme infortunée; si ses pleurs commandent les vôtres, laissez-les couler doucement. Les larmes qu'on verse au théâtre, sur des maux simulés, qui ne font pas le mal de la réalité cruelle, sont bien douces. On est meilleur quand on se sent pleurer. On se trouve si bon après la compassion! Auprès de ce tableau touchant, si j'ai mis sous vos yeux le machinateur, l'homme affreux qui tourmente aujourd'hui cette malheureuse famille, ah! je vous jure que je l'ai vu agir; je n'aurais pas pu l'inventer. Le Tartuffe de Molière était celui de la religion: aussi, de toute la famille d'Orgon, ne trompa-t-il que le chef imbécile! Celui-ci, bien plus dangereux, Tartuffe de

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Document fourni par la société Bibliopolishttp://www.bibliopolis.fr

Théâtre [Document électronique] / Beaumarchais ; [texte établi par Jean-Pierrede Beaumarchais] L'Autre Tartuffe ou la mère coupable Un mot sur La Mère coupable Pendant ma longue proscription, quelques amis zélés avaient imprimé cette pièce,uniquement pour prévenir l'abus d'une contrefaçon infidèle, furtive, et prise à la voléependant les représentations. Mais ces amis eux-mêmes, pour éviter d'être froissés par lesagents de la Terreur, s'ils eussent laissé leurs vrais titres aux personnages espagnols (caralors tout était péril), se crurent obligés de les défigurer, d'altérer même leur langage, et demutiler plusieurs scènes. Honorablement rappelé dans ma patrie après quatre années d'infortune, et la pièce étantdésirée par les anciens acteurs du Théâtre français, dont on connaît les grands talents, je larestitue en entier dans son premier état. Cette édition est celle que j'avoue. Parmi les vues de ces artistes, j'approuve celle de présenter en trois séances consécutives,tout le roman de la famille Almaviva, dont les deux premières époques ne semblent pas,dans leur gaieté légère, offrir de rapport bien sensible avec la profonde et touchante moralitéde la dernière; mais elles ont, dans le plan de l'auteur, une connexion intime, propre à verserle plus vif intérêt sur les représentations de La Mère coupable. J'ai donc pensé, avec les comédiens, que nous pouvions dire au public: Après avoir bien ri, lepremier jour, au Barbier de Séville, de la turbulente jeunesse du Comte Almaviva, laquelleest à peu près celle de tous les hommes. Après avoir, le second jour, gaiement considéré, dans La Folle Journée, les fautes de sonâge viril, et qui sont trop souvent les nôtres. Par le tableau de sa vieillesse, et voyant La Mère coupable, venez vous convaincre avecnous que tout homme qui n'est pas né un épouvantable méchant, finit toujours par être bonquand l'âge des passions s'éloigne, et surtout quand il a goûté le bonheur si doux d'être père!C'est le but moral de la pièce. Elle en renferme plusieurs autres que ces détails ferontressortir. Et moi, l'auteur, j'ajoute ici: Venez juger La Mère coupable, avec le bon esprit qui l'a faitcomposer pour vous. Si vous trouvez quelque plaisir à mêler vos larmes aux douleurs, aupieux repentir de cette femme infortunée; si ses pleurs commandent les vôtres, laissez-lescouler doucement. Les larmes qu'on verse au théâtre, sur des maux simulés, qui ne font pasle mal de la réalité cruelle, sont bien douces. On est meilleur quand on se sent pleurer. On setrouve si bon après la compassion! Auprès de ce tableau touchant, si j'ai mis sous vos yeux le machinateur, l'homme affreux quitourmente aujourd'hui cette malheureuse famille, ah! je vous jure que je l'ai vu agir; jen'aurais pas pu l'inventer. Le Tartuffe de Molière était celui de la religion: aussi, de toute lafamille d'Orgon, ne trompa-t-il que le chef imbécile! Celui-ci, bien plus dangereux, Tartuffe de

la probité, a l'art profond de s'attirer la respectueuse confiance de la famille entière qu'ildépouille. C'est celui-là qu'il fallait démasquer. C'est pour vous garantir des pièges de cesmonstres (et il en existe partout), que j'ai traduit sévèrement celui-ci sur la scène française.Pardonnez-le-moi en faveur de sa punition, qui fait la clôture de la pièce. Ce cinquième actem'a coûté; mais je me serais cru plus méchant que Bégearss, si je l'avais laissé jouir dumoindre fruit de ses atrocités, si je ne vous eusse calmés après des alarmes si vives. Peut-être ai-je attendu trop tard pour achever cet ouvrage terrible qui me consumait lapoitrine, et devait être écrit dans la force de l'âge. Il m'a tourmenté bien longtemps! Mes deuxcomédies espagnoles ne furent faites que pour le préparer. Depuis, en vieillissant, j'hésitaisde m'en occuper: je craignais de, manquer de force; et peut-être n'en ai-je plus à l'époque oùje l'ai tenté; mais enfin, je l'ai composé dans une intention droite et pure: avec la tête froided'un homme et le coeur brûlant d'une femme, comme on l'a pensé de Rousseau. J'airemarqué que cet ensemble, cet hermaphrodisme moral, est moins rare qu'on ne le croit. Au reste, sans tenir à nul parti, à nulle secte, La Mère coupable est un tableau des peinesintérieures qui divisent bien des familles: peines auxquelles malheureusement le divorce, trèsbon d'ailleurs, ne remédie point. Quoi qu'on fasse, ces plaies secrètes, il les déchire au lieude les cicatriser. Le sentiment de la paternité, la bonté du coeur, l'indulgence en sont lesuniques remèdes. Voilà ce que j'ai voulu peindre et graver dans tous les esprits. Les hommes de lettres qui se sont voués au théâtre, en examinant cette pièce, pourront ydémêler une intrigue de comédie, fondue dans le pathétique d'un drame. Ce dernier genre,trop dédaigné de quelques juges prévenus, ne leur paraissait pas de force à comporter cesdeux éléments réunis. L'intrigue, disaient-ils, est le propre des sujets gais, c'est le nerf de lacomédie; on adapte le pathétique à la marche simple du drame pour en soutenir la faiblesse.Mais ces principes hasardés s'évanouissent à l'application, comme on peut s'en convaincreen s'exerçant dans les deux genres. L'exécution, plus ou moins bonne, assigne à chacun sonmérite; et le mélange heureux de ces deux moyens dramatiques, employés avec art, peutproduire un très grand effet. Voici comment je l'ai tenté. Sur des événements antécédents connus (et c'est un fort grand avantage), j'ai fait en sortequ'un drame intéressant existât aujourd'hui entre le Comte Almaviva, la Comtesse et les deuxenfants. Si j'avais reporté la pièce à l'âge inconsistant où les fautes se sont commises, voicice qui fût arrivé. D'abord le drame eût dû s'appeler, non La Mère coupable, mais L'Epouse infidèle, ou LesEpoux coupables. Ce n'était déjà plus le même genre d'intérêt; il eût fallu y faire entrer desintrigues d'amour, des jalousies, du désordre, que sais-je? de tout autres événements: et lamoralité que je voulais faire sortir d'un manquement si grave aux devoirs de l'épousehonnête, cette moralité, perdue, enveloppée dans les fougues de l'âge, n'aurait pas étéaperçue. Mais c'est vingt ans après que les fautes sont consommées, quand les passions sont usées,que leurs objets n'existent plus, que les conséquences d'un désordre presque oublié viennentpeser sur l'établissement et sur le sort de deux enfants malheureux qui les ont toutesignorées, et qui n'en sont pas moins les victimes. C'est de ces circonstances graves que lamoralité tire toute sa force, et devient le préservatif des jeunes personnes bien nées qui,lisant peu dans l'avenir, sont beaucoup plus près du danger de se voir égarées, que de celuid'être vicieuses. Voilà sur quoi porte mon drame. Puis, opposant au scélérat notre pénétrant Figaro, vieux serviteur très attaché, le seul êtreque le fripon n'a pu tromper dans la maison, l'intrigue qui se noue entre eux s'établit sous cetautre aspect.

Le scélérat inquiet se dit: "En vain j'ai le secret de tout le monde ici, en vain je me vois prèsde le tourner à mon profit; si je ne parviens pas à faire chasser ce valet, il pourra m'arrivermalheur." D'autre côté, j'entends le Figaro se dire: "Si je ne réussis à dépister ce monstre, à lui fairetomber le masque, la fortune, l'honneur, le bonheur de cette maison, tout est perdu." LaSuzanne, jetée entre ces deux lutteurs, n'est ici qu'un souple instrument, dont chacun entendse servir pour hâter la chute de l'autre. Ainsi, la comédie d'intrigue, soutenant la curiosité, marche tout au travers du drame, dont ellerenforce l'action, sans en diviser l'intérêt, qui se porte tout entier sur la mère. Les deuxenfants, aux yeux du spectateur, ne courent aucun danger réel. On voit bien qu'ilss'épouseront si le scélérat est chassé, car ce qu'il y a de mieux établi dans l'ouvrage, c'estqu'ils ne sont parents à nul degré, qu'ils sont étrangers l'un à l'autre: ce que savent fort bien,dans le secret du coeur, le Comte, la Comtesse, le scélérat, Suzanne et Figaro, tous instruitsdes événements; sans compter le public qui assiste à la pièce, et à qui nous n'avons riencaché. Tout l'art de l'hypocrite, en déchirant le coeur du père et de la mère, consiste à effrayer lesjeunes gens, à les arracher l'un à l'autre, en leur faisant croire à chacun qu'ils sont enfants dumême père; c'est là le fond de son intrigue. Ainsi marche le double plan, que l'on peutappeler complexe. Une telle action dramatique peut s'appliquer à tous les temps, à tous les lieux où les grandstraits de la nature, et tous ceux qui caractérisent le coeur de l'homme et ses secrets neseront pas trop méconnus. Diderot, comparant les ouvrages de Richardson avec tous ces romans que nous nommonsl'histoire, s'écrie, dans son enthousiasme pour cet auteur juste et profond: "Peintre du coeurhumain! c'est toi seul qui ne mens jamais!" Quel mot sublime! Et moi aussi j'essaye encored'être peintre du coeur humain: mais ma palette est desséchée par l'âge et les contradictions.La Mère coupable a dû s'en ressentir! Que si ma faible exécution nuit à l'intérêt de mon plan, le principe que j'ai posé n'en a pasmoins toute sa justesse. Un tel essai peut inspirer le dessein d'en offrir de plus fortementconcertés. Qu'un homme de feu l'entreprenne, y mêlant, d'un crayon hardi, l'intrigue avec lepathétique, qu'il broie et fonde savamment les vives couleurs de chacun, qu'il nous peigne àgrands traits l'homme vivant en société, son état, ses passions, ses vices, ses vertus, sesfautes et ses malheurs, avec la vérité frappante que l'exagération même, qui fait briller lesautres genres, ne permet pas toujours de rendre aussi fidèlement: touchés, intéressés,instruits, nous ne dirons plus que le drame est un genre décoloré, né de l'impuissance deproduire une tragédie ou une comédie. L'art aura pris un noble essor; il aura fait encore unpas. O mes concitoyens! vous à qui j'offre cet essai; s'il vous paraît faible ou manqué, critiquez-le,mais sans m'injurier. Lorsque je fis mes autres pièces, on m'outragea longtemps, pour avoirosé mettre au théâtre ce jeune Figaro, que vous avez aimé depuis. J'étais jeune aussi, j'enriais. En vieillissant, l'esprit s'attriste, le caractère se rembrunit. J'ai beau faire, je ne ris plusquand un méchant ou un fripon insulte à ma personne, à l'occasion de mes ouvrages: onn'est pas maître de cela. Critiquez la pièce: fort bien. Si l'auteur est trop vieux pour en tirer du fruit, votre leçon peutprofiter à d'autres. L'injure ne profite à personne, et même elle n'est pas de bon goût. Onpeut offrir cette remarque à une nation renommée par son ancienne politesse, qui la faisait

servir de modèle en ce point, comme elle est encore aujourd'hui celui de la haute vaillance. Personnages Le Comte Almaviva, grand seigneur espagnol, d'une fierté noble, et sans orgueil. La Comtesse Almaviva, très malheureuse, et d'une angélique piété. Le Chevalier Léon, leur fils, jeune homme épris de la liberté, comme toutes les âmesardentes et neuves. Florestine, pupille et filleule du Comte Almaviva, jeune personne d'une grande sensibilité. M. Bégearss, Irlandais, major d'infanterie espagnole, ancien secrétaire des ambassades duComte; homme très profond, et grand machinateur d'intrigues, fomentant le trouble avec art. Figaro, valet de chambre, chirurgien et homme de confiance du Comte; homme formé parl'expérience du monde et des événements. Suzanne, première camariste de la Comtesse, épouse de Figaro; excellente femme,attachée à sa maîtresse, et revenue des illusions du jeune âge. M. Fal, notaire du Comte, homme exact et très honnête. Guillaume, valet allemand de M. Bégearss, homme trop simple pour un tel maître. La scène est à Paris, dans l'hôtel occupé par la famille du Comte, et se passe à la fin de1790. L'autre Tartuffe ou La Mère coupable Acte Premier Le théâtre représente un salon fort orné. Scène I Suzanne, seule, tenant des fleurs obscures dont elle fait un bouquet. Que madame s'éveille et sonne; mon triste ouvrage est achevé. (Elle s'assied avecabandon.) A peine il est neuf heures, et je me sens déjà d'une fatigue... Son dernier ordre, enla couchant, m'a gâté ma nuit tout entière... Demain, Suzanne, au point du jour, fais apporterbeaucoup de fleurs, et garnis-en mes cabinets. - Au portier: Que, de la journée, il n'entrepersonne pour moi. - Tu me formeras un bouquet de fleurs noires et rouge foncé, un seuloeillet blanc au milieu... Le voilà. - Pauvre maîtresse! Elle pleurait!... Pour qui ce mélanged'apprêts?... Eeeh! si nous étions en Espagne, ce serait aujourd'hui la fête de son fils Léon...(avec mystère) et d'un autre homme qui n'est plus! (Elle regarde les fleurs.) Les couleurs dusang et du deuil! (Elle soupire.) Ce coeur blessé ne guérira jamais! - Attachons-le d'un crêpenoir, puisque c'est là sa triste fantaisie. (Elle attache le bouquet.) Scène II Suzanne, Figaro, regardant avec mystère. (Cette scène doit marcher chaudement.)

Suzanne Entre donc, Figaro! Tu prends l'air d'un amant en bonne fortune chez ta femme! Figaro Peut-on vous parler librement? Suzanne Oui, si la porte reste ouverte. Figaro Et pourquoi cette précaution? Suzanne C'est que l'homme dont il s'agit peut entrer d'un moment à l'autre. Figaro, appuyant. Honoré Tartuffe Bégearss? Suzanne Et c'est un rendez-vous donné. - Ne t'accoutume donc pas à charger son nom d'épithètes;cela peut se redire et nuire à tes projets. Figaro Il s'appelle Honoré! Suzanne Mais non pas Tartuffe. Figaro Morbleu! Suzanne Tu as le ton bien soucieux! Figaro Furieux. (Elle se lève.) Est-ce là notre convention? M'aidez-vous franchement, Suzanne, àprévenir un grand désordre? Serais-tu dupe encore de ce très méchant homme? Suzanne Non; mais je crois qu'il se méfie de moi: il ne me dit plus rien. J'ai peur, en vérité, qu'il nenous croie raccommodés. Figaro Feignons toujours d'être brouillés. Suzanne Mais qu'as-tu donc appris qui te donne une telle humeur? Figaro Recordons-nous d'abord sur les principes. Depuis que nous sommes à Paris, et que M.Almaviva... (Il faut bien lui donner son nom, puisqu'il ne souffre plus qu'on l'appelle

Monseigneur...). Suzanne, avec humeur. C'est beau! et madame sort sans livrée! Nous avons l'air de tout le monde! Figaro Depuis, dis-je, qu'il a perdu, pour une querelle de jeu, son libertin de fils aîné, tu saiscomment tout a changé pour nous! comme l'humeur du Comte est devenue sombre etterrible! Suzanne Tu n'es pas mal bourru non plus! Figaro Comme son autre fils paraît lui devenir odieux! Suzanne Que trop! Figaro Comme madame est malheureuse! Suzanne C'est un grand crime qu'il commet! Figaro Comme il redouble de tendresse pour sa pupille Florestine! comme il fait surtout des effortspour dénaturer sa fortune! Suzanne Sais-tu, mon pauvre Figaro! que tu commences à radoter? Si je sais tout cela, qu'est-ilbesoin de me le dire? Figaro Encore faut-il bien s'expliquer pour s'assurer que l'on s'entend! N'est-il pas avéré pour nousque cet astucieux Irlandais, le fléau de cette famille, après avoir chiffré, comme secrétaire,quelques ambassades auprès du Comte, s'est emparé de leurs secrets à tous? Que ceprofond machinateur a su les entraîner de l'indolente Espagne en ce pays, remué de fond encomble, espérant y mieux profiter de la désunion où ils vivent pour séparer le mari de lafemme, épouser la pupille, et envahir les biens d'une maison qui se délabre? Suzanne Enfin, moi! que puis-je à cela? Figaro Ne jamais le perdre de vue; me mettre au cours de ses démarches. Suzanne Mais je te rends tout ce qu'il dit. Figaro

Oh! ce qu'il dit... n'est que ce qu'il veut dire! Mais saisir, en parlant, les mots qui luiéchappent, le moindre geste, un mouvement; c'est là qu'est le secret de l'âme! Il se trame iciquelque horreur. Il faut qu'il s'en croie assuré; car je lui trouve un air... plus faux, plus perfideet plus fat; cet air des sots de ce pays, triomphant avant le succès. Ne peux-tu être aussiperfide que lui? l'amadouer, le bercer d'espoir? quoi qu'il demande, ne pas le refuser? Suzanne C'est beaucoup! Figaro Tout est bien, et tout marche au but, si j'en suis promptement instruit. Suzanne ... Et si j'en instruis ma maîtresse? Figaro Il n'est pas temps encore: ils sont tous subjugués par lui. On ne te croirait pas: tu nousperdrais sans les sauver. Suis-le partout, comme son ombre... et moi, je l'épie au-dehors... Suzanne Mon ami, je t'ai dit qu'il se défie de moi; et s'il nous surprenait ensemble... Le voilà quidescend... Ferme! ayons ait de quereller bien fort. (Elle pose le bouquet sur la table.) Figaro, élevant la voix. Moi, je ne le veux pas! Que je t'y prenne une autre fois!... Suzanne, élevant la voix. Certes! oui, je te crains beaucoup! Figaro, feignant de lui donner un soufflet. Ah! tu me crains!... Tiens, insolente! Suzanne, feignant de l'avoir reçu. Des coups à moi... chez ma maîtresse! Scène III Le Major Bégearss, Figaro, Suzanne. Bégearss en uniforme, un crêpe noir au bras. Eh! mais quel bruit! Depuis une heure j'entends disputer de chez moi... Figaro, à part. Depuis une heure! Bégearss Je sors, je trouve une femme éplorée... Suzanne, feignant de pleurer. Le malheureux lève la main sur moi! Bégearss

Ah! l'horreur, monsieur Figaro! Un galant homme a-t-il jamais frappé une personne de l'autresexe? Figaro, brusquement. Eh morbleu! monsieur, laissez-nous! Je ne suis point un galant homme; et cette femme n'estpoint une personne de l'autre sexe: elle est ma femme, une insolente qui se mêle dans desintrigues, et qui croit pouvoir me braver, parce qu'elle a ici des gens qui la soutiennent. Ah!j'entends la morigéner... Bégearss Est-on brutal à cet excès? Figaro Monsieur, si je prends un arbitre de mes procédés envers elle, ce sera moins vous que toutautre; et vous savez trop bien pourquoi! Bégearss Vous me manquez, monsieur; je vais m'en plaindre à votre maître. Figaro, raillant. Vous manquer! moi? c'est impossible. (Il sort.) Scène IV Bégearss, Suzanne. Bégearss Mon enfant, je n'en reviens point. Quel est donc le sujet de son emportement? Suzanne Il m'est venu chercher querelle; il m'a dit cent horreurs de vous. Il me défendait de vous voir,de jamais oser vous parler. J'ai pris votre parti; la dispute s'est échauffée; elle a fini par unsoufflet... Voilà le premier de sa vie; mais moi, je veux me séparer. Vous l'avez vu... Bégearss Laissons cela. - Quelque léger nuage altérait ma confiance en toi; mais ce débat l'a dissipé. Suzanne Sont-ce là vos consolations? Bégearss Va, c'est moi qui t'en vengerai! il est bien temps que je m'acquitte envers toi, ma pauvreSuzanne! Pour commencer, apprends un grand secret... Mais sommes-nous bien sûrs que laporte est fermée? (Suzanne y va voir. - Il dit à part) Ah! si je puis avoir seulement troisminutes l'écrin au double fond que j'ai fait faire à la Comtesse, où sont ces importanteslettres... Suzanne, revient. Eh bien! ce grand secret? Bégearss

Sers ton ami; ton sort devient superbe. - J'épouse Florestine; c'est un point arrêté; son pèrele veut absolument. Suzanne Qui, son père? Bégearss, en riant. Eh, d'où sors-tu donc? Règle certaine, mon enfant: lorsque telle orpheline arrive chezquelqu'un comme pupille ou bien comme filleule, elle est toujours la fille du mari. (D'un tonsérieux.) Bref, je puis l'épouser... si tu me la rends favorable. Suzanne Oh! mais Léon en est très amoureux. Bégearss Leur fils? (Froidement.) Je l'en détacherai. Suzanne, étonnée. Ha!... Elle aussi, elle est fort éprise! Bégearss De lui? Suzanne Oui. Bégearss, froidement. Je l'en guérirai. Suzanne, plus surprise. Ha! ha!... Madame, qui le sait, donne les mains à leur union. Bégearss, froidement. Nous la ferons changer d'avis. Suzanne, stupéfaite. Aussi?... Mais Figaro, si je vois bien, est le confident du jeune homme. Bégearss C'est le moindre de mes soucis. Ne serais-tu pas aise d'en être délivrée? Suzanne S'il ne lui arrive aucun mal... Bégearss Fi donc! la seule idée flétrit l'austère probité. Mieux instruits sur leurs intérêts, ce sont eux-mêmes qui changeront d'avis. Suzanne, incrédule. Si vous faites cela, monsieur... Bégearss, appuyant.

Je le ferai. - Tu sens que l'amour n'est pour rien dans un pareil arrangement. (L'aircaressant.) Je n'ai jamais vraiment aimé que toi. Suzanne, incrédule. Ah? si madame avait voulu... Bégearss Je l'aurais consolée sans doute; mais elle a dédaigné mes voeux!... Suivant le plan que leComte a formé, la Comtesse va au couvent. Suzanne, vivement. Je ne me prête à rien contre elle. Bégearss Que diable! il la sert dans ses goûts! je t'entends toujours dire: Ah! C'est un ange sur la terre! Suzanne, en colère. Eh bien! faut-il la tourmenter? Bégearss, riant. Non; mais du moins la rapprocher de ce ciel, la patrie des anges, dont elle est un momenttombée!... Et puisque, dans ces nouvelles et merveilleuses lois, le divorce s'est établi... Suzanne, vivement. Le Comte veut s'en séparer? Bégearss S'il peut. Suzanne, en colère. Ah! les scélérats d'hommes! quand on les étranglerait tous!... Bégearss, riant. J'aime à croire que tu m'en exceptes? Suzanne Ma foi!... pas trop. Bégearss, riant. J'adore ta franche colère: elle met à jour ton bon coeur! Quant à l'amoureux chevalier, il ledestine à voyager... longtemps. - Le Figaro, homme expérimenté,. sera son discretconducteur. (Il lui prend la main.) Et voici ce qui nous concerne. Le Comte, Florestine et moi,habiterons le même hôtel; et la chère Suzanne à nous, chargée de toute la confiance, seranotre surintendant, commandera la domesticité, aura la grande main sur tout. Plus de mari,plus de soufflets, plus de brutal contradicteur; des jours filés d'or et de soie, et la vie la plusfortunée!... Suzanne A vos cajoleries, je vois que vous voulez que je vous serve auprès de Florestine? Bégearss, caressant.

A dire vrai, j'ai compté sur tes soins. Tu fus toujours une excellente femme! J'ai tout le restedans ma main; ce point seul est entre les tiennes. (Vivement.) Par exemple, aujourd'hui tupeux nous rendre un signalé... (Suzanne l'examine. Bégearss se reprend.) Je dis un signalé,par l'importance qu'il y met. (Froidement.) Car, ma foi! c'est bien peu de chose! Le Comteaurait la fantaisie... de donner à sa fille, en signant le contrat, une parure absolumentsemblable aux diamants de la Comtesse. Il ne voudrait pas qu'on le sût. Suzanne, surprise. Ha! ha! Bégearss Ce n'est pas trop mal vu! De beaux diamants terminent bien des choses! Peut-être il va tedemander d'apporter l'écrin de sa femme, pour en confronter les dessins avec ceux de sonjoaillier. Suzanne Pourquoi comme ceux de madame? C'est une idée assez bizarre! Bégearss Il prétend qu'ils soient aussi beaux... Tu sens, pour moi, combien c'était égal! Tiens, vois-tu?le voici qui vient. Scène V Le Comte, Suzanne, Bégearss. Le Comte Monsieur Bégearss; je vous cherchais. Bégearss Avant d'entrer chez vous, monsieur, je venais prévenir Suzanne que vous avez dessein de luidemander cet écrin... Suzanne Au moins, Monseigneur, vous sentez... Le Comte Eh! laisse là ton Monseigneur! N'ai-je pas ordonné, en passant dans ce pays-ci?... Suzanne Je trouve, Monseigneur, que cela nous amoindrit. Le Comte C'est que tu t'entends mieux en vanité qu'en vraie fierté. Quand on veut vivre dans un pays, iln'en faut point heurter les préjugés. Suzanne Eh bien! monsieur, du moins vous me donnez votre parole... Le Comte, fièrement. Depuis quand suis-je méconnu?

Suzanne Je vais donc vous l'aller chercher. (A part.) Dame! Figaro m'a dit de ne rien refuser!... Scène VI Le Comte, Bégearss. Le Comte J'ai tranché sur le point qui paraissait l'inquiéter. Bégearss Il en est un, monsieur, qui m'inquiète beaucoup plus; je vous trouve un air accablé... Le Comte Te le dirai-je, ami! la perte de mon fils me semblait le plus grand malheur: un chagrin pluspoignant fait saigner ma blessure, et rend ma vie insupportable. Bégearss Si vous ne m'aviez pas interdit de vous contrarier là-dessus, je vous dirais que votre secondfils... Le Comte, vivement. Mon second fils! je n'en ai point! Bégearss Calmez-vous, monsieur;. raisonnons. La perte d'un enfant chéri peut vous rendre injusteenvers l'autre, envers votre épouse, envers vous. Est-ce donc sur des conjectures qu'il fautjuger de pareils faits? Le Comte Des conjectures? Ah! j'en suis trop certain! Mon grand chagrin est de manquer de preuves.Tant que mon pauvre fils vécut, j'y mettais fort eu d'importance. Héritier de mon nom, de mesplaces, de ma fortune... que me faisait cet autre individu? Mon froid dédain, un nom de terre,une croix de Malte, une pension m'auraient vengé de sa mère et de lui! Mais conçois-tu mondésespoir, en perdant un fils adoré, de voir un étranger succéder à ce rang, à ces titres; et,pour irriter ma douleur, venir tous les jours me donner le nom odieux de son père? Bégearss Monsieur, je crains de vous aigrir, en cherchant à vous apaiser; mais la vertu de votreépouse... Le Comte, avec colère. Ah! ce n'est qu'un crime de plus. Couvrir d'une vie exemplaire un affront tel que celui-là!Commander vingt ans, par ses moeurs, et la piété la plus sévère, l'estime et le respect dumonde, et verser sur moi seul, par cette conduite affectée, tous les torts qu'entraîne après soima prétendue bizarrerie!... Ma haine pour eux s'en augmente. Bégearss Que vouliez-vous donc qu'elle fît, même en la supposant coupable? Est-il au monde quelquefaute qu'un repentir de vingt années ne doive effacer à la fin? Fûtes-vous sans reproche

vous-même? Et cette jeune Florestine, que vous nommez votre pupille, et qui vous touche deplus près... Le Comte Qu'elle assure donc ma vengeance! Je dénaturerai mes biens, et les lui ferai tous passer.Déjà trois millions d'or, arrivés de la Vera-Cruz, vont lui servir de dot; et c'est à toi que je lesdonne. Aide-moi seulement à jeter sur ce don un voile impénétrable. En acceptant monportefeuille et te présentant comme époux, suppose un héritage, un legs de quelque parentéloigné. Bégearss montrant le crêpe de son bras. Voyez que, pour vous obéir, je me suis déjà mis en deuil. Le Comte Quand j'aurai l'agrément du Roi pour l'échange entamé de toutes mes terres d'Espagnecontre des biens dans ce pays je trouverai moyen de vous en assurer la possession à tousdeux. Bégearss, vivement. Et moi, je n'en veux point. Croyez-vous que, sur des soupçons... peut-être encore très peufondés, j'irai me rendre le complice de la spoliation entière de l'héritier de votre nom, d'unjeune homme plein de mérite? car il faut avouer qu'il en a... Le Comte, impatienté. Plus que mon fils, voulez-vous dire? Chacun le pense comme vous; cela m'irrite contre lui!... Bégearss Si votre pupille m'accepte, et si, sur vos grands biens, vous prélevez pour la doter ces troismillions d'or du Mexique, je ne supporte point l'idée d'en devenir propriétaire, et ne lesrecevrai qu'autant que le contrat en contiendra la donation que mon amour sera censé luifaire. Le Comte le serre dans ses bras. Loyal et franc ami! Quel époux je donne à ma fille! Scène VII Suzanne, Le Comte, Bégearss. Suzanne Monsieur, voilà le coffre aux diamants. Ne le gardez pas trop longtemps, que je puisse leremettre en place avant qu'il soit jour chez madame. Le Comte Suzanne, en t'en allant, défends qu'on entre, à moins que je ne sonne. Suzanne, à part. Avertissons Figaro de ceci. (Elle sort.) Scène VIII

Le Comte, Bégearss. Bégearss Quel est votre projet sur l'examen de cet écrin? Le Comte tire de sa poche un bracelet entouré de brillants. Je ne veux plus te déguiser tous les détails de mon affront; écoute. Un certain Léond'Astorga, qui fut jadis mon page, et que l'on nommait Chérubin... Bégearss Je l'ai connu; nous servions dans le régiment dont je vous dois d'être major. Mais il y a vingtans qu'il n'est plus. Le Comte C'est ce qui fonde mon soupçon. Il eut l'audace de l'aimer. Je la crus éprise de lui, jel'éloignai d'Andalousie, par un emploi dans ma légion. Un an après la naissance du fils...qu'un combat détesté m'enlève (il met la main à ses yeux), lorsque je m'embarquai vice-roidu Mexique, au lieu de rester à Madrid, ou dans mon palais à Séville, ou d'habiter AguasFrescas, qui est un superbe séjour, quelle retraite, ami, crois-tu que ma femme choisit? Levilain château d'Astorga, chef-lieu d'une méchante terre que j'avais achetée des parents dece page. C'est là qu'elle a voulu passer les trois années de mon absence: qu'elle y a mis aumonde... (après neuf ou dix mois, que sais-je?) ce misérable enfant, qui porte les traits d'unperfide! jadis, lorsqu'on m'avait peint pour le bracelet de la Comtesse, le peintre, ayant trouvéce page fort joli, désira d'en faire une étude; c'est un des beaux tableaux de mon cabinet. Bégearss Oui... (il baisse les yeux) à telles enseignes que votre épouse... Le Comte, vivement. Ne veut jamais le regarder? Eh bien! sur ce portrait j'ai fait faire celui-ci, dans ce bracelet,pareil en tout au sien, fait par le même joaillier qui monta tous ses diamants; je vais lesubstituer à la place du mien. Si elle en garde le silence, vous sentez que ma preuve estfaite. Sous quelque forme qu'elle en parle une explication sévère éclaircit ma honte àl'instant. Bégearss Si vous demandez mon avis, monsieur, je blâme un tel projet. Le Comte Pourquoi? Bégearss L'honneur répugne à de pareils moyens. Si quelque hasard, heureux ou malheureux, vouseût présenté certains faits, je vous excuserais de les approfondir. Mais tendre un piège! dessurprises! Eh! quel homme, un peu délicat, voudrait prendre un tel avantage sur son plusmortel ennemi? Le Comte Il est trop tard pour reculer: le bracelet est fait, le portrait du page est dedans... Bégearss prend l'écrin.

Monsieur, au nom du véritable honneur... Le Comte a enlevé le bracelet de l'écrin. Ah! mon cher portrait, je te tiens! j'aurai du moins la joie d'en orner le bras de ma fille, centfois plus digne de le porter! (Il y substitue l'autre.) Bégearss feint de s'y opposer. Ils tirent chacun l'écrin de leur coté; Bégearss fait ouvriradroitement le double fond, et dit avec colère: Ah! voilà la boîte brisée! Le Comte regarde. Non; ce n'est qu'un secret que le débat a fait ouvrir. Ce double fond renferme des papiers! Bégearss, s'y opposant. Je me flatte, monsieur, que vous n'abuserez point... Le Comte, impatient. "Si quelque heureux hasard vous eût présenté certains faits, me disais-tu dans le moment, jevous excuserais de les approfondir..." Le hasard me les offre, et je vais suivre ton conseil. (Ilarrache les papiers.) Bégearss, avec chaleur. Pour l'espoir de ma vie entière, je ne voudrais pas devenir complice d'un tel attentat!Remettez ces papiers, monsieur, ou souffrez que je me retire. (Il s'éloigne. - Le Comte tientdes papiers et lit. - Bégearss le regarde en dessous, et s'applaudit secrètement.) Le Comte, avec fureur. Je n'en veux pas apprendre davantage; renferme tous les autres; et moi, je garde celui-ci. Bégearss Non; quel qu'il soit, vous avez trop d'honneur pour commettre une... Le Comte, fièrement. Une?... Achevez! tranchez le mot; je puis l'entendre. Bégearss, se courbant. Pardon, monsieur, mon bienfaiteur! et n'imputez qu'à ma douleur l'indécence de monreproche. Le Comte Loin de t'en savoir mauvais gré, je t'en estime davantage. (Il rejette sur un fauteuil.) Ah!perfide Rosine! car, malgré mes légèretés, elle est la seule pour qui j'aie éprouvé... J'aisubjugué les autres femmes! Ah! je sens à ma rage combien cette indigne passion... Je medéteste de l'aimer! Bègearss Au nom de Dieu, monsieur, remettez ce fatal papier! Scène IX Figaro, Le Comte, Bégearss.

Le Comte se lève. Homme importun, que voulez-vous? Figaro J'entre, parce qu'on a sonné. Le Comte, en colère. J'ai sonné? Valet curieux!... Figaro Interrogez le joaillier, qui l'a entendu comme moi. Le Comte Mon joaillier? que me veut-il? Figaro Il dit qu'il a un rendez-vous pour un bracelet qu'il a fait. (Bégearss, s'apercevant qu'il chercheà voir l'écrin qui est sur la table fait ce qu'il peut pour le masquer.) Le Comte Ah!... Qu'il revienne un autre jour. Figaro, avec malice. Mais pendant que monsieur a l'écrin de madame ouvert, il serait peut-être à propos... Le Comte, en colère. Monsieur l'inquisiteur, partez; et s'il vous échappe un seul mot... Figaro Un seul mot? J'aurais trop à dire; je ne veux rien faire à demi. (Il examine l'écrin, le papierque tient le Comte, lance un fier coup d'oeil à Bégearss, et sort.) Scène X Le Comte, Bégearss. Le Comte Refermons ce perfide écrin. J'ai la preuve que je cherchais. Je la tiens, j'en suis désolé:pourquoi l'ai-je trouvée? Ah! Dieu! lisez, lisez, monsieur Bégearss. Bégearss, repoussant le papier. Entrer dans de pareils secrets! Dieu préserve qu'on m'en accuse! Le Comte Quelle est donc la sèche amitié qui repousse mes confidences? Je vois qu'on n'estcompatissant que pour les maux qu'on éprouva soi-même. Bégearss Quoi! pour refuser ce papier!... (Vivement.) Serrez-le donc, voici Suzanne. (Il referme vite lesecret de l'écrin. - Le Comte met la lettre dans sa veste, sur sa poitrine.)

Scène XI Suzanne, Le Comte, Bégearss. (Le Comte est accablé.) Suzanne accourt. L'écrin, l'écrin! Madame sonne. Bégearss le lui donne. Suzanne, vous voyez que tout y est en bon état. Suzanne Qu'a donc monsieur? il est troublé! Bégearss Ce n'est rien qu'un peu de colère contre votre indiscret mari qui est entré malgré ses ordres. Suzanne, finement. Je l'avais dit pourtant de manière à être entendue. (Elle sort.) Scène XII Léon, Le Comte, Bégearss. Le Comte veut sortir, il voit entrer Léon. Voici l'autre! Léon, timidement, veut embrasser le Comte. Mon père, agréez mon respect. Avez-vous bien passé la nuit? Le Comte, sèchement le repousse. Où fûtes-vous, monsieur, hier au soir? Léon Mon père, on me mena dans une assemblée estimable... Le Comte Où vous fîtes une lecture? Léon On m'invita d'y lire un essai que j'ai fait sur l'abus des voeux monastiques et le droit de s'enrelever. Le Comte, amèrement. Les voeux des chevaliers en sont? Bégearss Qui fut, dit-on, très applaudi? Léon Monsieur, on a montré quelque indulgence pour mon âge.

Le Comte Donc, au lieu de vous préparer à partir pour vos caravanes, à bien mériter de votre ordre,vous vous faites des ennemis? vous allez composant, écrivant sur le ton du jour!... Bientôt onne distinguera plus un gentilhomme savant! Léon, timidement. Mon père, on en distinguera mieux un ignorant d'un homme instruit, et l'homme libre del'esclave. Le Comte Discours d'enthousiaste! On voit où vous en voulez venir. (Il veut sortir.) Léon Mon père!... Le Comte, dédaigneux. Laissez à l'artisan des villes ces locutions triviales. Les gens de notre état ont un langageplus élevé. Qui est-ce qui dit mon père, à la Cour, monsieur? Appelez-moi monsieur! Voussentez l'homme du commun! Son père!... (Il sort; Léon le suit en regardant Bégearss qui luifait un geste de compassion.) Allons, monsieur Bégearss, allons! Acte deuxième Le théâtre représente la bibliothèque du Comte. Scène I Le Comte. Puisqu'enfin je suis seul, lisons cet étonnant écrit, qu'un hasard presque inconcevable a faittomber entre mes mains (Il tire de son sein la lettre de l'écrin, et la lit en pesant sur tous lesmots.) "Malheureux insensé! notre sort est rempli. La surprise nocturne que vous avez oséme faire, dans un château où vous fûtes élevé, dont vous connaissiez les détours; la violence'qui s'en est suivie, enfin votre crime, - le mien... (il s'arrête) le mien reçoit sa juste punition.Aujourd'hui, jour de saint Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde unfils, mon opprobre et mon désespoir. Grâce à de tristes précautions, l'honneur est sauf; maisla vertu n'est plus. - Condamnée désormais à des larmes intarissables, je sens qu'ellesn'effaceront point un crime... dont l'effet reste subsistant. Ne me voyez jamais; c'est l'ordreirrévocable de la misérable Rosine... qui n'ose plus signer un autre nom." (Il porte ses mainsavec la lettre à son front et se promène.)... Qui n'ose plus signer un autre nom!... Ah! Rosine!où est le temps?... Mais tu t'es avilie!... (Il s'agite.) Ce n'est point là l'écrit d'une méchantefemme! Un misérable corrupteur... Mais voyons la réponse écrite sur la même lettre. (Il lit.)"Puisque je ne dois plus vous voir, la vie m'est odieuse et je vais la perdre avec joie dans lavive attaque d'un fort où je ne suis point commandé. "Je vous renvoie tous vos reproches, le portrait que j'ai fait de vous, et la boucle de cheveuxque je vous dérobai. L'ami qui vous rendra ceci quand je ne serai plus est sûr. Il a vu toutmon désespoir. Si la mort d'un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu'onva donner à l'héritier... d'un autre plus heureux!... puis-je espérer que le nom de Léon vousrappellera quelquefois le souvenir du malheureux... qui expire en vous adorant, et signe pour

la dernière fois, Chérubin-Léon d'Astorga..." Puis, en caractères sanglants!... "Blessé à mort,je rouvre cette lettre, et vous écris avec mon sang ce douloureux, cet éternel adieu.Souvenez-vous..." Le reste est effacé par des larmes... (Il s'agite.) Ce n'est point là non plus l'écrit d'un méchanthomme! Un malheureux égarement... (Il s'assied et reste absorbé.) Je me sens déchiré! Scène II Bégearss, Le Comte. (Bégearss, en entrant, s'arrête, le regarde, et se mord le doigt avecmystère.) Le Comte Ah! mon cher ami, venez donc!... Vous me voyez dans un accablement... Bégearss Très effrayant, monsieur, je n'osais avancer. Le Comte Je viens de lire cet écrit. Non, ce n'étaient point là des ingrats ni des monstres, mais demalheureux insensés, comme ils se le disent eux-mêmes... Bégearss Je l'ai présumé comme vous. Le Comte se lève et se promène. Les misérables femmes, en se laissant séduire, ne savent guère les maux qu'elles apprêtent!Elles vont, elles vont... les affronts s'accumulent... et le monde injuste et léger accuse unpère qui se tait, qui dévore en secret ses peines! On le taxe de dureté pour les sentimentsqu'il refuse au fruit d'un coupable adultère!... Nos désordres, à nous, ne leur enlèventpresque rien; ne peuvent, du moins, leur ravir la certitude d'être mères, ce bien inestimablede la maternité! tandis que leur moindre caprice, un goût, une étourderie légère, détruit dansl'homme le bonheur... le bonheur de toute sa vie, la sécurité d'être père. - Ah! ce n'est pointlégèrement qu'on a donné tant d'importance à la fidélité des femmes! Le bien, le mal de lasociété, sont attachés à leur conduite; le paradis ou l'enfer des familles dépend à tout jamaisde l'opinion qu'elles ont donnée d'elles. Bégearss Calmez-vous; voici votre fille. Scène III Florestine, Le Comte, Bégearss. Florestine, un bouquet au côté. On vous disait, monsieur, si occupé, que je n'ai pas osé vous fatiguer de mon respect. Le Comte Occupé de toi, mon enfant! ma fille! Ah! je me plais à te donner ce nom; car j'ai pris soin deton enfance. Le mari de ta mère était fort dérangé; en mourant il ne laissa rien. Elle-même,en quittant la vie, t'a recommandée à mes soins. Je lui engageai ma parole; je la tiendrai, ma

fille, en te donnant un noble époux. Je te parle avec liberté devant cet ami qui nous aime.Regarde autour de toi; choisis! Ne trouves-tu personne ici digne de posséder ton coeur? Florestine, lui baisant la main. Vous l'avez tout entier, monsieur; et si je me vois consultée, je répondrai que mon bonheurest de ne point changer d'état. - Monsieur votre fils en se mariant... (car, sans doute, il nerestera plus dans l'ordre de Malte aujourd'hui), monsieur votre fils, en se mariant, peut seséparer de son père. Ah! permettez que ce soit moi qui prenne soin de vos vieux jours! C'estun devoir, monsieur, que je remplirai avec joie. Le Comte Laisse, laisse monsieur, réservé pour l'indifférence; on ne sera point étonné qu'une enfant sireconnaissante me donne un nom plus doux! Appelle-moi ton père. Bégearss Elle est digne, en honneur, de votre confidence entière... Mademoiselle, embrassez ce bon,ce tendre protecteur. Vous lui devez plus que vous ne pensez. Sa tutelle n'est qu'un devoir. Ilfut l'ami... l'ami secret de votre mère... et, pour tout dire en un seul mot... Scène IV Figaro, La Comtesse, Le Comte, Florestine, Bégearss. (La Comtesse est en robe à peigner.) Figaro, annonçant. Madame la Comtesse. Bégearss jette un regard furieux sur Figaro. (A part.) Au diable le faquin La Comtesse, au Comte. Figaro m'avait dit que vous vous trouviez mal; effrayée, j'accours, et je vois... Le Comte ... Que cet homme officieux vous a fait encore un mensonge. Figaro Monsieur, quand vous êtes passé, vous aviez un air si défait... Heureusement il n'en est rien.(Bégearss l'examine.) La Comtesse Bonjour, monsieur Bégearss... Te voilà, Florestine; je te trouve radieuse... Mais voyez donccomme elle est fraîche et belle! Si le ciel m'eût donné une fille, je l'aurais voulue comme toide figure et de caractère... Il faudra bien que tu m'en tiennes lieu. Le veux-tu, Florestine? Florestine, lui baisant la main. Ah! madame! La Comtesse Qui t'a donc fleurie si matin? Florestine, avec joie.

Madame, on ne m'a point fleurie; c'est moi qui ai fait des bouquets. N'est-ce pas aujourd'huisaint Léon? La Comtesse Charmante enfant, qui n'oublie rien! (Elle la baise au front. - Le Comte fait an geste terrible;Bégearss le retient.) La Comtesse, à Figaro. Puisque nous voilà rassemblés, avertissez mon fils que nous prendrons ici le chocolat. Florestine Pendant qu'ils vont le préparer, mon parrain, faites-nous donc voir ce beau buste deWashington, que vous avez, dit-on, chez vous. Le Comte J'ignore qui me l'envoie: je ne l'ai demandé à personne; et, sans doute, il est pour Léon. Il estbeau; je l'ai là dans mon cabinet: venez tous. (Bégearss, en sortant le dernier, se retournedeux fois pour examiner Figaro qui le regarde de même. Ils ont l'air de se menacer sansparier.) Scène V Figaro, seul, rangeant la table et les tasses pour le déjeuner. Serpent ou basilic! tu peux me mesurer, me lancer des regards affreux! Ce sont les miens quite tueront!... Mais où reçoit-il ses paquets? Il ne vient rien pour lui de la poste à l'hôtel! Est-ilmonté seul de l'enfer?... Quelque autre diable correspond!... Et moi, je ne puis découvrir... Scène VI Figaro, Suzanne. Suzanne, accourt, regarde, et dit très vivement à l'oreille de Figaro. C'est lui que la pupille épouse. - Il a la promesse du Comte. Il guérira Léon de son amour. - Ildétachera Florestine. - Il fera consentir madame. - Il te chasse de la maison. - Il cloître mamaîtresse en attendant que l'on divorce. - Fait déshériter le jeune homme, et me rendmaîtresse de tout. Voilà les nouvelles du jour. (Elle s'enfuit.) Scène VII Figaro, seul. Non, s'il vous plaît, monsieur le Major! nous compterons ensemble auparavant. Vousapprendrez de moi qu'il n'y a que les sots qui triomphent. Grâce à l'Ariane Suzon, je tiens lefil du labyrinthe, et le minotaure est cerné... Je t'envelopperai dans tes pièges et tedémasquerai si bien!... Mais quel intérêt assez pressant lui fait faire une telle école, desserreles dents d'un tel homme? S'en croirait-il assez sûr pour?... La sottise et la vanité sontcompagnes inséparables! Mon politique babille et se confie! il a perdu le coup. Y a faute. Scène VIII

Guillaume, Figaro. Guillaume, avec une lettre. Meissieïr Bégearss! Ché vois qu'il est pas pour ici? Figaro, rangeant le déjeuner. Tu peux l'attendre, il va rentrer. Guillaume, reculant. Meingoth! ch'attendrai pas meissieïr en gombagnie té vous! Mon maître il voudrait point, jéchure. Figaro Il te le défend? Eh bien! donne la lettre; je vais la lui remettre en rentrant. Guillaume, reculant. Pas plis à vous té lettres! O tiaple! il voudra pientôt me jasser. Figaro, à part. Il faut pomper le sot. - (Haut.) Tu... viens de la poste, je crois? Guillaume Tiable! non, ché viens pas. Figaro C'est sans doute quelque missive du gentleman... du parent irlandais dont il vient d'hériter?Tu sais cela, toi, bon Guillaume? Guillaume, riant niaisement. Lettre d'un qu'il est mort, meissieïr! Non, ché vous prie! Celui-là, ché crois pas, partié! Cesera pien plitôt d'un autre. Peut-être il viendrait d'un qu'ils sont là... pas contents, dehors. Figaro D'un de nos mécontents, dis-tu? Guillaume Oui, mais ch'assure pas... Figaro, à part. Cela se peut; il est fourré dans tout. (A Guillaume.) On pourrait voir au timbre, et s'assurer... Guillaume Ch'assure pas; pourquoi? Les lettres il vient chez M. O'Connor; et puis, je sais pas quoi c'esttimpré, moi. Figaro, vivement. O'Connor! banquier irlandais? Guillaume Mon foi! Figaro, revient à lui, froidement.

Ici près, derrière l'hôtel? Guillaume Ein fort choli maison, partié! tes chens très... beaucoup gracieux, si j'osse dire. (Il se retire àl'écart.) Figaro, à lui-même. O fortune! ô bonheur! Guillaume, revenant. Parle pas, fous, de s'té banquier, pour personne, entende-fous? ch'aurais pas dû... Tertaïfle!(Il frappe du pied.) Figaro Va, je n'ai garde; ne crains rien. Guillaume Mon maître, il dit, meissieïr... vous âfre tout l'esprit, et moi pas... Alors c'est chuste... Maispeut-être ché suis mécontent d'avoir dit à fous. Figaro Et pourquoi? Guillaume Ché sais pas. - La valet trahir, voye-fous... L'être un péché qu'il est parpare, vil, et même...puéril. Figaro Il est vrai; mais tu n'as rien dit. Guillaume, désolé. Mon Thié! mon Thié! ché sais pas, là... quoi tire... ou non... (Il se retire en soupirant.) Ah! (Ilregarde niaisement les livres de la bibliothèque.) Figaro, à part. Quelle découverte! Hasard! je te salue. (Il cherche ses tablettes.) Il faut pourtant que jedémêle comment un homme si caverneux s'arrange d'un tel imbécile... De même que lesbrigands redoutent les réverbères... Oui, mais un sot est un falot; la lumière passe à travers.(Il dit en écrivant sur ses tablettes:) O'Connor, banquier irlandais. C'est là qu'il faut quej'établisse mon noir comité de recherches. Ce moyen-là n'est pas trop constitutionnel; ma!Perdio! l'utilité! Et puis, j'ai mes exemples! (Il écrit.) Quatre ou cinq louis d'or au valet chargédu détail de la poste, pour ouvrir dans un cabaret chaque lettre de l'écriture d'Honoré-TartuffeBégearss... Monsieur le tartuffe honoré! vous cesserez enfin de l'être! Un dieu m'a mis survotre piste. (Il serre ses tablettes.) Hasard! dieu méconnu! les anciens t'appelaient Destin!nos gens te donnent un autre nom. Scène IX La Comtesse, Le Comte, Florestine, Bégearss, Figaro, Guillaume. Bégearss aperçoit Guillaume, et dit avec humeur, en lui prenant la lettre:

Ne peux-tu pas me les garder chez moi? Guillaume Ché crois celui-ci, c'est tout comme... (Il sort.) La Comtesse, au Comte. Monsieur, ce buste est un très beau morceau: votre fils l'a-t-il vu? Bégearss, la lettre ouverte. Ah! lettre de Madrid! du secrétaire du ministre! il y a un mot qui vous regarde. (Il lit.) "Dites auComte Almaviva que le courrier qui part demain lui porte l'agrément du Roi pour l'échange detoutes ses terres." (Figaro écoute, et se fait, sans parler, un signe d'intelligence.) La Comtesse Figaro, dis donc à mon fils que nous déjeunons tous ici. Figaro Madame, je vais l'avertir. (Il sort.) Scène X La Comtesse, Le Comte, Florestine, Bégearss. Le Comte, à Bégearss. J'en veux donner avis sur-le-champ à mon acquéreur. Envoyez-moi du thé dans mon arrière-cabinet. Florestine Bon papa, c'est moi qui vous le porterai. Le Comte, bas à Florestine. Pense beaucoup au peu que je t'ai dit. (Il la baise au front et sort.) Scène XI Léon, La Comtesse, Florestine, Bégearss. Léon, avec chagrin. Mon père s'en va quand j'arrive! il m'a traité avec une rigueur... La Comtesse, sévèrement. Mon fils, quels discours tenez-vous? Dois-je me voir toujours froissée par l'injustice dechacun? Votre père a besoin d'écrire à la personne qui échange ses terres Florestine, gaiement. Vous regrettez votre papa? nous aussi nous le regrettons. Cependant, comme il sait quec'est aujourd'hui votre fête, il m'a chargée, monsieur, de vous présenter ce bouquet. (Elle lui fait une grande révérence.) Léon, pendant qu'elle l'ajuste à sa boutonnière.

Il n'en pouvait tuer quelqu'un qui me rendît ses bontés aussi chères... (Il l'embrasse.) Florestine, se débattant. Voyez, madame, si jamais on peut badiner avec lui, sans qu'il abuse au même instant... La Comtesse, souriant. Mon enfant, le jour de sa fête, on peut lui passer quelque chose. Florestine, baissant les yeux. Pour l'en punir, madame, faites-lui lire le discours qui fut, dit-on, tant applaudi hier àl'assemblée. Léon Si maman juge que j'ai tort, j'irai chercher ma pénitence. Florestine Ah! madame, ordonnez-le-lui. La Comtesse Apportez-nous, mon fils, votre discours: moi je vais prendre quelque ouvrage, pour l'écouteravec plus d'attention. Florestine, gaiement. Obstiné! c'est bien fait; et je l'entendrai malgré vous. Léon, tendrement. Malgré moi, quand vous l'ordonnez? Ah! Florestine, j'en défie! (La Comtesse et Léon sortentchacun de leur côté.) Scène XII Florestine, Bégearss. Bégearss, bas. Eh bien! mademoiselle, avez-vous deviné l'époux qu'on vous destine? Florestine, avec joie. Mon cher monsieur Bégearss, vous êtes à tel point notre ami, que je me permettrai depenser tout haut avec vous. Sur qui puis-je porter les yeux? Mon parrain m'a bien dit:Regarde autour de toi, choisis. Je vois l'excès de sa bonté: ce ne peut être que Léon. Maismoi, sans biens, dois-je abuser?... Bégearss, d'un ton terrible. Qui? Leon! son fils? votre frère? Florestine, avec un cri douloureux. Ah! monsieur!... Bégearss Ne vous a-t-il pas dit: Appelle-moi ton père? Réveillez-vous, ma chère enfant! écartez unsonge trompeur, qui pouvait devenir funeste.

Florestine Ah! oui; funeste pour tous deux! Bégearss Vous sentez qu'un pareil secret doit rester caché dans votre âme. (Il sort en la regardant.) Scène XIII Florestine, seule en pleurant. O ciel! il est mon frère et j'ose avoir pour lui... Quel coup d'une lumière affreuse! et dans untel sommeil, qu'il est cruel de s'éveiller! (Elle tombe accablée sur un siège.) Scène XIV Léon, un papier à la main, Florestine. Léon, joyeux, à part. Maman n'est pas rentrée, et monsieur Bégearss est sorti profitons d'un moment heureux. -Florestine, vous êtes ce matin, et toujours, d'une beauté parfaite; mais vous avez un air dejoie, un ton aimable de gaieté qui ranime mes espérances. Florestine, au désespoir. Ah! Léon! (Elle retombe.) Léon Ciel! vos yeux noyés de larmes et votre visage défait m'annoncent quelque grand malheur! Florestine Des malheurs! Ah! Léon, il n'y en a plus que pour moi. Léon Floresta, ne m'aimez-vous plus? lorsque mes sentiments pour vous... Florestine, d'un ton absolu. Vos sentiments? ne m'en parlez jamais. Léon Quoi? l'amour le plus pur... Florestine, au désespoir. Finissez ces cruels discours, ou je vais vous fuir à l'instant. Léon Grand Dieu! qu'est-il donc arrivé? Monsieur Bégearss vous a parlé, mademoiselle. Je veuxsavoir ce que vous a dit ce Bégearss. Scène XV La Comtesse, Florestine, Léon.

Léon, continue. Maman, venez à mon secours! Vous me voyez au désespoir: Florestine ne m'aime plus! Florestine, pleurant. Moi, madame, ne plus l'aimer! Mon parrain, vous et lui, c'est le cri de ma vie entière. La Comtesse Mon enfant, je n'en doute pas. Ton coeur excellent m'en répond. Mais de quoi donc s'afflige-t-il? Léon Maman, vous approuvez l'ardent amour que j'ai pour elle? Florestine, se jetant dans les bras de la Comtesse. Ordonnez-lui donc de se taire! (En pleurant.) Il me fait mourir de douleur! La Comtesse Mon enfant, je ne t'entends point. Ma surprise égale la sienne... Elle frissonne entre mesbras! Qu'a-t-il donc fait qui puisse te déplaire? Florestine, se renversant sur elle. Madame, il ne me déplaît point. Je l'aime et le respecte à l'égal de mon frère; mais qu'iln'exige rien de plus. Léon Vous l'entendez, maman! Cruelle fille, expliquez-vous. Florestine Laissez-moi! laissez-moi! ou vous me causerez la mort. Scène XVI La Comtesse, Florestine, Léon, Figaro arrivant avec l'équipage du thé; Suzanne, de l'autrecôté, avec un métier de tapisserie. La Comtesse Remporte tout, Suzanne, il n'est pas plus question de déjeuner que de lecture. Vous, Figaro,servez du thé à votre maître; il écrit dans son cabinet. Et toi, ma Florestine, viens dans lemien rassurer ton amie. Mes chers enfants, je vous porte en mon coeur! - Pourquoi l'affligez-vous l'un après l'autre sans pitié? Il y a ici des choses qu'il m'est important d'éclaircir. (Ellessortent.) Scène XVII Suzanne, Figaro, Léon. Suzanne, à Figaro. Je ne sais pas de quoi il est question; mais je parierais bien que c'est là du Bégearss toutpur. Je veux absolument prémunir ma maîtresse.

Figaro Attends que je sois plus instruit: nous nous concerterons ce soir. Oh! j'ai fait unedécouverte... Suzanne Et tu me la diras? (Elle sort.) Scène XVIII Figaro, Léon. Léon, désolé. Ah! dieux! Figaro De quoi s'agit-il donc, monsieur? Léon Hélas! je l'ignore moi-même. Jamais je n'avais vu Floresta de si belle humeur, et je savaisqu'elle avait eu un entretien avec mon père. Je la laisse un instant avec monsieur Bégearss;je la trouve seule, en rentrant, les yeux remplis de larmes, et m'ordonnant de la fuir pourtoujours. Que peut-il donc lui avoir dit? Figaro Si je ne craignais pas votre vivacité, je vous instruirais sur des points qu'il vous importe desavoir. Mais lorsque nous avons besoin d'une grande prudence, il ne faudrait qu'un mot devous, trop vif, pour me faire perdre le fruit de dix années d'observations. Léon Ah! s'il ne faut qu'être prudent... Que crois-tu donc qu'il lui ait dit? Figaro Qu'elle doit accepter Honoré Bégearss pour époux; que c'est une affaire arrangée entremonsieur votre père et lui. Léon Entre mon père et lui! Le traître aura ma vie. Figaro Avec ces façons-là, monsieur, le traître n'aura pas votre vie; mais il aura votre maîtresse, etvotre fortune avec elle. Léon Eh bien! ami, pardon; apprends-moi ce que je dois faire. Figaro Deviner l'énigme du sphinx, ou bien en être dévoré. En d'autres termes, il faut vous modérer,le laisser dire, et dissimuler avec lui. Léon, avec fureur.

Me modérer!... Oui, je me modérerai. Mais j'ai la rage dans le coeur! - M'enlever Florestine!Ah! le voici qui vient: je vais m'expliquer... froidement. Figaro Tout est perdu si vous vous échappez. Scène XIX Bégearss, Figaro, Léon. Léon, se contenant mal. Monsieur, monsieur, un mot. Il importe à votre repos que vous répondiez sans détour. -Florestine est au désespoir: qu'avez-vous dit à Florestine? Bégearss, d'un ton glacé. Et qui vous dit que je lui aie parlé? Ne peut-elle avoir des chagrins, sans que j'y sois pourquelque chose? Léon, vivement. Point d'évasions, monsieur. Elle était d'une humeur charmante: en sortant d'avec vous, on lavoit fondre en larmes. De quelque part qu'elle en reçoive, mon coeur partage ses chagrins.Vous m'en direz la cause, ou bien vous m'en ferez raison. Bégearss Avec un ton moins absolu, on peut tout obtenir de moi; je ne sais point céder à des menaces.Léon, furieux. Eh bien! perfide, défends-toi. J'aurai ta vie, ou tu auras la mienne! (Il met la main à sonépée.) Figaro les arrête. Monsieur Bégearss! au fils de votre ami! dans sa maison où vous logez! Bégearss, se contenant. Je sais trop ce que je me dois... Je vais m'expliquer avec lui; mais je n'y veux point detémoins. Sortez, et laissez-nous ensemble. Léon Va, mon cher Figaro: tu vois qu'il ne peut m'échapper. Ne lui laissons aucune excuse. Figaro Moi, je cours avertir son père. (Il sort.) Scène XX Léon, Bégearss. Léon, lui barrant la porte. Il vous convient peut-être mieux de vous battre que de parler. Vous êtes le maître du choix;mais je n'admettrai rien d'étranger à ces deux moyens.

Bégearss, froidement. Léon! un homme d'honneur n'égorge pas le fils de son ami... Devais-je m'expliquer devant unmalheureux valet, insolent d'être parvenu à presque gouverner son maître? Léon, s'asseyant. Au fait, monsieur, je vous attends... Bégearss Oh! que vous allez regretter une fureur déraisonnable! Léon C'est ce que nous verrons bientôt. Bégearss, affectant une dignité froide. Léon! vous aimez Florestine; il y a longtemps que je le vois... Tant que votre frère a vécu, jen'ai pas cru devoir servir un amour malheureux qui ne vous conduisait à rien. Mais depuisqu'un funeste duel, disposant de sa vie, vous a mis en sa place, j'ai eu l'orgueil de croire moninfluence capable de disposer monsieur votre père à vous unir à celle que vous aimez. Jel'attaquais de toutes les manières, une résistance invincible a repoussé tous mes efforts.Désolé de le voir rejeter un projet qui me paraissait fait pour le bonheur de tous... Pardon,mon jeune ami, je vais vous affliger; mais il le faut en ce moment, pour vous sauver d'unmalheur éternel. Rappelez bien votre raison, vous allez en avoir besoin. - J'ai forcé votre pèreà rompre le silence, à me confier son secret. O mon ami! m'a dit enfin le Comte, je connaisl'amour de mon fils; mais puis-je lui donner Florestine pour femme? Celle que l'on croit mapupille... elle est ma fille, elle est sa soeur. Léon, reculant vivement. Florestine?... Ma soeur?... Bégearss Voilà le mot qu'un sévère devoir... Ah! je vous le dois à tous deux: mon silence pouvait vousperdre. Eh bien! Léon, voulez-vous vous battre avec moi? Léon Mon généreux ami! Je ne suis qu'un ingrat, un monstre! oubliez ma rage insensée... Bégearss, bien tartuffe. Mais c'est à condition que ce fatal secret ne sortira jamais. Dévoiler la honte d'un père, ceserait un crime... Léon, se jetant dans ses bras. Ah! jamais. Scène XXI Le Comte, Figaro, Léon, Bégearss. Figaro, accourant. Les voilà, les voilà! Le Comte

Dans les bras l'un de l'autre! Eh! vous perdez l'esprit? Figaro, stupéfait. Ma foi, monsieur... on le perdrait à moins. Le Comte, à Figaro. M'expliquerez-vous cette énigme? Léon, tremblant. Ah! c'est à moi, mon père, à l'expliquer. Pardon! je dois mourir de honte! Sur un sujet assezfrivole, je m'étais... beaucoup oublié. Son caractère généreux, non seulement me rend à laraison, mais il a la bonté d'excuser ma folie en me la pardonnant. Je lui en rendais grâcelorsque vous nous avez surpris. Le Comte Ce n'est pas la centième fois que vous lui devez de la reconnaissance. Au fait, nous lui endevons tous. (Figaro sans parler se donne un coup de poing au front, Bégearss l'examine etsourit.) Le Comte, à son fils. Retirez-vous, monsieur. Votre aveu seul enchaîne ma colère. Bégearss Ah! monsieur, tout est oublié. Le Comte, à Léon. Allez vous repentir d'avoir manqué à mon ami, au vôtre, à l'homme le plus vertueux... Léon, s'en allant. Je suis au désespoir! Figaro, à part, avec colère. C'est une légion de diables enfermés dans un seul pourpoint. Scène XXII Le Comte, Bégearss, Figaro. Le Comte, à Bégearss, à part. Mon ami, finissons ce que nous avons commencé. (A Figaro.) Vous, monsieur l'étourdi, avecvos belles conjectures, donnez-moi les trois millions d'or que vous m'avez vous-mêmeapportés de Cadix, en soixante effets au porteur. Je vous avais chargé de les numéroter. Figaro Je l'ai fait. Le Comte Remettez-m'en le portefeuille. Figaro De quoi? de ces trois millions d'or?

Le Comte Sans doute. Eh bien! qui vous arrête? Figaro, humblement. Moi, monsieur?... Je ne les ai plus. Bégearss Comment, vous ne les avez plus? Figaro, fièrement. Non, monsieur. Bégearss, vivement. Qu'en avez-vous fait? Figaro Lorsque mon maître m'interroge, je lui dois compte de mes actions: mais à vous, je ne vousdois rien. Le Comte, en colère. Insolent! qu'en avez-vous fait? Figaro, froidement. Je les ai portés en dépôt chez monsieur Fal, votre notaire. Bégearss Mais de l'avis de qui? Figaro, fièrement. Du mien; et j'avoue que j'en suis toujours. Bégearss Je vais gager qu'il n'en est rien. Figaro Comme j'ai sa reconnaissance, vous courez risque de perdre la gageure. Bégearss Ou s'il les a reçus, c'est pour agioter. Ces gens-là partagent ensemble. Figaro Vous pourriez un peu mieux parler d'un homme qui vous a obligé. Bégearss Je ne lui dois rien. Figaro Je le crois; quand on a hérité de quarante mille doublons de huit... Le Comte, se fâchant. Avez-vous donc quelque remarque à nous faire aussi là-dessus?

Figaro Qui? moi, monsieur? J'en doute d'autant moins, que j'ai beaucoup connu le parent dontmonsieur hérite. Un jeune homme assez libertin, joueur, prodigue et querelleur, sans frein,sans moeurs, sans caractère, et n'ayant rien à lui, pas même les vices qui l'ont tué; qu'uncombat des plus malheureux... (Le Comte frappe du pied.) Bégearss, en colère. Enfin, nous direz-vous pourquoi vous avez déposé cet or? Figaro Ma foi, monsieur, c'est pour n'en être plus chargé. Ne pouvait-on pas le voler? Que sait-on? Ils'introduit souvent de grands fripons dans les maisons... Bégearss, en colère. Pourtant monsieur veut qu'on le rende. Figaro Monsieur peut l'envoyer chercher. Bégearss Mais ce notaire s'en dessaisira-t-il, s'il ne voit son récépissé? Figaro Je vais le remettre à monsieur; et quand j'aurai fait mon devoir, s'il en arrive quelque mal, ilne pourra s'en prendre à moi. Le Comte Je l'attends dans mon cabinet. Figaro, au Comte. Je vous préviens que monsieur Fal ne les rendra que sur votre reçu; je le lui ai recommandé.(Il sort.) Scène XXIII Le Comte, Bégearss. Bégearss, en colère. Comblez cette canaille, et voyez ce qu'elle devient! En vérité, monsieur, mon amitié me forceà vous le dire: vous devenez trop confiant; il a deviné nos secrets. De valet, barbier,chirurgien, vous l'avez établi trésorier, secrétaire; une espèce de factotum. Il est notoire quece monsieur fait bien ses affaires avec vous. Le Comte Sur la fidélité, je n'ai rien à lui reprocher, mais il est vrai qu'il est d'une arrogance... Bégearss Vous avez un moyen de vous en délivrer en le récompensant. Le Comte

Je le voudrais souvent. Bégearss, confidentiellement. En envoyant le chevalier à Malte, sans doute vous voulez qu'un homme affidé le surveille?Celui-ci, trop flatté d'un aussi honorable emploi, ne peut manquer de l'accepter: vous en voilàdéfait pour bien du temps. Le Comte Vous avez raison, mon ami. Aussi bien m'a-t-on dit qu'il vit très mal avec sa femme. (Il sort.) Scène XXIV Bégearss, seul. Encore un pas de fait!... Ah! noble espion, la fleur des drôles, qui faites ici le bon valet etvoulez nous souffler la dot, en nous donnant des noms de comédie! Grâce aux soinsd'Honoré Tartuffe, vous irez partager le malaise des caravanes, et finirez vos inspections surnous. Acte troisième Le théâtre représente le cabinet de la Comtesse, orné de fleurs de toutes parts. Scène I La Comtesse, Suzanne. La Comtesse Je n'ai pu rien tirer de cette enfant. - Ce sont des pleurs, des étouffements!... Elle se croit destorts envers moi, m'a demandé cent fois pardon; elle veut aller au couvent. Si je rapprochetout ceci de sa conduite envers mon fils, je présume qu'elle se reproche d'avoir écouté sonamour, entretenu ses espérances, ne se croyant pas un parti assez considérable pour lui. -Charmante délicatesse! excès d'une aimable vertu! Monsieur Bégearss apparemment lui ena touché quelques mots qui l'auront amenée à s'affliger sur elle! car c'est un homme siscrupuleux et si délicat sur l'honneur, qu'il s'exagère quelquefois, et se fait des fantômes oùles autres ne voient rien. Suzanne J'ignore d'où provient le mal; mais il se passe ici des choses bien étranges! Quelque démon ysouffle un feu secret. Notre maître est sombre à périr; il nous éloigne tous de lui. Vous êtessans cesse à pleurer. Mademoiselle est suffoquée; monsieur votre fils, désolé!... MonsieurBégearss lui seul, imperturbable comme un dieu, semble n'être affecté de rien, voit tous voschagrins d'un oeil sec... La Comtesse Mon enfant, son coeur les partage. Hélas! sans ce consolateur, qui verse un baume sur nosplaies, dont la sagesse nous soutient, adoucit toutes les aigreurs, calme mon irascible époux,nous serions bien plus malheureux! Suzanne

Je souhaite, madame, que vous ne vous abusiez pas. La Comtesse Je t'ai vue autrefois lui rendre plus de justice! (Suzanne baisse les yeux.) Au reste, il peutseul me tirer du trouble où cette enfant m'a mise. Fais-le prier de descendre chez moi. Suzanne Le voici qui vient à propos; vous vous ferez coiffer plus tard. (Elle sort.) Scène II La Comtesse, Bégearss. La Comtesse, douloureusement. Ah! mon pauvre Major! que se passe-t-il donc ici? Touchons-nous enfin à la crise que j'ai silongtemps redoutée, que j'ai vue de loin se former? L'éloignement du Comte pour monmalheureux fils semble augmenter de jour en jour. Quelque lumière fatale aura pénétréjusqu'à lui. Bégearss Madame, je ne le crois pas. La Comtesse Depuis que le ciel m'a punie par la mort de mon fils aîné, je vois le Comte absolumentchangé: au lieu de travailler avec l'ambassadeur à Rome pour rompre les voeux de Léon, jele vois s'obstiner à l'envoyer à Malte. Je sais de plus, monsieur Bégearss, qu'il dénature safortune, et veut abandonner l'Espagne pour s'établir dans ce pays. - L'autre jour à dîner,devant trente personnes, il raisonna sur le divorce d'une façon à me faire frémir. Bégearss J'y étais, je m'en souviens trop. La Comtesse, en larmes. Pardon, mon digne ami; je ne puis pleurer qu'avec vous! Bégearss Déposez vos douleurs dans le sein d'un homme sensible. La Comtesse Enfin, est-ce lui, est-ce vous qui avez déchiré le coeur de Florestine? Je la destinais à monfils. - Née sans biens, il est vrai, mais noble, belle et vertueuse; élevée au milieu de nous:mon fils, devenu héritier, n'en a-t-il pas assez pour deux? Bégearss Que trop, peut-être; et c'est d'où vient le mal! La Comtesse Mais, comme si le ciel n'eût attendu aussi longtemps que pour me mieux punir d'uneimprudence tant pleurée, tout semble s'unir à la fois pour renverser mes espérances. Monépoux déteste mon fils... Florestine renonce à lui. Aigrie par je ne sais quel motif, elle veut lefuir pour toujours. Il en mourra, le malheureux! voilà ce qui est bien certain. (Elle joint les

mains.) Ciel vengeur! après vingt années de larmes et de repentir, me réservez-vous àl'horreur de voir ma faute découverte? Ah! que je sois seule misérable! mon Dieu, je ne m'enplaindrai pas; mais que mon fils ne porte point la peine d'un crime qu'il n'a pas commis!Connaissez-vous, monsieur Bégearss, quelque remède à tant de maux? Bégearss Oui, femme respectable! et je venais exprès dissiper vos terreurs. Quand on craint unechose, tous nos regards se portent vers cet objet trop alarmant: quoi qu'on dise ou qu'onfasse, la frayeur empoisonne tout! Enfin, je tiens la clef de ces énigmes. Vous pouvez encoreêtre heureuse. La Comtesse L'est-on avec une âme déchirée de remords? Bégearss Votre époux ne fuit point Léon; il ne soupçonne rien sur le secret de sa naissance. La Comtesse, vivement. Monsieur Bégearss! Bégearss Et tous ces mouvements que vous prenez pour de la haine ne sont que l'effet d'un scrupule.Oh! que je vais vous soulager! La Comtesse, ardemment. Mon cher monsieur Bégearss! Bégearss Mais enterrez dans ce coeur allégé le grand mot que je vais vous dire. Votre secret à vous,c'est la naissance de Léon: le sien est celle de Florestine; (plus bas) il est son tuteur... et sonpère. La Comtesse, joignant les mains. Dieu tout-puissant, qui me prends en pitié! Bégearss Jugez de sa frayeur en voyant ces enfants amoureux l'un de l'autre! Ne pouvant dire sonsecret, ni supporter qu'un tel attachement devînt le fruit de son silence, il est resté sombre,bizarre; et s'il veut éloigner son fils, c'est pour éteindre, s'il se peut, par cette absence et parces voeux, un malheureux amour qu'il croit ne pouvoir tolérer. La Comtesse, priant avec ardeur. Source éternelle des bienfaits! ô mon Dieu! tu permets qu'en partie je répare la fauteinvolontaire qu'un insensé me fit commettre; que j'aie de mon côté quelque chose à remettreà cet époux que j'offensai! O Comte Almaviva! mon coeur flétri, fermé par vingt années depeines, va se rouvrir enfin pour toi! Florestine est ta fille; elle me devient chère comme si monsein l'eût portée. Faisons, sans nous parler, l'échange de notre indulgence! Oh! monsieurBégearss, achevez! Bégearss Mon amie, je n'arrête point ces premiers élans d'un bon coeur; les émotions de la joie ne sont

point dangereuses comme celles de la tristesse; mais au nom de votre repos, écoutez-moijusqu'à la fin. La Comtesse Parlez, mon généreux ami: vous à qui je dois tout, parlez. Bégearss Votre époux, cherchant un moyen de garantir sa Florestine de cet amour qu'il croitincestueux, m'a proposé de l'épouser; mais indépendamment du sentiment profond etmalheureux que mon respect pour vos douleurs... La Comtesse, douloureusement. Ah! mon ami, par compassion pour moi... Bégearss N'en parlons plus. Quelques mots d'établissement, tournés d'une forme équivoque, ont faitpenser à Florestine qu'il était question de Léon. Son jeune coeur s'en épanouissait, quand unvalet vous annonça. Sans m'expliquer depuis sur les vues de son père, un mot de moi, laramenant aux sévères idées de la fraternité, a produit cet orage, et la religieuse horreur dontvotre fils ni vous ne pénétriez le motif. La Comtesse Il en était bien loin, le pauvre enfant! Bégearss Maintenant qu'il vous est connu, devons-nous suivre ce projet d'une union qui répare tout?... La Comtesse, vivement. Il faut s'y tenir, mon ami; mon coeur et mon esprit sont d'accord sur ce point, et c'est à moi dela déterminer. Par là, nos secrets sont couverts; nul étranger ne les pénétrera. Après vingtannées de souffrances, nous passerons des jours heureux, et c'est à vous, mon digne ami,que ma famille les devra. Bégearss, élevant le ton. Pour que rien ne les trouble plus, il faut encore un sacrifice, et mon amie est digne de lefaire. La Comtesse Hélas! je veux les faire tous. Bégearss, l'air imposant. Ces lettres, ces papiers d'un infortuné qui n'est plus, il faudra les réduire en cendres. La Comtesse, avec douleur. Ah! Dieu! Bégearss Quand cet ami mourant me chargea de vous les remettre, son dernier ordre fut qu'il fallaitsauver votre honneur, en ne laissant aucune trace de ce qui pourrait l'altérer. La Comtesse

Dieu! Dieu! Bégearss Vingt ans se sont passés sans que j'aie pu obtenir que ce triste aliment de votre éternelledouleur s'éloignât de vos yeux. Mais indépendamment du mal que tout cela vous fait, voyezquel danger vous courez! La Comtesse Eh! que peut-on avoir à craindre! Begearss, regardant si on peut l'entendre. (Parlant bas.) Je ne soupçonne point Suzanne; mais une femme de chambre, instruite que vous conservezces papiers, ne pourrait-elle pas un jour s'en faire un moyen de fortune? Un seul remis àvotre époux, que peut-être il payerait bien cher, vous plongerait dans des malheurs... La Comtesse Non, Suzanne a le coeur trop bon... Bégearss, d'un ton plus élevé, très ferme. Ma respectable amie, vous avez payé votre dette à la tendresse, à la douleur, à vos devoirsde tous les genres; et si vous êtes satisfaite de la conduite d'un ami, j'en veux avoir larécompense. Il faut brûler tous ces papiers, éteindre tous ces souvenirs d'une faute autantexpiée! Mais pour ne jamais revenir sur un sujet si douloureux, j'exige que le sacrifice en soitfait dans ce même instant. La Comtesse, tremblante. Je crois entendre Dieu qui parle! Il m'ordonne de l'oublier, de déchirer le crêpe obscur dontsa mort a couvert ma vie. Oui, mon Dieu! je vais obéir à cet ami que vous m'avez donné.(Elle sonne.) Ce qu'il exige en votre nom, mon repentir le conseillait: mais ma faiblesse acombattu. Scène III Suzanne, La Comtesse, Bégearss. La Comtesse Suzanne, apporte-moi le coffret de mes diamants. - Non, je vais le prendre moi-même; il tefaudrait chercher la clef... Scène IV Suzanne, Bégearss. Suzanne, un peu troublée. Monsieur Bégearss, de quoi s'agit-il donc? Toutes les têtes sont renversées! Cette maisonressemble à l'hôpital des fous! Madame pleure; mademoiselle étouffe; le chevalier Léon parlede se noyer; monsieur est enfermé, et ne veut voir personne. Pourquoi ce coffre auxdiamants inspire-t-il en ce moment tant d'intérêt à tout le monde? Bégearss, mettant son doigt sur sa bouche, en signe de mystère.

Chut! ne montre ici nulle curiosité! Tu le sauras dans peu... Tout va bien; tout est bien...Cette journée vaut... Chut... Scène V La Comtesse, Bégearss, Suzanne. La Comtesse, tenant le coffret aux diamants. Suzanne, apporte-nous du feu dans le brasero du boudoir. Suzanne Si c'est pour brûler des papiers, la lampe de nuit allumée est encore là dans l'athénienne.(Elle l'avance.) La Comtesse Veille à la porte, et que personne n'entre. Suzanne, en sortant, à part. Courons, avant, avertir Figaro. Scène VI La Comtesse, Bégearss. Bégearss Combien j'ai souhaité pour vous le moment auquel nous touchons! La Comtesse, étouffée. O mon ami! quel jour nous choisissons pour consommer ce sacrifice! celui de la naissancede mon malheureux fils! A cette époque, tous les ans, leur consacrant cette journée, jedemandais pardon au ciel, et je m'abreuvais de mes larmes en relisant ces tristes lettres. Jeme rendais au moins le témoignage qu'il y eut entre nous plus d'erreur que de crime. Ah!faut-il donc brûler tout ce qui me reste de lui? Bégearss Quoi! madame, détruisez-vous ce fils qui vous le représente? Ne lui devez-vous pas unsacrifice qui le préserve de mille affreux dangers? Vous vous le devez à vous-même, et lasécurité de votre vie entière est attachée peut-être à cet acte imposant! (Il ouvre le secret del'écrin et en tire les lettres.) La Comtesse, surprise. Monsieur Bégearss, vous l'ouvrez mieux que moi!... Que je les lise encore! Bégearss, sévèrement. Non, je ne le permettrai pas. La Comtesse Seulement la dernière, où, traçant ses tristes adieux du sang qu'il répandit pour moi, il m'adonné la leçon du courage dont j'ai tant besoin aujourd'hui. Bégearss, s'y opposant.

Si vous lisez un mot, nous ne brûlerons rien. Offrez au ciel un sacrifice entier, courageux,volontaire, exempt des faiblesses humaines! ou, si vous n'osez l'accomplir, c'est à moi d'êtrefort pour vous. Les voilà toutes dans le feu. (Il y jette le paquet.) La Comtesse, vivement. Monsieur Bégearss! cruel ami! c'est ma vie que vous consumez! Qu'il m'en reste au moins unlambeau. (Elle veut se précipiter sur les lettres enflammées. - Bégearss la retient à bras-le-corps.) Bégearss J'en jetterai la cendre au vent. Scène VII Suzanne, Le Comte, Figaro, La Comtesse, Bégearss. Suzanne accourt. C'est monsieur, il me suit; mais amené par Figaro. Le Comte, les surprenant en cette posture. Qu'est-ce donc que je vois, madame! D'où vient ce désordre? quel est ce feu, ce coffre, cespapiers? Pourquoi ce débat et ces pleurs? (Bégearss et la Comtesse restent confondus.)Vous ne répondez point? Bégearss se remet, et dit d'un ton pénible. J'espère, monsieur, que vous n'exigez pas qu'on s'explique devant vos gens. J'ignore queldessein vous fait surprendre ainsi madame! Quant à moi, je suis résolu de soutenir moncaractère en rendant un hommage pur à la vérité, quelle qu'elle soit. Le Comte, à Figaro et à Suzanne. Sortez tous deux. Figaro Mais, monsieur, rendez-moi du moins la justice de déclarer que je vous ai remis le récépissédu notaire sur le grand objet de tantôt. Le Comte Je le fais volontiers, puisque c'est réparer un tort. (A Bégearss.) Soyez certain, monsieur, quevoilà le récépissé. (Il le remet dans sa poche. - Figaro et Suzanne sortent chacun de leurcôté.) Figaro, bas à Suzanne, en s'en allant. S'il échappe à l'explication!... Suzanne, bas. Il est bien subtil! Figaro, bas. Je l'ai tué!

Scène VIII La Comtesse, Le Comte, Bégearss. Le Comte, d'un ton sérieux. Madame, nous sommes seuls. Bégearss, encore ému. C'est moi qui parlerai. Je subirai cet interrogatoire. M'avez-vous vu, monsieur, trahir la véritédans quelque occasion que ce fût? Le Comte, sèchement. Monsieur... je ne dis pas cela. Bégearss, tout à fait remis. Quoique je sois loin d'approuver cette inquisition peu décente, l'honneur m'oblige à répéterce que je disais à madame, en répondant à sa consultation : "Tout dépositaire de secrets ne doit jamais conserver de papiers s'ils peuvent compromettreun ami qui n'est plus, et qui les mit sous notre garde. Quelque chagrin qu'on ait à s'endéfaire, et quelque intérêt même qu'on eût à les garder, le saint respect des morts doit avoirle pas devant tout." (Il montre Le Comte.) Un accident inopiné ne peut-il pas en rendre unadversaire possesseur? (Le Comte le tire par la manche pour qu'il ne pousse pas l'explicationplus loin.) Auriez-vous dit, monsieur, autre chose en ma position? Qui cherche des conseilstimides ou le soutien d'une faiblesse honteuse, ne doit point s'adresser à moi! vous en avezdes preuves l'un et l'autre, et vous surtout, monsieur Le Comte! (Le Comte lui fait un signe.)Voilà sur la demande que m'a faite madame, et sans chercher à pénétrer ce que contenaientces papiers, ce qui m'a fait lui donner un conseil pour la sévère exécution duquel je l'ai vuemanquer de courage; je n'ai pas hésité d'y substituer le mien, en combattant ses délaisimprudents. Voilà quels étaient nos débats; mais, quelque chose qu'on en pense, je neregretterai point ce que j'ai dit, ce que j'ai fait. (Il lève les bras.) Sainte amitié! tu n'es rienqu'un vain titre, si l'on ne remplit pas tes austères devoirs. - Permettez que je me retire. Le Comte, exalté. O le meilleur des hommes! Non, vous ne nous quitterez ras. - Madame, il va nous appartenirde plus près; je lui donne ma Florestine. La Comtesse, avec vivacité. Monsieur, vous ne pouviez pas faire un plus digne emploi du pouvoir que la loi vous donnesur elle. Ce choix a mon assentiment si vous le jugez nécessaire et le plus tôt vaudra lemieux. Le Comte, hésitant. Eh bien!... ce soir... sans bruit... votre aumônier... La Comtesse, avec ardeur. Eh bien! moi qui lui sers de mère, je vais la préparer à l'auguste cérémonie: mais laisserez-vous votre ami seul généreux envers ce digne enfant? J'ai du plaisir à penser le contraire. Le Comte, embarrassé. Ah! madame... croyez... La Comtesse, avec joie.

Oui, monsieur, je le crois. C'est aujourd'hui la fête de mon fils; ces deux événements réunisme rendent cette journée bien chère. (Elle sort.) Scène IX Le Comte, Bégearss Le Comte, la regardant aller. Je ne reviens pas de mon étonnement. Je m'attendais à des débats, à des objections sansnombre; et je la trouve juste, bonne, généreuse envers mon enfant! Moi qui lui sers de mère,dit-elle... Non, ce n'est point une méchante femme! elle a dans ses actions une dignité quim'impose... un ton qui brise les reproches, quand on voudrait l'en accabler. Mais, mon ami, jem'en dois à moi-même, pour la surprise que j'ai montrée en voyant brûler ces papiers. Bégearss Quant à moi, je n'en ai point eu, voyant avec qui vous veniez. Ce reptile vous a sifflé quej'étais là pour trahir vos secrets? De si basses imputations n'atteignent point un homme dema hauteur: je les vois ramper loin de moi. Mais, après tout, monsieur, que vous importaientces papiers? n'aviez-vous pas pris malgré moi tous ceux que vous vouliez garder? Ah! plûtau ciel qu'elle m'eût consulté plus tôt! vous n'auriez pas contre elle des preuves sansréplique! Le Comte, avec douleur. Oui, sans réplique! (Avec ardeur.) Otons-les de mon sein: elles me brûlent la poitrine. (Il tirela lettre de son sein, et la met dans sa poche.) Bégearss continue avec douceur. Je combattrais avec plus d'avantage en faveur du fils de la loi; car enfin il n'est pascomptable du triste sort qui l'a mis dans vos bras. Le Comte, reprend sa fureur. Lui dans mes bras? jamais! Bégearss Il n'est point coupable non plus dans son amour pour Florestine; et cependant, tant qu'il resteprès d'elle, puis-je m'unir à cette enfant, qui, peut-être éprise elle-même, ne cédera qu'à sonrespect pour vous? La délicatesse blessée... Le Comte Mon ami, je t'entends! et ta réflexion me décide à le faire partir sur-le-champ. Oui, je seraimoins malheureux quand ce fatal objet ne blessera plus mes regards. Mais commententamer ce sujet avec elle? Voudra-t-elle s'en séparer? Il faudra donc faire un éclat? Bégearss Un éclat!... non... mais le divorce, accrédité chez cette nation hasardeuse, vous permettrad'user de ce moyen. Le Comte Moi, publier ma honte! Quelques lâches l'ont fait! c'est le dernier degré de l'avilissement dusiècle. Que l'opprobre soit le partage de qui donne un pareil scandale, et des fripons qui leprovoquent!

Bégearss J'ai fait envers elle, envers vous, ce que l'honneur me prescrivait. Je ne suis point pour lesmoyens violents, surtout quand il s'agit d'un fils... Le Comte Dites d'un étranger, dont je vais hâter le départ. Bégearss N'oubliez pas cet insolent valet. Le Comte J'en suis trop las pour le garder. Toi, cours, ami, chez mon notaire; retire, avec mon reçu quevoila, mes trois millions d'or déposés. Alors tu peux à juste titre être généreux au contrat, qu'ilnous faut brusquer aujourd'hui... car te voilà bien possesseur... (Il lui remet le reçu, le prendsous le bras, et ils sortent.) Et ce soir à minuit, sans bruit, dans la chapelle de madame... (Onn'entend pas le reste.) Acte quatrième Le théâtre représente le même cabinet de la Comtesse. Scène I Figaro, seul, agité, regardant de côté et d'autre. Elle me dit: "Viens à six heures au cabinet: c'est le plus sûr pour nous parler..." Je brusquetout dehors, et Je rentre en sueur! Où est-elle? (Il se promène en s'essuyant.) Ah! parbleu, jene suis pas fout je les ai vus sortir d'ici, monsieur le tenant sous le bras!... Eh bien! pour unéchec, abandonnons-nous la partie? Un orateur fuit-il lâchement la tribune pour un argumenttué sous lui? Mais quel détestable endormeur! (Vivement.) Parvenir à brûler les lettres demadame, pour qu'elle ne voie pas qu'il en manque; et se tirer d'un éclaircissement!... C'estl'enfer concentré tel que Milton nous l'a dépeint! (D'un ton badin.) J'avais raison tantôt, dansma colère: Honoré Bégearss est le diable que les Hébreux nommaient Légion; et, si l'on yregardait bien, on verrait le lutin avoir le pied fourchu, seule partie, disait ma mère, que lesdémons ne peuvent déguiser. (Il rit.) Ah! ah! ah! ma gaieté me revient; d'abord, parce que j'aimis l'or du Mexique en sûreté chez Fal; ce qui nous donnera du temps. (Il frappe d'un billetsur sa main); et puis... Docteur en toute hypocrisie! Vrai major d'infernal Tartuffe! grâce auhasard qui régit tout, à ma tactique, à quelques louis semés, voici qui me promet une lettrede toi, où, dit-on, tu poses le masque, à ne rien laisser désirer! (Il ouvre le billet et dit :) Lecoquin qui l'a lue en veut cinquante louis?... eh bien! il les aura, si la lettre les vaut; uneannée de mes gages sera bien employée, si je parviens à détromper un maître à qui nousdevons tant... Mais où es-tu, Suzanne, pour en rire? O che piacere!... A demain donc! car jene vois pas que rien périclite ce soir... Et pourquoi perdre un temps? Je m'en suis toujoursrepenti... (Très vivement.) Point de délai, courons attacher le pétard, dormons dessus: la nuitporte conseil, et demain matin nous verrons qui des deux fera sauter l'autre. Scène II Bégearss, Figaro.

Bégearss, raillant. Eeeh! c'est mons Figaro! La place est agréable, puisqu'on y retrouve monsieur. Figaro, du même ton. Ne fût-ce que pour avoir la joie de l'en chasser une autre fois. Bégearss De la rancune pour si peu! Vous êtes bien bon d'y songer! chacun n'a-t-il pas sa manie? Figaro Et celle de monsieur est de ne plaider qu'à huis clos? Bégearss, lui frappant sur l'épaule. Il n'est pas essentiel qu'un sage entende tout, quand il sait si bien deviner. Figaro Chacun se sert des petits talents que le ciel lui a départis. Bégearss Et l'intrigant compte-t-il gagner beaucoup avec ceux qu'il nous montre ici? Figaro Ne mettant rien à la partie, j'ai tout gagné... si je fais perdre l'autre. Bégearss, piqué. On verra le jeu de monsieur. Figaro Ce n'est pas de ces coups brillants qui éblouissent la galerie. (Il prend un air niais.) Maischacun pour soi, Dieu pour tous, comme a dit le roi Salomon, Bégearss, souriant. Belle sentence! N'a-t-il pas dit aussi: le soleil luit pour tout le monde? Figaro, fièrement. Oui, en dardant sur le serpent prêt à mordre la main de son imprudent bienfaiteur! (Il sort.) Scène III Bégearss, seul, le regardant aller. Il ne farde plus ses desseins! Notre homme est fier? Bon signe, il ne sait rien des miens; ilaurait la mine bien longue s'il était instruit qu'à minuit... (Il cherche dans ses pochesvivement.) Eh bien! qu'ai-je fait du papier? Le voici. (Il lit.) "Reçu de monsieur Fal, notaire, lestrois millions d'or spécifiés dans le bordereau ci-dessus. A Paris, le... Almaviva." - C'est bon;je tiens la pupille et l'argent! Mais ce n'est point assez: cet homme est faible, il ne finira rienpour le reste de sa fortune. La Comtesse lui en impose; il la craint, l'aime encore... Elle n'irapoint au couvent, si je ne les mets aux prises, et ne le force à s'expliquer... brutalement. (Il sepromène.) - Diable! ne risquons pas ce soir un dénouement aussi scabreux! En précipitanttrop les choses, on se précipite avec elles! Il sera temps demain, quand j'aurai bien serré ledoux lien sacramentel qui va les enchaîner à moi! (Il appuie ses deux mains sur sa poitrine.)

Eh bien, maudite joie, qui me gonfles le coeur! ne peux-tu donc te contenir?... Ellem'étouffera, la fougueuse, ou me livrera comme un sot, si je ne la laisse un peu s'évaporerpendant que je suis seul ici. Sainte et douce crédulité! l'époux te doit la magnifique dot! Pâledéesse de la nuit, il te devra bientôt sa froide épouse. (Il frotte ses mains de joie.) Bégearss!heureux Bégearss!... Pourquoi l'appelez-vous Bégearss? n'est-il donc pas plus d'à moitié leseigneur Comte Almaviva? (D'un ton terrible.) Encore un pas, Bégearss! et tu l'es tout à fait. -Mais il te faut auparavant... Ce Figaro pèse sur ma poitrine! car c'est lui qui l'a fait venir!... Lemoindre trouble me perdrait... Ce valet-là me portera malheur... C'est le plus clairvoyantcoquin!... Allons, allons, qu'il parte avec son chevalier errant! Scène IV Bégearss, Suzanne. Suzanne, accourant, fait un cri d'étonnement de voir un autre que Figaro. Ah! (A part.) Ce n'est pas lui! Bégearss Quelle surprise? Et qu'attendais-tu donc? Suzanne, se remettant. Personne. On se croit seule ici... Bégearss Puisque je t'y rencontre, un mot avant le comité. Suzanne Que parlez-vous de comité? Réellement, depuis deux ans, on n'entend plus du tout la languede ce pays. Bégearss, riant sardoniquement. Hé! hé! (Il pétrit dans sa boîte une prise de tabac, d'un air content de lui.) Ce comité, machère, est une conférence entre la Comtesse, son fils, notre jeune pupille et moi, sur le grandobjet que tu sais. Suzanne Après la scène que j'ai vue, osez-vous encore l'espérer? Bégearss, bien fat. Oser l'espérer!... Non. Mais seulement... je l'épouse ce soir. Suzanne, virement. Malgré son amour pour Léon? Bégearss Bonne femme, qui me disais: Si vous faites cela, monsieur... Suzanne Eh! qui eût pu l'imaginer? Bégearss, prenant son tabac en plusieurs fois.

Enfin que dit-on? parle-t-on? Toi qui vis dans l'intérieur, qui as l'honneur des confidences, ypense-t-on du bien de moi? car c'est là le point important. Suzanne L'important serait de savoir quel talisman vous employez pour dominer tous les esprits.Monsieur ne parle de vous qu'avec enthousiasme, ma maîtresse vous porte aux nues, sonfils n'a d'espoir qu'en vous seul, notre pupille vous révère!... Bégearss, d'un ton bien fat, secouant le tabac de son jabot. Et toi, Suzanne, qu'en dis-tu? Suzanne Ma foi, monsieur, je vous admire! Au milieu du désordre affreux que vous entretenez ici, vousseul êtes calme et tranquille; il me semble entendre un génie qui fait tout mouvoir à son gré. Bégearss, bien fat. Mon enfant, rien n'est plus aisé. D'abord, il n'est que deux pivots sur qui roule tout dans lemonde: la morale et la politique. La morale, tant soit peu mesquine, consiste à être juste etvrai; elle est, dit-on, la clef de quelques vertus routinières, Suzanne Quant à la politique?... Bégearss, avec chaleur. Ah! c'est l'art de créer des faits, de dominer, en se jouant les événements et les hommes;l'intérêt est son but, l'intrigue son moyen: toujours sobre de vérités, ses vastes et richesconceptions sont un prisme qui éblouit. Aussi profonde que l'Etna, elle brûle et grondelongtemps avant d'éclater au-dehors; mais alors rien ne lui résiste. Elle exige de hautstalents: le scrupule seul peut lui nuire; (en riant) c'est le secret des négociateurs. Suzanne Si la morale ne vous échauffe pas, l'autre, en revanche, excite en vous un assez vifenthousiasme! Bégearss, averti, revient a lui. Eh!... ce n'est pas elle; c'est toi! - Ta comparaison d'un génie... - Le chevalier vient; laisse-nous. Scène V Léon, Bégearss. Léon Monsieur Bégearss, je suis au désespoir! Bégearss, d'un ton protecteur. Qu'est-il arrivé, jeune ami? Léon Mon père vient de me signifier, avec une dureté!... que j'eusse à faire, sous deux jours, tousles apprêts de mon départ pour Malte. Point d'autre train, dit-il, que Figaro, qui

m'accompagne, et un valet qui courra devant nous. Bégearss Cette conduite est en effet bizarre pour qui ne sait pas son secret; mais nous qui l'avonspénétré, notre devoir est de le plaindre. Ce voyage est le fruit d'une frayeur bien excusable:Malte et vos voeux ne sont que le prétexte; un amour qu'il redoute est son véritable motif. Léon, avec douleur. Mais, mon ami, puisque vous l'épousez? Bégearss, confidentiellement. Si son frère le croit utile à suspendre un fâcheux départ!... Je ne verrais qu'un seul moyen... Léon O mon ami! dites-le-moi. Bégearss Ce serait que madame votre mère vainquît cette timidité qui l'empêche, avec lui, d'avoir uneopinion à elle; car sa douceur vous nuit bien plus que ne ferait un caractère trop ferme. -Supposons qu'on lui ait donné quelque prévention injuste: qui a le droit, comme une mère, derappeler un père à la raison? Engagez-la à le tenter... non pas aujourd'hui, mais... demain, etsans y mettre de faiblesse, Léon Mon ami, vous avez raison: cette crainte est son vrai motif. Sans doute, il n'y a que ma mèrequi puisse le faire changer. La voici qui vient avec celle... que je n'ose plus adorer. (Avecdouleur.) O mon ami! rendez-la bien heureuse! Bégearss, caressant. En lui parlant tous les jours de son frère. Scène VI La Comtesse, Florestine, Bégearss, Suzanne, Léon. La Comtesse, coiffée, parée, portant une robe rouge et noire, et son bouquet de mêmecouleur. Suzanne, donne mes diamants. (Suzanne va les chercher.) Bégearss, affectant de la dignité. Madame, et vous mademoiselle, je vous laisse avec cet ami; je confirme d'avance tout cequ'il va vous dire. Hélas! ne pensez point au bonheur que j'aurais de vous appartenir à tous;votre repos doit seul vous occuper. Je n'y veux concourir que sous la forme que vousadopterez: mais, soit que mademoiselle accepte ou non mes offres, recevez ma déclarationque toute la fortune dont je viens d'hériter lui est destinée de ma part, dans un contrat, ou parun testament; je vais en faire dresser les actes: mademoiselle choisira. Après ce que je viensde dire, il ne conviendrait pas que ma présence ici gênât un parti qu'elle doit rendre en touteliberté: mais, quel qu'il soit, ô mes amis! sachez qu'il est sacré pour moi: je l'adopte sansrestrictions. (Il salue profondément et sort.)

Scène VII La Comtesse, Léon, Florestine. La Comtesse le regarde aller. C'est un ange envoyé du ciel pour réparer tous nos malheurs. Léon, avec une douleur ardente. O Florestine! il faut céder: ne pouvant être l'un à l'autre, nos premiers élans de douleur nousavaient fait jurer de n'être jamais à personne; j'accomplirai ce serment pour nous deux. Cen'est pas tout à fait vous perdre, puisque je retrouve une soeur où j'espérais posséder uneépouse. Nous pourrons encore nous aimer. Scène VIII La Comtesse, Léon, Florestine, Suzanne. (Suzanne apporte l'écrin.) La Comtesse, en parlant, met ses boucles d'oreilles, ses bagues, son bracelet, sans rienregarder. Florestine! épouse Bégearss, ses procédés l'en rendent digne: et puisque cet hymen fait lebonheur de ton parrain, il faut l'achever aujourd'hui. (Suzanne sort et emporte l'écrin.) Scène IX La Comtesse, Léon, Florestine. La Comtesse, à Léon. Nous, mon fils, ne sachons jamais ce que nous devons ignorer. Tu pleures, Florestine! Florestine, pleurant. Ayez pitié de moi, madame! Eh! comment soutenir autant d'assauts dans un seul jour? Apeine j'apprends qui je suis, qu'il faut renoncer à moi-même et me livrer... Je meurs dedouleur et d'effroi. Dénuée d'objections contre monsieur Bégearss, je sens mon coeur àl'agonie en pensant qu'il peut devenir... Cependant il le faut, il faut me sacrifier au bien de cefrère chéri, à son bonheur... que je ne puis plus faire. Vous dites que je pleure! Ah! je faisplus pour lui que si je lui donnais ma vie! Maman, ayez pitié de nous..., bénissez vos enfants!ils sont bien malheureux! (Elle se jette à genoux. Léon en fait autant.) La Comtesse, leur imposant les mains. Je vous bénis, mes chers enfants. Ma Florestine, je t'adopte. Si tu savais à quel point tu m'eschère! Tu seras heureuse, ma fille, et du bonheur de la vertu; celui-là peut dédommager desautres. (Ils se relèvent.) Florestine Mais, croyez-vous, madame, que mon dévouement le ramène à Léon, à son fils? car il nefaut pas se flatter: son injuste prévention va quelquefois jusqu'à la haine. La Comtesse Chère fille, j'en ai l'espoir. Léon

C'est l'avis de monsieur Bégearss: il me l'a dit; mais il m'a dit aussi qu'il n'y a que maman quipuisse opérer ce miracle. Aurez-vous donc la force de lui parler en ma faveur? La Comtesse Je l'ai tenté souvent, mon fils, mais sans aucun fruit apparent. Léon O ma digne mère! c'est votre douceur qui m'a nui. La crainte de le contrarier vous a tropempêchée d'user de la juste influence que vous donnent votre vertu et le respect profonddont vous êtes entourée. Si vous lui parliez avec force, il ne vous résisterait pas. La Comtesse Vous le croyez, mon fils? je vais l'essayer devant vous. Vos reproches m'affligent presqueautant que son injustice. Mais pour que vous ne gêniez pas le bien que je dirai de vous,mettez-vous dans mon cabinet; vous m'entendrez, de là, plaider une cause si juste: vousn'accuserez plus une mère de manquer d'énergie quand il faut défendre son fils! (Ellesonne.) Florestine, la décence ne te permet pas de rester: va t'enfermer; demande au cielqu'il m'accorde quelque succès et rende enfin la paix à ma famille désolée. (Florestine sort.) Scène X Suzanne, La Comtesse, Léon. Suzanne Que veut madame? elle a sonné. La Comtesse Prie monsieur, de ma part, de passer un moment ici. Suzanne, effrayée. Madame! vous me faites trembler! Ciel! que va-t-il donc se passer? Quoi! monsieur qui nevient jamais... sans... La Comtesse Fais ce que je te dis, Suzanne, et ne prends nul souci du reste. (Suzanne sort, en levant lesbras au ciel de terreur.) Scène XI La Comtesse, Léon. La Comtesse Vous allez voir, mon fils, si votre mère est faible en défendant vos intérêts! Mais laissez-moime recueillir, me préparer, par la prière, à cet important plaidoyer. (Léon entre au cabinet desa mère.) Scène XII La Comtesse, seule, une genou sur son fauteuil.

Ce moment me semble terrible comme le jugement dernier! Mon sang est prêt à s'arrêter... Omon Dieu! donnez-moi la force de frapper au coeur d'un époux! (Plus bas.) Vous seulconnaissez les motifs qui m'ont toujours fermé la bouche! Ah! s'il ne s'agissait du bonheur demon fils, vous savez, ô mon Dieu! si j'oserais dire un seul mot pour moi! Mais enfin, s'il estvrai qu'une faute pleurée vingt ans ait obtenu de vous un pardon généreux, comme un amisage m'en assure, ô mon Dieu, donnez-moi la force de frapper au coeur d'un époux! Scène XIII La Comtesse, Le Comte, Léon caché. Le Comte, sèchement. Madame, on dit que vous me demandez? La Comtesse, timidement. J'ai cru, monsieur, que nous serions plus libres dans ce cabinet que chez vous. Le Comte M'y voilà, madame; parlez. La Comtesse, tremblante. Asseyons-nous, monsieur, je vous conjure, et prêtez-moi votre attention. Le Comte, impatient, Non, j'entendrai debout; vous savez qu'en parlant je ne saurais tenir en place. La Comtesse, s'asseyant, avec un soupir, et parlant bas. Il s'agit de mon fils... monsieur. Le Comte, brusquement. De votre fils, madame? La Comtesse Et quel autre intérêt pourrait vaincre ma répugnance à engager un entretien que vous nerecherchez jamais? Mais je viens de le voir dans un état à faire compassion: l'esprit troublé,le coeur serré de l'ordre que vous lui donnez de partir sur-le-champ; surtout du ton de duretéqui accompagne cet exil. Eh! comment a-t-il encouru la disgrâce d'un p... d'un homme sijuste? Depuis qu'un exécrable duel nous a ravi notre autre fils... Le Comte, les mains sur le visage, avec un air de douleur. Ah!... La Comtesse Celui-ci, qui jamais ne dût connaître le chagrin, a redoublé de soins et d'attentions pouradoucir l'amertume des nôtres! Le Comte, se promenant doucement. Ah!... La Comtesse Le caractère emporté de son frère, son désordre, ses goûts et sa conduite déréglée nous endonnaient souvent de bien cruels. Le ciel sévère, mais sage en ses décrets, en nous privant

de cet enfant, nous en a peut-être épargné de plus cuisants pour l'avenir. Le Comte, avec douleur. Ah!... ah!... La Comtesse Mais enfin, celui qui nous reste a-t-il jamais manqué à ses devoirs? Jamais le plus légerreproche fut-il mérité de sa part? Exemple des hommes de son âge, il a l'estime universelle: ilest aimé, recherché, consulté. Son p... protecteur naturel, mon époux seul, paraît avoir lesyeux fermés sur un mérite transcendant, dont l'éclat frappe tout le monde. (Le Comte sepromène plus vite sans parler. - La Comtesse, prenant courage de son silence, continue d'unton plus ferme, et l'élève par degrés.) En tout autre sujet, monsieur, je tiendrais à fort grandhonneur de vous soumettre mon avis, de modeler mes sentiments, ma faible opinion sur lavôtre; mais il s'agit... d'un fils... (Le Comte s'agite en marchant.) Quand il avait un frère aîné,l'orgueil d'un très grand nom le condamnant au célibat, l'ordre de Malte était son sort. Lepréjugé semblait alors couvrir l'injustice de ce partage entre deux fils (timidement) égaux endroits. Le Comte s'agite plus fort. A part, d'un ton étouffé. Egaux en droits!... La Comtesse, un peu plus fort. Mais depuis deux années qu'un accident affreux... les lui a tous transmis, n'est-il pasétonnant que vous n'ayez rien entrepris pour le relever de ses voeux? Il est de notoriété quevous n'avez quitté l'Espagne que pour dénaturer vos biens, par la vente ou par deséchanges. Si c'est pour l'en priver, monsieur, la haine ne va pas plus loin! Puis, vous lechassez de chez vous, et semblez lui fermer la maison p... par vous habitée. Permettez-moide vous le dire, un traitement aussi étrange est sans excuse aux yeux de la raison. Qu'a-t-ilfait pour le mériter? Le Comte s'arrête; d'un ton terrible. Ce qu'il a fait! La Comtesse, effrayée. Je voudrais bien, monsieur, ne pas vous offenser! Le Comte, plus fort. Ce qu'il a fait, madame? Et c'est vous qui le demandez? La Comtesse, en désordre. Monsieur, monsieur! vous m'effrayez beaucoup! Le Comte, avec fureur. Puisque vous avez provoqué l'explosion du ressentiment qu'un respect humain enchaînait,vous entendrez son arrêt et le vôtre. La Comtesse, plus troublée. Ah! monsieur! Ah! monsieur! Le Comte Vous demandez ce qu'il a fait?

La Comtesse, levant les bras. Non, monsieur, ne me dites rien! Le Comte, hors de lui. Rappelez-vous, femme perfide, ce que vous avez fait vous-même! et comment, recevant unadultère dans vos bras, vous avez mis dans ma maison cet enfant étranger, que vous oseznommer mon fils! La Comtesse, au désespoir, veut se lever. Laissez-moi m'enfuir, je vous prie. Le Comte, la clouant sur son fauteuil. Non, vous ne fuirez pas; vous n'échapperez point à la conviction qui vous presse. (Luimontrant sa lettre.) Connaissez-vous cette écriture? Elle est tracée de votre main coupable!et ces caractères sanglants qui lui servirent de réponse... La Comtesse, anéantie. Je vais mourir! je vais mourir! Le Comte, avec force. Non, non! vous entendrez les traits que j'en ai soulignés! (Il lit avec égarement.) "Malheureuxinsensé! notre sort est rempli; votre crime, le mien, reçoit sa punition. Aujourd'hui, jour desaint Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre etmon désespoir..." (Il parle.) Et cet enfant est né le jour de saint Léon, plus de dix mois aprèsmon départ pour la Vera-Cruz! (Pendant qu'il lit très fort, on entend la Comtesse, égarée, diredes mots coupés qui partent du délire.) La Comtesse, priant, les mains jointes. Grand Dieu! tu ne permets donc pas que le crime le plus caché demeure toujours impuni! Le Comte ... Et de la main du corrupteur. (Il lit.) "L'ami qui vous rendra ceci, quand je ne serai plus, estsûr." La Comtesse, priant. Frappe, mon Dieu, car je l'ai mérité! Le Comte, lit. "Si la mort d'un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu'on va donner à cefils, héritier 'un autre..." La Comtesse, priant. Accepte l'horreur que j'éprouve, en expiation de ma faute! Le Comte, lit. "Puis-je espérer que le nom de Léon..." (Il parle.) Et ce fils s'appelle Léon! La Comtesse, égarée, les yeux fermés. O Dieu! mon crime fut bien grand, s'il égala ma punition! Que ta volonté s'accomplisse! Le Comte, plus fort.

Et, couverte de cet opprobre, vous osez me demander compte de mon éloignement pour lui?La Comtesse, priant toujours. Qui suis-je pour m'y opposer, lorsque ton bras s'appesantit? Le Comte Et, lorsque vous plaidez pour l'enfant de ce malheureux, vous avez au bras mon portrait! La Comtesse, en le détachant, le regarde. Monsieur, monsieur, je le rendrai; je sais que je n'en suis pas digne. (Dans le plus grandégarement.) Ciel! que m'arrive-t-il? Ah! je perds la raison! Ma conscience troublée fait naîtredes fantômes! - Réprobation anticipée! - Je vois ce qui n'existe pas... Ce n'est plus vous,c'est lui qui me fait signe de le suivre, d'aller le rejoindre au tombeau! Le Comte, effrayé. Comment? Eh bien! non, ce n'est pas... La Comtesse, en délire. Ombre terrible! éloigne-toi!... Le Comte crie avec douleur. Ce n'est pas ce que vous croyez! La Comtesse jette le bracelet par terre. Attends... Oui, je t'obéirai... Le Comte, plus troublé. Madame, écoutez-moi... La Comtesse J'irai... Je t'obéis... Je meurs. (Elle reste évanouie.) Le Comte, effrayé, ramasse le bracelet. J'ai passé la mesure. Elle se trouve mal... Ah! Dieu, courons lui chercher du secours. (Il sort,il s'enfuit. - Les convulsions de la douleur font glisser la Comtesse à terre.) Scène XIV Léon, accourant; La Comtesse, évanouie. Léon, avec force. O ma mère! ma mère! c'est moi qui te donne la mort! (Il l'enlève et la remet sur son fauteuil, évanouie.) Que ne suis-je parti sans rien exiger depersonne! j'aurais prévenu ces horreurs! Scène XV Le Comte, Suzanne, Léon, La Comtesse, évanouie. Le Comte, en rentrant, s'écrie:

Et son fils! Léon, égaré. Elle est morte! Ah! je ne lui survivrai pas! (Il l'embrasse en criant.) Le Comte, effrayé. Des sels! des sels! Suzanne! Un million si vous la sauvez! Léon O malheureuse mère! Suzanne Madame, aspirez ce flacon. Soutenez-la, monsieur; je vais tâcher de la desserrer. Le Comte, égaré. Romps tout, arrache tout! Ah! j'aurais dû la ménager! Léon, criant avec délire. Elle est morte! elle est morte! Scène XVI Le Comte, Suzanne, Léon, La Comtesse, évanouie, Figaro, accourant. Figaro Eh! qui morte? madame? Apaisez donc ces cris! c'est vous qui la ferez mourir! (Il lui prend lebras.) Non, elle ne l'est pas: ce n'est qu'une suffocation; le sang qui monte avec violence.Sans perdre de temps, il faut la soulager. Je vais chercher ce qu'il lui faut. Le Comte, hors de lui. Des ailes, Figaro! ma fortune est à toi. Figaro, vivement. J'ai bien besoin de vos promesses lorsque madame est en péril! (Il sort en courant.) Scène XVII Le Comte, Léon, La Comtesse, évanouie, Suzanne. Léon, lui tenant le flacon sous le nez. Si l'on pouvait la faire respirer! O Dieu! rends-moi ma malheureuse mère!... La voici quirevient. Suzanne, pleurant. Madame! allons, madame!... La Comtesse, revenant à elle. Ah! qu'on a de peine à mourir! Léon, égaré. Non, maman, vous ne mourrez pas!

La Comtesse, égarée. O ciel! Entre mes juges! entre mon époux et mon fils! tout est connu... et, criminelle enverstous deux... (Elle se jette à terre et se prosterne.) Vengez-vous l'un et l'autre! Il n'est plus depardon pour moi! (Avec horreur.) Mère coupable! épouse indigne! un instant nous a tousperdus. J'ai mis l'horreur dans ma famille! j'allumai la guerre intestine entre le père et lesenfants! Ciel juste, il Fallait bien que ce crime fût découvert! Puisse ma mort expier monforfait! Le Comte, au désespoir. Non, revenez à vous! votre douleur a déchiré mon âme! Asseyons-la, Léon!... mon fils! (Léonfait un grand mouvement.) Suzanne, asseyons-la. (Ils la remettent sur le fauteuil.) Scène XVIII Les Précédents, Figaro. Figaro, accourant. Elle a repris sa connaissance? Suzanne Ah! Dieu! j'étouffe aussi. (Elle se desserre.) Le Comte crie. Figaro! vos secours! Figaro, étouffé. Un moment, calmez-vous. Son état n'est plus si pressant. Moi qui étais dehors, grand Dieu!Je suis rentré bien à propos!... Elle m'avait fort effrayé! Allons, madame, du courage! La Comtesse, priant, renversée. Dieu de bonté, fais que je meure! Léon, en l'asseyant mieux. Non, maman, vous ne mourrez pas, et nous réparerons nos torts. Monsieur! vous que jen'outragerai plus en vous donnant un autre nom, reprenez vos titres, vos biens; je n'y avaisnul droit: hélas! je l'ignorais. Mais, par pitié, n'écrasez point d'un déshonneur public cetteinfortunée qui fut vôtre... Une erreur expiée par vingt années de larmes est-elle encore uncrime, a lors qu'on fait justice? Ma mère et moi, nous nous bannissons de chez vous. Le Comte, exalté. Jamais! Vous n'en sortirez point. Léon Un couvent sera sa retraite; et moi, sous mon nom de Léon, sous le simple habit d'un soldat,je défendrai la liberté de notre nouvelle patrie. Inconnu, je mourrai pour elle, ou je la serviraien zélé citoyen. (Suzanne pleure dans un coin; Figaro est absorbé dans l'autre.) La Comtesse, péniblement. Léon! mon cher enfant! ton courage me rend la vie. Je puis encore la supporter, puisque monfils a la vertu de ne pas détester sa mère. Cette fierté dans le malheur sera ton noble

patrimoine. Il m'épousa sans biens; n'exigeons rien de lui. Le travail de mes mains soutiendrama faible existence, et toi, tu serviras l'Etat. Le Comte, avec désespoir. Non, Rosine! jamais! C'est moi qui suis le vrai coupable! De combien de vertus je privais matriste vieillesse! La Comtesse Vous en serez enveloppé. - Florestine et Bégearss vous restent. Floresta, votre fille, l'enfantchéri de votre coeur!... Le Comte, étonné. Comment?... d'où savez-vous?... qui vous l'a dit?... La Comtesse Monsieur, donnez-lui tous vos biens; mon fils et moi n'y mettrons point d'obstacle; sonbonheur nous consolera. Mais, avant de nous séparer, que j'obtienne au moins une grâce!Apprenez-moi comment vous êtes possesseur d'une lettre que je croyais brûlée avec lesautres? Quelqu'un m'a-t-il trahie? Figaro, s'écriant. Oui! l'infâme Bégearss! Je l'ai surpris tantôt qui la remettait à monsieur. Le Comte, parlant vite. Non, je la dois au seul hasard. Ce matin, lui et moi, pour un tout autre objet, nous examinionsvotre écrin, sans nous douter qu'il eût un double fond. Dans le débat, et sous ses doigts, lesecret s'est ouvert soudain, à son très grand étonnement. Il a cru le coffre brisé! Figaro, criant plus fort. Son étonnement d'un secret? Monstre! c'est lui qui l'a fait faire! Le Comte Est-il possible? La Comtesse Il est trop vrai! Le Comte Des papiers frappent nos regards; il en ignorait l'existence; et, quand j'ai voulu les lui lire, il arefusé de les voir. Suzanne, s'écriant. Il les a lus cent fois avec madame! Le Comte Est-il vrai? Les connaissait-il? La Comtesse Ce fut lui qui me les remit, qui les apporta de l'armée, lorsqu'un infortuné mourut. Le Comte

Cet ami sûr, instruit de tout?... Figaro, La Comtesse, Suzanne, ensemble, criant. C'est lui! Le Comte O scélératesse infernale! Avec quel art il m'avait engagé! A présent je sais tout. Figaro Vous le croyez! Le Comte Je connais son affreux projet. Mais, pour en être plus certain, déchirons le voile en entier. Parqui savez-vous donc ce qui touche ma Florestine? La Comtesse, vite. Lui seul m'en a fait confidence. Léon, vite. Il me l'a dit sous le secret. Suzanne, vite. Il me l'a dit aussi. Le Comte, avec horreur. O monstre! Et moi j'allais la lui donner! mettre ma fortune en ses mains! Figaro, vivement. Plus d'un tiers y serait déjà, si je n'avais porté, sans vous le dire, vos trois millions d'or endépôt chez monsieur Fal; vous alliez l'en rendre le maître; heureusement je m'en suis douté;je vous ai donné son reçu... Le Comte, vivement. Le scélérat vient de me l'enlever pour en aller toucher la somme. Figaro, désolé. O proscription sur moi! Si l'argent est remis, tout ce que j'ai fait est perdu! Je cours chezmonsieur Fal. Dieu veuille qu'il ne soit pas trop tard! Le Comte, à Figaro. Le traître n'y peut être encore. Figaro S'il a perdu un temps, nous le tenons. J'y cours. (Il veut sortir.) Le Comte, vivement, l'arrête. Mais, Figaro, que le fatal secret dont ce moment vient de t'instruire reste enseveli dans tonsein! Figaro, avec une grande sensibilité. Mon maître, il y a vingt ans qu'il est dans ce sein-là, et dix que je travaille à empêcher qu'unmonstre n'en abuse! Attendez surtout mon retour, avant de prendre aucun parti.

Le Comte, vivement. Penserait-il se disculper? Figaro Il fera tout pour le tenter. (Il tire une lettre de sa poche.) Mais voici le préservatif. Lisez lecontenu de cette épouvantable lettre; le secret de l'enfer est là. Vous me saurez bon gréd'avoir tout fait pour me la procurer. (Il lui remet la lettre de Bégearss.) Suzanne! des gouttesà ta maîtresse. Tu sais comment je les prépare. (Il lui donne un flacon.) Passez-la sur sachaise longue; et le plus grand calme autour d'elle. Monsieur, au moins ne recommencezpas; elle s'éteindrait dans nos mains! Le Comte, exalté. Recommencer! Je me ferais horreur! Figaro, à la Comtesse. Vous l'entendez, madame? Le voilà dans son caractère! Et c'est mon maître que j'entends.Ah! je l'ai toujours dit de lui: la colère, chez les bons coeurs, n'est qu'un besoin pressant depardonner! (Il s'enfuit. - Le Comte et Léon la prennent sous les bras, ils sortent tous.) Acte cinquième Le théâtre représente le grand salon du premier acte. Scène I Le Comte, La Comtesse, Léon, Suzanne. (La Comtesse, sans rouge, dans le plus granddésordre de parure.) Léon, soutenant sa mère. Il fait trop chaud, maman, dans l'appartement intérieur. Suzanne, avance une bergère. (Onl'assied.) Le Comte, attendri, arrangeant les coussins. Etes-vous bien assise? Eh quoi! pleurer encore? La Comtesse, accablée. Ah! laissez-moi verser des larmes de soulagement! Ces récits affreux m'ont brisée! cetteinfâme lettre surtout. Le Comte, délirant. Marié en Irlande, il épousait ma fille! Et tout mon bien placé sur la banque de Londres eût faitvivre un repaire affreux jusqu'à la mort du dernier de nous tous!... Et qui sait, grand Dieu,quels moyens?... La Comtesse Homme infortuné, calmez-vous! mais il est temps de faire descendre Florestine; elle avait lecoeur si serré de ce qui devait lui arriver! Va la chercher, Suzanne; et ne l'instruis de rien. Le Comte, avec dignité. Ce que j'ai dit à Figaro, Suzanne, était pour vous comme pour lui.

Suzanne Monsieur, celle qui vit madame pleurer, prier pendant vingt ans, a trop gémi de ses douleurspour rien faire qui les accroisse! (Elle sort.) Scène II Le Comte, La Comtesse, Léon. Le Comte, avec un vif sentiment. Ah! Rosine, séchez vos pleurs; et maudit soit qui vous affligera! La Comtesse Mon fils! embrasse les genoux de ton généreux protecteur, et rends-lui grâce pour ta mère.(Il veut se mettre à genoux.) Le Comte le relève. Oublions le passé, Léon. Gardons-en le silence, et n'émouvons plus votre mère. Figarodemande un grand calme. Ah! Respectons surtout la jeunesse de Florestine, en lui cachantsoigneusement les causes de cet accident. Scène III Florestine, Suzanne, Les Précédents. Florestine, accourant. Mon Dieu! maman, qu'avez-vous donc? La Comtesse Rien que d'agréable à t'apprendre; et ton parrain va t'en instruire. Le Comte Hélas! ma Florestine, je frémis du péril où j'allais plonger ta jeunesse. Grâce au ciel, quidévoile tout, tu n'épouseras point Bégearss! Non, tu ne seras point la femme du plusépouvantable ingrat!... Florestine Ah! Ciel! Léon!... Léon Ma soeur, il nous a tous joués! Florestine, au Comte. Sa soeur! Le Comte Il nous trompait. Il trompait les uns par les autres, et tu étais le prix de ses horribles perfidies.Je vais le chasser de chez moi. La Comtesse L'instinct de ta frayeur te servait mieux que nos lumières. Aimable enfant, rends grâces au

ciel qui te sauve d'un tel danger. Léon Ma soeur, il nous a tous joués! Florestine, au Comte. Monsieur, il m'appelle sa soeur! La Comtesse, exaltée. Oui, Floresta, tu es à nous. C'est là notre secret chéri. Voilà ton père, voilà ton frère; et moi,je suis ta mère pour la vie. Ah! garde-toi de l'oublier jamais! (Elle tend la main au Comte.)Almaviva, pas vrai qu'elle est ma fille? Le Comte, exalté. Et lui, mon fils; voilà nos deux enfants. (Tous se serrent dans les bras l'un de l'autre.) Scène IV Figaro, M. Fal, notaire; Les Précédents. Figaro, accourant et jetant son manteau. Malédiction! Il a le portefeuille. J'ai vu le traître l'emporter, quand je suis entré chez monsieur.Le Comte O monsieur Fal! vous vous êtes pressé! M. Fal, vivement. Non, monsieur, au contraire. Il est resté plus d'une heure avec moi, m'a fait achever lecontrat, y insérer la donation qu'il fait. Puis il m'a remis mon reçu, au bas duquel était le vôtre,en me disant que la somme est à lui, qu'elle est un fruit d'hérédité, qu'il vous l'a remise enconfiance... Le Comte O scélérat! Il n'oublie rien! Figaro Que de trembler sur l'avenir! M. Fal Avec ces éclaircissements, ai-je pu refuser le portefeuille qu'il exigeait? Ce sont trois millionsau porteur. Si vous rompez le mariage et qu'il veuille garder l'argent, c'est un mal presquesans remède. Le Comte, avec véhémence. Que tout l'or du monde périsse, et que je sois débarrassé de lui! Figaro, jetant son chapeau sur un fauteuil, Dussé-je être pendu, il n'en gardera pas une obole. (A Suzanne.) Veille au-dehors, Suzanne.(Elle sort.) M. Fal

Avez-vous un moyen de lui faire avouer devant de bons témoins qu'il tient ce trésor demonsieur? Sans cela, je défie qu'on puisse le lui arracher. Figaro S'il apprend par son Allemand ce qui se passe dans l'hôtel, il n'y rentrera plus. Le Comte, vivement. Tant mieux! c'est tout ce que je veux. Ah! qu'il garde le reste. Figaro, vivement. Lui laisser par dépit l'héritage de vos enfants? ce n'est pas vertu, c'est faiblesse. Léon, fâché. Figaro! Figaro, plus fort. Je ne m'en dédis point. (Au Comte.) Qu'obtiendra donc de vous l'attachement, si vous payezainsi la perfidie? Le Comte, se fâchant. Mais l'entreprendre sans succès, c'est lui ménager un triomphe... Scène V Les Précédents, Suzanne. Suzanne, à la porte et criant. Monsieur Bégearss qui rentre! (Elle sort.) Scène VI Les Précédents, excepté Suzanne. (Ils font tous un grand mouvement.) Le Comte, hors de lui. Oh! traître! Figaro, très vite. On ne peut plus se concerter; mais si vous m'écoutez et me secondez tous pour lui donnerune sécurité profonde, j'engage ma tête au succès. M. Fal Vous allez lui parler du portefeuille et du contrat? Figaro, très vite. Non pas; il en sait trop pour l'entamer si brusquement! Il faut l'amener de plus loin à faire unaveu volontaire. (Au Comte.) Feignez de vouloir me chasser. Le Comte, troublé. Mais, mais... sur quoi?

Scène VII Les Précédents, Suzanne, Bégearss. Suzanne, accourant. Monsieur Bégeaaaaaaarss! (Elle se range près de La Comtesse. - Bégearss montre unegrande surprise.) Figaro, s'écrie en le voyant. Monsieur Bégearss! (Humblement.) Eh bien! ce n'est qu'une humiliation de plus. Puisquevous attachez à l'aveu de mes torts le pardon que je sollicite, j'espère que monsieur ne serapas moins généreux. Bégearss, étonné. Qu'y a-t-il donc? je vous trouve assemblés! Le Comte, brusquement. Pour chasser un sujet indigne. Bégearss, plus surpris encore, voyant le notaire. Et monsieur Fal? M. Fal, lui montrant le contrat. Voyez qu'on ne perd point de temps; tout ici concourt avec vous. Bégearss, surpris. Ha! Ha!... Le Comte, impatient, à Figaro. Pressez-vous; ceci me fatigue. (Pendant cette scène, Bégearss les examine l'un après l'autreavec la plus grande attention.) Figaro, l'air suppliant, adressant la parole au Comte. Puisque la feinte est inutile, achevons mes tristes aveux. Oui, pour nuire à monsieurBégearss, je répète avec confusion que je me suis mis à l'épier, le suivre et le troublerpartout: (au Comte) car monsieur n'avait pas sonné lorsque je suis entré chez lui pour savoirce qu'on y faisait du coffre aux brillants de madame, que j'ai trouvé là tout ouvert. Bégearss Certes! ouvert à mon grand regret! Le Comte fait un mouvement inquiétant. A part. Quelle audace! Figaro, se courbant, le tire par l'habit pour l'avertir. Ah! mon maître! M. Fal, effrayé. Monsieur! Bégearss, du Comte, à part. Modérez-vous, ou nous ne saurons rien. (Le Comte frappe du pied; Bégearss l'examine.)

Figaro, soupirant, dit au Comte: C'est ainsi que, sachant madame enfermée avec lui, pour brûler de certains papiers dont jeconnaissais l'importance, je vous ai fait venir subitement. Bégearss, au Comte. Vous l'ai-je dit? (Le Comte mord son mouchoir de fureur). Suzanne, bas à Figaro, par-derrière. Achève, achève! Figaro Enfin, vous voyant tous d'accord j'avoue que j'ai fait l'impossible pour provoquer entremadame et vous la vive explication... qui n'a pas eu la fin que j'espérais... Le Comte, à Figaro, avec colère. Finissez-vous ce plaidoyer? Figaro, bien humble. Hélas! je n'ai plus rien à dire, puisque c'est cette explication qui a fait chercher monsieur Fal,pour finir ici le contrat. L'heureuse étoile de monsieur a triomphé de tous mes artifices... Monmaître! en faveur de trente ans... Le Comte, avec humeur. Ce n'est pas à moi de juger. (Il marche vite.) Figaro Monsieur Bégearss! Bégearss, qui a repris sa sécurité, dit ironiquement: Qui! moi? cher ami, je ne comptais guère vous avoir tant d'obligations! (Elevant son ton.) Voirmon bonheur accéléré par le coupable effort destiné à me le ravir! (A Léon et Florestine.) Ojeunes gens! quelle leçon! Marchons avec candeur dans le sentier de la vertu. Voyez que tôtou tard l'intrigue est la perte de son auteur. Figaro, prosterné. Ah! Oui! Bégearss, au Comte. Monsieur, pour cette fois encore, et qu'il parte! Le Comte, à Bégearss, durement. C'est là votre arrêt?... J'y souscris. Figaro, ardemment. Monsieur Bégearss! je vous le dois. Mais je vois M. Fal pressé d'achever un contrat... Le Comte, brusquement. Les articles m'en sont connus. M. Fal Hors celui-ci. Je vais vous lire la donation que monsieur fait... (Cherchant l'endroit.) M, M, M,

messire James-Honoré Bégearss... Ah! (Il lit.) "Et pour donner à la demoiselle future épouseune preuve non équivoque de son attachement pour elle, ledit seigneur futur époux lui faitdonation entière de tous les grands biens qu'il possède; consistant aujourd'hui (il appuie enlisant) ainsi qu'il le déclare et les a exhibés à nous notaires soussignés, en trois millions d'orici joints, en très bons effets au porteur." (Il tend la main en lisant.) Bégearss Les voilà dans ce portefeuille. (Il donne le portefeuille à Fal.)! Il manque deux milliers delouis, que je viens d'en ôter pour fournir aux apprêts des noces. Figaro, montrant le Comte, et vivement. Monsieur a décidé qu'il payerait tout; j'ai l'ordre. Bégearss, tirant les effets de sa poche, et les remettant au notaire. En ce cas, enregistrez-les; que la donation soit entière! (Figaro, retourné, se tient la bouchepour ne pas rire. M. Fal ouvre le portefeuille, y remet les effets.) M. Fal, montrant Figaro. Monsieur va tout additionner, pendant que nous achèverons. (Il donne le portefeuille ouvert àFigaro qui, voyant les effets, dit:) Figaro, l'air exalté. Et moi j'éprouve qu'un bon repentir est comme toute bonne action, qu'il porte aussi sarécompense. Bégearss En quoi? Figaro J'ai le bonheur de m'assurer qu'il est ici plus d'un généreux homme. Oh! que le ciel combleles voeux de deux amis aussi parfaits! Nous n'avons nul besoin d'écrire. ,(Au Comte.) Cesont vos effets au porteur: oui, monsieur, je les reconnais. Entre monsieur Bégearss et vous,c'est un combat de générosité: l'un donne ses biens à l'époux, l'autre les rend à sa future!(Aux jeunes gens.) Monsieur, mademoiselle! ah! quel bienfaisant protecteur, et que vousallez le chérir!... Mais que dis-je? l'enthousiasme m'aurait-il fait commettre une indiscrétionoffensante? (Tout le monde garde le silence.) Bégearss, un peu surpris, se remet, prend son parti, et dit: Elle ne peut l'être pour personne, si mon ami ne la désavoue pas; s'il met mon âme à l'aise,en me permettant d'avouer que je tiens de lui ces effets. Celui-là n'a pas un bon coeur, quela gratitude fatigue, et cet aveu manquait à ma satisfaction. (Montrant le Comte.) Je lui doisbonheur et fortune; et quand je les partage avec sa digne fille, je ne fais que lui rendre ce quilui appartient de droit. Remettez-moi le portefeuille; je ne veux avoir que l'honneur de lemettre à ses pieds moi-même, en signant notre heureux contrat. (Il veut le reprendre.) Figaro, sautant de joie. Messieurs, vous l'avez entendu? Vous témoignerez s'il le faut. Mon maître voilà vos effets;donnez-les à leur détenteur, si votre coeur l'en juge digne. (Il lui remet le portefeuille.) Le Comte, se levant, à Bégearss. Grand Dieu! Les lui donner! Homme cruel, sortez de ma maison: l'enfer n'est pas aussi

profond que vous! Grâce à ce bon vieux serviteur, mon imprudence est réparée: sortez àl'instant de chez moi! Bégearss O mon ami, vous êtes encore trompé! Le Comte, hors de lui, le bride de sa lettre ouverte. Et cette lettre, monstre: m'abuse-t-elle aussi? Bégearss la voit; furieux, il arrache au Comte la lettre, et se montre tel qu'il est. Ah!... je suis joué! mais j'en aurai raison. Léon Laissez en paix une famille que vous avez remplie d'horreur. Bégearss, furieux. Jeune insensé! c'est toi qui vas payer pour tous; je t'appelle au combat. Léon, vite. J'y cours. Le Comte, vite. Léon! La Comtesse, vite. Mon fils! Florestine, Vite. Mon frère! Le Comte Léon! je vous défends... (A Bégearss.) Vous vous êtes rendu indigne de l'honneur que vousdemandez: ce n'est point par cette voie-là qu'un homme comme vous doit terminer sa vie.(Bégearss fait un geste affreux, sans parler.) Figaro, arrêtant Léon, vivement. Non, jeune homme, vous n'irez point, monsieur votre père a raison, et l'opinion est réforméesur cette horrible frénésie: on ne combattra plus ici que les ennemis de l'Etat. Laissez-le enproie à sa fureur; et s'il ose vous attaquer, défendez-vous comme d'un assassin. Personnene trouve mauvais qu'on tue une bête enragée! Mais il se gardera de l'oser: l'homme capablede tant d'horreurs doit être aussi lâche que vil! Bégearss, hors de lui. Malheureux! Le Comte, frappant du pied. Nous laissez-vous enfin? c'est un supplice de vous voir, (La Comtesse est effrayée sur sonsiège; Florestine et Suzanne la soutiennent; Léon se réunit à elles.) Bégearss, les dents serrées. Oui, morbleu! je vous laisse; mais j'ai la preuve en main de votre infâme trahison! Vous

n'avez demandé l'agrément de Sa Majesté, pour échanger vos biens d'Espagne, que pourêtre à portée de troubler sans péril l'autre côté des Pyrénées. Le Comte O monstre! que dit-il? Bégearss Ce que je vais dénoncer à Madrid. N'y eût-il que le buste en grand d'un Washington dansvotre cabinet, j'y fais confisquer tous vos biens. Figaro, criant. Certainement; le tiers au dénonciateur. Bégearss Mais pour que vous n'échangiez rien, je cours chez notre ambassadeur arrêter dans sesmains l'agrément de Sa Majesté que l'on attend par ce courrier. Figaro, tirant un paquet de sa poche, s'écrie vivement: L'agrément du Roi? le voici. J'avais prévu le coup: je viens, de votre part, d'enlever le paquetau secrétariat d'ambassade. Le courrier d'Espagne arrivait! (Le Comte, avec vivacité, prendle paquet.) Bégearss, furieux, frappe sur son front, fait deux pas pour sortir, et se retourne. Adieu, famille abandonnée, maison sans moeurs et sans honneur! Vous aurez l'impudeur deconclure un mariage abominable, en unissant le frère avec sa soeur: mais l'univers sauravotre infamie! (Il sort.) Scene VIII et dernière. - Les Précédents, excepté Bégearss. Figaro, follement. Qu'il fasse des libelles, dernière ressource des lâches! il n'est plus dangereux. Biendémasqué, à bout de voie, et pas vingt-cinq louis dans le monde! Ah! monsieur Fal, je meserais poignardé s'il eût gardé les deux mille louis qu'il avait soustraits du paquet! (Il reprendun ton grave.) D'ailleurs, nul ne sait mieux que lui, que, par la nature et la loi, ces jeunesgens ne se sont rien, qu'ils sont étrangers l'un à l'autre. Le Comte, l'embrasse et crie: O Figaro!... Madame, il a raison. Léon, très vite. Dieux! maman! quel espoir! Florestine, au Comte. Eh quoi! monsieur, n'êtes-vous plus?... Le Comte, ivre de joie. Mes enfants, nous y reviendrons; et nous consulterons, sous des noms supposés, des gensde loi discrets, éclairés, pleins d'honneur. O mes enfants! Il vient un âge où les honnêtesgens se pardonnent leurs torts, leurs anciennes faiblesses, font succéder un douxattachement aux passions orageuses qui les avaient trop désunis. Rosine (c'est le nom quevotre époux vous rend) allons nous reposer des fatigues de la journée. Monsieur Fal! restezavec nous. Venez, mes deux enfants! Suzanne, embrasse ton mari! et que nos sujet de

querelles soient ensevelis pour toujours! (A Figaro.) Les deux mille louis qu'il avait soustraits,je te les donne, en attendant la récompense qui t'est bien due! Figaro, vivement. A moi, monsieur? Non, s'il vous plaît! moi, gâter par un vil salaire le bon service que j'ai fait!Ma récompense est de mourir chez vous. Jeune, si j'ai failli souvent, que ce jour acquitte mavie! O ma vieillesse, pardonne à ma jeunesse; elle s'honorera de toi. Un jour a changé notreétat! plus d'oppresseur, d'hypocrite insolent; chacun a bien fait son devoir. Ne plaignons pointquelques moments de trouble; on gagne assez dans les familles, quand on en expulse unméchant. FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE. Le Barbier de Séville $07ou La précaution inutile Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville L'auteur vêtu modestement et courbé présentant sa pièce au lecteur Monsieur, J'ai l'honneur de vous offrir un nouvel opuscule de ma façon. Je souhaite vous rencontrerdans un de ces moments heureux où, dégagé de soins, content de votre santé, de vosaffaires, de votre maîtresse, de votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire unmoment à la lecture de mon Barbier de Séville; car il faut tout cela pour être hommeamusable et lecteur indulgent. Mais si quelque accident a dérangé votre santé; si votre état est compromis; si votre belle aforfait à ses serments; si votre dîner fut mauvais ou votre digestion laborieuse, ah! laissezmon Barbier; ce n'est pas là l'instant: examinez l'état de vos dépenses, étudiez le factum devotre adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose, ou parcourez les chefs-d'oeuvre deTissot sur la tempérance, et faites des réflexions politiques, économiques, diététiques,philosophiques ou morales. Ou si votre état est tel qu'il vous faille absolument l'oublier, enfoncez-vous dans une bergère,ouvrez le journal établi dans Bouillon avec encyclopédie, approbation et privilège, et dormezvite une heure ou deux. Quel charme aurait une production légère au milieu des plus noires vapeurs? Et que vousimporte en effet si Figaro le barbier s'est bien moqué de Bartholo le médecin, en aidant unrival à lui souffler sa maîtresse? On rit peu de la gaieté d'autrui, quand on a de l'humeur pourson propre compte. Que vous fait encore si ce barbier espagnol, en arrivant dans Paris, essuya quelquestraverses, et si la prohibition de ses exercices a donné trop d'importance aux rêveries de monbonnet? On ne s'intéresse guère aux affaires des autres que lorsqu'on est sans inquiétudesur les siennes. Mais enfin tout va-t-il bien pour vous? Avez-vous à souhait double estomac, bon cuisinier,maîtresse honnête et repos imperturbable? Ah! parlons, parlons: donnez audience à mon

Barbier. Je sens trop, monsieur, que ce n'est plus le temps où, tenant mon manuscrit en réserve, etsemblable à la coquette qui refuse souvent ce qu'elle brûle toujours d'accorder, j'en faisaisquelque avare lecture à des gens préférés, qui croyaient devoir payer ma complaisance parun éloge pompeux de mon ouvrage. O jours heureux! Le lieu, le temps, l'auditoire à ma dévotion, et la magie d'une lecture adroiteassurant mon succès, je glissais sur le morceau faible en appuyant les bons endroits; puis,recueillant les suffrages du coin de l'oeil avec une orgueilleuse modestie, je jouissais d'untriomphe d'autant plus doux, que le jeu d'un fripon d'acteur ne m'en dérobait pas les troisquarts pour son compte. Que reste-t-il, hélas! de toute cette gibecière? A l'instant qu'il faudrait des miracles pour voussubjuguer, quand la verge de Moïse y suffirait à peine, je n'ai plus même la ressource dubâton de Jacob; plus d'escamorage, de tricherie de coquetterie, d'inflexions de voix, d'illusionthéâtrale, rien. C'est ma vertu toute nue que vous allez juger. Ne trouvez donc pas étrange, monsieur, si, mesurant mon style à ma situation, je ne fais pascomme ces écrivains qui se donnent le ton de vous appeler négligemment lecteur, amilecteur, cher lecteur, bénin ou benoît lecteur, ou de telle autre dénomination cavalière, jedirais même indécente, par laquelle ces imprudents essayent de se mettre au pair avec leurjuge, et qui ne fait bien souvent que leur en attirer l'animadversion J'ai toujours vu que lesairs ne séduisaient personne, et que le ton modeste d'un auteur pouvait seul inspirer un peud'indulgence à son fier lecteur. Eh! quel écrivain en eut jamais plus besoin que moi? Je voudrais le cacher en vain; j'eus lafaiblesse autrefois, monsieur, de vous présenter, en différents temps, deux tristes drames;productions monstrueuses, comme on sait! car entre la tragédie et la comédie, on n'ignoreplus qu'il n'existe rien, c'est un point décidé, le maître l'a dit, l'école en retentit: et pour moi,j'en suis tellement convaincu que si je voulais aujourd'hui mettre au théâtre une mèreéplorée, une épouse trahie, une soeur éperdue, un fils déshérité, pour les présenterdécemment au public, je commencerais par leur supposer un beau royaume où ils auraientrégné de leur mieux, vers l'un des archipels, ou dans tel autre coin du monde; certain aprèscela que l'invraisemblance du roman, l'énormité des faits, l'enflure des caractères, legigantesque des idées et la bouffissure du langage, loin de m'être imputés à reproche,assureraient encore mon succès. Présenter des hommes d'une condition moyenne accablés et dans le malheur! fi donc! On nedoit jamais les montrer que bafoués. Les citoyens ridicules et les rois malheureux, voilà toutle théâtre existant et possible; et je me le tiens pour dit, c'est fait, je ne veux plus querelleravec personne. J'ai donc eu la faiblesse autrefois, monsieur, de faire des drames qui n'étaient pas du bongenre; et je m'en repens beaucoup. Pressé depuis par les événements, j'ai hasardé de malheureux Mémoires, que mes ennemisn'ont pas trouvés du bon style, et j'en ai le remords cruel. Aujourd'hui je fais glisser sous vos yeux une comédie fort gaie, que certains maîtres de goûtn'estiment pas du bon ton; et je ne m'en console point. Peut-être un jour oserai-je affliger votre oreille d'un opéra dont les jeunes gens d'autrefoisdiront que la musique n'est pas du bon français; et j'en suis tout honteux d'avance. Ainsi, de fautes en pardons, et d'erreurs en excuses, je passerai ma vie à mériter votre

indulgence par la bonne foi naïve avec laquelle je reconnaîtrai les unes en vous présentantles autres. Quant au Barbier de Séville, ce n'est pas pour corrompre votre jugement que je prends ici leton respectueux: mais on m'a fort assuré que lorsqu'un auteur était sorti, quoique échiné,vainqueur au théâtre, il ne lui manquait plus que d'être agréé par vous, monsieur, et lacérédans quelques journaux, pour avoir obtenu tous les lauriers littéraires. Ma gloire est donccertaine, si vous daignez m'accorder le laurier de votre agrément, persuadé que plusieurs demessieurs les journalistes ne me refuseront pas celui de leur dénigrement. Déjà l'un d'eux, établi dans Bouillon avec approbation et privilège, m'a fait l'honneurencyclopédique d'assurer à ses abonnés que ma pièce était sans plan, sans unité, sanscaractères, vide d'intrigue et dénuée de comique. Un autre plus naïf encore, à la vérité sans approbation, sans privilège, et même sansencyclopédie, après un candide exposé de mon drame, ajoute au laurier de sa critique cetéloge flatteur de ma personne: "La réputation du sieur de Beaumarchais est bien tombée; etles honnêtes gens sont enfin convaincus que, lorsqu'on lui aura arraché les plumes du paon,il ne restera plus qu'un vilain corbeau noir, avec son effronterie et sa voracité." Puisqu'en effet j'ai eu l'effronterie de faire la comédie du Barbier de Séville, pour remplirl'horoscope entier, je pousserai la voracité jusqu'à vous prier humblement, monsieur, de mejuger vous-même, et sans égard aux critiques passés, présents et futurs; car vous savez que,par état, les gens de feuilles sont souvent ennemis des gens de lettres; j'aurai même lavoracité de vous prévenir qu'étant saisi de mon affaire, il faut que vous soyez mon jugeabsolument, soit que vous le vouliez ou non; car vous êtes mon lecteur. Et vous sentez bien, monsieur, que si, pour éviter ce tracas ou me prouver que je raisonnemal, vous refusiez constamment de me lire, vous feriez vous-même une pétition de principeau-dessous de vos lumières: n'étant pas mon lecteur, vous ne seriez pas celui à quis'adresse ma requête. Que si, par dépit de la dépendance où je parais vous mettre, vous vous avisiez de jeter lelivre en cet instant de votre lecture, c'est, monsieur, comme si, au milieu de tout autrejugement, vous étiez enlevé du tribunal par la mort, ou tel accident qui vous rayât du nombredes magistrats. Vous ne pouvez éviter de me juger qu'en devenant nul, négatif, anéanti,qu'en cessant d'exister en qualité de mon lecteur. Eh! quel tort vous fais-je en vous élevant au-dessus de moi? Après le bonheur decommander aux hommes, le plus grand honneur, monsieur, n'est-il pas de les juger? Voilà donc qui est arrangé. Je ne reconnais plus d'autre juge que vous; sans exceptermessieurs les spectateurs, qui ne jugeant qu'en premier ressort, voient souvent leur sentenceinfirmée à votre tribunal. L'affaire avait d'abord été plaidée devant eux au théâtre; et, ces messieurs ayant beaucoupri, j'ai pu penser que j'avais gagné ma cause à l'audience. Point du tout; le journaliste établidans Bouillon prétend que c'est de moi qu'on a ri. Mais ce n'est là, monsieur, comme on diten style de palais, qu'une mauvaise chicane de procureur: mon but ayant été d'amuser lesspectateurs, qu'ils aient ri de ma pièce ou de moi, s'ils ont ri de bon coeur, le but estégalement rempli: ce que j'appelle avoir gagné ma cause à l'audience. Le même journaliste assure encore, ou du moins laisse entendre que j'ai voulu gagnerquelques-uns de ces messieurs, en leur faisant des lectures particulières, en achetantd'avance leur suffrage par cette prédilection. Mais ce n'est encore là, monsieur, qu'une

difficulté de publiciste allemand. Il est manifeste que mon intention n'a jamais été que de lesinstruire: c'étaient des espèces de consultations que je faisais sur le fond de l'affaire. Que siles consultants, après avoir donné leur avis, se sont mêlés parmi les juges, vous voyez bien,monsieur, que je n'y pouvais rien de ma part, et que c'était à eux de se récuser pardélicatesse, s'ils se sentaient de la partialité pour mon barbier andalou. Eh! plût au ciel qu'ils en eussent un peu conservé pour ce jeune étranger! Nous aurions eumoins de peine à soutenir notre malheur éphémère. Tels sont les hommes: avez-vous dusuccès, ils vous accueillent, vous portent, vous caressent, ils s'honorent de vous; maisgardez de broncher dans la carrière: au moindre échec, ô mes amis! Souvenez-vous qu'iln'est plus d'amis. Et c'est précisément ce qui nous arriva le lendemain de la plus triste soirée. Vous eussiez vules faibles amis du Barbier se disperser, se cacher le visage ou s'enfuir: les femmes, toujourssi braves quand elles protègent, enfoncées dans les coqueluchons jusqu'aux panaches, etbaissant des yeux confus; les hommes courant se visiter, se faire amende honorable du bienqu'ils avaient dit de ma pièce, et rejetant sur ma maudite façon de lire les choses tout le fauxplaisir qu'ils y avaient goûté. C'était une désertion totale, une vraie désolation. Les uns lorgnaient à gauche, en me sentant passer à droite et ne faisaient plus semblant deme voir: ah! dieux! D'autres, plus courageux, mais s'assurant bien si personne ne lesregardait, m'attiraient dans un coin pour me dire: "Eh! comment avez-vous produit en nouscette illusion? car, il faut en convenir, mon ami, votre pièce est la plus grande platitude dumonde. - Hélas! messieurs, j'ai lu ma platitude, en vérité, tout platement comme je l'avais faite; mais,au nom de la bonté que vous avez de me parler encore après ma chute, et pour l'honneur devotre second jugement, ne souffrez pas qu'on redonne la pièce au théâtre: si, par malheur,on venait à la jouer comme je l'ai lue, on vous ferait peut-être une nouvelle tromperie, et vousvous en prendriez à moi de ne plus savoir quel jour vous eûtes raison ou tort; ce qu'à Dieu neplaise!" On ne m'en crut point; on laissa rejouer la pièce, et pour le coup je fus prophète en monpays. Ce pauvre Figaro, fessé par la cabale en faux-bourdon, et presque enterré le vendredine fit point comme Candide; il prit courage, et mon héros se releva le dimanche avec unevigueur que l'austérité d'un carême entier et la fatigue de dix-sept séances publiques n'ontpas encore altérée. Mais qui sait combien cela durera? Je ne voudrais pas jurer qu'il en fûtseulement question dans cinq ou six siècles, tant notre nation est inconstante et légère! Les ouvrages de théâtre, monsieur, sont comme les enfants des hommes. Conçus avecvolupté, menés à terme avec fatigue, enfantés avec douleur, et vivant rarement assez pourpayer les parents de leurs soins, ils coûtent plus de chagrins qu'ils ne donnent de plaisirs.Suivez-les dans leur carrière: à peine ils voient le jour, que, sous prétexte d'enflure, on leurapplique les censeurs; plusieurs en sont restés en chartre. Au lieu de jouer doucement aveceux, le cruel parterre les rudoie et les fait tomber. Souvent, en les berçant, le comédien lesestropie. Les perdez-vous un instant de vue, on les trouve, hélas! traînant partout, maisdépenaillés, défigurés, rouges d'extraits et couverts de critiques. Echappés à tant de maux,s'ils brillent un moment dans le monde, le plus grand de tous les atteint: le mortel oubli lestue; ils meurent, et, replongés au néant, les voilà perdus à jamais dans l'immensité des livres.Je demandais à quelqu'un pourquoi ces combats, cette guerre animée entre le parterre etl'auteur, à la première représentation des ouvrages, même de ceux qui devaient plaire unautre jour. "Ignorez-vous, me dit-il, que Sophocle et le vieux Denys sont morts de joie d'avoirremporté le prix des vers au théâtre? Nous aimons trop nos auteurs pour souffrir qu'un excès

de joie nous prive d'eux, en les étouffant: aussi, pour les conserver, avons-nous grand soinque leur triomphe ne soit jamais si pur qu'ils puissent en expirer de plaisir." Quoi qu'il en soit des motifs de cette rigueur, l'enfant de mes loisirs, ce jeune, cet innocentBarbier, tarit dédaigné le premier jour, loin d'abuser le surlendemain de son triomphe, ou demontrer de l'humeur à ses critiques, ne s'en est que plus empressé de les désarmer parl'enjouement de son caractère. Exemple rare et frappant, monsieur, dans un siècle d'ergotisme, où l'on calcule tout jusqu'aurire; où la plus légère diversité d'opinions fait germer les bonnes éternelles; où tous les jeuxtournent en guerre; où l'injure qui repousse l'injure est à son tour payée par l'injure, jusqu'à cequ'une autre effaçant cette dernière en enfante une nouvelle, auteur de plusieurs autres, etpropage ainsi l'aigreur à l'infini, depuis le rire jusqu'à la satiété, jusqu'au dégoût, àl'indignation même du lecteur le plus caustique. Quant à moi, monsieur, s'il est vrai, comme on l'a dit, que tous les hommes soient frères (etc'est une belle idée), je voudrais qu'on pût engager nos frères les gens de lettres à laisser, endiscutant, le ton rogue et tranchant à nos frères les libellistes qui s'en acquittent si bien! ainsique les injures à nos frères les plaideurs... qui ne s'en acquittent pas mal non plus! Jevoudrais surtout qu'on pût engager nos frères les journalistes à renoncer à ce ton pédagogueet magistral avec lequel ils gourmandent les fils d'Apollon, et font rire la sottise aux dépensde l'esprit. Ouvrez un journal: ne semble-t-il pas voir un dur répétiteur, la férule ou la verge levée sur desécoliers négligents, les traiter en esclaves au plus léger défaut dans le devoir? Eh! mesfrères, il s'agit bien de devoir ici! la littérature en est le délassement et la douce récréation. A mon égard au moins, n'espérez pas asservir dans ses jeux mon esprit à la règle: il estincorrigible, et, la classe du devoir une fois fermée, il devient si léger et badin que je ne puisque jouer avec lui. Comme un liège emplumé qui bondit sur la raquette, il s'élève, il retombe,il égaye mes yeux, repart en l'air, y fait la roue, et revient encore. Si quelque joueur adroitveut entrer en partie et ballotter à nous deux le léger volant de mes pensées, de tout moncoeur; s'il riposte avec grâce et légèreté, le jeu m'amuse et la partie s'engage. Alors onpourrait voir les coups portés, parés, reçus, rendus, accélérés, pressés, relevés même avecune prestesse, une agilité propre à réjouir autant les spectateurs qu'elle animerait lesacteurs. Telle au moins, monsieur, devrait être la critique; et c'est ainsi que j'ai toujours conçu ladispute entre les gens polis qui cultivent les lettres. Voyons, je vous prie, si le journaliste de Bouillon a conservé dans sa critique ce caractèreaimable et surtout de candeur pour lequel on vient de faire des voeux. "La pièce est une farce", dit-il. Passons sur les qualités. Le méchant nom qu'un cuisinier étranger donne aux ragoûtsfrançais ne change rien à leur saveur: c'est en passant par ses mains qu'ils se dénaturent.Analysons la farce de Bouillon. "La pièce, a-t-il dit, n'a pas de plan." Est-ce parce qu'il est trop simple qu'il échappe à la sagacité de ce critique adolescent? Un vieillard amoureux prétend épouser demain sa pupille; un jeune amant plus adroit leprévient, et ce jour même en fait sa femme à la barbe et dans la maison du tuteur. Voilà lefond, dont un eût pu faire, avec un égal succès, une tragédie, une comédie, un drame, unopéra, et caetera. L'Avare de Molière est-il autre chose? le grand Mithridate est-il autre

chose? Le genre d'une pièce, comme celui de toute autre action, dépend moins du fond deschoses que des caractères qui les mettent en oeuvre. Quant à moi, ne voulant faire, sur ce plan, qu'une pièce amusante et sans fatigue, uneespèce d'imbroille, il m'a suffi que le machiniste au lieu d'être un noir scélérat, fût un drôle degarçon, un homme insouciant, qui rit également du succès et de la chute de ses entreprises,pour que l'ouvrage, loin de tourner en drame sérieux, devînt une comédie fort gaie: et de celaseul que le tuteur est un peu moins sot que tous ceux qu'on trompe au théâtre, il est résultébeaucoup de mouvement dans la pièce, et surtout la nécessité d'y donner plus de ressortaux intrigants. Au lieu de rester dans ma simplicité comique, si j'avais voulu compliquer, étendre ettourmenter mon plan à la manière tragique ou dramique, imagine-t-on que j'aurais manquéde moyens dans une aventure dont je n'ai mis en scènes que la partie la moinsmerveilleuse? En effet, personne aujourd'hui n'ignore qu'à l'époque historique où la pièce finit gaiementdans mes mains, la querelle commença sérieusement à s'échauffer, comme qui diraitderrière la toile, entre le docteur et Figaro, sur les cent écus. Des injures on en vint auxcoups. Le docteur, étrillé par Figaro, fit tomber, en se débattant, le rescille ou filet qui coiffaitle barbier; et l'on vit, non sans surprise, une forme de spatule imprimée à chaud sur sa têterasée. Suivez-moi, monsieur, je vous prie. A cet aspect, moulu de coups en qu'il est, le médecin s'écrie avec transport: "Mon fils! ô ciel,mon fils! mon cher fils!..." Mais avant que Figaro l'entende, il a redoublé de horions sur soncher père. En effet, ce l'était. Ce Figaro, qui pour toute famille avait jadis connu sa mère, est fils naturel de Bartholo. Lemédecin, dans sa jeunesse, eut cet enfant d'une personne en condition, que les suites deson imprudence firent passer du service au plus affreux abandon. Mais avant de les quitter, le désolé Bartholo, frater alors, a fait rougir sa spatule; il en atimbré son fils à l'occiput, pour le reconnaître un jour, si jamais le sort les rassemble. La mèreet l'enfant avaient passé six années dans une honorable mendicité; lorsqu'un chef debohémiens, descendu de Luc Gauric, traversant l'Andalousie avec sa troupe, et consulté parla mère sur le destin de son fils, déroba l'enfant furtivement, et laissa par écrit cet horoscopeà sa place: Après avoir versé le sang dont il est né, Ton fils assommera son père infortuné; Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime, Il se frappe, et devient heureux et légitime. En changeant d'état sans le savoir, l'infortuné jeune homme a changé de nom sans levouloir; il s'est élevé sous celui de Figaro: il a vécu. Sa mère est cette Marceline, devenuevieille et gouvernante chez le docteur, que l'affreux horoscope de son fils a consolé de saperte. Mais aujourd'hui tout s'accomplit. En saignant Marceline au pied, comme on le voit dans ma pièce, ou plutôt comme on ne l'yvoit pas, Figaro remplit le premier vers: Après avoir versé le sang dont il est né, Quand il étrille innocemment le docteur, après la toile tombée, il accomplit le second vers:

Ton fils assommera son père infortuné; A l'instant, la plus touchante reconnaissance a lieu entre le médecin, la vieille et Figaro: C'estvous! C'est lui! C'est toi! C'est moi! Quel coup de théâtre! Mais le fils, au désespoir de soninnocente vivacité, fond en larmes, et se donne un coup de rasoir, selon le sens du troisièmevers Puis tournant sur lui-même et le fer et le crime, Il se frappe, et... Quel tableau! En n'expliquant point si, du rasoir, il se coupe la gorge ou seulement le poil duvisage, on voit que j'avais le choix de finir ma pièce au plus grand pathétique. Enfin, ledocteur épouse la vieille; et Figaro, suivant la dernière leçon, ... devient heureux et légitime. Quel dénouement! Il ne m'en eût coûté qu'un sixième acte! Eh, quel sixième acte! Jamaistragédie au Théâtre-Français... Il suffit. Reprenons ma pièce à l'état où elle a été jouée etcritiquée. Lorsqu'on me reproche avec aigreur ce que j'ai fait, ce n'est pas l'instant de louerce que j'aurais pu faire. "La pièce est invraisemblable dans sa conduite", a dit encore lejournaliste établi dans Bouillon avec approbation et privilège. - Invraisemblable? Examinons cela par plaisir. Son Excellence M. le Comte Almaviva, dont j'ai, depuis longtemps, l'honneur d'être amiparticulier, est un jeune seigneur, ou, pour mieux dire, était; car l'âge et les grands emploisen ont fait depuis un homme fort grave, ainsi que je le suis devenu moi-même. SonExcellence était donc un jeune seigneur espagnol, vif, ardent, comme tous les amants de sanation, que l'on croit froide et qui n'est que paresseuse. Il s'était mis secrètement à la poursuite d'une belle personne qu'il avait entrevue à Madrid, etque son tuteur a bientôt ramenée au lieu de sa naissance. Un matin qu'il se promenait sousses fenêtres à Séville, où, depuis huit jours, il cherchait à s'en faire remarquer, le hasardconduisit au même endroit Figaro le barbier. - Ah! le hasard, dira mon critique: et si le hasardn'eût pas conduit ce jour-là le barbier dans cet endroit, que devenait la pièce? - Elle eûtcommencé, mon frère, à quelque autre époque. - Impossible, puisque le tuteur, selon vous-même, épousait le lendemain. - Alors il n'y aurait pas eu de pièce; ou, s'il y en avait eu, monfrère, elle aurait été différente. Une chose est-elle invraisemblable, parce qu'elle étaitpossible autrement? Réellement vous avez un peu d'humeur. Quand le cardinal de Retz nous dit froidement; "Unjour j'avais besoin d'un homme; à la vérité, je ne voulais qu'un fantôme: j'aurais désiré qu'il fûtpetit-fils de Henri le Grand; qu'il eût de longs cheveux blonds; qu'il fût beau, bien fait, bienséditieux, qu'il eût le langage et l'amour des halles; et voilà que le hasard me fait rencontrer àParis M. de Beaufort, échappé de la prison du roi: c'était justement l'homme qu'il me fallait";va-t-on dire au coadjuteur: "Ah! le hasard! Mais si vous n'eussiez pas rencontré M. deBeaufort? Mais ceci, mais cela?" Le hasard donc conduisit en ce même endroit Figaro le barbier, beau diseur, mauvais poète,hardi musicien, grand fringueneur de guitare, et jadis valet de chambre du Comte, établi dansSéville, y faisant avec succès des barbes, des romances et des mariages; y maniantégalement le fer du phlébotome et le piston du pharmacien; la terreur des maris, lacoqueluche des femmes, et justement l'homme qu'il nous fallait. Et comme en touterecherche ce qu'on nomme passion n'est autre chose qu'un désir irrité par la contradiction, lejeune amant, qui n'eût peut-être eu qu'un goût de fantaisie pour cette beauté s'il l'eût

rencontrée dans le monde, en devient amoureux parce qu'elle est enfermée, au point de fairel'impossible pour l'épouser. Mais vous donner ici l'extrait entier de la pièce, monsieur, serait douter de la sagacité, del'adresse avec laquelle vous saisirez le dessein de l'auteur, et suivrez le fil de l'intrigue, àtravers un léger dédale. Moins prévenu que le journal de Bouillon, qui se trompe, avecapprobation et privilège, sur toute la conduite de cette pièce, vous verrez que tous les soinsde l'amant ne sont pas destinés à remettre simplement une lettre, qui n'est là qu'un légeraccessoire à l'intrigue, mais bien à s'établir dans un fort défendu par la vigilance et lesoupçon, surtout à tromper un homme qui, sans cesse éventant la manoeuvre, obligel'ennemi de se retourner assez lestement pour n'être pas désarçonné d'emblée. Et lorsque vous verrez que tout le mérite du dénouement consiste en ce que le tuteur a fermésa porte, en donnant son passe-partout à Bazile, pour que lui seul et le notaire pussent entreret conclure son mariage, vous ne laisserez pas d'être étonné qu'un critique aussi équitable sejoue de la confiance de son lecteur, ou se trompe, au point d'écrire, et dans Bouillon encore:Le Comte s'est donné la peine de monter au balcon par une échelle avec Figaro, quoique laporte ne soit pas fermée. Enfin, lorsque vous verrez le malheureux tuteur, abusé par toutes les précautions qu'il prendpour ne le point être, à la fin forcé de signer au contrat du Comte et d'approuver ce qu'il n'apu prévenir, vous laisserez au critique à décider si ce tuteur était un imbécile, de ne pasdeviner une intrigue dont on lui cachait tout, lorsque lui, critique, à qui l'on ne cachait rien, nel'a pas devinée plus que le tuteur. En effet, s'il l'eût bien conçue, aurait-il manqué de louer tous les beaux endroits de l'ouvrage?Qu'il n'ait point remarqué la manière dont le premier acte annonce et déploie avec gaietétous les caractères de la pièce, on peut lui pardonner. Qu'il n'ait pas aperçu quelque peu de comédie dans la grande scène du second acte, où,malgré la défiance et la fureur du jaloux, la pupille parvient à lui donner le change sur unelettre remise en sa présence, et à lui faire demander pardon à genoux du soupçon qu'il amontré, je le conçois encore aisément. Qu'il n'ait pas dit un seul mot de la scène de stupéfaction de Bazile au troisième acte, qui aparu si neuve au théâtre, et a tant réjoui les spectateurs, je n'en suis point surpris du tout. Passe encore qu'il n'ait pas entrevu l'embarras où l'auteur s'est jeté volontairement au dernieracte, en faisant avouer par la pupille à son tuteur que le Comte avait dérobé la clef de sajalousie; et comment l'auteur s'en démêle en deux mots et sort, en se jouant, de la nouvelleinquiétude qu'il a imprimée aux spectateurs. C'est peu de chose en vérité. Je veux bien qu'il ne lui soit pas venu à l'esprit que la pièce, une des plus gaies qui soient authéâtre, est écrite sans la moindre équivoque, sans une pensée, un seul mot dont la pudeur,même des petites loges, ait à s'alarmer; ce qui pourtant est bien quelque chose, monsieur,dans un siècle où l'hypocrisie de la décence est poussée presque aussi loin que lerelâchement des moeurs. Très volontiers. Tout cela sans doute pouvait n'être pas digne del'attention d'un critique aussi majeur. Mais comment n'a-t-il pas admiré ce que tous les honnêtes gens n'ont pu voir sans répandredes larmes de tendresse et de plaisir? Je veux dire la piété filiale de ce bon Figaro, qui nesaurait oublier sa mère! Tu connais donc ce tuteur? lui dit le Comte au premier acte. Comme ma mère, répondFigaro. Un avare aurait dit; Comme mes poches. Un petit-maître eût répondu: Comme moi-

même; un ambitieux: Comme le chemin de Versailles; et le journaliste de Bouillon: Commemon libraire; les comparaisons de chacun se tirant toujours de l'objet intéressant. Comme mamère, a dit le fils tendre et respectueux. Dans un autre endroit encore: Ah! vous êtes charmant! lui dit le tuteur. Et ce bon, cethonnête garçon qui pouvait gaiement assimiler cet éloge à tous ceux qu'il a reçus de sesmaîtresses, en revient toujours à sa bonne mère, et répond à ce mot: Vous êtes charmant! -Il est vrai, monsieur, que ma mère me l'a dit autrefois. Et le journal de Bouillon ne relèvepoint de pareils traits! Il faut avoir le cerveau bien desséché pour ne les pas voir, ou le coeurbien dur pour ne pas les sentir. Sans compter mille autres finesses de l'art répandues à pleines mains dans cet ouvrage. Parexemple, on sait que les comédiens ont multiplié chez eux les emplois à l'infini: emplois degrande, moyenne et petite amoureuse; emplois de grands, moyens et petits valets; emploisde niais, d'important, de croquant, de paysan, de tabellion, de bailli: mais on sait qu'ils n'ontpas encore appointé celui de bâillant. Qu'a fait l'auteur pour former un comédien peu exercéau talent d'ouvrir largement la bouche au théâtre? Il s'est donné le soin de lui rassembler,dans une seule phrase, toutes les syllabes bâillantes du français: Rien... qu'en... l'en... ten...dant... parler: syllabes, en effet, qui feraient bâiller un mort, et parviendraient à desserrer lesdents même de l'envie! En cet endroit admirable où, pressé par les reproches du tuteur qui lui crie: Que direz-vous àce malheureux qui bâille et dort tout éveillé? Et l'autre qui, depuis trois heures, éternue à sefaire sauter le crâne et jaillir la cervelle? Que leur direz-vous? Le naïf barbier répond: Eh!parbleu, je dirai à celui qui éternue: Dieu vous bénisse! et: Va te coucher à celui qui bâille.Réponse en effet si juste, si chrétienne et si admirable, qu'un de ces fiers critiques qui ontleurs entrées au paradis n'a pu s'empêcher de s'écrier: "Diable! l'auteur a dû rester au moinshuit jours à trouver cette réplique!" Et le journal de Bouillon, au lieu de louer ces beautés sans nombre, use encre et papier,approbation et privilège, à mettre un pareil ouvrage au-dessous même de la critique! On mecouperait le cou, monsieur, que je ne saurais m'en taire. N'a-t-il pas été jusqu'à dire, le cruel! que, pour ne pas voir expirer ce Barbier sur le théâtre, ila fallu le mutiler, le changer, le refondre, l'élaguer, le réduire en quatre actes, et le purgerd'un grand nombre de pasquinades, de calembours, de jeux de mots, en un mot, de bascomique? A le voir ainsi frapper comme un sourd, on juge assez qu'il n'a pas entendu le premier mot del'ouvrage qu'il décompose. Mais j'ai l'honneur d'assurer ce journaliste, ainsi que le jeunehomme qui lui taille ses plumes et ses morceaux, que loin d'avoir purgé la pièce d'aucun descalembours, jeux de mots, etc., qui lui eussent nui le premier jour, l'auteur a fait rentrer dansles actes restés au théâtre tout ce qu'il en a pu reprendre à l'acte au portefeuille: tel uncharpentier économe cherche, dans ses copeaux épars sur le chantier, tout ce qui peut servirà cheviller et boucher les moindres trous de son ouvrage. Passerons-nous sous silence le reproche aigu qu'il fait à la jeune personne, d'avoir sous lesdéfauts d'une fille mal élevée? Il est vrai que, pour échapper aux conséquences d'une telleimputation, il tente à la rejeter sur autrui, comme s'il n'en était pas l'auteur, en employantcette expression banale; On trouve à la jeune personne, etc. On trouve!... Que voulait-il donc qu'elle fît? Quoi! qu'au lieu de se prêter aux vues d'un jeune amant trèsaimable et qui se trouve un homme de qualité, notre charmante enfant épousât le vieuxpodagre médecin? Le noble établissement qu'il lui destinait là! Et parce qu'on n'est pas de

l'avis de monsieur, on a tous les défauts d'une fille mal élevée! En vérité si le journal de Bouillon se fait des amis en France par la justesse et la candeur deses critiques, il faut avouer qu'il en aura beaucoup moins au-delà des Pyrénées, et qu'il estsurtout un peu bien dur pour les dames espagnoles. Eh! qui sait si Son Excellence madame la comtesse Almaviva, l'exemple des femmes de sonétat, et vivant comme un ange avec son mari, quoiqu'elle ne l'aime plus, ne se ressentira pasun jour des libertés qu'on se donne à Bouillon sur elle avec approbation et privilège? L'imprudent journaliste a-t-il au moins réfléchi que Son Excellence, ayant, par le rang de sonmari, le plus grand crédit dans les bureaux, eût pu lui faire obtenir quelque pension sur laGazette d'Espagne, ou la Gazette elle-même; et que, dans la carrière qu'il embrasse, il fautgarder plus de ménagements pour les femmes de qualité? Qu'est-ce que cela me fait, à moi?L'on sent bien que c'est pour lui seul que j'en parle. Il est temps de laisser cet adversaire, quoiqu'il soit à la tête des gens qui prétendent que,n'ayant pu me soutenir en cinq actes, je me suis mis en quatre pour ramener le public. Etquand cela serait! Dans un moment d'oppression, ne vaut-il pas mieux sacrifier un cinquièmede son bien que de le voir aller tout entier au pillage? Mais ne tombez pas, cher lecteur... (monsieur, veux-je dire), ne tombez pas, je vous prie,dans une erreur populaire qui ferait grand tort à votre jugement. Ma pièce, qui paraît n'être aujourd'hui qu'en quatre actes, est réellement et de fait, en cinq,qui sont le premier, le deuxième, le troisième, le quatrième et le cinquième, à l'ordinaire. Il est vrai que, le jour du combat, voyant les ennemis acharnés, le parterre ondulant, agité,grondant au loin comme les flots de la mer, et trop certain que ces mugissements sourds,précurseurs des tempêtes, ont amené plus d'un naufrage, je vins à réfléchir que beaucoupde pièces en cinq actes (comme la mienne), toutes très bien faites d'ailleurs (comme lamienne), n'auraient pas été au diable en entier (comme la mienne), si l'auteur eût pris unparti vigoureux (comme le mien). Le dieu des cabales est irrité, dis-je aux comédiens avec force: Enfants! un sacrifice est ici nécessaire. Alors, faisant la part au diable, et déchirant mon manuscrit: - Dieu des siffleurs, moucheurs,cracheurs, tousseurs et perturbateurs, m'écriai-je, il te faut du sang; bois mon quatrièmeacte, et que ta fureur s'apaise! A l'instant vous eussiez vu ce bruit infernal, qui faisait pâlir et broncher les acteurs, s'affaiblir,s'éloigner, s'anéantir; l'applaudissement lui succéder, et des bas-fonds du parterre un bravogénéral s'élever en circulant jusqu'aux hauts bancs du paradis. De cet exposé, monsieur, il suit que ma pièce est restée en cinq actes, qui sont le premier, ledeuxième, le troisième au théâtre, le quatrième au diable et le cinquième avec les troispremiers. Tel auteur même vous soutiendra que ce quatrième acte, qu'on n'y voit point, n'enest pas moins celui qui fait le plus de bien à la pièce, en ce qu'on ne l'y voit point. Laissons jaser le monde; il me suffit d'avoir prouvé mon dire; il me suffit, en faisant mes cinqactes, d'avoir montré mon respect pour Aristote, Horace, Aubignac et les modernes, etd'avoir mis ainsi l'honneur de la règle à couvert. Par le second arrangement, le diable a son affaire: mon char n'en roule pas moins bien sansla cinquième roue: le public est content, je le suis aussi. Pourquoi le journal de Bouillon nel'est-il pas? - Ah! pourquoi? C'est qu'il est bien difficile de plaire à des gens qui, par métier,

doivent ne jamais trouver les choses gaies assez sérieuses, ni les graves assez enjouées. Je me flatte, monsieur, que cela s'appelle raisonner principes, et que vous n'êtes pasmécontent de mon petit syllogisme. Reste à répondre aux observations dont quelques personnes ont honoré le moins importantdes drames hasardés depuis un siècle au théâtre. Je mets à part les lettres écrites aux comédiens, à moi-même, sans signature, etvulgairement appelées anonymes; on juge, à l'âpreté du style, que leurs auteurs, peu versésdans la critique, n'ont pas assez senti qu'une mauvaise pièce n'est point une mauvaiseaction, et que telle injure convenable à un méchant homme est toujours déplacée à unméchant écrivain. Passons aux autres. Des connaisseurs ont remarqué que j'étais tombé dans l'inconvénient de faire critiquer desusages français par un plaisant de Séville à Séville; tandis que la vraisemblance exigeait qu'ils'étayât sur les moeurs espagnoles. Ils ont raison: j'y avais même tellement pensé que, pourrendre la vraisemblance encore plus parfaite, j'avais d'abord résolu d'écrire et de faire jouerla pièce en langage espagnol; mais un homme de goût m'a fait observer qu'elle en perdraitpeut-être un peu de sa gaieté pour le public de Paris; raison qui m'a déterminé à l'écrire enfrançais: en sorte que j'ai fait, comme on voit, une multitude de sacrifices à la gaieté, maissans pouvoir parvenir à dérider le journal de Bouillon. Un autre amateur, saisissant l'instant qu'il y avait beaucoup de monde au foyer, m'areproché, du ton le plus sérieux, que ma pièce ressemblait à On ne s'avise jamais de tout. -Ressembler, monsieur! Je tiens que ma pièce est On ne s'avise jamais de tout lui-même. - Etcomment cela? - C'est qu'on ne s'était pas encore avisé de ma pièce. L'amateur resta court,et l'on en rit d'autant plus, que celui-là qui me reprochait On ne s'avise jamais de tout est unhomme qui ne s'est jamais avisé de rien. Quelques jours après (ceci est plus sérieux) chez une dame incommodée, un monsieurgrave, en habit noir, coiffure bouffante et canne à corbin, lequel touchait légèrement lepoignet de la dame, proposa civilement plusieurs doutes sur la vérité des traits que j'avaislancés contre les médecins. Monsieur, lui dis-je, êtes-vous ami de quelqu'un d'eux? Je seraisdésolé qu'un badinage... - On ne peut pas moins: je vois que vous ne me connaissez pas; jene prends jamais le parti d'aucun; je parle ici pour le corps en général. - Cela me fitbeaucoup chercher quel homme ce pouvait être. En fait de plaisanterie, ajoutai-je, voussavez, monsieur, qu'on ne demande jamais si l'histoire est vraie, mais si elle est bonne. - Eh!croyez-vous moins perdre à cet examen qu'au premier? - A merveille, docteur, dit la dame.Le monstre qu'il est! n'a-t-il pas osé parler aussi mal de nous? Faisons cause commune. A ce mot de docteur, je commençai à soupçonner qu'elle parlait à son médecin. - Il est vrai,madame et monsieur, repris-je avec modestie, que je me suis permis ces légers tortsd'autant plus aisément qu'ils tirent moins à conséquence. Eh! qui pourrait nuire à deux corps puissants dont l'empire embrasse l'univers et se partagele monde? Malgré les envieux, les belles y régneront toujours par le plaisir, et les médecinspar la douleur: et la brillante santé nous ramène à l'amour, comme la maladie nous rend à lamédecine. Cependant je ne sais si, dans la balance des avantages, la Faculté ne l'emporte pas un peusur la Beauté. Souvent on voit les belles nous renvoyer aux médecins; mais plus souventencore les médecins nous gardent, et ne nous renvoient plus aux belles. En plaisantant donc, il faudrait peut-être avoir égard à la différence des ressentiments, et

songer que, si les belles se vengent en se séparant de nous, ce n'est là qu'un mal négatif; aulieu que les médecins se vengent en s'en emparant, ce qui devient très positif. Que, quand ces derniers nous tiennent, ils font de nous tout ce qu'ils veulent; au lieu que lesbelles, toutes belles qu'elles sont, n'en font jamais que ce qu'elles peuvent. Que le commerce des belles nous les rend bientôt moins nécessaires; au lieu que l'usagedes médecins finit par nous les rendre indispensables. Enfin, que l'un de ces empires ne semble établi que pour assurer la durée de l'autre; puisque,plus la verte jeunesse est livrée à l'amour, plus la pâle vieillesse appartient sûrement à lamédecine. Au reste, ayant fait contre moi cause commune, il était juste, madame et monsieur, que jevous offrisse en commun mes justifications. Soyez donc persuadés que, faisant professiond'adorer les belles et de redouter les médecins, c'est toujours en badinant que je dis du malde la Beauté; comme ce n'est jamais sans trembler que je plaisante un peu la Faculté. Ma déclaration n'est point suspecte à votre égard, mesdames; et mes plus acharnésennemis sont forcés d'avouer que, dans un instant d'humeur, où mon dépit contre une belleallait s'épancher trop librement sur toutes les autres, on m'a vu m'arrêter tout court au vingt-cinquième couplet, et, par le plus prompt repentir, faire ainsi, dans le vingt-sixième, amendehonorable aux belles irritées: Sexe charmant, si je décèle Votre coeur en proie au désir, Souvent à l'amour infidèle, Mais toujours fidèle au plaisir, D'un badinage, ô mes déesses! Ne cherchez point à vous venger: Tel glose, hélas! sur vos faiblesses, Qui brûle de les partager. Quant à vous, monsieur le docteur, on sait assez que Molière... - Au désespoir, dit-il en se levant, de ne pouvoir profiter plus longtemps de vos lumières;mais l'humanité qui gémit ne doit pas souffrir de mes plaisirs. Il me laissa, ma foi! la boucheouverte avec ma phrase en l'air. - Je ne sais pas, dit la belle malade en riant, si je vouspardonne; mais je vois bien que notre docteur ne vous pardonne pas. - Le nôtre, madame! Ilne sera jamais le mien, - Eh! pourquoi? - Je ne sais; je craindrais qu'il ne fût au-dessous deson état, puisqu'il n'est pas au-dessus des plaisanteries qu'on en peut faire. Ce docteur n'est pas de mes gens. L'homme assez consommé dans son art pour en avouerde bonne foi l'incertitude, assez spirituel pour rire avec moi de ceux qui le disent infaillible, telest mon médecin. En me rendant ses soins qu'ils appellent des visites, en me donnant sesconseils qu'ils nomment des ordonnances, il remplit dignement, et sous faste, la plus noblefonction d'une âme éclairée et sensible. Avec plus d'esprit, il calcule plus de rapports, et c'esttout ce qu'on peut dans un art aussi utile qu'incertain. Il me raisonne, il me console, il meguide, et la nature fait le reste. Aussi, loin de s'offenser de la plaisanterie, est-il le premier àl'opposer au pédantisme. A l'infatué qui lui dit gravement: "De quatre-vingts fluxions depoitrine que j'ai traitées cet automne, un seul malade a péri dans mes mains", mon docteurrépond en souriant; "Pour moi, j'ai prêté mes secours à plus de cent cet hiver; hélas! je n'en

ai pu sauver qu'un seul." Tel est mon aimable médecin. - Je le connais. - Vous permettez bien que je ne l'échange pas contre le vôtre. Un pédantn'aura pas plus ma confiance en maladie, qu'une bégueule n'obtiendrait mon hommage ensanté. Mais je ne suis qu'un sot. Au lieu de vous rappeler mon amende honorable au beausexe, je devais lui chanter le couplet de la bégueule; il est tout fait pour lui: Pour égayer ma poésie, Au hasard j'assemble des traits; J'en fais, peintre de fantaisie, Des tableaux, jamais des portraits; La femme d'esprit, qui s'en moque, Sourit finement à l'auteur: Pour l'imprudente qui s'en choque, Sa colère est son délateur. - A propos de chanson, dit la dame, vous êtes bien honnête d'avoir été donner votre pièceaux Français! moi qui n'ai de petite loge qu'aux Italiens! Pourquoi n'en avoir pas fait unopéra-comique? Ce fut, dit-on, votre première idée. La pièce est d'un genre à comporter dela musique. - Je ne sais si elle est propre à la supporter, ou si je m'étais trompé d'abord en le supposant:mais, sans entrer dans les raisons qui m'ont fait changer d'avis, celle-ci, madame, répond àtout. Notre musique dramatique ressemble trop encore à notre musique chansonnière, pour enattendre un véritable intérêt ou de la gaieté franche. Il faudra commencer à l'employersérieusement au théâtre, quand on sentira bien qu'on ne doit y chanter que pour parler;quand nos musiciens se rapprocheront de la nature, et surtout cesseront de s'imposerl'absurde loi de toujours revenir à la première partie d'un air après qu'ils en ont dit la seconde.Est-ce qu'il y a des reprises et des rondeaux dans un drame? Ce cruel radotage est la mortde l'intérêt, et dénote un vide insupportable dans les idées. Moi qui ai toujours chéri la musique sans inconstance et même sans infidélité, souvent, auxpièces qui m'attachent le plus, je me surprends à pousser de l'épaule, à dire tout bas avechumeur: Eh! va donc, musique! pourquoi toujours répéter? N'es-tu pas assez lente? Au lieude narrer vivement, tu rabâches! au lieu de peindre la passion, tu t'accroches aux mots! Lepoète se tue à serrer l'événement, et toi tu le délayes! Que lui sert de rendre son styleénergique et pressé, si tu l'ensevelis sous d'inutiles fredons? Avec ta stérile abondance,reste, reste aux chansons pour toute nourriture, jusqu'à ce que tu connaisses le langagesublime et tumultueux des passions. En effet, si la déclamation est déjà un abus de la narration au théâtre, le chant, qui est unabus de la déclamation, n'est donc, comme on voit, que l'abus de l'abus. Ajoutez-y larépétition des phrases, et voyez ce que devient l'intérêt. Pendant que le vice ici va toujoursen croissant, l'intérêt marche à sens contraire; l'action s'alanguit; quelque chose me manque;je deviens distrait; l'ennui me gagne; et si je cherche alors à deviner ce que je voudrais, ilm'arrive souvent de trouver que je voudrais la fin du spectacle. Il est un autre art d'imitation, en général beaucoup moins avancé que la musique, mais quisemble en ce point lui servir de leçon. Pour la variété seulement, la danse élevée est déjà le

modèle du chant. Voyez le superbe Vestris ou le fier d'Auberval engager un pas de caractère. Il ne danse pasencore; mais d'aussi loin qu'il paraît, son port libre et dégagé fait déjà lever la tête auxspectateurs. Il inspire autant de fierté qu'il promet de plaisirs. Il est parti... Pendant que lemusicien redit vingt fois ses phrases et monotone ses mouvements, le danseur varie lessiens à l'infini. Le voyez-vous s'avancer légèrement à petits bonds, reculer à grands pas, et faire oublier lecomble de l'art par la plus ingénieuse négligence? Tantôt sur un pied, gardant le plus savantéquilibre, et suspendu sans mouvement pendant plusieurs mesures, il étonne, il surprend parl'immobilité de son aplomb... Et soudain, comme s'il regrettait le temps du repos, il partcomme un trait, vole au fond du théâtre, et revient en pirouettant, avec une rapidité que l'oeilpeut suivre à peine. L'air a beau recommencer, rigaudonner, se répéter, se radoter, il ne se répète point, lui! Touten déployant les mâles beautés d'un corps souple et puissant, il peint les mouvementsviolents dont son âme est agitée: il vous lance un regard passionné que ses bras mollementouverts rendent plus expressif: et, comme s'il se lassait bientôt de vous plaire, il se relèveavec dédain, se dérobe à l'oeil qui le suit, et la passion la plus fougueuse semble alors naîtreet sortir de la plus douce ivresse. Impétueux, turbulent, il exprime une colère si bouillante etsi vraie, qu'il m'arrache à mon siège et me fait froncer le sourcil. Mais, reprenant soudain legeste et l'accent d'une volupté paisible, il erre nonchalamment avec une grâce, une mollesseet des mouvements si délicats, qu'il enlève autant de suffrages qu'il y a de regards attachéssur sa danse enchanteresse. Compositeurs, chantez comme il danse, et nous aurons, au lieu d'opéras, des mélodrames!Mais j'entends mon éternel censeur (je ne sais plus s'il est d'ailleurs ou de Bouillon) qui medit: Que prétend-on par ce tableau? Je vois un talent supérieur, et non la danse en général.C'est dans sa marche ordinaire qu'il faut saisir un art pour le comparer, et non dans sesefforts les plus sublimes. N'avons-nous pas... Je l'arrête à mon tour. - Eh quoi! si je veux peindre un coursier et me former une juste idéede ce noble animal, irai-je le chercher hongre et vieux, gémissant au timon du fiacre, outrottinant sous le plâtrier qui siffle? Je le prends au haras, fier étalon, vigoureux, découplé,l'oeil ardent, frappant la terre et soufflant le feu par les naseaux; bondissant de désirs etd'impatience, ou fendant l'air qu'il électrise, et dont le brusque hennissement réjouit l'homme,et fait tressaillir toutes les cavales de la contrée. Tel est mon danseur. Et quand je crayonne un art, c'est parmi les grands sujets qui l'exercent que j'entends choisirmes modèles; tous les efforts du génie... Mais je m'éloigne trop de mon sujet, revenons auBarbier de Séville... ou plutôt, monsieur, n'y revenons pas. C'est assez pour une bagatelle.Insensiblement je tomberais dans le défaut reproché trop justement à nos Français, detoujours faire de petites chansons sur les grandes affaires, et de grandes dissertations surles petites. Je suis, avec le plus profond respect, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur. L'AUTEUR. Personnages

(Les habits des acteurs doivent être dans l'ancien costume espagnol.) Le Comte Almaviva, grand d'Espagne, amant inconnu de Rosine, paraît, au premier acte, enveste et culotte de satin; il est enveloppé d'un grand manteau brun ou cape espagnole;chapeau noir rabattu, avec un ruban de couleur autour de la forme. Au deuxième acte, habituniforme de cavalier, avec des moustaches et des bottines. Au troisième, habillé enbachelier; cheveux ronds, grande fraise au cou; veste, culotte, bas et manteau d'abbé. Auquatrième acte, il est vêtu superbement à l'espagnole avec un riche manteau; par-dessustout, le large manteau brun dont il se tient enveloppé. Bartholo, médecin, tuteur de Rosine: habit noir, court, boutonné; grande perruque; fraise etmanchettes relevées; une ceinture noire; et quand il veut sortir de chez lui, un long manteauécarlate. Rosine, jeune personne d'extraction noble, et pupille de Bartholo; habillée à l'espagnole. Figaro, barbier de Séville: en habit de majo espagnol. La tête couverte d'un rescille ou filet;chapeau blanc, ruban de couleur autour de la forme, un fichu de soie attaché fort lâche à soncou, gilet et haut-de-chausse de satin, avec des boutons et boutonnières frangés d'argent;une grande ceinture de soie, les jarretières nouées avec des glands qui pendent sur chaquejambe; veste de couleur tranchante, à grands revers de la couleur du gilet; bas blancs etsouliers gris. Don Bazile, organiste, maître à chanter de Rosine: chapeau noir rabattu, soutanelle et longmanteau, sans fraise ni manchettes. La Jeunesse, vieux domestique de Bartholo. L'Eveillé, autre valet de Bartholo, garçon niais et endormi. Tous deux habillés en Galiciens;tous les cheveux dans la queue; gilet couleur de chamois; large ceinture de peau avec uneboucle; culotte bleue et veste de même, dont les manches, ouvertes aux épaules pour lepassage des bras, sont pendantes par-derrière. Un Notaire. Un Alcade, homme de justice, avec une longue baguette blanche à la main. Plusieurs Alguazils et Valets avec des flambeaux. La scène est à Séville, dans la rue et sous les fenêtres de Rosine, au premier acte, et lereste de la pièce dans la maison du docteur Bartholo. Acte premier Le théâtre représente une rue de Séville, où toutes les croisées sont grillées. Scène I Le Comte, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu. Il tire sa montre en sepromenant. Le jour est moins avancé que je ne croyais. L'heure à laquelle elle a coutume de se montrerderrière sa jalousie est encore éloignée. N'importe; il vaut mieux arriver trop tôt que demanquer l'instant de la voir. Si quelque aimable de la Cour pouvait me deviner à cent lieuesde Madrid, arrêté tous les matins sous les fenêtres d'une femme à qui je n'ai jamais parlé, ilme prendrait pour un Espagnol du temps d'Isabelle... Pourquoi non? Chacun court après le

bonheur. Il est pour moi dans le coeur de Rosine... Mais quoi! suivre une femme à Séville,quand Madrid et la Cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles? Et c'est cela même queje fuis. Je suis las des conquêtes que l'intérêt, la convenance ou la vanité nous présententsans cesse. Il est si doux d'être aimé pour soi-même! Et si je pouvais m'assurer sous cedéguisement... Au diable l'importun! Scène II Figaro, Le Comte, caché. Figaro, une guitare sur le dos, attachée en bandoulière avec un large ruban: il chantonnegaiement, un papier et un crayon à la main. (N° I.) Bannissons le chagrin, Il nous consume: Sans le feu du bon vin Qui nous rallume, Réduit à languir, L'homme sans plaisir Vivrait comme un sot, Et mourrait bientôt. Jusque-là ceci ne va pas mal, hein, hein. ... Et mourrait bientôt. Le vin et la paresse Se disputent mon coeur. Eh non! ils ne se le disputent pas, ils y règnent paisiblement ensemble... Se partagent... mon coeur. Dit-on se partagent?... Eh! mon Dieu, nos faiseurs d'opéras-comiques n'y regardent pas de siprès. Aujourd'hui, ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante. (Il chante.) Le vin et la paresse Se partagent mon coeur. Je voudrais finir par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l'air d'unepensée. (Il met un genou en terre et écrit en chantant.) Se partagent mon coeur. Si l'une a ma tendresse... L'autre fait mon bonheur. Fi donc! c'est plat. Ce n'est pas ça... Il me faut une opposition, une antithèse: Si l'une... est ma maîtresse L'autre... Eh! parbleu, j'y suis...

L'autre est mon serviteur. Fort bien, Figaro!... (Il écrit en chantant.) Le vin et la paresse Se partagent mon coeur; Si l'une est ma maîtresse, L'autre est mon serviteur. L'autre est mon serviteur. L'autre est mon serviteur. Hen, hen, quand il y aura des accompagnements là-dessous, nous verrons encore,messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis... (Il aperçoit le Comte.) J'ai vu cet abbé-làquelque part. (Il se relève.) Le Comte, à part. Cet homme ne m'est pas inconnu. Figaro Eh non, ce n'est pas un abbé! Cet air altier et noble... Le Comte Cette tournure grotesque... Figaro Je ne me trompe point; c'est le comte Almaviva. Le Comte Je crois que c'est ce coquin de Figaro. Figaro C'est lui-même, Monseigneur. Le Comte Maraud! si tu dis un mot... Figaro Oui, je vous reconnais; voilà les bontés familières dont vous m'avez toujours honoré. Le Comte Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras... Figaro Que voulez-vous, Monseigneur, c'est la misère. Le Comte Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? je t'avais autrefois recommandé dans les bureauxpour un emploi. Figaro Je l'ai obtenu, Monseigneur; et ma reconnaissance...

Le Comte Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu? Figaro Je me retire. Le Comte Au contraire. J'attends ici quelque chose, et deux hommes qui jasent sont moins suspectsqu'un seul qui se promène. Ayons l'air de jaser. Eh bien, cet emploi? Figaro Le ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire. Le Comte Dans les hôpitaux de l'armée? Figaro Non; dans les haras d'Andalousie. Le Comte, riant. Beau début! Figaro Le poste n'était pas mauvais; parce qu'ayant le district des pansements et des drogues, jevendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval... Le Comte Qui tuaient les sujets du roi! Figaro Ah! Ah! il n'y a point de remède universel; mais qui n'ont pas laissé de guérir quelquefois desGaliciens, des Catalans, des Auvergnats. Le Comte Pourquoi donc l'as-tu quitté? Figaro Quitté? C'est bien lui-même; on m'a desservi auprès des puissances. L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide... Le Comte Oh! grâce! grâce, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers? Je t'ai vu là griffonnant sur tongenou, et chantant dès le matin. Figaro Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au ministreque je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Cloris; que j'envoyais des énigmesaux journaux, qu'il courait des madrigaux de ma façon; en un mot, quand il a su que j'étaisimprimé tout vif, il a pris la chose au tragique et m'a fait ôter mon emploi, sous prétexte que

l'amour des lettres est incompatible avec l'esprit des affaires. Le Comte Puissamment raisonné! Et tu ne lui fis pas représenter... Figaro Je me crus trop heureux d'en être oublié, persuadé qu'un grand nous fait assez de bienquand il ne nous fait pas de mal. Le Comte Tu ne dis pas tout. je me souviens qu'à mon service tu étais un assez mauvais sujet. Figaro Eh! mon Dieu, Monseigneur, c'est qu'on veut que le pauvre soit sans défaut. Le Comte Paresseux, dérangé... Figaro Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup demaîtres qui fussent dignes d'être valets? Le Comte, riant. Pas mal. Et tu t'es retiré en cette ville? Figaro Non, pas tout de suite. Le Comte, l'arrêtant. Un moment... J'ai cru que c'était elle... Dis toujours, je t'entends de reste. Figaro De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents littéraires; et le théâtre meparut un champ d'honneur... Le Comte Ah! Miséricorde! Figaro. (Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côté de la jalousie.) En vérité, je ne sais comment je n'eus pas le plus grand succès, car j'avais rempli le parterredes plus excellents travailleurs; des mains... comme des battoirs; j'avais interdit les gants, lescannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds; et d'honneur, avant lapièce, le café m'avait paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de lacabale... Le Comte Ah! la cabale! monsieur l'auteur tombé! Figaro Tout comme un autre: pourquoi pas? Ils m'ont sifflé; mais si jamais je puis les rassembler... Le Comte

L'ennui te vengera bien d'eux? Figaro Ah! comme je leur en garde, morbleu! Le Comte Tu jures! Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au palais pour maudire ses juges? Figaro On a vingt-quatre ans au théâtre; la vie est trop courte pour user un pareil ressentiment. Le Comte Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid. Figaro C'est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancienmaître. Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés lesuns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous lesinsectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, lesfeuillistes, les libraires, les censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux gensde lettres, achevait de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restait; fatiguéd'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d'argent; à la finconvaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'aiquitté Madrid; et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, laManche, l'Estramadure, la Sierra-Morena, l'Andalousie; accueilli dans une ville, emprisonnédans l'autre, et partout supérieur aux événements; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là; aidantau bon temps, supportant le mauvais; me moquant des sots, bravant les méchants, riant dema misère et faisant la barbe à tout le monde; vous me voyez enfin établi dans Séville, etprêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira m'ordonner. Le Comte Qui t'a donné une philosophie aussi gaie? Figaro L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. Queregardez-vous donc toujours de ce côté? Le Comte Sauvons-nous. Figaro Pourquoi? Le Comte Viens donc, malheureux! tu me perds. (Ils se cachent.) Scène III Bartholo, Rosine. (La jalousie du premier étage s'ouvre, et Bartholo et Rosine se mettent à lafenêtre.)

Rosine Comme le grand air fait plaisir à respirer!... Cette jalousie s'ouvre si rarement... Bartholo Quel papier tenez-vous là? Rosine Ce sont des couplets de La Précaution inutile, que mon maître à chanter m'a donnés hier. Bartholo Qu'est-ce que La Précaution inutile? Rosine C'est une comédie nouvelle. Bartholo Quelque drame encore! quelque sottise d'un nouveau genre! Rosine Je n'en sais rien. Bartholo Euh, euh, les journaux et l'autorité nous en feront raison. Siècle barbare!... Rosine Vous injuriez toujours notre pauvre siècle. Bartholo Pardon de la liberté! Qu'a-t-il produit pour qu'on le loue? Sottises de toute espèce: la libertéde penser, l'attraction, l'électricité, le tolérantisme, l'inoculation, le quinquina, L'Encyclopédie,et les drames... Rosine (le papier lui échappe et tombe dans la rue.) Ah! ma chanson! Ma chanson est tombée en vous écoutant, courez, courez donc, monsieur!Ma chanson, elle sera perdue! Bartholo Que diable aussi, l'on tient ce qu'on tient. (Il quitte le balcon.) Rosine regarde en dedans et fait signe dans la rue. St, st! (Le Comte paraît.) Ramassez vite et sauvez-vous. (Le Comte ne fait qu'un saut,ramasse le papier et rentre.) Bartholo sort de la maison et cherche. Où donc est-il? Je ne vois rien. Rosine Sous le balcon, au pied du mur. Bartholo Vous me donnez là une jolie commission! Il est donc passé quelqu'un?

Rosine Je n'ai vu personne. Bartholo, à lui-même. Et moi qui ai la bonté de chercher!... Bartholo, vous n'êtes qu'un sot, mon ami: ceci doit vousapprendre à ne jamais ouvrir de jalousies sur la rue. (Il rentre.) Rosine, toujours au balcon. Mon excuse est dans mon malheur: seule, enfermée, en butte à la persécution d'un hommeodieux, est-ce un crime de tenter à sortir d'esclavage? Bartholo, paraissant au balcon. Rentrez, signora; c'est ma faute si vous avez perdu votre chanson; mais ce malheur ne vousarrivera plus, je vous jure. (Il ferme la jalousie à la clef.) Scène IV Le Comte, Figaro. (Ils entrent avec précaution.) Le Comte A présent qu'ils sont retirés, examinons cette chanson, dans laquelle un mystère estsûrement renfermé. C'est un billet! Figaro Il demandait ce que c'est que la Précaution inutile! Le Comte lit vivement. "Votre empressement excite ma curiosité: sitôt que mon tuteur sera sorti, chantezindifféremment, sur l'air connu de ces couplets, quelque chose qui m'apprenne enfin le nom,l'état et les intentions de celui qui paraît s'attacher si obstinément à l'infortunée Rosine." Figaro, contrefaisant la voix de Rosine. Ma chanson, ma chanson est tombée; courez, courez donc! (Il rit.) ah! ah! ah! ah! Oh! cesfemmes! Voulez-vous donner de l'adresse à la plus ingénue? Enfermez-la. Le Comte Ma chère Rosine! Figaro Monseigneur, je ne suis plus en peine des motifs de votre mascarade; vous faites ici l'amouren perspective. Le Comte Te voilà instruit; mais si tu jases... Figaro Moi, jaser! Je n'emploierai point pour vous rassurer les grandes phrases d'honneur et dedévouement dont on abuse à la journée; je n'ai qu'un mot: mon intérêt vous répond de moi;pesez tout à cette balance, et... Le Comte

Fort bien. Apprends donc que le hasard m'a fait rencontrer au Prado, il y a six mois, unejeune personne d'une beauté!... Tu viens de la voir. Je l'ai fait chercher en vain par toutMadrid. Ce n'est que depuis peu de jours que j'ai découvert qu'elle s'appelle Rosine, est d'unsang noble, orpheline, et mariée à un vieux médecin de cette ville, nommé Bartholo. Figaro Joli oiseau, ma foi! difficile à dénicher! Mais qui vous a dit qu'elle était femme du docteur? Le Comte Tout le monde. Figaro C'est une histoire qu'il a forgée en arrivant de Madrid pour donner le change aux galants etles écarter; elle n'est encore que sa pupille, mais bientôt... Le Comte, vivement. Jamais, Ah! quelle nouvelle! J'étais résolu de tout oser pour lui présenter mes regrets, et je latrouve libre! Il n'y a pas un moment à perdre; il faut m'en faire aimer, et l'arracher à l'indigneengagement qu'on lui destine. Tu connais donc ce tuteur? Figaro Comme ma mère. Le Comte Quel homme est-ce? Figaro, vivement. C'est un beau, gros, court, jeune vieillard, gris pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette, etfurette, et gronde, et geint tout à la fois. Le Comte, impatienté. Eh! je l'ai vu. Son caractère? Figaro Brutal, avare, amoureux et jaloux à l'excès de sa pupille, qui le hait à la mort. Le Comte Ainsi, ses moyens de plaire sont... Figaro Nuls. Le Comte Tant mieux. Sa probité? Figaro Tout juste autant qu'il en faut pour n'être point pendu. Le Comte Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux... Figaro

C'est faire à la fois le bien public et particulier: chef-d'oeuvre de morale, en vérité,Monseigneur! Le Comte Tu dis que la crainte des galants lui fait fermer sa porte? Figaro A tout le monde; s'il pouvait la calfeutrer... Le Comte Ah! diable, tant pis. Aurais-tu de l'accès chez lui? Figaro Si j'en ai! Primo, la maison que j'occupe appartient au docteur, qui m'y loge gratis... Le Comte Ah! ah! Figaro Et moi, en reconnaissance, je lui promets dix pistoles d'or par an, gratis aussi... Le Comte, impatienté. Tu es son locataire? Figaro De plus, son barbier, son chirurgien, son apothicaire; il ne se donne pas dans sa maison uncoup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de la main de votre serviteur. Le Comte l'embrasse. Ah! Figaro, mon ami, tu seras mon ange, mon libérateur, mon dieu tutélaire. Figaro Peste! comme l'utilité vous a bientôt rapproché les distances! Parlez-moi des genspassionnés! Le Comte Heureux Figaro, tu vas voir ma Rosine! tu vas la voir! Conçois! tu ton bonheur? Figaro C'est bien là un propos d'amant! Est-ce que je l'adore, moi? Puissiez-vous prendre ma place!Le Comte Ah! si l'on pouvait écarter tous les surveillants! Figaro C'est à quoi je rêvais. Le Comte Pour douze heures seulement! Figaro En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêche de nuire à l'intérêt d'autrui.

Le Comte Sans doute. Eh bien? Figaro, rêvant. Je cherche dans ma tête si la pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyensinnocents... Le Comte Scélérat! Figaro Est-ce que je veux leur nuire? Ils ont tous besoin de mon ministère. Il ne s'agit que de lestraiter ensemble. Le Comte Mais ce médecin peut prendre un soupçon. Figaro Il faut marcher si vite que le soupçon n'ait pas le temps de naître. Il me vient une idée: lerégiment de Royal-Infant arrive en cette ville. Le Comte Le colonel est de mes amis. Figaro Bon. Présentez-vous chez le docteur en habit de cavalier, avec un billet de logement; ilfaudra bien qu'il vous héberge; et moi, je me charge du reste. Le Comte Excellent! Figaro Il ne serait même pas mal que vous eussiez l'air entre deux vins... Le Comte A quoi bon? Figaro Et le mener un peu lestement sous cette apparence déraisonnable. Le Comte A quoi bon? Figaro Pour qu'il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d'intriguer chezlui. Le Comte Supérieurement vu! Mais que n'y vas-tu, toi? Figaro

Ah! oui, moi! Nous serons bien heureux s'il ne vous reconnaît pas, vous qu'il n'a jamais vu. Etcomment vous introduire après? Le Comte Tu as raison. Figaro C'est que vous ne pouvez peut-être pas soutenir ce personnage difficile. Cavalier... pris devin... Le Comte Tu te moques de moi. (Prenant un ton ivre.) N'est-ce point ici la maison du docteur Bartholo,mon ami? Figaro Pas mal, en vérité; vos jambes seulement un peu plus avinées. (D'un ton plus ivre.) N'est-cepas ici la maison... Le Comte Fi donc! tu as l'ivresse du peuple. Figaro C'est la bonne, c'est celle du plaisir Le Comte La porte s'ouvre. Figaro C'est notre homme: éloignons-nous jusqu'à ce qu'il soit parti. Scène V Le Comte et Figaro cachés; Bartholo. Bartholo sort en parlant à la maison. Je reviens à l'instant; qu'on ne laisse entrer personne. Quelle sottise à moi d'être descendu!Dès qu'elle m'en priait, je devais bien me douter... Et Bazile qui ne vient pas! Il devait toutarranger pour que mon mariage se fît secrètement demain: et point de nouvelles! Allons voirce qui peut l'arrêter. Scène VI Le Comte, Figaro. Le Comte Qu'ai-je entendu? Demain il épouse Rosine en secret! Figaro Monseigneur, la difficulté de réussir ne fait qu'ajouter à la nécessité d'entreprendre. Le Comte

Quel est donc ce Bazile qui se mêle de son mariage? Figaro Un pauvre hère qui montre la musique à sa pupille, infatué de son art, friponneau,besogneux, à genoux devant un écu, et dont il sera facile de venir à bout, Monseigneur...(Regardant à la jalousie.) La v'là, la v'là. Le Comte Qui donc? Figaro Derrière sa jalousie, la voilà, la voilà. Ne regardez pas, ne regardez donc pas! Le Comte Pourquoi? Figaro Ne vous écrit-elle pas: Chantez indifféremment? c'est-à-dire, chantez comme si vouschantiez... seulement pour chanter. Oh! la v'là, la v'là. Le Comte Puisque j'ai commencé à l'intéresser sans être connu d'elle, ne quittons point le nom deLindor que j'ai pris; mon triomphe en aura plus de charmes. (Il déploie le papier que Rosine ajeté.) Mais comment chanter sur cette musique? Je ne sais pas faire de vers, moi. Figaro Tout ce qui vous viendra, Monseigneur, est excellent: en amour, le coeur n'est pas difficilesur les productions de l'esprit... Et prenez ma guitare. Le Comte Que veux-tu que j'en fasse? j'en joue si mal! Figaro Est-ce qu'un homme comme vous ignore quelque chose? Avec le dos de la main; from, from,from... Chanter sans guitare à Séville! vous seriez bientôt reconnu, ma foi, bientôt dépisté.(Figaro se colle au mur sous le balcon.) Le Comte chante en se promenant et s'accompagnant sur sa guitare. (N° 2.) Premier Couplet Vous l'ordonnez, je me ferai connaître; Plus inconnu, j'osais vous adorer: En me nommant, que pourrais-je espérer? N'importe, il faut obéir à son maître. Figaro, bas. Fort bien, parbleu! Courage, Monseigneur! Le Comte

Deuxième Couplet Je suis Lindor, ma naissance est commune, Mes voeux sont ceux d'un simple bachelier: Que n'ai-je, hélas! d'un brillant chevalier A vous offrir le rang et la fortune! Figaro Eh comment diable! je ne ferais pas mieux, moi qui m'en pique. Le Comte Troisième Couplet Tous les matins, ici, d'une voix tendre, Je chanterai mon amour sans espoir; Je bornerai mes plaisirs à vous voir; Et puissiez-vous en trouver à m'entendre! Figaro Oh! ma foi, pour celui-ci!... (Il s'approche, et baise le bas de l'habit de son maître.) Le Comte Figaro? Figaro Excellence? Le Comte Crois-tu que l'on m'ait entendu Rosine, en dedans, chante. Air: du Maître en droit. Tout me dit que Lindor est charmant, Que je dois l'aimer constamment... (On entend une croisée qui se ferme avec bruit.) Figaro Croyez-vous qu'on vous ait entendu, cette fois? Le Comte Elle a fermé sa fenêtre; quelqu'un apparemment est entré chez elle. Figaro Ah! la pauvre petite! comme elle tremble en chantant! Elle est prise, Monseigneur. Le Comte Elle se sert du moyen qu'elle-même a indiqué. Tout me dit que Lindor est charmant. Que degrâces! que d'esprit!

Figaro Que de ruse! que d'amour! Le Comte Crois-tu qu'elle se donne à moi, Figaro? Figaro Elle passera plutôt à travers cette jalousie que d'y manquer. Le Comte C'en est fait, je suis à ma Rosine... pour la vie Figaro Vous oubliez, Monseigneur, qu'elle ne vous entend plus. Le Comte Monsieur Figaro! je n'ai qu'un mot à vous dire: elle sera ma femme; et si vous servez bienmon projet en lui cachant mon nom... Tu m'entends, tu me connais... Figaro Je me rends. Allons, Figaro, vole à la fortune, mon fils. Le Comte Retirons-nous, crainte de nous rendre suspects. Figaro, vivement. Moi, j'entre ici, où, par la force de mon art, je vais, d'un seul coup de baguette, endormir lavigilance, éveiller l'amour, égarer la jalousie, fourvoyer l'intrigue, et renverser tous lesobstacles. Vous, Monseigneur, chez moi, l'habit de soldat, le billet de logement, et de l'ordans vos poches. Le Comte Pour qui, de l'or? Figaro, vivement. De l'or, mon Dieu, de l'or: c'est le nerf de l'intrigue. Le Comte Ne te fâche pas, Figaro, j'en prendrai beaucoup. Figaro, s'en allant. Je vous rejoins dans peu. Le Comte Figaro! Figaro Qu'est-ce que c'est? Le Comte Et ta guitare?

Figaro revient. J'oublie ma guitare, moi! Je suis donc fou! (Il s'en va.) Le Comte Et ta demeure, étourdi? Figaro revient. Ah! réellement je suis frappé! - Ma boutique à quatre pas d'ici, peinte en bleu, vitrage enplomb, trois palettes en l'air, l'oeil dans la main, Consilio manuque, FIGARO. (Il s'enfuit.) Acte deuxième Le théâtre représente l'appartement de Rosine, La croisée dans le fond du théâtre estfermée par une jalousie grillée. Scène I Rosine, seule, un bougeoir à la main. Elle prend du papier sur la table et se met à écrire. Marceline est malade; tous les gens sont occupés; et personne ne me voit écrire. Je ne saissi ces murs ont des yeux et des oreilles, ou si mon argus a un génie malfaisant qui l'instruit àpoint nommé; mais je ne puis dire un mot ni faire un pas, dont il ne devine sur-le-champl'intention... Ah! Lindor! (Elle cachette la lettre.) Fermons toujours ma lettre, quoique j'ignorequand et comment je pourrai la lui faire tenir. Je l'ai vu à travers ma jalousie parler longtempsau barbier Figaro. C'est un bon homme qui m'a montré quelquefois de la pitié: si je pouvaisl'entretenir un moment! Scène II Rosine, Figaro. Rosine, surprise. Ah! monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir! Figaro Votre santé, madame? Rosine Pas trop bonne, monsieur Figaro. L'ennui me tue. Figaro Je le crois; il n'engraisse que les sots. Rosine Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement? Je n'entendais pas; mais... Figaro Avec un jeune bachelier de mes parents, de la plus grande espérance; plein d'esprit, desentiments, de talents, et d'une figure fort revenante.

Rosine Oh! tout à fait bien, je vous assure! Il se nomme?... Figaro Lindor. Il n'a rien; mais s'il n'eût pas quitté brusquement Madrid, il pouvait y trouver quelquebonne place. Rosine Il en trouvera, monsieur Figaro; il en trouvera. Un jeune homme tel que vous le dépeignezn'est pas fait pour rester inconnu. Figaro, à part. Fort bien. (Haut.) Mais il a un grand défaut qui nuira toujours à son avancement. Rosine Un défaut, monsieur Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien sûr? Figaro Il est amoureux. Rosine Il est amoureux! et vous appelez cela un défaut! Figaro A la vérité, ce n'en est un que relativement à sa mauvaise fortune. Rosine Ah! que le sort est injuste! Et nomme-t-il la personne qu'il aime? Je suis d'une curiosité... Figaro Vous êtes la dernière, madame, à qui je voudrais faire une confidence de cette nature. Rosine, vivement. Pourquoi, monsieur Figaro? Je suis discrète. Ce jeune homme vous appartient, il m'intéresseinfiniment... Dites donc. Figaro, la regardant finement. Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçantl'appétit; pied furtif, taille adroite, élancée, bras dodus, bouche rosée, et des mains! desjoues! des dents! des yeux!... Rosine Qui reste en cette ville? Figaro En ce quartier. Rosine Dans cette rue peut-être? Figaro

A deux pas de moi. Rosine Ah! que c'est charmant... pour monsieur votre parent. Et cette personne est?... Figaro Je ne l'ai pas nommée? Rosine, vivement. C'est la seule chose que vous ayez oubliée, monsieur Figaro. Dites donc, dites donc vite; sil'on rentrait, je ne pourrais plus savoir... Figaro Vous le voulez absolument, madame? Eh bien, cette personne est... la pupille de votretuteur. Rosine La pupille?... Figaro Du docteur Bartholo; oui, madame. Rosine, avec émotion Ah! monsieur Figaro... Je ne vous crois pas, je vous assure. Figaro Et c'est ce qu'il brûle de venir vous persuader lui-même. Rosine Vous me faites trembler, monsieur Figaro. Figaro Fi donc, trembler! mauvais calcul, madame. Quand on cède à la peur du mal, on ressent déjàle mal de la peur. D'ailleurs je viens de vous débarrasser de tous vos surveillants jusqu'àdemain. Rosine S'il m'aime, il doit me le prouver en restant absolument tranquille. Figaro Eh! madame! amour et repos peuvent-ils habiter en même coeur? La pauvre jeunesse est simalheureuse aujourd'hui, qu'elle n'a que ce terrible choix: amour sans repos, ou repos sansamour. ROSINE, baissant les yeux. Repos sans amour... paraît... Figaro Ah! bien languissant. Il me semble, en effet, qu'amour sans repos se présente de meilleuregrâce: et pour moi, si j'étais femme... Rosine, avec embarras.

Il est certain qu'une jeune personne ne peut empêcher un honnête homme de l'estimer. Figaro Aussi mon parent vous estime-t-il infiniment. Rosine Mais s'il allait faire quelque imprudence, monsieur Figaro, il nous perdrait. Figaro, à part. Il nous perdrait! (Haut.) Si vous le lui défendiez expressément par une petite lettre... Unelettre a bien du pouvoir. Rosine lui donne la lettre qu'elle vient d'écrire. Je n'ai pas le temps de recommencer celle-ci; mais en la lui donnant, dites-lui... dites-luibien... (Elle écoute.) Figaro Personne, madame. Rosine Que c'est par pure amitié tout ce que je fais. Figaro Cela parle de soi. Tudieu! l'amour a bien une autre allure! Rosine Que par pure amitié, entendez-vous? Je crains seulement que, rebuté par les difficultés... Figaro Oui, quelque feu follet. Souvenez-vous, madame, que le vent qui éteint une lumière allumeun brasier, et que nous sommes ce brasier-là. D'en parler seulement, il exhale un tel feu qu'ilm'a presque enfiévré de sa passion, moi qui n'y ai que voir! Rosine Dieux! j'entends mon tuteur. S'il vous trouvait ici... Passez par le cabinet du clavecin, etdescendez le plus doucement que vous pourrez. Figaro Soyez tranquille. (A part, montrant la lettre.) voici, qui vaut mieux que mes observations (Ilentre dans le cabinet.) Scène III Rosine, seule. Je meurs d'inquiétude jusqu'à ce qu'il soit dehors... Que je l'aime, ce bon Figaro! c'est unbien honnête homme, un bon parent! Ah! voilà mon tyran; reprenons mon ouvrage. (Ellesouffle la bougie, s'assied, et prend une broderie au tambour.) Scène IV

Bartholo, Rosine. Bartholo, en colère. Ah! malédiction! l'enragé, le scélérat corsaire de Figaro! Là, peut-on sortir un moment dechez soi sans être sûr en rentrant?... Rosine Qui vous met donc si fort en colère, monsieur? Bartholo Ce damné barbier qui vient d'écloper toute ma maison en un tour de main; il donne unnarcotique à l'Eveillé, un sternutatoire à La Jeunesse; il saigne au pied Marceline; il n'y a pasjusqu'à ma mule... Sur les yeux d'une pauvre bête aveugle, un cataplasme! Parce qu'il medoit cent écus, il se presse de faire des mémoires. Ah! qu'il les apporte!... Et personne àl'antichambre! On arrive à cet appartement comme à la place d'armes. Rosine Eh! qui peut y pénétrer que vous, monsieur? Bartholo J'aime mieux craindre sans sujet, que de m'exposer sans précaution. Tout est plein de gensentreprenants, d'audacieux... N'a-t-on pas, ce matin encore, ramassé lestement votrechanson pendant que j'allais la chercher? Oh! je... Rosine C'est bien mettre à plaisir de l'importance à tout! Le vent peut avoir éloigné ce papier, lepremier venu; que sais-je? Bartholo Le vent, le premier venu!... Il n'y a point de vent, madame, point de premier venu dans lemonde; et c'est toujours quelqu'un posté là exprès qui ramasse les papiers qu'une femme al'air de laisser tomber par mégarde. Rosine A l'air, monsieur? Bartholo Oui, madame, a l'air. Rosine, à part. Oh! le méchant vieillard! Bartholo Mais tout cela n'arrivera plus; car je vais faire sceller cette grille. Rosine Faites mieux; murez les fenêtres tout d'un coup; d'une prison à un cachot la différence est sipeu de chose! Bartholo

Pour celles qui donnent sur la rue, ce ne serait peut-être pas si mal... Ce barbier n'est pasentré chez vous, au moins? Rosine Vous donne-t-il aussi de l'inquiétude? Bartholo Tout comme un autre. Rosine Que vos répliques sont honnêtes! Bartholo Ah! fiez-vous à tout le monde, et vous aurez bientôt à la maison une bonne femme pour voustromper, de bons amis pour vous la souffler, et de bons valets pour les y aider. Rosine Quoi! vous n'accordez pas même qu'on ait des principes contre la séduction de monsieurFigaro? Bartholo Qui diable entend quelque chose à la bizarrerie des femmes? Et combien j'en ai vu, de cesvertus à principes!... Rosine, en colère. Mais, monsieur, s'il suffit d'être homme pour nous plaire, pourquoi donc me déplaisez-vous sifort? Bartholo, stupéfait. Pourquoi?... pourquoi?... Vous ne répondez pas à ma question sur ce barbier. Rosine, outrée. Eh bien! oui, cet homme est entré chez moi; je l'ai vu, je lui ai parlé. Je ne vous cache pasmême que je l'ai trouvé fort aimable; et puissiez-vous en mourir de dépit! (Elle sort.) Scène V Bartholo, seul. Oh! les juifs, les chiens de valets! La jeunesse! L'Eveillé! L'Eveillé maudit! Scène VI Bartholo, L'Eveillé. L'Eveillé arrive en bâillant, tout endormi. Aah, aah, ah, ah... Bartholo Où étais-tu, peste d'étourdi, quand ce barbier est entré ici? L'Eveillé

Monsieur j'étais... ah, aah, ah.. Bartholo A machiner quelque espièglerie, sans doute? Et tu ne l'as pas vu? L'Eveillé Sûrement je l'ai vu, puisqu'il m'a trouvé tout malade, à ce qu'il dit; et faut bien que ça soit vrai,car j'ai commencé à me douloir dans tous les membres, rien qu'en l'en-entendant parl... Ah,ah, aah... Bartholo le contrefait. Rien qu'en l'en-entendant!... Où donc est ce vaurien de La Jeunesse? Droguer ce petitgarçon sans mon ordonnance! Il y a quelque friponnerie là-dessous. Scène VII Les acteurs précédents; La Jeunesse arrive en vieillard avec une canne en béquille; iléternue plusieurs fois. L'Eveillé, toujours bâillant. La jeunesse? Bartholo Tu éternueras dimanche. La Jeunesse Voilà plus de cinquante... cinquante fois... dans un moment! (Il éternue.) je suis brisé. Bartholo Comment! je vous demande à tous deux s'il est entré quelqu'un chez Rosine, et vous ne medites pas que ce barbier... L'Eveillé, continuant de bâiller. Est-ce que c'est quelqu'un donc, monsieur Figaro? Aah! ah... Bartholo je parie que le rusé s'entend avec lui. L'Eveillé, pleurant comme un sot. Moi... je m'entends!... La Jeunesse, éternuant. Eh! mais, monsieur, y a-t-il... y a-t-il de la justice?... Bartholo De la justice! C'est bon entre vous autres misérables, la justice! je suis votre maître, moi,pour avoir toujours raison. La Jeunesse, éternuant. Mais, pardi, quand une chose est vraie... Bartholo

Quand une chose est vraie! Si je ne veux pas qu'elle soit vraie, je prétends bien qu'elle nesoit pas vraie. Il n'y aurait qu'à permettre à tous ces faquins-là d'avoir raison, vous verriezbientôt ce que deviendrait l'autorité. La Jeunesse, éternuant. J'aime autant recevoir mon congé. Un service terrible, et toujours un train d'enfer! L'Eveillé, pleurant. Un pauvre homme de bien est traité comme un misérable. Bartholo Sors donc, pauvre homme de bien! (Il les contrefait). Et t'chi et t'cha; l'un m'éternue au nez,l'autre m'y bâille. La Jeunesse Ah! monsieur, je vous jure que, sans mademoiselle, il n'y aurait... il n'y aurait pas moyen derester dans la maison. (Il sort en éternuant.) Bartholo Dans quel état ce Figaro les a mis tous! je vois ce que c'est: le maraud voudrait me payermes cent écus sans bourse délier... Scène VIII Bartholo, Don Bazile; Figaro, caché dans le cabinet, paraît de temps en temps, et les écoute.Bartholo continue. Ah! don Bazile, vous veniez donner à Rosine sa leçon de musique? Bazile C'est ce qui presse le moins. Bartholo J'ai passé chez vous sans vous trouver. Bazile J'étais sorti pour vos affaires. Apprenez une nouvelle assez fâcheuse. Bartholo Pour vous? Bazile Non, pour vous. Le comte Almaviva est en cette ville. Bartholo Parlez bas. Celui qui faisait chercher Rosine dans tout Madrid? Bazile Il loge à la grande place, et sort tous les jours déguisé. Bartholo

Il n'en faut point douter, cela me regarde. Et que faire? Bazile Si c'était un particulier, on viendrait à bout de l'écarter. Bartholo Oui, en s'embusquant le soir, armé, cuirassé... Bazile Bone Deus! se compromettre! Susciter une méchante affaire, à la bonne heure; et pendant lafermentation, calomnier à dire d'experts; concedo. Bartholo Singulier moyen de se défaire d'un homme! Bazile La calomnie, monsieur! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez; j'ai vu les plushonnêtes gens près d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pasd'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande ville en s'yprenant bien: et nous avons ici des gens d'une adresse!... D'abord un bruit léger, rasant le solcomme hirondelle avant l'orage, pianissimo, murmure et file, et sème en courant le traitempoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l'oreille adroitement.Le mal est fait; il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va lediable; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s'enfler,grandir à vue d'oeil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne,éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorusuniversel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait. Bartholo Mais quel radotage me faites-vous donc là, Bazile? Et quel rapport ce piano-crescendo peut-il avoir à ma situation? Bazile Comment, quel rapport? Ce qu'on fait partout pour écarter son ennemi, il faut le faire ici pourempêcher le vôtre d'approcher. Bartholo D'approcher? je prétends bien épouser Rosine avant qu'elle apprenne seulement que ceComte existe. Bazile En ce cas, vous n'avez pas un instant à perdre. Bartholo Et à qui tient-il, Bazile? je vous ai chargé de tous les détails de cette affaire. Bazile Oui, mais vous avez lésiné sur les frais; et dans l'harmonie du bon ordre un mariage inégal,un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonances qu'on doit toujourspréparer et sauver par l'accord parfait de l'or. Bartholo, lui donnant de l'argent.

Il faut en passer par où vous voulez; mais finissons Bazile Cela s'appelle parler. Demain tout sera terminé: c'est à vous d'empêcher que personne,aujourd'hui, ne puisse instruire la Pupille. Bartholo Fiez-vous-en à moi. Viendrez-vous ce soir, Bazile? Bazile N'y comptez pas. Votre mariage seul m'occupera toute la journée; n'y comptez pas. Bartholo l'accompagne. Serviteur. Bazile Restez, docteur, restez donc. Bartholo Non pas. je veux fermer sur vous la porte de la rue. Scène IX Figaro, seul, sortant du cabinet. Oh! la bonne précaution! Ferme, ferme la porte de la rue, et moi je vais la rouvrir au Comteen sortant. C'est un grand maraud que ce Bazile! heureusement il est encore plus sot. Il fautun état, une famille, un nom, un rang, de la consistance enfin, pour faire sensation dans lemonde en calomniant. Mais un Bazile! il médirait, qu'on ne le croirait pas. Scène X Rosine, accourant; Figaro. Rosine Quoi! vous êtes encore là, monsieur Figaro? Figaro Très heureusement pour vous, mademoiselle. Votre tuteur et votre maître de musique, secroyant seuls ici viennent de parler à coeur ouvert... Rosine Et vous les avez écoutés monsieur Figaro? Mais savez-vous que c'est fort mal! Figaro D'écouter? C'est pourtant ce qu'il y a de mieux pour bien entendre. Apprenez que votre tuteurse dispose à vous épouser demain. Rosine Ah! grands dieux! Figaro

Ne craignez rien; nous lui donnerons tant d'ouvrage, qu'il n'aura pas le temps de songer àcelui-là. Rosine Le voici qui revient; sortez donc par le petit escalier. Vous me faites mourir de frayeur.(Figaro s'enfuit.) Scène XI Bartholo, Rosine. Rosine Vous étiez ici avec quelqu'un, monsieur? Bartholo Don Bazile que j'ai reconduit, et pour cause. Vous eussiez mieux aimé que c'eût étémonsieur Figaro? Rosine Cela m'est fort égal, je vous assure. Bartholo je voudrais bien savoir ce que ce barbier avait de si pressé à vous dire? Rosine Faut-il parler sérieusement? Il m'a rendu compte de l'état de Marceline, qui même n'est pastrop bien, à ce qu'il dit. Bartholo Vous rendre compte! je vais parier qu'il était chargé de vous remettre quelque lettre. Rosine Et de qui, s'il vous plaît? Bartholo Oh! de qui! De quelqu'un que les femmes ne nomment jamais. Que sais-je, moi? Peut-être laréponse au papier de la fenêtre. Rosine, à part. Il n'en a pas manqué une seule. (Haut.) Vous mériteriez bien que cela fût. Bartholo regarde les mains de Rosine. Cela est. Vous avez écrit. Rosine, avec embarras. Il serait assez plaisant que vous eussiez le projet de m'en faire convenir. Bartholo, lui prenant la main droite. Moi! point du tout; mais votre doigt est encore taché d'encre! Hein! rusée signora! Rosine, à part.

Maudit homme! Bartholo, lui tenant toujours la main. Une femme se croit bien en sûreté, parce qu'elle est seule. Rosine Ah! sans doute... La belle preuve!... Finissez donc, monsieur, vous me tordez le bras. je mesuis brûlée en chiffonnant autour de cette bougie; et l'on m'a toujours dit qu'il fallait aussitôttremper dans l'encre: c'est ce que j'ai fait. Bartholo C'est ce que vous avez fait? Voyons donc si un second témoin confirmera la déposition dupremier. C'est ce cahier de papier où je suis certain qu'il y avait six feuilles; car je les comptetous les matins, aujourd'hui encore. Rosine, à part. Oh! imbécile! Bartholo, comptant. Trois, quatre, cinq... Rosine La sixième... Bartholo je vois bien qu'elle n'y est pas, la sixième. Rosine, baissant les yeux. La sixième? je l'ai employée à faire un cornet pour des bonbons que j'ai envoyés à la petiteFigaro. Bartholo A la petite Figaro? Et la plume qui était toute neuve, comment est-elle devenue noire? Est-ceen écrivant l'adresse de la petite Figaro? Rosine, à part. Cet homme a un instinct de jalousie!... (Haut.) Elle m'a servi à retracer une fleur effacée surla veste que je vous brode au tambour. Bartholo Que cela est édifiant! Pour qu'on vous crût, mon enfant, il faudrait ne pas rougir en déguisantcoup sur coup la vérité, mais c'est ce que vous ne savez pas encore. Rosine Eh! qui ne rougirait pas, monsieur, de voir tirer des conséquences aussi malignes des chosesles plus innocemment faites? Bartholo Certes, j'ai tort. Se brûler le doigt, le tremper dans l'encre, faire des cornets aux bonbons dela petite Figaro, et dessiner ma veste au tambour! quoi de plus innocent? Mais que demensonges entassés pour cacher un seul fait!... je suis seule, on ne me voit point; je pourrai

mentir à mon aise. Mais le bout du doigt reste noir, la plume est tachée, le papier manque!On ne saurait penser à tout. Bien certainement, signora, quand j'irai par la ville, un bondouble tour me répondra de vous. Scène XII Le Comte, Bartholo, Rosine. (Le Comte, en uniforme de cavalerie, ayant l'air d'être entredeux vins et chantant: Réveillons-la, etc.) Bartholo Mais que nous veut cet homme? Un soldat! Rentrez chez vous, signora. Le Comte chante: Réveillons-la, et s'avance vers Rosine. Qui de vous deux, mesdames, se nomme le docteur Balordo? (A Rosine, bas.) je suis Lindor.Bartholo Bartholo! Rosine, à part. Il parle de Lindor. Le Comte Balordo, Barque à l'eau, je m'en moque comme de ça. Il s'agit seulement de savoir laquelledes deux... (A Rosine, lui montrant un papier.) Prenez cette lettre. Bartholo Laquelle! Vous voyez bien que c'est moi. Laquelle! Rentrez donc, Rosine; cet homme paraîtavoir du vin. Rosine C'est pour cela, monsieur; vous êtes seul. Une femme en impose quelquefois. Bartholo Rentrez, rentrez; je ne suis pas timide. Scène XIII Le Comte, Bartholo. Le Comte Oh! je vous ai reconnu d'abord à votre signalement. Bartholo, au Comte, qui serre la lettre. Qu'est-ce que c'est donc que vous cachez là dans votre poche? Le Comte je le cache dans ma poche, pour que vous ne sachiez pas ce que c'est. Bartholo Mon signalement! Ces gens-là croient toujours parler à des soldats.

Le Comte Pensez-vous que ce soit une chose si difficile à faire que votre signalement? Le chef branlant, la tête chauve, Les yeux vairons, le regard fauve, L'air farouche d'un Algonquin... Bartholo Qu'est-ce que cela veut dire? Etes-vous ici pour m'insulter? Délogez à l'instant. Le Comte Déloger! Ah! fi! que c'est mal parler! Savez-vous lire, docteur... Barbe à l'eau? Bartholo Autre question saugrenue. Le Comte Oh! que cela ne vous fasse point de peine; car, moi qui suis pour le moins aussi docteur quevous... Bartholo Comment cela? Le Comte Est-ce que je ne suis 'pas le médecin des chevaux du régiment? Voilà pourquoi l'on m'aexprès logé chez un confrère. Bartholo Oser comparer un maréchal... Le Comte Air: Vive le vin. (Sans chanter.) Non, docteur, je ne prétends pas Que notre art obtienne le pas Sur Hippocrate et sa brigade. (En chantant.) Votre savoir, mon camarade, Est d'un succès plus général, Car s'il n'emporte point le mal, Il emporte au moins le malade. C'est-il poli ce que je vous dis là? Bartholo Il vous sied bien, manipuleur ignorant, de ravaler ainsi le premier, le plus grand et le plus utiledes arts!

Le Comte Utile tout à fait, pour ceux qui l'exercent. Bartholo Un art dont le soleil s'honore d'éclairer les succès! Le Comte Et dont la terre s'empresse de couvrir les bévues. Bartholo On voit bien, malappris, que vous n'êtes habitué de parler qu'à des chevaux. Le Comte Parler à des chevaux? Ah! docteur! pour un docteur d'esprit... N'est-il pas de notoriété que lemaréchal guérit toujours ses malades sans leur parler; au lieu que le médecin parlebeaucoup aux siens... Bartholo Sans les guérir, n'est-ce pas? Le Comte C'est vous qui l'avez dit. Bartholo Qui diable envoie ici ce maudit ivrogne? Le Comte Je crois que vous me lâchez des épigrammes, l'Amour! Bartholo Enfin, que voulez-vous? que demandez-vous? Le Comte, feignant une grande colère. Eh bien donc, il s'enflamme! Ce que je veux? Est-ce que vous ne le voyez pas? Scène XIV Rosine, Le Comte, Bartholo. Rosine, accourant. Monsieur le soldat, ne vous emportez point, de grâce! (A Bartholo.) Parlez-lui doucement,monsieur: un homme qui déraisonne... Le Comte Vous avez raison; il déraisonne, lui; mais nous sommes raisonnables, nous! Moi poli, et vousjolie... enfin suffit. La vérité, c'est que je ne veux avoir affaire qu'à vous dans la maison. Rosine Que puis-je pour votre service, monsieur le soldat? Le Comte

Une petite bagatelle, mon enfant. Mais s'il y a de l'obscurité dans mes phrases... Rosine J'en saisirai l'esprit. Le Comte, lui montrant la lettre. Non, attachez-vous à la lettre, à la lettre. Il s'agit seulement... mais je dis en tout bien, tout.honneur, que vous me donniez à coucher ce soir. Bartholo Rien que cela? Le Comte Pas davantage. Lisez le billet doux que notre maréchal-des-logis vous écrit. Bartholo Voyons. (Le Comte cache la lettre et lui donne un autre papier. Bartholo lit.) "Le docteurBartholo recevra, nourrira, hébergera, couchera... Le Comte, appuyant. Couchera. Bartholo "Pour une nuit seulement, le nommé Lindor, dit l'Ecolier, cavalier au régiment..." Rosine C'est lui, c'est lui-même. Bartholo, vivement, à Rosine. Qu'est-ce qu'il y a? Le Comte Eh bien! ai-je tort à présent, docteur Barbaro? Bartholo On dirait que cet homme se fait un malin plaisir de m'estropier de toutes les manièrespossibles. Allez au diable, Barbaro! Barbe à l'eau! et dites à votre impertinent maréchal-des-logis que, depuis mon voyage à Madrid, je suis exempt de loger des gens de guerre. Le Comte, à part. O ciel! fâcheux contretemps! Bartholo Ah! ah! notre ami, cela vous contrarie et vous dégrise un peu! mais n'en décampez pasmoins à l'instant. Le Comte, à part. J'ai pensé me trahir. (Haut.) Décamper! Si vous êtes exempt des gens de guerre, vous n'êtespas exempt de politesse, peut-être? Décamper! Montrez-moi votre brevet d'exemption;quoique je ne sache pas lire, je verrai bientôt... Bartholo

Qu'à cela ne tienne. Il est dans ce bureau. Le Comte, pendant qu'il y va, dit, sans quitter sa place. Ah! ma belle Rosine! Rosine Quoi, Lindor, c'est vous? Le Comte Recevez au moins cette lettre. Rosine Prenez garde, il a les yeux sur nous. Le Comte Tirez votre mouchoir, je la laisserai tomber. (Il s'approche.) Bartholo Doucement, doucement, seigneur soldat; je n'aime point qu'on regarde ma femme de si près.Le Comte Elle est votre femme? Bartholo Eh! quoi donc? Le Comte Je vous ai pris pour son bisaïeul paternel, maternel, sempiternel: il y a au moins troisgénérations entre elle et vous. Bartholo lit un parchemin. "Sur les bons et fidèles témoignages qui nous ont été rendus..." Le Comte donne un coup de main sous les parchemins, qui les envoie au plancher. Est-ce que j'ai besoin de tout ce verbiage? Bartholo Savez-vous bien, soldat, que si j'appelle mes gens, je vous fais traiter sur-le-champ commevous le méritez? Le Comte Bataille? Ah! volontiers, bataille! c'est mon métier, à moi, (montrant son pistolet de ceinture)et voici de quoi leur jeter de la poudre aux yeux. Vous n'avez peut-être jamais vu de bataille,madame? Rosine Ni ne veux en voir. Le Comte Rien n'est pourtant aussi gai que bataille. Figurez-vous (poussant le docteur) d'abord quel'ennemi est d'un côté du ravin, et les amis de l'autre. (A Rosine en lui montrant la lettre.)Sortez le mouchoir. (Il crache à terre.) Voilà le ravin, cela s'entend. (Rosine tire son

mouchoir; le Comte laisse tomber sa lettre entre elle et lui.) Bartholo, se baissant. Ah! ah! Le Comte la reprend et dit: Tenez... moi qui allais vous apprendre ici les secrets de mon métier... Une femme biendiscrète, en vérité! Ne voilà-t-il pas un billet doux qu'elle laisse tomber de sa poche? Bartholo Donnez, donnez. Le Comte Dulciter, papa! chacun son affaire. Si une ordonnance de rhubarbe était tombée de lavôtre?... Rosine avance la main. Ah! je sais ce que c'est, monsieur le soldat. (Elle prend la lettre, qu'elle cache dans la petitepoche de son tablier.) Bartholo Sortez-vous enfin? Le Comte Eh bien, je sors. Adieu, docteur; sans rancune. Un petit compliment, mon coeur: priez la mortde m'oublier encore quelques campagnes; la vie ne m'a jamais été si chère. Bartholo Allez toujours. Si j'avais ce crédit-là sur la mort... Le Comte Sur la mort? Ah, docteur! Vous faites tant de choses pour elle, qu'elle n'a rien à vous refuser.(Il sort.) Scène XV Bartholo, Rosine. Bartholo le regarde aller. Il est enfin parti, (A part.) Dissimulons. Rosine Convenez pourtant, monsieur, qu'il est bien gai, ce jeune soldat! A travers son ivresse, onvoit qu'il ne manque ni d'esprit, ni d'une certaine éducation. Bartholo Heureux, m'amour, d'avoir pu nous en délivrer! Mais n'es-tu pas un peu curieuse de lire avecmoi le papier qu'il t'a remis? Rosine Quel papier?

Bartholo Celui qu'il a feint de ramasser pour te le faire accepter. Rosine Bon! c'est la lettre de mon cousin l'officier, qui était tombée de ma poche. Bartholo J'ai idée, moi, qu'il l'a tirée de la sienne. Rosine Je l'ai très bien reconnue. Bartholo Qu'est-ce qu'il coûte d'y regarder? Rosine Je ne sais pas seulement ce que j'en ai fait. Bartholo, montrant la pochette. Tu l'as mise là. Rosine Ah! ah! par distraction. Bartholo Ah! sûrement. Tu vas voir que ce sera quelque folie. Rosine, à part. Si je ne le mets pas en colère, il n'y aura pas moyen de refuser. Bartholo Donne donc, mon coeur. Rosine Mais quelle idée avez-vous en insistant, monsieur? Est-ce encore quelque méfiance? Bartholo Mais vous, quelle raison avez-vous de ne pas le montrer? Rosine Je vous répète, monsieur, que ce papier n'est autre que la lettre de mon cousin, que vousm'avez rendue hier toute décachetée; et puisqu'il en est question, je vous dirai tout net quecette liberté me déplaît excessivement. Bartholo Je ne vous entends pas! Rosine Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent? Pourquoi vous donnez-vous les airs detoucher à ceux qui me sont adressés? Si c'est jalousie, elle m'insulte; s'il s'agit de l'abusd'une autorité usurpée, j'en suis plus révoltée encore.

Bartholo Comment, révoltée! Vous ne m'avez jamais parlé ainsi. Rosine Si je me suis modérée jusqu'à ce jour, ce n'était pas pour vous donner le droit de m'offenserimpunément. Bartholo De quelle offense parlez-vous? Rosine C'est qu'il est inouï qu'on se permette d'ouvrir les lettres de quelqu'un. Bartholo De sa femme? Rosine Je ne la suis pas encore. Mais pourquoi lui donnerait-on la préférence d'une indignité qu'onne fait à personne? Bartholo Vous voulez me faire prendre le change et détourner mon attention du billet, qui sans douteest une missive de quelque amant. Mais je le verrai, je vous assure. Rosine Vous ne le verrez pas. Si vous m'approchez, je m'enfuis de cette maison, et je demanderetraite au premier venu. Bartholo Qui ne vous recevra point. Rosine C'est ce qu'il faudra voir. Bartholo Nous ne sommes pas ici en France, où l'on donne toujours raison aux femmes; mais, pourvous en ôter la fantaisie, je vais fermer la porte. Rosine, pendant qu'il y va. Ah ciel! que faire? Mettons vite à la place la lettre de mon cousin, et donnons-lui beau jeu àla prendre. (Elle fait l'échange, et met la lettre du cousin dans sa pochette de façon qu'ellesorte un peu.) Bartholo, revenant. Ah! j'espère maintenant la voir. Rosine De quel droit, s'il vous plaît? Bartholo Du droit le plus universellement reconnu; celui du plus fort.

Rosine On me tuera plutôt que de l'obtenir de moi. Bartholo, frappant du pied. Madame! madame!... Rosine tombe sur un fauteuil et feint de se trouver mal. Ah! quelle indignité!... Bartholo Donnez cette lettre, ou craignez ma colère. Rosine, renversée. Malheureuse Rosine! Bartholo Qu'avez-vous donc? Rosine Quel avenir affreux! Bartholo Rosine! Rosine J'étouffe de fureur! Bartholo Elle se trouve mal. Rosine Je m'affaiblis, je meurs. Bartholo, à part. Dieux! la lettre! Lisons-la sans qu'elle en soit instruite. (Il lui tâte le pouls, et prend la lettrequ'il tâche de lire en se tournant un peu.) Rosine, toujours renversée. Infortunée! ah! Bartholo lui quitte le bras, et dit à part: Quelle rage a-t-on d'apprendre ce qu'on craint toujours de savoir! Rosine Ah! pauvre Rosine! Bartholo L'usage des odeurs... produit ces affections spasmodiques. (Il lit par-derrière le fauteuil en luitâtant le pouls. Rosine se relève un peu, le regarde finement, fait un geste de tête, et seremet sans parler.) Bartholo, à part.

O ciel! c'est la lettre de son cousin. Maudite inquiétude! Comment l'apaiser maintenant?Qu'elle ignore au moins que je l'ai lue. (Il fait semblant de la soutenir, et remet la lettre dansla pochette.) Rosine soupire. Ah!... Bartholo Eh bien! ce n'est rien, mon enfant: un petit mouvement de vapeurs, voilà tout; car ton poulsn'a seulement pas varié. (Il va prendre un flacon sur la console.) Rosine, à part. Il a remis la lettre! fort bien. Bartholo Ma chère Rosine, un peu de cette eau spiritueuse. Rosine Je ne veux rien de vous: laissez-moi. Bartholo Je conviens que j'ai montré trop de vivacité sur ce billet. Rosine Il s'agit bien du billet! C'est votre façon de demander les choses qui est révoltante. Bartholo, à genoux. Pardon: j'ai bientôt senti tous mes torts; et tu me vois à tes pieds, prêt à les réparer. Rosine Oui, pardon! lorsque vous croyez que cette lettre ne vient pas de mon cousin. Bartholo Qu'elle soit d'un autre ou de lui, je ne veux aucun éclaircissement. Rosine, lui présentant la lettre. Vous voyez qu'avec de bonnes façons on obtient tout de moi. Lisez-la. Bartholo Cet honnête procédé dissiperait mes soupçons, si j'étais assez malheureux pour enconserver. Rosine Lisez-la donc, monsieur. Bartholo se retire. A Dieu ne plaise que je te fasse une pareille injure! Rosine Vous me contrariez de la refuser. Bartholo

Reçois en réparation cette marque de ma parfaite confiance. Je vais voir la pauvreMarceline, que ce Figaro a, je ne sais pourquoi, saignée du pied: n'y viens-tu pas aussi? Rosine J'y monterai dans un moment. Bartholo Puisque la paix est faite, mignonne, donne-moi ta main. Si tu pouvais m'aimer, ah! comme tuserais heureuse! Rosine, baissant les yeux. Si vous pouviez me plaire, ah! comme je vous aimerais. Bartholo Je te plairai, je te plairai; quand je te dis que je te plaira! (Il sort.) Scène XVI Rosine le regarde aller. Ah! Lindor! il dit qu'il me plaira!... Lisons cette lettre qui a manqué de me causer tant dechagrin. (Elle lit s'écrie:) Ah!... j'ai lu trop tard; il me recommande de tenir une querelleouverte avec mon tuteur: j'en avais une si bonne, et je l'ai laissée échapper. En recevant lalettre, j'ai senti que je rougissais jusqu'aux yeux. Ah! mon tuteur a raison: je suis bien loind'avoir cet usage du monde qui, me dit-il souvent, assure le maintien des femmes en touteoccasion! Mais un homme injuste parviendrait à faire une rusée de l'innocence même. Acte troisième Scène I Bartholo, seul et désolé. Quelle humeur! quelle humeur! Elle paraissait apaisée... Là, qu'on me dise qui diable lui afourré dans la tête de ne plus vouloir prendre leçon de don Bazile! Elle sait qu'il se mêle demon mariage... (On heurte à la porte.) Faites tout au monde pour plaire aux femmes; si vousomettez un seul petit point... je dis un seul... (On heurte une seconde fois.) Voyons qui c'est. Scène II Bartholo, Le Comte, en bachelier. Le Comte Que la paix et la joie habitent toujours céans! Bartholo, brusquement. Jamais souhait ne vint plus à propos. Que voulez-vous? Le Comte Monsieur, je suis Alonzo, bachelier, licencié...

Bartholo Je n'ai pas besoin de précepteur. Le Comte ... Elève de don Bazile, organiste du grand couvent, qui a l'honneur de montrer la musique àmadame votre... Bartholo Bazile! organiste! qui a l'honneur!... Je le sais; au fait. Le Comte, à part. Quel homme! (Haut.) Un mal subit qui le force à garder le lit... Bartholo Garder le lit! Bazile! Il a bien fait d'envoyer; je vais le voir à l'instant. Le Comte, à part. Oh! diable! (Haut.) Quand je dis le lit, monsieur, c'est la chambre que j'entends. Bartholo Ne fût-il qu'incommodé! Marchez devant, je vous suis. Le Comte, embarrassé. Monsieur, j'étais chargé... Personne ne peut-il nous entendre? Bartholo, à part. C'est quelque fripon... (Haut.) Eh non, monsieur le mystérieux! parlez sans vous troubler, sivous pouvez. Le Comte, à part. Maudit vieillard! (Haut.) Don Bazile m'avait chargé de vous apprendre... Bartholo Parlez haut, je suis sourd d'une oreille. Le Comte, élevant la voix. Ah! volontiers. Que le comte Almaviva, qui restait à la grande place... Bartholo, effrayé. Parlez bas; parlez bas! Le Comte, plus haut. ... En est délogé ce matin. Comme c'est par moi qu'il a su que le comte Almaviva... Bartholo Bas; parlez bas,. je vous prie. Le Comte, du même ton. ... Etait en cette ville, et que j'ai découvert que la signora Rosine lui a écrit... Bartholo

Lui a écrit? Mon cher ami, parlez plus bas, je vous en conjure! Tenez, asseyons-nous, etjasons d'amitié. Vous avez découvert, dites-vous, que Rosine... Le Comte, fièrement. Assurément. Bazile, inquiet pour vous de cette correspondance, m'avait prié de vous montrersa lettre; mais la manière dont vous prenez les choses... Bartholo Eh! mon Dieu! je les prends bien. Mais ne vous est-il pas possible de parler plus bas? Le Comte Vous êtes sourd d'une oreille, avez-vous dit. Bartholo Pardon, pardon, seigneur Alonzo, si vous m'avez trouvé méfiant et dur; mais je suis tellemententouré d'intrigants, de pièges... et puis votre tournure, votre âge, votre air... Pardon, pardon.Eh bien! vous avez la lettre? Le Comte A la bonne heure sur ce ton, monsieur! Mais je crains qu'on ne soit aux écoutes. Bartholo Eh! qui voulez-vous? tous mes valets sur les dents! Rosine enfermée de fureur! Le diable estentré chez moi. Je vais encore m'assurer... (Il va ouvrir doucement la porte de Rosine.) Le Comte, à part. Je me suis enferré de dépit. Garder la lettre à présent! il faudra m'enfuir: autant vaudraitn'être pas venu... La lui montrer!... Si je puis en prévenir Rosine, la montrer est un coup demaître. Bartholo revient sur la pointe du pied. Elle est assise auprès de sa fenêtre, le dos tourné à la porte, occupée à relire une lettre deson cousin l'officier, que j'avais décachetée,... Voyons donc la sienne. Le Comte lui remet la lettre de Rosine. La voici. (A part.) C'est ma lettre qu'elle relit. Bartholo lit. "Depuis que vous m'avez appris votre nom et votre état." Ah! la perfide! c'est bien là sa main.Le Comte, effrayé. Parlez donc bas à votre tour. Bartholo Quelle obligation, mon cher!... Le Comte Quand tout sera fini, si vous croyez m'en devoir, vous serez le maître. D'après un travail quefait actuellement don Bazile avec un homme de loi... Bartholo

Avec un homme de loi, pour mon mariage? Le Comte Sans doute. Il m'a chargé de vous dire que tout peut être prêt pour demain. Alors, si ellerésiste... Bartholo Elle résistera. Le Comte veut reprendre la lettre, Bartholo la serre. Voilà l'instant où je puis vous servir: nous lui montrerons sa lettre, et s'il le faut (plusmystérieusement), j'irai jusqu'à lui dire que je la tiens d'une femme à qui le Comte l'asacrifiée. Vous sentez que le trouble, la honte, le dépit, peuvent la porter sur-le-champ... Bartholo, riant. De la calomnie! Mon cher ami, je vois bien maintenant que vous venez de la part de Bazile!Mais pour que ceci n'eût pas l'air concerté, ne serait-il pas bon qu'elle vous connût d'avance?Le Comte réprime un grand mouvement de joie. C'était assez l'avis de don Bazile. Mais comment faire? Il est tard... au peu de temps quireste... Bartholo Je dirai que vous venez en sa place. Ne lui donnerez-vous pas bien une leçon? Le Comte Il n'y a rien que je ne fasse pour vous plaire. Mais prenez garde que toutes ces histoires demaîtres supposés sont de vieilles finesses, des moyens de comédie. Si elle va se douter?... Bartholo Présenté par moi, quelle apparence? Vous avez plus l'air d'un amant déguisé que d'un amiofficieux. Le Comte Oui? Vous croyez donc que mon air peut aider à la tromperie? Bartholo Je le donne au plus fin à deviner, Elle est ce soir d'une humeur horrible. Mais quand elle neferait que vous voir... Son clavecin est dans ce cabinet. Amusez-vous en l'attendant: je vaisfaire l'impossible pour l'amener. Le Comte Gardez-vous bien de lui parler de la lettre. Bartholo Avant l'instant décisif? Elle perdrait tout son effet. Il ne faut pas me dire deux fois les choses:il ne faut pas me les dire deux fois. (Il s'en va.) Scène III Le Comte, seul.

Me voilà sauvé. Ouf! Que ce diable d'homme est rude à manier! Figaro le connaît bien. Jeme voyais mentir; cela me donnait un air plat et gauche; et il a des yeux!... Ma foi, sansl'inspiration subite de la lettre, il faut l'avouer, j'étais éconduit comme un sot. O ciel! ondispute là-dedans. Si elle allait s'obstiner à ne pas venir! Ecoutons... Elle refuse de sortir dechez elle, et j'ai perdu le fruit de ma ruse. (Il retourne écouter.) La voici; ne nous montronspas d'abord. (Il entre dans le cabinet.) Scène IV Le Comte, Rosine, Bartholo Rosine, avec une colère simulée. Tout ce que vous direz est inutile, monsieur. J'ai pris mon parti; je ne veux plus entendreparler de musique. Bartholo Ecoute donc, mon enfant; c'est le seigneur Alonzo, l'élève et l'ami de don Bazile, choisi parlui pour être un de nos témoins. - La musique te calmera, je t'assure. Rosine Oh! pour cela vous pouvez vous en détacher. Si je chante ce soir!... Où donc est-il ce maîtreque vous craignez de renvoyer? je vais, en deux mots, lui donner son compte, et celui deBazile. (Elle aperçoit son amant: elle fait un cri. Ah!... Bartholo Qu'avez-vous? Rosine, les deux mains sur son coeur, avec un grand trouble. Ah! mon Dieu, monsieur... Ah! mon Dieu, monsieur... Bartholo Elle se trouve encore mal! Seigneur Alonzo! Non, je ne me trouve pas mal... mais c'est qu'en me tournant... Ah!... Le Comte Le pied vous a tourné, madame? Rosine Ah! oui, le pied m'a tourné. je me suis fait un mal horrible. Le Comte Je m'en suis bien aperçu. Rosine, regardant le Comte. Le coup m'a porté au coeur. Bartholo Un siège, un siège. Et pas un fauteuil ici? (Il va le chercher.) Le Comte

Ah! Rosine! Rosine Quelle imprudence! Le Comte J'ai mille choses essentielles à vous dire. Rosine Il ne nous quittera pas. Le Comte Figaro va venir nous aider. Bartholo, apportant un fauteuil. Tiens, mignonne, assieds-toi. - Il n'y a pas d'apparence, bachelier, qu'elle prenne de leçon cesoir; ce sera pour un autre jour. Adieu. Rosine, au Comte. Non, attendez; ma douleur est un peu apaisée. (A Bartholo.) Je sens que j'ai eu tort avecvous, monsieur: je veux vous imiter, en réparant sur-le-champ... Bartholo Oh! le bon petit naturel de femme! Mais, après une pareille émotion, mon enfant, je nesouffrirai pas que tu fasses le moindre effort. Adieu, adieu, bachelier. Rosine, au Comte. Un moment, de grâce! (A Bartholo.) Je croirai, monsieur, que vous n'aimez pas à m'obliger, sivous m'empêchez de vous prouver mes regrets en prenant ma leçon. Le Comte, à part, à Bartholo. Ne la contrariez pas, si vous m'en croyez. Bartholo Voilà qui est fini, mon amoureuse. Je suis si loin de chercher à te déplaire, que je veux resterlà tout le temps que tu vas étudier. Rosine Non, monsieur. je sais que la musique n'a nul attrait pour vous. Bartholo Je t'assure que ce soir elle m'enchantera. Rosine, au Comte, à part. Je suis au supplice. Le Comte, prenant un papier de musique sur le pupitre. Est-ce là ce que vous voulez chanter, madame? Rosine Oui, c'est un morceau très agréable de La Précaution inutile.

Bartholo Toujours La Précaution inutile! Le Comte C'est ce qu'il y a de plus nouveau aujourd'hui. C'est une image du printemps, d'un genreassez vif. Si madame veut l'essayer... Rosine, regardant le Comte. Avec grand plaisir: un tableau du printemps me ravit; c'est la jeunesse de la nature. Au sortirde l'hiver, il semble que le coeur acquière un plus haut degré de sensibilité: comme unesclave, enfermé depuis longtemps, goûte avec plus de plaisir le charme de la liberté quivient de lui être offerte. Bartholo, bas au Comte. Toujours des idées romanesques en tête. Le Comte, bas. En sentez-vous l'application? Bartholo Parbleu! (Il va s'asseoir dans le fauteuil qu'a occupé Rosine) Rosine chante. (N° 3.) Quand dans la plaine, L'amour ramène Le printemps Si chéri des amants, Tout reprend l'être, Son feu pénètre Dans les fleurs, Et dans les jeunes coeurs. On voit les troupeaux Sortir des hameaux; Dans tous les coteaux Les cris des agneaux Retentissent; Ils bondissent: Tout fermente, Tout augmente; Les brebis paissent Les fleurs qui naissent, Les chiens fidèles

Veillent sur elles; Mais Lindor enflammé Ne songe guère Qu'au bonheur d'être aimé De sa bergère. Même air Loin de sa mère Cette bergère Va chantant Où son amant l'attend. Par cette ruse, L'amour l'abuse; Mais chanter Sauve-t-il du danger? Les doux chalumeaux, Les chants des oiseaux, Ses charmes naissants, Ses quinze ou seize ans, Tout l'excite, Tout l'agite; La pauvrette S'inquiète. De sa retraite, Lindor la guette; Elle s'avance; Lindor s'élance; Il vient de l'embrasser: Elle, bien aise, Feint de se courroucer Pour qu'on l'apaise PETITE REPRISE Les soupirs, Les soins, les promesses, Les vives tendresses, Les plaisirs,

Le fin badinage, Sont mis, en usage; Et bientôt la bergère Ne sent plus de colère. Si quelque jaloux. Trouble un bien si doux, Nos amants d'accord Ont un soin extrême... De voiler leur transport; Mais quand on s'aime, La gêne ajoute encor Au plaisir même. (En l'écoutant, Bartholo, s'est assoupi. Le Comte, pendant la petite reprise, se hasarde àprendre une main qu'il couvre de baisers. L'émotion ralentit le chant de Rosine, l'affaiblit, etfinit même par lui couper la voix au milieu de la cadence, au mot extrême. L'orchestre sait lemouvement de la chanteuse, affaiblit son jeu, et se tait avec elle. L'absence du bruit qui avaitendormi Bartholo, le réveille. Le Comte se relève, Rosine et l'orchestre reprennentsubitement la suite de l'air. Si la petite reprise se répète, le même jeu recommence.) Le Comte En vérité, c'est un morceau charmant, et madame l'exécute avec une intelligence... Rosine Vous me flattez, seigneur; la gloire est tout entière au maître. Bartholo, bâillant. Moi, je crois que j'ai un peu dormi pendant le morceau charmant. J'ai mes malades. Je vas,je viens, je toupille, et sitôt que je m'assieds, mes pauvres jambes... (Il se lève et pousse lefauteuil.) Rosine, bas au Comte Figaro ne vient point! Le Comte Filons le temps. Bartholo Mais, bachelier, je l'ai déjà dit à ce vieux Bazile: est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de lui faireétudier des choses plus gaies que toutes ces grandes aria, qui vont en haut, en bas, enroutant, hi, ho, a, a, a, a, et qui me semblent autant d'enterrements? Là, de ces petits airsqu'on chantait dans ma jeunesse, et que chacun retenait facilement? J'en savais autrefois...Par exemple... (Pendant la ritournelle, il cherche en se grattant la tête et chante en faisantclaquer ses pouces et dansant des genoux comme les vieillards.) Veux-tu, ma Rosinette,

Faire emplette Du roi des maris?... (Au Comte en riant.) Il y a Fanchonnette dans la chanson; mais j'y ai substitué Rosinette pourla lui rendre plus agréable et la faire cadrer aux circonstances. Ah! ah! ah! ah! Fort bien! pasvrai? Le Comte, riant. Ah! ah! ah! Oui, tout au mieux. Scène V Figaro, dans le fond Rosine, Bartholo, Le Comte. Bartholo chante. Veux-tu, ma Rosinette, Faire emplette Du roi des maris? Je ne suis point Tircis; Mais la nuit, dans l'ombre, Je vaux encor mon prix; Et quand il fait sombre Les plus beaux chats sont gris. (Il répète la reprise en dansant, Figaro, derrière lui, imite ses mouvements.) Je ne suis point Tircis, etc. (Apercevant Figaro.) Ah! entrez, monsieur le barbier; avancez; vous êtes charmant! Figaro salue. Monsieur, il est vrai que ma mère me l'a dit autrefois; mais je suis un peu déformé depuis cetemps-là. (A part, au Comte.) Bravo, Monseigneur! (Pendant toute cette scène, le Comte faitce qu'il peut pour parler à Rosine; mais l'oeil inquiet et vigilant du tuteur l'en empêchetoujours, ce qui forme un jeu muet de tous les acteurs, étranger au débat du docteur et deFigaro.) Bartholo Venez-vous purger encore, saigner, droguer, mettre sur le grabat toute ma maison? Figaro Monsieur, il n'est pas tous les jours fête; mais sans compter les soins quotidiens, monsieur apu voir que, lorsqu'ils en ont besoin, mon zèle n'attend pas qu'on lui commande... Bartholo Votre zèle n'attend pas! Que direz-vous, monsieur le zélé, à ce malheureux qui bâille et dorttout éveillé? et l'autre qui, depuis trois heures, éternue à se faire sauter le crâne et jaillir lacervelle! Que leur direz-vous?

Figaro Ce que je leur dirai? Bartholo Oui! Figaro Je leur dirai... Eh! parbleu! je dirai à celui qui éternue: Dieu vous bénisse! et: Va te coucher, àcelui qui bâille. Ce n'est pas cela, monsieur, qui grossira le mémoire. Bartholo Vraiment non; mais c'est la saignée et les médicaments qui le grossiraient, si je voulais yentendre. Est-ce par zèle aussi que vous avez empaqueté les yeux de ma mule, et votrecataplasme lui rendra-t-il la vue? Figaro S'il ne lui rend pas la vue, ce n'est pas cela non plus qui l'empêchera d'y voir. Bartholo Que je le trouve sur le mémoire!... On n'est pas de cette extravagance-là! Figaro Ma foi, monsieur, les hommes n'ayant guère à choisir qu'entre la sottise et la folie, où je nevois pas de profit je veux au moins du plaisir; et vive la joie! Qui sait si le monde dureraencore trois semaines! Bartholo Vous feriez bien mieux, monsieur le raisonneur, de me payer mes cent écus et les intérêtssans lanterner, je vous en avertis. Figaro Doutez-vous de ma probité, monsieur? Vos cent écus! j'aimerais mieux vous les devoir toutema vie, que de les nier un seul instant. Bartholo Et dites-moi un peu comment la petite Figaro a trouvé les bonbons que vous lui avez portés. Figaro Quels bonbons? Que voulez-vous dire? Bartholo Oui, ces bonbons, dans ce cornet fait avec cette feuille de papier à lettre, ce matin. Figaro Diable emporte si... Rosine, l'interrompant. Avez-vous eu soin au moins de les lui donner de ma part, monsieur Figaro? Je vous l'avaisrecommandé. Figaro

Ah! ah! les bonbons de ce matin? Que je suis bête, moi! j'avais perdu tout cela de vue... Oh!excellents, madame, admirables! Bartholo Excellents! Admirables! Oui, sans doute, monsieur le barbier, revenez sur vos pas! Vousfaites là un joli métier, monsieur! Figaro Qu'est-ce qu'il a donc, monsieur? Bartholo Et qui vous fera une belle réputation, monsieur! Figaro Je la soutiendrai, monsieur. Bartholo Dites que vous la supporterez, monsieur. Figaro Comme il vous plaira, monsieur. Bartholo Vous le prenez bien haut, monsieur! Sachez que quand je dispute avec un fat, je ne lui cèdejamais. Figaro lui tourne le dos. Nous différons en cela, monsieur; moi, je lui cède toujours. Bartholo Hein! qu'est-ce qu'il dit donc, bachelier? Figaro C'est que vous croyez avoir affaire à quelque barbier de village, et qui ne sait manier que lerasoir? Apprenez, monsieur, que j'ai travaillé de la plume à Madrid, et que sans les envieux... Bartholo Eh! que n'y restiez-vous, sans venir ici changer de profession? Figaro On fait comme on peut. Mettez-vous à ma place. Bartholo Me mettre à votre place! Ah! parbleu, je dirais de belles sottises! Figaro Monsieur, vous ne commencez pas trop mal; je m'en rapporte à votre confrère qui est làrêvassant. Le Comte, revenant à lui. Je... je ne suis pas le confrère de Monsieur.

Figaro Non? Vous voyant ici à consulter, j'ai pensé que vous poursuiviez le même objet. Bartholo, en colère. Enfin, quel sujet vous amène? Y a-t-il quelque lettre à remettre encore ce soir à madame?Parlez, faut-il que je me retire? Figaro Comme vous rudoyez le pauvre monde! Eh! parbleu, monsieur, je viens vous raser, voilàtout; n'est-ce pas aujourd'hui votre jour? Bartholo Vous reviendrez tantôt. Figaro Ah! oui, revenir! toute la garnison prend médecine demain matin, j'en ai obtenu l'entreprisepar mes protections. Jugez donc comme j'ai du temps à perdre! Monsieur passe-t-il chez lui? Bartholo Non, monsieur ne passe point chez lui. Et mais... qui empêche qu'on ne me rase ici? Rosine, avec dédain. Vous êtes honnête! Et pourquoi pas dans mon appartement? Bartholo Tu te fâches? Pardon, mon enfant, tu vas achever de prendre ta leçon; c'est pour ne pasperdre un instant le plaisir de t'entendre. Figaro, bas au Comte. On ne le tirera pas d'ici! (Haut.) Allons, L'Eveillé! La jeunesse! le bassin, de l'eau, tout ce qu'ilfaut à monsieur. Bartholo Sans doute, appelez-les! Fatigués, harassés, moulus de votre façon, n'a-t-il pas fallu les fairecoucher! Figaro Eh bien! j'irai tout chercher. N'est-ce pas dans votre chambre? (Bas au Comte.) Je vaisl'attirer dehors. Bartholo détache son trousseau de clefs, et dit par, réflexion: Non, non, j'y vais moi-même. (Bas au Comte en s'en allant.) Ayez les yeux sur eux, je vousprie. Scène VI Figaro, Le Comte, Rosine. Figaro

Ah! que nous l'avons manqué belle! il allait me donner le trousseau. La clef de la jalousie n'yest-elle pas? Rosine C'est la plus neuve de toutes. Scène VII Bartholo, Figaro, Le Comte, Rosine. Bartholo, revenant. (A part.) Bon! je ne sais ce que je fais, de laisser ici ce maudit barbier. (A Figaro.) Tenez. (Illui donne le trousseau.) Dans mon cabinet, sous mon bureau; mais ne touchez à rien. Figaro La peste! il y ferait bon, méfiant comme vous êtes! (A part, en s'en allant.) Voyez comme leciel protège l'innocence! Scène VIII Bartholo, Le Comte, Rosine. Bartholo, bas au Comte. C'est le drôle qui a porté la lettre au Comte. Le Comte, bas. Il m'a l'air d'un fripon. Bartholo Il ne m'attrapera plus. Le Comte Je crois qu'à cet égard le plus fort est fait. Bartholo Tout considéré, j'ai pensé qu'il était plus prudent de l'envoyer dans ma chambre que de lelaisser avec elle. Le Comte Ils n'auraient pas dit un mot que je n'eusse été en tiers. Rosine Il est bien poli, messieurs, de parler bas sans cesse! Et ma leçon? (Ici l'on entend un bruitcomme de la vaisselle renversée.) Bartholo, criant. Qu'est-ce que j'entends donc! Le cruel barbier aura tout laissé tomber par l'escalier, et lesplus belles pièces de mon nécessaire!... (Il court dehors.) Scène IX

Le comte, Rosine. Le comte Profitons du moment que l'intelligence de Figaro nous ménage. Accordez-moi ce soir, je vousen conjure, madame, un moment d'entretien indispensable pour vous soustraire à l'esclavageoù vous allez tomber. Rosine Ah! Lindor! Le comte Je puis monter à votre jalousie, et quant à la lettre que j'ai reçue ce matin, je me suis vuforcé... Scène X Rosine, Bartholo, Figaro, Le Comte. Bartholo Je ne m'étais pas trompé; tout est brisé, fracassé. Figaro Voyez le grand malheur pour tant de train! On ne voit goutte sur l'escalier. (Il montre la clefau Comte.) Moi, en montant j'ai accroché une clef... Bartholo On prend garde à ce qu'on fait. Accrocher une clef! L'habile homme. Figaro Ma foi, monsieur, cherchez-en un plus subtil. Scène XI Les acteurs précédents, Don Bazile. Rosine, effrayée. (A part.) Don Bazile!... Le Comte, à part. Juste ciel! Figaro, à part. C'est le diable! Bartholo va au-devant de lui. Ah! Bazile, mon ami, soyez le bien rétabli. Votre accident n'a donc point eu de suites? Envérité, le seigneur Alonzo m'avait fort effrayé sur votre état; demandez-lui, je partais pourvous aller voir, et s'il ne m'avait point retenu... Bazile, étonné. Le seigneur Alonzo?...

Figaro frappe du pied. Eh quoi! toujours des accrocs? Deux heures pour une méchante barbe... Chienne depratique! Bazile, regardant tout le monde. Me ferez-vous bien le plaisir de me dire, messieurs?... Figaro Vous lui parlerez quand je serai parti. Bazile Mais encore faudrait-il... Le Comte Il faudrait vous taire, Bazile. Croyez-vous apprendre à monsieur quelque chose qu'il ignore?Je lui ai raconté que vous m'aviez chargé de venir donner une leçon de musique à votreplace. Bazile, plus étonné. La leçon de musique!... Alonzo!... Rosine, à part, à Bazile. Eh! taisez-vous. Bazile Elle aussi! Le Comte, à Bartholo. Dites-lui donc tout bas que nous en sommes convenus. Bartholo, à Bazile, à part. N'allez pas nous démentir, Bazile, en disant qu'il n'est pas votre élève, vous gâteriez tout. Bazile Ah! ah! Bartholo, haut. En vérité, Bazile, on n'a pas plus de talent que votre élève. Bazile, stupéfait. Que mon élève!... (Bas.) Je venais pour vous dire que le Comte est déménagé. Bartholo, bas. Je le sais, taisez-vous. Bazile, bas. Qui vous l'a dit? Bartholo, bas. Lui, apparemment! Le Comte, bas.

Moi, sans doute: écoutez seulement. Rosine, bas à Bazile. Est-il si difficile de vous taire? Figaro, bas à Bazile. Hum! Grand escogriffe! Il est sourd! Bazile, à part. Qui diable est-ce donc qu'on trompe ici? Tout le monde est dans le secret! Bartholo, haut. Eh bien, Bazile, votre homme de loi?... Figaro Vous avez toute la soirée pour parler de l'homme de loi. Bartholo, à Bazile. Un mot; dites-moi seulement si vous êtes content de l'homme de loi. Bazile, effaré. De l'homme de loi? Le Comte, souriant. Vous ne l'avez pas vu, l'homme de loi? Bazile, impatienté. Eh! non, je ne l'ai pas vu, l'homme de loi. Le Comte, à Bartholo, à part. Voulez-vous donc qu'il s'explique ici devant elle? Renvoyez-le. Bartholo, bas au Comte. Vous avez raison. (A Bazile.) Mais quel mal vous a donc pris si subitement? Bazile, en colère. Je ne vous entends pas. Le Comte lui met, à part, une bourse dans la main. Oui: monsieur vous demande ce que vous venez faire ici, dans l'état d'indisposition où vousêtes. Figaro Il est pâle comme un mort! Bazile Ah! je comprends... Le Comte Allez vous coucher, mon cher Bazile: vous n'êtes pas bien, et vous nous faites mourir defrayeur. Allez vous coucher.

Figaro Il a la physionomie toute renversée. Allez vous coucher, Bartholo D'honneur, il sent la fièvre d'une lieue. Allez vous coucher. Rosine Pourquoi donc êtes-vous sorti? On dit que cela se gagne. Allez vous coucher. Bazile; au dernier étonnement. Que j'aille me coucher! Tous les acteurs ensemble Eh! sans doute. Bazile, les regardant tous. En effet, messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer: je sens que je ne suis pasici dans mon assiette ordinaire. Bartholo A demain, toujours, si vous êtes mieux, Le Comte Bazile, je serai chez vous de très bonne heure. Figaro Croyez-moi, tenez-vous bien chaudement dans votre lit. Rosine Bonsoir, monsieur Bazile. Bazile, à part. Diable emporte si j'y comprends rien! et sans cette bourse... Tous Bonsoir, Bazile, bonsoir. Bazile, en s'en allant. Eh bien, bonsoir donc, bonsoir. (Ils l'accompagnent tout en riant.) Scène XII Les acteurs précédents, excepté Bazile. Bartholo, d'un ton important. Cet homme-là n'est pas bien du tout. Rosine Il a les yeux égarés. Le Comte

Le grand air l'aura saisi. Figaro Avez-vous vu comme il parlait tout seul? Ce que c'est que de nous! (A Bartholo.) Ah çà, vousdécidez-vous, cette fois? (Il lui pousse un fauteuil très loin du Comte et lui présente le linge.) Le Comte Avant de finir, madame, je dois vous dire un mot essentiel au progrès de l'art que j'ail'honneur de vous enseigner. (Il s'approche, et lui parle bas à l'oreille.) Bartholo, à Figaro. Eh mais! il semble que vous le fassiez exprès de vous approcher, et de vous mettre devantmoi pour m'empêcher de voir... Le Comte, bas à Rosine, Nous avons la clef de la jalousie, et nous serons ici à minuit. Figaro passe le linge au cou de Bartholo. Quoi voir? Si c'était une leçon de danse, on vous passerait d'y regarder; mais du chant!...Aie, aïe! Bartholo Qu'est-ce que c'est? Figaro Je ne sais ce qui m'est entré dans l'oeil. (Il rapproche sa tête.) Bartholo Ne frottez donc pas. Figaro C'est le gauche. Voudriez-vous me faire le plaisir d'y souffler un peu fort? (Bartholo prend latête de Figaro, regarde par-dessus, il pousse violemment et va derrière les amants écouterleur conversation.) Le Comte, bas à Rosine. Et quant à votre lettre, je me suis trouvé tantôt dans un tel embarras pour rester ici... Figaro, de loin pour avertir. Hem!... hem!... Le Comte Désolé de voir encore mon déguisement inutile... Bartholo, passant entre deux. Votre déguisement inutile! Rosine, effrayée. Ah!... Bartholo Fort bien, madame, ne vous gênez pas. Comment! sous mes yeux mêmes, en ma présence,

on m'ose outrager de la sorte! Le Comte Qu'avez-vous donc, seigneur? Bartholo Perfide Alonzo! Le Comte Seigneur Bartholo, si vous avez souvent des lubies comme celle dont le hasard me rendtémoin, je ne suis plus étonné de l'éloignement que mademoiselle a pour devenir votrefemme. Rosine Sa femme! Moi! Passer mes jours auprès d'un vieux jaloux, qui, pour tout bonheur, offre àma jeunesse un esclavage abominable! Bartholo Ah! qu'est-ce que j'entends! Rosine Oui, je le dis tout haut: je donnerai mon coeur et ma main à celui qui pourra m'arracher decette horrible prison, où ma personne et mon bien sont retenus contre toute justice. (Rosinesort.) Scène XIII Bartholo, Figaro, Le Comte Bartholo La colère me suffoque. Le Comte En effet, seigneur, il est difficile qu'une jeune femme... Figaro Oui, une jeune femme et un grand âge, voilà ce qui trouble la tête d'un vieillard. Bartholo Comment! lorsque je les prends sur le fait! Maudit barbier! il me prend des envies... Figaro Je me retire, il est fou. Le Comte Et moi aussi; d'honneur, il est fou. Figaro Il est fou, il est fou. (Ils sortent.)

Scène XIV Bartholo, seul, les poursuit. Je suis fou! Infâmes suborneurs, émissaires du diable, dont vous faites ici l'office, et quipuisse vous emporter tous... Je suis fou!... Je les ai vus comme je vois ce pupitre... Et mesoutenir effrontément!... Ah! Il n'y a que Bazile qui puisse m'expliquer ceci. Oui, envoyons-lechercher. Holà! quelqu'un... Ah! j'oublie que je n'ai personne... Un voisin, le premier venu,n'importe. Il y a de quoi perdre l'esprit! il y a de quoi perdre l'esprit! (Pendant l'entracte lethéâtre s'obscurcit; on entend un bruit d'orage, et l'orchestre joue celui qui est gravé dans lerecueil de la musique du Barbier, N° 5.) Acte quatrième Le théâtre est obscur. Scène I Bartholo, Don Bazile, une lanterne de papier à la main. Bartholo Comment, Bazile, vous ne le connaissez pas! Ce que vous dites est-il possible? Bazile Vous m'interrogeriez cent fois, que je vous ferais toujours la même réponse. S'il vous a remisla lettre de Rosine, c'est sans doute un des émissaires du Comte. Mais, à la magnificence duprésent qu'il m'a fait, il se pourrait que ce fût le Comte lui-même. Bartholo Quelle apparence? Mais, à propos de ce présent, eh! pourquoi l'avez-vous reçu? Bazile Vous aviez l'air d'accord; je n'y entendais rien; et dans les cas difficiles à juger, une boursed'or me paraît toujours un argument sans réplique. Et puis, comme dit le proverbe, ce qui estbon à prendre... Bartholo J'entends, est bon... Bazile A garder. Bartholo, surpris. Ah! ah! Bazile Oui, j'ai arrangé comme cela plusieurs petits proverbes avec des variations. Mais allons aufait; à quoi vous arrêtez-vous? Bartholo En ma place, Bazile, ne feriez-vous pas les derniers efforts pour la posséder?

Bazile Ma foi non, docteur. En toute espèce de biens, posséder est peu de chose; c'est jouir quirend heureux: mon avis est qu'épouser une femme dont on n'est point aimé, c'est s'exposer...Bartholo Vous craindriez les accidents? Bazile Hé, hé, monsieur... on en voit beaucoup cette année. Je ne ferais point violence à son coeur.Bartholo Votre valet, Bazile. Il vaut mieux qu'elle pleure de m'avoir, que moi je meure de ne l'avoirpas... Bazile Il y va de la vie? Epousez, docteur, épousez. Bartholo Aussi ferai-je, et cette nuit même. Bazile Adieu donc. - Souvenez-vous, en parlant à la pupille de les rendre tous plus noirs que l'enfer.Bartholo Vous avez raison. Bazile La calomnie, docteur, la calomnie! Il faut toujours en venir là. Bartholo Voici la lettre de Rosine que cet Alonzo m'a remise, et il m'a montré, sans le vouloir, l'usageque j'en dois faire auprès d'elle. Bazile Adieu, nous serons tous ici à quatre heures. Bartholo Pourquoi pas plus tôt? Bazile Impossible; le notaire est retenu. Bartholo Pour un mariage? Bazile Oui, chez le barbier Figaro; c'est sa nièce qu'il marie. Bartholo Sa nièce? Il n'en a pas. Bazile

Voilà ce qu'ils ont dit au notaire. Bartholo Ce drôle est du complot: que diable!... Bazile Est-ce que vous penseriez?... Bartholo Ma foi, ces gens-là sont si alertes! Tenez, mon ami, je ne suis pas tranquille. Retournez chezle notaire. Qu'il vienne ici sur-le-champ avec vous. Bazile Il pleut, il fait un temps du diable; mais rien ne m'arrête pour vous servir. Que faites-vousdonc? Bartholo Je vous reconduis: n'ont-ils pas fait estropier tout mon monde par ce Figaro! Je suis seul ici. Bazile J'ai ma lanterne. Bartholo Tenez, Bazile, voilà mon passe-partout. Je vous attends, je veille; et vienne qui voudra, horsle notaire et vous, personne n'entrera de la nuit. Bazile Avec ces précautions, vous êtes sûr de votre fait. Scène II Rosine, seule, sortant de sa chambre. Il me semblait avoir entendu parler. Il est minuit sonné; Lindor ne vient point! Ce mauvaistemps même était propre à le favoriser. Sûr de ne rencontrer personne... Ah! Lindor! si vousm'aviez trompée!... Quel bruit entends-je?... Dieux! c'est mon tuteur. Rentrons. Scène III Rosine, Bartholo. Bartholo rentre avec de la lumière. Ah! Rosine, puisque vous n'êtes pas encore rentrée dans votre appartement... Rosine Je vais me retirer. Bartholo Par le temps affreux qu'il fait, vous ne reposerez pas, et j'ai des choses très pressées à vousdire. Rosine

Que voulez-vous, monsieur? N'est-ce donc pas assez d'être tourmentée le jour? Bartholo Rosine, écoutez-moi. Rosine Demain je vous entendrai. Bartholo Un moment, de grâce! Rosine, à part. S'il allait venir! Bartholo, lui montre sa lettre. Connaissez-vous cette lettre? Rosine la reconnaît. Ah! grands dieux! Bartholo Mon intention, Rosine, n'est point de vous faire de reproches; à votre âge, on peut s'égarer;mais je suis votre ami; écoutez-moi. Rosine Je n'en puis plus. Bartholo Cette lettre que vous avez écrite au comte Almaviva... Rosine, étonnée. Au comte Almaviva! Bartholo Voyez quel homme affreux est ce Comte: aussitôt qu'il l'a reçue, il en a fait trophée. je latiens d'une femme à qui il l'a sacrifiée Rosine Le comte Almaviva! Bartholo Vous avez peine à vous persuader cette horreur. L'inexpérience, Rosine, rend votre sexeconfiant et crédule; mais apprenez dans quel piège on vous attirait. Cette femme m'a faitdonner avis de tout, apparemment pour écarter une rivale aussi dangereuse que vous. J'enfrémis! Le plus abominable complot entre Almaviva, Figaro et cet Alonzo, cet élève supposéde Bazile qui porte un autre nom, et n'est que le vil agent du Comte, allait vous entraînerdans un abîme dont rien n'eût pu vous tirer. Rosine, accablée. Quelle horreur!... quoi! Lindor!... quoi! ce jeune homme! Bartholo, à part.

Ah! c'est Lindor. Rosine C'est pour le comte Almaviva... C'est pour un autre... Bartholo Voilà ce qu'on m'a dit en me remettant votre lettre. Rosine, outrée. Ah! quelle indignité! Il en sera puni. - Monsieur, vous avez désiré de m'épouser? Bartholo Tu connais la vivacité de mes sentiments. Rosine S'il peut vous en rester encore, je suis à vous. Bartholo Eh bien! le notaire viendra cette nuit même. Rosine Ce n'est pas tout. O ciel! Suis-je assez humiliée!... Apprenez que dans peu le perfide oseentrer par cette jalousie, dont ils ont eu l'art de vous dérober la clef. Bartholo, regardant au trousseau. Ah! les scélérats! Mon enfant, je ne te quitte plus. Rosine, avec effroi. Ah! monsieur! et s'ils sont armés? Bartholo Tu as raison: je perdrais ma vengeance. Monte chez Marceline; enferme-toi chez elle àdouble tour. Je vais chercher main-forte, et l'attendre auprès de la maison. Arrêté commevoleur, nous aurons le plaisir d'en être à la fois vengés et délivrés! Et compte que mon amourte dédommagera... Rosine, au désespoir. Oubliez seulement mon erreur. (A part.) Ah! je m'en punis assez. Bartholo, s'en allant. Allons nous embusquer. A la fin je la tiens. (Il sort.) Scène IV Rosine, seule. Son amour me dédommagera!... Malheureuse!... (Elle tire son mouchoir et s'abandonne auxlarmes.) Que faire?... Il va venir. Je veux rester et feindre avec lui, pour le contempler unmoment dans toute sa noirceur. La bassesse de son procédé sera mon préservatif... Ah! j'enai grand besoin. Figure noble, air doux, une voix si tendre!... et ce n'est que le vil agent d'uncorrupteur! Ah! malheureuse! malheureuse! Ciel!... on ouvre la jalousie! (Elle se sauve.)

Scène V Le Comte; Figaro, enveloppé d'un manteau, paraît à la fenêtre. Figaro parle en dehors. Quelqu'un s'enfuit: entrerai-je? Le Comte, en dehors. Un homme? Figaro Non. Le Comte C'est Rosine, que ta figure atroce aura mise en fuite. Figaro saute dans la chambre. Ma foi, je le crois... Nous voici enfin arrivés, malgré la pluie, la foudre et les éclairs. Le Comte, enveloppé d'un long manteau. Donne-moi la main. (Il saute à son tour.) A nous la victoire! Figaro jette son manteau. Nous sommes tout percés. Charmant temps, pour aller en bonne fortune! Monseigneur,comment trouvez-vous cette nuit? Le Comte Superbe pour un amant. Figaro Oui, mais pour un confident?... Et si quelqu'un allait nous surprendre ici? Le Comte N'es-tu pas avec moi? J'ai bien une autre inquiétude: c'est de la déterminer à quitter sur-le-champ la maison du tuteur. Figaro Vous avez pour vous trois passions toutes-puissantes sur le beau sexe: l'amour, la haine etla crainte. Le Comte regarde dans l'obscurité. Comment lui annoncer brusquement que le notaire l'attend chez toi pour nous unir? Elletrouvera mon projet bien hardi: elle va me nommer audacieux. Figaro Si elle vous nomme audacieux, vous l'appellerez cruelle. Les femmes aiment beaucoupqu'on les appelle cruelles. Au surplus, si son amour est tel que vous le désirez, vous lui direzqui vous êtes; elle ne doutera plus de vos sentiments. Scène VI

Le Comte, Rosine, Figaro. Figaro allume toutes les bougies qui sont sur la table. Le Comte La voici. - Ma belle Rosine!... Rosine, d'un ton très composé. Je commençais, monsieur, à craindre que vous ne vinssiez pas. Le Comte Charmante inquiétude!... Mademoiselle, il ne me convient point d'abuser des circonstancespour vous proposer de partager le sort d'un infortuné; mais quelque asile que vouschoisissiez, je jure mon honneur... Rosine Monsieur, si le don de ma main n'avait pas dû suivre à l'instant celui de mon coeur, vous neseriez pas ici. Que la nécessité justifie à vos yeux ce que cette entrevue a d'irrégulier. Le Comte Vous, Rosine! la compagne d'un malheureux, sans fortune, sans naissance!... Rosine La naissance, la fortune! Laissons là les jeux du hasard, et si vous m'assurez que vosintentions sont pures... Le Comte, à ses pieds. Ah! Rosine! je vous adore!... Rosine, indignée. Arrêtez, malheureux!... vous osez profaner!... Tu m'adores!... Va! tu n'es plus dangereux pourmoi; j'attendais ce mot pour te détester. Mais avant de t'abandonner au remords qui t'attend(en pleurant), apprends que je t'aimais; apprends que je faisais mon bonheur de partager tonmauvais sort. Misérable Lindor! j'allais tout quitter pour te suivre. Mais le lâche abus que tuas fait de mes bontés, et l'indignité de cet affreux comte Almaviva, à qui tu me vendais, ontfait rentrer dans mes mains ce témoignage de ma faiblesse. Connais-tu cette lettre? Le Comte, vivement. Que votre tuteur vous a remise? Rosine, fièrement. Oui, je lui en ai l'obligation. Le Comte Dieux! que je suis heureux! Il la tient de moi. Dans mon embarras, hier, je m'en suis servipour arracher sa confiance et je n'ai pu trouver l'instant de vous en informer. Ah! Rosine, ilest donc vrai que vous m'aimez véritablement! Figaro Monseigneur, vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même ... Rosine Monseigneur!... Que dit-il?

Le Comte, jetant son large manteau, paraît en habit magnifique. O la plus aimée des femmes! il n'est plus temps de vous abuser: l'heureux homme que vousvoyez à vos pieds n'est point Lindor; je suis le comte Almaviva, qui meurt d'amour, et vouscherche en vain depuis six mois. Rosine tombe dans les bras du Comte. Ah!... Le Comte, effrayé. Figaro! Figaro Point d'inquiétude, Monseigneur: la douce émotion de la joie n'a jamais de suites fâcheuses;la voilà, la voilà qui reprend ses sens. Morbleu! qu'elle est belle! Rosine Ah! Lindor!... Ah! monsieur! que je suis coupable! j'allais me donner cette nuit même à montuteur. Le Comte Vous, Rosine! Rosine Ne voyez que ma punition! J'aurais passé ma vie à vous détester. Ah! Lindor! le plus affreuxsupplice n'est-il pas de haïr, quand on sent qu'on est faite pour aimer? Figaro regarde à la fenêtre. Monseigneur, le retour est fermé; l'échelle est enlevée. Le Comte Enlevée! Rosine, troublée. Oui, c'est moi... c'est le docteur. Voilà le fruit de ma crédulité. Il m'a trompée. J'ai tout avoué,tout trahi: il sait que vous êtes ici, et va venir avec main-forte. Figaro regarde encore. Monseigneur! on ouvre la porte de la rue. Rosine, courant dans les bras du Comte avec frayeur. Ah! Lindor!... Le comte, avec fermeté. Rosine, vous m'aimez! Je ne crains personne; et vous serez ma femme. J'aurai donc leplaisir de punir à mon gré l'odieux vieillard!... Rosine Non, non; grâce pour lui, cher Lindor! Mon coeur est si plein, que la vengeance ne peut ytrouver place.

Scène VII Le Notaire, Don Bazile, Les acteurs Précédents. Figaro Monseigneur, c'est notre notaire. Le Comte Et l'ami Bazile avec lui! Bazile Ah! qu'est-ce que j'aperçois? Figaro Eh! par quel hasard, notre ami?... Bazile Par quel accident, messieurs?... Le Notaire Sont-ce là les futurs conjoints? Le Comte Oui, monsieur. Vous deviez unir la signora Rosine et moi cette nuit chez le barbier Figaro;mais nous avons préféré cette maison pour des raisons que vous saurez. Avez-vous notrecontrat? Le Notaire J'ai donc l'honneur de parler à Son Excellence monsieur le comte Almaviva? Figaro Précisément. Bazile, à part. Si c'est pour cela qu'il m'a donné le passe-partout... Le Notaire C'est que j'ai deux contrats de mariage, Monseigneur. Ne confondons point: voici le vôtre; etc'est ici celui du seigneur Bartholo avec la signora... Rosine aussi? Les demoisellesapparemment sont deux soeurs qui portent le même nom. Le Comte Signons toujours. Don Bazile voudra bien nous servir de second témoin.(Ils signent.) Bazile Mais, Votre Excellence..., je ne comprends pas... Le Comte Mon maître Bazile, un rien vous embarrasse, et tout vous étonne. Bazile Monseigneur... Mais si le docteur...

Le Comte, lui jetant une bourse. Vous faites l'enfant! Signez donc vite. Bazile, étonné. Ah! ah!... Figaro Où donc est la difficulté de signer? Bazile, pesant la bourse. Il n'y en a plus. Mais c'est que moi, quand j'ai donné ma parole une fois, il faut des motifsd'un grand poids... (Il signe.) Scène VIII Bartholo, un Alcade, des Alguazils, des Valets avec des flambeaux, et les Acteursprécédents. Bartholo voit le comte baiser la main de Rosine et Figaro qui embrasse grotesquement donBazile; il crie en prenant le notaire à la gorge: Rosine avec ces fripons! Arrêtez tout le monde. J'en tiens un au collet. Le Notaire C'est votre notaire. Bazile C'est votre notaire. Vous moquez-vous? Bartholo Ah! don Bazile! Eh! comment êtes-vous ici? Bazile Mais plutôt vous, comment n'y êtes-vous pas? L'Alcade, montrant Figaro. Un moment! je connais celui-ci. Que viens-tu faire en cette maison, à des heures indues? Figaro Heure indue? Monsieur voit bien qu'il est aussi près du matin que du soir. D'ailleurs, je suisde la compagnie de Son Excellence monseigneur le comte Almaviva. Bartholo Almaviva! L'Alcade Ce ne sont donc pas des voleurs? Bartholo Laissons cela. - Partout ailleurs, monsieur le Comte, je suis le serviteur de Votre Excellence;mais vous sentez que la supériorité du rang est ici sans force. Ayez, s'il vous plaît, la bontéde vous retirer.

Le Comte Oui, le rang doit être ici sans force; mais ce qui en a beaucoup est la préférence quemademoiselle vient de m'accorder sur vous, en se donnant à moi volontairement. Bartholo Que dit-il, Rosine? Rosine Il dit vrai. D'où naît votre étonnement? Ne devais-je pas, cette nuit même, être vengée d'untrompeur? Je le suis. Bazile Quand je vous disais que c'était le Comte lui-même, docteur? Bartholo Que m'importe à moi? Plaisant mariage! Où sont les témoins? Le Notaire Il n'y manque rien. Je suis assisté de ces deux messieurs. Bartholo Comment, Bazile! vous avez signé? Bazile Que voulez-vous! Ce diable d'homme a toujours ses poches pleines d'arguments irrésistibles.Bartholo Je me moque de ses arguments. J'userai de mon autorité. Le Comte Vous l'avez perdue en en abusant. Bartholo La demoiselle est mineure. Figaro Elle vient de s'émanciper. Bartholo Qui te parle à toi, maître fripon? Le Comte Mademoiselle est noble et belle; je suis homme de qualité, jeune et riche; elle est ma femme:à ce titre qui nous honore également, prétend-on me la disputer? Bartholo Jamais on ne l'ôtera de mes mains. Le Comte

Elle n'est plus en votre pouvoir. Je la mets sous l'autorité des lois; et monsieur, que vousavez amené vous-même, la protégera contre la violence que vous voulez lui faire. Les vraismagistrats sont les soutiens de tous ceux qu'on opprime. L'alcade Certainement. Et cette inutile résistance au plus honorable mariage indique assez sa frayeursur la mauvaise administration des biens de sa pupille, dont il faudra qu'il rende compte. Le Comte Ah! qu'il consente à tout, et je ne lui demande rien. Figaro Que la quittance de mes cent écus: ne perdons pas la tête. Bartholo, irrité. Ils étaient tous contre moi; je me suis fourré la tête dans un guêpier. Bazile Quel guêpier? Ne pouvant avoir la femme, calculez, docteur, que l'argent vous reste; et... Bartholo Eh! laissez-moi donc en repos, Bazile! Vous ne songez qu'à l'argent. Je me soucie bien del'argent, moi! A la bonne heure, je le garde mais croyez-vous que ce soit le motif qui medétermine? (Il signe.) Figaro, riant. Ah! ah! ah! Monseigneur! ils sont de la même famille. Le Notaire Mais, messieurs, je n'y comprends plus rien. Est-ce qu'elles ne sont pas deux demoisellesqui portent le même nom? Figaro Non, monsieur, elles ne sont qu'une. Bartholo, se désolant. Et moi qui leur ai enlevé l'échelle pour que le mariage fût plus sûr! Ah! je me suis perdu fautede soins. Figaro Faute de sens. Mais soyons vrais, docteur quand la jeunesse et l'amour sont d'accord pourtromper un vieillard, tout ce qu'il fait pour l'empêcher peut bien s'appeler à bon droit laPrécaution inutile. FIN DU QUATRIEME ET DERNIER ACTE. La Folle Journée ou le Mariage de Figaro Epître dédicatoire aux personnes trompées sur ma pièce et qui n'ont pas voulu la voir.

O vous que je ne nommerai point! Coeurs généreux, esprits justes, à qui l'on a donné despréventions contre un ouvrage réfléchi, beaucoup plus gai qu'il n'est frivole; soit que vousl'acceptiez ou non, je vous en fais l'hommage, et c'est tromper l'envie dans une de sesmesures. Si le hasard vous la fait lire, il la trompera dans une autre, en vous montrant quelleconfiance est due à tant de rapports qu'on vous fait! Un objet de pur agrément peut s'élever encore à l'honneur d'un plus grand mérite: c'est devous rappeler cette vérité de tous les temps, qu'on connaît mal les hommes et les ouvragesquand on les juge sur la foi d'autrui; que les personnes, surtout dont l'opinion est d'un grandpoids, s'exposent à glacer sans le vouloir ce qu'il fallait peut-être encourager, lorsqu'ellesnégligent de prendre pour base de leurs jugements le seul conseil qui soit bien pur: celui deleurs propres lumières. Ma résignation égale mon profond respect. L'AUTEUR. Préface En écrivant cette préface, mon but n'est pas de rechercher oiseusement si j'ai mis au théâtreune pièce bonne ou mauvaise; il n'est plus temps pour moi: mais d'examinerscrupuleusement, et je le dois toujours, si j'ai fait une oeuvre blâmable. Personne n'étant tenu de faire une comédie qui ressemble aux autres, si je me suis écartéd'un chemin trop battu, pour des raisons qui m'ont paru solides, ira-t-on me juger, commel'ont fait MM. tels, sur des règles qui ne sont pas les miennes? imprimer puérilement que jereporte l'art à son enfance, parce que j'entreprends de frayer un nouveau sentier à cet artdont la loi première, et peut-être la seule, est d'amuser en instruisant? Mais ce n'est pas decela qu'il s'agit. Il y a souvent très loin du mal que l'on dit d'un ouvrage à celui qu'on en pense. Le trait quinous poursuit, le mot qui importune reste enseveli dans le coeur, pendant que la bouche sevenge en blâmant presque tout le reste. De sorte qu'on peut regarder comme un point établiau théâtre, qu'en fait de reproche à l'auteur, ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle lemoins. Il est peut-être utile de dévoiler, aux yeux de tous, ce double aspect des comédies; et j'auraifait encore un bon usage de la mienne, si je parviens, en la scrutant, à fixer l'opinion publiquesur ce qu'on doit entendre par ces mots: Qu'est-ce que LA DECENCE THEATRALE? A force de nous montrer délicats, fins connaisseurs et d'affecter, comme j'ai dit autre part,l'hypocrisie de la décence auprès du relâchement des moeurs, nous devenons des êtresnuls, incapables de s'amuser et de juger de ce qui leur convient : faut-il le dire enfin? desbégueules rassasiées qui ne savent plus ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles doivent aimer ourejeter. Déjà ces mots si rebattus, bon ton, bonne compagnie, toujours ajustés au niveau dechaque insipide coterie, et dont la latitude est si grande qu'on ne sait où ils commencent etfinissent, ont détruit la franche et vraie gaieté qui distinguait de tout autre le comique de notrenation. Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots, décence et bonnes moeurs, quidonnent un air si important, si supérieur, que nos jugeurs de comédies seraient désolés den'avoir pas à les prononcer sur toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu près cequi garrotte le génie, intimide tous les auteurs, et porte un coup mortel à la vigueur del'intrigue, sans laquelle il n'y a pourtant que du bel esprit à la glace et des comédies de quatre

jours. Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus à se soustraire à lacensure dramatique: on ne pourrait mettre au théâtre Les Plaideurs de Racine, sansentendre aujourd'hui les Dandins et les Brid'oisons, même des gens plus éclairés, s'écrierqu'il n'y a plus ni moeurs, ni respect pour les magistrats. On ne ferait point le Turcaret, sans avoir à l'instant sur les bras fermes, sous-fermes, traiteset gabelles, droits réunis, tailles, taillons, le trop-plein, le trop-bu, tous les impositeurs royaux.Il est vrai qu'aujourd'hui Turcaret n'a plus de modèles. On l'offrirait sous d'autres traits,l'obstacle resterait le même. On ne jouerait point les fâcheux, les marquis, les emprunteurs de Molière, sans révolter à lafois la haute, la moyenne, la moderne et l'antique noblesse. Ses Femmes savantesirriteraient nos féminins bureaux d'esprit. Mais quel calculateur peut évaluer la force et lalongueur du levier qu'il faudrait, de nos jours, pour élever jusqu'au théâtre l'oeuvre sublime duTartuffe? Aussi l'auteur qui se compromet avec le public pour l'amuser ou pour l'instruire, aulieu d'intriguer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller dans des incidentsimpossibles, de persifler au lieu de rire, et de prendre ses modèles hors de la société, craintede se trouver mille ennemis, dont il ne connaissait aucun en composant son triste drame. J'ai donc réfléchi que, si quelque homme courageux ne secouait pas toute cette poussière,bientôt l'ennui des pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique, et plus loinencore, aux boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décenteliberté, bannie du théâtre français, se change en une licence effrénée; où la jeunesse va senourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses moeurs, le goût de la décence et deschefs-d'oeuvre de nos maîtres. J'ai tenté d'être cet homme; et si je n'ai pas mis plus de talentà mes ouvrages, au moins mon intention s'est-elle manifestée dans tous. J'ai pensé, je pense encore, qu'on n'obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bonet vrai comique au théâtre, sans des situations fortes, et qui naissent toujours d'unedisconvenance sociale, dans le sujet qu'on veut traiter. L'auteur tragique, hardi dans sesmoyens, ose admettre le crime atroce: les conspirations, l'usurpation du trône, le meurtre,l'empoisonnement, l'inceste dans Oedipe et Phèdre; le fratricide dans Vendôme; le parricidedans Mahomet; le régicide dans Macbeth, etc., etc. La comédie, moins audacieuse, n'excèdepas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés de nos moeurs, ses sujets de lasociété. Mais comment frapper sur l'avarice, à moins de mettre en scène un méprisableavare? démasquer l'hypocrisie, sans montrer, comme Orgon, dans le Tartuffe, unabominable hypocrite, épousant sa fille et convoitant sa femme? un homme à bonnesfortunes, sans le faire parcourir un cercle entier de femmes galantes? un joueur effréné, sansl'envelopper de fripons, s'il ne l'est pas déjà lui-même? Tous ces gens-là sont loin d'être vertueux; l'auteur ne les donne pas pour tels: il n'est lepatron d'aucun d'eux, il est le peintre de leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loupvorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité? Quand l'auteur ladirige contre un sot que la louange enivre, il fait choir du bec du corbeau le fromage dans lagueule du renard, sa moralité est remplie; s'il la tournait contre le bas flatteur, il finirait sonapologue ainsi: Le renard s'en saisit, le dévore; mais le fromage était empoisonné. La fableest une comédie légère, et toute comédie n'est qu'un long apologue: leur différence est quedans la fable les animaux ont de l'esprit, et que dans notre comédie les hommes sontsouvent des bêtes, et, qui pis est, des bêtes méchantes. Ainsi, lorsque Molière, qui fut si tourmenté par les sots, donne à l'avare un fils prodigue etvicieux qui lui vole sa cassette et l'injurie en face, est-ce des vertus ou des vices, qu'il tire sa

moralité? que lui importent ces fantômes? c'est vous qu'il entend corriger. Il est vrai que lesafficheurs et balayeurs littéraires de son temps ne manquèrent pas d'apprendre au bonpublic combien tout cela était horrible! Il est aussi prouvé que des envieux très importants, oudes importants très envieux, se déchaînèrent contre lui. Voyez le sévère Boileau, dans sonépître au grand Racine, venger son ami qui n'est plus, en rappelant ainsi les faits: L'Ignorance et l'Erreur, à ses naissantes pièces, En habits de marquis, en robes de comtesses, Venaient pour diffamer son chef-d'oeuvre nouveau, Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau. Le commandeur voulait la scène plus exacte; Le vicomte, indigné, sortait au second acte: L'un, défenseur zélé des dévots mis en jeu, Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu; L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre, Voulait venger la Cour immolée au parterre. On voit même dans un placet de Molière à Louis XIV, qui fut si grand en protégeant les arts,et sans le goût éclairé duquel notre théâtre n'aurait pas un seul chef-d'oeuvre de Molière; onvoit ce philosophe auteur se plaindre amèrement au roi que, pour avoir démasqué leshypocrites, ils imprimaient partout qu'il était un libertin, un impie, un athée, un démon vêtu dechair, habillé en homme; et cela s'imprimait avec APPROBATION ET PRIVILEGE de ce roiqui le protégeait: rien là-dessus n'est empiré. Mais, parce que les personnages d'une pièce s'y montrent sous des moeurs vicieuses, faut-illes bannir de la scène? Que poursuivrait-on au théâtre? les travers et les ridicules? Cela vautbien la peine d'écrire! Ils sont chez nous comme les modes: on ne s'en corrige point, on enchange. Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous lemasque des moeurs dominantes: leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telleest la noble tâche de l'homme qui se voue au théâtre. Soit qu'il moralise en riant, soit qu'ilpleure en moralisant, Héraclite ou Démocrite, il n'a pas un autre devoir. Malheur à lui, s'il s'enécarte! On ne peut corriger les hommes qu'en les faisant voir tels qu'ils sont. La comédie utileet véridique n'est point un éloge menteur, un vain discours d'académie. Mais gardons-nous bien de confondre cette critique générale, un des plus nobles buts del'art, avec la satire odieuse et personnelle: l'avantage de la première est de corriger sansblesser. Faites prononcer au théâtre, par l'homme juste, aigri de l'horrible abus des bienfaits,tous les hommes sont des ingrats: quoique chacun soit bien près de penser comme lui,personne ne s'en offensera. Ne pouvant y avoir un ingrat sans qu'il existe un bienfaiteur, cereproche même établit une balance égale entre les bons et les mauvais coeurs, on le sent etcela console. Que si l'humoriste répond qu'un bienfaiteur fait cent ingrats, on répliquerajustement qu'il n'y a peut-être pas un ingrat qui n'ait été plusieurs fois bienfaiteur: et celaconsole encore. Et c'est ainsi qu'en généralisant, la critique la plus amère porte du fruit sansnous blesser, quand la satire personnelle, aussi stérile que funeste, blesse toujours et neproduit jamais. Je hais partout cette dernière, et je la crois un si punissable abus, que j'aiplusieurs fois d'office invoqué la vigilance du magistrat pour empêcher que le théâtre nedevînt une arène de gladiateurs, où le puissant se crût en droit de faire exercer ses

vengeances par les plumes vénales, et malheureusement trop communes, qui mettent leurbassesse à l'enchère. N'ont-ils donc pas assez, ces Grands, des mille et un feuillistes, faiseurs de bulletins,afficheurs, pour y trier les plus mauvais, en choisir un bien lâche, et dénigrer qui lesoffusque? On tolère un si léger mal, parce qu'il est sans conséquence, et que la vermineéphémère démange un instant et périt; mais le théâtre est un géant qui blesse à mort tout cequ'il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et pour les maux publics. Ce n'est donc ni le vice ni les incidents qu'il amène, qui font l'indécence théâtrale; mais ledéfaut de leçons et de moralité. Si l'auteur ou faible ou timide, n'ose en tirer de son sujetvoilà ce qui rend sa pièce équivoque ou vicieuse. Lorsque je mis Eugénie au théâtre (et il faut bien que je me cite, puisque c'est toujours moiqu'on attaque), lorsque je mis Eugénie au théâtre tous nos jurés-crieurs à la décence jetaientdes flammes dans les foyers sur ce que j'avais osé montrer un seigneur libertin, habillant sesvalets en prêtres, et feignant d'épouser une jeune personne qui paraît enceinte au théâtresans avoir été mariée. Malgré leurs cris, la pièce a été jugée, sinon le meilleur, au moins le plus moral des drames,constamment jouée sur tous les théâtres, et traduite dans toutes les langues. Les bonsesprits ont vu que la moralité, que l'intérêt y naissaient entièrement de l'abus qu'un hommepuissant et vicieux fait de son nom, de son crédit pour tourmenter une faible fille sans appui,trompée, vertueuse et délaissée. Ainsi tout ce que l'ouvrage a d'utile et de bon naît ducourage qu'eut l'auteur d'oser porter la disconvenance sociale au plus haut point de liberté. Depuis, j'ai fait Les Deux Amis, pièce dans laquelle un père avoue à sa prétendue niècequ'elle est sa fille illégitime. Ce drame est aussi très moral, parce qu'à travers les sacrificesde la plus parfaite amitié, l'auteur s'attache à y montrer les devoirs qu'impose la nature surles fruits d'un ancien amour, que la rigoureuse dureté des convenances sociales, ou plutôtleur abus, laisse trop souvent sans appui. Entre autres critiques de la pièce, j'entendis dans une loge, auprès de celle que j'occupais,un jeune important de la Cour qui disait gaiement à des dames: "L'auteur, sans doute, est ungarçon fripier qui ne voit rien de plus élevé que des commis des Fermes et des marchandsd'étoffes; et c'est au fond d'un magasin qu'il va chercher les nobles amis qu'il traduit à lascène française. - Hélas! monsieur, lui dis-je en m'avançant, il a fallu du moins les prendre oùil n'est pas impossible de les supposer. Vous ririez bien plus de l'auteur s'il eût tiré deux vraisamis de l'Oeil-de-boeuf ou des carrosses? Il faut un peu de vraisemblance, même dans lesactes vertueux." Me livrant à mon gai caractère, j'ai depuis tenté, dans Le Barbier de Séville, de ramener authéâtre l'ancienne et franche gaieté, en l'alliant avec le ton léger de notre plaisanterieactuelle, mais comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivementpoursuivie. Il semblait que j'eusse ébranlé l'Etat; l'excès des précautions qu'on prit et des crisqu'on fit contre moi décelait surtout la frayeur que certains vicieux de ce temps avaient de s'yvoir démasqués. La pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l'affiche à l'instantd'être jouée, dénoncée même au Parlement d'alors, et moi, frappé de ce tumulte, jepersistais à demander que le public restât le juge de ce que j'avais destiné à l'amusement dupublic. Je l'obtins au bout de trois ans. Après les clameurs, les éloges, et chacun me disait tout bas."Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu'il n'y a plus que vous qui osiez rire enface."

Un auteur désolé par la cabale et les criards, mais qui voit sa pièce marcher, reprendcourage; et c'est ce que j'ai fait. Feu M. le prince de Conti, de patriotique mémoire (car, enfrappant l'air de son nom, l'on sent vibrer le vieux mot patrie), feu M. le prince de Conti, donc,me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que lapièce, et d'y montrer la famille de Figaro, que j'indiquais dans cette préface. "Monseigneur, luirépondis-je, si je mettais une seconde fois ce caractère sur la scène, comme je le montreraisplus âgé, qu'il en saurait quelque peu davantage, ce serait bien un autre bruit; et qui sait s'ilverrait le jour?" Cependant, par respect, j'acceptai le défi; je composai cette Folle journée, quicause aujourd'hui la rumeur. Il daigna la voir le premier. C'était un homme d'un grandcaractère, un prince auguste, un esprit noble et fier: le dirai-je? il en fut content. Mais quel piège, hélas! j'ai tendu au jugement de nos critiques en appelant ma comédie duvain nom de Folle journée! Mon objet était bien de lui ôter quelque importance; mais je nesavais pas encore à quel point un changement d'annonce peut égarer tous les esprits. En luilaissant son véritable titre, on eût lu L'Epoux suborneur. C'était pour eux une autre piste, onme courait différemment. Mais ce nom de Folle journée les a mis à cent lieues de moi: ilsn'ont plus rien vu dans l'ouvrage que ce qui n'y sera jamais; et cette remarque un peu sévèresur la facilité de prendre le change a plus d'étendue qu'on ne croit. Au lieu du nom de GeorgeDandin, si Molière eût appelé son drame La Sottise des alliances, il eût porté bien plus defruit; si Regnard eût nommé son Légataire, La Punition du célibat, la pièce nous eût faitfrémir. Ce à quoi il ne songea pas, je l'ai fait avec réflexion. Mais qu'on ferait un beauchapitre sur tous les jugements des hommes et la morale du théâtre, et qu'on pourraitintituler: De l'influence de l'affiche! Quoi qu'il en soit, La Folle journée resta cinq ans au portefeuille; les comédiens ont su que jel'avais, ils me l'ont enfin arrachée. S'ils ont bien ou mal fait pour eux, c'est ce qu'on a pu voirdepuis. Soit que la difficulté de la rendre excitât leur émulation, soit qu'ils sentissent avec lepublic que pour lui plaire en comédie il fallait de nouveaux efforts, jamais pièce aussi difficilen'a été jouée avec autant d'ensemble, et si l'auteur (comme on le dit) est resté au-dessousde lui-même, il n'y a pas un seul acteur dont cet ouvrage n'ait établi, augmenté ou confirmé laréputation. Mais revenons à sa lecture, à l'adoption des comédiens. Sur l'éloge outré qu'ils en firent, toutes les sociétés voulurent le connaître, et dès lors il fallutme faire des querelles de toute espèce, ou céder aux instances universelles. Dès lors aussiles grands ennemis de l'auteur ne manquèrent pas de répandre à la Cour qu'il blessait danscet ouvrage, d'ailleurs un tissu de bêtises, la religion, le gouvernement, tous les états de lasociété, les bonnes moeurs, et qu'enfin la vertu y était opprimée et le vice triomphant, commede raison, ajoutait-on. Si les graves messieurs qui l'ont tant répété me font l'honneur de lirecette préface, ils y verront au moins que j'ai cité bien juste; et la bourgeoise intégrité que jemets à mes citations n'en fera que mieux ressortir la noble infidélité des leurs. Ainsi, dans Le Barbier de Séville, je n'avais qu'ébranlé l'Etat; dans ce nouvel essai, plusinfâme et plus séditieux, je le renversais de fond en comble. Il n'y avait plus rien de sacré, sil'on permettait cet ouvrage. On abusait l'autorité par les plus insidieux rapports; on cabalaitauprès des corps puissants; on alarmait les dames timorées; on me faisait des ennemis surle prie-Dieu des oratoires: et moi, selon les hommes et les lieux, je repoussais la basseintrigue par mon excessive patience, par la roideur de mon respect, l'obstination de madocilité; par la raison, quand on voulait l'entendre. Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du portefeuille: que reste-t-il des allusionsqu'on s'efforce à voir dans l'ouvrage? Hélas! quand il fut composé, tout ce qui fleuritaujourd'hui n'avait pas même encore germé: c'était tout un autre univers.

Pendant ces quatre ans de débat, je ne demandais qu'un censeur; on m'en accorda cinq ousix. Que virent-ils dans l'ouvrage, objet d'un tel déchaînement? La plus badine des intrigues.Un grand seigneur espagnol, amoureux d'une jeune fille qu'il veut séduire, et les efforts quecette fiancée, celui qu'elle doit épouser, et la femme du seigneur, réunissent pour faireéchouer dans son dessein un maître absolu, que son rang, sa fortune et sa prodigalitérendent tout-puissant pour l'accomplir. Voilà tout, rien de plus. La pièce est sous vos yeux. D'où naissaient donc ces cris perçants? De ce qu'au lieu de poursuivre un seul caractèrevicieux, comme le joueur, l'ambitieux, l'avare, ou l'hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les brasqu'une seule classe d'ennemis, l'auteur a profité d'une composition légère, ou plutôt a forméson plan de façon à y faire entrer la critique d'une foule d'abus qui désolent la société. Maiscomme ce n'est pas là ce qui gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, enl'approuvant, l'ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l'y souffrir: alors les grands dumonde ont vu jouer avec scandale Cette pièce où l'on peint un insolent valet Disputant sans pudeur son épouse à son maître. M. GUDIN. Oh! que j'ai de regret de n'avoir pas fait de ce sujet moral une tragédie bien sanguinaire!Mettant un poignard à la main de l'époux outragé, que je n'aurais pas nommé Figaro, danssa jalouse fureur je lui aurais fait noblement poignarder le Puissant vicieux; et comme il auraitvengé son honneur dans des vers carrés, bien ronflants, et que mon jaloux, tout au moinsgénéral d'armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible et régnant au plus mal sur unpeuple désolé, tout cela, très loin de nos moeurs, n'aurait, je crois, blessé personne, on eûtcrié bravo ! ouvrage bien moral! Nous étions sauvés, moi et mon Figaro sauvage. Mais ne voulant qu'amuser nos Français et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses,de mon coupable amant j'ai fait un jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, assez galant,même un peu libertin, à peu près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Maisqu'oserait-on dire au théâtre d'un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher sontrop de galanterie? N'est-ce pas là le défaut le moins contesté par eux-mêmes? J'en voisbeaucoup, d'ici, rougir modestement (et c'est un noble effort) en convenant que j'ai raison. Voulant donc faire le mien coupable, j'ai eu le respect généreux de ne lui prêter aucun desvices du peuple. Direz-vous que je ne le pouvais pas, que c'eût été blesser toutes lesvraisemblances? Concluez donc en faveur de ma pièce, puisque enfin je ne l'ai pas fait. Le défaut même dont je l'accuse n'aurait produit aucun mouvement comique, si je ne luiavais gaiement opposé l'homme le plus dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui, tout endéfendant Suzanne, sa propriété, se moque des projets de son maître, et s'indigne trèsplaisamment qu'il ose jouter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d'escrime. Ainsi, d'une lutte assez vive entre l'abus de la puissance, l'oubli des principes, la prodigalité,l'occasion, tout ce que la séduction a de plus entraînant, et le feu, l'esprit, les ressources quel'infériorité piquée au jeu peut opposer à cette attaque, il naît dans ma pièce un jeu plaisantd'intrigue, où l'époux suborneur, contrarié, lassé, harassé, toujours arrêté dans ses vues, estobligé, trois fois dans cette journée, de tomber aux pieds de sa femme, qui, bonne,indulgente et sensible, finit par lui pardonner: c'est ce qu'elles font toujours. Qu'a donc cettemoralité de blâmable, messieurs? La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends? Accueillez-en une plussévère qui blesse vos yeux dans l'ouvrage, quoique vous ne l'y cherchiez pas: c'est qu'un

seigneur assez vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est subordonné,pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes vassales, doit finir,comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et c'est ce que l'auteur a. très fortementprononcé, lorsqu'en fureur, au cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une femmeinfidèle, montre à son jardinier un cabinet, en lui criant: Entres-y, toi, Antonio; conduis devantson juge l'infâme qui m'a déshonoré; et que celui-ci lui répond: Il y a, parguenne, une bonneProvidence! Vous en avez tant fait dans le pays, qu'il faut bien aussi qu'à votre tour... ! Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l'ouvrage; et s'il convenait à l'auteur dedémontrer aux adversaires qu'à travers sa forte leçon il a porté la considération pour ladignité du coupable plus loin qu'on ne devait l'attendre de la fermeté de son pinceau, je leurferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit toujourshumilié, sans être jamais avili. En effet, si la Comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie dans le dessein de le trahir,devenue coupable elle-même, elle ne pourrait mettre à ses pieds son époux sans le dégraderà nos yeux. La vicieuse intention de l'épouse brisant un lien respecté, l'on reprocheraitjustement à l'auteur d'avoir tracé des moeurs blâmables: car nos jugements sur les moeursse rapportent toujours aux femmes; on n'estime pas assez les hommes pour tant exigerd'eux sur ce point délicat. Mais loin qu'elle ait ce vil projet, ce qu'il y a de mieux établi dansl'ouvrage est que nul ne veut faire une tromperie au Comte, mais seulement l'empêcher d'enfaire à tout le monde. C'est la pureté des motifs qui sauve ici les moyens du reproche; et decela seul que la Comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu'il éprouvesont certainement très morales, aucune n'est avilissante. Pour que cette vérité vous frappe davantage, l'auteur oppose à ce mari peu délicat, la plusvertueuse des femmes par goût et par principes. Abandonnée d'un époux trop aimé, quand l'expose-t-on à vos regards? Dans le momentcritique où sa bienveillance pour un aimable enfant, son filleul, peut devenir un goûtdangereux, si elle permet au ressentiment qui l'appuie de prendre trop d'empire sur elle.C'est pour mieux faire ressortir l'amour vrai du devoir, que l'auteur la met un moment auxprises avec un goût naissant qui le combat. Oh! combien on s'est étayé de ce légermouvement dramatique pour nous accuser d'indécence! On accorde à la tragédie que toutesles reines, les princesses, aient des passions bien allumées qu'elles combattent plus oumoins; et l'on ne souffre pas que, dans la comédie, une femme ordinaire puisse lutter contrela moindre faiblesse! O grande influence de l'affiche! jugement sûr et conséquent! Avec ladifférence du genre, on blâme ici ce qu'on approuvait là. Et cependant, en ces deux cas, c'esttoujours le même principe: point de vertu sans sacrifice. J'ose en appeler à vous, jeunes infortunées que votre malheur attache à des Almaviva!Distingueriez-vous toujours votre vertu de vos chagrins, si quelque intérêt importun, tendanttrop à les dissiper, ne vous avertissait enfin qu'il est temps de combattre pour elle? Lechagrin de perdre un mari n'est pas ici ce qui nous touche, un regret aussi personnel est troploin d'être une vertu. Ce qui nous plaît dans la Comtesse, c'est de la voir lutter franchementcontre un goût naissant qu'elle blâme, et des ressentiments légitimes. Les efforts qu'elle faitalors pour ramener son infidèle époux, mettant dans le plus heureux jour les deux sacrificespénibles de son goût et de sa colère, on n'a nul besoin d'y penser pour applaudir à sontriomphe; elle est un modèle de vertu, l'exemple de son sexe et l'amour du nôtre. Si cette métaphysique de l'honnêteté des scènes, si ce principe avoué de toute décencethéâtrale n'a point frappé nos juges à la représentation, c'est vainement que j'en étendrais icile développement, les conséquences; un tribunal d'iniquité n'écoute point les défenses de

l'accusé qu'il est chargé de perdre, et ma Comtesse n'est point traduite au parlement de lanation: c'est une commission qui la juge. On a vu la légère esquisse de son aimable caractère dans la charmante pièced'Heureusement. Le goût naissant que la jeune femme éprouve pour son petit cousinl'officier, n'y parut blâmable à personne, quoique la tournure des scènes pût laisser à penserque la soirée eût fini d'autre manière, si l'époux ne fût pas rentré, comme dit l'auteur,heureusement. Heureusement aussi l'on n'avait pas le projet de calomnier cet auteur: chacunse livra de bonne foi à ce doux intérêt qu'inspire une jeune femme honnête et sensible, quiréprime ses premiers goûts; et notez que, dans cette pièce, l'époux ne paraît qu'un peu sot;dans la mienne, il est infidèle: ma Comtesse a plus de mérite. Aussi, dans l'ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se porte-t-il sur la Comtesse; lereste est dans le même esprit. Pourquoi Suzanne la camariste, spirituelle, adroite et rieuse, a-t-elle aussi le droit de nousintéresser? C'est qu'attaquée par un séducteur puissant, avec plus d'avantage qu'il n'enfaudrait pour vaincre une fille de son état, elle n'hésite pas à confier les intentions du Comteaux deux personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite: sa maîtresse et sonfiancé. C'est que, dans tout son rôle, presque le plus long de la pièce, il n'y a pas une phrase,un mot qui ne respire la sagesse et l'attachement à ses devoirs: la seule ruse qu'elle sepermette est en faveur de sa maîtresse, à qui son dévouement est cher, et dont tous lesvoeux sont honnêtes. Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, Figaro m'amuse-t-il au lieu de m'indigner? C'estque, l'opposé des valets, il n'est pas, et vous le savez, le malhonnête homme de la pièce: enle voyant forcé, par son état, de repousser l'insulte avec adresse, on lui pardonne tout, dèsqu'on sait qu'il ne ruse avec son seigneur que pour garantir ce qu'il aime et sauver sapropriété. Donc, hors le Comte et ses agents, chacun fait dans la pièce à peu près ce qu'il doit. Si vousles croyez malhonnêtes parce qu'ils disent du mal les uns des autres, c'est une règle trèsfautive. Voyez nos honnêtes gens du siècle: on passe la vie à ne faire autre chose! Il estmême tellement reçu de déchirer sans pitié les absents, que moi, qui les défends toujours,j'entends murmurer très souvent: "Quel diable d'homme, et qu'il est contrariant! il dit du biende tout le monde!" Est-ce mon page, enfin, qui vous scandalise, et l'immoralité qu'on reproche au fond del'ouvrage serait-elle dans l'accessoire? O censeurs délicats, beaux esprits sans fatigue,inquisiteurs pour la morale, qui condamnez en un clin d'oeil les réflexions de cinq années,soyez justes une fois, sans tirer à conséquence. Un enfant de treize ans, aux premiersbattements du coeur, cherchant tout sans rien démêler, idolâtre, ainsi qu'on l'est à cet âgeheureux, d'un objet céleste pour lui, dont le hasard fit sa marraine est-il un sujet descandale? Aimé de tout le monde au château, vif, espiègle et brûlant comme tous les enfantsspirituels, par son agitation extrême, il dérange dix fois sans le vouloir les coupables projetsdu Comte. Jeune adepte de la nature, tout ce qu'il voit a droit de l'agiter: peut-être il n'est plusun enfant, mais il n'est pas encore un homme; et c'est le moment que j'ai choisi pour qu'ilobtînt de l'intérêt, sans forcer personne à rougir. Ce qu'il éprouve innocemment, il l'inspirepartout de même. Direz-vous qu'on l'aime d'amour? Censeurs, ce n'est pas là le mot. Vousêtes trop éclairés pour ignorer que l'amour, même le plus pur, a un motif intéressé: on nel'aime donc pas encore; on sent qu'un jour on l'aimera. Et c'est ce que l'auteur a mis avecgaieté dans la bouche de Suzanne, quand elle dit à cet enfant: Oh ! dans trois ou quatre ans,je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien...

Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l'enfance, nous le faisons exprès tutoyer parFigaro. Supposez-lui deux ans de plus, quel valet dans le château prendrait ces libertés?Voyez-le à la fin de son rôle; à peine a-t-il un habit d'officier, qu'il porte la main à l'épée auxpremières railleries du Comte, sur le quiproquo d'un soufflet. Il sera fier, notre étourdi! maisc'est un enfant, rien de plus. N'ai-je pas vu nos dames, dans les loges, aimer mon page à lafolie? Que lui voulaient-elles? Hélas! rien: c'était de l'intérêt aussi; mais, comme celui de laComtesse, un pur et naïf intérêt: un intérêt... sans intérêt. Mais est-ce la personne du page, ou la conscience du seigneur, qui fait le tourment dudernier toutes les fois que l'auteur les condamne à se rencontrer dans la pièce? Fixez celéger aperçu, il peut vous mettre sur la voie; ou plutôt apprenez de lui que cet enfant n'estamené que pour ajouter à la moralité de l'ouvrage, en vous montrant que l'homme le plusabsolu chez lui, dès qu'il suit un projet coupable, peut être mis au désespoir par l'être lemoins important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa route. Quand mon page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouillant que je lui ai donné, jeserai coupable à mon tour si je le montre sur la scène. Mais à treize ans, qu'inspire-t-il?Quelque chose de sensible et doux, qui n'est amitié ni amour, et qui tient un peu de tousdeux. J'aurais de la peine à faire croire à l'innocence de ces impressions, si nous vivions dans unsiècle moins chaste, dans un de ces siècles de calcul, où, voulant tout prématuré comme lesfruits de leurs serres chaudes, les Grands mariaient leurs enfants à douze ans, et faisaientplier la nature, la décence et le goût aux plus sordides convenances, en se hâtant surtoutd'arracher de ces êtres non formés des enfants encore moins formables, dont le bonheurn'occupait personne, et qui n'étaient que le prétexte d'un certain trafic d'avantages qui n'avaitnul rapport à eux, mais uniquement à leur nom. Heureusement nous en sommes bien loin: etle caractère de mon page, sans conséquence pour lui-même, en a une relative au Comte,que le moraliste aperçoit, mais qui n'a pas encore frappé le grand commun de nos jugeurs. Ainsi, dans cet ouvrage, chaque rôle important a quelque but moral. Le seul qui semble ydéroger est le rôle de Marceline. Coupable d'un ancien égarement dont son Figaro fut le fruit, elle devrait, dit-on, se voir aumoins punie par la confusion de sa faute, lorsqu'elle reconnaît son fils. L'auteur eût pu entirer une moralité plus profonde: dans les moeurs qu'il veut corriger, la faute d'une jeune filleséduite est celle des hommes et non la sienne. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas fait? Il l'a fait, censeurs raisonnables! Etudiez la scène suivante, qui, faisait le nerf du troisièmeacte, et que les comédiens m'ont prié de retrancher, craignant qu'un morceau si sévèren'obscurcît la gaieté, de l'action. Quand Molière a bien humilié la coquette ou coquine du Misanthrope par la lecture publiquede ses lettres à tous ses amants, il la laisse avilie sous les coups qu'il lui a portés: il a raison;qu'en ferait-il? Vicieuse par goût et par choix, veuve aguerrie, femme de Cour, sans aucuneexcuse d'erreur, et fléau d'un fort honnête homme, il l'abandonne à nos mépris, et telle est samoralité. Quant à moi; saisissant l'aveu naïf de Marceline au moment de la reconnaissance,je montrais cette femme humiliée, et Bartholo qui la refuse, et Figaro, leur fils commun,dirigeant l'attention publique sur les vrais fauteurs du désordre où l'on entraîne sans pitiétoutes les jeunes filles du peuple douées d'une jolie figure. Telle est la marche de la scène. Brid'oison, parlant de Figaro, qui vient de reconnaître sa mère en Marceline.

C'est clair: il ne l'épousera pas. Bartholo Ni moi non plus. Marceline Ni vous! et votre fils? Vous m'aviez juré... Bartholo J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde. Brid'oison Et si l'on y regardait de si près, personne n'épouserait personne. Bartholo Des fautes si connues! une jeunesse déplorable! Marceline, s'échauffant par degrés. Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! je n'entends pas nier mes fautes; ce jour les a tropbien prouvées! Mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste! J'étaisnée, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison.Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nousassiègent pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tantd'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui peut-être en sa vie a perdu dixinfortunées! Figaro Les plus coupables sont les moins généreux, c'est la règle. Marceline, vivement. Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes,c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse: vous et vos magistrats si vains dudroit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnêtemoyen de subsister! Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droitnaturel à toute la parure des femmes; on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe. Figaro Ils font broder jusqu'aux soldats! Marceline, exaltée. Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considérationdérisoire. Leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle; traitées en mineurespour nos biens, punies en majeures pour nos fautes: ah! sous tous les aspects, votreconduite avec nous fait horreur ou pitié. Figaro Elle a raison. Le Comte, à part. Que trop raison. Brid'oison

Elle a, mon-on Dieu, raison. Marceline Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste? Ne regarde pas d'où tu viens,vois où tu vas; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plusque d'elle-même; elle t'acceptera, j'en réponds: vis entre une épouse, une mère tendres, quite chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils, gai, libreet bon pour tout le monde, il ne manquera rien à ta mère. Figaro Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot, en effet! Il y a des mille, milleans que le monde roule et dans cet océan de durée, où j'ai par hasard attrapé quelqueschétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois!Tant pis pour qui s'en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sansrelâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas,même quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours, quoiqu'ils cessent de marcher. Nousattendrons. J'ai bien regretté ce morceau; et maintenant que la pièce est connue, si les comédiensavaient le courage de le restituer à ma prière, je pense que le public leur en saurait beaucoupde gré: Ils n'auraient plus même à répondre, comme je fus forcé de le faire à certainscenseurs du beau monde, qui me reprochaient à la lecture, de les intéresser pour une femmede mauvaises moeurs: - Non, messieurs, je n'en parle pas pour excuser ses moeurs, maispour vous faire rougir des vôtres sur le point le plus destructeur de toute honnêteté publique,la corruption des jeunes personnes; et j'avais raison de le dire, que vous trouvez ma piècetrop gaie, parce qu'elle est souvent trop sévère. Il n'y a que façon de s'entendre. - Mais votre Figaro est un soleil tournant, qui brûle, en jaillissant, les manchettes de tout lemonde. - Tout le monde est exagéré. Qu'on me sache gré du moins s'il ne brûle pas aussi lesdoigts de ceux qui croient s'y reconnaître: au temps qui court, on a beau jeu sur cette matièreau théâtre. M'est-il permis de composer en auteur qui sort du collège? de toujours faire riredes enfants, sans jamais rien dire à des hommes? Et ne devez-vous pas me passer un peude morale en faveur de ma gaieté, comme on passe aux Français un peu de folie en faveurde leur raison? Si je n'ai versé sur nos sottises qu'un peu de critique badine, ce n'est pas que je ne sache enformer de plus sévères: quiconque a dit tout ce qu'il sait dans son ouvrage, y a mis plus quemoi dans le mien. Mais je garde une foule d'idées qui me pressent pour un des sujets lesplus moraux du théâtre, aujourd'hui sur mon chantier: La Mère coupable; et si le dégoût donton m'abreuve me permet jamais de l'achever, mon projet étant d'y faire verser des larmes àtoutes les femmes sensibles, j'élèverai mon langage à la hauteur de mes situations; j'yprodiguerai les traits de la plus austère morale, et je tonnerai fortement sur les vices que j'aitrop ménagés. Apprêtez-vous donc bien, messieurs, à me tourmenter de nouveau: mapoitrine a déjà grondé; j'ai noirci beaucoup de papier au service de votre colère. Et vous, honnêtes indifférents qui jouissez de tout sans prendre parti sur rien; jeunespersonnes modestes et timides, qui vous plaisez à ma Folle journée (et je n'entreprends sadéfense que pour justifier votre goût), lorsque vous verrez dans le monde un de ces hommestranchants critiquer vaguement la pièce, tout blâmer sans rien désigner, surtout la trouverindécente, examinez bien cet homme-là, sachez son rang, son état, son caractère, et vousconnaîtrez sur-le-champ le mot qui l'a blessé dans l'ouvrage. On sent bien que je ne parle pas de ces écumeurs littéraires qui vendent leurs bulletins ou

leurs affiches à tant de liards le paragraphe. Ceux-là, comme l'abbé Bazile, peuventcalomnier; ils médiraient, qu'on ne les croirait pas. Je parle moins encore de ces libellistes honteux qui n'ont trouvé d'autre moyen de satisfaireleur rage, l'assassinat étant trop dangereux, que de lancer, du cintre de nos salles, des versinfâmes contre l'auteur, pendant que l'on jouait sa pièce. Ils savent que je les connais; sij'avais eu dessein de les nommer, ç'aurait été au ministère public; leur supplice est de l'avoircraint, il suffit à mon ressentiment. Mais on n'imaginera jamais jusqu'où ils ont osé élever lessoupçons du public sur une aussi lâche épigramme! semblables à ces vils charlatans duPont-Neuf, qui, pour accréditer leurs drogues, farcissent d'ordres, de cordons, le tableau quileur sert d'enseigne. Non, je cite nos importants, qui, blessés, on ne sait pourquoi, des critiques semées dansl'ouvrage, se chargent d'en dire du mal, sans cesser de venir aux noces. C'est un plaisir assez piquant de les voir d'en bas au spectacle, dans le très plaisantembarras de n'oser montrer ni satisfaction ni colère; s'avançant sur le bord des loges, prêts àse moquer de l'auteur, et se retirant aussitôt pour celer un peu de grimace; emportés par unmot de la scène et soudainement rembrunis par le pinceau du moraliste, au plus léger traitde gaieté jouer tristement les étonnés, prendre un air gauche en faisant les pudiques, etregardant les femmes dans les yeux, comme pour leur reprocher de soutenir un tel scandale;puis, aux grands applaudissements, lancer sur le public un regard méprisant, dont il estécrasé; toujours prêts à lui dire, comme ce courtisan dont parle Molière, lequel, outré dusuccès de L'Ecole des femmes, criait des balcons au public: Ris donc, public, ris donc! Envérité, c'est un plaisir, et j'en ai joui bien des fois. Celui-là m'en rappelle un autre. Le premier jour de La Folle journée, on s'échauffait dans lefoyer (même d'honnêtes plébéiens) sur ce qu'ils nommaient spirituellement mon audace. Unpetit vieillard sec et brusque; impatienté de tous ces cris, frappe le plancher de sa canne, etdit en s'en allant: Nos Français sont comme les enfants, qui braillent quand on les éberne. Ilavait du sens, ce vieillard! Peut-être on pouvait mieux parler, mais pour mieux penser, j'endéfie. Avec cette intention de tout blâmer, on conçoit que les traits les plus sensés ont été pris enmauvaise part. N'ai-je pas entendu vingt fois un murmure descendre des loges à cetteréponse de Figaro: Le Comte Une réputation détestable! Figaro Et si je vaux mieux qu'elle! Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant? Je dis, moi, qu'il n'y en a point, qu'il ne saurait y en avoir, à moins d'une exception bien rare.Un homme obscur ou peu connu peut valoir mieux que sa réputation, qui n'est que l'opiniond'autrui. Mais de même qu'un sot en place en parait une fois plus sot, parce qu'il ne peut plusrien cacher, de même un grand seigneur, l'homme élevé en dignités, que la fortune et sanaissance ont placé sur le grand théâtre, et qui en entrant dans le monde, eut toutes lespréventions pour lui, vaut presque toujours moins que sa réputation, s'il parvient à la rendremauvaise. Une assertion si simple et si loin du sarcasme devait-elle exciter le murmure? Sison application paraît fâcheuse aux Grands peu soigneux de leur gloire, en quel sens fait-elleépigramme sur ceux qui méritent nos respects? Et quelle maxime plus juste au théâtre peutservir de frein aux puissants, et tenir lieu de leçon à ceux qui n'en reçoivent point d'autres?

Non qu'il faille oublier (a dit un écrivain sévère, et je me plais à le citer parce que je suis deson avis), "non qu'il faille oublier, dit-il, ce qu'on doit aux rangs élevés: il est juste, aucontraire, que l'avantage de la naissance soit le moins contesté de tous, parce que cebienfait gratuit de l'hérédité, relatif aux exploits, vertus ou qualités des aïeux de qui le reçut,ne peut aucunement blesser l'amour-propre de ceux auxquels il fut refusé; parce que, dansune monarchie, si l'on ôtait les rangs intermédiaires, il y aurait trop loin du monarque auxsujets; bientôt on n'y verrait qu'un despote et des esclaves: le maintien d'une échelle graduéedu laboureur au potentat intéresse également les hommes de tous les rangs, et peut-être estle plus ferme appui de la constitution monarchique." Mais quel auteur parlait ainsi? qui faisait cette profession de foi sur la noblesse, dont on mesuppose si loin? C'était PIERRE AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS, plaidant parécrit au Parlement d'Aix, en 1778, une grande et sévère question qui décida bientôt del'honneur d'un noble et du sien. Dans l'ouvrage que je défends, on n'attaque point les états,mais les abus de chaque état: les gens seuls qui s'en rendent coupables ont intérêt à letrouver mauvais. Voilà les rumeurs expliquées: mais quoi donc! les abus sont-ils devenus sisacrés, qu'on n'en puisse attaquer aucun sans lui trouver vingt défenseurs? Un avocat célèbre, un magistrat respectable, iront-ils donc s'approprier le plaidoyer d'unBartholo, le jugement d'un Brid'oison? Ce mot de Figaro sur l'indigne abus des plaidoiries denos jours (C'est dégrader le plus noble institut) a bien montré le cas que je fais du noblemétier d'avocat; et mon respect pour la magistrature ne sera pas plus suspecté quand onsaura dans quelle école j'en ai recherché la leçon, quand on lira le morceau suivant, aussitiré d'un moraliste, lequel parlant des magistrats, s'exprime en ces termes formels: "Quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se leverà quatre heures, pour aller au Palais tous les jours s'occuper, sous des formes prescrites,d'intérêts qui ne sont jamais les siens? d'éprouver sans cesse l'ennui de l'importunité, ledégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatiguedes délibérations, et la contention d'esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s'il ne secroyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible par l'estime et la considération publiques?Et cette estime est-elle autre chose qu'un jugement, qui n'est même aussi flatteur pour lesbons magistrats qu'en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais?" Mais quel écrivain m'instruisait ainsi par ses leçons? Vous allez croire encore que c'estPIERRE-AUGUSTIN; vous l'avez dit: c'est lui, en 1773, dans son quatrième Mémoire, endéfendant jusqu'à la mort sa triste existence, attaquée par un soi-disant magistrat. Jerespecte donc hautement ce que chacun doit honorer, et je blâme ce qui peut nuire. - Mais dans cette Folle journée, au lieu de saper les abus, vous vous donnez des libertés trèsrépréhensibles au théâtre; votre monologue surtout contient, sur les gens disgraciés, destraits qui passent la licence! - Eh! croyez-vous, messieurs, que j'eusse un talisman pourtromper, séduire, enchaîner la censure et l'autorité, quand je leur soumis mon ouvrage? queje n'aie pas dû justifier ce que j'avais osé écrire? Que fais-je dire à Figaro, parlant à l'hommedéplacé? Que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne lecours. Est-ce donc là une vérité d'une conséquence dangereuse? Au lieu de ces inquisitionspuériles et fatigantes, et qui seules donnent de l'importance à ce qui n'en aurait jamais; si,comme en Angleterre, on était assez sage ici pour traiter les sottises avec ce mépris qui lestue, loin de sortir du vil fumier qui les enfante, elles y pourriraient en germant, et ne sepropageraient point. Ce qui multiplie les libelles est la faiblesse de les craindre; ce qui faitvendre les sottises est la sottise de les défendre. Et comment conclut Figaro? Que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et

qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Sont-ce là des hardiessescoupables, ou bien des aiguillons de gloire? des moralités insidieuses, ou des maximesréfléchies, aussi justes qu'encourageantes? Supposez-les le fruit des souvenirs. Lorsque, satisfait du présent, l'auteur veille pour l'avenir,dans la critique du passé, qui peut avoir droit de s'en plaindre? Et si, ne désignant ni temps,ni lieu, ni personnes, il ouvre la voie au théâtre à des réformes désirables, n'est-ce pas aller àson but? La Folle journée explique donc comment, dans un temps prospère, sous un roi juste et desministres modérés, l'écrivain peut tonner sur les oppresseurs, sans craindre de blesserpersonne. C'est pendant le règne d'un bon prince qu'on écrit sans danger l'histoire desméchants rois; et plus le gouvernement est sage, est éclairé, moins la liberté de dire est enpresse: chacun y faisant son devoir, on n'y craint pas les allusions; nul homme en place neredoutant ce qu'il est forcé d'estimer, on n'affecte point alors d'opprimer chez nous cettemême littérature qui fait notre gloire au-dehors, et nous y donne une sorte de primauté quenous ne pouvons tirer d'ailleurs. En effet, à quel titre y prétendrions-nous? Chaque peuple tient à son culte et chérit songouvernement. Nous ne sommes pas restés plus braves que ceux qui nous ont battus à leurtour. Nos moeurs plus douces, mais non meilleures, n'ont rien qui nous élève au-dessusd'eux. Notre littérature seule, estimée de toutes les nations, étend l'empire de la languefrançaise et nous obtient de l'Europe entière une prédilection avouée qui justifie, enl'honorant, la protection que le gouvernement lui accorde. Et comme chacun cherche toujours le seul avantage qui lui manque, c'est alors qu'on peutvoir dans nos académies l'homme de la Cour siéger avec les gens de lettres; les talentspersonnels et la considération héritée se disputer ce noble objet, et les archivesacadémiques se remplir presque également de papiers et de parchemins. Revenons à La Folle journée. Un monsieur de beaucoup d'esprit, mais qui l'économise un peu trop, me disait un soir auspectacle: - Expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi dans votre pièce on trouve autant dephrases négligées qui ne sont pas de votre style? - De mon style, monsieur? Si par malheurj'en avais un, je m'efforcerais de l'oublier quand je fais une comédie, ne connaissant riend'insipide au théâtre comme ces fades camaïeux où tout est bleu, où tout est rose, où toutest l'auteur, quel qu'il soit. Lorsque mon sujet me saisit, j'évoque tous mes personnages et les mets en situation. -Songe à toi, Figaro, ton maître va te deviner. Sauvez-vous vite, Chérubin, c'est le Comte quevous touchez. - Ah! Comtesse, quelle imprudence avec un époux si violent! - Ce qu'ils diront,je n'en sais rien, c'est ce qu'ils feront qui m'occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j'écrissous leur dictée rapide, sûr qu'ils ne me tromperont pas; que je reconnaîtrai Bazile, lequel n'apas l'esprit de Figaro, qui n'a pas le ton noble du Comte, qui n'a pas la sensibilité de laComtesse, qui n'a pas la gaieté de Suzanne, qui n'a pas l'espièglerie du page, et surtoutaucun d'eux la sublimité de Brid'oison. Chacun y parle son langage: eh! que le dieu dunaturel les préserve d'en parler d'autre! Ne nous attachons donc qu'à l'examen de leursidées, et non à rechercher si j'ai dû leur prêter mon style. Quelques malveillants ont voulu jeter de la défaveur sur cette phrase de Figaro: Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu'ils ignorent? Je veux savoir,moi, pourquoi je me fâche! A travers le nuage d'une conception indigeste, ils ont feintd'apercevoir que je répands une lumière décourageante sur l'état pénible du soldat; et il y a

des choses qu'il ne faut jamais dire. Voilà dans toute sa force l'argument de la méchanceté;reste à en prouver la bêtise. Si, comparant la dureté du service à la modicité de la paye, ou discutant tel autreinconvénient de la guerre et comptant la gloire pour rien, je versais de la défaveur sur ce plusnoble des affreux métiers, on me demanderait justement compte d'un mot indiscrètementéchappé. Mais du soldat au colonel, au général exclusivement, quel imbécile homme deguerre a jamais eu la prétention qu'il dût pénétrer les secrets du cabinet, pour lesquels il faitla campagne? C'est de cela seul qu'il s'agit dans la phrase de Figaro. Que ce fou-là semontre, s'il existe; nous l'enverrons étudier sous le philosophe Babouc, lequel éclaircitdisertement ce point de discipline militaire. En raisonnant sur l'usage que l'homme fait de sa liberté dans les occasions difficiles, Figaropouvait également opposer à sa situation tout état qui exige une obéissance implicite, et lecénobite zélé dont le devoir est de tout croire sans jamais rien examiner, comme le guerriervaleureux, dont la gloire est de tout affronter sur des ordres non motivés, de tuer et se fairetuer pour des intérêts qu'il ignore. Le mot de Figaro ne dit donc rien, sinon qu'un homme librede ses actions doit agir sur d'autres principes que ceux dont le devoir est d'obéiraveuglément. Qu'aurait-ce été, bon Dieu! si j'avais fait usage d'un mot qu'on attribue au grand Condé, etque j'entends louer à outrance par ces mêmes logiciens qui déraisonnent sur ma phrase? Ales croire, le grand Condé montra la plus noble présence d'esprit lorsque, arrêtant Louis XIVprêt à pousser son cheval dans le Rhin, il dit à ce monarque: Sire, avez-vous besoin dubâton de maréchal? Heureusement on ne prouve nulle part que ce grand homme ait dit cette grande sottise. C'eûtété dire au roi, devant toute son armée: "Vous moquez-vous donc, Sire, de vous exposerdans un fleuve? Pour courir de pareils dangers, il faut avoir besoin d'avancement ou defortune!" Ainsi l'homme le plus vaillant, le plus grand général du siècle aurait compté pour rienl'honneur, le patriotisme et la gloire! Un misérable calcul d'intérêt eût été, selon lui, le seulprincipe de la bravoure! Il eût dit là un affreux mot, et si j'en avais pris le sens pour l'enfermerdans quelque trait, je mériterais le reproche qu'on fait gratuitement au mien. Laissons donc les cerveaux fumeux louer ou blâmer au hasard, sans se rendre compte derien; s'extasier sur une sottise qui n'a pu jamais être dite, et proscrire un mot juste et simple,qui ne montre que du bon sens. Un autre reproche assez fort, mais dont je n'ai pu me laver, est d'avoir assigné pour retraite àla Comtesse un certain couvent d'Ursulines. Ursulines! a dit un seigneur, joignant les mainsavec éclat. Ursulines! a dit une dame, en se renversant de surprise sur un jeune Anglais desa loge. Ursulines! ah! milord! si vous entendiez le français!... - Je sens, je sens beaucoup,madame, dit le jeune homme en rougissant. - C'est qu'on n'a jamais mis au théâtre aucunefemme aux Ursulines! Abbé, parlez-nous donc! L'abbé (toujours appuyée sur l'Anglais),comment trouvez-vous Ursulines? - Fort indécent, répond l'abbé, sans cesser de lorgnerSuzanne. Et tout le beau monde a répété: Ursulines est fort indécent. Pauvre auteur! on tecroit jugé, quand chacun songe à son affaire. En vain j'essayais d'établir que, dansl'événement de la scène, moins la Comtesse a dessein de se cloîtrer, plus elle doit le feindreet faire croire à son époux que sa retraite est bien choisie: ils ont proscrit mes Ursulines! Dans le plus fort de la rumeur, moi, bon homme, j'avais été jusqu'à prier une des actrices quifont le charme de ma pièce de demander aux mécontents à quel autre couvent de filles ils

estimaient qu'il fût décent que l'on fît entrer la Comtesse? A moi, cela m'était égal; je l'auraismise où l'on aurait voulu: aux Augustines, aux Célestines, aux Clairettes, aux Visitandines,même aux Petites Cordelières, tant je tiens peu aux Ursulines. Mais on agit si durement! Enfin, le bruit croissant toujours, pour arranger l'affaire avec douceur, j'ai laissé le motUrsulines à la place où je l'avais mis: chacun alors content de soi, de tout l'esprit qu'il avaitmontré, s'est apaisé sur Ursulines, et l'on a parlé d'autre chose. Je ne suis point, comme l'on voit, l'ennemi de mes ennemis. En disant bien du mal de moi, ilsn'en ont point fait à ma pièce; et s'ils sentaient seulement autant de joie à la déchirer quej'eus de plaisir à la faire, il n'y aurait personne d'affligé. Le malheur est qu'ils ne rient point; etils ne rient point à ma pièce, parce qu'on ne rit point à la leur. Je connais plusieurs amateursqui sont même beaucoup maigris depuis le succès du Mariage: excusons donc l'effet de leurcolère. A des moralités d'ensemble et de détail, répandues dans les flots d'une inaltérable gaieté; àun dialogue assez vif, dont la facilité nous cache le travail, si l'auteur a joint une intrigueaisément filée, où l'art se dérobe sous l'art, qui se noue et se dénoue sans cesse, à traversune foule de situations comiques, de tableaux piquants et variés qui soutiennent, sans lafatiguer l'attention du public pendant les trois heures et demie que dure le même spectacle(essai que nul homme de lettres n'avait encore osé tenter!), que reste-t-il à faire à de pauvresméchants que tout cela irrite? Attaquer, poursuivre l'auteur par des injures verbales,manuscrites, imprimées: c'est ce qu'on a fait sans relâche. Ils ont même épuisé jusqu'à lacalomnie, pour tâcher de me perdre dans l'esprit de tout ce qui influe en France sur le reposd'un citoyen. Heureusement que mon ouvrage est sous les yeux de la nation, qui depuis dixgrands mois le voit, le juge et l'apprécie. Le laisser jouer tant qu'il fera plaisir est la seulevengeance que je me sois permise. Je n'écris point ceci pour les lecteurs actuels: le récit d'unmal trop connu touche peu; mais dans quatre-vingts ans il portera son fruit. Les auteurs dece temps-là compareront leur sort au nôtre, et nos enfants sauront à quel prix on pouvaitamuser leurs pères. Allons au fait; ce n'est pas tout cela qui blesse. Le vrai motif qui se cache, et qui dans lesreplis du coeur produit tous les autres reproches, est renfermé dans ce quatrain: Pourquoi ce Figaro qu'on va tant écouter Est-il avec fureur déchiré par les sots? Recevoir, prendre et demander, Voilà le secret en trois mots! En effet, Figaro parlant du métier de courtisan, le définit dans ces termes sévères. Je ne puisle nier, je l'ai dit. Mais reviendrai-je sur ce point? Si c'est un mal, le remède serait pire: ilfaudrait poser méthodiquement ce que je n'ai fait qu'indiquer; revenir à montrer qu'il n'y apoint de synonyme, en français entre l'homme de la Cour, l'homme de Cour, et le courtisanpar métier. Il faudrait répéter qu'homme de la Cour peint seulement un noble état; qu'il s'entend del'homme de qualité, vivant avec la noblesse et l'éclat que son rang lui impose; que si cethomme de la Cour aime le bien par goût, sans intérêt, si, loin de jamais nuire à personne, ilse fait estimer de ses maîtres, aimer de ses égaux et respecter des autres; alors cetteacception reçoit un nouveau lustre, et j'en connais plus d'un que je nommerais avec plaisir,s'il en était question. Il faudrait montrer qu'homme de Cour, en bon français, est moins l'énoncé d'un état que le

résumé d'un caractère adroit, liant, mais réservé; pressant la main de tout le monde englissant chemin à travers; menant finement son intrigue avec l'ait de toujours servir; ne sefaisant point d'ennemis, mais donnant prés d'un fossé, dans l'occasion, de l'épaule aumeilleur ami, pour assurer sa chute et le remplacer sur la crête; laissant à part tout préjugéqui pourrait ralentir sa marche; souriant à ce qui lui déplaît, et critiquant ce qu'il approuve,selon les hommes qui l'écoutent; dans les liaisons utiles de sa femme ou de sa maîtresse, nevoyant que ce qu'il doit voir, enfin... Prenant! tout, pour le faire court, En véritable homme de Cour. LA FONTAINE. Cette acception n'est pas aussi défavorable que celle du courtisan par métier, et c'estl'homme dont parle Figaro. Mais quand j'étendrais la définition de ce dernier; quand parcourant tous les possibles, je lemontrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois; rampant avec orgueil, ayanttoutes les prétentions sans en justifier une; se donnant l'air du protégement pour se faire chefde parti; dénigrant tous les concurrents qui balanceraient son crédit; faisant un métier lucratifde ce qui ne devrait qu'honorer; vendant ses maîtresses à son maître; lui faisant payer sesplaisirs, etc., etc., et quatre pages d'etc., il faudrait toujours revenir au distique de Figaro: Recevoir, prendre et demander, Voilà le secret en trois mots. Pour ceux-ci, je n'en connais point; il y en eut, dit-on, sous Henri III, sous d'autres roisencore; mais c'est l'affaire de l'historien, et, quant à moi, je suis d'avis que les vicieux dusiècle en sont comme les saints; qu'il faut cent ans pour les canoniser. Mais puisque j'aipromis la critique de ma pièce, il faut enfin que je la donne. En général son grand défaut est que je ne l'ai point faite en observant le monde; qu'elle nepeint rien de ce qui existe, et ne rappelle jamais l'image de la société où l'on vit; que sesmoeurs, basses et corrompues, n'ont pas même le mérite d'être vraies. Et c'est ce qu'on lisaitdernièrement dans un beau discours imprimé, composé par un homme de bien, auquel il n'amanqué qu'un peu d'esprit pour être un écrivain médiocre. Mais médiocre ou non, moi qui nefis jamais usage de cette allure oblique et torse avec laquelle un sbire, qui n'a pas l'air devous regarder, vous donne du stylet au flanc, je suis de l'avis de celui-ci. Je conviens qu'à lavérité la génération passée ressemblait beaucoup à ma pièce; que la génération future luiressemblera beaucoup aussi; mais que pour la génération présente, elle ne lui ressembleaucunement; que je n'ai jamais rencontré ni mari suborneur, ni seigneur libertin, ni courtisanavide, ni juge ignorant ou passionné, ni avocat injuriant, ni gens médiocres avancés, nitraducteur bassement jaloux. Et que si des âmes pures, qui ne s'y reconnaissent point dutout, s'irritent contre ma pièce et la déchirent sans relâche, c'est uniquement par respect pourleurs grands-pères et sensibilité pour leurs petits-enfants. J'espère, après cette déclaration,qu'on me laissera bien tranquille: ET J'AI FINI. Caractères et habillements de la pièce Le Comte Almaviva doit être joué très noblement, mais avec grâce et liberté. La corruption ducoeur ne doit rien ôter au bon ton de ses manières. Dans les moeurs de ce temps-là lesGrands traitaient en badinant toute entreprise sur les femmes. Ce rôle est d'autant pluspénible à bien rendre, que le personnage est toujours sacrifié. Mais joué par un comédien

excellent (M. Molé), il a fait ressortir tous les rôles, et assuré le succès de la pièce. Son vêtement des premier et second actes est un habit de chasse avec des bottines à mi-jambe, de l'ancien costume espagnol. Du troisième acte jusqu'à la fin, un habit superbe de cecostume. La Comtesse, agitée de deux sentiments contraires, ne doit montrer qu'une sensibilitéréprimée, ou une colère très modérée; rien surtout qui dégrade, aux yeux du spectateur, soncaractère aimable et vertueux. Ce rôle, un des plus difficiles de la pièce, a fait infinimentd'honneur au grand talent de mademoiselle Saint-Val cadette. Son vêtement des premier, second et quatrième actes, est une lévite commode et nulornement sur la tête: elle est chez elle, et censée incommodée. Au cinquième acte, elle al'habillement et la haute coiffure de Suzanne. Figaro. L'on ne peut trop recommander à l'acteur qui jouera ce rôle de bien se pénétrer deson esprit, comme l'a fait M. Dazincourt. S'il y voyait autre chose que de la raisonassaisonnée de gaieté et de saillies, surtout s'il y mettait la moindre charge, il avilirait un rôleque le premier comique du théâtre, M. Préville, a jugé devoir honorer le talent de toutcomédien qui saurait en saisir les nuances multipliées, et pourrait s'élever à son entièreconception. Son vêtement comme dans le Barbier de Séville. Suzanne. Jeune personne adroite, spirituelle et rieuse, mais non de cette gaieté presqueeffrontée de nos soubrettes corruptrices; son joli caractère est dessiné dans la préface, etc'est là que l'actrice qui n'a point vu mademoiselle Contat doit l'étudier pour le bien rendre. Son vêtement des quatre premiers actes est un juste blanc à basquines, très élégant, la jupede même, avec une toque, appelée depuis par nos marchandes à la Suzanne. Dans la fêtedu quatrième acte, le Comte lui pose sur la tète une toque à long voile, à hautes plumes et àrubans blancs. Elle porte au cinquième acte la lévite de sa maîtresse, et nul ornement sur latête. Marceline est une femme d'esprit, née un peu vive, mais dont les fautes et l'expérience ontréformé le caractère. Si l'actrice qui le joue s'élève avec une fierté bien placée à la hauteurtrès morale qui suit la reconnaissance du troisième acte, elle ajoutera beaucoup à l'intérêt del'ouvrage. Son vêtement est celui des duègnes espagnoles, d'une couleur modeste, un bonnet noir surla tête. Antonio ne doit montrer qu'une demi-ivresse, qui se dissipe par degrés; de sorte qu'aucinquième acte on ne s'en aperçoive presque plus. Son vêtement est celui d'un paysanespagnol, où les manches pendent par-derrière; un chapeau et des souliers blancs. Fanchette est une enfant de douze ans, très naïve. Son petit habit est un juste brun avec desganses et des boutons d'argent, la jupe de couleur tranchante, et une toque noire à plumessur la tête. Il sera celui des autres paysannes de la noce. Chérubin. Ce rôle ne peut être joué, comme il l'a été, que par une jeune et très jolie femme;nous n'avons point à nos théâtres de très jeune homme assez formé pour en bien sentir lesfinesses. Timide à l'excès devant la Comtesse, ailleurs un charmant polisson; un désir inquietet vague est le fond de son caractère. Il s'élance à la puberté, mais sans projet, sansconnaissances, et tout entier à chaque événement; enfin il est ce que toute mère, au fond ducoeur, voudrait peut-être que fût son fils, quoiqu'elle dût beaucoup en souffrir.

Son riche vêtement, au premier et second actes, est celui d'un page de Cour espagnol, blancet brodé d'argent; le léger manteau bleu sur l'épaule, et un chapeau chargé de plumes. Auquatrième acte, il a le corset, la jupe et la toque des jeunes paysannes qui l'amènent. Aucinquième acte, un habit uniforme d'officier, une cocarde et une épée. Bartholo. Le caractère et l'habit comme dans Le Barbier de Séville; il n'est ici qu'un rôlesecondaire. Bazile. Caractère et vêtement comme dans Le Barbier de Séville; il n'est aussi qu'un rôlesecondaire. Brid'oison doit avoir cette bonne et franche assurance des bêtes qui n'ont plus leur timidité.Son bégaiement n'est qu'une grâce de plus, qui doit être à peine sentie; et l'acteur setromperait lourdement et jouerait à contre-sens, s'il y cherchait le plaisant de son rôle. Il esttout entier dans l'opposition de la gravité de son état au ridicule du caractère; et moinsl'acteur le chargera, plus il montrera de vrai talent. Son habit est une robe de juge espagnol moins ample que celle de nos procureurs, presqueune soutane; une grosse perruque, une gonille ou rabat espagnol au cou, et une longuebaguette blanche à la main. Double-Main. Vêtu comme le juge; mais la baguette blanche plus courte. L'Huissier ou Alguazil. Habit, manteau, épée de Crispin, mais portée à son côté sans ceinturede cuir. Point de bottines, une chaussure noire, une perruque blanche naissante et longue, àmille boucles, une courte baguette blanche. Gripe-Soleil. Habit de paysan, les manches pendantes, veste de couleur tranchée, chapeaublanc. Une Jeune Bergère. Son vêtement comme celui de Fanchette. Pédrille. En veste, gilet, ceinture, fouet, et bottes de poste, une résille sur la tête, chapeau decourrier. Personnages muets, les uns en habits de juges, d'autres et habits de paysans, les autres enhabits de livrée. Personnages Le Comte Almaviva, grand corrégidor d'Andalousie. La Comtesse, sa femme. Figaro, valet de chambre du Comte et concierge du château. Suzanne, première camariste de la Comtesse et fiancée de Figaro. Marceline, femme de charge. Antonio, jardinier du château, oncle de Suzanne et père de Fanchette. Fanchette, fille d'Antonio. Chérubin, premier page du Comte. Bartholo, médecin de Séville. Bazile, maître de clavecin de la Comtesse. Don Gusman Brid'oison, lieutenant du siège.

Double-Main, greffier, secrétaire de don Gusman. Un Huissier Audiencier. Gripe-Soleil, jeune patoureau. Une Jeune Bergère. Pédrille, piqueur du Comte. Personnages muets Troupe de valets. Troupe de paysannes. Troupe de paysans. La scène est au château d'Aguas-Frescas, à trois lieues de Séville. Placement des acteurs Pour faciliter les jeux du théâtre, on a eu l'attention d'écrire au commencement de chaquescène le nom des personnages dans l'ordre où le spectateur les voit. S'ils font quelquemouvement grave dans la scène, il est désigné par un nouvel ordre de noms, écrit en margeà l'instant qu'il arrive. Il est important de conserver les bonnes positions théâtrales; lerelâchement dans la tradition donnée par les premiers acteurs en produit bientôt un totaldans le jeu des pièces, qui finit par assimiler les troupes négligentes au plus faiblescomédiens de société. Acte premier Le théâtre représente une chambre à demi démeublée; un grand fauteuil de malade est aumilieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant uneglace, le petit bouquet de fleurs d'orange, appelé chapeau de la mariée. Scène I Figaro, Suzanne. Figaro Dix-neuf pieds sur vingt-six. Suzanne Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau: le trouves-tu mieux ainsi? Figaro lui prend les mains. Sans comparaison, ma charmante. Oh! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d'unebelle fille, est doux, le matin des noces, à l'oeil amoureux d'un époux!... Suzanne se retire. Que mesures-tu donc là, mon fils? Figaro Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura bonnegrâce ici.

Suzanne Dans cette chambre? Figaro Il nous la cède. Suzanne Et moi, je n'en veux point. Figaro Pourquoi? Suzanne Je n'en veux point. Figaro Mais encore? Suzanne Elle me déplaît. Figaro On dit une raison. Suzanne Si je n'en veux pas dire? Figaro Oh! quand elles sont sûres de nous! Suzanne Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur; ou non? Figaro Tu prends de l'humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieudes deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté;zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose: il n'a qu'à tinter dusien; crac, en trois sauts me voilà rendu. Suzanne Fort bien! Mais quand il aura tinté le matin, pour te donner quelque bonne et longuecommission, zeste, en deux pas, il est à ma porte, et crac, en trois sauts... Figaro Qu'entendez-vous par ces paroles? Suzanne Il faudrait m'écouter tranquillement. Figaro Eh, qu'est-ce qu'il y a? bon Dieu!

Suzanne Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almavivaveut rentrer au château, mais non pas chez sa femme; c'est sur la tienne, entends-tu, qu'il ajeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c'est ce que le loyalBazile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour,en me donnant leçon. Figaro Bazile! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûmentredressé, la moelle épinière à quelqu'un... Suzanne Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu'on me donne était pour les beaux yeux de tonmérite? Figaro J'avais assez fait pour l'espérer. Suzanne Que les gens d'esprit sont bêtes! Figaro On le dit. Suzanne Mais c'est qu'on ne veut pas le croire. Figaro On a tort. Suzanne Apprends qu'il la destine à obtenir de moi secrètement, certain quart d'heure, seul à seule,qu'un ancien droit du seigneur... Tu sais s'il était triste! Figaro Je le sais tellement, que si monsieur le Comte, en se mariant, n'eût pas aboli ce droithonteux, jamais je ne t'eusse épousée dans ses domaines. Suzanne Eh bien, s'il l'a détruit, il s'en repent; et c'est de ta fiancée qu'il veut le racheter en secretaujourd'hui. Figaro, se frottant la tête. Ma tête s'amollit de surprise, et mon front fertilisé... Suzanne Ne le frotte donc pas! Figaro Quel danger?

Suzanne, riant. S'il y venait un petit bouton, des gens superstitieux... Figaro Tu ris, friponne! Ah! s'il y avait moyen d'attraper ce grand trompeur, de le faire donner dansun bon piège, et d'empocher son or! Suzanne De l'intrigue et de l'argent, te voilà dans ta sphère. Figaro Ce n'est pas la honte qui me retient. Suzanne La crainte? Figaro Ce n'est rien d'entreprendre une chose dangereuse, mais d'échapper au péril en la menant àbien: car d'entrer cher quelqu'un la nuit, de lui souffler sa femme, et d'y recevoir cent coupsde fouet pour la peine, il n'est rien plus aisé; mille sots coquins l'ont fait. Mais... (On sonne del'intérieur.) Suzanne Voilà madame éveillée; elle m'a bien recommandé d'être la première à lui parler le matin demes noces. Figaro Y a-t-il encore quelque chose là-dessous? Suzanne Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit Fi, Fi, Figaro;rêve à notre affaire. Figaro Pour m'ouvrir l'esprit, donne un petit baiser. Suzanne A mon amant aujourd'hui? Je t'en souhaite! Et qu'en dirait demain mon mari? (Figarol'embrasse.) Suzanne Hé bien! hé bien! Figaro C'est que tu n'as pas d'idée de mon amour. Suzanne, se défripant. Quand cesserez-vous, importun, de m'en parler du matin au soir? Figaro, mystérieusement. Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu'au matin. (On sonne une seconde fois.)

Suzanne, de loin, les doigts unis sur sa bouche. Voilà votre baiser, monsieur; je n'ai plus rien à vous. Figaro court après elle. Oh! mais ce n'est pas ainsi que vous l'avez reçu. Scène II Figaro, seul. La charmante fille! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d'esprit, d'amour et dedélices! mais sage! (Il marche vivement en se frottant les mains.) Ah! Monseigneur! mon cherMonseigneur! vous voulez m'en donner... à garder? Je cherchais aussi pourquoi m'ayantnommé concierge, il m'emmène à son ambassade, et m'établit courrier de dépêches.J'entends, monsieur le Comte; trois promotions à la fois: vous, compagnon ministre; moi,casse-cou politique, et Suzon, dame du lieu, l'ambassadrice de poche, et puis; fouettecourrier! Pendant que je galoperais d'un côté, vous feriez faire de l'autre à ma belle un jolichemin! Me crottant, m'échinant pour la gloire de votre famille; vous, daignant concourir àl'accroissement de la mienne! Quelle douce réciprocité! Mais, Monseigneur, il y a de l'abus.Faire à Londres, en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet!représenter à la fois le Roi et moi dans une Cour étrangère, c'est trop de moitié, c'est trop. -Pour toi, Bazile! fripon mon cadet! je veux t'apprendre à clocher devant les boiteux; je veux...Non, dissimulons avec eux, pour les enferrer l'un par l'autre. Attention sur la journée,monsieur Figaro! D'abord avancer l'heure de votre petite fête, pour épouser plus sûrement;écarter une Marceline qui de vous est friande en diable; empocher l'or et les présents;donner le change aux petites passions de monsieur le Comte; étriller rondement monsieur duBazile, et... Scène III Marceline, Bartholo, Figaro. Figaro s'interrompt. Héééé, voilà le gros docteur: la fête sera complète. Hé! bonjour, cher docteur de mon coeur!Est-ce ma noce avec Suzon qui vous attire au château? Bartholo, avec dédain. Ah! mon cher monsieur, point du tout. Figaro Cela serait bien généreux! Bartholo Certainement, et par trop sot. Figaro Moi qui eus le malheur de troubler la vôtre! Bartholo Avez-vous autre chose à nous dire?

Figaro On n'aura pas pris soin de votre mule! Bartholo, en colère. Bavard enragé! laissez-nous. Figaro Vous vous fâchez, docteur? Les gens de votre état sont bien durs! Pas plus de pitié despauvres animaux... en vérité... que si c'était des hommes! Adieu, Marceline avez-voustoujours envie de plaider contre moi? Pour n'aimer pas, faut-il qu'on se haïsse? Je m'en rapporte au docteur. Bartholo Qu'est-ce que c'est? Figaro Elle vous le contera de reste. (Il sort.) Scène IV Marceline, Bartholo. Bartholo le regarde aller. Ce drôle est toujours le même! Et à moins qu'on ne l'écorche vif, je prédis qu'il mourra dansla peau du plus fier insolent... Marceline le retourne. Enfin, vous voilà donc, éternel docteur! toujours si grave et compassé, qu'on pourrait mouriren attendant vos secours, comme on s'est marié jadis, malgré vos précautions. Bartholo Toujours amère et provocante! Hé bien, qui rend donc ma présence au château sinécessaire? Monsieur le Comte a-t-il eu quelque accident? Marceline Non, docteur. Bartholo, La Rosine, sa trompeuse Comtesse, est-elle incommodée, Dieu merci? Marceline Elle languit. Bartholo Et de quoi? Marceline Son mari la néglige.

Bartholo, avec joie. Ah! le digne époux qui me venge! Marceline On ne sait comment définir le Comte; il est jaloux et libertin. Bartholo Libertin par ennui, jaloux par vanité; cela va sans dire. Marceline Aujourd'hui, par exemple, il marie notre Suzanne à son Figaro, qu'il comble en faveur decette union... Bartholo Que Son Excellence a rendue nécessaire! Marceline Pas tout à fait; mais dont Son Excellence voudrait égayer en secret l'événement avecl'épousée... Bartholo De monsieur Figaro? C'est un marché, qu'on peut conclure avec lui. Marceline Bazile assure que non. Bartholo Cet autre maraud loge ici? C'est une caverne! Hé! qu'y fait-il? Marceline Tout le mal dont il est capable. Mais le pis que j'y trouve est cette ennuyeuse passion qu'il apour moi depuis si longtemps. Bartholo Je me serais débarrassé vingt fois de sa poursuite. Marceline De quelle manière? Bartholo En l'épousant. Marceline Railleur fade et cruel, que ne vous débarrassez-vous de la mienne à ce prix? Ne le devez-vous pas? Où est le souvenir de vos engagements? Qu'est devenu celui de notre petitEmmanuel, ce fruit d'un amour oublié, qui devait nous conduire à des noces? Bartholo ôtant son chapeau. Est-ce pour écouter ces sornettes que vous m'avez fait venir de Séville? Et cet accèsd'hymen qui vous reprend si vif... Marceline

Eh bien! n'en parlons plus. Mais, si rien n'a pu vous porter à la justice de m'épouser, aidez-moi donc du moins à en épouser un autre. Bartholo Ah! volontiers: parlons. Mais quel mortel abandonné du ciel et des femmes?... Marceline Eh! qui pourrait-ce être, docteur, sinon le beau, le gai, l'aimable Figaro? Bartholo Ce fripon-là? Marceline Jamais fâché, toujours en belle humeur; donnant le présent à la joie, et s'inquiétant del'avenir tout aussi peu que du passé; sémillant, généreux! généreux... Bartholo Comme un voleur. Marceline Comme un seigneur. Charmant enfin: mais c'est le plus grand monstre! Bartholo Et sa Suzanne? Marceline Elle ne l'aurait pas, la rusée, si vous vouliez m'aider, mon petit docteur, à faire valoir unengagement que j'ai de lui. Bartholo Le jour de son mariage? Marceline On en rompt de plus avancés: et, si je ne craignais d'éventer un petit secret des femmes!... Bartholo En ont-elles pour le médecin du corps? Marceline Ah! vous savez que je n'en ai pas pour vous. Mon sexe est ardent, mais timide: un certaincharme a beau nous attirer vers le plaisir, la femme la plus aventurée sent en elle une voixqui lui dit: Sois belle, si tu peux, sage si tu veux; mais sois considérée, il le faut. Or, puisqu'ilfaut être au moins considérée, que toute femme en sent l'importance, effrayons d'abord laSuzanne sur la divulgation des offres qu'on lui fait. Bartholo Où cela mènera-t-il? Marceline Que, la honte la prenant au collet, elle continuera de refuser le Comte, lequel, pour sevenger, appuiera l'opposition que j'ai faite à son mariage: alors le mien devient certain.

Bartholo Elle a raison. Parbleu! c'est un bon tour que de faire épouser ma vieille gouvernante aucoquin qui fit enlever ma jeune maîtresse. Marceline, vite. Et qui croit ajouter à ses plaisirs en trompant mes espérances. Bartholo, vite. Et qui m'a volé dans le temps cent écus que j'ai sur le coeur. Marceline Ah! quelle volupté!... Bartholo De punir un scélérat... Marceline De l'épouser, docteur, de l'épouser! Scène V Marceline, Bartholo, Suzanne. Suzanne, un bonnet de femme avec un large ruban dans la main, une robe de femme sur lebras. L'épouser, l'épouser! Qui donc? Mon Figaro? Marceline, aigrement. Pourquoi non? Vous l'épousez bien! Bartholo, riant. Le bon argument de femme en colère! Nous parlions, belle Suzon, du bonheur qu'il aura devous posséder. Marceline Sans compter Monseigneur, dont on ne parle pas. Suzanne, une révérence. Votre servante, madame; il y a toujours quelque chose d'amer dans vos propos. Marceline, une révérence. Bien la vôtre, madame; où donc est l'amertume? N'est-il pas juste qu'un libéral seigneurpartage un peu la joie qu'il procure à ses gens? Suzanne Qu'il procure? Marceline Oui, madame. Suzanne

Heureusement, la jalousie de madame est aussi connue que ses droits sur Figaro sontlégers. Marceline On eût pu les rendre plus forts en les cimentant à la façon de madame. Suzanne Oh, cette façon, madame, est celle des dames savantes. Marceline Et l'enfant ne l'est pas du tout! Innocente comme un vieux juge! Bartholo, attirant Marceline. Adieu, jolie fiancée de notre Figaro. Marceline, une révérence. L'accordée secrète de Monseigneur. Suzanne, une révérence. Qui vous estime beaucoup, madame. Marceline, une révérence. Me fera-t-elle aussi l'honneur de me chérir un peu, madame? Suzanne, une révérence. A cet égard, madame n'a rien à désirer. Marceline, une révérence. C'est une si jolie personne que madame! Suzanne, une révérence. Eh mais! assez pour désoler madame. Marceline, une révérence. Surtout bien respectable! Suzanne, une révérence. C'est aux duègnes à l'être. Marceline, outrée. Aux duègnes! aux duégnes! Bartholo, l'arrêtant. Marceline! Marceline Allons, docteur, car je n'y tiendrais pas. Bonjour, madame. (Une révérence.) Scène VI

Suzanne, seule. Allez, madame! allez, pédante! je crains aussi peu vos efforts que je méprise vos outrages. -Voyez cette vieille sibylle! parce qu'elle a fait quelques études et tourmenté la jeunesse demadame, elle veut tout dominer au château! (Elle jette la robe qu'elle tient sur une chaise.) Jene sais plus ce que je venais prendre. Scène VII Suzanne, Chérubin. Chérubin, accourant. Ah! Suzon, depuis deux heures j'épie le moment de te trouver seule. Hélas! tu te maries, etmoi je vais partir. Suzanne Comment mon mariage éloigne-t-il du château le premier page de Monseigneur? Chérubin, piteusement. Suzanne, il me renvoie. Suzanne, le contrefait. Chérubin, quelque sottise! Chérubin Il m'a trouvé hier au soir chez ta cousine Fanchette, à qui je faisais répéter son petit rôled'innocente, pour la fête de ce soir: il s'est mis dans une fureur en me voyant! - Sortez, m'a-t-il dit, petit... Je n'ose pas prononcer devant une femme le gros mot qu'il a dit: sortez, etdemain vous ne coucherez pas au château. Si madame, si ma belle marraine ne parvient pasà l'apaiser, c'est fait, Suzon, je suis à jamais privé du bonheur de te voir. Suzanne De me voir! moi? c'est mon tour! Ce n'est donc plus pour ma maîtresse que vous soupirez ensecret? Chérubin Ah! Suzon, qu'elle est noble et belle! mais qu'elle est imposante! Suzanne C'est-à-dire que je ne le suis pas, et qu'on peut oser avec moi... Chérubin Tu sais trop bien, méchante, que je n'ose pas oser. Mais que tu es heureuse! à tousmoments la voir, lui parler, l'habiller le matin et la déshabiller le soir, épingle à épingle!... Ah!Suzon! je donnerais... Qu'est-ce que tu tiens donc là? Suzanne, raillant. Hélas! l'heureux bonnet et le fortuné ruban qui renferment la nuit les cheveux de cette bellemarraine... Chérubin, vivement.

Son ruban de nuit! donne-le-moi, mon coeur. Suzanne, le retirant Eh! que non pas! - Son coeur! Comme il est familier donc! Si ce n'était pas un morveux sansconséquence... (Chérubin arrache le ruban.) Ah! le ruban! Chérubin, tourne autour du grand fauteuil. Tu diras qu'il est égaré, gâté; qu'il est perdu. Tu diras tout ce que tu voudras. Suzanne, tourne après lui. Oh! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien!... Rendez-vous le ruban? (Elle veut le reprendre.) Chérubin, tire une romance de sa poche. Laisse, ah! laisse-le-moi, Suzon; je te donnerai ma romance; et pendant que le souvenir deta belle maîtresse attristera tous mes moments, le tien y versera le seul rayon de joie quipuisse encore amuser mon coeur. Suzanne, arrache la romance. Amuser votre coeur, petit scélérat! vous croyez parler à votre Fanchette. On vous surprendchez elle, et vous soupirez pour madame; et vous m'en contez à moi, par-dessus le marché! Chérubin, exalté. Cela est vrai, d'honneur! Je ne sais plus ce que je suis; mais depuis quelque temps je sensma poitrine agitée; mon coeur palpite au seul aspect d'une femme; les mots amour et voluptéle font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu'un Je vous aime, est devenupour moi si pressant, que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi,aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues. - Hier jerencontrai Marceline... Suzanne, riant. Ah! ah! ah! ah! Chérubin Pourquoi non? elle est femme, elle est fille! Une fille! une femme! ah! que ces noms sontdoux! qu'ils sont intéressants! Suzanne Il devient fou! Chérubin Fanchette est douce; elle m'écoute au moins: tu ne l'es pas, toi! Suzanne C'est bien dommage; écoutez donc monsieur! (Elle veut arracher le ruban.) Chérubin, tourne en fuyant. Ah! ouiche! on ne l'aura, vois-tu, qu'avec ma vie. Mais si tu n'es pas contente du prix, j'yjoindrai mille baisers. (Il lui donne chasse à son tour.) Suzanne, tourne en fuyant.

Mille soufflets, si vous approchez. Je vais m'en plaindre à ma maîtresse; et loin de supplierpour vous, je dirai moi-même à Monseigneur: C'est bien fait, Monseigneur; chassez-nous cepetit voleur; renvoyez à ses parents un petit mauvais sujet qui se donne les airs d'aimermadame, et qui veut toujours m'embrasser par contrecoup. Chérubin, voit le Comte entrer; il se jette derrière le fauteuil avec effroi. Je suis perdu! Suzanne Quelle frayeur?... Scène VIII Suzanne, Le Comte, Chérubin, caché. Suzanne aperçoit le Comte. Ah!... (Elle s'approche du fauteuil pour masquer Chérubin.) Le Comte s'avance. Tu es émue, Suzon! tu parlais seule, et ton petit coeur paraît dans une agitation... bienpardonnable, au reste, un jour comme celui-ci. Suzanne, troublée. Monseigneur, que me voulez-vous? Si l'on vous trouvait avec moi... Le Comte Je serais désolé qu'on m'y surprît; mais tu sais tout l'intérêt que je prends à toi. Bazile ne t'apas laissé ignorer mon amour. Je n'ai qu'un instant pour t'expliquer mes vues; écoute. (Ils'assied dans le fauteuil.) Suzanne, vivement. Je n'écoute rien. Le Comte, lui prend la main. Un seul mot. Tu sais que le Roi m'a nommé son ambassadeur à Londres. J'emmène avecmoi Figaro; je lui donne un excellent poste; et, comme le devoir d'une femme est de suivreson mari... Suzanne Ah! si j'osais parler! Le Comte, la rapproche de lui. Parle, parle, ma chère; use aujourd'hui d'un droit que tu prends sur moi pour la vie. Suzanne, effrayée. Je n'en veux point, Monseigneur, je n'en veux point. Quittez-moi, je vous prie. Le Comte Mais dis auparavant. Suzanne, en colère.

Je ne sais plus ce que je disais. Le Comte Sur le devoir des femmes. Suzanne Eh bien, lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le docteur, et qu'il l'épousa paramour; lorsqu'il abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur... Le Comte, gaiement. Qui faisait bien de la peine aux filles! Ah! Suzette! ce droit charmant! Si tu venais en jaser surla brune au jardin, je mettrais un tel prix à cette légère faveur... Bazile, parle en dehors. Il n'est pas chez lui, Monseigneur. Le Comte, se lève. Quelle est cette voix? Suzanne Que je suis malheureuse! Le Comte Sors, pour qu'on n'entre pas. Suzanne, troublée. Que je vous laisse ici? Bazile, crie en dehors. Monseigneur était chez Madame, il en est sorti; je vais voir. Le Comte Et pas un lieu pour se cacher! Ah! derrière ce fauteuil... assez mal; mais renvoie-le bien vite.(Suzanne lui barre le chemin; il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui etle petit page; mais, pendant que le Comte s'abaisse et prend sa place, Chérubin tourne et sejette effrayé sur le fauteuil à genoux et s'y blottit. Suzanne prend la robe qu'elle apportait, encouvre le page, et se met devant le fauteuil.) Scène IX Le Comte et Chérubin cachés, Suzanne, Bazile. Bazile N'auriez-vous pas vu Monseigneur, mademoiselle? Suzanne, brusquement. Hé, pourquoi l'aurais-je vu? Laissez-moi. Bazile s'approche. Si vous étiez plus raisonnable, il n'y aurait rien d'étonnant à ma question. C'est Figaro qui lecherche.

Suzanne Il cherche donc l'homme qui lui veut le plus de mal après vous? Le Comte, à part. Voyons un peu comme il me sert. Bazile Désirer du bien à une femme, est-ce vouloir du mal à son mari? Suzanne Non, dans vos affreux principes, agent de corruption! Bazile Que vous demande-t-on ici que vous n'alliez prodiguer à un autre? Grâce à la doucecérémonie, ce qu'on vous défendait hier, on vous le prescrira demain. Suzanne Indigne! Bazile De toutes les choses sérieuses le mariage étant la plus bouffonne, j'avais pensé... Suzanne, outrée. Des horreurs! Qui vous permet d'entrer ici? Bazile Là, là, mauvaise! Dieu vous apaise! Il n'en sera que ce que vous voulez: mais ne croyez pasnon plus que je regarde monsieur Figaro comme l'obstacle qui nuit à Monseigneur; et sans lepetit page... Suzanne, timidement. Don Chérubin? Bazile la contrefait. Cherubino di amore, qui tourne autour de vous sans cesse, et qui ce matin encore rôdait icipour y entrer, quand je vous ai quittée. Dites que cela n'est pas vrai? Suzanne Quelle imposture! Allez-vous-en, méchant homme! Bazile On est un méchant homme, parce qu'on y voit clair. N'est-ce pas pour vous aussi, cetteromance dont il fait mystère? Suzanne, en colère. Ah! oui, pour moi!... Bazile A moins qu'il ne l'ait composée pour madame! En effet, quand il sert à table, on dit qu'il laregarde avec des yeux!... Mais, peste, qu'il ne s'y joue pas! Monseigneur est brutal surl'article.

Suzanne, outrée. Et vous bien scélérat, d'aller semant de pareils bruits pour perdre un malheureux enfanttombé dans la disgrâce de son maître. Bazile L'ai-je inventé? Je le dis, parce que tout le monde en parle. Le Comte se lève. Comment, tout le monde en parle! Suzanne Ah ciel! Bazile Ha! ha! Le Comte Courez, Bazile, et qu'on le chasse. Bazile Ah! que je suis fâché d'être entré! Suzanne, troublée. Mon Dieu! Mon Dieu! Le Comte, à Bazile. Elle est saisie. Asseyons-la dans ce fauteuil. Suzanne le repousse vivement. Je ne veux pas m'asseoir. Entrer ainsi librement, c'est indigne! Le Comte Nous sommes deux avec toi, ma chère. Il n'y a plus le moindre danger! Bazile Moi je suis désolé de m'être égayé sur le page, puisque vous l'entendiez. je n'en usais ainsique pour pénétrer ses sentiments; car au fond... Le Comte Cinquante pistoles, un cheval, et qu'on le renvoie à ses parents. Bazile Monseigneur, pour un badinage? Le Comte Un petit libertin que j'ai surpris encore hier avec la fille du jardinier. Bazile Avec Fanchette? Le Comte

Et dans sa chambre. Suzanne, outrée. Où Monseigneur avait sans doute affaire aussi! Le Comte, gaiement. J'en aime assez la remarque. Bazile Elle est d'un bon augure. Le Comte, gaiement. Mais non; j'allais chercher ton oncle Antonio, mon ivrogne de jardinier, pour lui donner desordres. Je frappe, on est longtemps à m'ouvrir; ta cousine a l'air empêtré; je prends unsoupçon, je lui parle, et tout en causant j'examine. Il y avait derrière la porte une espèce derideau, de portemanteau, de je ne sais pas quoi, lui couvrait des hardes; sans faire semblantde rien, je vais doucement, doucement lever ce rideau (pour imiter le geste, il lève la robe dufauteuil), et je vois... (Il aperçoit le page.) Ah!... Bazile Ha! ha! Le Comte Ce tour-ci vaut l'autre. Bazile Encore mieux. Le Comte, à Suzanne. A merveille, mademoiselle! à peine fiancée, vous faites de ces apprêts? C'était pour recevoirmon page que vous désiriez d'être seule? Et vous, monsieur, qui ne changez point deconduite, il vous manquait de vous adresser, sans respect pour votre marraine, à sapremière camariste, à la femme le votre ami! Mais je ne souffrirai pas que Figaro, qu'unhomme que j'estime et que j'aime, soit victime une pareille tromperie. Etait-il avec vous,Bazile? Suzanne, outrée. Il n'y a ni tromperie ni victime; il était là lorsque vous me parliez. Le Comte, emporté. Puisses-tu mentir en le disant! Son plus cruel ennemi n'oserait lui souhaiter ce malheur. Suzanne Il me priait d'engager madame à vous demander sa grâce. Votre arrivée l'a si fort troublé,qu'il s'est masqué de ce fauteuil. Le Comte, en colère: Ruse d'enfer! Je m'y suis assis en entrant. Chérubin Hélas! Monseigneur, j'étais tremblant derrière.

Le Comte Autre fourberie! Je viens de m'y placer moi-même. Chérubin Pardon; mais c'est alors que je me suis blotti dedans. Le Comte, plus outré. C'est donc une couleuvre que ce petit... serpent-là! Il nous écoutait! Chérubin Au contraire, Monseigneur, j'ai fait ce que j'ai pu pour ne rien entendre. Le Comte O perfidie! (A Suzanne.) Tu n'épouseras pas Figaro. Bazile Contenez-vous, on vient. Le Comte, tirant Chérubin du fauteuil et le mettant sur ses pieds. Il resterait là devant toute la terre! Scène X Chérubin, Suzanne, Figaro, La Comtesse, Le Comte, Fanchette, Bazile. Beaucoup de valets,paysannes, paysans velus de blanc. Figaro, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans blancs, parle àla Comtesse. Il n'y a que vous, madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur. La Comtesse Vous le voyez, monsieur le Comte, ils me supposent un crédit que je n'ai point, mais commeleur demande n'est pas déraisonnable... Le Comte, embarrassé. Il faudrait qu'elle le fût beaucoup... Figaro, bas à Suzanne. Soutiens bien mes efforts. Suzanne, bas à Figaro. Qui ne mèneront à rien. Figaro, bas. Va toujours. Le Comte, à Figaro. Que voulez-vous?, Figaro Monseigneur, vos vassaux, touchés de l'abolition d'un certain droit fâcheux, que votre amour

pour madame... Le Comte Hé bien, ce droit n'existe plus. Que veux-tu dire? Figaro, malignement. Qu'il est bien temps que la vertu d'un si bon maître éclate; elle m'est d'un tel avantageaujourd'hui, que je désire être le premier à la célébrer à mes noces. Le Compte, plus embarrassé. Tu te moques, ami! L'abolition d'un droit honteux n'est que l'acquit d'une dette enversl'honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des soins; mais en exiger lepremier, le plus doux emploi, comme une servile redevance, ah! c'est la tyrannie d'unVandale, et non le droit avoué d'un noble Castillan. Figaro, tenant Suzanne par la main. Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sagesse a préservé l'honneur, reçoivede votre main, publiquement, la toque virginale, ornée de plumes et de rubans blancs,symbole de la pureté de vos intentions: adoptez-en la cérémonie pour tous les mariages, etqu'un quatrain chanté en choeur rappelle à jamais le souvenir... Le Comte, embarrassé. Si je ne savais pas qu'amoureux, poète et musicien sont trois titres d'indulgence pour toutesles folies... Figaro Joignez-vous à moi, mes amis! Tous ensemble Monseigneur! Monseigneur! Suzanne, au Comte. Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien? Le Comte, à part. La perfide! Figaro Regardez-la donc, Monseigneur. Jamais plus jolie fiancée ne montrera mieux la grandeur devotre sacrifice. Suzanne Laisse là ma figure, et ne vantons que sa vertu. Le Comte, à part. C'est un jeu que tout ceci. La Comtesse Je me joins à eux, monsieur le Comte; et cette cérémonie me sera toujours chère, puisqu'elledoit son motif à l'amour charmant que vous aviez pour moi. Le Comte

Que j'ai toujours, madame; et c'est à ce titre que je me rends. Tous ensemble Vivat! Le Comte, à part. Je suis pris. (Haut.) Pour que la cérémonie eût un peu plus d'éclat, je voudrais seulementqu'on la remît à tantôt, (A part.) Faisons vite chercher Marceline. Figaro, à Chérubin. Eh bien, espiègle, vous n'applaudissez pas? Suzanne Il est au désespoir; Monseigneur le renvoie. La Comtesse Ah! monsieur, je demande sa grâce. Le Comte Il ne la mérite point. La Comtesse Hélas! il est si jeune! Le Comte Pas tant que! vous le croyez. Chérubin, tremblant. Pardonner généreusement n'est pas le droit du seigneur auquel vous avez renoncé enépousant madame. La Comtesse Il n'a renoncé qu'à celui qui vous affligeait tous. Suzanne Si Monseigneur avait cédé le droit de pardonner, ce serait sûrement le premier qu'il voudraitracheter en secret. Le Comte, embarrassé. Sans doute. La Comtesse Eh pourquoi le racheter? Chérubin, au Comte. Je fus léger dans ma conduite, il est vrai, Monseigneur; mais jamais la moindre indiscrétiondans mes paroles... Le Comte, embarrassé. Eh bien, c'est assez... Figaro

Qu'entend-il? Le Comte, vivement. C'est assez, c'est assez. Tout le monde exige son pardon, je l'accorde; et j'irai plus loin: je luidonne une compagnie dans ma légion. Tous ensemble Vivat! Le Comte Mais c'est à condition qu'il partira sur-le-champ pour joindre en Catalogne. Figaro Ah! Monseigneur, demain. Le Comte insiste. Je le veux. Chérubin J'obéis. Le Comte Saluez votre marraine, et demandez sa protection. (Chérubin met un genou en terre devantla Comtesse, et ne peut parier.) La Comtesse, émue. Puisqu'on ne peut vous garder seulement aujourd'hui, partez, jeune homme. Un nouvel étatvous appelle; allez la remplir dignement. Honorez votre bienfaiteur. Souvenez-vous de cettemaison, où votre jeunesse a trouvé tant d'indulgence. Soyez soumis, honnête et brave; nousprendrons part à vos succès. (Chérubin se relève et retourne à sa place.) Le Comte Vous êtes bien émue, madame! La Comtesse Je ne m'en défends pas. Qui sait le sort d'un enfant jeté dans une carrière aussidangereuse? Il est allié de mes parents; et de plus, il est mon filleul. Le Comte, à part. Je vois que Bazile avait raison. (Haut.) Jeune homme, embrassez Suzanne... pour ladernière fois. Figaro Pourquoi cela, Monseigneur? Il viendra passer ses hivers. Baise-moi donc aussi, capitaine! (Ill'embrasse.) Adieu, mon petit Chérubin. Tu vas mener un train de vie bien différent, monenfant: dame! tu ne rôderas plus tout le jour au quartier des femmes, plus d'échaudés, degoûtés à la crème; plus de main-chaude ou de colin-maillard. De bons soldats, morbleu!basanés, mal vêtus; un grand fusil bien lourd: tourne à droite, tourne à gauche, en avant,marche à la gloire; et ne va pas broncher en chemin; à moins qu'un bon coup de feu... Suzanne

Fi donc, l'horreur! La Comtesse Quel pronostic! Le Comte Où donc est Marceline? Il est bien singulier qu'elle ne soit pas des vôtres! Fanchette Monseigneur, elle a pris le chemin du bourg, par le petit sentier de la ferme. Le Comte Et elle en reviendra?... Bazile Quand il plaira à Dieu. Figaro S'il lui plaisait qu'il ne lui plût jamais... Fanchette Monsieur le docteur lui donnait le bras. Le Comte, vivement. Le docteur est ici? Bazile Elle s'en est d'abord emparée... Le Comte, à part. Il ne pouvait venir plus à propos. Fanchette Elle avait l'air bien échauffée; elle parlait tout haut en marchant, puis elle s'arrêtait, et faisaitcomme ça de grands bras... et monsieur le docteur lui faisait comme ça de la main, enl'apaisant: elle paraissait si courroucée! elle nommait mon cousin Figaro. Le Comte lui prend le menton. Cousin... futur. Fanchette, montrant Chérubin. Monseigneur, nous avez-vous pardonné d'hier?... Le Comte interrompt. Bonjour, bonjour, petite. Figaro C'est son chien d'amour qui la berce: elle aurait troublé notre fête. Le Comte, à part. Elle la troublera, je t'en réponds. (Haut.) Allons, madame, entrons. Bazile, vous passerezchez moi.

Suzanne, à Figaro. Tu me rejoindras, mon fils? Figaro, bas à Suzanne. Est-il bien enfilé. Suzanne, bas. Charmant garçon! (Ils sortent tous.) Scène XI Chérubin, Figaro, Bazile. (Pendant qu'on sort, Figaro les arrête tous deux et les ramène.) Figaro Ah ça, vous autres! la cérémonie adoptée, ma fête de ce soir en est la suite; il fautbravement nous recorder: ne faisons point comme ces acteurs qui ne jouent jamais si malque le jour où la critique? plus éveillée. Nous n'avons point de lendemain qui nous excuse,nous. Sachons bien nos rôles aujourd'hui. Bazile, malignement. Le mien est plus difficile que tu ne crois. Figaro, faisant, sans qu'il le voie, le geste de le rosser. Tu es loin aussi de savoir tout le succès qu'il te vaudra. Chérubin Mon ami, tu oublies que je pars Figaro Et toi, tu voudrais bien rester! Chérubin Ah! si je le voudrais! Figaro Il faut ruser. Point de murmure à ton départ. Le manteau de voyage à l'épaule; arrangeouvertement ta trousse, et qu'on voie ton cheval à la grille; un temps de galop jusqu'à laferme; reviens à pied par les derrières. Monseigneur te croira parti; tiens-toi seulement horsde sa vue; je me charge de l'apaiser après la fête. Chérubin Mais Fanchette qui ne sait pas son rôle! Bazile Que diable lui apprenez-vous donc, depuis huit jours que vous ne la quittez pas? Figaro Tu n'a rien à faire aujourd'hui: donne-lui, par grâce, une leçon. Bazile Prenez garde, jeune homme, prenez garde! Le père n'est pas satisfait; la fille a été

souffletée; elle n'étudie pas avec vous: Chérubin! Chérubin! vous lui causerez des chagrins!Tant va la cruche à l'eau!... Figaro Ah! voilà notre imbécile avec ses vieux proverbes! Hé bien, pédant, que dit la sagesse desnations? Tant va la cruche à l'eau, qu'à la fin... Bazile Elle s'emplit. Figaro, en s'en allant. Pas si bête, pourtant, pas si bête! Acte deuxième Le théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en alcôve, une estradeau-devant. La porte pour entrer s'ouvre et se ferme à la troisième coulisse à droite; celle d'uncabinet, à la première coulisse à gauche. Une porte dans le fond va chez les femmes. Unefenêtre s'ouvre de l'autre côté. Scène I Suzanne, La Comtesse, entrent par la porte à droite. La Comtesse, se jette dans un bergère. Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout dans le plus grand détail. Suzanne Je n'ai rien caché à madame. La Comtesse Quoi, Suzon, il voulait te séduire? Suzanne Oh, que non! Monseigneur n'y met pas tant de façon avec sa servante: il voulait m'acheter. La Comtesse Et le petit page était présent? Suzanne C'est-à-dire caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander sa grâce. La Comtesse Hé, pourquoi ne pas s'adresser à moi-même? Est-ce que je l'aurais refusé, Suzon? Suzanne C'est ce que j'ai dit: mais ses regrets de partir, et surtout de quitter madame! Ah! Suzon,qu'elle est noble et belle! mais qu'elle est imposante! La Comtesse Est-ce que j'ai cet air-là, Suzon? Moi qui l'ai toujours protégé.

Suzanne Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais : il s'est jeté dessus... La Comtesse, souriant. Mon ruban?... Quelle enfance! Suzanne J'ai voulu le lui ôter; madame, c'était un lion; ses yeux brillaient... Tu ne l'auras qu'avec mavie, disait-il en Forçant sa petite voix douce et grêle. La Comtesse, rêvant. Eh bien, Suzon? Suzanne Eh bien, madame, est-ce qu'on peut faire finir ce petit démon-lâ? Ma marraine par-ci; jevoudrais bien par l'autre; et parce qu'il n'oserait seulement baiser la robe de madame, ilvoudrait toujours m'embrasser, moi. La Comtesse, rêvant. Laissons... laissons ces folies ... Enfin, ma pauvre Suzasme, mon époux a fini par te dire?... Suzanne Que si je ne voulais pas l'entendre, il allait protéger Marceline. La Comtesse se lève et se promène en se servant fortement de l'éventail. Il ne m'aime plus du tout. Suzanne Pourquoi tant de jalousie? Le Comtesse Comme tous les maris, ma chère! uniquement par orgueil. Ah! je l'ai trop aimé! je l'ai lassé demes tendresses et fatigué de mon amour; voilà mon seul tort avec lui : mais je n'entends pasque cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous y aider : viendra-t-il? Suzanne Dès qu'il verra partir la chasse. La Comtesse, se servant de l'éventail. Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une chaleur ici!... Suzanne C'est que madame parle et marche avec action. (Elle va ouvrir la croisée du fond.) Sans cette constance à me fuir... Les hommes sont bien coupables! Suzanne crie de la fenêtre. Ah! voilà Monseigneur qui traverse à cheval le grand potager, suivi de Pédrille, avec deux,trois, quatre lévriers. La Comtesse

Nous avons du temps devant nous. (Elle s'assied.) On frappe, Suzon? Suzanne court ouvrir en chantant. Ah! c'est mon Figaro! ah! c'est mon Figaro! Scène II Figaro, Suzanne, La Comtesse, assise. Suzanne Mon cher ami, viens donc! Madame est dans une impatience!... Figaro Et toi, ma petite Suzanne? - Madame n'en doit prendre aucune. Au fait, de quoi s'agit-il?d'une misère. Monsieur le Comte trouve notre jeune femme aimable, il voudrait en faire samaîtresse; et c'est bien naturel. Suzanne Naturel? Figaro Puis il m'a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d'ambassade. Il n'y a pas làd'étourderie. Suzanne Tu finiras? Figaro Et parce que ma Suzanne, ma fiancée, n'accepte pas le diplôme, il va favoriser les vues deMarceline; quoi de plus simple encore? Se venger de ceux qui nuisent à nos projets enrenversant les leurs, c'est ce que chacun fait, ce que nous allons faire nous-mêmes. Hé bien,voilà tout pourtant. La Comtesse Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur? Figaro Qui dit cela, madame? Suzanne Au lieu de t'affliger de nos chagrins... Figaro N'est-ce pas assez que je m'en occupe? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui,tempérons d'abord son ardeur de nos possessions, en l'inquiétant sur les siennes. La Comtesse C'est bien dit; mais comment? Figaro C'est déjà fait, madame; un faux avis donné sur vous...

La Comtesse Sur moi! La tête vous tourne! Figaro Oh! c'est à lui qu'elle doit tourner. La Comtesse Un homme aussi jaloux!... Figaro Tant mieux; pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu'un peu leur fouetter lesang; c'est ce que les femmes entendent si bien! Puis les tient-on fâchés tout rouge: avec unbrin d'intrigue on les mène où l'on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai faitrendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit Monseigneur qu'un galant doit chercher àvous voir aujourd'hui pendant le bal. La Comtesse Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d'une femme d'honneur!... Figaro Il y en a peu, madame, avec qui je l'eusse osé, crainte de rencontrer juste. La Comtesse Il faudra que je l'en remercie! Figaro Mais, dites-moi s'il n'est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façonqu'il passe à rôder, à jurer après sa darne, le temps qu'il destinait à se complaire avec lanôtre? Il est déjà tout dérouté: galopera-t-il celle-ci? surveillera-t-il celle-là? Dans son troubled'esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n'en peut mais. L'heuredu mariage arrive en poste, il n'aura pas pris de parti contre, et jamais il n osera s'y opposerdevant madame. Suzanne Non; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle. Figaro Brrrr! Cela m'inquiète bien, ma foi! Tu feras dire à Monseigneur que tu te rendras sur la bruneau jardin. Suzanne Tu comptes sur celui-là? Figaro Oh dame! écoutez donc, les gens qui ne veulent rien faire de rien n'avancent rien et ne sontbons à rien. Voilà mon mot. Suzanne Il est joli! La Comtesse

Comme son idée. Vous consentiriez qu'elle s'y rendît? Figaro Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu'un: surpris par nous au rendez-vous, le Comte pourra-t-il s'en dédire? Suzanne A qui mes habits? Figaro Chérubin. La Comtesse Il est parti. Figaro Non pas pour moi. Veut-on me laisser faire? Suzanne On peut s'en fier à lui pour mener une intrigue. Figaro Deux, trois, quatre à la fois; bien embrouillées, qui se croisent. J'étais né pour être courtisan. Suzanne On dit que c'est un métier si difficile! Figaro Recevoir, prendre, et demander; voilà le secret en trois mots. La Comtesse Il a tant d'assurance qu'il finit par m'en inspirer. Figaro C'est mon dessein. Suzanne Tu disais donc? Figaro Que, pendant l'absence de Monseigneur, je vais vous envoyer le Chérubin; coiffez-le,habillez-le; je le renferme et l'endoctrine; et puis dansez, Monseigneur. (Il sort.) Scène III Suzanne, La Comtesse, assise. La Comtesse, tenant sa boîte à mouches. Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite!... Ce jeune homme qui va venir!... Suzanne

Madame ne veut donc pas qu'il en réchappe? La Comtesse rêve devant sa petite glace. Moi?... Tu verras comme je vais le gronder. Suzanne Faisons-lui chanter sa romance. (Elle la met sur la Comtesse.) La Comtesse Mais c'est qu'en vérité mes cheveux sont dans un désordre... Suzanne, riant. Je n'ai qu'à reprendre ces deux boucles, madame le grondera bien mieux. La Comtesse, revenant à elle. Qu'est-ce que vous dites donc, mademoiselle? Scène IV Chérubin, l'air honteux, Suzanne, La Comtesse, assise. Suzanne Entrez, monsieur l'officier; on est visible. Chérubin avance en tremblant. Ah! que ce nom m'afflige, madame! il m'apprend qu'il faut quitter des lieux... une marrainesi... bonne!... Suzanne Et si belle! Chérubin, avec un soupir. Ah! oui. Suzanne le contrefait. Ah! oui. Le bon jeune homme! avec ses longues paupières hypocrites. Allons, bel oiseaubleu, chantez la romance à madame. La Comtesse la déplie. De qui... dit-on qu'elle est? Suzanne Voyez la rougeur du coupable: en a-t-il un pied sur les joues? Chérubin Est-ce qu'il est défendu... de chérir?... Suzanne lui Met le poing sous le nez. Je dirai tout, vaurien! La Comtesse

Là... chante-t-il? Chérubin Oh! madame, je suis si tremblant!... Suzanne, en riant. Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian gnian, gnian dès que madame le veut, modeste auteur!je vais l'accompagner. La Comtesse Prends ma guitare. (La Comtesse assise tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière sonfauteuil, et prélude, en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page estdevant elle, les jeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe, d'après Vanloo, appeléeLa Conversation espagnole.) ROMANCE Air: Marlbroug s'en va-t-en guerre. Premier couplet Mon coursier hors d'haleine, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) J'errais de plaine en plaine, Au gré du destrier. Deuxième couplet Au gré du destrier, Sans varlet, n'écuyer; Là près d'une fontaine, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) Songeant à ma marraine. Sentais mes pleurs couler. Troisième couplet Sentais mes pleurs couler, Prêt à me désoler. Je gravais sur un frêne, (Que mon coeur, mon coeur a de peine! Sa lettre sans la mienne; Le roi vint à passer. Quatrième couplet Le roi vint à passer, Ses barons, son clergier. Beau page, dit la reine,

(Que mon coeur, mon coeur a de peine!) Qui vous met à la gêne? Qui vous fait tant plorer? Cinquième couplet Qui vous fait tant plorer? Nous faut le déclarer. Madame et souveraine, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) J'avais une marraine, Que toujours adorai. Sixième couplet Que toujours adorai; Je sens que j'en mourrai. Beau page, dit la reine, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) N'est-il qu'une marraine? Je vous en servirai. Septième couplet Je vous en servirai; Mon page vous ferai; Puis à ma jeune Hélène, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) Fille d'un capitaine, Un jour vous marierai. Huitième couplet Un jour vous marierai. - Nenni, n'en faut parler: Je veux, traînant ma chaîne, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) Mourir de cette peine, Mais non m'en consoler. La Comtesse Il y a de la naïveté... du sentiment même. Suzanne va poser la guitare sur un fauteuil. Oh! pour du sentiment, c'est un jeune homme qui... Ah çà, monsieur l'officier, vous a-t-on dit

que pour égayer la soirée nous voulons savoir d'avance si un de mes habits vous irapassablement? La Comtesse J'ai peur que non. Suzanne se mesure avec lui. Il est de ma grandeur. Otons d'abord le manteau. (Elle le détache.) La Comtesse Et si quelqu'un entrait? Suzanne Est-ce que nous faisons du mal donc? Je vais fermer la porte (elle court); mais c'est lacoiffure que je veux voir. La Comtesse Sur ma toilette, une baigneuse à moi. (Suzanne entre dans le cabinet dont la porte est aubord du théâtre.) Scène V Chérubin, La Comtesse, assise. La Comtesse Jusqu'à l'instant du bal, le Comte ignorera que vous soyez au château. Nous lui dirons après,que le temps d'expédier votre brevet nous a fait naître l'idée... Chérubin le lui montre. Hélas! madame, le voici! Bazile me l'a remis de sa part. La Comtesse Déjà? L'on a craint d'y perdre une minute. (Elle lit.) Ils se sont tant pressés, qu'ils ont oubliéd'y mettre son cachet. (Elle le lui rend.) Scène VI Chérubin, La Comtesse, Suzanne. Suzanne entre avec un grand bonnet. Le cachet, à quoi? La Comtesse A son brevet. Suzanne Déjà? La Comtesse C'est ce que je disais. Est-ce là ma baigneuse?

Suzanne s'assied près de la Comtesse. Et la plus belle de toutes. (Elle chante avec des épingles dans sa bouche.) Tournez-vous donc envers ici, Jean de Lyra, mon bel ami. (Chérubin se met à genoux. Elle le coiffe.) Madame, il est charmant! La comtesse Arrange son collet d'un air un peu plus féminin. Suzanne l'arrange. Là... Mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille! j'en suis jalouse, moi! (Elle luiprend le menton.) Voulez-vous bien n'être pas joli comme ça? La Comtesse Qu'elle est folle! il faut relever la manche, afin que l'amadis prenne mieux... (Elle leretrousse.) Qu'est-ce qu'il a donc au bras? Un ruban! Suzanne Et un ruban à vous. Je suis bien aise madame l'ait vu. Je lui avais dit que je le dirais, déjà!Oh! si Monseigneur n'était pas venu, j'aurais bien repris le ruban; car je suis presque aussiforte que lui. La Comtesse Il y a du sang! (Elle détache le ruban.) Chérubin, honteux. Ce matin, comptant partir, j'arrangeais la gourmette de mon cheval; il a donné de la tête, et labossette m'a effleuré le bras. La Comtesse On n'a jamais mis un ruban... Suzanne Et surtout un ruban volé. - Voyons donc ce que la bossette... la courbette... la cornette ducheval... Je n'entends rien à tous ces noms-là. - Ah! qu'il a le bras blanc! c'est comme unefemme! plus blanc que le mien! Regardez donc, madame! (Elle les compare.) La Comtesse, d'un ton glacé. Occupez-vous plutôt de m'avoir du taffetas gommé, dans ma toilette. (Suzanne lui pousse latête en riant; il tombe sur les deux mains. Elle entre dans le cabinet au bord du théâtre.) Scène VII Chérubin, à genoux, La Comtesse, assise. La comtesse reste un moment sans parler, les yeux sur son ruban. Chérubin la dévore deses regards.

Pour mon ruban, monsieur... comme c'est celui dont la couleur m'agrée le plus... j'étais forten colère de l'avoir perdu. Scène VIII Chérubin, à genoux, La Comtesse, assise, Suzanne. Suzanne, revenant. Et la ligature à son bras? (Elle remet à la Comtesse du taffetas gommé et des ciseaux.) La Comtesse En allant lui chercher tes hardes, prends le ruban d'un autre bonnet. (Suzanne sort par laporte du fond, en emportant le manteau du page.) Scène IX Chérubin, à genoux, La Comtesse, assise. Chérubin, les yeux baissés. Celui qui m'est ôté m'aurait guéri en moins de rien. La Comtesse Par quelle vertu? (Lui montrant le taffetas.) Ceci vaut mieux. Chérubin, hésitant. Quand un ruban... a serré la tête... ou touché la peau d'une personne... La Comtesse, coupant la phrase. ... Etrangère, il devient bon pour les blessures? J'ignorais cette propriété. Pour l'éprouver, jegarde celui-ci qui vous a serré le bras. A la première égratignure... de mes femmes, j'en ferail'essai. Chérubin, pénétré Vous le gardez, et moi je pars! La Comtesse Non pour toujours. Chérubin Je suis si malheureux! La Comtesse, émue. Il pleure à présent! C'est ce vilain Figaro avec son pronostic! Chérubin, exalté. Ah! je voudrais toucher au terme qu'il m'a prédit! Sûr de mourir à l'instant, peut-être mabouche oserait... La Comtesse, l'interrompt et lui essuie les yeux avec son mouchoir. Taisez-vous, taisez-vous, enfant! Il n'y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites.(On frappe à la porte; elle élève la voix.) Qui frappe ainsi chez moi?

Scène X Chérubin, La Comtesse, Le Comte, en dehors. Le Comte, en dehors. Pourquoi donc enfermée? La Comtesse, troublée, se lève. C'est mon époux! grands dieux! (A Chérubin qui s'est levé aussi.) Vous, sans manteau, le colet les bras nus! seul avec moi! cet air de désordre, un billet reçu, sa jalousie!... Le Comte, en dehors. Vous n'ouvrez pas? La Comtesse C'est que... je suis seule. Le Comte, en dehors. Seule! Avec qui parlez-vous donc? La Comtesse, cherchant. ... Avec vous sans doute. Chérubin, à part. Après les scènes d'hier et de ce matin, il me tuerait sur la place! (Il court au cabinet detoilette, y entre, et tire la porte sur lui.) Scène XI La Comtesse, seule, en ôte la clef, et court ouvrir au Comte. Ah! quelle faute! quelle faute! Scène XII Le Comte, La Comtesse. Le Comte, un peu sévère. Vous n'êtes pas dans l'usage de vous enfermer! La Comtesse, troublée. Je... je chiffonnais... oui, je chiffonnais avec Suzanne; elle est passée un moment chez elle. Le Comte, l'examine. Vous avez l'air et le ton bien altérés! La Comtesse Cela n'est pas étonnant... pas étonnant du tout... je vous assure... nous parlions de vous...Elle est passée, comme je vous dis... Le Comte

Vous parliez de moi!... Je suis ramené par l'inquiétude; en montant à cheval, un billet qu'onm'a remis, mais auquel je n'ajoute aucune foi, m'a... pourtant agité. La Comtesse Comment, monsieur?... quel billet? Le Comte Il faut avouer, madame, que vous ou moi sommes entourés d'êtres... bien méchants! On medonne avis que, dans la journée, quelqu'un que je crois absent doit chercher à vousentretenir. La Comtesse Quel que soit cet audacieux, il faudra qu'il pénètre ici; car mon projet est de ne pas quitter machambre de tout le jour. Le Comte Ce soir, pour la noce de Suzanne? La Comtesse Pour rien au monde; je suis très incommodée. Le Comte Heureusement le docteur est ici. (Le page fait tomber une chaise dans le cabinet.) Quel bruitentends-je? La Comtesse, plus troublée. Du bruit? Le Comte On a fait tomber un meuble. La Comtesse Je... je n'ai rien entendu, pour moi. Le Comte Il faut que vous soyez furieusement préoccupée! La Comtesse Préoccupée! de quoi? Le Comte Il y a quelqu'un dans ce cabinet, madame. La Comtesse Hé... qui voulez-vous qu'il y ait, monsieur? Le Comte C'est moi qui vous le demande; j'arrive. La Comtesse Hé mais... Suzanne apparemment qui range.

Le Comte Vous avez dit qu'elle était passée chez elle! La Comtesse Passée... ou entrée là; je ne sais lequel. Le Comte Si c'est Suzanne, d'où vient le trouble où je vous vois? La Comtesse Du trouble pour ma camariste? Le Comte Pour votre camariste, je ne sais; mais pour du trouble, assurément. La Comtesse Assurément, monsieur, cette fille vous trouble et vous occupe beaucoup plus que moi. Le Comte, en colère. Elle m'occupe à tel point, madame, que je veux la voir à l'instant. La Comtesse Je crois, en effet, que vous le voulez souvent: mais voilà bien les soupçons les moinsfondés... Scène XIII Le Comte, La Comtesse, Suzanne entre avec des hardes et pousse la porte du fond. Le Comte Ils en seront plus aisés à détruire. (Il parle au cabinet.) Sortez, Suzon, je vous l'ordonne!(Suzanne s'arrête auprès de l'alcôve dans le fond.) La Comtesse Elle est presque nue, monsieur; vient-on troubler ainsi des femmes dans leur retraite? Elleessayait des hardes que je lui donne en la mariant; elle s'est enfuie quand elle vous aentendu. Le Comte Si elle craint tant de se montrer, au moins elle peut parler. (Il se tourne vers la porte ducabinet.) Répondez-moi, Suzanne; êtes-vous dans ce cabinet? (Suzanne, restée au fond, sejette dans l'alcôve et s'y cache.) La Comtesse, vivement, parlant au cabinet. Suzon, je vous défends de répondre. (Au Comte.) On n'a jamais poussé si loin la tyrannie! Le Comte s'avance au cabinet. Oh! bien, puisqu'elle ne parle pas, vêtue ou non, je la verrai. La Comtesse se met au-devant. Partout ailleurs je ne puis l'empêcher; mais j'espère aussi que chez moi...

Le Comte Et moi j'espère savoir dans un moment quelle est cette Suzanne mystérieuse. Vousdemander la clef serait, je le vois, inutile; mais il est un moyen sûr de jeter en dedans cettelégère porte. Holâ! quelqu'un! La Comtesse Attirer vos gens, et faire un scandale public d'un soupçon qui nous rendrait la fable duchâteau? Le Comte Fort bien, madame. En effet, j'y suffirai; je vais à l'instant prendre chez moi ce qu'il faut... (Ilmarche pour sortir, et revient.) Mais, pour que tout reste au même état, voudrez-vous bienm'accompagner sans scandale et sans bruit, puisqu'il vous déplaît tant?... Une chose aussisimple, apparemment, ne me sera pas refusée! La Comtesse, troublée. Eh! monsieur, qui songe à vous contrarier? Le Comte Ah! j'oubliais la porte qui va chez vos femmes; il faut que je la ferme aussi, pour que voussoyez pleinement justifiée. (Il va fermer la porte du fond et en ôte la clef.) La Comtesse, à part. O ciel! étourderie funeste! Le Comte, revenant à elle. Maintenant que cette chambre est close, acceptez mon bras, je vous prie; (il élève la voix) etquant à la Suzanne du cabinet, il faudra qu'elle ait la bonté de m'attendre; et le moindre malqui puisse lui arriver à mon retour... La Comtesse En vérité, monsieur, voilà bien la plus odieuse aventure... (Le Comte l'emmène et ferme laporte à la clef.) Scène XIV Suzanne, Chérubin. Suzanne sort de l'alcove, accourt au cabinet et parle à la serrure. Ouvez, Chérubin, ouvez vite, c'est Suzanne; ouvrez et sortez. Chérubin sort. Ah! Suzon, quelle horrible scène! Suzanne Sortez, vous n'avez pas une minute. Chérubin, effrayé. Eh, par où sortir? Suzanne

Je n'en sais rien, mais sortez. Chérubin S'il n'y a pas d'issue? Suzanne Après la rencontre de tantôt, il vous écraserait, et nous serions perdues. Courez conter àFigaro... Chérubin La fenêtre du jardin n'est peut-être pas bien haute. (Il court y regarder.) Suzanne, avec effroi. Un grand étage! impossible! Ah! ma pauvre maîtresse! Et mon mariage, ô ciel! Chérubin revient. Elle donne sur la melonnière; quitte à gâter une couche ou deux. Suzanne le retient et s'écrie. Il va se tuer! Chérubin, exalté. Dans un gouffre allumé, Suzon! oui, je m'y jetterais plutôt que de lui nuire... Et ce baiser vame porter bonheur. (Il l'embrasse et court sauter par la fenêtre.) Scène XV Suzanne seule, un cri de frayeur. Ah!... (Elle tombe assise un moment. Elle va péniblement regarder à la fenêtre et revient.) Ilest déjà bien loin. Oh! le petit garnement! aussi leste que joli! si celui-là manque de femmes...Prenons sa place au plus tôt. (En entrant dans le cabinet.) Vous pouvez à présent, monsieurle Comte, rompre la cloison, si cela vous amuse; au diantre qui répond un mot! (Elle s'yenferme.) Scène XVI Le Comte, La Comtesse rentrent dans la chambre. Le Comte, une pince à la main qu'il jette sur le fauteuil. Tout est bien comme je l'ai laissé. Madame, en m'exposant à briser cette porte, réfléchissezaux suites: encore une fois, voulez-vous l'ouvrir? La Comtesse Eh! monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux? Sil'amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison, je lesexcuserais; j'oublierais peut-être, en faveur du motif, ce qu'elles ont d'offensant pour moi.Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme? Le Comte Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte; ou je vais à l'instant...

La Comtesse, au-devant. Arrêtez, monsieur, je vous prie! Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois? Le Comte Tout ce qu'il vous plaira, madame; mais je verrai qui est dans ce cabinet. La Comtesse, effrayée. Hé bien, monsieur, vous le verrez. Ecoutez-moi... tranquillement. Le Comte Ce n'est donc pas Suzanne? La Comtesse, timidement. Au moins n'est-ce pas non plus une personne... dont vous deviez rien redouter... Nousdisposions une plaisanterie... bien innocente, en vérité, pour ce soir; et je vous jure... Le Comte Et vous me jurez?... La Comtesse Que nous n'avions pas plus dessein de vous offenser l'un que l'autre. Le Comte, vite. L'un que l'autre? C'est un homme. La Comtesse Un enfant, monsieur. Le Comte Hé! qui donc? La Comtesse A peine osé-je le nommer! Le Comte, furieux. Je le tuerai. La Comtesse Grands dieux! Le Comte Parlez donc! La Comtesse Ce jeune... Chérubin... Le Comte Chérubin! l'insolent! Voilà mes soupçons et le billet expliqués. La Comtesse, joignant les mains. Ah! monsieur! gardez de penser...

Le Comte, frappant du pied, à part. Je trouverai partout ce maudit page! (Haut.) Allons, madame, ouvrez; je sais tout maintenant.Vous n'auriez pas été si émue, en le congédiant ce matin; il serait parti quand je l'ai ordonné;vous n'auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne, il ne se serait pas sisoigneusement caché, s'il n'y avait rien de criminel. La Comtesse Il a craint de vous irriter en se montrant. Le Comte, hors de lui, crie au cabinet. Sors donc, petit malheureux! La Comtesse le prend à bras-le-corps, en l'éloignant. Ah! monsieur, monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N'en croyez pas un injustesoupçon, de grâce! et que le désordre où vous l'allez trouver... Le Comte Du désordre! La Comtesse Hélas, oui! Prêt à s'habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sansmanteau, le col ouvert, les bras nus: il allait essayer... Le Comte Et vous vouliez garder votre chambre! Indigne épouse! ah! vous la garderez... longtemps;mais il faut avant que j'en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part. La Comtesse, se jette à genoux, les bras élevés. Monsieur le Comte, épargnez un enfant; je ne me consolerais pas d'avoir causé... Le Comte Vos frayeurs aggravent son crime. La Comtesse Il n'est pas coupable, il partait: c'est moi qui l'ai fait appeler. Le Comte, furieux. Levez-vous. Otez-vous... Tu es bien audacieuse d'oser me parler pour un autre! La Comtesse Eh bien! je m'ôterai, monsieur, je me lèverai; je vous remettrai même la clef du cabinet: mais,au nom de votre amour... Le Comte De mon amour, perfide! La Comtesse se lève et lui présente la clef. Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal; et puisse, après,tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs pas... Le Comte, prenant la clef.

Je n'écoute plus rien. La Comtesse se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux. O ciel! il va périr! Le Comte ouvre la porte et recule. C'est Suzanne! Scène XVII La Comtesse, Le Comte, Suzanne. Suzanne sort en riant. Je le tuerai, je le tuerai! Tuez-le donc, ce méchant page. Le Comte, à part. Ah! quelle école! (Regardant la Comtesse qui est restée stupéfaite.) Et vous aussi, vousjouez l'étonnement?... Mais peut-être elle n'y est pas seule. (Il entre.) Scène XVIII La Comtesse, assise, Suzanne. Suzanne accourt à sa maîtresse. Remettez-vous, madame; il est bien loin; il a fait un saut... La Comtesse Ah, Suzon, je suis morte. Scène XIX La Comtesse, assise, Suzanne, Le Comte. Le Comte sort du cabinet d'un air confus. Après un court silence. Il n'y a personne, et pour le coup j'ai tort. - Madame... vous jouez fort bien la comédie. Suzanne, gaiement. Et moi, Monseigneur? (La Comtesse, son mouchoir sur la bouche, pour se remettre, ne parlepas.) Le Comte s'approche. Quoi! madame, vous plaisantiez? La Comtesse, se remettant un peu. Eh pourquoi non, monsieur? Le Comte Quel affreux badinage! et par quel motif, je vous prie...? La Comtesse

Vos folies méritent-elles de la pitié? Le Comte Nommer folies ce qui touche à l'honneur! La Comtesse, assurant son ton par degrés. Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l'abandon et à la jalousie, que vousseul osez concilier? Le Comte Ah! madame, c'est sans ménagement. Suzanne Madame n'avait qu'à vous laisser appeler les gens. Le Comte Tu as raison, et c'est à moi de m'humilier... Pardon, je suis d'une confusion!... Suzanne Avouez, Monseigneur, que vous la méritez un peu! Le Comte Pourquoi donc ne sortais-tu pas lorsque je t'appelais? Mauvaise! Suzanne Je me rhabillais de mon mieux, à grand renfort d'épingles; et madame, qui me le défendait,avait bien ses raisons pour le faire. Le Comte Au lieu de rappeler mes torts, aide-moi plutôt à l'apaiser La Comtesse Non, monsieur; un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux Ursulines, et jevois trop qu'il en est temps. Le Comte Le pourriez-vous sans quelques regrets? Suzanne Je suis sûre, moi, que le jour du départ serait la veille des larmes. La Comtesse Eh! quand cela serait, Suzon? j'aime mieux le regretter que d'avoir la bassesse de luipardonner; il m'a trop offensée. Le Comte Rosine!... La Comtesse Je ne la suis plus, cette Rosine que vous avez tant poursuivie! Je suis la pauvre comtesseAlmaviva, la triste femme délaissée, que vous n'aimez plus.

Suzanne Madame! Le Comte, suppliant. Par pitié! La Comtesse Vous n'en aviez aucune pour moi. Le Comte Mais aussi ce billet... Il m'a tourné le sang! La Comtesse Je n'avais pas consenti qu'on l'écrivît. Le Comte Vous le saviez? La Comtesse C'est cet étourdi de Figaro... Le Comte Il en était? La Comtesse ... qui l'a remis à Bazile. Le Comte Qui m'a dit le tenir d'un paysan. O perfide chanteur, lame à deux tranchants! C'est toi quipayeras pour tout le monde. La Comtesse Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres: voilà bien les hommes!Ah! si jamais je consentais à pardonner en faveur de l'erreur où vous a jeté ce billet,j'exigerais que l'amnistie fût générale. Le Comte Eh bien, de tout mon coeur, Comtesse. Mais comment réparer une faute aussi humiliante? La Comtesse se lève. Elle l'était pour tous deux. Le Comte Ah! dites pour moi seul. - Mais je suis encore à concevoir comment les femmes prennent sivite et si juste l'air et le ton des circonstances. Vous rougissiez, vous pleuriez, votre visageétait défait... D'honneur, il l'est encore. La Comtesse, s'efforçant de sourire. Je rougissais... du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez délicatspour distinguer l'indignation d'une âme honnête outragée, d'avec la confusion qui naît d'uneaccusation méritée?

Le Comte, souriant. Et ce page en désordre, en veste et presque nu... La Comtesse, montrant Suzanne. Vous le voyez devant vous. N'aimez-vous pas mieux l'avoir trouvé que l'autre? En généralvous ne haïssez pas de rencontrer celui-ci. Le Comte, riant plus fort. Et ces prières, ces larmes feintes... La Comtesse Vous me faites rire, et j'en ai peu d'envie. Le Comte Nous croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des enfants. C'estvous, c'est vous, madame, que le roi devrait envoyer en ambassade à Londres! Il faut quevotre sexe ait fait une étude bien réfléchie de l'art de se composer, pour réussir à ce point! La Comtesse C'est toujours vous qui nous y forcez. Suzanne Laissez-nous prisonniers sur parole, et vous verrez si nous sommes gens d'honneur. La Comtesse Brisons là, monsieur le Comte. J'ai peut-être été trop loin; mais mon indulgence en un casaussi grave doit au moins m'obtenir la vôtre. Le Comte Mais vous répéterez que vous me pardonnez. La Comtesse Est-ce que je l'ai dit, Suzon? Suzanne Je ne l'ai pas entendu, madame. Le Comte Eh bien! que ce mot vous échappe. La Comtesse Le méritez-vous donc, ingrat? Le Comte Oui, par mon repentir. Suzanne Soupçonner un homme dans le cabinet de madame! Le Comte Elle m'en a si sévèrement puni!

Suzanne Ne pas s'en fier à elle, quand elle dit que c'est sa camariste! Le Comte Rosine, êtes-vous donc implacable? La Comtesse Ah! Suzon, que je suis faible! quel exemple je te donne! (Tendant la main au Comte.) On necroira plus à la colère des femmes. Suzanne Bon, madame, avec eux ne faut-il pas toujours en venir là? (Le Comte baise ardemment lamain de sa femme.) Scène XX Suzanne, Figaro, La Comtesse, Le Comte. Figaro, arrivant tout essoufflé. On disait madame incommodée. Je suis vite accouru... je vois avec joie qu'il n'en est rien. Le Comte, sèchement. Vous êtes fort attentif. Figaro Et c'est mon devoir. Mais puisqu'il n'en est rien, Monseigneur, tous vos jeunes vassaux desdeux sexes sont en bas avec les violons et les cornemuses, attendant, pour m'accompagner,l'instant où vous permettrez que je mène ma fiancée... Le Comte Et qui surveillera la Comtesse au château? Figaro La veiller! elle n'est pas malade. Le Comte Non; mais cet homme absent qui doit l'entretenir? Figaro Quel homme absent? Le Comte L'homme du billet que vous avez remis à Bazile. Figaro Qui dit cela? Le Comte Quand je ne le saurais pas d'ailleurs, fripon, ta physionomie qui t'accuse me prouverait déjàque tu mens.

Figaro S'il est ainsi, ce n'est pas moi qui mens, c'est ma physionomie. Suzanne Va, mon pauvre Figaro, n'use pas ton éloquence en défaites; nous avons tout dit. Figaro Et quoi dit? Vous me traitez comme un Bazile! Suzanne Que tu avais écrit le billet de tantôt pour faire accroire à Monseigneur, quand il entrerait, quele petit page était dans ce cabinet, où je me suis enfermée. Le Comte Qu'as-tu à répondre? La Comtesse Il n'y a plus rien à cacher, Figaro; le badinage est consommé. Figaro, cherchant à deviner. Le badinage... est consommé? Le Comte Oui, consommé. Que dis-tu là-dessus? Figaro Moi! je dis... que je voudrais bien qu'on en pût dire autant de mon mariage; et si vousl'ordonnez... Le Comte Tu conviens donc enfin du billet? Figaro Puisque madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il faut bienque je le veuille aussi: mais à votre place, en vérité, Monseigneur, je ne croirais pas un motde tout ce que nous vous disons. Le Comte Toujours mentir contre l'évidence! A la fin, cela m'irrite. La Comtesse, en riant. Eh! ce pauvre garçon! pourquoi voulez-vous, monsieur, qu'il dise une fois la vérité? Figaro, bas à Suzanne. Je l'avertis de son danger; c'est tout ce qu'un honnête homme peut faire. Suzanne, bas. As-tu vu le petit page? Figaro, bas. Encore tout froissé.

Suzanne, bas. Ah! pécaire! La Comtesse Allons, monsieur le Comte, ils brûlent de s'unir: leur impatience est naturelle! Entrons pour lacérémonie. Le Comte, à part. Et Marceline, Marceline... (Haut.) Je voudrais être... au moins vêtu. La Comtesse Pour nos gens! Est-ce que je le suis? Scène XXI Figaro, Suzanne, La Comtesse, Le Comte, Antonio. Antonio, demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées. Monseigneur! Monseigneur! Le Comte Que me veux-tu, Antonio? Antonio Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches. On jette toutes sortesde choses par ces fenêtres: et tout à l'heure encore on vient d'en jeter un homme. Le Comte Par ces fenêtres? Antonio Regardez comme on arrange mes giroflées! Suzanne, bas à Figaro. Alerte, Figaro, alerte! Figaro Monseigneur, il est gris dès le matin. Antonio Vous n'y êtes pas. C'est un petit reste d'hier. Voilà comme on fait des jugements...ténébreux. Le Comte, avec feu. Cet homme! cet homme! où est-il? Antonio Où il est? Le Comte Oui.

Antonio C'est ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. Je suis votre domestique; il n'y a que moi quiprends soin de votre jardin; il y tombe un homme; et vous sentez... que ma réputation en esteffleurée. Suzanne, bas à Figaro. Détourne, détourne! Figaro Tu boiras donc toujours? Antonio Et si je ne buvais pas, je deviendrais enragé. La Comtesse Mais en prendre ainsi sans besoin... Antonio Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, madame, il n'y a que ça qui nous distingue desautres bêtes. Le Comte, vivement. Réponds-moi donc, ou je vais te chasser. Antonio Est-ce que je m'en irais? Le Comte Comment donc? Antonio, se touchant le front. Si vous n'avez pas assez de ça pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête,moi, pour renvoyer un si bon maître. Le Comte, le secoue avec colère. On a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre? Antonio Oui, mon Excellence; tout à l'heure, en veste blanche, et qui s'est enfui, jarni, courant... Le Comte, impatienté. Après? Antonio J'ai bien voulu courir après; mais je me suis donné, contre la grille, une si fière gourde à lamain, que je ne peux plus remuer ni pied, ni patte, de ce doigt-là. (Levant le doigt.) Le Comte Au moins, tu reconnaîtrais l'homme? Antonio

Oh! que oui-dà! si je l'avais vu pourtant! Suzanne, bas à Figaro. Il ne l'a pas vu. Figaro Voilà bien du train pour un pot de fleurs! combien te faut-il, pleurard, avec ta giroflée? Il estinutile de chercher, Monseigneur, c'est moi qui ai sauté. Le Comte Comment, c'est vous! Antonio Combien te faut-il, pleurard? Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là; car je vousai trouvé beaucoup plus moindre, et plus fluet! Figaro Certainement; quand on saute, on se pelotonne... Antonio M'est avis que c'était plutôt... qui dirait, le gringalet de page. Le Comte Chérubin, tu veux dire? Figaro Oui, revenu tout exprès, avec son cheval, de la porte de Séville, où peut-être il est déjà. Antonio Oh! non, je ne dis pas ça, je ne dis pas ça; je n'ai pas vu sauter de cheval, car je le dirais demême. Le Comte Quelle patience! Figaro J'étais dans la chambre des femmes, en veste blanche: il fait un chaud!... J'attendais là, maSuzannette, quand j'ai ouï tout à coup la voix de Monseigneur et le grand bruit qui se faisait!je ne sais quelle crainte m'a saisi à l'occasion de ce billet; et, s'il faut avouer ma bêtise, j'aisauté sans réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit. (Il frotteson pied.) Antonio Puisque c'est vous, il est juste de vous rendre ce brimborion de papier qui a coulé de votreveste, en tombant. Le Comte se jette dessus. Donne-le-moi. (Il ouvre le papier et le referme.) Figaro, à part. Je suis pris.

Le Comte, à Figaro. La frayeur ne vous aura pas fait oublier ce que contient ce papier, ni comment il se trouvaitdans votre poche? Figaro, embarrassé, fouille dans ses poches et en tire des papiers. Non sûrement... Mais c'est que j'en ai tant. Il faut répondre à tout... (Il regarde un despapiers.) Ceci? ah! c'est une lettre de Marceline, en quatre pages; elle est belle!... Ne serait-ce pas la requête de ce pauvre braconnier en prison?... Non, la voici... J'avais l'état desmeubles du petit château dans l'autre poche... (Le Comte rouvre le papier qu'il tient.) La Comtesse, bas à Suzanne. Ah! dieux! Suzon, c'est le brevet d'officier. Suzanne, bas à Figaro. Tout est perdu, c'est le brevet. Le Comte replie le papier. Eh bien! l'homme aux expédients, vous ne devinez pas? Antonio, s'approchant de Figaro. Monseigneur dit, si vous ne devinez pas? Figaro le repousse. Fi donc, vilain, qui me parle dans le nez! Le Comte Vous ne vous rappelez pas ce que ce peut être? Figaro A, a, a, ah! povero! ce sera le brevet de ce malheureux enfant, qu'il m'avait remis, et que j'aioublié de lui rendre. O o, o, oh! étourdi que je suis! que fera-t-il sans son brevet? Il fautcourir... Le Comte Pourquoi vous l'aurait-il remis? Figaro, embarrassé. Il... désirait qu'on y fît quelque chose. Le Comte regarde son papier. Il n'y manque rien. La Comtesse, bas à Suzanne. Le cachet. Suzanne, bas à Figaro. Le cachet manque. Le Comte, à Figaro. Vous ne répondez pas? Figaro

C'est... qu'en effet, il y manque peu de chose. Il dit que c'est l'usage. Le Comte L'usage! l'usage! l'usage de quoi? Figaro D'y apposer le sceau de vos armes. Peut-être aussi que cela ne valait pas la peine. Le Comte rouvre le papier et le chiffonne de colère. Allons, il est écrit que je ne saurai rien. (A part.) C'est ce Figaro qui les mène, et je ne m'envengerais pas! (Il veut sortir avec dépit.) Figaro, l'arrêtant. Vous sortez sans ordonner mon mariage? Scène XXII Bazile, Bartholo ,Marceline, Figaro, Le Comte, Gripe-Soleil, La Comtesse, Suzanne, Antonio;valets du Comte, ses vassaux. Marceline, au Comte. Ne l'ordonnez pas, Monseigneur! Avant de lui faire grâce, vous nous devez justice. Il a desengagements avec moi. Le Comte, à part. Voilà ma vengeance arrivée. Figaro Des engagements! De quelle nature? Expliquez-vous. Marceline Oui, je m'expliquerai, malhonnête! (La Comtesse s'assied sur une bergère. Suzanne estderrière elle.) Le Comte De quoi s'agit-il, Marceline? Marceline D'une obligation de mariage. Figaro Un billet, voilà tout, pour de l'argent prêté. Marceline, au Comte. Sous condition de m'épouser. Vous êtes un grand seigneur, le premier juge de la province... Le Comte Présentez-vous au tribunal, j'y rendrai justice à tout le monde. Bazile, montrant Marceline. En ce cas, Votre Grandeur permet que je fasse aussi valoir mes droits sur Marceline?

Le Comte, à part. Ah, voilà mon fripon du billet. FIGARO Autre fou de la même espèce! Le Comte, en colère, à Bazile. Vos droits! vos droits! Il vous convient bien de parler devant moi, maître sot! Antonio, frappant dans sa main. Il ne l'a, ma foi, pas manqué du premier coup: c'est son nom. Le Comte Marceline, on suspendra tout jusqu'à l'examen de vos titres, qui se fera publiquement dans lagrande salle d'audience. Honnête Bazile, agent fidèle et sûr, allez au bourg chercher les gensdu siège. Bazile Pour son affaire? Le Comte Et vous m'amènerez le paysan du billet. Bazile Est-ce que je le connais? Le Comte Vous résistez? Bazile Je ne suis pas entré au château pour en faire les commissions. Le Comte Quoi donc? Bazile Homme à talent sur l'orgue du village, je montre le clavecin à madame, à chanter à sesfemmes, la mandoline aux pages; et mon emploi surtout est d'amuser votre compagnie avecma guitare, quand il vous plaît me l'ordonner. Gripe-Soleil s'avance. J'irai bien, Monsigneu, si cela vous plaira. Le Comte Quel est ton nom et ton emploi? Gripe-Soleil Je suis Gripe-Soleil, mon bon signeu; le petit patouriau des chèvres, commandé pour le feud'artifice. C'est fête aujourd'hui dans le troupiau; et je sais ous-ce-qu'est toute l'enragéeboutique à procès du pays. Le Comte

Ton zèle me plaît; vas-y: mais vous (à Bazile), accompagnez monsieur en jouant de laguitare, et chantant pour amuser en chemin. Il est de ma compagnie. Gripe-Soleil, joyeux. Oh! moi, je suis de la?... (Suzanne l'apaise de la main, en lui montrant la Comtesse.) Bazile, surpris. Que j'accompagne Gripe-Soleil en jouant?... Le Comte C'est votre emploi. Partez ou je vous chasse. (Il sort.) Scène XXIII Les Acteurs précédents, excepté Le Comte. Bazile, à lui-même. Ah! je n'irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis... Figaro Qu'une cruche. Bazile, à part. Au lieu d'aider à leur mariage, je m'en vais assurer le mien avec Marceline. (A Figaro.) Neconclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour. (Il va prendre la guitare sur le fauteuil dufond.) Figaro le suit. Conclure! oh! va, ne crains rien, quand même tu ne reviendrais jamais... Tu n'as pas l'air entrain de chanter, veux-tu que je commence?... Allons, gai, haut la-mi-la pour ma fiancée. (Ilse met en marche à reculons, danse en chantant la séguedille suivante; Bazile accompagne;et tout le monde le suit.) SEGUEDILLE: Air noté. Je préfère à richesse La sagesse De ma Suzon, Zon, zon, zon, Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon. Aussi sa gentillesse Est maîtresse De ma raison, Zon, zon, zon, Zon, zon, zon,

Zon, zon, zon, Zon, zon, zon. (Le bruit s'éloigne, on n'entend pas le reste.) Scène XXIV Suzanne, La Comtesse. La Comtesse, dans sa bergère. Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m'a value avec son billet. Suzanne Ah! madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage! Il s'est terni toutà coup mais ce n'a été qu'un nuage; et par degrés vous êtes devenue rouge, rouge, rouge! La Comtesse Il a donc sauté par la fenêtre? Suzanne Sans hésiter, le charmant enfant! Léger... comme une abeille! La Comtesse Ah! ce fatal jardinier! Tout cela m'a remuée au point... que je ne pouvais rassembler deuxidées. Suzanne Ah! madame, au contraire; et c'est là que j'ai vu combien l'usage du grand monde donned'aisance aux dames comme il faut, pour mentir sans qu'il y paraisse. La Comtesse Crois-tu que le Comte en soit la dupe? Et s'il trouvait cet enfant au château! Suzanne Je vais recommander de le cacher si bien... La Comtesse Il faut qu'il parte. Après ce qui vient d'arriver, vous croyez bien que je ne suis pas tentée del'envoyer au jardin à votre place. Suzanne Il est certain que je n'irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une fois... La Comtesse se lève. Attends... Au lieu d'un autre, ou de toi, si j'y allais moi-même! Suzanne Vous, madame? La Comtesse Il n'y aurait personne d'exposé... Le Comte alors ne pourrait nier... Avoir puni sa jalousie, et

lui prouver son infidélité, cela serait... Allons: le bonheur d'un premier hasard m'enhardit àtenter le second. Fais-lui savoir promptement que tu te rendras au jardin. Mais surtout quepersonne... Suzanne Ah! Figaro. La Comtesse Non, non. Il voudrait mettre ici du sien... Mon masque de velours et ma canne; que j'aille yrêver sur la terrasse. (Suzanne entre dans le cabinet de toilette.) Scène XXV La Comtesse, seule, Il est assez effronté, mon petit projet! (Elle se retourne.) Ah! le ruban! mon joli ruban! jet'oubliais! (Elle le prend sur sa bergère et le roule.) Tu ne me quitteras plus... tu merappelleras la scène où ce malheureux enfant... Ah! monsieur le Comte, qu'avez-vous fait? etmoi, que fais-je en ce moment? Scène XXVI La Comtesse, Suzanne. (La Comtesse met furtivement le ruban dans son sein.) Suzanne Voici la canne et votre loup. La Comtesse Souviens-toi que je t'ai défendu d'en dire un mot à Figaro. Suzanne, avec joie Madame, il est charmant votre projet! je viens d'y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout,embrasse tout; et, quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. (Elle baisela main de sa maîtresse. Elles sortent.) Pendant l'entracte, des valets arrangent la salle d'audience: on apporte les deux banquettesà dossier des avocats, que l'on place aux deux colis du théâtre, de façon que le passage soitlibre par-derrière. On pose une estrade à deux marches dans le milieu du théâtre, vers lefond, sur laquelle on place le fauteuil du Comte. On met la table du greffier et son tabouret decôté sur le devant, et des sièges pour Brid'oison et d'autres juges, des deux côtés del'estrade du Comte. Acte troisième Le théâtre représente une salle du château appelée salle du trône et servant de salled'audience, ayant sur le côté une impériale en dais, et dessous, le portrait du Roi. Scène I Le Comte, Pédrille, en veste et botté, tenant un paquet cacheté.

Le Comte, vite. M'as-tu bien entendu? Pédrille Excellence, oui. (Il sort.) Scène II Le Comte, seul, criant. Pédrille! Scène III Le Comte, Pédrille revient. Pédrille Excellence? Le Comte On ne t'a pas vu? Pédrille Ame qui vive. Le Comte Prenez le cheval barbe. Pédrille Il est à la grille du potager, tout sellé. Le Comte Ferme, d'un trait, jusqu'à Séville. Pédrille Il n'y a que trois lieues, elles sont bonnes. Le Comte En descendant, sachez si le page est arrivé. Pédrille Dans l'hôtel? Le Comte Oui; surtout depuis quel temps. Pédrille J'entends. Le Comte Remets-lui son brevet, et reviens vite.

Pédrille Et s'il n'y était pas? Le Comte Revenez plus vite, et m'en rendez compte. Allez. Scène IV Le Comte, seul, marche en rêvant. J'ai fait une gaucherie en éloignant Bazile!... la colère n'est bonne à rien. - Ce billet remis parlui, qui m'avertit d'une entreprise sur la Comtesse; la camariste enfermée quand j'arrive; lamaîtresse affectée d'une terreur fausse ou vraie; un homme qui saute par la fenêtre, etl'autre après qui avoue... ou qui prétend que c'est lui... Le fil m'échappe. Il y a là-dedans uneobscurité... Des libertés chez mes vassaux, qu'importe à gens de cette étoffe? Mais laComtesse! si quelque insolent attentait... Où m'égaré-je? En vérité, quand la tête se monte,l'imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve! - Elle s'amusait: ces ris étouffés,cette joie mal éteinte! - Elle se respecte; et mon honneur... où diable on l'a placé! De l'autrepart, où suis-je? cette friponne de Suzanne a-t-elle trahi mon secret?... comme il n'est pasencore le sien... Qui donc m'enchaîne à cette fantaisie? j'ai voulu vingt fois y renoncer...Etrange effet de l'irrésolution! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins. - CeFigaro se fait bien attendre! il faut le sonder adroitement (Figaro paraît dans le fond, ils'arrête) et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d'une manièredétournée s'il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne. Scène V Le Comte, Figaro. Figaro, à part. Nous y voilà. Le Comte ... S'il en sait par elle un seul mot... Figaro, à part. je m'en suis douté. Le Comte ... Je lui fais épouser la vieille. Figaro, à part, Les amours de monsieur Bazile? Le Comte ... Et voyons ce que nous ferons de la jeune. Figaro, à part. Ah! ma femme, s'il vous plaît. Le Comte, se retourne.

Hein? quoi? qu'est-ce que c'est? Figaro s'avance. Moi, qui me rends à vos ordres. Le Comte Et pourquoi ces mots?... Figaro Je n'ai rien dit. Le Comte répète. Ma femme, s'il vous plaît? Figaro C'est... la fin d'une réponse que je faisais: allez le dire à ma femme, s'il vous plaît. Le Comte se promène. Sa femme!... Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter monsieur, quand je le faisappeler? Figaro, feignant d'assurer son habillement. Je m'étais sali sur ces couches en tombant; je me changeais. Le Comte Faut-il une heure? Figaro Il faut le temps. Le Comte Les domestiques ici... sont plus longs à s'habiller que les maîtres! Figaro C'est qu'ils n'ont point de valets pour les y aider. Le Comte Je n'ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger inutile, en vousjetant... Figaro Un danger! on dirait que je me suis engouffré tout vivant... Le Comte Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet! Vous entendezfort bien que ce n'est pas le danger qui m'inquiète, mais le motif. Figaro Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la Morena; vouscherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons! Jeme trouve là par hasard: qui sait dans votre emportement si...

Le Comte, interrompant. Vous pouviez fuir par l'escalier. Figaro Et vous, me prendre au corridor. Le Comte, en colère. Au corridor! (A part.) Je m'emporte, et nuis à ce que je veux savoir. Figaro, à part. Voyons-le venir, et jouons serré. Le Comte, radouci. Ce n'est pas ce que je voulais dire; laissons cela. J'avais... oui, j'avais quelque envie det'emmener à Londres courrier de dépêches... mais, toutes réflexions faites... Figaro Monseigneur a changé d'avis? Le Comte Premièrement, tu ne sais pas l'anglais. Figaro Je sais God-dam. Le Comte Je n'entends pas. Figaro Je dis que je sais God-dam. Le Comte Hé bien? Figaro Diable! c'est une belle langue que l'anglais! il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam, enAngleterre, on ne manque de rien nulle part, - Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras? entrezdans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) God-dam! onvous apporte un pied de boeuf salé, sans pain. C'est admirable! Aimez-vous à boire un coupd'excellent bourgogne ou de clairet? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-dam!on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction!Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés,coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches? mettez mignardement tous les doigtsunis sur la bouche. Ah! God-dam! elle vous sangle un soufflet de crocheteur: preuve qu'elleentend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques autres mots en conversant;mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue; et si Monseigneur n'a pasd'autre motif de me laisser en Espagne... Le Comte, à part. Il veut venir à Londres; elle n'a pas parlé.

Figaro, à part. Il croit que je ne sais rien; travaillons-le un peu dans son genre. Le Comte Quel motif avait la Comtesse pour me jouer un pareil tour? Figaro Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi. Le Comte Je la préviens sur tout, et la comble de présents. Figaro Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous prive dunécessaire? Le Comte ... Autrefois tu me disais tout. Figaro Et maintenant je ne vous cache rien. Le Comte Combien la Comtesse t'a-t-elle donné pour cette belle association? Figaro Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur? Tenez, Monseigneur,n'humilions pas l'homme qui nous sert bien, crainte d'en faire un mauvais valet. Le Comte Pourquoi faut-il qu'il y ait toujours du louche en ce que tu fais? Figaro C'est qu'on en voit partout quand on cherche des torts. Le Comte Une réputation détestable! Figaro Et si je vaux mieux qu'elle? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant? Le Comte Cent fois je t'ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit. Figaro Comment voulez-vous? la foule est là: chacun veut courir, on se presse, on pousse, oncoudoie, on renverse, arrive qui peut; le reste est écrasé, Aussi c'est fait; pour moi, j'yrenonce. Le Comte A la fortune? (A part.) Voici du neuf.

Figaro, à part. A mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m'a gratifié de la conciergerie du château;c'est un fort joli sort: à la vérité, je ne serai pas le courrier étrenné des nouvellesintéressantes; mais, en revanche, heureux avec ma femme au fond de l'Andalousie... Le Comte Qui t'empêcherait de l'emmener à Londres? Figaro Il faudrait la quitter si souvent, que j'aurais bientôt du mariage par-dessus la tête. Le Comte Avec du caractère et de l'esprit, tu pourrais un jour t'avancer dans les bureaux. Figaro De l'esprit pour s'avancer? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et l'on arrive àtout. Le Comte Il ne faudrait qu'étudier un peu sous moi la politique. Figaro Je la sais. Le Comte Comme l'anglais, le fond de la langue! Figaro Oui, s'il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir tout cequ'on ignore; d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu'on entend; surtoutde pouvoir au-delà de ses forces; avoir souvent pour grand secret de cacher qu'il n'y en apoint; s'enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n'est, comme on dit,que vide et creux; jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions et pensionner destraîtres; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d'ennoblir la pauvreté desmoyens par l'importance des objets: voilà toute la politique, ou je meure! Le Comte Eh! c'est l'intrigue que tu définis! Figaro La politique, l'intrigue, volontiers; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse quivoudra! J'aime mieux ma mie, ô gué! comme dit la chanson du bon Roi. Le Comte, à part. Il veut rester. J'entends... Suzanne m'a trahi. Figaro, à part. Je l'enfile, et le paye en sa monnaie. Le Comte Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline?

Figaro Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand Votre Excellence se permet denous souffler toutes les jeunes! Le Comte, raillant. Au tribunal le magistrat s'oublie, et ne voit plus que l'ordonnance. Figaro Indulgente aux grands, dure aux petits... Le Comte Crois-tu donc que je plaisante? Figaro Eh! qui le sait, Monseigneur? Tempo è galant'uomo, dit l'Italien; il dit toujours la vérité: c'estlui qui m'apprendra qui me veut du mal, ou du bien. Le Comte, à part. Je vois qu'on lui a tout dit; il épousera la duègne. Figaro, à part. Il a joué au fin avec moi, qu'a-t-il appris? Scène VI Le Comte, un laquais, Figaro. Le laquais, annonçant. Dom Gusman Brid'oison. Le Comte Brid'oison? Figaro Eh! sans doute. C'est le juge ordinaire, le lieutenant du siège, votre prud'homme. Le Comte Qu'il attende. (Le laquais sort.) Scène VII Le Comte, Figaro. Figaro reste un moment à regarder le Comte qui rêve. ... Est-ce là ce que Monseigneur voulait? Le Comte, revenant à lui. Moi?... je disais d'arranger ce salon pour l'audience publique. Figaro

Hé! qu'est-ce qu'il manque? Le grand fauteuil pour vous, de bonnes chaises auxprud'hommes, le tabouret du greffier, deux banquettes aux avocats, le plancher pour le beaumonde et la canaille derrière. Je vais renvoyer les frotteurs. (Il sort.) Scène VIII Le Comte, seul. Le maraud m'embarrassait! en disputant, il prend son avantage, il vous serre, vousenveloppe... Ah! friponne et fripon, vous vous entendez pour me jouer? Soyez amis, soyezamants, soyez ce qu'il vous plaira, j'y consens; mais parbleu, pour époux... Scène IX Suzanne, Le Comte. Suzanne, essoufflée. Monseigneur... pardon, Monseigneur. Le Comte, avec humeur. Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle? Suzanne Vous êtes en colère? Le Comte Vous voulez quelque chose apparemment? Suzanne, timidement. C'est que ma maîtresse a ses vapeurs. J'accourais vous prier de nous prêter votre flacond'éther. Je l'aurais rapporté dans l'instant, Le Comte, le lui donne. Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile. Suzanne Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc? C'est un mal de condition, qu'onne prend que dans les boudoirs. Le Comte Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur... Suzanne En payant Marceline avec la dot que vous m'avez promise... Le Comte Que je vous ai promise, moi? Suzanne, baissant les yeux. Monseigneur, j'avais cru l'entendre. Le Comte

Oui, si vous consentiez à m'entendre vous-même. Suzanne, les yeux baissés. Et n'est-ce pas mon devoir d'écouter Son Excellence? Le Comte Pourquoi donc, cruelle fille, ne me l'avoir pas dit plus tôt? Suzanne Est-il jamais trop tard pour dire la vérité? Le Comte Tu te rendrais sur la brune au jardin? Suzanne Est-ce que je ne m'y promène pas tous les soirs? Le Comte Tu m'as traité ce matin si durement! Suzanne Ce matin? - Et le page derrière le fauteuil? Le Comte Elle a raison, je l'oubliais... Mais pourquoi ce refus obstiné quand Bazile, de ma part?... Suzanne Quelle nécessité qu'un Bazile...? Le Comte Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien que vous n'ayeztout dit! Suzanne Dame! oui, je lui dis tout... hors ce qu'il faut lui taire, Le Comte, en riant. Ah! charmante! Et tu me le promets? Si tu manquais à ta parole, entendons-nous, moncoeur: point de rendez-vous, point de dot, point de mariage. Suzanne, faisant la révérence. Mais aussi point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur. Le Comte Où prend-elle ce qu'elle dit? d'honneur j'en raffolerai! Mais ta maîtresse attend le flacon... Suzanne, riant et rendant le flacon. Aurais-je pu vous parler sans un prétexte? Le Comte veut l'embrasser Délicieuse créature!

Suzanne s'échappe. Voilà du monde. Le Comte, à part. Elle est à moi. (Il s'enfuit.) Suzanne Allons vite rendre compte à madame. Scène X Suzanne, Figaro. Figaro Suzanne, Suzanne! où cours-tu donc si vite en quittant Monseigneur? Suzanne Plaide à présent, si tu le veux; tu viens de gagner ton procès. (Elle s'enfuit.) Figaro la suit. Ah! mais, dis donc... Scène XI Le Comte rentre seul. Tu viens de gagner ton procès! - Je donnais là dans un bon piège! O mes chers insolents! jevous punirai de façon... Un bon arrêt, bien juste... Mais s'il allait payer la duègne... Avecquoi... S'il payait... Eeeeh! n'ai-je pas le fier Antonio, dont le noble orgueil dédaigne en Figaroun inconnu pour sa nièce? En caressant cette manie... Pourquoi non? dans le vaste champde l'intrigue il faut savoir tout cultiver, jusqu'à la vanité d'un sot. (Il appelle.) Anto... (Il voitentrer Marceline, etc. Il sort.) Scène XII Bartholo, Marceline, Brid'oison Marceline, à Brid'oison. Monsieur, écoutez mon affaire. Brid'oison, en robe, et bégayant un peu. Eh bien! pa-arlons-en verbalement. Bartholo C'est une promesse de mariage, Marceline Accompagnée d'un prêt d'argent. Brid'oison

J'en-entends, et caetera, le reste. Marceline Non, monsieur, point d'et caetera. Brid'oison J'en-entends: vous avez la somme? Marceline Non, monsieur; c'est moi qui l'ai prêtée. Brid'oison J'en-entends bien, vou-ous redemandez l'argent? Marceline Non, monsieur; je demande qu'il m'épouse. Brid'oison Eh! mais, j'en-entends fort bien; et lui veu-eut-il vous épouser? Marceline Non, monsieur; voilà tout le procès! Brid'oison Croyez-vous que je ne l'en-entende pas, le procès? Marceline Non, monsieur. (A Bartholo.) Où sommes-nous? (A Brid'oison). Quoi! c'est vous qui nousjugerez? Brid'oison Est-ce que j'ai a-acheté ma charge pour autre chose? Marceline, en soupirant. C'est un grand abus que de les vendre! Brid'oison Oui; l'on-on ferait mieux de nous les donner pour rien. Contre qui plai-aidez-vous? Scène XIII Bartholo, Marceline, Brid'oison. Figaro rentre en se frottant les mains. Marceline, montrant Figaro. Monsieur, contre ce malhonnête homme. Figaro, très gaiement, à Marceline. Je vous gêne peut-être. - Monseigneur revient dans l'instant, monsieur le conseiller. Brid'oison

J'ai vu ce ga-arçon-là quelque part. Figaro Chez madame votre femme, à Séville, pour la servir, Monsieur le conseiller. Brid'oison Dan-ans quel temps? Figaro Un peu moins d'un an avant la naissance de monsieur votre fils le cadet, qui est un bien jolienfant, je m'en vante. Brid'oison Oui, c'est le plus jo-oli de tous. On dit que tu-u fais ici des tiennes? Figaro Monsieur est bien bon. Ce n'est là qu'une misère. Brid'oison Une promesse de mariage! A-ah! le pauvre benêt! Figaro Monsieur... Brid'oison A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon; Figaro N'est-ce pas Double-Main, le greffier? Brid'oison Oui; c'è-est qu'il mange à deux râteliers. Figaro Manger! je suis garant qu'il dévore. Oh! que oui, je l'ai vu pour l'extrait et pour le supplémentd'extrait; comme cela se pratique, au reste. Brid'oison On-on doit remplir les formes. Figaro Assurément, monsieur; si le fond des procès appartient aux plaideurs, on sait bien que laforme est le patrimoine des tribunaux. Brid'oison Ce garçon-là n'è-est pas si niais que je l'avais cru d'abord. Hé bien, l'ami, puisque tu en saistant, nou-ous aurons soin de ton affaire. Figaro Monsieur, je m'en rapporte à votre équité, quoique vous soyez de notre justice. Brid'oison

Hein?... Oui, je suis de la-a justice. Mais si tu dois, et que tu-u ne payes pas?... Figaro Alors monsieur voit bien que c'est comme si je ne devais pas. Brid'oison San-ans doute. - Hé! mais qu'est-ce donc qu'il dit? Scène XIV Bartholo, Marceline, Le Comte, Brid'oison, Figaro, un huissier. L'huissier, précédant le Comte, crie. Monseigneur, messieurs. Le Comte En robe ici, seigneur Brid'oison! Ce n'est qu'une affaire domestique: l'habit de ville était tropbon. Brid'oison C'è-est vous qui l'êtes, monsieur le Comte. Mais je ne vais jamais san-ans elle, parce que laforme, voyez-vous, la forme! Tel rit d'un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d'unprocureur en robe. La forme, la-a forme! Le Comte, à l'huissier. Faites entrer l'audience. L'huissier va ouvrir en glapissant. L'audience! Scène XV Les Acteurs précédents, Antonio, Les Valets du château, les paysans et paysannes en habitsde fête; Le Comte s'assied sur le grand fauteuil; Brid'oison, sur une chaise à côté; LeGreffier, sur le tabouret derrière sa table; Les Juges, Les Avocats, sur les banquettes;Marceline, à côté de Bartholo; Figaro, sur l'autre banquette; Les Paysans et Valets, deboutderrière. Brid'oison, à Double-Main. Double-Main, a-appelez les causes. Double-Main lit un papier. "Noble, très noble, infiniment noble, don Pedro George, hidalgo, baron de Los Altos, yMontes Fieros, y Otros Montes; contre Alonzo Calderon, jeune auteur dramatique. Il estquestion d'une comédie mort-née, que chacun désavoue et rejette sur l'autre." Le Comte Ils ont raison tous deux. Hors de cour. S'ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu'ilmarque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poète sontalent.

Double-Main lit un autre papier. "André Pétrutebio, laboureur; contre le receveur de la province." Il s'agit d'un forcementarbitraire. Le Comte L'affaire n'est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux en les protégeant près duRoi. Passez. Double-Main en prend un troisième. Bartholo et Figaro se lèvent. "Barbe - Agar - Raab - Magdelaine - Nicole - Marceline de Verte-Allure, fille majeure(Marceline se lève et salue); contre Figaro..." Nom de baptême en blanc? Figaro Anonyme. Brid'oison A-anonyme! Què-el patron est-ce là? Figaro C'est le mien. Double-Main écrit. Contre anonyme Figaro. Qualités? Figaro Gentilhomme. Le Comte Vous êtes gentilhomme? (Le greffier écrit.) Figaro Si le ciel l'eût voulu, je serais fils d'un prince Le Comte, au greffier. Allez. L'Huissier, glapissant. Silence! messieurs. Double-Main lit. "... Pour cause d'opposition faite au mariage dudit Figaro par ladite de Verte-Allure. Ledocteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même, si la cour lepermet, contre le voeu de l'usage et la jurisprudence du siège." Figaro L'usage, maître Double-Main, est souvent un abus. Le client un peu instruit sait toujoursmieux sa cause que certains avocats, qui, suant à froid, criant à tue-tête, et connaissant tout,hors le fait, s'embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur que d'ennuyer l'auditoire etd'endormir messieurs: plus boursouflés après que s'ils eussent composé l'Oratio pro Murena.Moi, je dirai le fait en peu de mots. Messieurs...

Double-Main En voilà beaucoup d'inutiles, car vous n'êtes pas demandeur, et n'avez que la défense.Avancez, docteur, et lisez la promesse. Figaro Oui, promesse! Bartholo, mettant ses lunettes. Elle est précise. Brid'oison I-il faut la voir. Double-Main Silence donc, messieurs! L'Huissier, glapissant. Silence! Bartholo lit. "Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc. Marceline de Verte-Allure dans lechâteau d'Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes cordonnées, laquellesomme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château; et je l'épouserai, par forme dereconnaissance, etc. Signé Figaro, tout court." Mes conclusions sont au paiement du billet età l'exécution de la promesse, avec dépens. (Il plaide.) Messieurs... jamais cause plusintéressante ne fut soumise au jugement de la cour; et, depuis Alexandre le Grand, quipromit mariage à la belle Thalestris... Le Comte, interrompant. Avant d'aller plus loin, avocat, convient-on de la validité du titre? Brid'oison, à Figaro. Qu'oppo... qu'oppo-osez-vous à cette lecture? Figaro Qu'il y a, messieurs, malice, erreur ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce, car iln'est pas dit dans l'écrit: "laquelle somme je lui rendrai, ET je l'épouserai," mais "laquellesomme je lui rendrai, OU je l'épouserai"; ce qui est bien différent. Le Comte Y a-t-il ET dans l'acte, ou bien OU? Bartholo Il y a ET. Figaro Il y a OU. Brid'oison Dou-ouble-Main, lisez vous-même.

Double-Main, prenant le papier. Et c'est le plus sûr; car souvent les parties déguisent en lisant. (Il lit.) "E, e, e, Damoiselle e,e, e, de Verte-Allure, e, e, e, Ha! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans cechâteau... ET... OU... ET... OU..." Le mot est si mal écrit... il y a un pâté. Brid'oison Un pâ-âté? je sais ce que c'est. Bartholo, plaidant. Je soutiens, moi, que c'est la conjonction copulative ET qui lie les membres corrélatifs de laphrase; je payerai la demoiselle, ET je l'épouserai. Figaro, plaidant. Je soutiens, moi, que c'est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres; jepayerai la donzelle, OU je l'épouserai. A pédant, pédant et demi. Qu'il s'avise de parler latin,j'y suis grec; je l'extermine. Le Comte Comment juger pareille question? Bartholo Pour la trancher, messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu'il y ait OU. Figaro J'en demande acte. Bartholo Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable. Examinons le titre ence sens. (Il lit.) "Laquelle somme je lui rendrai dans ce château, où je l'épouserai." C'est ainsiqu'on dirait, messieurs: "Vous vous ferez saigner dans ce lit, où vous resterez chaudement";c'est dans lequel. "Il prendra deux gros de rhubarbe, où vous mêlerez un peu de tamarin";dans lesquels on mêlera. Ainsi "château où je l'épouserai", messieurs, c'est "château danslequel.." Figaro Point du tout: la phrase est dans le sens de celle-ci: "ou la maladie vous tuera, ou ce sera lemédecin"; ou bien le médecin; c'est incontestable. Autre exemple: "ou vous n'écrirez rien quiplaise, ou les sots vous dénigreront"; ou bien les sots; le sens est clair; car, audit cas, sots ouméchants sont le substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j'aie oublié masyntaxe? Ainsi, je la payerai dans ce château, virgule, ou je l'épouserai... Bartholo, vite. Sans virgule. Figaro, vite. Elle y est. C'est, virgule, messieurs, ou bien je l'épouserai. Bartholo, regardant le papier, vite. Sans virgule, messieurs. Figaro, vite.

Elle y était, messieurs. D'ailleurs, l'homme qui épouse est-il tenu de rembourser? Bartholo, vite. Oui; nous nous marions séparés de biens. Figaro, vite. Et nous de corps, dès que mariage n'est pas quittance. (Les juges se lèvent et opinent toutbas.) Bartholo Plaisant acquittement! Double-Main Silence, messieurs! L'Huissier, glapissant. Silence! Bartholo Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes! Figaro Est-ce votre cause, avocat, que vous plaidez? Bartholo Je défends cette demoiselle. Figaro Continuez à déraisonner, mais cessez d'injurier. Lorsque, craignant l'emportement desplaideurs, les tribunaux ont toléré qu'on appelât des tiers, ils n'ont pas entendu que cesdéfenseurs modérés deviendraient impunément des insolents privilégiés. C'est dégrader leplus noble institut. (Les juges continuent d'opiner bas.) Antonio, à Marceline, montrant les juges. Qu'ont-ils tant à balbucifier? Marceline On a corrompu le grand juge; il corrompt l'autre, et je perds mon procès. Bartholo, bas, d'un ton sombre. J'en ai peur. Figaro, gaiement. Courage, Marceline! Double-Main se lève; à Marceline. Ah! c'est trop fort! je vous dénonce; et, pour l'honneur du tribunal, je demande qu'avant fairedroit sur l'autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci. Le Comte s'assied. Non, greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle; un juge espagnol n'aurapoint à rougir d'un excès digne au plus des tribunaux asiatiques: c'est assez des autres abus!

J'en vais corriger un second, en vous motivant mon arrêt: tout juge qui s'y refuse est ungrand ennemi des lois. Que peut requérir la demanderesse? mariage à défaut de paiement:les deux ensemble impliqueraient. Double-Main Silence, messieurs! L'Huissier, glapissant. Silence. Le Comte Que nous répond le défendeur? qu'il veut garder sa personne; à lui permis. Figaro, avec joie. J'ai gagné! Le Comte Mais comme le texte dit: "Laquelle somme je payerai à sa première réquisition, ou bienj'épouserai, etc.", la cour condamne le défendeur à payer deux mille piastres fortes à lademanderesse, ou bien à l'épouser dans le jour. (Il se lève.) Figaro, stupéfait. J'ai perdu. Antonio, avec joie. Superbe arrêt! Figaro En quoi superbe? Antonio En ce que tu n'es plus mon neveu. Grand merci, monseigneur. L'Huissier, glapissant. Passez, messieurs. (Le peuple sort.) Antonio Je m'en vas tout conter à ma nièce (Il sort.) Scène XVI Le Comte, allant de côté et d'autre; Marceline, Bartholo, Figaro, Brid'oison. Marceline, s'assied. Ah! je respire! Figaro Et moi, j'étouffe. Le Comte, à part. Au moins je suis vengé, cela soulage.

Figaro, à part. Et ce Bazile qui devait s'opposer au mariage de Marceline, voyez comme il revient! - (AuComte qui sort.) monseigneur, vous nous quittez? Le Comte Tout est jugé. Figaro, à Brid'oison. C'est ce gros enflé de conseiller... Brid'oison Moi, gros-os enflé! Figaro Sans doute. Et je ne l'épouserai pas: je suis gentilhomme, une fois. (Le Comte s'arrête.) Bartholo Vous l'épouserez. Figaro Sans l'aveu de mes nobles parents? Bartholo Nommez-les, montrez-les. Figaro Qu'on me donne un peu de temps: je suis bien près de les revoir; il y a quinze ans que je lescherche. Bartholo Le fat! c'est quelque enfant trouvé! Figaro Enfant perdu, docteur, ou plutôt enfant volé. Le Comte revient. Volé, perdu, la preuve? Il crierait qu'on lui fait injure! Figaro Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d'or trouvés sur moi parles brigands n'indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu'on avait prise de mefaire des marques distinctives témoignerait assez combien j'étais un fils précieux: et cethiéroglyphe à mon bras... (Il veut se dépouiller le bras droit.) Marceline, se levant vivement. Une spatule à ton bras droit? Figaro D'où savez-vous que je dois l'avoir? Marceline

Dieux! c'est lui! Figaro Oui, c'est moi. Bartholo, à Marceline. Et qui? lui! Marceline, vivement C'est Emmanuel. Bartholo, à Figaro. Tu fus enlevé par des bohémiens? Figaro, exalté. Tout près d'un château. Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix àce service; des monceaux d'or n'arrêteront pas mes illustres parents. Bartholo, montrant Marceline. Voilà ta mère. Figaro ... Nourrice? Bartholo Ta propre mère. Le Comte Sa mère! Figaro Expliquez-vous. Marceline, montrant Bartholo. Voilà ton père. Figaro, désolé. Oooh! aie de moi! Marceline Est-ce que la nature ne te l'a pas dit mille fois Figaro Jamais. Le Comte, à part. Sa mère! Brid'oison C'est clair, i-il ne l'épousera pas. Bartholo

Ni moi non plus. Marceline Ni vous! Et votre fils? Vous m'aviez juré... Bartholo J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde. Brid'oison E-et si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne. Bartholo Des fautes si connues! une jeunesse déplorable! Marceline, s'échauffant par degrés. Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! Je n'entends pas nier mes fautes; ce jour les a tropbien prouvées! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste! J'étaisnée, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison.Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nousassiègent pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tantd'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dixinfortunées! Figaro Les plus coupables sont les moins généreux; c'est la règle. Marceline, vivement. Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes!c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse; vous et vos magistrats, si vains dudroit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnêtemoyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droitnaturel à toute la parure des femmes: on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe. Figaro, en colère. Ils font broder jusqu'aux soldats! Marceline, exaltée. Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considérationdérisoire; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle; traitées en mineurespour nos biens, punies en majeures pour nos fautes! Ah! sous tous les aspects, votreconduite avec nous fait horreur ou pitié! Figaro Elle a raison! Le Comte, à part. Que trop raison! Brid'oison Elle a, mon-on Dieu, raison. Marceline

Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste? Ne regarde pas d'où tu viens,vois où tu vas: cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plusque d'elle-même; elle t'acceptera, j'en réponds. Vis entre une épouse, une mère tendre qui techériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils; gai, libre etbon pour tout le monde; il ne manquera rien à ta mère. Figaro Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot, en effet! Il y a des mille, milleans que le monde roule, et dans cet océan de durée, où j'ai par hasard attrapé quelqueschétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois!Tant pis pour qui s'en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sansrelâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pasmême quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours, quoiqu'ils cessent de marcher. Nousattendrons. Le Comte Sot événement qui me dérange! Brid'oison, à Figaro. Et la noblesse, et le château? Vous impo-osez à la justice! Figaro Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice! Après que j'ai manqué, pour ces mauditscent écus, d'assommer vingt fois monsieur, qui se trouve aujourd'hui mon père! Mais puisquele ciel sauvé ma vertu de ces dangers, mon père, agréez mes excuses... et vous, ma mère,embrassez-moi... le plus maternellement que vous pourrez (Marceline lui saute au cou.) Scène XVII Bartholo, Figaro, Marceline, Brid'oison, Suzanne, Antonio, Le Comte. Suzanne, accourant, une bourse à la main. Monseigneur, arrêtez; qu'on ne les marie pas: je viens payer madame avec la dot que mamaîtresse me donne. Le Comte, à part. Au diable la maîtresse! Il semble que tout conspire... (Il sort.) Scène XVIII Bartholo, Antonio, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid'oison. Antonio, voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne. Ah! oui, payer! Tiens, tiens. Suzanne, se retourne. J'en vois assez: sortons, mon oncle. Figaro, l'arrêtant. Non, s'il vous plaît. Que vois-tu donc?

Suzanne Ma bêtise et ta lâcheté. Figaro Pas plus de l'une que de l'autre. Suzanne, en colère. Et que tu l'épouses à gré, puisque tu la caresses. Figaro, gaiement. Je la caresse, mais je ne l'épouse pas. (Suzanne veut sortir, Figaro la retient.) Suzanne lui donne un soufflet. Vous êtes bien insolent d'oser me retenir! Figaro, à la compagnie. C'est-il çà de l'amour! Avant de nous quitter, je t'en supplie, envisage bien cette chèrefemme-là. Suzanne Je la regarde. Figaro Et tu la trouves?... Suzanne Affreuse. Figaro Et vive la jalousie! elle ne vous marchande pas. Marceline, les bras ouverts. Embrasse ta mère, ma jolie Suzannette. Le méchant qui te tourmente est mon fils. Suzanne, court à elle. Vous, sa mère! (Elles restent dans les bras l'une de l'autre.) Antonio C'est donc de tout à l'heure? Figaro ... Que je le sais. Marceline, exaltée. Non, mon coeur entraîné vers lui ne se trompait que de motif; c'était le sang qui me parlait. Figaro Et moi le bon sens, ma mère, qui me servait d'instinct quand je vous refusais; car j'étais loinde vous haïr, témoin l'argent... Marceline, lui remet un papier.

Il est à toi: reprends ton billet, c'est ta dot. Suzanne lui jette la bourse. Prends encore celle-ci. Figaro Grand merci. Marceline, exaltée. Fille assez malheureuse, j'allais devenir la plus misérable des femmes, et je suis la plusfortunée des mères! Embrassez-moi, mes deux enfants; j'unis dans vous toutes mestendresses. Heureuse autant que je puis l'être, ah! mes enfants, combien je vais aimer! Figaro, attendri, avec vivacité. Arrête donc, chère mère! arrête donc! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés despremières larmes que je connaisse? Elles sont de joie, au moins. Mais quelle stupidité! j'aimanqué d'en être honteux: je les sentais couler entre mes doigts: regarde; (Il montre sesdoigts écartés) et je les retenais bêtement! Va te promener, la honte! je veux rire et pleureren même. temps; on ne sent pas deux fois ce que j'éprouve. (Il embrasse sa mère d'un côté,Suzanne de l'autre.). Marceline O mon ami! Suzanne Mon cher ami! Brid'oison, s'essuyant les yeux d'un mouchoir. Et bien! moi, je suis donc bê-ête aussi! Figaro, exalté. Chagrin, c'est maintenant que je puis te défier! Atteins-moi, si tu l'oses, entre ces deuxfemmes chéries. Antonio, à Figaro. Pas tant de cajoleries, s'il vous plaît. En fait de mariage dans les familles, celui des parentsva devant, savez. Les vôtres se baillent-ils la main? Bartholo Ma main! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère d'un tel drôle! Antonio, à Bartholo. Vous n'êtes donc qu'un père marâtre? (A Figaro.) En ce cas, not' galant, plus de parole. Suzanne Ah! mon oncle... Antonio Irai-je donner l'enfant de not' soeur à sti qui n'est l'enfant de personne? Brid'oison

Est-ce que cela-a se peut, imbécile? on-on est toujours l'enfant de quelqu'un. Antonio Tarare!... Il ne l'aura jamais. (Il sort.) Scène XIX Bartholo, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid'oison. Bartholo, à Figaro. Et cherche à présent qui t'adopte. (Il veut sortir.) Marceline, courant prendre Bartholo à bras-le-corps, le ramène. Arrêtez, docteur, ne sortez pas! Figaro, à part. Non, tous les sots d'Andalousie sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre mariage! Suzanne, à Bartholo. Bon petit papa, c'est votre fils. Marceline, à Bartholo. De l'esprit, des talents, de la figure. Figaro, à Bartholo. Et qui ne vous a pas coûté une obole. Bartholo Et les cent écus qu'il m'a pris? Marceline, le caressant. Nous aurons tant soin de vous, papa! Suzanne, le caressant. Nous vous aimerons tant, petit papa! Bartholo, attendri. Papa! bon papa! petit papa! Voilà que je suis plus bête encore que monsieur, moi. (MontrantBrid'oison.) Je me laisse aller comme un enfant. (Marceline et Suzanne l'embrassent.) Oh!non, je n'ai pas dit oui. (Il se retourne.) Qu'est donc devenu Monseigneur? Figaro Courons le joindre; arrachons-lui son dernier mot. S'il machinait quelque autre intrigue, ilfaudrait tout recommencer. Tous ensemble Courons, courons. (Ils entraînent Bartholo dehors.) Scène XX Brid'oison, seul.

Plus bê-ête encore que monsieur! On peut se dire à soi-même ces-es sortes de choses-là,mais... I-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci. (Il sort.) Acte quatrième Le théâtre représente une galerie ornée de candélabres, de lustres allumés, de fleurs, deguirlandes, en un mot, préparée pour donner une fête. Sur le devant, à droite, est une tableavec une écritoire, un fauteuil derrière. Scène I Figaro, Suzanne. Figaro, la tenant à bras-le-corps. Hé bien! amour, es-tu contente? Elle a converti son docteur, cette fine langue dorée de mamère! Malgré sa répugnance, il l'épouse, et ton bourru d'oncle est bridé; il n'y a queMonseigneur qui rage, car enfin notre hymen va devenir le prix du leur. Ris donc un peu dece bon résultat. Suzanne As-tu rien vu de plus étrange? Figaro Ou plutôt d'aussi gai. Nous ne voulions qu'une dot arrachée à l'Excellence; en voilà deuxdans nos mains, qui ne sortent pas des siennes. Une rivale acharnée te poursuivait; j'étaistourmenté par une furie; tout cela s'est changé, pour nous, dans la plus bonne des mères.Hier, j'étais comme seul au monde, et voilà que j'ai tous mes parents; pas si magnifiques, ilest vrai, que je me les étais galonnés; mais assez bien pour nous, qui n'avons pas la vanitédes riches. Suzanne Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n'est pourtantarrivée! Figaro Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite: ainsi va le monde; on travaille, on projette,on arrange d'un côté; la fortune accomplit de l'autre: et depuis l'affamé conquérant quivoudrait avaler la terre, jusqu'au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, toussont le jouet de ses caprices; encore l'aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moinstrompé dans ses vues, que l'autre aveugle avec son entourage. - Pour cet aimable aveuglequ'on nomme Amour... (Il la reprend tendrement à bras-le-corps.) Suzanne Ah! c'est le seul qui m'intéresse! Figaro Permets donc que, prenant l'emploi de la Folie, je sois le bon chien qui le mène à ta joliemignonne porte; et nous voilà logés pour la vie. Suzanne, riant.

L'Amour et toi? Figaro Moi et l'Amour. Suzanne Et vous ne chercherez pas d'autre gîte? Figaro Si tu m'y prends, je veux bien que mille millions de galants... Suzanne Tu vas exagérer: dis ta bonne vérité. Figaro Ma vérité la plus vraie! Suzanne Fi donc, vilain! en a-t-on plusieurs? Figaro Oh! que oui. Depuis qu'on a remarqué qu'avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, etqu'anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de grosses, grosses vérités, onen a de mille espèces. Et celles qu'on sait, sans oser les divulguer: car toute vérité n'est pasbonne à dire; et celles qu'on vante, sans y ajouter foi: car toute vérité n'est pas bonne àcroire; et les serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs,les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands, cela ne finit pas. Il n'y aque mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi. Suzanne J'aime ta joie, parce qu'elle est folle; elle annonce que tu es heureux. Parlons du rendez-vousdu Comte. Figaro Ou plutôt n'en parlons jamais; il a failli me coûter Suzanne. Suzanne Tu ne veux donc plus qu'il ait lieu? Figaro Si vous m'aimez, Suzon, votre parole d'honneur sur ce point: qu'il s'y morfonde; et c'est sapunition. Suzanne Il m'en a plus coûté de l'accorder que je n'ai de peine à le rompre: il n'en sera plus question. Figaro Ta bonne vérité? Suzanne Je ne suis pas comme vous autres savants, moi! je n'en ai qu'une.

Figaro Et tu m'aimeras un peu? Suzanne Beaucoup. Figaro Ce n'est guère. Suzanne Et comment? Figaro En fait d'amour, vois-tu, trop n'est pas même assez. Suzanne Je n'entends pas toutes ces finesses, mais je n'aimerai que mon mari. Figaro Tiens parole, et tu feras une belle exception à l'usage. (Il veut l'embrasser.) Scène II Figaro, Suzanne, La Comtesse. La Comtesse Ah! j'avais raison de le dire; en quelque endroit qu'ils soient, croyez qu'ils sont ensemble.Allons donc, Figaro, c'est voler l'avenir, le mariage et vous-même, que d'usurper un tête-à-tête. On vous attend, on s'impatiente. Figaro Il est vrai, madame, je m'oublie. je vais leur montrer mon excuse. (Il veut emmener Suzanne.)La Comtesse la retient. Elle vous suit. Scène III Suzanne, La Comtesse. La Comtesse As-tu ce qu'il nous faut pour troquer de vêtement? Suzanne Il ne faut rien, madame; le rendez-vous ne tiendra pas. La Comtesse Ah! vous changez d'avis? Suzanne

C'est Figaro. La Comtesse Vous me trompez. Suzanne Bonté divine! La Comtesse Figaro n'est pas homme à laisser échapper une dot. Suzanne Madame! eh, que croyez-vous donc? La Comtesse Qu'enfin, d'accord avec le Comte, il vous fâche à présent de m'avoir confié ses projets. Jevous sais par coeur. Laissez-moi. (Elle veut sortir.) Suzanne se jette à genoux. Au nom du ciel, espoir de tous! Vous ne savez pas, madame, le mal que vous faites àSuzanne! Après vos bontés continuelles et la dot que vous me donnez!... La Comtesse la relève. Hé mais... je ne sais ce que je dis! En me cédant ta place au jardin, tu n'y vas pas, moncoeur; tu tiens parole à ton mari, tu m'aides à ramener le mien. Suzanne Comme vous m'avez affligée! La Comtesse C'est que je ne suis qu'une étourdie. (Elle la baise au front.) Où est ton rendez-vous? Suzanne, lui baise la main. Le mot de jardin m'a seul frappée. La Comtesse, montrant la table. Prends cette plume, et fixons un endroit. Suzanne Lui écrire! La Comtesse Il le faut. Suzanne Madame! au moins, c'est vous... La Comtesse Je mets tout sur mon compte. (Suzanne s'assied, la Comtesse dicte.) Chanson nouvelle, sur l'air... "Qu'il fera beau ce soir sous les grands marronniers... Qu'il ferabeau ce soir... "

Suzanne écrit. "Sous les grands marronniers..." Après? La Comtesse Crains-tu qu'il ne t'entende pas? Suzanne relit. C'est juste. (Elle plie le billet.) Avec quoi cacheter? La Comtesse Une épingle, dépêche; elle servira de réponse. Ecris sur le revers: Renvoyez-moi le cachet. Suzanne écrit en riant. Ah! le cachet!... Celui-ci, madame, est plus gai que celui du brevet. La Comtesse, avec un souvenir douloureux. Ah! Suzanne cherche sur elle. je n'ai pas d'épingle, à présent! La Comtesse détache sa lévite. Prends celle-ci. (Le ruban du page tombe de son sein à terre.) Ah! mon ruban! Suzanne le ramasse. C'est celui du petit voleur! Vous avez eu la cruauté?... La Comtesse Fallait-il le laisser à son bras? C'eût été joli! Donnez donc! Suzanne Madame ne le portera plus, taché du sang de ce jeune homme. La Comtesse le reprend. Excellent pour Fanchette. Le premier bouquet qu'elle m'apportera... Scène IV Une jeune bergère, Chérubin en fille, Fanchette et beaucoup de jeunes filles habilléescomme elle, et tenant des bouquets, La Comtesse, Suzanne. Fanchette Madame, ce sont les filles du bourg qui viennent vous présenter des fleurs. La Comtesse, serrant vite son ruban. Elles sont charmantes. Je me reproche, mes belles petites, de ne pas vous connaître toutes.(Montrant Chérubin.) Quelle est cette aimable enfant qui a l'air si modeste? Une Bergère C'est une cousine à moi, madame, qui n'est ici que pour la noce.

La Comtesse Elle est jolie. Ne pouvant porter vingt bouquets, faisons honneur à l'étrangère. (Elle prend lebouquet de Chérubin, et le baise au front.) Elle en rougit! (A Suzanne.) Ne trouves-tu pas,Suzon... qu'elle ressemble à quelqu'un? Suzanne A s'y méprendre, en vérité. Chérubin, à part, les mains sur son coeur. Ah! ce baiser-là m'a été bien loin! Scène V Les jeunes filles, Chérubin au milieu d'elles, Fanchette, Antonio, Le Comte, La Comtesse,Suzanne. Antonio Moi je vous dis, Monseigneur, qu'il y est; elles l'ont habillé chez ma fille; toutes ses hardes ysont encore, et voilà son chapeau d'ordonnance que j'ai retiré du paquet. (Il s'avance etregardant toutes les filles, il reconnaît Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui faitretomber ses longs cheveux en cadenette. Il lui met sur la tête le chapeau d'ordonnance etdit:) Eh parguenne, v'là notre officier! La Comtesse recule. Ah ciel! Suzanne Ce friponneau! Antonio Quand je disais là-haut que c'était lui!... Le Comte, en colère. Hé bien, madame? La Comtesse Hé bien, monsieur! vous me voyez plus surprise que vous et, pour le moins, aussi fâchée. Le Comte Oui; mais tantôt, ce matin? La Comtesse Je serais coupable, en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez moi. Nousentamions le badinage que ces enfants viennent d'achever; vous nous avez surprisesl'habillant: votre premier mouvement est si vif! il s'est sauvé, je me suis troublée; l'effroigénéral a fait le reste. Le Comte, avec dépit, à Chérubin. Pourquoi n'êtes-vous pas parti? Chérubin, ôtant son chapeau brusquement.

Monseigneur... Le Comte Je punirai ta désobéissance. Fanchette, étourdiment. Ah, Monseigneur, entendez-moi! Toutes les fois que vous venez m'embrasser, vous savezbien que vous dites toujours: Si tu veux m'aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tuvoudras. Le Comte, rougissant. Moi! j'ai dit cela? Fanchette Oui, Monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le-moi en mariage, et je vous aimerai àla folie. Le Comte, à part. Etre ensorcelé par un page! La Comtesse Hé bien, monsieur, à votre tour! L'aveu de cette enfant aussi naïf que le mien atteste enfindeux vérités: que c'est toujours sans le vouloir si je vous cause des inquiétudes, pendant quevous épuisez tout pour augmenter et justifier les miennes. Antonio Vous aussi, Monseigneur? Dame! je vous la redresserai comme feu sa mère, qui est morte...Ce n'est pas pour la conséquence; mais c'est que madame sait bien que les petites filles,quand elles sont grandes... Le Comte, déconcerté, à part. Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre moi! Scène VI Les jeunes filles, Chérubin, Antonio, Figaro, Le Comte, La Comtesse, Suzanne. Figaro Monseigneur, si vous retenez nos filles, on ne pourra commencer ni la fête, ni la danse. Le Comte Vous, danser! vous n'y pensez pas. Après votre chute de ce matin, qui vous a foulé le pieddroit! Figaro, remuant la jambe. Je souffre encore un peu; ce n'est rien. (Aux jeunes filles.) Allons, mes belles, allons! Le Comte le retourne. Vous avez été fort heureux que ces couches ne fussent que du terreau bien doux! Figaro

Très heureux, sans doute; autrement... Antonio le retourne. Puis il s'est pelotonné en tombant jusqu'en bas. Figaro Un plus adroit, n'est-ce pas, serait resté en l'air? (Aux jeunes filles.) Venez-vous,mesdemoiselles? Antonio le retourne. Et, pendant ce temps, le petit page galopait sur son cheval à Séville? Figaro Galopait, ou marchait au pas... Le Comte le retourne. Et vous aviez son brevet dans la poche? Figaro, un peu étonné Assurément; mais quelle enquête? (Aux jeunes filles,) Allons donc, jeunes filles! Antonio, attirant Chérubin par le bras. En voici une qui prétend que mon neveu futur n'est qu'un menteur. Figaro, surpris. Chérubin!... (A part.) Peste du petit fat! Antonio Y es-tu maintenant? Figaro, cherchant. J'y suis... j'y suis... Hé! qu'est-ce qu'il chante? Le Comte, sèchement. Il ne chante pas; il dit que c'est lui qui a sauté sur les giroflées. Figaro, rêvant. Ah! s'il le dit... cela se peut. je ne dispute pas de ce que j'ignore. Le Comte Ainsi vous et lui?... Figaro Pourquoi non? la rage de sauter peut gagner: voyez les moutons de Panurge; et quand vousêtes en colère, il n'y a personne qui n'aime mieux risquer... Le Comte Comment, deux à la fois!... Figaro

On aurait sauté deux douzaines. Et qu'est-ce que cela fait, Monseigneur, dès qu'il n'y apersonne de blessé? (Aux jeunes filles.) Ah ça, voulez-vous venir, ou non? Le Comte, outré. Jouons-nous une comédie? (On entend un prélude de fanfare.) Figaro Voilà le signal de la marche. A vos postes, les belles, à vos postes. Allons, Suzanne, donne-moi le bras. (Tous s'enfuient; Chérubin reste seul, la tête baissée.) Scène VII Chérubin, Le Comte, La Comtesse. Le Comte, regardant aller Figaro. En voit-on de plus audacieux? (Au page.) Pour vous, monsieur le sournois qui faites lehonteux, allez vous rhabiller bien vite, et que je ne vous rencontre nulle part de la soirée. La Comtesse Il va bien s'ennuyer. Chérubin, étourdiment. M'ennuyer! j'emporte à mon front du bonheur pour plus de cent années de prison, (Il met sonchapeau et s'enfuit.) Scène VIII Le Comte, La Comtesse. (La Comtesse s'évente fortement sans parler.) Le Comte Qu'a-t-il au front de si heureux? La Comtesse, avec embarras. Son... premier chapeau d'officier, sans doute; aux enfants tout sert de hochet. (Elle veutsortir.) Le Comte Vous ne nous restez pas, Comtesse? La Comtesse Vous savez que je ne me porte pas bien. Le Comte Un instant pour votre protégée, ou je vous croirais en colère. La Comtesse Voici les deux noces, asseyons-nous donc pour les recevoir. Le Comte, à part. La noce! Il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher. (Le Comte et la Comtesse s'asseyentvers un des côtés de la galerie.)

Scène IX Le Comte, La Comtesse, assis; l'on joue les Folies d'Espagne d'un mouvement de marche(Symphonie notée). Marche Les garde-chasse, fusil sur l'épaule. L'Alguazil. Les Prud'hommes. Brid'oison, Les paysans et paysannes en habits de fête. Deux jeunes filles portant la toque virginale à plumes blanches. Deux autres, le voile blanc. Deux autres, les gants et le bouquet de côté. Antonio donne la main à Suzanne, comme étant celui qui la marie à Figaro. D'autres jeunes filles portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet blanc,semblables aux premiers, pour Marceline. Figaro donne la main à Marceline, comme celui qui doit la remettre au Docteur, lequel fermela marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant devant le Comte, remettentà ses valets tous les ajustements destinés à Suzanne et à Marceline. Les paysans et paysannes s'étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du salon, ondanse une reprise du fandango (air noté) avec des castagnettes; puis on joue la ritournelledu duo, pendant laquelle Antonio conduit Suzanne au Comte; elle se met à genoux devantlui. Pendant que le Comte lui pose la toque, le voile, et lui donne le bouquet, deux jeunes filleschantent le duo suivant (Air noté): Jeune épouse, chantez les bienfaits et la gloire D'un maître qui renonce aux droits qu'il eut sur vous Préférant au plaisir la plus noble victoire, Il vous rend chaste et pure aux mains de votre époux. Suzanne est à genoux, et, pendant les derniers vers du duo, elle tire le Comte par sonmanteau et lui montre le billet qu'elle tient; puis elle porte la main qu'elle a du côté desspectateurs à sa tête, où le Comte a l'air d'ajuster sa toque; elle lui donne le billet. Le Comte le met furtivement dans son sein; on achève de chanter le duo: la fiancée serelève, et lui fait une grande révérence. Figaro vient la recevoir des mains du Comte, et se retire avec elle à l'autre côté du salon,près de Marceline. (On danse une autre reprise du fandango pendant ce temps.) Le Comte, pressé de lire ce qu'il a reçu, s'avance au bord du théâtre et tire le papier de sonsein; mais en le sortant il fait le geste d'un homme qui s'est cruellement piqué le doigt; il lesecoue, le presse, le suce, et, regardant le papier cacheté d'une épingle, il dit: Le Comte (Pendant qu'il parle, ainsi que Figaro, l'orchestre joue pianissimo.)

Diantre soit des femmes, qui fourrent des épingles partout! (Il la jette à terre, puis il lit le billetet le baise.) Figaro, qui a tout vu, dit à sa mère et à Suzanne: C'est un billet doux, qu'une fillette aura glissé dans sa main en passant. Il était cacheté d'uneépingle, qui l'a outrageusement piqué. La danse reprend: le Comte qui a lu le billet le retourne; il y voit l'invitation de renvoyer lecachet pour réponse. Il cherche à terre, et retrouve enfin l'épingle qu'il attache à sa manche. Figaro, à Suzanne et à Marceline. D'un objet aimé tout est cher. Le voilà qui ramasse l'épingle. Ah! c'est une drôle de tête! (Pendant ce temps, Suzanne a des signes d'intelligence avec la Comtesse. La danse finit; laritournelle du duo recommence.) Figaro conduit Marceline au Comte, ainsi qu'on a conduit Suzanne; à l'instant où le Comteprend la toque, et où l'on va chanter le duo, on est interrompu par les cris suivants: L'Huissier, criant à la porte. Arrêtez donc, messieurs! vous ne pouvez entrer tous... Ici les gardes! les gardes! (Les gardesvont vite à cette porte.) Le Comte, se levant. Qu'est-ce qu'il y a? L'Huissier Monseigneur, c'est monsieur Bazile entouré d'un village entier, parce qu'il chante enmarchant. Le Comte Qu'il entre seul. La Comtesse Ordonnez-moi de me retirer. Le Comte Je n'oublie pas votre complaisance. La Comtesse Suzanne!... Elle reviendra. (A part, à Suzanne.) Allons changer d'habits. (Elle sort avecSuzanne.) Marceline Il n'arrive jamais que pour nuire. Figaro Ah! je m'en vais vous le faire déchanter. Scène X Tous les Acteurs précédents, excepté la Comtesse et Suzanne; Bazile tenant sa guitare;

Gripe-Soleil. Bazile entre en chantant sur l'air du vaudeville de la fin. (Air noté.) Coeurs sensibles, coeurs fidèles, Qui blâmez l'amour léger, Cessez vos plaintes cruelles: Est-ce un crime de changer? Si l'Amour porte des ailes, N'est-ce pas pour voltiger? N'est-ce pas pour voltiger? N'est-ce pas pour voltiger? Figaro, s'avance à lui. Oui, c'est pour cela justement qu'il a des ailes au dos. Notre ami, qu'entendez-vous par cettemusique? Bazile, montrant Gripe-Soleil. Qu'après avoir prouvé mon obéissance à Monseigneur en amusant monsieur, qui est de sacompagnie, je pourrai à mon tour réclamer sa justice. Gripe-Soleil Bah! Monsigneu, il ne m'a pas amusé du tout: avec leux guenilles d'ariettes... Le Comte Enfin que demandez-vous, Bazile? Bazile Ce qui m'appartient, Monseigneur, la main de Marceline; et je viens m'opposer... Figaro s'approche. Y a-t-il longtemps que monsieur n'a vu la figure d'un fou? Bazile Monsieur, en ce moment même. Figaro Puisque mes yeux vous servent si bien de miroir, étudiez-y l'effet de ma prédiction. Si vousfaites mine seulement d'approximer madame... Bartholo, en riant. Eh pourquoi? Laisse-le parler. Brid'oison s'avance entre deux. Fau-aut-il que deux amis? ... Figaro Nous, amis! Bazile

Quelle erreur! Figaro, vite. Parce qu'il faut de plats airs de chapelle? Bazile, vite. Et lui, des vers comme un journal? Figaro, vite. Un musicien de guinguette! Bazile, vite. Un postillon de gazette! Figaro, vite. Cuistre d'oratorio! Bazile, vite. Jockey diplomatique! Le Comte, assis. Insolents tous les deux! Bazile Il me manque en toute occasion. Figaro C'est bien dit, si cela se pouvait! Bazile Disant partout que je ne suis qu'un sot. Figaro Vous me prenez donc pour un écho? Bazile Tandis qu'il n'est pas un chanteur que mon talent n'ait fait briller. Figaro Brailler. Bazile Il le répète! Figaro Et pourquoi non, si cela est vrai? Es-tu un prince, pour qu'on te flagorne? Souffre la vérité,coquin, puisque tu n'as pas de quoi gratifier un menteur: ou si tu la crains de notre part,pourquoi viens-tu troubler nos noces? Bazile, à Marceline. M'avez-vous promis, oui ou non, si, dans quatre ans, vous n'étiez pas pourvue, de me donnerla préférence?

Marceline A quelle condition l'ai-je promis? Bazile Que si vous retrouviez un certain fils perdu, je l'adopterais par complaisance. Tous ensemble Il est trouvé. Bazile Qu'à cela ne tienne! Tous ensemble, montrant Figaro. Et le voici. Bazile, reculant de frayeur. J'ai vu le diable! Brid'oison, à Bazile. Et vou-ous renoncez à sa chère mère? Bazile. Qu'y aurait-il de plus fâcheux que d'être cru le père d'un garnement? Figaro D'en être cru le fils; tu te moques de moi! Bazile, montrant Figaro. Dès que monsieur est de quelque chose ici, je déclare, moi, que je n'y suis plus de rien. (Ilsort.) Scène XI Les Acteurs précédents, excepté Bazile. Bartholo, riant. Ah! ah! ah! ah! Figaro, sautant de joie. Donc à la fin j'aurai ma femme! Le Comte, à part. Moi, ma maîtresse! (Il se lève.) Brid'oison, à Marceline. Et tou-out le monde est satisfait. Le Comte Qu'on dresse les deux contrats; j'y signerai. Tous ensemble

Vivat! (Ils sortent.) Le Comte J'ai besoin d'une heure de retraite. (Il veut sortir avec les autres.) Scène XII Gripe-Soleil, Figaro, Marceline, Le Comte. Gripe-Soleil, à Figaro. Et moi, je vais aider à ranger le feu d'artifice sous les grands marronniers, comme on l'a dit. Le Comte revient en courant. Quel sot a donné un tel ordre? Figaro Où est le mal? Le Comte, vivement. Et la Comtesse qui est incommodée, d'où le verra-t-elle, l'artifice? C'est sur la terrasse qu'il lefaut, vis-à-vis son appartement. Figaro Tu l'entends, Gripe-Soleil? la terrasse. Le Comte Sous les grands marronniers! belle idée! (En s'en allant, à part.) Ils allaient incendier monrendez-vous! Scène XIII Figaro, Marceline. Figaro Quel excès d'attention pour sa femme! (Il veut sortir.) Marceline l'arrête. Deux mots, mon fils. Je veux m'acquitter avec toi: un sentiment mal dirigé m'avait rendueinjuste envers ta charmante femme; je la supposais d'accord avec le Comte, quoique j'eusseappris de Bazile qu'elle l'avait toujours rebuté. Figaro Vous connaissiez mal votre fils de le croire ébranlé par ces impulsions féminines. Je puisdéfier la plus rusée de m'en faire accroire. Marceline Il est toujours heureux de le penser, mon fils; la jalousie... Figaro ... N'est qu'un sot enfant de l'orgueil, ou c'est la maladie d'un fou. Oh! j'ai là-dessus, mamère, une philosophie... imperturbable; et si Suzanne doit me tromper un jour, je le lui

pardonne d'avance; elle aura longtemps travaillé... (Il se retourne et aperçoit Fanchette quicherche de côté et d'autre.) Scène XIV Figaro, Fanchette, Marceline. Figaro Eeeh!... ma petite cousine qui nous écoute! Fanchette Oh! pour ça, non: on dit que c'est malhonnête. Figaro Il est vrai; mais comme cela est utile, on fait aller souvent l'un pour l'autre. Fanchette Je regardais si quelqu'un était là. Figaro Déjà dissimulée, friponne! vous savez bien qu'il n'y peut être. Fanchette Et qui donc? Figaro Chérubin Fanchette Ce n'est pas lui que je cherche, car je sais fort bien où il est; c'est ma cousine Suzanne. Figaro Et que lui veut ma petite cousine? Fanchette A vous, petit cousin, je le dirai. - C'est... ce n'est qu'une épingle que je veux lui remettre. Figaro, vivement. Une épingle! une épingle!... Et de quelle part, coquine? A votre âge, vous faites déjà unmét... (Il se reprend et dit d'un ton doux.) Vous faites déjà très bien tout ce que vousentreprenez, Fanchette; et ma jolie cousine est si obligeante... Fanchette A qui donc en a-t-il de se fâcher? Je m'en vais. Figaro, l'arrêtant. Non, non, je badine. Tiens, ta petite épingle est celle que Monseigneur t'a dit de remettre àSuzanne, et qui servait à cacheter un petit papier qu'il tenait: tu vois que je suis au fait. Fanchette Pourquoi donc le demander, quand vous le savez si bien?

Figaro, cherchant. C'est qu'il est assez gai de savoir comment Monseigneur s'y est pris pour t'en donner lacommission. Fanchette, naïvement. Pas autrement que vous le dites: Tiens, petite Fanchette, rends cette épingle à ta bellecousine, et dis-lui seulement que c'est le cachet des grands marronniers. Figaro Des grands?... Fanchette Marronniers. Il est vrai qu'il a ajouté: Prends garde que personne ne te voie. Figaro Il faut obéir, ma cousine: heureusement personne ne vous a vue. Faites donc joliment votrecommission, et n'en dites pas plus à Suzanne que Monseigneur n'a ordonné. Fanchette Et pourquoi lui en dirais-je? Il me prend pour un enfant, mon cousin. (Elle sort en sautant.) Scène XV Figaro, Marceline. Figaro Hé bien, ma mère? Marceline Hé bien, mon fils? Figaro, comme étouffé. Pour celui-ci!... Il y a réellement des choses!... Marceline Il y a des choses! Hé, qu'est-ce qu'il y a? Figaro, les mains sur sa poitrine. Ce que je viens d'entendre, ma mère, je l'ai là comme un plomb. Marceline riant. Ce coeur plein d'assurance n'était donc qu'un ballon gonflé? une épingle a tout fait partir! Figaro, furieux. Mais cette épingle, ma mère, est celle qu'il a ramassée! Marceline, rappelant ce qu'il a dit. La jalousie! oh! j'ai là-dessus, ma mère, une philosophie...imperturbable; et si Suzannem'attrape un jour, je le lui pardonne... Figaro, vivement.

Oh, ma mère! on parle comme on sent: mettez le plus glacé des juges à plaider dans sapropre cause, et voyez-le expliquer la loi! - Je ne m'étonne plus s'il avait tant d'humeur sur cefeu! - Pour la mignonne aux fines épingles, elle n'en est pas où elle le croit, ma mère, avecses marronniers! Si mon mariage est assez fait pour légitimer ma colère, en revanche il nel'est pas assez pour que je n'en puisse épouser une autre, et l'abandonner... Marceline Bien conclu! Abîmons tout sur un soupçon. Qui t'a prouvé dis-moi, que c'est toi qu'elle joue,et non le Comte? L'as-tu étudiée de nouveau, pour la condamner sans appel? Sais-tu si ellese rendra sous les arbres, à quelle intention elle y va? ce qu'elle y dira, ce qu'elle y fera? Jete croyais plus fort en jugement! Figaro, lui baisant la main avec respect. Elle a raison, ma mère; elle a raison, raison, toujours raison! Mais accordons, maman,quelque chose à la nature: on en vaut mieux après. Examinons en effet avant d'accuser etd'agir. je sais où est le rendez-vous. Adieu, ma mère. (Il sort.) Scène XVI Marceline, seule. Adieu. Et moi aussi, je le sais. Après l'avoir arrêté, veillons sur les voies de Suzanne, ouplutôt avertissons-la; elle est si jolie créature! Ah! quand l'intérêt personnel ne nous armepoint les unes contre les autres, nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexeopprimé contre ce fier, ce terrible... (En riant.) et pourtant un peu nigaud de sexe masculin.(Elle sort.) Acte cinquième Le théâtre représente une salle de marronniers, dans un parc; deux pavillons, kiosques, outemples de jardins, sont à droite et à gauche; le fond est une clairière ornée, un siège degazon sur le devant. Le théâtre est obscur. Scène I Fanchette, seule, tenant d'une main deux biscuits et une orange, et de l'autre une lanternede papier, allumée. Dans le pavillon à gauche, a-t-il dit. C'est celui-ci. - S'il allais ne pas venir à présent! mon petitrôle... Ces vilaines gens de l'office qui ne voulaient pas seulement me donner une orange etdeux biscuits! - Pour qui, mademoiselle? - Eh bien, monsieur, c'est pour quelqu'un. - Oh!nous savons. - Et quand ça serait? Parce que Monseigneur ne veut pas le voir, faut-il qu'ilmeure de faim? - Tout ça pourtant m'a coûté un fier baiser sur la joue!... Que sait-on? il me lerendra peut-être. (Elle voit Figaro qui vient l'examiner: elle fait un cri.) Ah!... (Elle s'enfuit, etelle entre dans le pavillon à sa gauche.) Scène II Figaro, un grand manteau sur les épaules, un large chapeau rabattu, Bazile, Antonio,Bartholo, Brid'oison, Gripe-Soleil, Troupe de valets et de travailleurs.

Figaro, d'abord seul. C'est Fanchette! (Il parcourt des yeux les autres à mesure qu'ils arrivent, et dit d'un tonfarouche.) Bonjour, messieurs; bonsoir: êtes-vous tous ici? Bazile Ceux que tu as pressés d'y venir. Figaro Quelle heure est-il bien à peu près? Antonio regarde en l'air. La lune devrait être levée. Bartholo Eh! quels noirs apprêts fais-tu donc? Il a l'air d'un conspirateur! Figaro, s'agitant. N'est-ce pas pour une noce, je vous prie, que vous êtes rassemblés au château? Brid'oison Cè-ertainement. Antonio Nous allions là-bas, dans le parc, attendre un signal pour ta fête. Figaro Vous n'irez pas plus loin, messieurs; c'est ici, sous ces marronniers, que nous devons touscélébrer l'honnête fiancée que j'épouse, et le loyal seigneur qui se l'est destinée. Bazile, se rappelant la journée. Ah! vraiment, je sais ce que c'est. Retirons-nous, si vous m'en croyez: il est question d'unrendez-vous; je vous conterai cela près d'ici. Brid'oison, à Figaro. Nou-ous reviendrons. Figaro Quand vous m'entendrez appeler, ne manquez pas d'accourir tous; et dites du mal de Figaro,s'il ne vous fait voir une belle chose. Bartholo Souviens-toi qu'un homme sage ne se fait point d'affaires avec les grands. Figaro Je m'en souviens. Bartholo Qu'ils ont quinze et bisque sur nous, par leur état. Figaro

Sans leur industrie, que vous oubliez. Mais souvenez-vous aussi que l'homme qu'on saittimide est dans la dépendance de tous les fripons. Bartholo Fort bien. Figaro Et que j'ai nom de Verte-Allure, du chef honoré de ma mère. Bartholo Il a le diable au corps. Brid'oison I-il l'a Bazile, à part. Le Comte et sa Suzanne se sont arrangés sans moi? Je ne suis pas fâché de l'algarade. Figaro, aux valets. Pour vous autres, coquins, à qui j'ai donné l'ordre, illuminez-moi ces entours; ou, par la mortque je voudrais tenir aux dents, si j'en saisis un par le bras... (Il secoue le bras de Gripe-Soleil.) Gripe-Soleil s'en va en criant et pleurant. A, a, o, oh! damné brutal! Bazile, en s'en allant. Le ciel vous tienne en joie, monsieur du marié! (Ils sortent.) Scène III Figaro, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre: O femme! femme! femme! créature faible et décevante!... nul animal créé ne peut manquer àson instinct: le tien est-il donc de tromper?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'enpressais devant sa maîtresse; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de lacérémonie... Il riait en lisant, le perfide! et moi comme un benêt... Non, monsieur le Comte,vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vouscroyez un grand génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier!Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien deplus. Du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi, morbleu! perdu dans la fouleobscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'onn'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes: et vous voulez jouter... Onvient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sotmétier de mari quoique je ne le sois qu'à moitié! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plusbizarre que ma destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leursmoeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé!J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut àpeine me mettre à la main une lancette vétérinaire! - Las d'attrister des bêtes malades, etpour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre: me fussé-je mis unepierre au cou! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail. Auteur espagnol, je croispouvoir y fronder Mahomet sans scrupule: à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint

que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde,toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà macomédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, etqui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: chiens de chrétiens! - Ne pouvant avilirl'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient, mon terme était échu: je voyaisde loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque: en frémissant je m'évertue.Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est pas nécessaire de tenirles choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et sur sonproduit net: sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, àl'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un deces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonnedisgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importancequ'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'élogeflatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Lasde nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; et comme il faut dîner,quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et demande à chacun de quoi ilest question: on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid unsystème de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse; etque, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni déla morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autresspectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sousl'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écritpériodique, et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille, on me supprime, et me voilàderechef sans emploi! - Le désespoir m'allait saisir; on pense à moi pour une place, mais parmalheur j'y étais propre: il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restaitplus qu'à voler; je me fais banquier de pharaon: alors, bonnes gens! je soupe en ville, et lespersonnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles lestrois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que,pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillaitautour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup jequittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un dieu bienfaisantm'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais; puis, laissant lafumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à unpiéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe àSéville; il me reconnaît, je le marie; et pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse, il veutintercepter la mienne! Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au momentd'épouser ma mère, mes parents m'arrivent à la file. (Il se lève en s'échauffant.) On se débat,c'est vous, c'est lui, c'est moi, c'est toi, non, ce n'est pas nous; eh! mais qui donc? (Il retombeassis,) O bizarre suite d'événements! Comment cela m'est-il arrivé? Pourquoi ces choses etnon pas d'autres? Qui les a fixées sur ma tête? Forcé de parcourir la route où je suis entrésans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que magaieté me l'a permis: encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste, nimême quel est ce moi dont je m'occupe: un assemblage informe de parties inconnues; puisun chétif être imbécile; un petit animal folâtre; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tousles goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre; maître ici, valet là, selon qu'il plaît à lafortune; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices! orateurselon le danger; poète par délassement; musicien par occasion; amoureux par follesbouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l'illusion s'est détruite et, trop désabusé...Désabusé...! Suzon, Suzon, Suzon! que tu me donnes de tourments!... J'entends marcher...

on vient. Voici l'instant de la crise. (Il se retire près de la première coulisse à sa droite.) Scène IV Figaro, La Comtesse avec les habits de Suzon, Suzanne avec ceux de la Comtesse,Marceline. Suzanne, bas à la Comtesse. Oui, Marceline m'a dit que Figaro y serait. Marceline Il y est aussi; baisse la voix. Suzanne Ainsi l'un nous écoute, et l'autre va venir me chercher. Commençons. Marceline Pour n'en pas perdre un mot, je vais me cacher dans le pavillon. (Elle entre dans le pavillonoù est entrée Fanchette.) Scène V Figaro, La Comtesse, Suzanne. Suzanne, haut. Madame tremble! Est-ce qu'elle aurait froid? La Comtesse, haut. La soirée est humide, je vais me retirer. Suzanne, haut. Si madame n'avait pas besoin de moi, je prendrais l'air un moment sous ces arbres. La Comtesse, haut. C'est le serein que tu prendras. Suzanne, haut. J'y suis toute faite. Figaro, à part. Ah oui, le serein! (Suzanne se retire près de la coulisse, du côté opposé à Figaro.) Scène VI Figaro, Chérubin, Le Comte, La Comtesse, Suzanne. (Figaro et Suzanne retirés de chaquecôté sur le devant.) Chérubin, en habit d'officier, arrive en chantant gaiement la reprise de l'air de la romance. La, la, la, etc. J'avais une marraine,

Que toujours adorai. La Comtesse, à part. Le petit page! Chérubin, s'arrête. On se promène ici; gagnons vite mon asile, où la petite Fanchette... C'est une femme! La Comtesse, écoute. Ah, grands dieux! Chérubin se baisse en regardant de loin. Me trompé-je? à cette coiffure en plumes qui se dessine au loin dans le crépuscule, il mesemble que c'est Suzon. La Comtesse, à part. Si le Comte arrivait!... (Le Comte Parait dans le fond.) Chérubin, s'approche et prend la main de la Comtesse qui se défend. Oui, c'est la charmante fille qu'on nomme Suzanne. Eh! Pourrais-je m'y méprendre à ladouceur de cette main, à ce petit tremblement qui l'a saisie; surtout au battement de moncoeur! (Il veut y appuyer le dos de la main de la Comtesse; elle la retire.) La Comtesse, bas. Allez-vous-en! Chérubin Si la compassion t'avait conduite exprès dans cet endroit du parc, où je suis caché depuistantôt?... La Comtesse Figaro va venir. Le Comte, s'avançant, dit à part. N'est-ce pas Suzanne que j'aperçois? Chérubin, à la Comtesse. Je ne crains point du tout Figaro, car ce n'est pas lui que tu attends. La Comtesse Qui donc? Le Comte, à part. Elle est avec quelqu'un. Chérubin C'est Monseigneur, friponne, qui t'a demandé ce rendez-vous ce matin, quand j'étais derrièrele fauteuil. Le Comte, à part, avec fureur. C'est encore le page infernal!

Figaro, à part. On dit qu'il ne faut pas écouter! Suzanne, à part. Petit bavard! La Comtesse au page. Obligez-moi de vous retirer. Chérubin Ce ne sera pas au moins sans avoir reçu le prix de mon obéissance. La Comtesse, effrayée. Vous prétendez?... Chérubin, avec feu. D'abord vingt baisers pour ton compte, et puis cent pour ta belle maîtresse. La Comtesse Vous oseriez?... Chérubin Oh! que oui, j'oserai. Tu prends sa place auprès de Monseigneur; moi celle du Comte auprèsde toi: le plus attrapé, c'est Figaro. Figaro, à part. Ce brigandeau! Suzanne, à part. Hardi comme un page. (Chérubin veut embrasser la Comtesse; le Comte se met entre deuxet reçoit le baiser.) La Comtesse, se retirant. Ah! ciel! Figaro, à part, entendant le baiser. J'épousais une jolie mignonne! (Il écoute.) Chérubin, tant les habits du Comte. (A part.) C'est Monseigneur! (Il s'enfuit dans le pavillon où sont entrées Fanchette et Marceline.) Scène VII Figaro, Le Comte, La Comtesse, Suzanne. Figaro s'approche. Je vais... Le Comte, croyant parler au page. Puisque vous ne redoublez pas le baiser... (Il croit lui donner un soufflet.)

Figaro, qui est à portée, le reçoit. Ah! Le Comte ... Voilà toujours le premier payé. Figaro, à part, s'éloigne en se frottant la joue. Tout n'est pas gain non plus, en écoutant. Suzanne, riant tout haut, de l'autre côté. Ah! ah! h! ah! Le Comte, à la Comtesse, qu'il prend pour Suzanne. Entend-on quelque chose à ce page? il reçoit le plus rude soufflet, et s'enfuit en éclatant derire. Figaro, à part. S'il s'affligeait de celui-ci!... Le Comte Comment! je ne pourrai faire un pas... (A la Comtesse.) Mais laissons cette bizarrerie; elleempoisonnerait le plaisir que j'ai de te trouver dans cette salle. La Comtesse, imitant le parler de Suzanne. L'espériez-vous? Le Comte Après ton ingénieux billet! (Il lui prend la main.) Tu trembles? La Comtesse J'ai eu peur. Le Comte Ce n'est pas pour te priver du baiser que je l'ai pris. (Il la baise au front.) La Comtesse Des libertés! Figaro, à part. Coquine! Suzanne, à part. Charmante! Le Comte prend la main de sa femme. Mais quelle peau fine et douce, et qu'il s'en faut que la Comtesse ait la main aussi belle! La Comtesse, à part. Oh! la prévention! Le Comte

A-t-elle ce bras ferme et rondelet? ces jolis doigts pleins de grâce et d'espièglerie? La Comtesse, de la voix de Suzanne. Ainsi l'amour?... Le Comte L'amour... n'est que le roman du coeur: c'est le plaisir qui en est l'histoire; il m'amène à tesgenoux. La Comtesse Vous ne l'aimez plus? Le Comte Je l'aime beaucoup; mais trois ans d'union rendent l'hymen si respectable! La Comtesse Que vouliez-vous en elle? Le Comte, la caressant. Ce que je trouve en toi, ma beauté... La Comtesse Mais dites donc. Le Comte ...Je ne sais: moins d'uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières, un je ne saisquoi qui fait le charme; quelquefois un refus, que sais-je? Nos femmes croient tout accompliren nous aimant: cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment (quand elles nous aiment)et sont si complaisantes et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu'onest tout surpris, un beau soir, de trouver la satiété où l'on recherchait le bonheur. La Comtesse, à part. Ah! quelle leçon! Le Comte En vérité, Suzon, j'ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuitchez elles, c'est qu'elles n'étudient pas assez l'art de soutenir notre goût, de se renouveler àl'amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété. La Comtesse, piquée. Donc elles doivent tout?... Le Comte, riant. Et l'homme rien? Changerons-nous la marche de la nature? Notre tâche, à nous, fut de lesobtenir; la leur... La Comtesse La leur?... Le Comte Est de nous retenir: on l'oublie trop.

La Comtesse Ce ne sera pas moi. Le Comte Ni moi. Figaro, à part. Ni moi. Suzanne, à part. Ni moi. Le Comte prend la main de sa femme. Il y a de l'écho ici, parlons plus bas. Tu n'as nul besoin d'y songer, toi que l'amour a faite et sivive et si jolie! Avec un grain de caprice, tu seras la plus agaçante maîtresse! (Il la baise aufront.) Ma Suzanne, un Castillan n'a que sa parole. Voici tout l'or promis pour le rachat dudroit que je n'ai plus sur le délicieux moment que tu m'accordes. Mais comme la grâce que tudaignes y mettre est sans prix, j'y joindrai ce brillant, que tu porteras pour l'amour de moi. La Comtesse, une révérence. Suzanne accepte tout. Figaro, à part. On n'est pas plus coquine que cela. Suzanne, à part. Voilà du bon bien qui nous arrive. Le Comte, à part. Elle est intéressée; tant mieux! La Comtesse regarde au fond. Je vois des flambeaux. Le Comte Ce sont les apprêts de ta noce. Entrons-nous un moment dans l'un de ces pavillons, pour leslaisser passer? La Comtesse Sans lumière? Le Comte l'entraîne doucement. A quoi bon? Nous n'avons rien à lire. Figaro, à part. Elle y va, ma foi! Je m'en doutais. (Il s'avance.) Le Comte grossit sa voix en se retournant. Qui passe ici? Figaro, en colère.

Passer! on vient exprès. Le Comte, bas, à la Comtesse. C'est Figaro!... (Il s'enfuit.) La Comtesse Je vous suis. (Elle entre dans le pavillon à sa droite, pendant que le Comte se perd dans lebois au fond.) Scène VIII Figaro, Suzanne, dans l'obscurité. Figaro cherche à voir où vont le Comte et la Comtesse, qu'il prend pour Suzanne. Je n'entends plus rien; ils sont entrés; m'y voila. (D'un ton altéré.) Vous autres, épouxmaladroits, qui tenez des espions à gages et tournez des mois entiers autour d'un soupçon,sans l'asseoir, que ne m'imitez-vous? Dès le premier jour, je suis ma femme et je l'écoute; enun tour de main, on est au fait: c'est charmant, plus de doutes; on sait à quoi s'en tenir.(Marchant vivement.) Heureusement que je ne m'en soucie guère, et que sa trahison ne mefait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin! Suzanne, qui s'est avancée doucement dans l'obscurité. (A part.) Tu vas payer tes beaux soupçons. (Du ton de voix de la Comtesse.) Qui va là? Figaro, extravagant. Qui va là? Celui qui voudrait de bon coeur que la peste eût étouffé en naissant... Suzanne, du ton de la Comtesse. Eh! mais, c'est Figaro! Figaro regarde et dit vivement. Madame la Comtesse! Suzanne Parlez bas. Figaro, vite. Ah! madame, que le ciel vous amène à propos! Où croyez-vous qu'est Monseigneur? Suzanne Que m'importe un ingrat? Dis-moi... Figaro, plus vite. Et Suzanne, mon épousée, où croyez-vous qu'elle soit? Suzanne Mais parlez bas! Figaro, très vite. Cette Suzon qu'on croyait si vertueuse, qui faisait de la réservée! Ils sont enfermés là-dedans. Je vais appeler.

Suzanne, lui fermant la bouche avec sa main, oublie de déguiser sa voix. N'appelez pas! Figaro, à part. Et c'est Suzon! God-dam! Suzanne, du ton de la Comtesse. Vous paraissez inquiet. Figaro, à part. Traîtresse! qui veut me surprendre! Suzanne Il faut nous venger, Figaro. Figaro En sentez-vous le vif désir? Suzanne Je ne serais donc pas de mon sexe! Mais les hommes en ont cent moyens. Figaro, confidemment. Madame, il n'y a personne ici de trop. Celui des femmes... les vaut tous. Suzanne, à part. Comme je le souffletterais! Figaro, à part. Il serait bien gai qu'avant la noce... Suzanne Mais qu'est-ce qu'une telle vengeance, qu'un peu d'amour n'assaisonne pas? Figaro Partout où vous n'en voyez point, croyez que le respect dissimule. Suzanne, piquée. Je ne sais si vous le pensez de bonne foi, mais vous ne le dites pas de bonne grâce. Figaro, avec une chaleur comique, à genoux. Ah! madame, je vous adore. Examinez le temps, le lieu, les circonstances, et que le dépitsupplée en vous aux grâces qui manquent à ma prière. Suzanne, à part. La main me brûle! Figaro, à part. Le coeur me bat. Suzanne Mais, monsieur, avez-vous songé?...

Figaro Oui, madame; oui, j'ai songé. Suzanne ... Que pour la colère et l'amour... Figaro ... Tout ce qui se diffère est perdu. Votre main, madame? Suzanne, de sa voix naturelle et lui donnant un soufflet. La voilà. Figaro Ah! demonio! quel soufflet! Suzanne lui en donne un second. Quel soufflet! Et celui-ci? Figaro Et ques-à-quo? de par le diable! est-ce ici la journée des tapes? Suzanne le bat à chaque phrase. Ah! ques-à-quo? Suzanne; et voilà pour tes soupçons, voilà pour tes vengeances et pour testrahisons, tes expédients, tes injures et tes projets. C'est-il ça de l'amour? dis donc commece matin? Figaro rit en se relevant. Santa Barbara! oui, c'est de l'amour. O bonheur! ô délices! ô cent fois heureux Figaro!Frappe, ma bien-aimée, sans te lasser. Mais quand tu m'auras diapré tout le corps demeurtrissures, regarde avec bonté, Suzon, l'homme le plus fortuné qui fut jamais battu parune femme. Suzanne Le plus fortuné! Bon fripon, vous n'en séduisiez pas moins la Comtesse, avec un si trompeurbabil, que m'oubliant moi-même, en vérité, c'était pour elle que je cédais. Figaro Ai-je pu me méprendre au son de ta jolie voix? Suzanne, en riant. Tu m'as reconnue? Ah! comme je m'en vengerai! Figaro Bien rosser et garder rancune est aussi par trop féminin! Mais dis-moi donc par quel bonheurje te vois là, quand je te croyais avec lui; et comment cet habit, qui m'abusait, te montre enfininnocente... Suzanne Eh! c'est toi qui es un innocent, de venir te prendre au piège apprêté pour un autre! Est-cenotre faute, à nous, si voulant museler un renard, nous en attrapons deux?

Figaro Qui donc prend l'autre? Suzanne Sa femme. Figaro Sa femme? Suzanne Sa femme. Figaro, follement. Ah! Figaro! pends-toi! tu n'as pas deviné celui-là, - Sa femme? Oh! douze ou quinze mille foisspirituelles femelles! - Ainsi les baisers de cette salle?... Suzanne Ont été donnés à madame. Figaro Et celui du page? Suzanne, riant. A monsieur. Figaro Et tantôt, derrière le fauteuil? Suzanne A personne. Figaro En êtes-vous sûre? Suzanne, riant. Il pleut des soufflets, Figaro. Figaro lui baise la main. Ce sont des bijoux que les tiens. Mais celui du Comte était de bonne guerre. Suzanne Allons, superbe, humilie-toi! Figaro fait tout ce qu'il annonce. Cela est juste: à genoux, bien courbé, prosterné, ventre à terre. Suzanne, en riant. Ah! ce pauvre Comte! quelle peine il s'est donnée... Figaro, se relève sur ses genoux. ... Pour faire la conquête de sa femme!

Scène IX Le Comte entre par le fond du théâtre et va droit au pavillon à sa droite; Figaro, Suzanne. Le Comte, à lui-même. Je la cherche en vain dans le bois, elle est peut-être entrée ici. Suzanne, à Figaro parlant bas. C'est lui. Le Comte, ouvrant le pavillon. Suzon, es-tu là dedans? Figaro, bas. Il la cherche, et moi je croyais... Suzanne, bas. Il ne l'a pas reconnue. Figaro Achevons-le, veux-tu? (Il lui baise la main.) Le Comte, se retourne. Un homme aux pieds de la Comtesse!... Ah! je suis sans armes. (Il s'avance.) Figaro se relève tout à fait en déguisant sa voix. Pardon, madame, si je n'ai pas réfléchi que ce rendez-vous ordinaire était destiné pour lanoce. Le Comte, à part. C'est l'homme du cabinet de ce matin. (Il se frappe le front.) Figaro continue. Mais il ne sera pas dit qu'un obstacle aussi sot aura retardé nos plaisirs. Le Comte, à part. Massacre! mort! enfer! Figaro, la conduisant au cabinet. (Bas.) Il jure. (Haut.) Pressons-nous donc, madame, et réparons le tort qu'on nous a faittantôt, quand j'ai sauté par la fenêtre. Le Comte, à part. Ah! tout se découvre enfin. Suzanne, près du pavillon à sa gauche. Avant d'entrer, voyez si personne n'a suivi. (Il la baise au front.) Le Comte s'écrie: Vengeance! (Suzanne s'enfuit dans le pavillon où sont entrés Fanchette, Marceline etChérubin.)

Scène X Le Comte, Figaro. (Le Comte saisit le bras de Figaro.) Figaro, jouant la frayeur excessive. C'est mon maître! Le Comte le reconnaît. Ah! scélérat, c'est toi! Holà! quelqu'un, quelqu'un! Scène XI Pédrille, Le Comte, Figaro. Pédrille, botté. Monseigneur, je vous trouve enfin. Le Comte Bon, c'est Pédrille. Es-tu tout seul? Pédrille Arrivant de Séville, à étripe-cheval. Le Comte Approche-toi de moi, et crie bien fort! Pédrille, criant à tue-tête. Pas plus de page que sur ma main. Voilà le paquet. Le Comte le repousse. Eh! l'animal! Pédrille Monseigneur me dit de crier. Le Comte, tenant toujours Figaro. Pour appeler. - Holà, quelqu'un! Si l'on m'entend, accourez tous! Pédrille Figaro et moi, nous voilà deux; que peut-il donc vous arriver? Scène XII Les Acteurs précédents, Brid'oison, Bartholo, Bazile, Antonio, Gripe-Soleil, toute la noceaccourt avec des flambeaux. Bartholo, à Figaro. Tu vois qu'à ton premier signal... Le Comte, montrant le pavillon à sa gauche.

Pédrille, empare-toi de cette porte. (Pédrille y va.) Bazile, bas à Figaro. Tu l'as surpris avec Suzanne Le Comte, montrant Figaro. Et vous tous, mes vassaux, entourez-moi cet homme, et m'en répondez sur la vie. Bazile Ha! Ha! Le Comte, furieux. Taisez-vous donc! (A Figaro, d'un ton glacé.) Mon cavalier, répondez-vous à mes questions? Figaro, froidement. Eh! qui pourrait m'en exempter, Monseigneur? Vous commandez à tout ici, hors à vous-même. Le Comte, se contenant. Hors à moi-même! Antonio C'est ça parler. Le Comte, reprenant sa colère. Non, si quelque chose pouvait augmenter ma fureur, ce serait l'air calme qu'il affecte. Figaro Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu'ils ignorent? Je veuxsavoir, moi, pourquoi je me fâche. Le Comte, hors de lui. O rage! (Se contenant.) Homme de bien qui feignez d'ignorer, nous ferez-vous au moins lafaveur de nous dire quelle est la dame actuellement par vous amenée dans ce pavillon? Figaro, montrant l'autre avec malice. Dans celui-là? Le Comte, vite. Dans celui-ci. Figaro, froidement. C'est différent. Une jeune personne qui m'honore de ses bontés particulières. Bazile, étonné. Ha! Ha! Le Comte, vite. Vous l'entendez, messieurs. Bartholo, étonné. Nous l'entendons?

Le Comte, à Figaro. Et cette jeune personne a-t-elle un autre engagement, que vous sachiez? Figaro, froidement. Je sais qu'un grand seigneur s'en est occupé quelque temps, mais soit qu'il l'ait négligée ouque je lui plaise mieux qu'un plus aimable, elle me donne aujourd'hui la préférence. Le Comte, vivement. La préf... (Se contenant.) Au moins il est naïf! car ce qu'il avoue, messieurs, Je l'ai ouï, jevous jure, de la bouche même de sa complice. Brid'oison, stupéfait. Sa-a complice! Le Comte, avec fureur. Or, quand le déshonneur est public, il faut que la vengeance le soit aussi. (Il entre dans lepavillon.) Scène XIII Tous les Acteurs précédents, hors Le Comte. Antonio C'est juste. Brid'oison, à Figaro. Qui-i donc a pris la femme de l'autre? Figaro, en riant. Aucun n'a eu cette joie-là. Scène XIV Les Acteurs précédents, Le Comte, Chérubin. Le Comte, parlant dans le pavillon, et attirant quelqu'un qu'on ne voit pas encore. Tous vos efforts sont inutiles; vous êtes perdue, madame, et votre heure est bien arrivée! (Ilsort sans regarder.) Quel bonheur qu'aucun gage d'une union aussi détestée... Figaro s'écrie: Chérubin! Le Comte Mon page? Bazile Ha! ha! Le Comte, hors de lui, à part. Et toujours le page endiablé! (A Chérubin.) Que faisiez-vous dans ce salon?

Chérubin, timidement. Je me cachais, comme vous me l'avez ordonné. Pédrille Bien la peine de crever un cheval! Le Comte Entres-y, toi, Antonio; conduis devant son juge l'infâme qui m'a déshonoré. Brid'oison C'est madame que vous y-y cherchez? Antonio L'y a, parguenne, une bonne Providence: vous en avez tant fait dans le pays... Le Comte, furieux. Entre donc! (Antonio entre.) Scène XV Les Acteurs précédents, excepté Antonio. Le Comte Vous allez voir, messieurs, que le page n'y était pas seul. Chérubin, timidement. Mon sort eût été trop cruel, si quelque âme sensible n'en eût adouci l'amertume. Scène XVI Les Acteurs précédents, Antonio, Fanchette. Antonio, attirant par le bras quelqu'un qu'on ne voit pas encore. Allons, madame, il ne faut pas vous faire prier pour en sortir, puisqu'on sait que vous y êtesentrée. Figaro s'écrie. La petite cousine! Bazile Ha! ha! Le Comte Fanchette! Antonio se retourne et s'écrie. Ah! palsambleu, Monseigneur, il est gaillard de me choisir pour montrer à la compagnie quec'est ma fille qui cause tout ce train-là! Le Comte, outré.

Qui la savait là dedans? (Il veut rentrer.) Bartholo, au devant. Permettez, monsieur le Comte, ceci n'est pas plus clair. Je suis de sang-froid, moi... (Il entre.)Brid'oison Voilà une affaire au-aussi trop embrouillée. Scène XVII Les Acteurs précédents, Marceline. Bartholo, parlant en dedans et sortant. Ne craignez rien, madame, il ne vous sera fait aucun mal. J'en réponds. (Il se retourne ets'écrie :) Marceline! Bazile Ha! Ha! Figaro, riant. Hé, quelle folie! ma mère en est? Antonio A qui pis fera. Le Comte, outré. Que m'importe à moi? La Comtesse... Scène XVIII Les Acteurs précédents, Suzanne, son éventail sur le visage. Le Comte ... Ah! la voici qui sort. (Il la prend violemment par le bras.) Que croyez-vous, messieurs, quemérite une odieuse... (Suzanne se jette à genoux la tête baissée.) - Le Comte : Non, non!(Figaro se jette à genoux de l'autre côté.) - Le Comte, plus fort: Non, non! (Marceline se jetteà genoux devant lui.) - Le Comte plus fort: - Non, non! (Tous se mettent à genoux, exceptéBrid'oison.) - Le Comte hors de lui: Y fussiez-vous un cent! Scène XIX Tous les Acteurs précédents, la Comtesse sort de l'autre pavillon. La Comtesse se jette à genoux. Au moins je ferai nombre. Le Comte, regardant la Comtesse et Suzanne. Ah! qu'est-ce que je vois? Brid'oison, riant.

Eh pardi, c'è-est madame. Le Comte veut relever la Comtesse. Quoi! c'était vous, Comtesse? (D'un ton suppliant.) Il n'y a qu'un pardon bien généreux... La Comtesse, en riant. Vous diriez: Non, non, à ma place; et moi, pour la troisième fois d'aujourd'hui, je l'accordesans condition. (Elle se relève.) Suzanne se relève. Moi aussi. Marceline se relève. Moi aussi. Figaro se relève. Moi aussi, il y a de l'écho ici! (Tous se relèvent.) Le Comte De l'écho! - J'ai voulu ruser avec eux; ils m'ont traité comme un enfant! La Comtesse, en riant. Ne le regrettez pas, monsieur le Comte. Figaro, s'essuyant les genoux avec son chapeau. Une petite journée comme celle-ci forme bien un ambassadeur! Le Comte, à Suzanne. Ce billet fermé d'une épingle?... Suzanne C'est madame qui l'avait dicté. Le Comte La réponse lui en est bien due. (Il baise la main de la Comtesse.) La Comtesse Chacun aura ce qui lui appartient. (Elle donne la bourse à Figaro et le diamant à Suzanne.) Suzanne, à Figaro. Encore une dot! Figaro, frappant la bourse dans sa main. Et de trois. Celle-ci fut rude à arracher! Suzanne Comme notre mariage. Gripe-Soleil Et la jarretière de la mariée, l'aurons-je?

La Comtesse arrache le ruban qu'elle a tant gardé dans son sein et le jette à terre. La jarretière? Elle était avec ses habits; la voilà. (Les garçons de la noce veulent laramasser.) Chérubin, plus alerte, court la prendre, et dit. Que celui qui la veut vienne me la disputer! Le Comte, en riant, au page. Pour un monsieur si chatouilleux, qu'avez-vous trouvé de gai à certain soufflet de tantôt? Chérubin recule en tirant à moitié son épée. A moi, mon Colonel? Figaro, avec une colère comique. C'est sur ma joue qu'il l'a reçu: voilà comme les Grands font justice! Le Comte, riant. C'est sur sa joue? Ah! ah! ah! qu'en dites-vous donc, ma chère Comtesse! La Comtesse, absorbée, revient à elle et dit avec sensibilité: Ah! oui, cher Comte, et pour la vie, sans distraction, je vous le jure. Le Comte, frappant sur l'épaule du juge. Et vous, don Brid'oison, votre avis maintenant? Brid'oison Su-ur tout ce que je vois, monsieur Le Comte?... Ma-a foi, pour moi je-e ne sais que vousdire: voilà ma façon de penser. Tous ensemble Bien jugé! Figaro J'étais pauvre, on me méprisait. J'ai montré quelque esprit la haine est accourue. Une joliefemme et de la fortune... Bartholo, en riant. Les coeurs vont te revenir en foule. Figaro Est-il possible? Bartholo Je les connais. Figaro, saluant les spectateurs. Ma femme et mon bien mis à part, tous me feront honneur et plaisir. (On joue la ritournelle duvaudeville. Air noté). Vaudeville Premier couplet

Bazile Triple dot, femme superbe, Que de biens pour un époux! D'un seigneur, d'un page imberbe, Quelque sot serait jaloux. Du latin d'un vieux proverbe L'homme adroit fait son parti. Figaro Je le sais... (Il chante.) Gaudeant bene nati. Bazile Non... (Il chante.) Gaudeat bene nanti. Deuxième couplet Suzanne Qu'un mari sa foi trahisse, Il s'en vante, et chacun rit; Que sa femme ait un caprice, S'il l'accuse, on la punit. De cette absurde injustice Faut-il dire le pourquoi? Les Plus forts ont fait la loi. (Bis) Troisième couplet Figaro Jean Jeannot, jaloux risible, Veut unir femme et repos; Il achète un chien terrible, Et le lâche en son enclos. La nuit, quel vacarme horrible Le chien court, tout est mordu, Hors l'amant qui l'a vendu. (Bis.) Quatrième couplet La Comtesse Telle est fière et répond d'elle, Qui n'aime plus son mari;

Telle autre, presque infidèle, Jure de n'aimer que lui. La moins folle, hélas! est celle Qui se veille son lien, Sans oser jurer de rien. (Bis.) Cinquième couplet Le Comte D'une femme de province, A qui ses devoirs sont chers, Le succès est assez mince; Vive la femme aux bons airs! Semblable à l'écu du prince, Sous le coin d'un seul époux, Elle sert au bien de tous. (Bis) Sixième couplet Marceline Chacun sait la tendre mère Dont il a reçu le jour; Tout le reste est un mystère, C'est le secret de l'amour. Figaro continue l'air. Ce secret met en lumière Comment le fils d'un butor Vaut souvent son pesant d'or. (Bis.) Septième couplet Par le sort de la naissance, L'un est roi, l'autre est berger: Le hasard fit leur distance; L'esprit seul peut tout changer. De vingt rois que l'on encense, Le trépas brise l'autel; Et Voltaire est immortel. (Bis.) Huitième couplet Chérubin Sexe aimé, sexe volage,

Qui tourmentez nos beaux jours, Si de vous chacun dit rage, Chacun vous revient toujours. Le parterre est votre image: Tel paraît le dédaigner, Qui fait tout pour le gagner. (Bis.) Neuvième couplet Suzanne Si ce gai, ce fol ouvrage, Renfermait quelque leçon, En faveur du badinage Faites grâce à la raison. Ainsi la nature sage Nous conduit, dans nos désirs, A son but par les plaisirs. (Bis.) Dixième couplet Brid'oison Or, messieurs, la co-omédie, Que l'on juge en cè-et instant, Sauf erreur, nous pein-eint la vie Du bon peuple qui l'entend. Qu'on l'opprime, il peste, il crie, Il s'agite en cent fa-açons; Tout fini-it par des chansons. (Bis.) Ballet général FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE Le Sacristain Intermède imité de l'espagnol Scène I Le théâtre représente une chambre. Une chaise longue est d'un côté. Pauline, dessus, estlivrée au sommeil. Elle se réveille et chante. Pauline, à demi-voix. Ah! Grands dieux! Est-ce un songe?

Dans quel trouble il me plonge! Quelle ivresse je sens! Elle embrase mes sens. Délicieux plaisir où mon âme s'égare, Si tu n'es qu'une erreur que le sommeil prépare, Amour, prolonge cette erreur: Elle vaut le plus grand bonheur, Non, jamais, cher amant, ton plus heureux délire N'eut sur moi tant d'empire. Mais, grands dieux, est-ce un songe? Dans quel trouble il me plonge! Ah! D'un si doux mensonge, Amour, embellis mon sort. Pour rêver à mon Lindor, Fais-moi sommeiller encor. Elle se remet sur l'oreiller, s'agite et chante. (Récitatif.) Je ne dors plus. J'ai cessé de jouir. Je n'embrassais qu'une ombre vaine, Et mon réveil l'a fait évanouir. Dans un songe qui nous entraîne, Faut-il que l'excès du plaisir Soit un commencement de peine? (Air mesuré.) Sommeil, pourquoi me fuyez-vous? (bis) Je regrette un moment si tendre: Lindor était à mes genoux. Je croyais le voir et l'entendre. Sommeil, pourquoi me fuyez-vous? (bis) Sommeil, rendez-moi mon vainqueur: Trompez-moi deux fois au lieu d'une. Un rêve est sans doute une erreur, Mais le bonheur n'en est point une. Sommeil, pourquoi me fuyez-vous? (bis) (Elle parle.) Ah! Lindor, mon cher Lindor, si je ne puis te voir, au moins suis-je occupée de toisans cesse. Eveillée, endormie, je ne songe qu'à mon Lindor. Faut-il que l'avarice de mes

parents leur ait fait sacrifier mon bonheur à l'appât de quelques richesses, en me livrant à cevieux Bartholo qui m'enferme toute la journée, et ne m'a encore montré du mariage que leshorreurs d'un odieux asservissement! Pardonne, cher Lindor, si je fus forcée d'obéir: je t'en aidédommagé depuis de tout mon pouvoir. Il est vrai que si les occasions de nous voir ont étérares, c'est que je vis sous les yeux d'un jaloux qui rôde, veille et gronde sans cesse autourde moi, comme ces chiens à qui l'on confie la nuit la garde des jardins... Vrai chien dujardinier, en effet... Il faut pourtant convenir que si l'on peut comparer un argus à un chien, lemien n'est qu'un pauvre chien, une bonne bête de chien qu'il n'est pas trop malaiséd'attraper. (Elle rit.) Ah! Ah! Ah! Je ne puis m'empêcher de rire comme une folle en merappelant le dernier stratagème que mon amant imagina pour me voir. L'idée de loger danssa chambre un grenadier qui passait et de venir en sa place présenter à mon jaloux le billetde logement du soldat est une des plus plaisantes choses... Ah! Ah! Ah! Ah! Sous cet habitgrivois, avec ces moustaches d'emprunt, ce sabre, ce bonnet en mauvais garçon, je nereconnaissais pas d'abord mon bachelier. L'air ivre mort qu'il se donna mit la défiance deBartholo en défaut. Ah! Ah! Ah! Je l'entendais qui disait en le conduisant à son lit: "Pourcelui-ci, je ne le crains pas, il n'a besoin que de sommeil." Et moi, jamais je ne l'ai trouvé tantéveillé! Ah Ha! Ha! Ha! Qu'est-ce que j'entends? Le bruit des clefs! C'est mon geôlier quirevient. Son seul aspect glacerait la joie la plus immodérée. Scène II Pauline, Bartholo. Bartholo Bonsoir, ma chère Pauline, ma petite femme, mon coeur. Je rentre un peu tard, bien las, bienfatigué, je t'assure. Tu t'es sans doute ennuyée en mon absence, mais il ne faut pas mereprocher une course indispensable: tu sais que je te quitte le moins qu'il m'est possible. Pauline, en bâillant. Ah mon Dieu oui, je le sais. Bartholo Tu me fais bâiller, mon enfant. Sentirais-tu déjà les avant-coureurs du sommeil? Pauline Au contraire, ce bâillement en est la suite. Je dormais quand vous êtes arrivé. Bartholo Nous nous retirerons ce soir de bonne heure. Il y a plusieurs nuits que je n'ai pas fermé l'oeil:j'ai entendu des bruits sourds, comme des gémissements, et puis un ferraillement, un tapagede chaînes, des voix terribles qui me glaçaient d'effroi. Pauline Je dormais paisiblement, je n'ai rien entendu. Bartholo Malgré mes frayeurs j'ai respecté ton sommeil. Mais pourtant si c'étaient des esprits, desrevenants? Cette maison appartenait avant moi à un contador mayor, et tu sais que ceux quimanient les deniers publics ont plus besoin que d'autres de prières après leur mort. Pauline, à part.

C'est peut-être un nouveau tour de Lindor. Bartholo Hem? Pauline Oui... de prières après leur mort. Cependant, monsieur, il faudrait voir, consulter. Ce quevous pensez n'est pas dénué de fondement; si vous voulez, mon mari, nous irons ensembleau devin. Bartholo Oh non, non... Premièrement je ne me soucie pas que tu sortes. Et puis ce sont de si grandsfourbes que ces devins! Pauline J'en ai rencontré, je vous assure... Bartholo Ecoute, mon enfant. (Il chante sur l'air du confiteor.) Quand ma mère fillette était, Un devin menteur et profane Lui prédit qu'elle épouserait Un assassin à tête d'âne. Vois comme il faut croire au devin: Mon père fut un médecin, Le fameux Bartholo, si renommé à Valladolid. Pauline Ce n'est pas là ce qui m'empêcherait d'ajouter foi à leurs prédictions. Bartholo Autre preuve de leur ignorance: c'est encore ma mère qui m'a conté cela, car elle avaitcomme toi la faiblesse d'y croire. (Même air.) Quand elle épousa Bartholo, Une autre sorcière amenée Lui prédit qu'elle aurait un veau Pour tout fruit de cet hyménée. A leur art ajoutez donc foi! Ma mère n'eut d'enfant que moi Pauline Tout cela ne me fait pas changer d'opinion. De mon côté, j'ai des preuves non suspectes deleur profond savoir. (Même air.) A Burgos quand je demeurais,

Un fameux devin de Castille Me prédit que je deviendrais Femme sans cesser d'être fille. Jusqu'à présent, mon cher époux, S'il ment, je m'en rapporte à vous. Bartholo A cet égard, ma petite, Madrid n'a pas été fait dans un jour. Songe donc qu'il y a à peine septmois que nous sommes mariés, mon fanfan. Pauline Moi, monsieur, je réponds à vos arguments contre les devins, voilà tout. Ce n'est pas que lavie que je mène soit bien gaie... Bartholo Si elle n'est pas gaie, elle est honnête et c'est le principal. Dom Bazile est-il venu te donner taleçon de musique? Pauline Quand il se serait présenté, ne m'avez-vous pas enfermée en sortant? Bartholo Tu as raison, mon minet, je n'y songeais pas. je suis pourtant fâché de t'avoir fait perdre uneleçon. Pauline Vous pouvez vous dispenser de la regretter, monsieur. Quand vous auriez été ici, je nel'aurais pas prise. Bartholo Et pourquoi, ma bergère? Pauline Qu'ai-je besoin de talents? Pour qui les acquérir? Devant qui les exercer? Je suiscondamnée à ne voir personne, et je n'ai jamais si bien senti que ce que vous donnez à DomBazile est de l'argent perdu. (On entend heurter à la porte.) C'est peut-être lui qui frappe. Jeprofite de cette occasion pour vous prier de le renvoyer tout d'un coup: je ne veux plusentendre parler de rien. Un de ces matins je briserai ma harpe et je jetterai toute ma musiqueau feu. Scène III Bartholo, seul. Quelle humeur! Quelle humeur! Faites tout au monde pour plaire aux femmes, omettez unseul petit point, et soyez bien sûr qu'elles ne vous savent aucun gré de tout le reste. (Onheurte une seconde fois.) Voyons qui c'est! (Il va ouvrir.)

Scène IV Bartholo, Lindor en moine. Lindor Que la paix et la joie soient toujours céans! Bartholo Jamais souhait ne vint plus à propos. Y a-t-il quelque chose pour votre service ici, monrévérend Père? Lindor Monsieur, je m'appelle Dom Roch. J'ai l'honneur d'être sacristain du couvent de monseigneurSaint Antoine. Le révérend Père, l'organiste Dom Bazile qui montre la musique à donaPauline votre respectable épouse étant incommodé depuis hier, m'a prié de continuer toutesses écolières et de donner surtout mes soins particuliers à la signora Bartholo dont lesprogrès rapides... Bartholo Je crains bien, Père sacristain, que vous n'ayez pris une peine inutile. Ma femme est d'unehumeur, ce soir... Quand vous avez frappé, elle me chargeait de renvoyer pour toujours DomBazile et menaçait de jeter au feu tous ses instruments. J'ai bien à souffrir, mon révérendPère, j'ai bien à souffrir. Lindor Ces petites divisions intestines ne sont malheureusement que trop communes chez les plushonnêtes gens. Mais, monsieur, quand les maris ne peuvent réussir à ramener le coeur oul'esprit de leurs femmes, ils ont recours à nous. Tous nos Pères se font un plaisir de venir àleur secours et de les suppléer. Je suis persuadé que madame est pleine de sens et deraison: vous devriez faire un effort pour l'amener ici. D'ailleurs, monsieur, la musique rend lecalme à une âme agitée de passions, la dispose à recevoir des impressions plus douces, etla met enfin dans une situation dont tout l'art de l'époux est de savoir profiter pour ramenerchez lui la paix et les plaisirs ineffables qui font le bonheur du mariage. Bartholo Vous me consolez un peu, Père sacristain. Je vais essayer de la conduire ici: disposez enattendant tout ce qu'il faut pour la leçon. Scène V Lindor, seul.

Enfin je vais la revoir. Ce nouveau déguisement peut m'ouvrir une entrée libre ici le jour, etpeut-être tirerai-je un aussi grand parti de mes vacarmes nocturnes. Heureux Lindor! C'estpourtant un bon diable que ce Dom Bazile qui pour quelques pistoles d'or me prête son frocet m'envoie donner la leçon à sa place. Je vais voir ma Pauline! Contiens-toi, mon coeur.Mais songeons à préparer la leçon. (Il chante avec la harpe.) Mais je ne sais ce que j'ai cesoir. Je sens en moi non plus d'amour, cela est impossible, mais une ardeur, un feu... Cethabit est-il donc fait de la robe du centaure? Je me sens embrasé comme Hercule. Tâchonscependant de nous modérer. (Il chante avec la harpe.) On dispute, là-dedans. Si elle allait nepas venir! O ciel! Ecoutons. (Pendant la ritournelle, il prête l'oreille au fond du théâtre. Ilchante.) "Non, je n'irai pas"... Elle refuse. Moi je perds, hélas! Le fruit de ma ruse. Je perds, hélas!... Elle refuse! Ingrate Pauline! L'amour imagine Un sûr moyen... Et ton coeur ne te dit rien! Je l'entends. Craignons de lui causer trop de surprise en me montrant d'abord. Ici se termine le manuscrit du Sacristain. Mais il convient de lui adjoindre deux fragments,publiés par E. Arnould (La Genèse du Barbier de Séville, p. 100-101), qui lui appartiennentpar le contenu, l'écriture, la nature et le format du papier. Ces fragments permettent desupposer qu'il y eut jadis un Sacristain complet, qui ne fut pas seulement le brouillon dequelques scènes du Barbier de Séville. Fragment I Lindor, Bartholo, Pauline. Lindor Seigneur Bartholo, je ne suis plus surpris si votre ménage est aussi souvent divisé. Avec deslubies pareilles à celles dont le hasard m'a rendu témoin, il est bien difficile qu'une jeunefemme... Bartholo, hors de lui. Vit-on jamais pareille impudence! Lindor A mon égard vous avez poussé les choses... (Trio.) Bartholo

Oui, ravisseur infâme, Tu subornais ma femme! Pauline Ciel! Pouvez-vous penser Qu'on voulût vous offenser! Prendrait-on le moment Où mon époux est présent! Lindor Votre indiscrète colère Insulte à mon caractère. Bartholo Va, mauvais garnement, Fuis mon ressentiment! Pauline Un si saint personnage! Lindor Une femme aussi sage! Pauline et Lindor, ensemble. Le ciel nous vengera! Il vous punira De cet outrage-là! Bartholo Leraleralera, Je me moque de cela. Fragment II Lindor, seul. Pèlerin un autre (sic), moine le soir, ombre cette nuit, n'ai-je rien égaré parmi les flotsorageux? (Pendant la ritournelle, il examine tout ce qu'il a apporté. Il chante.) Comme un vrai moine De Saint Antoine, Sans patrimoine Je vis content. A la sourdine Pendant matine

Chez ma Pauline Je viens souvent. Quand l'heure approche, Prenons ma cloche: Si le bonhomme Est dans son somme, Din din din din, Je fais le train Comme un lutin, Jusqu'au matin. Le misérable, Qui croit au diable, D'effroi pâlit Et se sauve du lit. Le bruit augmente, Il se tourmente, Et laisse enfin Pauline au sacristain.