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Repèresgéographiques

Entre10000et25000habitantsEntre25000et50000habitantsPlusde50000habitantsAutrescentresurbains1MedinadelCampo2Arevalo3Ségovie4Fontiveros5LaPeñuela(LaCarolina)6BeasdeSegura7Baeza8Ubeda

Repèresbiographiques1551 : Installation avec sa mère et son frère à Medina delCampo où il entame une scolarité et commence une carrière

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d’infirmier.1563:Jeanrejointl’OrdredesCarmesàMedina.1564:Entréeàl’UniversitédeSalamanque.1567:Jeanestordonnéprêtre.1568:Ilappliquelaréformethérésienneàlabranchemasculinedel’Ordre.1572:CollaborationavecThérèseàAvila.1577(décembre):JeanestenlevépuisincarcéréàTolède.1578(août):ÉvasionducouventdeTolède.Jeantrouverefugedanslesud(Andalousie).1578-1582:IlexercesonministèreprèsdeBeas,puisdanslavilleuniversitairedeBaeza.1582-1588 : Ministère à Grenade. Période consacrée àl’écriture,auxchargesadministrativesetàdiversvoyages.1588 : Jean retourne en Castille (Ségovie). Il y exerce sansencombrelachargedelacommunautédecetteville.1590:Desdissensionsinternesàl’OrdrerendentpeuàpeulasituationdeJeanprécaire.1591 : Préparatifs d’embarquement pour le Mexique sous lepoids de dénonciations calomnieuses. Période de solitude à laPeñuela,puisàUbeda.MortdeJeandelaCroixàUbedadanslanuitdu13au14décembre.C’estlàqueJeansetient:auseuildel’incertitude,oùilnousassure que ce qui nous attend au-delà n’est pas un pur chaos.L’obscuritéestgrossedel’EspritdeDieuquiflottesurleseauxdelamortetalepouvoird’œuvrerànotrerésurrection.Cequinousamèneausecondobjectifdecelivre:écouterJeande laCroix, tandisqu’il suit les conséquencesde savisiondeDieu jusqu’aux régions les plus reculées de l’âme où Dieusembleabsent.

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Cespagespoursuiventun troisièmebut.L’expérienceque faitJeandelarencontreavecDieuetdel’obscurcissementspirituelnenousgarantit pasde factoque nos vies sont perméables audivin.LesÉcritures n’enseignent qu’une seule et uniqueVoie.Aussil’enseignementdeJeandelaCroixnepeut-ilprétendreàunequelconquevaleuruniverselleques’ilaJésuspourobjet.Ensondantl’âmedeJeandelaCroix,c’estleChristquenouscherchons. Nous espérons l’y découvrir donnant forme àl’Univers. En fait, tel que Jean voit le monde, celui-ci estsuspendu entre le Vendredi Saint et le Dimanche de Pâques,entremortetrésurrection,oùtoutunchacunasaplace.Aucœurdes ténèbres qui sont les nôtres, Jean de la Croix discerne lanuitdeJésus,etcedontiltémoigne,c’estlesceaudelaPâque.L’expériencequeJeanfaitdeJésuscrucifiépuisressuscitéestàmême de nous donner courage dans l’effort que nous faisonspourcroireenlapossibilitéd’unchangement.Pouratteindrecestade,nousdevronsprocéderparpaliers.UnepremièreétapeconsisteraàidentifiercequeJeandelaCroixadepluspersonnelànousdireausujetdeDieu,parexemplecequ’ilauraitdits’ilavaitdûnes’exprimerqu’uneseuleetuniquefois (voir Deuxième Partie). Ensuite, nous devrons examinerquelle signification cela confère à notre propre parcoursspiritueletàsonopacité(TroisièmeetQuatrièmeParties).C’estau termedecetexamenquedevrait se faire jourànosyeux lapossibilité d’une rencontre avec Dieu dans la foi et dans laprièrequiouvresurlareconnaissancedelaprésencedeJésusauprincipedecesdeuxactivités(CinquièmePartie).Mais d’abord, il importe que l’enseignement de Jean de laCroix, s’il doit être recevable, procède de sa propre vie. Lapremièrequestionàlaquellenousdevronsrépondreestdonclasuivante:dequelpointdevueseplace-t-iletàquis’adresse-t-

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s’évanouitdèslorsqueJeanessaiedelatraduireenmots,bienqu’elle soit la substancemêmedesavie.Telleest lavisitationdontilestquestionici.À première vue, les écrits de Jean de laCroix semblent doncimpersonnels. Mais à y regarder de plus près, il s’avère, aucontraire,quetoutsonenseignement‒qu’ilsoitincandescencepoétique ou lave refroidie d’une prose accessible à tous ‒procède d’une expérience intérieure. En cela, son œuvre estintimement liée à sa biographie, d’une manière presque troppersonnelle.Se mettre à l’école de Jean de la Croix, c’est entendre uneparoleauthentique.Certes, iln’estpas le seuldanscecas,carcetteparoleestcontemporainedelaPâque.Ellen’estdoncpasune simple création de son inventivité poétique : Jean s’estlaissé conquérir par cette parole alors qu’il se trouvait dans leplus avilissant dénuement. En revanche, son originalité est del’avoir exprimée, car elle revendiquait son être de manièrehégémoniqueetémanedeluienpropre.Dufonddesanuit,Jeaneutlarévélationdel’amourinconditionnelduChrist.«Jevousparled’unDieuquisedonneàceuxquin’ontplusrien»:ainsipourraitserésumerlethèmeprincipaldumessagesanjuaniste.1Témoignaged’AnaMaría,BMC,14,p.300.2TémoignagedeFranciscadeSanEliseo,dansCRISÓGONODEJÉSUS,ViedeJeandelaCroix,Cerf,Paris,1998,p.233,n.28.3 Lettre XVIII, à Juana de Pedraza, 12 octobre 1589 (Jean de la Croix, Œuvrescomplètes,traductionR.P.CypriendelaNativitédelaVierge,DescléedeBrouwer,1959,p.1150).4.TémoignagedePablodeSantaMaria,dansCRISÓGONODE JÉSUS,Viede Jeande laCroix,Cerf,Paris,1998,p.510,n.30.Cf.pp.510-511.5TémoignagedeFrayLucasdeSanJosé,BMC,14,p.283.6THÉRÈSEDEJÉSUS,LeChemindelaperfection,ch. I, inŒuvrescomplètesdesainteThérèsedeJésus, traductionduR.P.GrégoiredeSaintJoseph,ÉditionsduSeuil,1949,p.585.7THÉRÈSED’AVILA,Correspondance, texte français parMarcelleAuclair, Desclée de

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Brouwer,1959,lettreXIXdu17janvier1570àsonfrèreLorenzodeCepeda,p.49.8 Lettre X à Francisco de Salcedo, fin septembre 1568 (Op. cit., p. 30). Selon lesdonnéesdelamédecinelégale,JeandelaCroixmesurait1,60m.9THÉRÈSEDEJÉSUS,LesFondations,Ch.III,(inŒuvrescomplètes,p.1092).10LettreCCLXIàAnadeJésus,décembre1578(Correspondance,p.515.).11LettreX,Op.cit.,p.30.12JOSÉDEJESÚSMARÍAQUIROGA,HistoriadelavidayvirtudesdelVenerableP. Fr. Juan de la Cruz…, Bruxelles, 1628, I, 48, 194 qui reprend des témoignagescontemporains(traduitdel’espagnolparuncarme).13LettreCCIVdu4décembre1577auroiPhilippeII,Op.cit.,p.406.14 Témoignages d’Ana de San Bartolomé (Obras Completas, I, 65), d’Ana de SanAlberto(BMC14,p.201)etd’InocenciodeSanAndrés(BMC,14,p.66).15Témoignaged’InocenciodeSanAndrés,dansCRISÓGONODEJÉSUS,ViedeJeandelaCroix,Cerf,Paris,1998,p.202,n.53.16TémoignagedesreligieusesdeSabiote,voirPACHOEulogio,SanJuande laCruzysusescritos,Madrid,EdicionesCristiandad,1969,p.111.17Témoignaged’AlonsodelaMadredeDios,BMC14,p.387.18LettreCCLXIIdu19août1758àJeronimoGracián,op.cit.,p.490.19VoirlettreIdu6juillet1581àCatalinadeJesús,op.cit.,p.1118.20NOII,6,op.cit.,pp.554-555.VoirMt12,40.21LeCantiquespirituelB, traductiondeMèreMarieduSaint-Sacrement,ÉditionsduCerf,1980,Prologue,1,p.13;voirPrologue,2.22Ibid.23CSB13.24NOII,11,p.585.

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Rebonds

LespremièresimpressionsnefurentpastoujourslefortdeJeande la Croix. Après son évasion de Tolède, il gagna, par sespropresmoyens, la provinced’Andalousie et rejoignitBeasdeSegura, une ville pittoresque toute blanche située sur lescontreforts de la Sierra où, trois ans plus tôt, Thérèse avaitinauguré l’une de ses communautés. Les religieuses du lieuvirent arriver un fugitif encore affaibli et vacillant. Elles seréjouirentdesaprésence,mêmes’ilnemanquapasdelesirriterquelquepeulorsque,duhautdesestrente-sixans,ilmentionnaleursaintefondatriceenl’appelant«mafille».L’unedessœursécrivit à l’intéressée et se plaignit de l’expression maladroite,réclamantqu’onleurenvoieenfinunguidespiritueldignedecenom.Danssaréponse,Thérèsenemâchapassesmots:Vousm’amusez,ma fille, de vous plaindre sans raison, alors que vousavezlà-basmonPèreFrayJuandelaCruz,quiestunhommecélesteetdivin;jevousledis,mafille,aprèssondépart,jen’enaipastrouvéuncomme lui dans toute la Castille […]. […] que toutes celles de votremaison luiparlent,qu’elles luicommuniquent leurâme,etellesverrontquelprofitellesentireront1.

Il semble que Thérèse n’ignorât rien du don d’empathiequ’avait reçu Jean de la Croix. La souffrance et l’amour quiavaient forgé son caractère l’avaient également doté d’uneaptitude hors du commun à pénétrer les cœurs et à lescomprendre.Nousvoicienprésenced’unsecondprérequis(lepremierétantl’assurance que sa parole procède de l’expérience) : cette

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Commenousl’avonsdit,cefutpourluiunepérioded’intenseactivitédurantlaquelleonestimequ’ilparcourutenviron13800kilomètres,distancecouvertepourl’essentielentre1585et1587durant son mandat de Supérieur des couvents et monastèresthérésiensdusuddel’Espagne.Ainsiqu’illedéclaredansunelettredejuin1586,«leSeigneursehâtetellementquenousensommesnoyés3».C’est dans ces circonstances mouvementées qu’il rédigea cetout petit livre qu’est La Vive Flamme d’amour. Comme lerapporte sonamiEvangelista, il l’écrivit«du tempsoù il étaitVicaire provincial, à la demande de Doña de Peñalosa. Ill’écrivit en deux semaines ici [à Grenade], au milieu denombreusesoccupations(conhartasocupaciones)4».Composé en à peine quinze jours entre deux déplacements,l’œuvredanssonensemblesembleavoirjaillid’uneseulecouléedansl’élandel’inspiration.En plus de l’assurance de son auteur, la genèse de ce livre abénéficié d’un climat de confiance. Doña Ana, dont il vientd’être question, avait fait la connaissance de Jean de laCroixlors d’un premier séjour à Grenade. Il accompagnait alors ungroupe de huit religieuses qui escomptaient fonder un couventdanscetteville.Àsonarrivée, lapetite troupeavaitapprisquel’archevêque rechignait à leur accorder l’indispensablepermission et que le donateur de la propriété s’était rétracté,laissant sans toit les nonnes et leurs louables intentions. Anaavait mis sa propre maison à leur disposition, et bien que leprélatdonnâtbientôtsonaccord(aidéencelaparl’incendiedesa bibliothèque causé par la foudre), il fallut encore attendrepourtrouverunlieuplusapproprié;pendantcetemps,labouéelancéeparAnaauxreligieusespermettraitàcesdernièresdevoirvenirpendantplusieursmois.

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Dans l’intervalle, Jeanavait renduvisiteauxprotégéesd’Ana,laquelle trouva chez ce carme un guide spirituel à même dedonnersavéritableperspectiveauchagrinquil’accablaitdepuislamort,troisansplustôt,desonmarietdesonuniquefille.Jean, de son côté, avait trouvé en cette bienfaitrice une amieintime avec laquelle il devait entretenir une correspondanceprivilégiée, notamment pendant les persécutions quiassombrirentladernièreannéedesavie.Dansunelettredatantde cette époque, il promet de garder le frère d’Ana dans sesprières (celui-ci venait d’être ordonné prêtre) : « Bien que jeperde facilement lamémoire, pour ce qu’il est si prochede sasœur ‒ laquelle j’ai toujours présente à la mémoire ‒ je nepourrailaisserdemesouvenirdelui5».C’est à cette même Ana que Jean dédia La Vive flammed’amour. À l’évidence, seule une confiance totale pouvaitrendrepossiblecetteauthentiquecommunion.Laconfiancedemeuraentièrejusqu’aubout:«Demain,jeparspour Ubeda afin d’y soigner quelques petites fièvres […]6 »,confie Jean dans lamême lettre, écrite cinq ans aprèsLaViveflamme. Ces « quelques fièvres » étaient en fait les premierssymptômesd’unérysipèlequidevaitbientôtenflammerlecorpsdu carme dans son entier. On fit venir un chirurgien. Celui-ciincisa et cautérisa la chair putréfiée, mais malgré les bonnesintentions du praticien, ses soins équivalaient en réalité à uneséancedetorture.Quoiqu’ilensoit,cethommes’évertuaàfairede son mieux, et tout en s’évertuant, il se lia d’une manièreexceptionnelleavecJeandelaCroix.Reconnaissant,cedernierlui remit unmanuscrit. Il contenaitLa Vive flamme d’amour.Tout se passa comme s’il confiait à ce chirurgien son dernierlegsaumonde.

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Enplusdel’assuranceetdelaconfiancequil’irriguent,celivrepossède sa propre cohérence interne, troisième indice, s’il enest,queJeanydonnetoutesamesure.Toutrécitd’expérience,surtoutlorsqu’ils’agitdel’expériencedeDieu, est forcément en inadéquation avec son objet. Parlerd’un événement, c’est, après tout, substituer le langage à lachose.Lemot« feu»n’a jamais brûlépersonne.Malgré cela,dans La Vive flamme, l’écart entre le mot et la réalité qu’ildésigneestréduitauminimum.PourJean,dumoins,lefeuquil’habiteembraselepapiersurlequelglissesaplume.«[L’âme]est si hautement transformée au feu d’amour, [qu’]elle se sentconsumée dans cette flamme.7 » C’est un langage difficile àappréhender,maisJeandelaCroixafoidanslacapacitédesonlecteurànepas l’interpréterdemanièreerronée.Quoiqu’ilensoit,ilsembleraitquec’étaitlaseulemanièrequ’ileûtderesterfidèleà lui-même.Aussiattendit-ilpours’exprimerdepouvoirle faire « dans un intime élan de ferveur » conforme à ce que« les choses de l’esprit […] ont de substantiel. » Il reconnaîtavoiréprouvédelaréticenceàcommentersonpoème,dumoinsjusqu’à ce que « le Seigneur [lui] ouvre […] quelque peul’intelligence et [lui] communique quelque chaleur8 ». De sonpropre aveu, sa prière, le poème qui traduit la prière, et lecommentaire qui est l’épanouissement dupoème, irradient unechaleurquinesedémentpas.Ici,lecommentairenousacheminejusqu’aux rives de sa relation ineffable, « substantiel[le] » àDieu,qu’il«ouvre»denouveaupournous.Une ultime indication que la Vive flamme est la descriptiond’une expérience peut être décelée dans la manière dont Jeanassouplitsonlangageavantd’yrenoncerfinalement.L’ensembleducommentairefutcomposéquelquesannéesaprèsl’épisodedeTolède, le temps pour l’amour, nous confie Jean, de

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Les mystiques renouent avec l’idée selon laquelle toutel’initiative relève de Dieu, et assainissent ainsi grandementl’atmosphère spirituelle. C’est précisément ce qu’accomplit laVive flamme. En tant qu’hymne à l’initiative divine, elle nousrappelle au bon souvenir, non d’un phénomène aléatoire,maisd’un état de fait : « Je suis à toi et pour toi. Je prendsplaisird’êtrecequeJesuis,afind’êtreàtoietdeMedonneràtoi.».Lagrâceproclaméenoirsurblanc! Jeana fait l’expérienceduDieu qui se donne lui-même au moyen d’une « foi trèsilluminée»eten«tombantlevoile»8.Néanmoins,ilprécise:MaisquantàDieu,Ilesttoujourstelquel’âmeLevoitici,c’est-à-diremouvant,gouvernant, etdonnant l’être, lavertu, lagrâceet lesdonsàtouteslescréatures,lestenanttoutesenSoi[…]9.

LaViveflammepuisedansun«toujours»quiestsolidairedeDieumême,delagrâceéternellequelePèreaccordeauFilsetle Fils au Père, dans le Saint-Esprit, conférant ainsi à l’âmetoutel’amplitudespirituellenécessaire:Le Père n’a dit qu’une parole, à savoir son Fils et dans un silenceéternelIlladittoujours:l’âmeaussidoitL’entendreensilence10.Que l’univers existât constitue, pour Jean, la preuve del’interventiondivine.Cethèmesurgitdèsl’exordeduCantiqueSpirituel : « Où t’es-tu caché, Bien-Aimé », et le premierélément de réponse ne se fait pas attendre (strophe 5). Lacréation fait en effet savoir à l’épouse que sonBien-Aimé estpassé en grande hâte, laissant « tout revêtu de beauté » par laseuleforcedesonregard.Demêmequ’«ilfautêtreregardépourêtreéclairé»,lechaoss’illuminelorsqueDieuposelesyeuxsurlui.L’Épouxcontemple l’abîme,et son regard jetteunpontdeviepar-dessuscelui-ci.Telleestl’extraordinaireconceptionqu’aJeande lacréation : l’univers, chacunede sescomposantes, lemoindreévénementquis’ydéroule,ainsiquelatoilequeformela totalité de ces événements ‒ toute pensée, toute amitié,

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l’histoiredanssonensemble‒sontportéesàl’êtreparleregardd’un Autre qu’eux-mêmes, regard qui donne l’être au monde.Semblablecréationnepeutêtreque resplendissantedebeauté,carleVerbedeDieu,desonregardemplidebontéetenamouré,répand « mille grâces11 » et laisse partout dans le cosmosl’empreintedecequ’Ilest.Jeanaeulagénialeintuitionquel’actecréateurdeDieun’estpas seulement un commencement premier, mais un événementactuel. Événement qui est aussi doux et, en un sens, aussifragile, quoiqu’également aimant, que le regard de l’amibienveillant.On a également le sentiment que l’univers revêt un caractèreparticulier, du fait que le Père, nous apprend-il, considère lemonde avec les yeux du Fils. Le Fils est le visage du Pèresouriantaumonde.«Dieuvittoutcequ’ilavaitfait,nousditlaBible,celaluiétaittrèsbon.»«Lesregardertrèsbonnes,ajouteJean,c’était lesfairetrèsbonnesdansleVerbesonFils12.»LacréationalatonalitéduFils.Parcequ’elleestchristophore,seulleFilspouvaitlacombler.Tel est le véritable enjeu pour Jean : le Fils œuvre à notrecomplétude. Son regard non seulement nous maintient dansl’être, mais également en amitié, amitié qui devient concrètelorsqu’Il vient à notre rencontre avec des yeux humains.L’humanitéconnaîtl’illuminationlorsqueleVerbesefaitchair,nousregarde,noustirehorsdenous-mêmes,noushissejusqu’àLui.Aucoursdecetteopération,c’estlecosmostoutentierquiestrenouvelé.[…]cequifutlorsqu’IlSefithomme,l’exaltantàunebeautédivine,etpar conséquent toutes les créatures en [l’homme], S’étant uni avec lanature de toutes en l’homme. […] Et ainsi, en cette élévation del’IncarnationdesonFilsetdelagloiredesaRésurrectionselonlachair,nonseulementlePèreembellitlescréaturesenpartie,maisnouspouvons

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direqu’Illeslaissaentièrementrevêtuesdebeautéetdedignité13.UnDieu«dontunseulregardrevêtlaterreettouslescieuxdecharmesetd’allégresse»,telleestlamanièredontJeanconçoitleChrist,néhommeetressuscité,etattestantdeladestinéedel’univers14.C’est également dans cette perspective que, dans laViveflamme(II,6),lecarmeinterprètesaplusintimeexpériencedeDieu, expérience«mêlé[e] d’allégresse et d’amour. »Noustouchons ici à l’essentiel : l’expérience mystique de Jeans’inscrit à l’intérieur dumystère christique.Et cette réalité estégalement la nôtre, quelle que soit lamanière dont cemystèrenous affecte. C’est pourquoi l’enseignement de Jean nousconcerneaupremierchef.Sonmessagea lacapacitéderaviverennouslaflammedenotreidentitéprofonde.On peut lire dans laVive flamme un paragraphe qui illustrepuissammentcepassagedetémoin.L’auteurycommenteleversoùilestquestiondes«profondescavernes du sens » (strophe III). Interrompant à contrecœur leflotdesaprose,ils’yrésoutpourtantparcequecequ’ilaàdireest de la plus haute importance : l’union transformante estpossible«nonseulementpourlesâmesquimarchentavecunsiheureuxsuccès,maisaussipourtouteslesautresquicherchentleurBien-Aimé15».Jeanseretourneetembrasseduregardtousceux«quicherchent»,c’est-à-diretousceuxqui,chacunàsonniveau,demandentaveclui:«Oùt’es-tucaché,Bien-Aimé?»L’affirmation de la communauté de destin dans le Christinaugure le principal développement pastoral de l’ouvrage surl’essor de la vie de prière16. L’enjeu est de taille, et, une foisn’estpascoutume,l’auteurdonned’embléeàsonexposéuntongrave:Etjeveuxledireici,parcequec’estchosefortnécessaire,nonseulementpour les âmesquimarchent avec un si heureux succès,mais aussi pourtoutes les autres qui cherchent leur Bien-Aimé. En premier lieu, il faut

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Personne«enquelquepartqu’Iltrouveplace8»,laseuleascèsepertinente sera de celles qui déblaient le terrain pour livrerpassageàl’assautdelagrâce.ToutcequeJeanenseigneausujetdu rôlequi est le nôtredoit être compris à la lumièrede cetteascèse-là.Dans une lettre à la communauté religieuse de Beas, Jeanrappellequeceluiqui«cherchegoûtenchosequelconquecessede se garder vide pour que Dieu le comble de son ineffabledélice.EttelilvaàDieu,ajoute-t-il,telils’enretourne:parcequ’ilalesmainsembarrasséesetnepeutprendrecequeDieuluidonnait. Dieu nous délivre de si tristes choses embarrassantesquitroublentdesidoucesetsavoureuseslibertés9!»Pourtendrenosmainsvides,prêtsàrecevoircequeDieunousdonne,ilconvient,detouteévidence,quenousayonsfoidansleprérequis sanjuaniste d’un Dieu d’oblation. Sans quoi, nouscourronslerisquedecultiverlevidepourlevide,etnada,prisen un sens absolu, deviendrait tristement synonyme denihilisme.Aulieudecela,c’estunmotbéni,carilesttoujoursannonciateurdelaprésenced’une«totalité»reçueenéchange.Ainsi, l’esquisse de lamontagne dessinée par Jean est nantied’unvastesommet(«Etmêmesurlamontagnerien.»)quiestlesanctuaire de la Présence totale : « Seuls habitent sur cettemontagnel’honneuretlagloiredeDieu»(Montdeperfection,DDB,p.XVI).UnpassagedelaViveflammeensaisit toute laportée.DemêmequepourDieumilleanssontcommeun jour(Ps90(89),4)etque«Touteslesnationssontcommeriendevantlui » (Is 40,17), de même « l’âme […] estime toutes chosescommerien,etelle-mêmen’est riendevantsesyeux,sonDieuestCeluiseulquiestsontout10».Cettevacuitéestévangélique,ellen’estpasune loide l’être ;elle est poésie divine, non point prose du monde. Elle est

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invitationfaiteàunDieuquientreenl’âmeafindelacombler.Telle est la vision de Jean de la Croix. Cette vision a uneconséquence directe, la question cruciale n’étant pas « Quedois-jeaccomplir?»,mais«Qu’est-cequisemetentraversdeSon chemin ? » C’est ce que nous allons maintenant essayerd’apprendre.1H.Delacroix cité parHansURSVONBALTHASAR,La gloire et la croix. Les aspectsesthétiquesdelaRévélation,IIStylesDeJeandelaCroixàPéguy,Aubier,1972,p.34,n.124.2VFA’III,vers3,p.1037.3VFA’II,vers5,p.1008;voirMCI,5,p.74.4LeMonteCarmelo,Introduction,inŒuvrescomplètes,Cerf,p.252;Op.cit.,strophes1-2,trad.PierreSérouet,p.259.5VoirVFA’I,vers1,p.959.6VoirVFA’,Prologue,p.954;I,vers1,pp.959-960;I,vers4,pp.975-977;I,vers6,pp.984-86.7VFA’I,vers4,p.971.8VFA’I,vers3,p.968.9LettreVIdu18novembre1586auxcarmélitesdéchausséesdeBeas,p.1124.10VFA’I,vers6,p.984.

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Lesblocages

Quel fermentnousouvrira-t-il à cet influxdivin?Telleest lagrandeaffairede Jean,pas simplementdans lebutde remettredel’ordredanssespriorités,maisenvuederendrepossibleuncontactréelavecDieu.LaMontéeduMontCarmelseproposederépondreàcettequestion.Maisarrêtons-nousd’abordsurlastructuredel’œuvre.LaMontée est divisée en troisLivres quimettent en évidencenotreimmenseindisponibilitéspirituelle,avantdesuggérerdespistesd’ouverture.Cen’estpasl’ouvragedeJeandelaCroixleplusfacileàlire.L’exposéyestméthodique,etl’auteursembleavoir lui-mêmeployésous lepoidsdesonprocédé.«J’excèdesouventenlongueur…»,s’excuse-t-ilaumitanduLivreII1.Non,laMontéen’estpasd’unelectureaisée‒ouplutôtsi,elleselitbien,carlephraséestassezclair‒,maisilestdifficiledelalirecorrectement.Ons’imagineravolontiersl’avoircomprisetoutenenrestantànotrepropreinterprétationsanscomprendrece qu’elle dit vraiment. Les contemporains de l’auteurrencontrèrentlamêmedifficulté.L’und’entreeuxrapportequeleSaintleurexpliqual’ouvrage«parcequ’ilétaittrèsdifficileàcomprendre2 ». Malgré une structure qui coule de source, lasagesse qu’il recèle ne devient manifeste que lorsque l’on aacquisunevisiond’ensemble:«[quelelecteurnes’étonnepassi [la doctrine de laMontée] lui semble un peu obscure […]mais passant outre, il comprendra mieux le commencement ;parcequ’avecl’unonexpliqueetdéclarel’autre3».Ambitieux,Jeanconseillemêmeàsonlecteurdelirel’ouvragedeuxfois.

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mais veillez à garder la forme ! C’est cela que signifie«développerunecertaineaisance».Si le projet exposé au chapitre 13, Livre I, de laMontée, estd’unegrandeportée,iln’estcertainementpasincongru.Voilà pour ce qui est de la vie intérieure ordonnée au Christplutôtqu’ànospropresélans.Toutefois,leremèdeneselimitepasàcela,carilapourconditionun«Oui»adosséau«non».Lepremier [avis]estqu’il [le spirituel]aitunappétit [désir]ordinaired’imiterleChristentouteschoses,seconformantàsavie,laquelleildoitconsidérerpoursavoirl’imiter,etsecomporterentouteschosescommeIlleferaitLui-même.Lesecondestque,pourbienfairecela,quelquegoûtqui s’offre aux sens, s’il n’est purement pour l’honneur et la gloire deDieu,qu’ilyrenonceets’enprivepourl’amourdeJésus-Christ,Lequelencettevien’eutetnevoulutavoirautregoûtquedefairelavolontédesonPère‒cequ’ilappelaitsaviandeetsonrepas5.

Tel est le sens du non, à savoir l’affirmation en creux d’unamourplusgrand,d’uneaspirationde tous les instantspour leChrist. De même que les fiancés riraient qu’on les plaigned’avoir attendu tout ce tempspour sortir ensemble enville, demême, Jean considère comme une évidence la remise enperspectivequidécouledufaitd’avoirleChristpourcentre.Cechoixnécessitequ’onLuifassedelaplaceet ildonnesensaudépouillementprogressifqu’impliquedetoutemanièrelavie.Un grand nombre de processus de remise en perspective sontdéjà à l’œuvre dans la vie, comme lorsque nous décidons demaintenirunengagementmalgréladéception,deresterfidèleàunepersonnequinouscausedesdifficultés,deresterloyaldansunenvironnementdéloyal,d’affronterlemauvaistemps.Chaquefois, tout se passe comme si la vie nous obligeait à nousdépasser.Toute laquestionestdesavoirsinousagissonsainsiparce que nous n’avons pas le choix ou bien si c’est, aucontraire,l’expressiond’unchoix.Lesexigencesdelavie,qui,

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lorsquenouslessupportonsmécaniquement,pourrontserévélerni plus ni moins qu’une série de tragédies subies, peuventconstituer,inversement,autantde«oui»àunamourplusgrand.Et il faut qu’il [le spirituel] embrasse courageusement ces œuvres ettâched’yréduirelavolonté.Cars’illesexerceavecaffection,enpeudetempsiltrouveraenellesungranddéliceetconsolation[…]6.

C’est ainsi que Jean conçoit la tâche à accomplir dans cequ’elle a d’éminemment pratique : « Agissez comme vous lefaites,maisfaites-ledemanièreàplaireàDieu7».Noussommesdoncinvitésàprocéderauréexamendenotreactivité,ycomprisdanssonaspectpesant,etdenousyengagerchaquejouràneufpourDieu.Lemoyenestsimpleetnousfaitaccéderauplandel’espritenouvrantunespacepropiceàl’accueildudon.Direnonàlagratificationpermanenteparégardpourunamourplus grandoudire oui directement à ce dernier,même lorsquecela a un prix, constitue un « remède » au repliement sur soi.Maiscen’estpastout…Le refus et l’affirmation ne se feront pas attendre si ce nobleamourdevientlefacteurdéterminantdemavie.Maisqu’ensera-t-ildanslecasinverse?Qu’arrivera-t-ilsijenesorspasdemonesclavage‒quellequesoitsanature‒pourlabonneraisonqueje ne souhaite pas en sortir ou que je ne le souhaite qu’àmoitié?Ce n’est pas une éventualité que Jean envisage. Il tient pouracquisquenouspartageonssaconviction‒quiestàsesyeuxlachose la plus évidente qui soit ‒, à savoir que Dieu est unepropositioninfinimentengageante.Danslamesureoùilplongesaplumedansl’incandescencemêmedelaflammedivine,onnesauraittropluienfairereproche.Lorsqu’ilcélèbrelabeautédeDieudanslaViveflammeetleCantiquespirituel,illefaitparcequ’ilaimeDieu,nonpourdémontrersonexistence.

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Mais si Jeannedoute en aucuncasque lebut soit désirable,nous en sommes sûrement moins sûrs. Convaincus, nous lesommes certainement en théorie, mais cela s’arrête là où nosdésirs concrets entrent en jeu. Sur ce point, nous ressemblonsprobablement davantage au jeune Augustin, lequel analyseadmirablement sa propre incapacité à renoncer à l’esclavage(dans soncas, il s’agissaitdudésir sexuelqui le tenait«dansunedureservitude»).«[…]Jetouchaisaubut,confie-t-il,jeletenais, et voilà que je n’y étais pas […]. » Aussi, s’étantdemandé pourquoi son âme désobéit à ses propres ordres, ilrépond:«C’estqu’elleneveutpasd’unvouloirtotal,etainsiellenecommandepastotalement8.»À l’injonction sanjuaniste « Faites de la place afin derecevoir », une petite voixmal assurée répond : « Je ne peuxpas!».Quoiqu’ilensoit,enresterlàseraittrahirlemessagedeJeande laCroix.Cederniers’est initialementexprimédansunétatdedéfaillancespirituelle,souslecoupdesarencontreavecDieuqui l’a cherché, est entré en contact avec lui et a créé toutessortesdepossibles.SonDieuneressemblenideprèsnideloinà un oncle plein de bonne volonté et aux bras chargés decadeauxmaisincapabledenousameneràinverserl’ordredenospriorités.Au contraire, son évangile a des yeux dont le regardpuissant possède la capacité de créer un nouvel ordre deprioritésetd’éveillernotrevieàsapuissanced’attraction.C’est pourquoi lorsque Jean décrit, dans laMontée du MontCarmel, les premiers stades du cheminement spirituel duchrétien, il ne peut s’empêcher de présenter Dieu comme unvéritable protagoniste : «L’âme veut dire sommairement en cecantique qu’elle sortit (Dieu la tirant) seulement pour l’amourdeLui,embraséedesonamour9».Ellesemeutparcequ’elleest

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commenceà fairede laplace ennous afinquenouspuissionsrecevoirledonqu’ilnousfaitdeLui-Même.Levocabulaires’éclaircit.LacontemplationestuneamoureuseinfusiondeDieu,etlanuitestl’amourdeDieuvécusurlemodedeladouleur.Dans lamesureoùJean recourtàces termespourdécrireunenouvellephasedelaprière,sonmessageseradéterminantpourlesunsetresteralettremortepourlesautres.Tous,àlalecturede son commentaire de la « Nuit obscure » ne s’exclamerontpas:«Oui,c’estcequim’arrivequandjeprie!»Quoiqu’ilensoit,eninsistantsurcettephase,Jeanpuisedansl’agirdeDieutelqu’ilsemanifestetoutaulongducheminementversl’union,agirquipeutserésumerainsi:Dieusecommuniquedesoi,etledon qu’il fait de Lui-Même change les gens. Cette phase(contemplation/nuit)estcaractéristiqued’unmondepostérieuràlarésurrection.Nouspouvons,dèslors,relevercertainesconstatationsd’ordregénéral.Lanuit estgarantede ladestinationdes âmes,du faitqueDieuseulpeutlesyconduire,quesonintentionestbiendeles y conduire, qu’il les y conduit effectivement dansl’obscurité.Enfin,deuxièmeconstatation, ilnousfaut traverserl’obscuritéavecfoi.L’examendecesassertions fera l’objetdeschapitres suivants.Maisdéjà,grâceausymboledelanuit,JeandelaCroixafficheclairement la teneur de son enseignement. D’aucuns pourrontêtre tentés de l’enfermer dans un cénacle spirituel composéd’une élite qui dispose de temps pour « ce genre de chose »,avant de reprendre le cours ordinaire de leur vie chrétienne aulieu de s’occuper de contemplation.Mais qu’en est-il de ceuxpourqui lesdispositionscommunesnefonctionnentpasetquin’arriventpasdutout«às’yfaire»?Enchoisissantlanuit‒la

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nuit qui descend, recouvre et prend le contrôle ‒ commesymbole du lieu où agit l’amour deDieu, Jean développe unespiritualité qui englobe ceux qui ne parviennent pas « à s’ymettre ». Ceux qu’on marginalise, les penauds, ceux qui selaissent intimider sont ‒ si la vision que Jean a de Dieu estexacte ‒ dans la ligne de mire de l’action de Dieu dans lemonde.Encela,ilnedémentpasleJésusdesÉvangilesquitendlesbrasàceuxquisontsuruntropmauvaispiedpourpouvoirseulementprendreledépart.Jeanrespectela libertédeDieuetlaproximitédeJésusenverslespauvresetlesaffligés.Lanuitnoustransporte,nonversquelqueréjouissancedestinéeàuneélitenombriliste,maisaucœurdessouffrancesdumonde.Elle proclame que les plaies du monde sont des lézardes parlesquelles Dieu peut infuser sa grâce. Le poème de Jean faitvibrer une corde universelle, il est le cantique du malheureuxJésusaumatindePâques.Ônuitquinousrendàlagrâceetnousouvrelacommuniondessaints;nuitoùleChrist,brisantlesliensdelamort,s’estrelevévictorieuxdesenfers.[…]Carlepouvoir[...]sanctifiantdecettenuitChasselescrimesetlavelesfautes,rendl’innocenceauxcoupablesetl’allégresseauxaffligés,dissipelahaine,disposeàl’amitiéetsoumettoutepuissance.Ônuitbienheureuse,oùserejoignentlecieletlaterre,oùs’unissentl’hommeetDieu.

Exultet(L’annoncedelaPâque)9

1MCI,1,p.59.2NO,Préface,p.483.3Op.cit.,I,13,p.532,voirI,8,p.509.4NOII,7,p.561;voirII,7,p.562;II,1,p.541;II,14,p.598.5NOII,6,p.555.

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6 Missel romain, Liturgie de la Semaine Sainte, nuit de Pâques. Voir John SULLIVAN,o.c.d., « Night and Light : The Poet John of the Cross and the Exultet of the EasterLiturgy»,EphemeridesCarmeliticae,30,1979,pp.52-68.7TémoignagedeFranciscadelaMadredeDios,BMC14,p.169;cf.Crisógono,p.181.8NOI,10,p.520;voirI,5,p.500.9Misselromain,liturgiedelaSemaineSainte,nuitdePâques.

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27VFA’,Strophe1,vers2,p.1027.Voirop.cit.,Strophe1,vers5,p.979:«jusqu’àcequ’ilvoiesagloire»;CSB26,2,p.170:«l’introduisantauplusintimedesonamour»;op.cit.,14,1,p.97et22,6,pp.150-51.28VFA’,Strophe1,vers2,p.1027.

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Dieuseulpeutnousconduire

Jeme sens si égoïste ! Je suis un nid de fadaises !On peutgagerqu’àcelaJeannerépondraitpas:«Vousvoustrompez»ni«Vousdevezapprendreàvousaimervous-même».Non,cequ’il répondrait serait plutôt : « Vous dites vrai ! Cependant,Dieu essaie de vous libérer. » Si l’enseignement premier de lanuitaffirmequ’ilexisteunedestination,lesecondinsistesurlefait que nous ne saurions l’atteindre seuls. Paradoxalement, ledépassement de soi suppose d’admettre que nous sommesimpuissantsànousguérirnous-mêmes.C’est presque un truisme, même s’il nous est difficile d’enappréhender la réalité au quotidien. Jean mobilise tous sestalentsdepsychologueafindenousyaider.Nous avonsvu comment, dans laMontée duMontCarmel1 ‒sonpremiercommentairedupoèmeintitulé«Lanuitobscure»‒ Jean se montre parfois sans concession, notamment dans letableau qu’il dresse de la servitude occasionnée par nosaffections étriquées. Son conseil était alors le suivant :« Rompez le fil ! Dites non ! ». Cependant, il se montreégalementimpatientd’allerdel’avant(«[…]iln’ypasdequoinousarrêter ici2»,carcequi lui tientvraimentàcœur,cesontlesprocessusdenotrelibération.Ceux-cisontabordésdansLaNuitobscure, le secondcommentairedupoèmedumêmenom,qui traite de l’aspect « passif » du cheminement spirituel. Denouveau, Jean s’y montre sans concession, dans le but, cettefois,deconvaincre son lecteurqu’ilnepeutpas se sauver lui-même3.

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Les stratagèmes auxquels ont recours les êtres humains (ycomprisdans lesmilieuxreligieux)pourseprotégeretsefaireapplaudir varient selon les époques. C’est sur la situation del’EspagneduXVIe siècle,avecsongoûtpour ladévotionet lespénitences spectaculaires, que Jean porte au premier chef sonattention. De nos jours, les manifestations de servitude ontchangé.Nouséprouverons,selonlescas,unefringaledeprojetset de débats accompagnée d’une peur du calme ou du silence,d’undésir insatiabled’être compris assorti de la consternationquivadepairavecl’impressionquenosaffectssonttenuspourquantiténégligeable;nousrevendiqueronségalementledroitàconserverintactenotrelibertédechoix,revendicationquiapourcontrepartie une réticence à prendre des engagements quifermeraient la porte à toute solution de rechange. Mais quelsquesoient lessignesdenotreesclavage,Jeanprendpourciblenotremal-êtrefoncier,lequelestdûaufaitquenoustraversonsl’existencerepliéssurnous-mêmesàl’étatdefœtusspirituel.Cemal-êtrenatifsembleassezinvariant.«Repliéssurnous-mêmes»,disions-nous…L’enseignementdeJeansurlaquestiondel’envieenfournitunexcellentexemple:Parceque, touchantl’envie,nombred’entreeux[lescommençants]ontcoutume d’avoir bien des mouvements de déplaisance du bien spiritueld’autrui,ayantunepeinesensibledecequelesautreslesdevancentencechemin,etnevoudraientpaslesvoirlouer‒carilss’attristentdesvertusd’autrui ‒ et parfois ne les peuvent souffrir, sans dire le contraire,ravalantleurslouangescommeilspeuvent4.

Noussommesimpuissantsànousguérirnous-mêmes,dumoinsen profondeur. Nous pensions avoir mis de l’ordre en nous-mêmes,etvoilàqu’uneremarquelancéeauhasardausujetd’unetierce personne (C’est vraiment quelqu’un d’agréable, elle atoujourslesourire!)entraînecheznousuneréactionquenous

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L’obscuritéquiguérit(2)

Jean de la Croix ne fait pas l’apologie de la souffrance. Sirésistant qu’il fût, il savait à quel point la douleur peut êtrenéfaste et il se montrait attentionné. On raconte que lorsqu’ilremarquaitqu’undesesfrèresenreligionavaitl’airmalheureux,ill’emmenaitfaireuntourdanslejardinoudansleschampsetne rentrait pas avant d’avoir remonté le moral de soncompagnon1. Il semblerait qu’existât une empathie hors ducommun entre lui et les membres de sa propre communauté.D’après FrèreMartín, chacun d’entre eux « l’aimait plus queson propre père ». Il rapporte qu’à chaque retour du Saint aumonastère, « ceux d’entre nous qui l’apercevions nousprécipitionsdehors»pouralleràsarencontre,«sigrandeétaitlajoiedesfrèresdevoirqu’ilétaitderetour2».Iln’yavaitenluiaucune trace de cette dureté qui transforme l’exercice del’autorité en un affrontement, dureté caractéristique de sontempsetqu’ilqualifiaitde«vicepropreauxbarbares3».Par conséquent, lorsque Jeanparlede lanuitquidescend surnousetnousarrachelecontrôledesévénements,ilnefaitpasunplaidoyerenfaveurdelasouffrance.Lasouffranceestunfait,etJeann’ad’autreintentionquedenousencourageràl’endurerdemanièrecréatrice.Si Jean est convaincu d’une chose, c’est bien du fait que lasouffrancen’estpasétrangèreàDieuniignoréedelui.Puisquele cosmos est immergé dans la source, tout ce que celle-cicharriedanssonfluxestsusceptiblededeveniruncanaldeson

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épanchement. Si le regard de Dieu maintient le monde dansl’être,illemaintientdanssatotalité,souffranceincluse.Cette conviction a conduit Jean à faire des déclarationsétonnantesdanssacorrespondancedurant lesderniersmoisdesavie,alorsmêmequ’ilpâtissaitgrandementducomportementdes siens à son égard. Non seulement il s’efforça d’aimerl’ennemideparl’amourqueDieuluiaccordait,maisils’évertuaégalement à considérer ses antagonistes comme desmessagersdel’amourqueDieuluiportait:Pourcequimeconcerne,fille,nevousfaitespointdepeinecarcelanem’en fait àmoi aucune. […]Parce que ce ne sont pas les hommes quifont ces choses,maisbienDieuqui sait cequinous convient et disposetout pour notre bien. Ne pensez pas autrement sinon que Dieu disposetout.Etlàoùiln’yapasd’amour,mettezdel’amouretvousrecueillerezdel’amour4…

«Dieudisposetout…»Sûrementpas!Dumoinspasausensoù il désirerait la douleur pour elle-même et œuvrerait pourl’engendrer.Dans la perspective chrétienne, Dieu respecte les lois de lanature,confielemondeàlalibertéhumaineetœuvreautraversdescausessecondesplusqu’iln’accomplitdemiracles.Jeansemontreconvaincantsurcepoint5;néanmoins,commelaplupartdessaints,ilsembleavoirconsidéréjusqu’aumoindredétaildesa vie comme étant l’expression de la volonté de Dieu à sonendroit.D’un côté, les lois de la nature, et, de l’autre, la divineProvidence ! Nous voici en présence de l’un des paradoxeschrétienslesplusredoutables,maisquiprendpeuàpeusensàmesure que l’on approfondit la vie de foi. Dans le cas de lasouffrancequirésultedelaviolence,elleestàlafoishorrible,inadmissible, souvent la conséquence du péché d’autrui, unmalheurauquelilfautremédieretquirisqued’entraînerunrepli

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sursoi,maiselleestaussienclosedansl’amourdeDieuet,àcetitre, l’on peut affirmer qu’elle est l’expression actuelle de lavolontédeDieuàmonégard.Ainsi, au prix de quelques raccourcis et de bon nombre deprésupposés, mais sans rien sacrifier de ce qu’il considèrecomme l’essentiel, Jean nous exhorte à ouvrir les yeux sur cequ’ilyadedivindanslanégativitédelavie.Ilnousencourageàregarder«toutesortedetribulationset[épreuves]»quiarriventdanslavie«commevenantdesamain[deDieu],poursonbien[del’âme]etpourremède,sanslesfuir,puisqu’ilssontpoursasanté […] pour parvenir à un état si haut6 ». Ces lignes sontextraites d’un passage de la Vive flamme où Jean examinequelles attitudes sont susceptibles de rendre l’âme apte àrecevoir l’impact de Dieu. La même pensée est exprimée demanièrepluschaleureusedanslesMaximes:Lorsque vous êtes chargé, vous demeurez auprès deDieu qui est votreforce,Lequelestavecceuxquiontlecœuraffligé.Maisquandvousêtesallégé,vousêtesprèsdevous-mêmequiêtesvotrefaiblesse.Carlavertuetlaforcedel’âmes’augmententetseconfirmentdansles[épreuves]7.

LaNuit obscure présente la souffrance, non comme l’uniqueviatique,mais comme lieu privilégié de l’influx divin.Dans lasouffrance, non seulement l’amour est insufflé à l’âme, maisl’amour, en retour, ouvre également la voie à l’avènement del’influx divin. Telle est la charge divine contenue dans lasouffrance, laquelle a le pouvoir d’ouvrir notre cœur commenous ne saurions le faire nous-mêmes. Mais ce point rendcompted’unesecondeconvictiondeJean : laguérisonadvientsurtout dans des situations où une souffrance déconcertantenous ravit notre propre maîtrise. Jean nous explique cephénomène en recourant à la plus tendre des images, celle del’enfantquitèteleseindesamère.

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libre de la faiblesse personnelle qui vous paralyse.C’est alorsque Dieu intervient, et c’est pourquoi il est capital de ne pascéderàlapaniqueoudefuirencourant.Supposons, par conséquent, qu’après nous êtremis en quatrepour aider un tiers nous ne récoltions qu’ingratitude.Spontanément,notreréactionseradenoussentirintérieurementblesséetdenouspromettreque«c’estbienladernièrefoisquenous rendons lemoindre serviceà cesgens !»Lemoment estalors venu pour nous de nous souvenir de notre éventuelleaspiration à dépasser notre étroitesse et notre susceptibilité,avantderemercierDieupourcetteépreuve.Il est bien entendu légitime d’avoir de la peine, de prendrepositionetdechercherun remède.Mais ilest importantdenepaspasseràcôtédudivinenclosdanslesténèbres.Cequenousavonsàgagner?Nouslibérerdenous-mêmespourunDieudecomplétude.LafoidanslefaitqueDieuestprésentjusquedansl’épreuvea lepouvoirdetransformerl’afflictioncauséepar lesdouleursdel’agonieensouffrancesdel’enfan-tement‒lorsqu’afflictionilyadetoutenécessité.La confiance est la clé de lamaturation spirituelle.L’une desimagesque Jeanutilisepour l’illustrer est cellede l’ascensiond’une montagne (cf. LaMontée du Mont Carmel). Toutefois,une lectureattentive révèleque lamontagnede Jean, à l’instardumontCarmelduprophèteÉlieenIsraëletdumontHorebdeMoïse dans le Sinaï, est un contrefort religieux où il estquestion de communion.Le but n’est donc pas de planter sonpetit drapeau solitaire au sommet, mais de servir « d’autel oùDieuestadoréparlesacrificedelouangeetd’amour2».L’ascensiond’unemontagnepeutrevêtirdiversesformes.L’uned’entre elles consiste à chercher une prise fiable et une voiedégagée avant d’entreprendre quoi que ce soit. Cela prend du

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temps.Àmesurequelaparoidevientplusmalaisée,lapeurtaritnotreadrénalineetrendtouteprogressiondeplusenplusardue.Ensuite de quoi, tôt ou tard, toute l’entreprise risque des’effondrerd’uncoup:Jesuiscoincéetjemesenstoutpetit!Il existe une autre approche à laquelle ce genre d’impassepourra nous obliger à recourir. Elle consiste à se fier auxdirectivesetàlamainquenoustendleguide.Ilenvademêmedel’ascensiondumontCarmel.Ilesttoujourspossibledes’assurerdesconditionsdesécuritéabsolueavantdefairelemoindremouvement.Celarendlavieatone,craintive,et,tôt ou tard, le processus tombera en carafe. La maturationsupposequenousnousenremettionsauxressourcesd’untiers,quenousprenions lamainquinousest tendue toutengardantfoi dans le fait que si je ne perçois pas la direction, l’autre lavoit.Lecheminementspirituel,pourvuqu’ilconsisteàsortirdesoipour entrer dans le Dieu inconnu, ne peut véritablement sedéroulerautrement,mêmesinotreinstinctdesurvie,combinéaugoûtimmodérédenotreépoquepourlesrésultatsetlescontenussensibles, contribue à rendre ce glissement plus ardu à opérerquejamais.Les propres écrits de Jean de la Croix sont égalementsusceptibles d’œuvrer contre leur auteur. Son enseignement etses diagrammes pourraient nous induire à le considérer à tortcommeun cartographede la vie spirituelle dont l’ambition estd’en reporter les moindres tours et détours afin de réduire aminimalapartd’inconnu.Maissonoriginaliténetientpastantautableauqu’ildressedel’envoldel’âmequ’àsontémoignagedudynamismedivin.S’ilnousfournitunecartographie,cen’estpas pour nous aider à conjecturer l’avenir, mais pour nousencouragerànousabandonneràlagrâcedeDieu.

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Certains de ses schèmes ‒ tels les signes de la prièrecontemplative3, les étapes de l’amour4 sont des exemplesmanifestesd’emprunts.Ilssontcertesutiles,maissaproprevoixrésonneplusvéridiquementdanssafoi:«Tunetarderasplus,simoi,j’attends5».Par conséquent, occupons-nous de ce qui est à notre portée :évadons-nous de Tolède, conduisons l’affligé à travers lescollines, ne ménageons pas nos forces pour soulager lesmalades. Recouvrons l’étincelle qui vivifiait telle relation,animait tel projet, enflammait la prière.Nemanquons pas nonplusd’examinerdeprèslemoindrecoupdecanifsusceptibledesaperl’allégresseduparcours.Oui,faisonscela!Cependant,ilest des ténèbres qui ne doivent rien à la trahison et qui ne sedissipentpasàlaforcedupoignet.Dans ce dernier cas, Jean nous invite encore et toujours à nepaslutterpourrecouvrerquelquebienquenousavonsdésormaisdépassé, mais à continuer de cheminer « en persévérantpatiemment et sans se faire de peine », et à nous confier « enDieu[…]d’unregardamoureux».Cette attitude résume le « oui » qu’il dit à Dieu, Dieu « quin’abandonne point ceux qui Le cherche d’un cœur simple etdroit », d’où découle son refus de céder à la panique (« enpersévérant»),lesentimentdenepassouffririndûment(«sanssefairedepeine»)etlacapacitédes’enremettreauxressourcesd’untiers(confianceenDieu),ainsiqued’accéderàunnouveaumodedecommunicationavecDieu(«d’unregardamoureux»)6.Chacundecespointsméritequel’ons’yarrête.

•«Enpersévérant»Lorsque nos ressources d’énergie semblent taries, la questionqui nous vient spontanément à l’esprit est : «Qu’ai-je fait de

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passeulementàlaperfection,maisàriendemoinsquel’union.Jeveuxfairel’expériencedeDieu!Cela leprécipita‒ luiplusque tout autre‒dansundilemmeapparemmentinsoluble.L’undestermesdelacontradictionestlesuivant:leDieuquechercheJeanest,relativementàlui,absolumenttranscendant.Ilinsistesurcepointdansuncontexteculturelenclinàbanaliserledomainedudivin:Etjem’étonnefortdecequipasseiciencetemps,quiestqu’uneâme,quelle qu’elle soit, avec quatre grains de considération, si elle sentquelques-uns de ces propos en sa récollection [paroles de sa raisonqu’elle prend pour celles d’un tiers], baptise aussitôt le tout pour unechosedeDieu,etsupposequ’ilenestainsi,disant:«Dieum’adit,Dieum’arépondu.»Etiln’envapasdelasorte,maisc’estquelesâmesseledisentleplussouvent6.

Quoi qu’il en soit, Jean affirme que Dieu est au-delà de ceslocutions,nonseulementparcequelespersonnesdontilétaitledirecteurspirituelavaientbesoindesel’entendrerappeler,maisparcequetelleétaitlaterriblevéritéqu’ildécouvraitpeuàpeu.En d’autres termes, il aurait pu répartir le réel en deuxdomaines.D’uncôté, l’universavecsesgalaxieset l’espace, lesoleil et la terre, les animaux et les plantes, lesmicrobes, lesneutrinosetlesquarks,etpuisajoutonsencorel’esprit,lachair,lapenséeetlemouvement,etpuisencorelesgensetlatotalitéde leurs relations, tous les choix et toutes les occasions quitissentnotrehistoireenuntoutcohérent…bref,d’uncôtétoutcequiexiste,etdel’autreDieu!Dieu, ne fait pas partie du tout, il n’est pas un élémentsurajouté au dénombrement des composantes de la totalité ;Dieumaintienttouteschosesdansl’êtremaisnepeutêtresaisiparaucune.CarmêmesitoutprovientdeDieu,existeenlui,ledésigne, le révèle, il reste infiniment autre, y compris pour la

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créature qui pénètre au cœur de la divinité du tout. « “Dieu”signifie précisément ce que nous ne saurions dire, cetteflamboyante réalité qui est et demeure pour nous le mystèreabsolu7.»Cherchant un nom pour désigner la rencontre avec Dieu quiauralieuauciel,JeansepenchesurlesÉcrituresettrouvedansl’Apocalypse et les Psaumes plusieurs images éloquentes.Toutes circonscrivent parfaitement leur sujet, mais aucune,regrette-t-il, « ne l’expliquent […] soit qu’on les prenneséparément,soitqu’onlesréunisse8.»Dieureste ineffableunefoisquel’onanommédeluitoutcequipeutl’être.«[…]ilfautrenoncer à rien dire de Dieu qui puisse rendre ce qu’il est9 »nousenjointJean.CeDieuestabsolumenttranscendant.Pourtant,etc’estl’autreterme de la contradiction, Jean ressent un besoin absolu de letrouver. Cette nécessité était au plus vif à Tolède, mais elleirriguel’ensembledesesécrits;saconceptionjubilatoiredelapersonnehumainel’exige.Entantqu’auteur,Jeanestactifàuneépoque(1578-1591)oùl’empireespagnol,etl’optimismelittéraireàsasuite,setrouvaitauborddudéclin.LaconceptionquelaRenaissanceavaitdelagrandeur humaine commençait à devenir un tantinet surannée.Moribonde,elledeviendrabientôt«terre,fumée,ombre,rien…poussière10»commeditlepoèteGóngora(1561-1627),quiasuainsirestituerparfaitementl’espritdutemps.Àl’opposé,Jeann’aaucundoutequantauxréellespossibilitésd’élévationdel’humanité.L’universn’est«qu’unemerd’amour[sans]fondnirive11»,l’âmeest«ensoiuneimagedeDieutrèsbelleetfortaccomplie12»,uneseulepenséedel’âme«estplusprécieuse que tout l’univers13 ». L’optimisme de Jean ne faitaucundoute.Simplement,ilsetraduitparunappétitspirituelà

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sa mesure lorsque le Saint a le sentiment que la capacitéhumaineàrecevoirDieun’estpascomblée:Lacapacitédecescavernes[l’esprithumain]estfortprofonde,puisquece qui peut être reçu en elles, qui est Dieu, est profond et infini. Etpartant, leur capacité sera en quelque façon infinie, leur soif infinie etleur faim profonde et infinie ; leur consomption et leur peine sont unemortinfinie[…]d’autantquel’âmeestenunedispositioncertainepour

recevoircequilapeutemplir14.

Le dilemme se pose en ces termes : Jean éprouve le besoinabsolud’unDieuquiletranscendeabsolument.Cettedifficultérendcomptedelaplupartdesécartsdontestjalonnéetouteviehumaine qui s’efforce de combler cette soif d’absolu pard’autresmoyensainsiquedestentativesvisantàramenerDieuàuneréalitéconnuequisepuissesaisir.Jeanapourtantl’intimeconviction qu’il existe une solution à ce dilemme où n’entreaucuncompromis.Pourcommencer,ilnousexpliquecequen’estpasl’expériencedeDieu, ou dumoins ce que l’on ne peut nommer ainsi aveccertitude.Un sentiment de sécheresse n’est pas une preuve del’absence de Dieu. Une impression de ferveur sacrée n’attestepasdesaprésence.LaréalitédeDieuest,toutbonnement,plusprofondequecela.Pourneciterqu’unpassagedesamainàcesujet:Tufais trèsbien,chèreâme,dechercherconstamment tonDieucommecaché.Par là, tu le glorifies hautement ; et parce que tu l’estimes plusélevéetplusprofondquetoutcequetusauraisatteindre,tut’approchesmerveilleusement de lui. Ne t’arrête donc en aucune façon à ce queperçoiventtespuissances;[…]Garde-toid’imitertantd’insensésquiontdeDieudespenséesindignesdelui.Ilssefigurentquelorsqu’iléchappeà leur intelligence, à leur goût et à leur sentiment, il est plus éloignéd’eux, il est plus caché. C’est tout le contraire. Moins on le connaîtdistinctement, plus on est proche de lui. […] Il t’est donc bon en touttemps, soit d’adversité, soit de prospérité spirituelle ou temporelle, deconsidérerDieucommecachéetdecriervers lui, endisant :Où t’es-tu

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l’oubli,d’anticiperetdes’appropriercequi,sanselle,neseraitque fugacité de l’instant. La mémoire est donc la faculté quipermet d’appréhender, de s’appréhender soi-même ; elle estl’équivalent de ce que nous appellerions aujourd’hui la« conscience intentionnelle ». La mémoire me permet de mesituerrelativementaupassé,maiselleaégalementpourhorizonleprésent(l’âmesesouvient«qu’elleestprivée[deDieu]»)oul’avenir(souvenirdelamort,souvenirduciel)10.Lamémoireestceparquoijesuismoi-mêmedansletemps.Siinactuelsquesoientlepasséetlefutur,leurseffetssonttoutàfaittangibles.Lepassé,notamment,plongesesracinesdanslapsychéet,lesannéespassant,agrègetoutunréseaud’influencessurlapenséeetl’affectivité.C’estaupasséquenousdevonsnospulsionsagressives,libidineusesetorgueilleuses11.Jean est parfaitement conscient (car « nous en avons tous lesjoursl’expérience12»)delatyrannieexercéeparlepassésurlavieaffectiveainsiquede lamanièredont lapenséede l’avenirparalyse à force d’anxiété l’allégresse de vivre dans l’ici etmaintenant13.La nuit, particulièrement dans sa dimension passive due àl’action deDieu en l’âme, est un processus de guérison de lamémoire. Elle ne détruit pas nos réminiscences, car celles-cisont bonnes et susceptibles de nous éveiller au bien14. Enrevanche,elleremetenquestionladominationqu’ellesexercentauprésentsurnotreliberté.Lanuitnouslibèredel’esclavagedecequifutetdecequipourraitêtre.Leprocessuscompletcomprendunaspectactif,autrementdit,lapartqu’ilnousrevientd’accomplir :enl’occurrenceprendrel’habitude de nous déprendre de nos « rappels » (imagesbrûlantes d’événements passés, appréhension anxieuse del’avenir), permettre à lamémoire (la conscience intentionnelle)

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de saisir librement la plénitude du moment présent. Cedécrochage est l’œuvre de l’espérance : « Ne vous inquiétezdonc pas du lendemain : demain s’inquiétera de lui-même. Àchaque jour suffit sapeine» (Mt6,34).Oubien, selon lemotquel’onprêteàMarkTwain:«J’aieuuntasdeproblèmes.Laplupart d’entre eux n’ont jamais existé. » Jean, lui aussi, semontre éminemment pragmatique, même si son diagnostic estparfoisuntantinetclinique:Vuquelespeinesetlestroublesquis’engendrentenl’âmedeschosesetdes accidents contraires, n’apportent aucune bonté aux événementsmêmes et aux choses ; au contraire ils préjudicient d’ordinaire, nonseulementàeux,mais encoreà l’âmemême. […]Car il est évidentquec’est toujoursunechosevainequedese troubler,vuquecelan’apportejamaisaucunprofit.[…]Maisdesupportertoutd’uneégalitépaisibleettranquille, cela n’apporte pas seulement à l’âme de nombreux biens,maisencoreencesmêmesadversités,elleenpeutmieuxjugeretymettreunremèdeconvenable15.

PendantlestravauxdeconstructiondumonastèredeCordoue,on dut procéder à la démolition d’un mur. Les ouvrierss’efforcèrent de prévoir son angle de chute.Mais la techniqueéchoua,etl’ouvrages’écroulasurl’unedespiècesquicédasouslechoc.C’étaitlachambredeJean.Moinesetconstructeursseprécipitèrent sur les lieux et déblayèrent les décombres,s’attendant à y trouver le petit corps sans vie du Saint.Finalement, ils réussirent à le désensevelir : il s’esclaffait,recroquevillédansuncoin16.Cetépisodemisàpart,lamaîtrisedesoiétaitbeletbienl’undespointsfortsdeJean.Quoiqu’ilensoit,sonprogrammedelibération de lamémoire de « ce qui est arrivé », de « ce quipourraitarriver»etmêmede«cequiarriveeffectivement»n’estpasseulementunpasendirectiondelasantémentale.Danssonaspectnégatif,l’espéranceestunrefusdeselaisserenfermerparl’angoisseoul’engouement,auprofitd’uneréalitéquiexistede

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manièreirréfutabledansleprésentetquiéclipseinfinimentcesmoteurs ordinaires de l’action.L’espérance libère le fluxde laconscienceintentionnellenonseulement«de»cequil’entrave,maiségalement«pour»quecelle-cipuisseaccueillircequiestdestinéàconstituersaplénitude.CequelquechoseestDieu17.Jean ne connaît que deux ordres de réalité : le présent etl’éternité. L’espérance décroche la mémoire de ces véritablesventousesquesonthieretdemainetlatourneverslecieldansleprésent. D’aucuns appellent cela « le sacrement du momentprésent».L’éternitéserévèleànousàlamanièred’untriangleinversédontlapointeseuleentreencontactaveclatemporalité,cepointdecontactformantl’instantprésent.L’inquiétude,encesens,n’estpasseulementuneépreuve,elleestunetragédie,carelleabsorbedanslesvétillesl’âmedestinéeà l’absolu. L’espérance soulage l’âme de ce qui l’envenime oul’apeureetdirigesesregardsverslehaut,endirectionduDieuqui,seul,peutlacombler.Lorsque Jean évoque laMère duChrist, c’est en lien avec cequi précède. Marie circulait librement, refusant de se laisserengourdir par le passé ou le futur. Lors de son ascension dumontdesOliviers,ellerenonçaàseraccrocheràquoiquecesoitde prédéterminé, choisissant au contraire de s’abandonner à laconduite d’unAutre. Son espérance la rendit libre d’accueillirpleinement,àtoutmoment,«leSaint-Esprit»18.Danslecasdel’espérancecommedelafoi,Jeaninsistesurlanécessitédenousdéprendre‒icidupasséetdufutur‒pourlaseule raison qu’il a l’intime conviction que Dieu attendimpérieusement de combler le vide. À cela Dieu ne peutmanquer : « Car l’espérance du ciel/Autant obtient qu’elleespère19».

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Certains commentateurs se sont demandé jusqu’à quel pointJeandelaCroixétaitchrétien.LethéologienKarlRahner,quia,engénéral,uneopinionfavorableduSaint,augurequecelui-cidutinfléchirdansunsecondtemps«uneentréeenmatièresurun dérivé panthéiste3 ». Pour preuve, cette statistique quelquepeu déloyale : dans les œuvres au long cours (l’éditionespagnolecompte700pages),onnerencontrelemot«Jésus»quequatrefois.Ilestvraiqu’ilyaautantd’occurrencesdumotJesucristo et que l’emploi de Cristo et de Hijo (Fils) estrelativementfréquent.Maisleproblèmeresteentier.LadescriptionquefaitJeandeladéchéancenocturnedel’êtrehumain renvoiede façonéminenteaumystèrede l’Incarnation.En réaction à la misère spirituelle qui règne à l’intérieur desvilles, une solution consisterait à envoyer des gens de prièredansleszoneslesplusdémuniesafinqu’ilsytémoignentdelaprésence,car,seloncepointdevue,l’Incarnationconsiste,pourunepart,à«êtreavec»4.Ahoui,vraiment?Danscecas,dites-moioù jedoismerendre,et je faismesvalisessur lechamp!Dieu serait-il une sorte de super-médecin établissant desdiagnosticsàdistance?Oubienmet-il lamainàlapâtesurlethéâtredesépidémiesetdesfamines?Ouencore,est-ildeceuxqui,lorsqu’ilsrelèventlesmanches,saventexactementcequ’ilsfontparcequ’ilsontd’abordconnulamaladieetlafaim?C’estàJeanlui-mêmequenousdevonsposerlaquestion,parcequ’ilaexplorélesabîmesdelasouffrancehumainecommepeud’âmes l’ont fait.L’Incarnation signifie-t-elle pour Jean que leFils de Dieu a précisément connu la même épreuve, qu’il l’aendurée ? Ou bien la nuit est-elle un territoire que le Fils deDieuauraitassainisansjamaislui-mêmeymettrelespieds?Lespersonnes qui entreront dans les ténèbres nocturnes recevront-

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ellestoutbonnementlessoinsdumédecinducieloubiensont-ellesd’oresetdéjàcomprisesdel’intérieur?Pour répondre à cesquestionsdupointdevuede Jean, il estindispensable d’entrer en sympathie avec sa pensée. Ce seranotrepremièretâchedanscechapitre.

•CommentlireJeandelaCroixJean déplore que le Christ soit « si peu connu de ceux quis’estiment ses amis5 ». Cette audacieuse affirmation laisseentendre que lorsque le Saint parle du Christ, il n’a pasl’intention de se répandre en lieux communs. Si, en règlegénérale, l’ambition de Jean n’est pas de répéter maisd’approfondir, non d’ajouter des scories aux scories mais defaire en sorte que les éléments dont nousdisposonsdéjà noussoient véritablement profitables, cela s’applique plusparticulièrement à la place qu’occupe Jésus dans son œuvre.C’estmêmeuncritèrepourunelecturefidèledesécritsdeJean.Premièrement, son enseignement concernant leChrist joueunrôle tout particulier. Son but n’est pas d’y exposer desaffirmations relatives au Credo, ni de décliner une série deméditations, par exemple, sur la Passion, ni d’exhorter lescroyants à vivre sur le modèle de Jésus, bien que toutes cespratiques fussent très répanduesà sonépoque.Ceque Jean sepropose de nous enseigner est la place occupée par le Christdans le processus essentiel dont toutes les autres approchesdépendent:ledondeDieuetlaplacequefaitl’âmeàcelui-ci.Ladialectiquedel’expériencesanjuanisteestlasuivante:todo(tout)=ledonetnada(rien)=laplacepourrecevoirledon.Endéfinitive, la participation vivante du Christ au cours de ceprocessusestl’uniquenécessairepourJean.

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Cela signifie, et c’est le deuxième point, que nombred’événementsquicomptèrentdanslaviedeJeann’apparaissentpasdanssesœuvres.C’estpourquoiladimensionbiographiqueestparticulièrementappréciabledanssoncas.Defait,lespiècespourNoël,lesprocessionseucharistiques,lesdessinsduChristenCroix,lesromancessurlethèmeduBonPasteur,donnaientchair à la vie de Jean et de ses communautés tout au long del’année.« Parmi les mystères auquel il portait le plus d’amour setrouvait,mesemble-t-il,celuidelaTrèsSainteTrinité,etaussiceluiduFilsdeDieufaithomme(HijodeDioshumanado)».C’est du moins ce que rapporte une certaine sœur Maria6.D’autres témoignent de l’enthousiasme de Jean lorsqu’ilévoquait laViergeMarie ou l’Eucharistie7.Dans les deux cas,l’homme Jésus ‒ le Fils fait chair, la mère humaine, le corpssacramentel‒sembleavoireusesfaveurs.Nousenavonsconfirmationdansseslettres.TandisquesainteThérèsecommencegénéralementlessiennesparlaformule«Lagrâce de l’Esprit Saint soit avecVotreSeigneurie », Jean optepourunautregenred’incipit:«Jésussoitenvotreâme.»Mêmesiunetabledeconcordancedescommentairesnefaitapparaîtrequequelquesoccurrencesdumot«Jésus»,lorsqu’ilécritàdespersonnes qui lui sont chères, il ne leur souhaite pas d’autrebienfaitquelaprésencedeJésuseneux.Nous possédons une lettre émouvante que Jean adressa à unereligieusedénomméeAnnedeSaint-Albert.Tousdeuxavaientlemêmeâge,etilsjouissaientd’uneintimitésuffisantepourfairepreuve de franchise l’un envers l’autre. Cette missive lève uncoindevoilesurlaprièredeJean.Celui-cidemandeeneffetàAnne de s’en remettre auChrist lorsqu’elle éprouve le besoind’être soutenue par Jean, car c’est ce qu’il fait lui-même, et

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la foi ; les chapitres 12 à 15 rappellent l’importance desméditations sur des passages de l’Évangile en insistant sur lanécessité d’y renoncer lemoment venu afin d’entrer dans uneprésenceplusplénière;quantauxphénomènesextraordinaires,telles les apparitions (chapitres 11-16), ils ne doivent pas êtrerecherchés de manière active, car ils ne donnent pas Dieu telqu’en lui-même;Dieuaccordeparfoiscesexpériencesàcausedubesoinconcretqu’uneâmepeutenavoir,maisilyatoujoursun risque qu’elles fassent l’objet d’un malentendu (chapitre18) ; l’Écriture en témoigne (chapitre 19), puisque mêmecertainspersonnagesbibliquesontpumalinter-préter les communicationsdeDieu (chapitre20) ; enoutre, cen’estpasparcequeDieuaccèdeà lademandede ceuxqui luiréclament des signes qu’il se réjouit de leur demande(chapitre21).Nousvoilàdoncarrivésauchapitre22!Puisque,dans le cadre de l’Ancienne Alliance, les âmes demandaienteffectivement des signes et se fiaient à bon droit auxphénomènesextraordinairesetautresprophéties,rêvesetoraclesreligieux, pourquoi ne pourrions-nous pas, aujourd’hui, nousaccrocherauxsignesetauxexpériencessurnaturelles?C’est précisément la question que soulève laMontée dans saglobalité:quedevons-nouscherchersinousnerecherchonsriendetoutcela?Autrementdit,l’auteurprévient:niceci,nicela;non, pas cela non plus, ni ça, ni… « Eh bien, quoi, alors ?rétorquera-t-on.Ilyaforcémentquelquechoseàchercher!»Denouveau, Jean se contente de répéter : la foi, encore la foi,toujours la foi,rienque la foi !«Quelleestdonccette foiaunomdelaquellenoussacrifionstoutlereste?»demandera-t-on.Laréponseest :Jésus.«Car,ennousdonnantcommeIlnousl’a donné, son Fils qui est son unique Parole, ‒ car Il n’en a

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pointd’autre‒IlnousaditetrévélétouteschosesenuneseulefoisparcetteseuleParoleetIln’aplusàparler2».La foi, à laquelle tous les autres moyens devraient êtresubordonnés, se voit ainsi définie : le Christ est l’unique«prochainmoyenpour l’uniondeDieu3 ». Il est le « quelquechose»quenousdevonschercherexclusivement. Ilest leDonpourlequelnousdevonsfaire,detouteurgence,delaplace.Telle est la signification dunada (rien) : un espace taillé surmesure pour accueillir le Christ. Dans la Vive flamme, Jeanmontrecommenttoutevacuitéapourcontrepartieuneplénitudeencore plus grande. À ce stade, l’âme-Épouse « estime touteschosescommerien,etelle-mêmen’estriendevantsesyeux,sonDieuestCeluiseulquiestsontout(todo)4».C’estdoncautourdu«tout»d’êtrenommé:Dieuestdemeuréquasimuetet[…]Iln’aplusrienàdire,parcequecequ’Il disait alors par parcelles aux prophètes, Il l’a tout dit en Lui, ennousdonnantletout,quiestsonFils5.

LeChristestletout,ilrenfermeenlui-mêmelebienquiestentoutes choses. Expériences religieuses, charismes, phénomènessurnaturels, visions et élévations : toutes ces choses sontexcellentes, pourvu qu’elles pointent en direction du Christ ;alorsellespourrontserévélerunvéritableressortpourl’amour,danslamesureoùnousnenousyengluonspasmaisquenousnous laissons propulser par elles au-devant du Christ, de sonenseignement, de son Église6. Dans le cas contraire, elless’avérerontd’uneextraordinaireinutilité.Pour Jean, il ne s’agissait pas là d’une théorie dénuéed’applications pratiques, mais d’un enseignement vivant quientretenaitenluilaflammedel’espéranceetquifutàl’originedesajoie.Danssaprière,ilpritacte«desespauvresmanièreset de ses pauvres limites », pourtant, il persévère dans la foi :

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«Tunem’ôteraspas,monDieu,cequ’unefoisTum’asdonnéentonFilsuniqueJésus-Christ.EnLuiTum’asdonnétoutceque je désire. C’est pourquoi jeme réjouirai de ce queTu netarderasplus,simoi,j’attends7».Ledonconsisteprécisémentenceci:d’unepartl’enseignementdeJésusetd’autrepartsaPersonne,àsavoirleVerbequirévèleensedonnantetquiparleenétant.Il est question ici duChrist ressuscité, Parole prononcée uneunique fois dans toute l’Histoire et qui vit à jamais. Il estl’avènementdelafoiqui«donneDieu»,leChristmontéauciel‒Dieudevenuaccessible,avecquil’onpeutentrerencontact,etquihâtelarencontredansledonquelePèrenousfaitduFils.Aussi, « à celui qui demanderait maintenant à Dieu ou quivoudrait quelquevisionou révélation», lePère répondrait parcettedéclarationd’intention:SiJet’aitoutditenmaParolequiestmonFils,Jen’enaipointd’autrequeJe tepuissemaintenant répondreou révélerqui soitdavantagequecela;regarde-LeseulementparcequeJet’aitoutditetrévéléenLui,ettu y trouveras plus que tu ne demandes et plus que tu ne sauraissouhaiter. […] Il est toute ma Parole, ma réponse, ma vision etrévélation, laquelle Je vous ai déjà parlée […], vous Le donnant pourfrère,pourcompagnon,pourmaître,pourprixetpourrécompense8.

Un tout autre climat règne dans le Cantique spirituel. Lesténèbres y apparaissent comme étant davantage celles du cœurque de l’esprit, où l’Épouse, malgré tout son éclat, se sentdéracinée, abandonnée, jusqu’à ce que l’Autre soit en soncentre. La quête porte sur la clé de l’amour, avec son genreparticulier de don et la spécificité de son accueil. Le don est«l’ÉpouxquiestleChrist».Dèslorsquel’âme«contemplera,qu’elle approfondira les mystères et les secrets de la foi, ellemériteraquel’amourluidécouvrecequerenfermelafoi,jeveuxdirel’Épouxqu’elleappelledesesdésirs9».

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Laprière:Faut-ilprier?Lepouvons-nous?

Quelque chose se passe auquel il est capital que nousparticipions. Telle est l’intuition première que Jean nouscommunique.Elleestprésenteàchaquedétourducheminementqu’il a esquissé, l’intuition d’un Dieu qui vient à notrerencontre,quiprodiguesagrâcepartoutoùplaceluiestfaiteetquiœuvredans l’obscuritéafindecréercetespace.Cetespaceestenfinouvert lorsque lapérégrinationsecondensedans l’icietmaintenantautraversdelafoi,del’espérance,del’amour,denotre assentiment au don que Dieu fait de lui-même. Or, cetavènement a reçu le nom de « Jésus », lequel sollicite nosténèbresetconstituelui-mêmeledon.Cet avènement est réel, et il est indispensable que nous yparticipions.PourJean,yprendrepart,c’estprier.À vrai dire, cemaître de prière utilise lemot « prière » avecparcimonie.Cevocablesuggèreparfoissimplementuneactivitédel’âmeenuntempsetselonunemodalitéspécifiques.Lorsquec’est cette signification du mot prière qui est sous-tendue,l’auteur concentre toute son énergie à la recherche d’unemanièredeprieretàladescriptiond’uneméthode.MaissiJeanconsidère effectivement cet aspect-là de la prière commeprofitable,àsesyeux,l’essentieln’estpaslà.Plusimportantesàsesyeux,card’uneutilitééminemmentpluspratique, sont les questions suivantes : La prière a-t-elle unequelconque valeurpourmoi en cet instant ?M’est-il possible

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deprieractuellement?Cequipourrarendrelaprièreardueestle sentiment qu’elle ne me nourrit pas véritablementspirituellement, ou encore la crainte implicite que, même àsupposer que je dise ce qu’il faut et me montre appliqué etassidu, laprière,en tantque rencontrevivanteavec leDieudelumière,continueratoujoursdem’échapper.Nous possédons indubitablement assez d’inventivité pourélaborer uneméthode, si seulement nous recevions l’assuranced’obteniruneréponseàcesquestionsautrementfondamentales:Laprièreest-ellevraimentcedontj’aibesoin?Laprièrequejerechercheest-elleréellementpossible?Le témoignage de Jean apporte une réponse d’ensemble à cesquestions. Et dans la mesure où les lignes directrices qu’il atracéesconvergenttoutesverslaprière,ilneserapasinutiledese les remettreenmémoireafind’ypuiser le secoursque Jeannousoffreentermed’objectifetdemanièredeprocéder.

•Laprière,unevaleursuprêmeJean de la Croix eut une longue expérience de la prière etdirigeaavecunegrandecompétenced’autresâmesdansleurvied’oraison. Néanmoins, nous l’avons vu, lorsqu’il s’exprimeenfin sur sa relation àDieu, ses premières paroles sont un crilancédansladéroute,lequelrévèleuneblessureàvifcauséeparunmondeextérieurquiéchappeàsoncontrôleetoùsondésirdeDieuconstituesonuniquecertitude:Oùt’es-tucaché,Bien-Aimé,Melaissanttoutegémissante?Commelecerftut’esenfui,M’ayantblessée;maisàtasuite,Encriant,jesortis.Hélas,vainepoursuite!(Cantiquespirituel,strophe1)

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Oùes-tu?Chronologiquement,c’estàcemoment-làqueJeanparvient à la maturité littéraire. Mais, par-dessus tout, lapremièrestrophedesonpremiercantiquedecaptivitérévèlesonengagementconstant:Oùt’es-tucaché…?Jesortis…C’estsasoifdeDieuquialimentaitsaquêteetluipermitdevivrecommeil le fit.Aucœurde l’aventurede Jean, se trouvesondésirdeDieu.Prier signifiait, pour lui, entrer encontact aveccedésir, et cedésir,lecarmeletouchadudoigt,nonseulementlorsdecrisesextraordinairescommeàTolède,maisendescirconstancesplusquotidiennes.Dittoutnet,lorsqueJeanavaitunproblème,ilsetournaitversDieu.Élisée, l’undes témoinsquinous renseigne lemieuxau sujetde la personnalité de Jean, nous éclaire quelque peu sur cettequestion. Ce que Jean demandait à Dieu, du moins dans lesexemples rapportés par Élisée, était de garder la tête froidetandisquelessangsdesescompagnonss’échauffaient.VoiciunpassagesurlavisionqueJeanavaitdel’autorité:Ilmeditàmoi-même,enunecertaineoccasion:«Quandlacourtoisie[...] disparaîtra de notre ordre et qu’à sa place on verra chez lessupérieurs la rusticité et la dureté, qui sont les vices propres auxbarbares,pleureznotreordrecommeperdu.Eneffet,oùa-t-onjamaisvuque les vertus et les préceptes divins doivent se persuader à coups debâtonetparlaviolence?»

On reconnaît bien là le sens que Jean avait de chaque casparticulier. Selon toute vraisemblance, cette attitude était liée,chezlui,aucourageconsistantàprendrelaparoleenpublicafinquelesplusfaiblesnefussentpointécrasés,cequinemanquepas de se produire chaque fois que ceux qui détiennent lepouvoir « ne répliquent pas et que tout est accepté, concédé,chacunnesongeantqu’àemportersonmorceau:cequiestune

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nousnousouvronsàluitandisqu’ilposelesyeuxsurnous,nousdonnesapaixetrépandsonEspritsurnous.Lesmystères:Jésusmarchedans la foule,une femmeatteintedepertesdesangquelesmédecinsn’ontpasréussiàsoigners’approchedelui.Elletoucheunpandesonmanteau,illuicommuniquesaforce:«Quiatouchélesvêtements?[…]Mafille,tafoit’asauvée»(Mc5,30-34).«Réfléchir»:mes,nos, leurssaignements ; ledésirqu’àJésusdenousguérirdenosinfirmités;nousletouchonsparlafoi;sapuissances’étendauplusintimedenous-mêmes.«Attentiveetamoureuse»:touchonssonvêtementet,faisantnôtressessouffrances, arrimons-nous à lui dans la foi et laissons son amour et saforceguérirnotrehémorragieintérieure.

Une fois que nous sommes en présence du Christ desÉvangiles,lesyeuxdelafoi,laprésenceamoureuseréciproque,entretiennentuncontactvivant. Ilsnousplacentdans lechampde vision rayonnant duDieu vivant. Il nous incombe alors deresteréveillésetdenoustenirencereposoir jusqu’àcequelanécessité se fasse sentir de revenir aux Évangiles afin deconsolider notre foi. Par ce contact, Dieu intensifie sa vie ennous, se communique à nous : c’est la rencontre de deuxdynamismes de vie, rencontre qui ne peut que transformerl’hommeintérieur.C’estcecontactquiinspiraceslignesàJeandansleCantiquespirituel : «Adore-le en toi-même, et garde-toi de le chercherau-dehors. ». Cela suppose une rencontre de personne àpersonneetimpliqueunematurationdanslaprièrecommelieuoù ces personnes peuvent être éminemment elles-mêmes. LeDieu de Jean est un Dieu agissant ; aussi la prière est-elled’autantplusprofondequeDieuagitdavantage5.Jeanconçoitlapersonne comme une ouverture à Dieu ; ainsi, ma prière serad’autantplusorantequejemetiendraidavantagedansl’intimitédemon désir deDieu. Jean envisage la personne duChrist etl’âme dans le cadre d’une relation d’Époux à Épouse, c’est

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pourquoi la prière atteint sa perfection lorsqu’elle se résumeàunacted’amour:«L’amourdésormaisestmonseulexercice6».Examinonsàprésentcespossibilitésdematuration.

•ÊtreavecDieuIl en va pour le guide spirituel commepour l’âmedudirigé :« le principal agent, guide et moteur des âmes en cet état, cen’est pas eux mais le Saint-Esprit qui ne perd jamais le soinqu’Ilena[…]7.»L’épanchementdel’Esprit,conséquencedelarésurrection du Christ, revendique la prière comme entreprisedivine.CelapermetàJeanderelâcher la tensionet luiprocureune ample liberté, en plus d’un critère d’évaluation desdifférentsstylesdeprièrequ’ilestamenéàrencontrerchezsesdirigés.PuisqueleChristestressuscitédanssaplénitude,ilestnécessairementlavoiedelaprière;aussitouteméthodeest-ellebonnepourvuqu’ellecollaboreaveclui.Le Notre-Père est parfait ; les actions de grâce sontexcellentes ; les prières de demande aussi ; qu’elles soientinstitutionnelles ou spontanées, communes ou personnelles,parlées,chantéesousilencieuses,inspiréespardespassagesdel’Écriture ou des Psaumes, qu’elles se déroulent durant laliturgie,danslecalme,dansunechapelle,unjardin,ausommetd’unemontagneousurunparking,touteslesformesdeprièressontéminemmentefficaces,pourvuquenousysoyonsprésentsà l’autre Personne avec foi et amour8. Jean dispose donc d’uncritère très sûr. Son intention n’est pas de dresser un tableaud’honneur, et toute rivalité entre méthodes et élans de prièresserait pour lui sans raisond’être.Lorsque« lemaître est là et[qu’]il t’appelle » la plupart des différences s’en trouventrelativisées9.

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Ceciétantdit,sinotredésiraleChristpourobjetetquecelui-ci est présent, qu’il pose les yeux sur nous, se donne, alors ils’ensuitquelaprièrecontientenelle-mêmeunformidableélanverslasimplicité.Dèslors,plusriennes’opposeraàcequ’elledevienneunemanièred’«êtreavec».Jeanutilisel’expression«setenirdevantDieu»pourdésignerla présence attentive à l’Autre. La valeur de l’amour est ainsisoulignéeparlui:«s’ilss’employaientàsetenirdevantDieuenoraisonlamoitiédutempsqu’ilsconsacrentàl’activité10».Lamêmeexpression revient soussaplume lorsqu’ilaborde laproximité du Dieu caché : « Courage donc, ô belle âme ;puisquetulesaismaintenant,leBien-Aimépourquitusoupiresrésidecachédanstonsein,travailleàresterbiencachéeaveclui,et dans ton sein même tu le sentiras et l’étreindras avecamour11».Seule importe la réalité vivante pour laquelle il convient derenoncer aux joies subalternes. C’est pourquoi, lorsque l’on atrouvéunendroitpropiceàlaprière,ilnefautpasenfaireuneconditionsinequanon:«Partant,étantencelieu,l’ayantmisen oubli, ils doivent tâcher d’être en leur intérieur avecDieu,comme s’ils n’étaient en un tel lieu12 ». Cette attitude est uneréponse conforme aux efforts déployés par l’Autre, dont les«délicessontd’êtreavec lesenfantsdeshommes, lorsque,deleurcôté, ils trouvent leursdélicesàêtreavecmoi,qui suis lefilsdeDieu13».Par-delàlalouange,lademandeoùl’implorationdupardon,laprièreestordonnéeàlaprésence,àl’être-avec,àlapersonne.Ilnepeut enêtre autrement.Sansquoi,nous serionsdépossédésde notre héritage en tant que chrétiens. Le Fils qui a choisid’êtreavecnousa,dece fait,créédenouvellespossibilitésdeprière.DanslesÉvangilesl’onvoiteneffetdesgensdemander

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invite à vivre en sa présence, afin qu’il puisse, à travers nous,êtreavectous.1CSB1,7-8,p.35.2CSB1,11,p.37.3Cf.MCII,12,pp.171-72.4JosédeJesúsMaríaQUIROGA,DonquetuvoSanJuandelaCruz,reproduitdansRuiz(1968),pp.511-12.5NOII,23,pp.637-38.6CSB28,9,Cerf,1990,p.1372.7VFA’III,3,p.1050.8 VoirMC III,44, pp. 440-41 ; 40, pp. 430-31 ; 42, p. 435 ; 24, p. 380 ; CSB 25,4,pp.163-64.9Jn11,28.10CSB29,3,p.188.11CSB1,10,p.36.12MCIII,42,p.433.13CSB17,10,p.126etPr8,31.14VoirMCII,14,p.181.15VoirMCII,15,pp.191-92.16VoirMCII,12,pp.170-76;NOI,8,pp.508-11.17VFA’III,3,p.1042;voirMCII,15,p.192.18CSB17,8,p.125.19Maximes,20,p.1298;25et26,p.1299.20Maximes,169,p.1317;voirVFA’III,3,pp.1042-44.21MCII,13,pp.176-79;NOI,9,pp.511-17.22NOI,10,pp.518-19.23VFA’III,3,p.1037.24VoirMartíndelaAsunción,BMC,14,p.96.25Témoignagesd’ElviradeSanAngelo(Crisógono,p.337)etdeFrayBernabédeJesús(BMC,14,p.294).26MCIII,42,p.433.27VFA’III,3,p.1037.28MCII,13,p.177;14,pp.183-84.29MCIII,26,p.385.30MCIII,5,pp.322-23.31MCIII,24,p.380.32MCIII,39,p.429.33NOI,6,p.504.

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34Maximes,7,p.1296.35NOII,19,p.621.36Jn2,3;CSB2,8,pp.47-48.37Maximes,40,p.1301.

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Tabledesmatières

RemerciementsAvant-proposparJeanVanierSourcesbibliographiquesetabréviations

•I.L’ApprocheL’impactLesretentissementsRebonds

•II.LeDonUnhommeréservéprendlaparoleLesyeuxdel’Évangile

•III.Justecequ’ilfautdeplaceàDieuLegenredeviderequisLesblocagesUnremèderadical

•IV.LaguérisonLanuitDestinationDieuDieuseulpeutnousconduireL’obscuritéquiguérit(1)L’obscuritéquiguérit(2)Par-delàlacompassion

•V.LarencontreL’expériencedeDieu(1)

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L’expériencedeDieu(2)JésusaucentredelaquestionJésus,oul’expériencedeDieuLaprière:faut-ilprier?lepouvons-nous?Laprière,oul’artd’êtreavecDieu